Andrzej Sapkowski Le Baptême du feu La saga du Sorceleur – tome 3 Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez Bragelonne « C’est alors que la prophétesse dit au sorceleur : “Écoute mon conseil que voici : chausse des chaussures d’acier, munis-toi d’un bâton d’acier. Puis marche jusqu’au bout du monde, sers-toi de ton bâton d’acier pour sonder la terre devant toi ; liquéfie-la de tes larmes. Va par l’eau et par le feu, ne t’arrête pas en chemin, ne regarde pas derrière toi. Et lorsque tes chaussures seront élimées, que ton bâton sera émoussé, lorsque le vent et la chaleur auront à ce point asséché tes yeux qu’aucune larme ne pourra plus s’en écouler, il se peut qu’alors tu trouves au bout du monde ce que tu cherches et que tu chéris…” Et le sorceleur s’en alla, par l’eau et par le feu, sans regarder derrière lui. Cependant, il ne chaussa pas de chaussures d’acier, ne se munit pas d’un bâton d’acier. Il se contenta de prendre avec lui son épée de sorceleur. Il n’écouta pas les paroles de la prophétesse. Et il fit bien, car c’était une piètre prophétesse. » Flourens Delannoy, Contes et légendes Chapitre premier Les oiseaux piaillaient dans les buissons. Les flancs du ravin étaient envahis de ronces et d’épines-vinettes qui formaient une masse épaisse et compacte, repaire idéal pour la nidification et la pâture. Rien d’étonnant à ce que l’endroit pullule de volatiles. Les verdiers d’Europe lançaient leurs trilles acharnés, les passereaux et les fauvettes gazouillaient, les pinsons faisaient retentir leur chant à tout instant. Les pinsons annoncent la pluie, se dit Milva en levant instinctivement les yeux vers le ciel. Je ne vois pas de nuages. Mais le chant des pinsons annonce toujours la pluie. Un peu de pluie, enfin, ça ne ferait pas de mal ! Le poste de guet que s’était choisi Milva, face à la vallée, était une carte maîtresse pour une chasse fructueuse, particulièrement ici, à Brokilone. Les dryades, qui possédaient une bonne partie de la forêt, n’y chassaient que très rarement, et l’homme se risquait plus rarement encore dans les environs. Ici, l’amateur en quête de gibier ou de peaux se muait lui-même en proie de chasse. Les dryades de Brokilone n’avaient aucune pitié pour les intrus. Milva l’avait appris un jour à ses dépens. Toujours est-il que les animaux sauvages ne manquaient pas dans la forêt. Pourtant, Milva se tenait en embuscade depuis plus de deux heures déjà, et aucune cible ne s’était encore présentée devant ses yeux. Chasser en marchant était impossible : la sécheresse qui sévissait depuis des mois avait créé un tapis de menues brindilles et de feuilles qui crissaient à chaque pas. Dans de telles conditions, la seule chance de tomber sur une prise était de se tenir caché et de rester immobile. Un papillon amiral se posa sur la poignée de l’arc de Milva. Prenant garde de ne pas l’effaroucher, la jeune fille l’observa plier et déplier ses ailes tout en admirant sa dernière acquisition, un nouvel arc dont elle ne se lassait pas. Milva était une archère accomplie, elle aimait les belles armes. Et celle qu’elle tenait entre les mains était véritablement ce qu’on faisait de mieux en la matière. Milva avait possédé de nombreux arcs au cours de sa vie. Elle avait appris à tirer avec de simples arcs en frêne ou en if, mais elle y avait rapidement renoncé, leur préférant les armes en stratifié réflexif utilisées par les dryades et les elfes. Celles-ci étaient plus courtes, plus légères et plus maniables, et également bien plus rapides – de par leur composition en couches et en tendons d’animal – que les arcs en bois d’if. Une flèche tirée avec ce type d’arc atteignait sa cible beaucoup plus rapidement et en suivant une trajectoire rectiligne, ce qui éliminait pour ainsi dire toute possibilité de déviation par le vent. Cette arme, quatre fois plus courbée qu’une arme ordinaire, avait était surnommée le « zefhar » par les elfes, du nom du signe elfique formé par le ventre et le manche de l’arc. Milva utilisait les zefhars depuis bon nombre d’années et elle ne se figurait pas qu’il puisse exister un arc plus performant. Un jour, pourtant, elle dut changer d’avis. C’était bien évidemment au bazar de Hrak, à Cidaris, célèbre pour son choix de marchandises rares et excentriques rapportées par les navigateurs des coins les plus reculés de la terre, à bord de leurs frégates et de leurs galions. Dès qu’elle le pouvait, Milva fréquentait les bazars et étudiait les arcs qui venaient d’outre-mer. C’était là qu’elle avait fait l’acquisition d’une arme qui lui servirait, pensait-elle, durant de nombreuses années ; renforcé par de la corne d’antilope polie, le zefhar qui venait de Zerricane représentait pour elle la perfection. Du moins l’avait-elle cru, l’espace d’un an… Car, une année plus tard, sur ce même étal et chez ce même marchand, elle avait découvert une pure merveille. L’arc provenait des pays d’Extrême-Nord. Ses branches étaient en acajou, il mesurait soixante-deux pouces, possédait un dos parfaitement équilibré et un ventre plat, stratifié de plusieurs couches de bois noble, de tendons et d’os de baleine. Cet arc se distinguait des autres éléments composites exposés sur l’étal non seulement par sa fabrication, mais également par son prix, et c’est ce dernier précisément qui avait attiré l’attention de Milva. Quand finalement elle se fut saisie de l’arme pour la tester, elle paya, sans hésitation aucune et sans négocier, le prix qu’en demandait le marchand : quatre cents couronnes de Novigrad. Bien évidemment, elle ne disposait pas de cette somme faramineuse. Elle marchanda et sacrifia son zefhar zerrikan, quelques zibelines – fruit de son activité de braconnage –, ainsi qu’un petit médaillon – un camée de corail dans un anneau de perles de rivière, magnifique ouvrage réalisé par un elfe. Mais elle n’eut pas à le regretter. Jamais. L’arc était incroyablement léger et d’une précision parfaite. Il n’était pas très long, mais ses branches composites présentaient un admirable arrondi. Il était équipé d’une corde spéciale en soie et chanvre pour les tirs de précision. Avec une allonge de vingt-quatre pouces, il possédait une puissance de cinquante-cinq livres. On pouvait certes trouver des arcs d’une plus grande puissance, allant jusqu’à quatre-vingts livres, mais de l’avis de Milva c’était exagéré. Une flèche tirée de son manche en os de baleine parcourait une distance de deux cents pieds en l’espace d’un battement de cœur, et, à cent pas, elle était à même d’immobiliser un cerf efficacement. À cette distance en revanche, un homme sans armure pouvait se retrouver transpercé de part en part. Milva avait rarement chassé des bêtes plus grosses qu’un cerf ou des hommes en armure lourde. Le papillon s’envola. Les pinsons piaillaient derechef dans les buissons. Et toujours rien à se mettre sous la flèche. Milva s’appuya contre le tronc d’un sapin et se plongea dans ses souvenirs. Comme ça, pour tuer le temps. * * * La première rencontre de Milva avec le sorceleur remontait à juillet, deux semaines après les événements de Thanedd et le déclenchement de la guerre à Dol Angra. Après une absence d’une dizaine de jours, l’archère rentrait à Brokilone, accompagnant les rescapés d’un commando de Scoia’tael qui avait été décimé en Témérie lors d’une tentative d’intrusion sur le territoire d’Aedirn en guerre. Les Écureuils voulaient participer au soulèvement que les elfes avaient provoqué à Dol Blathann. La chance n’était pas avec eux ; sans Milva, c’en aurait été fini de leur commando. Mais ils croisèrent le chemin de la jeune fille et trouvèrent asile à Brokilone. À peine arrivée, Milva fut informée qu’elle était attendue d’urgence à Col Serrai par Aglaïs, ce qui ne manqua pas de l’étonner. Aglaïs était la supérieure des guérisseuses de Brokilone ; la vallée de Col Serrai, lieu des thérapies, était profonde, riche en sources chaudes et en cavernes. Milva obéit cependant, convaincue qu’il s’agissait d’un elfe en cure qui souhaitait, par son intermédiaire, prendre contact avec son commando. Mais lorsqu’elle vit le sorceleur blessé et comprit ce qu’on attendait d’elle, elle fut prise d’une rage folle. Elle se précipita hors de la grotte, les cheveux au vent, et déchargea toute sa fureur sur Aglaïs. — Il m’a vue ! Il a vu mon visage ! Te rends-tu compte de la menace que cela représente pour moi ? — Non, je ne me rends pas compte, rétorqua froidement la guérisseuse. C’est Gwynbleidd, le sorceleur, l’ami de Brokilone. Il est ici depuis quinze jours, depuis la nouvelle lune. Et il se passera encore un certain temps avant qu’il puisse se lever et marcher normalement. Il souhaite avoir des nouvelles du monde, de ses proches. Toi seule peux les lui fournir. — Des nouvelles du monde ? Tu dois avoir perdu la raison, mamoune ! Sais-tu ce qui se trame dans le monde en ce moment, au-delà des frontières de ton bois tranquille ? À Aedirn, c’est la guerre ! À Brugge, en Témérie et en Rédanie règnent le chaos, l’enfer, les grandes traques ! Ceux qui ont initié la rébellion sur Thanedd sont poursuivis de toutes parts ! Les espions sont partout en nombre, ainsi que les an’givare ; il suffit parfois d’un seul mot prononcé au mauvais moment pour que déjà le bourreau t’éclaire de son fer rouge dans un cachot ! Et je devrais, moi, aller espionner, enquêter, collecter des informations ? Prendre des risques ? Tout ça pour qui ? Pour une espèce de sorceleur à moitié mort ? Qui est pour moi un illustre inconnu ! Tu as complètement perdu la tête, Aglaïs ! — Si tu as l’intention de hurler, l’interrompit calmement la dryade, allons plus loin dans la forêt. Il a besoin de calme. Malgré elle, Milva jeta un coup d’œil à l’entrée de la grotte où elle venait à l’instant de voir le blessé. Beau brin d’homme, pensa-t-elle instinctivement, un peu maigre, mais tout en muscles… La tête blanche, mais le ventre plat, comme un petit jeunot… On voit qu’il se nourrit de travail et pas de lard ni de bière. — Il était sur Thanedd. (C’était une affirmation, pas une question.) C’est un rebelle. — Je ne sais pas, dit Aglaïs en haussant les épaules. Il est blessé. Il a besoin d’aide. Le reste ne me concerne pas. Milva tressaillit de colère. La guérisseuse était connue pour parler peu. Mais Milva avait entendu les dryades de la frontière orientale de Brokilone, elle savait déjà tout des événements qui s’étaient déroulés deux semaines auparavant. Elle savait qu’une sorcière aux cheveux châtains était apparue à Brokilone dans un éclair magique et qu’elle y avait amené un infirme au bras et à la jambe cassés. Cet infirme s’était révélé être un sorceleur, connu des dryades sous le nom de Gwynbleidd, le Loup Blanc. « Au début, racontaient les dryades, on ne savait pas quoi faire. Le sorceleur, en sang, criait puis s’évanouissait ; Aglaïs lui a mis des pansements provisoires, la magicienne ne cessait de pester. Et elle pleurait aussi. » Ces derniers propos avaient laissé Milva sceptique : avait-on jamais vu une magicienne pleurer ? Plus tard, émanant d’Eithné Œil d’argent, la Dame de Brokilone, un ordre avait fusé en provenance de Duen Canell. « Renvoyez la magicienne. Soignez le sorceleur. » Tel avait été l’ordre de la souveraine de la forêt des dryades. Et le sorceleur avait été soigné. Milva l’avait vu. Il était couché dans la grotte, dans un bassin rempli d’eau provenant des sources magiques de Brokilone ; ses membres, immobilisés dans des attelles, sur des élévateurs, étaient revêtus d’une épaisse couverture de conynhael, ces plantes grimpantes médicinales utilisées par les dryades, et d’un tapis de consoudes pourpres. Ses cheveux étaient blancs comme le lait. Il était lucide, alors qu’en règle générale les personnes soignées au conynhael gisent inconscientes, la magie seule s’exprimant dans leur délire… — Alors ? (La voix monocorde de la guérisseuse arracha Milva à ses rêveries.) Qu’en sera-t-il ? Que dois-je lui dire ? — Qu’il aille au diable ! grogna Milva en tirant sur sa ceinture alourdie par sa besace et son couteau de chasse. Et toi aussi, Aglaïs, va au diable. — Il en sera fait selon ta volonté. Je ne te forcerai pas. — Tu as raison. Tu ne me forceras pas. Elle partit dans la forêt, parmi les frêles sapins, sans regarder autour d’elle. Elle était furieuse. Milva était au courant des événements qui avaient secoué l’île de Thanedd au cours de la première lune de juillet. Les Scoia’tael en parlaient sans arrêt. Une rébellion avait été fomentée sur l’île pendant l’assemblée des magiciens, du sang avait été versé, des têtes avaient été tranchées. Et les armées de Nilfgaard, comme en réponse à ce signal, avaient attaqué Aedirn et la Lyrie ; ce fut le début de la guerre. En Témérie, en Rédanie et à Kaedwen, tout le monde s’en est pris aux Scoia’tael. D’une part parce qu’un de leurs commandos serait apparemment venu prêter main-forte aux magiciens insurgés sur Thanedd ; d’autre part parce que Vizimir, le roi de Rédanie, assassiné à l’aide d’un stylet, aurait été tué de la main d’un elfe, ou d’un demi-elfe. Furieux, les humains s’en étaient donc violemment pris aux Écureuils. Partout ça bouillonnait, comme dans un chaudron, le sang des elfes coulait dans les rivières… Ah ! se dit Milva, c’est peut-être vrai ce que rabâchent les prêtres, que la fin du monde et le jour du Jugement dernier sont proches. Le monde est en feu, les hommes sont devenus semblables à des loups, ils s’en prennent non seulement aux elfes, mais également aux autres humains, ils menaceraient leur propre frère de leur couteau… Et voilà maintenant un sorceleur qui se mêle de politique et prend part à la rébellion. Un sorceleur ! Dont la vocation est pourtant d’aller de par le monde tuer les monstres nuisibles ! Depuis que le monde est monde, jamais aucun sorceleur ne s’était laissé entraîner en politique, ni dans une guerre. D’ailleurs, il suffit de penser à la légende de ce roi stupide qui voulait transporter de l’eau dans une passoire, prendre un lièvre comme courrier, et un sorceleur comme voïvode. Et nous l’avons maintenant, ce sorceleur qui, mis en pièces, en révolte contre les rois, doit se cacher à Brokilone pour échapper à son châtiment. Franchement, c’est la fin du monde ! — Bonjour, Maria ! Elle tressaillit. La petite dryade appuyée contre un sapin avait les yeux et les cheveux couleur d’argent. Avec les arbres colorés de la forêt en toile de fond, le soleil couchant dessinait une auréole autour de sa tête. Mettant un genou à terre, Milva s’inclina bien bas : — Je te salue, dame Eithné. La souveraine de Brokilone fixa du regard le petit couteau en or en forme de faucille fixé à sa ceinture. — Lève-toi, l’enjoignit-elle. Marchons un peu. Je veux te dire quelques mots. Elles marchèrent longuement à travers la forêt remplie d’ombres, côte à côte, la petite dryade aux cheveux d’argent et la grande jeune fille aux cheveux roux. Aucune ne voulait rompre le silence. — Il y a longtemps que tu n’es pas venue jusqu’à Duen Canell, Maria. — Manque de temps, dame Eithné. La route est longue jusqu’à Duen Canell depuis le Ruban, et moi… Enfin tu sais, quoi. — Je sais. Tu es fatiguée ? — Les elfes ont besoin d’aide. Donc je les aide, conformément à tes ordres. — À ma demande. — Absolument. À ta demande. — J’en ai une autre à te faire. — C’est bien ce que je pensais. Le sorceleur ? — Aide-le. Milva s’arrêta et se retourna ; d’un geste vif, elle cassa une branche de chèvrefeuille qui gênait le passage et la fit tourner entre ses doigts avant de la jeter à terre. — Cela fait six mois que je ramène à Brokilone, au péril de ma vie, les elfes des commandos foudroyés…, commença-t-elle d’une voix sourde en fixant les yeux argentés de la dryade. Quand ils auront pris du repos et soigné leurs blessures, je les ramènerai chez eux… Est-ce trop peu ? Cela ne suffit donc pas ? À chaque nouvelle lune je me mets en route tandis qu’il fait nuit noire… J’ai maintenant peur du soleil, comme les chauves-souris ou un vulgaire chat-huant. — Personne ne connaît mieux que toi les sentiers forestiers. — Dans la forêt, je n’apprendrai rien du tout. Paraît que le sorceleur veut que je collecte des informations, que j’aille voir des gens. C’est un rebelle, à son seul nom les an’givare ont les oreilles qui se dressent. Impossible aussi pour moi de me montrer en ville. Et si quelqu’un me reconnaissait ? Le souvenir des derniers événements est toujours vivace, le sang n’a pas encore fini de sécher… Car beaucoup de sang a été versé, dame Eithné. — En effet. (Les yeux d’argent de la vieille dryade étaient méconnaissables, froids, insondables.) C’est vrai, il y eut beaucoup de sang versé. — Si on me reconnaît, on me fera empaler. — Tu es avisée, prudente et vigilante. — Pour récolter les informations souhaitées par le sorceleur, il faut oublier la vigilance. Et poser des questions. Or, de nos jours, il n’est pas prudent de faire preuve de curiosité. S’ils m’attrapent… — Tu as des contacts. — Ils vont me mettre au supplice, me torturer. Ou bien ils m’enverront pourrir à Drakenborg… — Mais tu as une dette envers moi. Milva détourna la tête, elle se mordit les lèvres. — Oui-da, dit-elle amèrement. Impossible de l’oublier. Elle ferma les paupières à demi, son visage soudain se déforma, ses lèvres se mirent à trembler. Le souvenir blafard de cette nuit fantomatique au clair de lune refit surface. Soudain, Milva ressentit de nouveau la douleur : sa cheville est prise au piège d’un nœud coulant, ses articulations, déchirées par les secousses. Le bruissement des feuilles de l’arbre qui se redresse violemment résonne à ses oreilles… Un gémissement, un cri, sauvage et éperdu, mêlé à l’horrible sentiment de peur qui l’envahit lorsqu’elle comprend qu’il lui sera impossible de se libérer… Un cri, de nouveau, et la peur, la corde qui grince, les ombres qui ondulent. La tête en bas, la terre bringuebale de manière inhabituelle ; le ciel vu sous un angle étrange, les arbres aux cimes retournées, la douleur, le sang qui bat dans les tempes… Et, à l’aube, les dryades, en cercle autour d’elle… Au loin, un rire cristallin… Marionnette suspendue à un fil ! Balance-toi, petit pantin, balance-toi, avec ta petite tête au ras du sol… Et son propre cri, comme un râle, méconnaissable. Et puis le noir complet… — Parfaitement, j’ai une dette, répéta-t-elle entre ses dents serrées. Oui, je suis une pendue que des mains généreuses ont sauvée en coupant la corde meurtrière. Je constate que tant que je vivrai, j’aurai à rembourser cette dette. — Chacun de nous a une dette, dit Eithné. Ainsi va la vie, Maria Barring. Les dettes et les créances, les obligations, la reconnaissance, le remboursement… Faire quelque chose pour quelqu’un. Ou peut-être pour soi-même ? Parce qu’en réalité, c’est toujours soi que l’on rembourse, et personne d’autre. Toute dette contractée, nous la payons à nous-mêmes. En chacun d’entre nous se trouvent à la fois un créancier et un débiteur. Le problème est de s’y retrouver dans ses calculs. Lorsque nous venons au monde, nous ne possédons qu’une infime parcelle de notre vie, ensuite nous ne cessons de contracter des dettes et de les rembourser. À soi-même. Pour soi-même. — Cet homme… ce sorceleur… il t’est proche, dame Eithné ? — Oui. Bien que lui-même l’ignore. Retourne à Col Serrai, Maria Barring. Va le voir. Et fais ce qu’il te demande. * * * Sur le monticule, des brindilles crépitèrent, des branchages craquèrent. Les pies lancèrent leurs cris furieux et sonores, les pinsons s’envolèrent à tire-d’aile, faisant battre leurs plumes blanches. Milva retint son souffle. Enfin ! « Tchak-tchak », fit la pie. « Tchak-tchak-tchak. » De nouveau, les branchages frémirent. Milva rectifia sur son avant-bras gauche son vieil étui de cuir, tellement usé qu’il en était devenu lisse, elle plongea sa main dans son fourbi, sortit une flèche du carquois placé sur sa cuisse. Instinctivement, par habitude, elle vérifia l’état des tranchants de ses pointes et de ses empennes. Elle achetait ses empennages sur les foires – sur dix qu’on lui proposait, elle en choisissait un seul en moyenne –, mais ses flèches, elle les empennait elle-même. La plupart des flèches qu’on trouvait prêtes à l’usage sur le marché avaient des pennes trop courtes, fixées simplement le long de l’empennage, alors que Milva utilisait exclusivement des flèches à l’empenne en spirale, dont les plumes mesuraient au minimum cinq pouces. Elle plaça une flèche sur sa corde, puis se mit à fixer une épine-vinette verdoyante, gonflée de grappes de baies rouges, qu’elle distinguait parmi les arbres. Les pinsons ne s’étaient pas envolés bien loin, ils reprirent leur carillonnement. Viens, petit chevreuil, se dit Milva en soulevant et en bandant son arc. Approche, je suis prête. Mais les cervidés s’éloignèrent par le ravin, en direction des marécages et des sources qui alimentaient les ruisseaux se jetant dans le Ruban. De la vallée surgit un jeune chevreuil. Une belle bête. À vue d’œil, il devait faire plus de quarante livres. Il releva la tête, dressa les oreilles, puis se tourna vers les buissons et happa quelques feuilles. Il se présentait avantageusement, de dos. N’eût été le tronc qui masquait sa cible, Milva aurait tiré sans hésiter. Même en atteignant le ventre, la pointe aurait transpercé l’animal et touché le cœur, le foie ou les poumons. En atteignant la cuisse, elle aurait détruit les artères et fait tomber la bête tout aussi rapidement. Milva patienta. Le chevreuil releva de nouveau la tête, fit un pas qui l’éloigna du tronc et soudain se retourna en avançant légèrement. Milva maintenait la corde de son arc tendue au maximum ; elle pesta en silence. Un tir par-devant n’était pas sûr : plutôt que de se planter dans les poumons, la pointe pouvait atteindre le ventre. Elle attendit, retenant son souffle, sentant sur le coin de ses lèvres le goût salé de la corde. C’était là encore une grande et inestimable qualité de son arc : avec une arme plus lourde ou moins perfectionnée, elle aurait été incapable de tenir aussi longtemps sans que ses bras fatiguent ou que la précision de son tir en pâtisse. Par chance, le chevreuil baissa la tête ; il grignota quelques brins d’herbe qui pointaient dans la mousse et se détourna. Milva respira avec calme, visa la cage thoracique de l’animal et lâcha délicatement la corde. Elle n’entendit pas le claquement de la côte cassée par la pointe. En revanche, elle vit le chevreuil faire un bond, lancer une ruade et disparaître dans un concert de craquements de brindilles sèches et de bruissements de feuilles piétinées. Milva resta immobile, le temps de permettre aux battements de son cœur de se calmer ; elle semblait pétrifiée, telle une statue de marbre représentant une déesse des bois. Quand enfin tous les échos se furent tus, elle ôta sa main droite de sa joue et abaissa son arc. Mémorisant le tracé de la fuite de l’animal dans un coin de sa mémoire, elle s’assit tranquillement, appuya ses épaules contre un tronc d’arbre. Elle était une chasseresse expérimentée, elle braconnait dans les forêts seigneuriales depuis l’enfance : elle avait onze ans lorsqu’elle avait tué son premier chevreuil ; et son premier cerf – un quatorze-cors –, par un incroyable et heureux augure de chasseur, elle l’avait abattu le jour de ses quatorze ans. Son expérience lui avait enseigné qu’il était inutile de se lancer immédiatement à la poursuite d’un animal blessé. Si elle avait atteint sa cible correctement, le chevreuil devrait tomber à deux cents pas tout au plus au sortir de la vallée. Dans le cas contraire – mais en principe, elle excluait une telle possibilité –, la précipitation ne pouvait que compliquer les choses. Après une fuite panique, si elle ne ressent plus d’inquiétude, une bête mal blessée ralentira l’allure et se mettra au pas. En revanche, une bête traquée et débusquée s’enfuira tête baissée et ne ralentira pas avant un bon moment. L’archère avait donc au moins une demi-heure devant elle. Elle coinça entre ses dents un brin d’herbe qu’elle venait d’arracher du sol et se plongea de nouveau dans ses souvenirs… * * * Lorsqu’elle était revenue à Brokilone vingt jours plus tard, le sorceleur marchait déjà. Il boitait légèrement et traînait imperceptiblement la jambe, mais il marchait. Milva n’en fut pas étonnée, elle connaissait les propriétés curatives miraculeuses de l’eau de la forêt et de l’herbe appelée conynhael. Elle connaissait aussi le savoir-faire d’Aglaïs. Plus d’une fois elle avait été témoin de la guérison éclair de dryades blessées. Et, visiblement, les rumeurs sur la robustesse et la résistance extraordinaire des sorceleurs n’étaient pas inventées de toutes pièces. À son retour, bien que les dryades lui aient fait comprendre que Gwynbleidd attendait sa venue avec impatience, elle ne se rendit pas immédiatement à Col Serrai. Elle reportait cette rencontre à dessein, comptant manifester ainsi son mécontentement. Elle guida jusqu’au camp les elfes du commando d’Écureuils qu’elle avait accompagnés. Elle fut prolixe en racontant les événements dont elle avait été témoin en chemin, mit en garde les dryades contre le blocus de la frontière organisé par les humains sur le Ruban. Ce n’est qu’après avoir été rappelée à l’ordre pour la troisième fois que Milva prit son bain, se changea et alla voir le sorceleur. Il l’attendait au bord de la clairière, à l’endroit où poussaient des cèdres. Il se promenait ; il s’asseyait de temps en temps et se redressait en souplesse. De toute évidence, Aglaïs lui avait conseillé quelques exercices. — Quelles nouvelles ? l’interrogea-t-il après l’avoir tout juste saluée. La froideur de sa voix ne la trompa pas. — La guerre tire à sa fin, probablement, répondit-elle en haussant les épaules. On raconte que Nilfgaard a sérieusement mis en déroute la Lyrie et Aedirn. Verden s’est rendue, et le roi de Témérie s’est allié à l’empereur de Nilfgaard. Quant aux elfes de la vallée aux Fleurs, ils ont fondé leur propre royaume. Toutefois, les Scoia’tael de Témérie et de Rédanie n’y ont pas émigré. Ils continuent à se battre… — Ce n’est pas ce qui m’importe. — Ah non ? dit-elle en feignant l’étonnement. C’est vrai, oui… Je suis passée par Dorian, comme tu me l’avais demandé, bien que ça ait pas mal rallongé mon parcours. Et les routes, en ce moment, ne sont pas sûres… Elle s’interrompit, resta silencieuse un moment. Cette fois, il ne la pressa pas. — Ce Codringher, que tu m’avais priée d’aller voir, lâcha-t-elle enfin, c’était ton ami ? Le visage du sorceleur ne trembla pas, mais Milva vit qu’il avait compris. — Non, ce n’était pas mon ami. — Tant mieux, poursuivit-elle tranquillement, car il ne fait plus partie de ce monde. Il a brûlé en même temps que son enseigne, dont il ne reste que la cheminée et un pan de mur. Toute la ville de Dorian gronde de rumeurs. Certains racontent que ledit Codringher pratiquait la magie noire, préparait du venin et avait conclu un pacte avec le diable et qu’il a donc été englouti par les feux de l’enfer. D’autres rapportent qu’il avait fourré son nez là où il ne fallait pas, comme à son habitude, ce qui n’était pas du goût de tout le monde… D’où son exécution et l’incendie de sa demeure, pour en effacer toute trace. Qu’en penses-tu, toi ? Elle n’obtint aucune réponse, ne lut aucune émotion sur le visage devenu gris du sorceleur. Elle poursuivit donc, sans se départir de son ton arrogant et furieux. — C’est curieux que cet incendie et la disparition dudit Codringher aient eu lieu au cours de la première lune de juillet, exactement à la même époque que les émeutes sur l’île de Thanedd. Comme si quelqu’un avait deviné que Codringher savait précisément quelque chose au sujet des troubles et qu’il serait questionné sur les détails. Comme si on avait voulu lui clouer le bec pour l’éternité, avant qu’il fasse des révélations. Qu’est-ce que tu en penses ? Ah, je vois ! Tu ne veux rien dire. Puisque tu es si peu causant, alors c’est moi qui vais parler, et je t’informe que tes petites magouilles, toutes tes questions et tes activités d’espionnage sont dangereuses. On a peut-être envie de fermer le clapet et de couper les oreilles à d’autres que Codringher. Voilà, moi, c’que j’en pense. — Pardonne-moi, soupira-t-il au bout d’un instant. Tu as raison. Je t’ai mise en danger… C’était une mission beaucoup trop dangereuse pour… — Pour une femme, c’est ça ? lança-t-elle en secouant la tête. (D’un geste brusque elle rejeta en arrière ses cheveux encore humides.) C’est bien ce que tu voulais dire ? Ma parole, je suis tombée sur un gentilhomme ! Mets-toi bien dans le crâne que même si je dois pisser accroupie, ma capote est faite en poils de loup, pas en poils de lapin ! Ne me fais pas passer pour une poltronne, tu ne me connais pas ! — Je te connais, répondit-il calmement, à voix basse, ignorant son courroux. Tu es Milva. Tu aides les Écureuils à échapper aux battues et tu les accompagnes jusqu’à Brokilone. Je connais ton courage. Mais je t’ai exposée de manière insouciante et égoïste… — Espèce d’idiot ! l’interrompit-elle brutalement. Ce n’est pas pour moi que tu dois t’inquiéter, mais pour toi. Et pour la petite ! Elle sourit d’un air railleur. Parce que cette fois le visage du sorceleur avait changé. Elle se taisait volontairement, attendant les questions suivantes. — Que sais-tu ? demanda-t-il enfin. Qui t’a renseignée ? — Toi, tu avais ton Codringher, rétorqua-t-elle en relevant fièrement la tête, moi, j’ai mes relations. De celles qui ont les yeux vifs et des oreilles. — Parle. Je t’en prie, Milva. — À la suite des émeutes de Thanedd, commença-t-elle après un court silence, ça s’est mis à chauffer partout. La chasse aux traîtres a commencé. Particulièrement contre ces magiciens qui se sont joints à Nilfgaard, et puis contre les autres mercenaires. Certains furent pris, d’autres disparurent telle une pierre au fond de l’eau. Il ne faut pas être bien malin pour deviner où ils sont partis, dans quel nid ils sont allés chercher refuge. Mais on n’a pas traqué que les sorciers et les traîtres. Dans leur rébellion sur Thanedd, les magiciens dissidents ont été aidés par un commando d’Écureuils dont le chef était le célèbre Faoiltiarna. Il est recherché. Chaque elfe attrapé doit être soumis à la torture et questionné sur le commando de Faoiltiarna, tels sont les ordres. — Qui est ce Faoiltiarna ? — Un elfe, un Scoia’tael. Il a donné du fil à retordre aux humains comme personne. Sa tête vaut cher. Mais il n’est pas le seul à être recherché. Il y a aussi un certain chevalier nilfgaardien qui, lui aussi, était sur Thanedd. Et puis… — Parle. — Les an’givare posent des questions sur un sorceleur du nom de Geralt de Riv. Et sur une jeune fille prénommée Cirilla. Ils ont ordre de prendre ces deux-là vivants. Sous peine d’être exécutés. Il leur est interdit de toucher à un seul de leurs cheveux, d’arracher un seul bouton de leurs vêtements. Tu dois vraiment être cher à leur cœur pour qu’ils se préoccupent tant de ta santé… Milva s’interrompit en voyant le visage du sorceleur perdre brusquement son impitoyable sérénité. Elle comprit qu’en dépit de ses tentatives précédentes, elle n’était pas parvenue à lui faire peur. Du moins pour lui-même. Elle en éprouva une honte dont elle fut la première surprise. — Ils se donnent du mal pour rien avec ces poursuites, reprit-elle doucement, tout en gardant un sourire un peu narquois sur les lèvres. Tu es en sécurité à Brokilone. Et ils ne prendront pas la jeune fille vivante non plus. Quand on a fouillé les décombres sur Thanedd, les ruines de cette tour magique, celle qui s’est effondrée… Eh là ! qu’est-ce qui t’arrive ? Le sorceleur tituba, s’appuya contre le cèdre, puis s’assit lourdement sur une souche d’arbre. Milva fit un bond, affolée par la soudaine pâleur de son visage. — Aglaïs ! Sirssa ! Fauve ! À moi, vite ! Quelle plaie ! Il a dû se résigner à mourir ! Eh ! — Inutile de les appeler… Je vais bien. Parle. Je veux savoir… Brusquement, Milva comprit. — Ils n’ont rien trouvé dans les gravats ! jeta-t-elle dans un cri en se sentant blêmir elle aussi. Rien du tout ! Ils ont pourtant retourné chaque pierre, lancé des sorts, mais ils n’ont rien trouvé… Elle essuya la sueur qui perlait sur ses sourcils, et d’un geste elle retint les dryades qui accouraient. Elle saisit le sorceleur, toujours assis, par les épaules et se pencha vers lui de telle façon que ses longs cheveux clairs retombèrent sur son visage devenu livide. — Tu as mal compris, répéta-t-elle avec précipitation et maladresse. (Les mots se bousculaient dans sa tête.) Je voulais juste dire que… Tu m’as comprise de travers. Parce que je… Comment est-ce que je pouvais savoir que tu es si… Non… Je l’ai fait exprès… J’ai juste dit que la fille… Qu’ils ne la trouveraient pas, parce qu’elle a disparu sans laisser de traces, comme ces magiciens. Pardonne-moi. Il ne répondit pas. Il regardait sur le côté. Milva se mordit les lèvres, serra les poings. — Dans trois jours je quitte Brokilone, annonça-t-elle doucement après un très long silence. Le temps que la pleine lune disparaisse, que les nuits s’assombrissent un peu. Je reviendrai d’ici dix jours, avant peut-être. Juste après Lammas, aux premiers jours d’août. Te prends pas la tête. Je remuerai ciel et terre, mais je découvrirai tout. Si quelqu’un sait quelque chose au sujet de cette demoiselle, tu le sauras aussi. — Merci, Milva. — À dans dix jours… Gwynbleidd. — Je suis Geralt, dit-il en lui tendant la main. Elle la serra fermement, sans hésitation. — Je suis Maria Barring. D’un hochement de tête et l’ombre d’un sourire sur le visage, il la remercia de sa sincérité ; elle savait qu’il l’avait appréciée. — Sois prudente, je t’en prie. Prends garde à qui tu t’adresses avant de poser des questions. — Ne te fais pas de soucis pour moi. — Tes informateurs… Tu leur fais confiance ? — Je ne fais confiance à personne. * * * — Le sorceleur est à Brokilone. Chez les dryades. — C’est bien ce que je pensais. (Dijkstra croisa ses mains sur sa poitrine.) Mais c’est bien d’en avoir la confirmation. Il resta silencieux un instant. Lennep passa sa langue sur ses lèvres. Il attendait. — C’est bien d’en avoir la confirmation, répéta pensivement le chef des services secrets du royaume de Rédanie, pensif, comme pour lui-même. C’est toujours mieux d’avoir une certitude. Et… s’il s’avérait en plus que Yennefer se trouve avec lui… Il n’y a pas de magicienne avec lui, Lennep ? — Pardon ? (L’agent secret sursauta.) Non, monsieur. Pas de magicienne. Quels sont vos ordres ? Si vous le voulez vivant, j’irai l’enlever à Brokilone. Si, en revanche, il vous est plus cher mort… — Lennep. (Dijkstra leva sur l’agent secret ses yeux froids et brillants.) Ne fais pas trop de zèle. Dans notre métier, l’excès de zèle n’est jamais payant. Et semble toujours suspect. — Mais, monsieur… (Lennep blêmit légèrement.) Je voulais seulement… — Je sais. Tu as juste demandé quels seraient mes ordres. Les voici : laisse le sorceleur tranquille. — À vos ordres. Et qu’en est-il de Milva ? — Laisse-la tranquille, elle aussi. Pour l’instant… — À vos ordres. Puis-je me retirer ? — Tu peux. L’agent sortit de la pièce en refermant avec une extrême prudence la porte de chêne. Dijkstra resta longtemps silencieux, les yeux fixés sur la table où s’étaient accumulés cartes, lettres, dénonciations, comptes-rendus d’écoutes et condamnations à mort. — Ori ! Le secrétaire releva la tête en toussotant, mais garda le silence. — Le sorceleur est à Brokilone. Ori Reuven toussota de nouveau ; instinctivement il braqua ses yeux sur les jambes de son chef. Dijkstra suivit son regard. — Précisément. Ça, je ne le lui pardonnerai pas, bougonna-t-il. Par sa faute, je n’ai pas pu marcher pendant deux semaines. J’ai perdu la face devant Filippa, j’ai été obligé de geindre comme un chien pour qu’elle me fasse bénéficier de ses satanés sortilèges, autrement, je boiterais encore aujourd’hui. Soit, je suis moi-même fautif, j’ai sous-estimé ce sorceleur. Le pire, c’est que je ne peux même pas prendre ma revanche aujourd’hui et lui botter moi-même les fesses ; personnellement, je n’ai pas le temps, or je ne peux tout de même pas utiliser mes gens pour une affaire privée ! N’est-ce pas, Ori, que je ne peux pas ? — Hum, hum ! — Inutile de grommeler. Je le sais. Ah, diable ! Que le pouvoir est tentant ! Comme cela démange de s’en servir ! Comme il est facile d’oublier d’où on le tient ! Mais dès lors qu’on l’oublie, il n’existe plus de limites… Filippa Eilhart est-elle toujours terrée à Montecalvo ? — Oui. — Prends une plume et une écritoire. Je vais te dicter une lettre à son intention. Écris… Sacrebleu ! je n’arrive pas à me concentrer. Qu’est-ce que c’est que ces satanés cris, Ori ? Que se passe-t-il, là-bas, sur la place ? — Les étudiants bombardent de pierres la résidence de l’ambassadeur de Nilfgaard. Ils ont été payés pour ça, me semble-t-il… hum hum ! — Ha, ha ! Bien. Ferme la fenêtre. Qu’ils aillent demain bombarder la banque du nain Giancardi. Il a refusé de me dévoiler ses comptes. — Giancardi, hum, hum, a légué une somme importante aux caisses militaires. — Ah ? Alors, que les étudiants aillent bombarder les banques qui n’ont rien légué. — Toutes ont légué quelque chose. — Tu m’ennuies, Ori. Écris, je te dis. « Ma chère Fil, soleil de mes… » Par la peste, je m’embrouille toujours. Prends une nouvelle feuille. Tu es prêt ? — Je vous écoute… — « Chère Filippa. Dame Triss Merigold est certainement inquiète du sort du sorceleur qu’elle a téléporté en grand secret de Thanedd à Brokilone, sans même m’en parler, ce qui m’a fortement chagriné. Tu peux la rassurer : le sorceleur va bien désormais. De Brokilone, il a même déjà commencé à envoyer des émissaires avec pour mission de rechercher les traces de la princesse Cirilla, une jeune personne qui, n’est-ce pas, t’intéresse énormément. Notre ami Geralt ignore que Cirilla se trouve à Nilfgaard, où elle prépare son mariage avec l’empereur Emhyr. Je tiens à ce que le sorceleur reste tranquille à Brokilone, c’est pourquoi je vais m’efforcer de lui faire parvenir la nouvelle. » Tu as fini d’écrire ? — … lui faire parvenir la nouvelle. — À la ligne. « Je me demande… » Ori, essuie ta plume, que diable ! Nous écrivons à Filippa, pas au Conseil royal, la lettre doit être soignée ! Nouveau paragraphe : « Je me demande pourquoi le sorceleur n’essaie pas d’entrer en contact avec Yennefer. Je ne peux pas croire que ce penchant, qui frisait l’obsession, se soit soudainement évaporé, indépendamment des options politiques de son idéal. D’un autre côté, si c’est effectivement Yennefer qui a amené Cirilla à Emhyr, et si j’en avais la preuve, je m’assurerais volontiers que le sorceleur en soit informé lui aussi. Le problème se résoudrait de lui-même, j’en suis sûr, sans que cette chère beauté perfide aux cheveux noir de jais ne puisse anticiper le jour ni l’heure. Le sorceleur n’aime pas qu’on touche à sa petite fille, Artaud Terranova a pu s’en convaincre personnellement sur Thanedd. Je voudrais croire, Fil, que tu n’as pas de preuves de la trahison de Yennefer et que tu ne sais pas où elle se cache. Je serais fort marri s’il se révélait que c’est un nouveau secret dont on me tient à l’écart. Moi, je n’ai pas de secret pour toi… » Pourquoi ris-tu, Ori ? — Pour rien, hum, hum ! — Écris : « Moi, je n’ai pas de secret pour toi, Fil, et j’espère que la réciproque est vraie. Avec mon profond respect », et cætera, et cætera. Donne, je vais signer. Ori Reuven parsema la lettre de sable. Dijkstra s’assit confortablement et, les mains posées sur son ventre, entreprit de se tourner les pouces. — Cette Milva que le sorceleur a envoyée espionner, interrogea Dijkstra, que peux-tu m’en dire ? — Elle est chargée, hum, hum, marmonna le secrétaire, de faire passer à Brokilone les survivants des groupes de Scoia’tael décimés par la guerre de Témérie. Elle aide les elfes à échapper aux battues et aux encerclements, leur permet de se reposer et de se reformer en commandos combattants. — Épargne-moi les informations universellement connues, l’interrompit Dijkstra. Je connais l’activité de Milva, j’envisage d’ailleurs de la mettre à profit. Sans cela, il y a longtemps que je l’aurais jetée en pâture aux Témériens. Que peux-tu me dire sur elle personnellement ? Sur Milva en tant que telle ? — Elle est originaire, si je ne m’abuse, d’un village perdu du Haut-Sodden. Elle s’appelle en réalité Maria Barring. Milva, c’est le surnom que lui ont donné les dryades. En Langage ancien, cela signifie… — Milan, le coupa Dijkstra. Je sais. — Dans sa famille, ils sont chasseurs de père en fils ; des forestiers. Quand le fils aîné a été écrasé par un élan, le vieux Barring a décidé d’enseigner l’art forestier à sa fille. Quand il s’en est allé, la mère s’est remariée. Hum, hum… Maria ne s’entendait pas avec son beau-père, elle s’est sauvée de la maison. Elle avait alors seize ans si je ne m’abuse. Elle a voyagé dans le Nord, vivant de la chasse, mais les forestiers des barons ne lui ont pas facilité la vie, la pourchassant et la traquant comme un animal. Elle a donc commencé à braconner à Brokilone, et là, hum, hum, les dryades l’ont attrapée. — Et plutôt que de la zigouiller, elles l’ont recueillie, marmonna Dijkstra. Elles l’ont reconnue comme une des leurs… Quant à Milva, elle leur a témoigné sa reconnaissance. Elle a conclu un pacte avec la sorcière de Brokilone, la vieille Eithné Œil d’argent. Maria Barring est morte, vive Milva… Combien d’expéditions a-t-elle effectuées avant que ceux de Verden et de Kerack découvrent la vérité à son sujet ? Trois ? — Hum, hum… Quatre, si je ne m’abuse… (Bien qu’il ait une mémoire infaillible, Ori Reuven avait toujours peur de se tromper.) Au total, quelque chose comme une centaine de personnes, parmi les plus acharnées à chasser les scalps des mamounes, ont trouvé la mort. Pendant longtemps tous n’y ont vu que du feu, car parfois Milva en sauvait un du massacre en le portant sur ses propres épaules, et le rescapé vantait son courage sous les cieux. Ce n’est qu’au bout de la quatrième fois, à Verden si je ne m’abuse, qu’enfin quelqu’un se tapa le front… « Comment se fait-il », s’exclamèrent-ils soudain, hum, hum, « que la guide qui incite les gens à attaquer les mamounes s’en sorte chaque fois vivante ? » Et le pot aux roses finit par être découvert : la guide faisait effectivement son travail, mais elle conduisait les chasseurs directement dans un piège, les livrant aux flèches des dryades qui attendaient en embuscade… Dijkstra repoussa vers le bord du bureau le procès-verbal des écoutes : il avait l’impression que des relents de la chambre des tortures émanaient toujours du parchemin. — Et c’est alors, devina-t-il, que Milva disparut sans laisser la moindre trace, trouvant refuge à Brokilone. Mais jusqu’à aujourd’hui il est difficile de trouver à Verden des volontaires pour une expédition chez les dryades. La vieille Eithné et la jeune Milan ont fait du beau travail. Et dire qu’ils osent prétendre que la provocation est une invention humaine. Mais peut-être… — Hum hum ! grommela Ori Reuven, étonné par le silence prolongé de son chef. — Peut-être ont-elles commencé à tirer quelques enseignements de nos méthodes, acheva froidement l’espion en regardant les dénonciations, les procès-verbaux et les condamnations à mort. * * * Ne voyant de sang nulle part, Milva fut prise d’inquiétude. Elle se rappela soudain que le chevreuil avait fait un pas en avant au moment où elle avait tiré. S’il ne l’avait pas fait, en tout cas, il en avait eu l’intention, ce qui revenait au même. Il avait bougé, et la flèche avait pu l’atteindre au ventre. Milva pesta. Une flèche dans le ventre, c’était la malédiction et la honte pour un chasseur ! La poisse ! Pff ! Pff !… Un véritable porte-malheur ! Elle courut rapidement jusqu’au talus de la colline en regardant attentivement dans les ronces, la mousse, les fougères. Elle cherchait sa flèche. Équipée d’une pique à quatre tranchants tellement aiguisés qu’ils lui rasaient les poils de l’avant-bras, cette flèche, lancée à une distance de cinquante pas, devait transpercer un chevreuil de part en part. Milva l’aperçut, la récupéra et poussa un soupir de soulagement ; heureuse de sa chance, elle cracha par trois fois pour conjurer le mauvais sort. Elle s’était inquiétée pour rien ! Les choses allaient mieux qu’elle ne le supposait. La flèche n’était pas enduite de cette substance visqueuse et puante caractéristique de l’estomac. Elle ne portait pas non plus la trace du sang clair, rosé et spumeux des poumons. L’empennage tout entier était couvert d’un sang rouge sombre : la pointe avait transpercé le cœur. Milva n’aurait pas à approcher à pas de loup ou à pister sa proie très longtemps. Le chevreuil, très certainement, était allongé, sans vie, dans les fourrés, à cent pas tout au plus de la clairière, à l’endroit où la mèneraient les traces de sang. Or un chevreuil atteint au cœur saignait dès ses premiers sauts, l’archère savait donc qu’elle le retrouverait aisément. Au bout d’une dizaine de pas elle tomba sur la piste de sa proie et la suivit, tout en replongeant dans ses pensées et ses souvenirs. * * * Elle avait tenu sa promesse au sorceleur. Elle était même revenue plus tôt que prévu à Brokilone : cinq jours après la nouvelle lune et la fête des Moissons, c’est-à-dire au début du mois d’août selon le calendrier humain ; à Lammas, l’avant-dernier savaed de l’année, le septième pour les elfes. Au lever du soleil, elle avait traversé le Ruban en compagnie de cinq elfes. Le commando qu’elle menait comptait à l’origine neuf cavaliers, mais les mercenaires de Brugge les avaient traqués constamment ; ils les avaient attaqués à environ cinq cents mètres de la rivière, les harcelant jusqu’au moment où, dans les vapeurs de l’aube, ils avaient commencé à entrevoir Brokilone aux abords du Ruban. Les mercenaires avaient peur de Brokilone. C’est ce qui sauva Milva et ses compagnons. Exténués, blessés, ils traversèrent la rivière. Pas au complet toutefois. Milva avait des informations pour le sorceleur, mais elle était persuadée que Gwynbleidd était toujours à Col Serrai. Elle avait l’intention d’aller le voir vers midi seulement, après avoir dormi tout son saoul. Elle fut stupéfaite de le voir surgir soudain du brouillard tel un fantôme. Sans un mot, il s’assit près d’elle et la regarda tandis qu’elle préparait son lit, installant une couverture sur un tas de branches. — Qu’est-ce que t’es pressé ! lança-t-elle, railleuse. Sorceleur, je tombe de fatigue ! Je suis restée en selle nuit et jour, je ne sens plus mon derrière, et je suis trempée jusqu’aux os parce que nous avons dû, dès l’aube, comme des loups, nous frayer un chemin parmi les saules de la rivière. — Je t’en prie, dis-moi, as-tu appris quelque chose ? — Oui, répliqua-t-elle en délaçant et en ôtant ses souliers trempés… Sans trop de mal, parce que l’affaire fait grand bruit. Tu ne m’avais pas informé que ta demoiselle était une personne si importante. Moi je pensais… sa belle-fille, ça doit être une de ces petites malheureuses, une orpheline maltraitée par le sort. Tu parles ! La princesse de Cintra en personne ! Ah ! Et peut-être que toi aussi, tu es un prince déguisé ? — Parle, s’il te plaît. — Les rois ne mettront plus la main sur elle, parce que ta Cirilla, d’après ce que j’ai appris, s’est sauvée de Thanedd pour se rendre directement à Nilfgaard, sûrement en même temps que ces mages qui ont trahi. Et, à Nilfgaard, elle a été accueillie en grande pompe par l’empereur Emhyr. Et tu sais quoi ? Il s’est mis en tête de l’épouser, à ce qu’il paraîtrait. Maintenant, laisse-moi souffler. Si tu veux, on reprendra cette conversation quand je me serai reposée. Le sorceleur ne disait rien. Milva suspendit ses bandes molletières sur les branches fourchues, anticipant le lever du soleil qui achèverait de les sécher, puis elle tira sur la boucle de sa ceinture. — Je voudrais bien me désaper, ronchonna-t-elle. Qu’est-ce que t’as à rester planté là ? Tu ne pouvais espérer meilleures nouvelles ! Plus rien ne te menace, personne ne pose de questions à ton sujet, les espions ont cessé de s’occuper de toi. Quant à ta donzelle, elle a échappé aux rois, elle va devenir impératrice… — C’est une information sûre ? — Rien n’est sûr de nos jours, répondit-elle en bâillant, si ce n’est que le soleil se déplace tous les jours d’est en ouest dans le ciel. (Elle s’assit sur son grabat.) Mais ce qu’on raconte sur l’empereur de Nilfgaard et la princesse de Cintra doit être vrai. — Pourquoi cette soudaine popularité ? — Comme si tu l’ignorais ! Réfléchis… Elle va apporter à Emhyr un bon lopin de terre en guise de dot. Pas uniquement Cintra, mais également des terrains de ce côté-ci de la Iaruga ! Tiens, d’ailleurs, elle va devenir ma maîtresse, puisque je viens du Haut-Sodden, or Sodden tout entier fait partie de son fief ! Pfft ! Si j’abats un jour un faon dans ses forêts et que je me fais attraper, c’est peut-être elle qui ordonnera qu’on me pende… Foutu monde, tiens ! Quelle plaie ! Les bras m’en tombent… — Juste une question encore. Parmi ces magiciennes… je veux dire, parmi les magiciens qui ont trahi, certains ont-ils été attrapés ? — Non. Mais on raconte qu’une des magiciennes a mis fin à ses jours. Peu de temps après que Vengerberg est tombé et que les armées de Kaedwen sont entrées à Aedirn. De chagrin, sans doute, ou par peur du châtiment… — Certains chevaux du commando que tu as accompagné ici n’avaient plus de cavaliers. À ton avis, les elfes m’en donneraient-ils un ? — Ah ! Tu es pressé de te mettre en route, marmonna Milva en s’emmitouflant dans sa couverture. Et j’ai comme une petite idée de l’endroit où tu comptes aller… Elle se tut, étonnée de l’expression qu’elle lut sur le visage du sorceleur. Elle se rendit soudain compte que les nouvelles qu’elle avait rapportées n’étaient pas bonnes du tout, qu’elle ne comprenait vraiment rien à rien. Prise au dépourvu, elle ressentit brusquement l’envie de s’asseoir auprès de lui, de l’assaillir de questions, de l’écouter, de lui donner des conseils, peut-être… Elle se frotta un œil avec vigueur. Je suis exténuée, songea-t-elle, toute la nuit, la mort m’a foulée aux pieds. Je dois me reposer. Qu’est-ce que j’en ai à faire, après tout, de ses tourments et de ses peines ? En quoi est-ce qu’il m’importe ? Et cette donzelle ? Qu’ils aillent au diable elle et lui ! Quelle plaie, j’en ai perdu le sommeil avec tout ça… Le sorceleur se leva. — Les elfes accepteront-ils de me donner un cheval ? demanda-t-il de nouveau. — Prends celui que tu veux, dit-elle après un instant. Seulement tu ferais mieux de t’arranger pour que les elfes ne te voient pas. Les mercenaires nous en ont fait baver, pendant la traversée, ils nous ont couverts de sang… Mais ne touche pas au moreau : le moreau, c’est le mien… Qu’est-ce que t’as à rester planté là ? — Merci pour ton aide. Merci pour tout. Elle ne répondit pas. — J’ai une dette envers toi, reprit le sorceleur. Comment puis-je m’en acquitter ? — Comment ? En t’en allant enfin loin d’ici ! s’écria-t-elle en se soulevant sur son coude et en tiraillant violemment la couverture. Moi, j’ai besoin de… de dormir. Prends un cheval… et va-t’en… À Nilfgaard, en enfer, au diable, ça m’est égal ! Pars ! Laisse-moi tranquille ! — Je paierai ce dont je suis redevable, poursuivit-il à voix basse. Je n’oublierai pas. Il se peut qu’un jour tu aies besoin d’aide. De soutien. D’une épaule sur laquelle t’appuyer. Appelle-moi alors, même en pleine nuit. Appelle et je viendrai. * * * Son œil vitreux tourné vers le ciel, le chevreuil était étendu sur le flanc de la colline envahie de fougères. La terre était spongieuse du fait de la proximité de nombreuses sources. Milva pouvait voir les énormes tiques plantées dans le ventre fauve clair de l’animal. — Vous allez devoir vous trouver une autre victime, mes petites bestioles, marmonna-t-elle en retroussant ses manches et en prenant son couteau. Parce que celle-là est déjà en train de refroidir. D’un geste rapide et exercé, elle taillada la peau de l’animal du sternum jusqu’à l’anus, contournant habilement l’appareil génital. Elle découpa avec aisance des tranches de graisse ; du sang jusqu’au coude, elle incisa l’œsophage, extirpa les entrailles à la recherche de bézoards. Elle ne croyait pas aux vertus magiques des bézoards, mais les imbéciles qui y croyaient ne manquaient pas, et beaucoup étaient prêts à payer un bon prix pour en avoir. Elle emporta la carcasse du chevreuil et la déposa sur un tronc couché non loin de là, le ventre ouvert vers le sol, pour laisser le sang s’écouler. Elle s’essuya les mains sur des feuilles de fougères, s’assit près de sa proie. — Espèce de malade, sorceleur fou furieux, dit-elle à voix basse, les yeux fixés sur les couronnes de pins de Brokilone suspendues cent pas au-dessus d’elle. Tu te mets en route pour Nilfgaard, à la recherche de cette fille. Tu pars pour le bout du monde, qui est à feu et à sang, et tu n’as même pas pensé à t’approvisionner en nourriture. Je sais que tu as une raison de vivre. Mais as-tu seulement de quoi vivre ? Les sapins, comme de juste, se gardèrent d’interrompre ce monologue. — Voilà, moi, c’que j’en pense, marmonna Milva en se triturant les ongles pour en ôter le sang, tu n’as aucune chance de la retrouver, ta jeune demoiselle. Tu n’atteindras jamais Nilfgaard, ni même la Iaruga. Voilà c’que j’en pense, tu n’arriveras même pas jusqu’à Sodden. C’est la mort qui t’attend. Elle est inscrite sur ta gueule entêtée, elle te reluque par tes propres yeux terrifiants. La mort te rattrapera, sorceleur fou, elle te surprendra bientôt. Mais au moins, grâce à ce petit chevreuil, ce n’est pas de faim que tu mourras. Et c’est déjà une bonne chose, à mon avis. Voilà, moi, c’que j’en pense. * * * En voyant l’ambassadeur de Nilfgaard entrer dans la salle d’audience, Dijkstra soupira discrètement. Shilard Fitz-Oesterlen, l’envoyé de l’empereur Emhyr var Emreis, avait pour habitude de parler en se donnant de grands airs ; il adorait placer dans ses phrases des tournures pompeuses et paradoxales, compréhensibles des seuls savants et diplomates. Dijkstra avait étudié à l’académie d’Oxenfurt et, bien qu’il n’ait pas obtenu le titre de maître, il connaissait les bases du jargon ampoulé propre aux universitaires. Il n’en usait pas volontiers cependant, car, dans le fond de son âme, il ne supportait pas ce langage, ni du reste aucun des apprêts ronflants du cérémonial. — Bienvenue, Excellence. — Monsieur le comte. (Shilard Fitz-Oesterlen s’inclina cérémonieusement.) Ah ! Daignez me pardonner. Peut-être devrais-je dire maintenant : Votre Majesté princière éclairée ? Votre Grandeur le Régent ? Monsieur le tout-puissant secrétaire d’État ? Par ma foi, Votre Grandeur, les dignités pleuvent sur vous à une telle cadence qu’en vérité je ne sais quel titre vous donner sans enfreindre l’étiquette. — Le mieux sera « Votre Majesté », répliqua modestement Dijkstra. Vous n’ignorez pas, Excellence, que c’est la cour qui fait le roi. Et vous savez à coup sûr que lorsque je crie « Sautez ! », toute la cour à Trétogor demande « Jusqu’où ? ». L’ambassadeur savait que Dijkstra exagérait, sans être toutefois très loin de la vérité. L’infant Radowid était mineur, la reine Hedwige avait été anéantie par la mort tragique de son mari ; l’aristocratie, terrorisée, était devenue stupide, elle s’était désunie et divisée en factions. De fait, le gouvernement était dirigé par Dijkstra. Il aurait pu sans mal obtenir toutes les dignités qu’il désirait. Mais il n’en désirait aucune. — Votre Grandeur a daigné me convoquer, dit l’ambassadeur au bout d’un instant. Sans la présence du ministre des Affaires étrangères. Que me vaut cet honneur ? Dijkstra leva les yeux au plafond : — Le ministre a renoncé à ses fonctions, eu égard à son état de santé. L’air grave, Shilard Fitz-Oesterlen acquiesça d’un hochement de tête. Il savait parfaitement que le ministre des Affaires étrangères était au cachot, et qu’à coup sûr le simple déploiement sous ses yeux des instruments de torture avait suffi à tout lui faire avouer de ses pactes avec les services secrets nilfgaardiens, car c’était un lâche et un idiot. L’ambassadeur savait aussi que le réseau constitué par les agents de Vattier de Rideaux, le chef de l’espionnage impérial, avait été démantelé, et que tous les fils étaient dorénavant entre les mains de Dijkstra. Il n’ignorait pas que ces fils menaient directement à sa propre personne, qui, toutefois, était protégée par l’immunité. Mais ses obligations l’obligeaient à jouer le jeu jusqu’au bout. Surtout après les étranges instructions codées que Vattier et le coroner Stefan Skellen, l’agent impérial des missions spéciales, avaient récemment fait parvenir à l’ambassade. — Étant donné que son remplaçant n’a pas encore été nommé, commença Dijkstra, c’est à moi que revient le désagréable devoir de vous informer, Excellence, que vous êtes devenu persona non grata dans le royaume de Rédanie. L’ambassadeur s’inclina. — Il est à déplorer, dit-il, que les défiances consécutives à la révocation réciproque des ambassadeurs résultent de faits qui ne concernent directement ni le royaume de Rédanie, ni l’empire de Nilfgaard. L’Empire n’a entrepris aucune action hostile à l’encontre de la Rédanie. — À l’exception du blocus de nos bateaux et de nos marchandises à l’embouchure de la Iaruga et des îles Skellige, et de la fourniture d’armes aux bandes de Scoia’tael en signe de soutien. — Ce sont des insinuations. — Et que dire de la concentration des armées impériales à Verden et à Cintra ? Des raids de bandes armées sur Sodden et Brugge ? Sodden et Brugge sont des protectorats témériens, et quant à nous, Excellence, nous sommes des alliés de la Témérie ; lorsque celle-ci est attaquée, notre royaume l’est tout autant. Demeurent aussi les questions concernant directement la Rédanie : la rébellion sur l’île de Thanedd et l’attentat criminel contre le roi Vizimir. Et la nature exacte du rôle joué par l’Empire dans ces événements. — Quod attinet l’incident sur Thanedd, déclara l’ambassadeur en décroisant les mains, je ne suis pas habilité à exprimer une opinion. Les coulisses des affaires privées de vos magiciens sont étrangères à Son Altesse impériale Emhyr var Emreis. Je déplore que nos protestations contre une propagande qui suggère autre chose aient si peu d’incidence. Et répandue, j’ose le faire remarquer, non sans l’appui des plus hautes autorités du royaume de Rédanie. — Vos protestations me surprennent et m’étonnent au plus haut point, répondit Dijkstra avec un léger sourire. L’empereur, pourtant, ne cache pas la présence à sa cour de la duchesse de Cintra, kidnappée à Thanedd, justement. — Cirilla, la reine de Cintra, n’a pas été kidnappée, rectifia Shilard Fitz-Oesterlen avec insistance, elle a demandé asile à l’Empire. Cela n’a rien de commun avec l’incident sur Thanedd. — Vraiment ? — L’incident qui s’est produit sur Thanedd, poursuivit l’ambassadeur avec un visage de pierre, a profondément écœuré l’empereur. Et l’attentat sournois commis par un fou furieux contre le roi Vizimir a éveillé en lui une vive et réelle exécration. Celle-ci a atteint son comble lorsque se sont ensuite propagés ces terribles ragots parmi la populace, qui ose chercher au sein de l’Empire les instigateurs de ce crime. — Ces ragots prendront fin, espérons-le, avec l’arrestation des véritables instigateurs, articula lentement Dijkstra. Et leur capture, qui permettra que justice soit rendue, n’est qu’une question de temps. — Justifia fundamentum regnorum, affirma Shilard Fitz-Oesterlen avec le plus grand sérieux. Et crimen horribilis non potest non esse punibile. Je puis vous assurer que Sa Puissance impériale souhaite également qu’il en soit ainsi. — Il est du pouvoir de l’empereur d’exaucer ce souhait, lança Dijkstra en croisant les bras sur sa poitrine. Par la volonté d’Emhyr var Emreis, l’une des meneuses du complot, Enid an Gleanna, qui récemment encore était la magicienne Francesca Findabair, joue à la reine dans l’État fantoche des elfes à Dol Blathann. — Sa Grandeur impériale, dit l’ambassadeur en s’inclinant avec roideur, ne peut s’ingérer dans les affaires de Dol Blathann, royaume indépendant, reconnu par toutes les puissances voisines. — Sauf par la Rédanie, pour qui Dol Blathann demeure une partie du royaume d’Aedirn. Bien que vous ayez découpé Aedirn en morceaux, avec la collaboration des elfes de Kaedwen, bien qu’en Lyrie le lapis ne soit plus super lapidem, vous rayez prématurément ces royaumes de la carte. Je dis bien prématurément, Excellence. Mais ce n’est ni le lieu ni l’heure d’en discuter. Que Francesca Findabair s’amuse à régner pour l’instant, le temps de la justice viendra. Qu’en est-il des autres rebelles et des organisateurs de l’attentat contre le roi Vizimir ? Qu’en est-il de Vilgefortz de Roggeveen et de Yennefer de Vengerberg ? Il y a toute raison de supposer qu’après l’échec du putsch, ils se sont tous deux réfugiés à Nilfgaard. — Je peux vous assurer qu’il n’en est rien, affirma l’ambassadeur en relevant la tête. Et, si cela arrivait, je vous garantis qu’ils n’échapperont pas au châtiment qu’ils méritent. — Ils ne se sont pas rendus coupables envers vous, par conséquent ce n’est pas à vous qu’il revient de les punir. En nous livrant ces criminels, l’empereur nous fournirait une preuve de son souhait sincère de justice – qui est bien le fundamentum regnorum. — On ne peut nier la sagesse de vos exigences, reconnut Shilard Fitz-Oesterlen en affectant un rire embarrassé. Cependant, primo, ces personnes ne se trouvent pas sur le territoire de l’Empire. Secundo, même si elles s’y trouvaient, il y aurait un impediment. Les extraditions s’effectuent à la suite d’un verdict de justice, prononcé, dans le cas présent, par le Conseil impérial. Prenez en considération, Votre Grandeur, que la rupture des relations diplomatiques constitue un acte d’hostilité de la part de la Rédanie. Il est donc difficile d’escompter que le Conseil accède à une demande d’extradition émanant d’un pays hostile. Ce serait un fait sans précédent… À moins que… — À moins que quoi ? — À moins de créer un précédent. — Je ne comprends pas. — Si le royaume de Rédanie était prêt à rendre à l’Empire son criminel de droit commun pris sur son territoire, l’empereur et son Conseil auraient une raison de récompenser ce geste de bonne volonté. Dijkstra resta longtemps silencieux, donnant l’impression de somnoler ou de réfléchir. — De qui s’agit-il ? — Le nom du criminel ? (L’ambassadeur fit mine de chercher dans sa mémoire ; finalement, il prit un document dans sa serviette en maroquin.) Pardonnez-moi, memoria fragilis est. Ça y est ! Il s’agit d’un certain Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. Les grawamina qui pèsent sur lui sont graves. Il est recherché pour meurtre, désertion, raptus puellae, viol, vol et falsification de documents. Il a fui la colère de l’empereur en se sauvant à l’étranger. — En Rédanie ? Il a choisi un bien long chemin. — Votre Grandeur, ajouta Shilard Fitz-Oesterlen avec un léger sourire, ne limite tout de même pas ses intérêts à la seule Rédanie. Je ne doute pas que si ce criminel était pris dans l’un ou l’autre des royaumes alliés, Votre Grandeur en serait informée par un rapport de ses relations… personnelles. — Comment avez-vous dit que se nommait ce criminel ? — Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. Dijkstra resta longtemps silencieux, feignant de fouiller ses souvenirs. — Non, dit-il enfin. On n’a arrêté personne de ce nom. — Vraiment ? — Ma memoria dans de ce domaine n’est pas fragilis. Je regrette, Excellence. — Moi de même, répliqua d’un ton glacial Shilard Fitz-Oesterlen. D’autant qu’il semble impossible, dans ces conditions, de procéder à une extradition réciproque de criminels. Je ne vais pas importuner Votre Seigneurie davantage. Je lui souhaite santé et réussite. — Et moi de même. Adieu, Excellence. L’ambassadeur sortit en effectuant plusieurs révérences particulièrement compliquées. — Essaie donc de me rouler sempiternum meam, toi qui te crois si malin, grommela Dijkstra en croisant les bras. Ori ! Le secrétaire, devenu cramoisi à force de contenir sa toux et ses raclements de gorge, s’extirpa de derrière le rideau de la porte. — Filippa est-elle toujours terrée à Montecalvo ? — Oui, hum, hum ! En compagnie des dames Laux-Antille, Merigold et Metz. — La guerre peut éclater d’un jour à l’autre ; la frontière sur la Iaruga va exploser, et elles, elles sont parties se cloîtrer dans une espèce de forteresse sauvage ! Prends ta plume et écris. « Ma chère Fil… » Par la peste ! — J’ai écrit : « Chère Filippa ». — Bien. Continue. « Tu seras peut-être curieuse d’apprendre que l’hurluberlu coiffé d’un heaume ailé qui a disparu de Thanedd aussi mystérieusement qu’il y était apparu s’appelle Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach ; c’est le fils du sénéchal Ceallach. Nous ne sommes pas les seuls, apparemment, à rechercher cet étrange individu. Les services de Vattier de Rideaux sont également à sa poursuite, et les hommes de ce fils de p… — Dame Filippa n’aime pas ces mots-là. J’ai écrit : « cette canaille ». — Soit. « … cette canaille de Stefan Skellen. Et puis tu sais aussi bien que moi, chère Fil, que les services de renseignements d’Emhyr ne recherchent activement que les agents et les émissaires à qui l’empereur a juré d’en faire voir de toutes les couleurs, ceux qui l’ont trahi plutôt que d’exécuter ses ordres ou qui ont tout bonnement disparu dans la nature. L’affaire, au demeurant, semble assez étrange : nous étions pourtant certains que ce Cahir avait pour ordre d’attraper la princesse Cirilla et de la ramener à Nilfgaard. » À la ligne. « J’aimerais avoir une discussion en tête à tête avec toi sur les théories (étranges, bien que les soupçons que cette affaire a éveillés en moi soient fondés, et quelque peu surprenantes aussi, bien que non dépourvues de sens) que j’ai élaborées. Avec l’expression de mon profond respect…, et cætera, et cætera. » * * * Milva fila tout droit en direction du sud ; elle suivit d’abord les rives du Ruban, en passant par le Brûlage, puis, après avoir traversé la rivière, elle emprunta des ravins détrempés couverts d’un moelleux coussin de perce-mousse vert criard. Elle supposait que le sorceleur, qui ne connaissait pas le terrain aussi bien qu’elle, ne se risquerait pas à se frayer un chemin sur la rive des humains. En coupant l’énorme arc de cercle formé par la rivière, dont la partie ventrue était tournée vers Brokilone, elle avait une chance de le rattraper, et même de le devancer. Les pinsons ne s’étaient pas trompés. Le ciel s’était considérablement assombri vers le sud. L’air était devenu épais, lourd, et les moustiques, ainsi que d’autres insectes, devenaient particulièrement envahissants et insupportables. Quand elle se retrouva dans un pré marécageux d’où s’élevaient des noisetiers aux fruits encore verts et une bourdaine noirâtre, elle perçut une présence. Elle n’entendait rien, mais elle sentait qu’il y avait quelqu’un. Elle comprit qu’il s’agissait d’elfes. Elle immobilisa son cheval pour que les archers cachés dans les fourrés aient la possibilité de l’observer correctement. Elle retint son souffle, espérant ne pas tomber sur des impétueux. Une mouche bourdonnait au-dessus du chevreuil jeté en travers de la croupe de sa monture. Un bruissement. Un sifflement silencieux. Elle siffla en retour. Les Scoia’tael, tels des fantômes, sortirent des fourrés, et alors seulement Milva respira plus librement. Elle les connaissait, ils appartenaient au commando de Coinneach Dé Reo. — Hael, dit-elle en s’asseyant. Que’ss va ? — Ne’ss, répliqua sèchement un elfe dont elle avait oublié le nom. Caemm. D’autres elfes campaient un peu plus loin, dans la clairière. Ils étaient bien une trentaine, plus que n’en comptait le commando de Coinneach. Milva fut étonnée : ces derniers temps, les détachements d’Écureuils avaient plutôt tendance à se réduire. Les commandos qu’elle croisait étaient composés d’elfes déguenillés tout en sang, fiévreux, qui tenaient à peine sur leurs jambes ou sur leurs montures. Ce commando-là était différent. — Cead, Coinneach, lança-t-elle en guise de salutation au chef qui venait vers elle. — Ceadmil, sor’ca. Sor’ca. Petite sœur. C’est ainsi que l’appelaient ceux qui la considéraient comme une amie pour lui exprimer leur respect et leur sympathie. Et ce bien qu’ils soient plus âgés qu’elle, et de beaucoup. Au début, elle n’était qu’une Dh’oine pour les elfes, un être humain. Plus tard, quand elle commença à les aider régulièrement, ils se mirent à l’appeler Aen Woedbeanna, « la jeune fille de la forêt ». Plus tard encore, quand ils la connurent mieux, à l’instar des dryades ils l’appelèrent Milva, le Milan. Son nom véritable, qu’elle ne dévoilait qu’à ceux qui lui étaient vraiment proches et à condition qu’ils lui rendent la pareille, ne leur convenait pas ; ils le prononçaient « Mear’ya » en faisant la grimace, comme si, dans leur langage, il s’apparentait à quelque chose de désagréable. Et ils passaient immédiatement à « sor’ca ». — Où donc comptez-vous aller ? (Milva observa le groupe plus attentivement, mais ne vit pas de blessés ni de malades.) Au Huitième Mile ? À Brokilone ? — Non. Elle s’abstint de poser d’autres questions, elle les connaissait trop bien. Elle se contenta d’observer leurs visages immobiles, concentrés, nota le calme ostensible, exagéré, avec lequel ils prenaient soin de leur équipement et de leurs armes. Il suffisait de croiser leur regard profond et insondable pour comprendre. Ils se préparaient à la bataille. Le ciel se couvrait de nuages noirs venant du sud. — Et toi, sor’ca, où te rends-tu ? demanda Coinneach en jetant un coup d’œil rapide au chevreuil posé en travers du cheval ; il sourit légèrement. — Vers le sud, répondit-elle froidement pour éviter les malentendus. À Drieschot. Le sourire de l’elfe disparut. — Sur la rive des humains. — Au moins jusqu’à Ceann Treise, précisa-t-elle en haussant les épaules. Près des cascades, je reviendrai sûrement du côté de Brokilone parce que… Elle se retourna en entendant un cheval renâcler. Au commando déjà inhabituellement important se joignaient de nouveaux Scoia’tael que Milva connaissait mieux encore. — Ciaran ! s’exclama-t-elle sans cacher son étonnement. Toruviel ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Je viens à peine de vous conduire à Brokilone, et vous êtes de nouveau… — Ess’creasa, sor’ca, l’interrompit Ciaran aep Dearbh d’un air sérieux. Le bandage qui entourait la tête de l’elfe était taché de sang. — Il le faut, répéta après lui Toruviel en s’installant prudemment, de manière à ne pas heurter son épaule maintenue dans une écharpe. On a eu des nouvelles. On ne peut pas rester planqués à Brokilone alors que chaque flèche compte. — Si j’avais su, marmonna-t-elle en faisant la moue, je ne me serais pas donné tout ce mal pour vous. Je n’aurais pas risqué ma tête pour cette traversée. — Les nouvelles sont arrivées hier dans la nuit, expliqua Toruviel à voix basse. On ne pouvait pas… Nous ne pouvons pas abandonner nos compagnons d’armes dans un moment pareil. C’est impossible, comprends-le, sor’ca. Le ciel devenait de plus en plus sombre. Cette fois, Milva entendit clairement le tonnerre gronder dans le lointain. — Ne pars pas vers le sud, sor’ca, dit Coinneach Dé Reo. La tempête se prépare. — Et qu’est-ce que la tempête peut… (Elle s’interrompit, le regarda attentivement.) Ah ! Alors, c’est ce genre de nouvelles-là qui vous sont parvenues ? Nilfgaard, n’est-ce pas ? Les soldats de l’Empire traversent la Iaruga à Sodden ? Ils attaquent Brugge ? C’est pour ça que vous changez de coin ? (L’elfe ne répondit pas.) Oui, comme à Dol Angra. (Elle plongea son regard dans les yeux sombres de Coinneach.) L’empereur de Nilfgaard va de nouveau se servir de vous, pour que vous assuriez ses arrières en foutant le bazar chez les humains par le feu et l’épée. Et plus tard il conclura la paix avec les rois, et vous, il vous brisera. Vous périrez dans vos propres flammes. — Le feu purifie. Et il endurcit. Il faut en passer par lui. Aenyell’hael, ell’ea, sor’ca. Ou, comme on dit chez vous : le baptême du feu. — Je préfère un autre genre de feu. (Milva détacha le chevreuil et le laissa tomber par terre, aux pieds des elfes.) Celui qui crépite sous la broche. Tenez, pour que vous ne perdiez pas vos forces en route. Moi, je n’en ai plus besoin. — Tu ne pars plus vers le sud ? — Si. Oui, j’y vais, songea-t-elle, et vite. Je dois prévenir cet idiot de sorceleur, je dois l’avertir de la tourmente dans laquelle il va se fourrer. Je dois le faire changer d’avis. — N’y va pas, sor’ca. — Laisse-moi donc tranquille, Coinneach. — L’orage arrive du sud, répéta l’elfe. Une grande tempête est en marche. Et un grand feu. Sauve-toi à Brokilone, petite sœur, ne va pas dans le Sud. Tu en as assez fait pour nous, tu ne peux rien faire de plus. Et tu ne le dois pas. Nous, nous le devons. Ess’tedd, esse creasa ! Il est temps pour nous. Adieu. L’air était lourd et dense. * * * La formule de téléprojection était difficile, les magiciennes devaient la prononcer d’une seule voix, en unissant leurs mains et leurs pensées. Même ainsi, elles constatèrent que l’effort à fournir était diablement compliqué. Il est vrai que la distance mentale à franchir était non négligeable. Les paupières serrées de Filippa Eilhart frémissaient, Triss Merigold haletait, la sueur perlait sur le haut front de Keira Metz. Seul le visage de Margarita Laux-Antille n’exprimait aucune fatigue. La petite pièce plongée dans une semi-pénombre s’éclaira soudain, une mosaïque de lumières se mit à danser le long des sombres boiseries. Matérialisée par une lueur blanchâtre, une boule fit son apparition au-dessus de la table ronde. Tandis que Filippa Eilhart scandait les dernières incantations, la boule se retrouva juste en face d’elle, au-dessus de l’une des douze chaises placées autour de la table. Une silhouette indistincte prit forme à l’intérieur. La projection n’était pas très stable ; l’image tremblotait, mais elle devint rapidement plus nette. — Sacré bon sang, marmonna Keira en s’essuyant le front. Ne connaissent-ils pas le glam ni aucun sortilège de beauté, à Nilfgaard ? — Manifestement non, constata Triss du bout des lèvres. Ils n’ont sûrement pas entendu parler de la mode non plus. — Ni de ce que l’on appelle le maquillage, ajouta tout bas Filippa. Mais maintenant, motus, les filles. Et évitez de la dévisager. Il faut stabiliser la projection et accueillir notre invitée. À toi de jouer, Rita. Margarita Laux-Antille répéta la formule de l’incantation ainsi que le geste exécuté un instant plus tôt par Filippa. L’image vacilla, le flottement nébuleux cessa et le scintillement peu naturel disparut, les contours et les couleurs se précisèrent. Les magiciennes pouvaient maintenant observer attentivement la silhouette qui se trouvait face à elles. Triss se mordit les lèvres et adressa un clin d’œil significatif à Keira. La femme de la projection avait un visage pâle, ordinaire, dénué d’éclat, des yeux inexpressifs, des lèvres livides et étroites, et un nez un peu crochu. Elle était coiffée d’un chapeau conique étrange, légèrement froissé. Des cheveux d’une propreté douteuse dépassaient de son chapeau. Une tenue noire, difforme et flottante, galonnée d’un fil d’argent effrangé sur l’épaule – son unique accessoire – ajoutait au manque d’attrait de la magicienne nilfgaardienne et à l’impression de négligence qui se dégageait d’elle. Filippa Eilhart se leva, s’efforçant de ne pas exposer outre mesure ses bijoux, ses dentelles et son décolleté. — Vénérable dame Assire, déclara-t-elle, sois la bienvenue à Montecalvo. Nous sommes très heureuses que tu aies accepté de répondre à notre invitation. — Je l’ai fait par curiosité, dit la magicienne de Nilfgaard d’une voix étonnamment agréable et mélodieuse en ajustant instinctivement son chapeau. (Sa main était toute petite, tachetée de jaune, ses ongles cassés, irréguliers et rongés, à l’évidence.) » Par simple curiosité, répéta-t-elle, et les conséquences, du reste, peuvent se révéler fatales pour moi. Je vous prierai de me fournir des explications. — Je vais y venir dans un instant, assura Filippa. (Elle hocha la tête, faisant signe aux autres magiciennes.) Auparavant toutefois, qu’il me soit permis d’appeler la projection des autres participantes à cette réunion et de faire les présentations. Je te demande un peu de patience. Les magiciennes se prirent la main de nouveau, réitérèrent ensemble les incantations. L’air frémit comme un fil tendu ; sous les caissons du plafond une brume blanchâtre emplit la pièce d’une ombre vacillante. Trois sphères de lumière apparurent et se mirent à grossir et à planer au-dessus de trois chaises encore inoccupées ; à l’intérieur de ces sphères se dessinèrent les contours de silhouettes. La première à apparaître fut Sabrina Glevissig, vêtue d’une robe turquoise au décolleté provocant, dont le grand col cheminée ajouré mettait magnifiquement en valeur ses cheveux frisés pris dans un diadème de brillants. À côté d’elle surgit du reflet brumeux la projection de Sheala de Tancarville, en robe de velours noir cousue de perles, un boa de renards argentés enroulé autour du cou. La magicienne de Nilfgaard passait nerveusement sa langue sur ses lèvres. Attends de voir Francesca, se dit Triss. Quand elle apparaîtra, petit rat noir, les yeux te sortiront de la tête. Francesca Findabair ne déçut en rien les attentes de Triss. Vêtue d’une robe couleur sang de bœuf qui révélait ses formes appétissantes, elle arborait un collier de rubis, une ambitieuse coiffure, et ses yeux de biche étaient cernés d’un vif maquillage elfique. — Mes dames, je vous souhaite à toutes la bienvenue à Montecalvo, déclara Filippa. Je me suis permis de vous inviter ici afin de régler certaines questions d’une importance non négligeable. Je regrette que nous nous rencontrions sous forme de téléprojections. Toutefois, le temps, les distances qui nous séparent ainsi que la situation dans laquelle se trouve chacune de nous rendent impossible une rencontre véritable. Je suis Filippa Eilhart, la maîtresse de ce château. En tant qu’hôtesse et instigatrice de cette rencontre, je me permettrai de faire les présentations. À ma droite, Margarita Laux-Antille, la rectrice de l’académie d’Aretuza. À ma gauche, Triss Merigold, de Maribor, et Keira Metz, de Carreras. Plus loin, Sabrina Glevissig, d’Ard Carraigh. Sheala de Tancarville, de Kovir, qui vient de Creyden. Ensuite, Francesca Findabair, connue sous le nom d’Enid an Gleanna, l’actuelle souveraine de la vallée aux Fleurs. Et enfin Assire var Anahid de Vicovaro, de l’empire de Nilfgaard. Et maintenant… — Et maintenant, moi je vous quitte, explosa Sabrina Glevissig en désignant Francesca de sa main couverte de bagues. Tu es allée trop loin, Filippa ! Je n’ai pas l’intention de rester assise à la même table que cette satanée elfe, même sous forme d’illusion ! Elle n’est pas parvenue à effacer le sang des murs et des sols de Garstang. Le sang qu’elle et Vilgefortz ont fait couler ! — Je vous prierai de respecter les convenances et de garder votre sang-froid. Écoutez ce que j’ai à vous dire. (Filippa avait appuyé ses coudes sur le bord de la table.) Je ne vous demande rien de plus. Lorsque j’aurai terminé, chacune de vous décidera si elle doit rester ou s’en aller. La projection repose sur une démarche volontaire, elle peut être interrompue à tout moment. La seule chose que je demanderai à celles qui décideront de partir est de garder cette rencontre secrète. — Je le savais ! (Sabrina s’agita si brusquement que l’espace d’un instant elle sortit de sa projection.) Une rencontre secrète ! Des initiatives secrètes ! En bref, un complot ! Et le but visé semble évident. Te ficherais-tu de nous, Filippa ? D’abord, tu exiges que nous maintenions dans l’ignorance nos rois et nos collègues, que tu n’as pas jugé opportun d’inviter. Ensuite, je vois là Enid Findabair qui, grâce au bon vouloir d’Emhyr var Emreis, règne à Dol Blathann et gouverne les elfes qui mettent leurs actions et leurs armes au service de Nilfgaard. Depuis quand les magiciennes de Nilfgaard ont-elles cessé d’obéir aveuglément, telles de dociles esclaves, au pouvoir de l’empereur ? De quels secrets parlons-nous ici ? Si elle est là, c’est avec le consentement d’Emhyr ! Sur son ordre ! Elle est les yeux et les oreilles de l’empereur ! — Je conteste, répondit tranquillement Assire var Anahid. Personne ne sait que je participe à cette réunion. On m’a priée de garder le secret, je l’ai donc fait et je continuerai. Également dans mon propre intérêt. Car si ma participation venait à se savoir, je ne m’en sortirais pas saine et sauve. Voilà ce sur quoi repose la soumission des magiciennes dans l’Empire. Elles ont le choix entre l’asservissement et l’échafaud. J’ai pris un risque en acceptant votre invitation. Je conteste être venue ici en tant qu’espionne. Je ne dispose que d’un seul moyen pour le prouver : ma propre mort. Il suffit de briser le secret que demande de garder dame Eilhart, il suffit que la nouvelle de notre rencontre sorte de ces murs, et je perdrai la vie. — Trahir ce secret pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour moi également, dit Francesca dans un charmant sourire. Tu détiens là une merveilleuse occasion de prendre ta revanche, Sabrina. — Je me vengerai autrement, elfe. (Les yeux noirs de Sabrina se mirent à briller d’un éclat sinistre.) Si le secret est découvert, ce ne sera ni de mon fait ni à cause de mon imprudence. Jamais ! — Sous-entendrais-tu quelque chose ? — Bien entendu, intervint Filippa Eilhart. Sabrina rappelle délicatement à ces dames ma collaboration avec Sigismund Dijkstra. Comme si elle-même n’avait jamais entretenu aucun contact avec les agents du roi Henselt. — À une différence près, éclata Sabrina. Je n’ai pas été la maîtresse d’Henselt pendant trois ans. Et encore moins celle de ses espions ! — Ça suffit ! Tais-toi ! — Je suis d’accord, intervint soudain Sheala de Tancarville d’une voix forte. Tu en as assez dit, Sabrina. Assez parlé de Thanedd, assez parlé des affaires d’espionnage et des scandales extraconjugaux. Je ne suis pas venue ici pour prendre part à ce genre de discussions, ni pour vous écouter vous insulter et étaler vos ressentiments. Je ne suis pas non plus intéressée par le rôle de médiatrice, et si l’on m’a invitée ici dans cette intention, je déclare que c’est peine perdue. Je subodore, il est vrai, que ma participation sera vaine et inutile et que je perds mon temps, qui m’est si précieux pour mon travail de recherche. Je m’abstiendrai néanmoins de faire des présuppositions. Je propose de donner la parole à Filippa Eilhart pour que nous apprenions enfin la raison de ce rassemblement. Nous connaîtrons le rôle que nous avons à jouer ici. Alors, sans émotions superflues, nous déciderons si nous devons continuer le spectacle ou baisser le rideau. La discrétion que l’on nous demande de respecter nous engage toutes, effectivement. Et je prendrai personnellement les mesures qui s’imposent envers les indiscrètes. Aucune des magiciennes ne fit un geste ni ne prononça un seul mot. Triss ne mit pas un instant en doute la mise en garde de Sheala. La solitaire de Kovir n’avait pas pour habitude de proférer des menaces en l’air. — Nous te donnons la parole, Filippa. En revanche, je m’adresse à notre respectable assemblée en la priant de conserver le silence jusqu’à ce que Filippa nous signifie qu’elle a terminé. Filippa Eilhart se leva en faisant bruisser sa robe. — Mes chères consœurs, commença-t-elle. La situation est grave. La magie est menacée. Après les événements tragiques qui se sont produits sur Thanedd – événements que je me remémore avec dégoût et que je déplore –, nous avons constaté que le fruit d’une collaboration vieille de plusieurs centaines d’années et qui s’est déroulée sans conflits apparents avait été dilapidé en un clin d’œil, dès lors que des intérêts privés et des ambitions excessives se sont manifestés. Nous sommes aujourd’hui face à la rupture, au désordre, et nous nous heurtons à une hostilité et une méfiance mutuelles. Ce qui se passe actuellement commence à échapper à tout contrôle. Pour y remédier, pour empêcher qu’un terrible cataclysme se produise, il convient de remettre entre des mains solides le gouvernail de ce navire emporté par la tempête. Dame Laux-Antille, dame Merigold, dame Metz et moi-même avons déjà discuté ce point et nous sommes tombées d’accord. Reconstruire le Chapitre et le Conseil anéantis à Thanedd ne suffirait pas. Du reste, personne ne semble à même de rétablir ces deux institutions, et nous n’avons aucune garantie qu’une fois restaurées elles ne seraient pas dès le départ gangrenées par la même maladie. Une toute nouvelle organisation devrait voir le jour, une organisation secrète qui servirait exclusivement les intérêts de la magie, qui ferait en sorte que le cataclysme n’ait pas lieu. Car si la magie disparaît, ce monde disparaîtra avec elle. Privé de la magie et des progrès qu’elle apporte, comme il y a de cela des siècles, le monde s’enfoncera dans le chaos et les ténèbres, se noiera dans le sang et la barbarie. C’est pourquoi nous invitons toutes les dames ici présentes à se joindre à notre initiative, à prendre une part active dans les travaux du groupe secret que nous nous proposons de former. Nous nous sommes permis de vous convier ici pour entendre votre avis sur ce point. J’ai terminé. — Merci, dit Sheala de Tancarville en inclinant la tête. Si ces dames m’y autorisent, je parlerai la première. Ma question initiale, chère Filippa, est la suivante : pourquoi moi ? pourquoi ai-je été conviée ? J’ai décliné à plusieurs reprises la proposition qui m’était faite d’entrer au Chapitre, j’ai refusé un fauteuil au Conseil. Premièrement, mon travail m’absorbe totalement. Deuxièmement, je considérais, et je considère toujours, que d’autres, à Kovir, Poviss et Hegfors, sont davantage dignes de cet honneur. Je repose donc la question : pourquoi m’a-t-on invitée, moi, et non Carduin ? Ou Istredd z Aedd Gynvael, Tugdual ou encore Zangenis ? — Parce que ce sont des hommes, objecta Filippa. Or l’organisation dont je vous ai parlé doit se composer exclusivement de femmes. Dame Assire ? — Je retire ma question, déclara en souriant la magicienne de Nilfgaard. Elle rejoignait la question de dame de Tancarville. La réponse me satisfait. — Cela frise à mon avis le chauvinisme féministe, dit Sabrina Glevissig d’un ton railleur. Surtout dans ta bouche, Filippa, après ton changement… d’orientation érotique. Je n’ai rien contre les hommes. Mieux, j’adore les hommes, et je n’imagine pas la vie sans eux. Mais… après réflexion… c’est, en somme, un sage concept. Sur le plan psychique, les hommes sont peu stables, trop sujets à l’émotion, on ne peut pas compter sur eux en période de crise. — C’est un fait, reconnut posément Margarita Laux-Antille. Je compare sans cesse les résultats des adeptes d’Aretuza avec ceux des garçons de l’école de Ban Ard, et la comparaison tourne invariablement à l’avantage des filles. La magie requiert de la patience, de la délicatesse, de l’intelligence, du bon sens, de la ténacité. Elle nécessite de supporter avec calme et humilité les défaites et les échecs. L’ambition perd les hommes. Ils veulent toujours ce qu’ils savent être impossible et inaccessible. Et ils ne remarquent pas ce qui est accessible. — Assez, assez ! s’offusqua Sheala sans cacher son sourire. Il n’y a rien de pire qu’un chauvinisme scientifiquement fabriqué ! Honte à toi, Rita. Néanmoins… je suis d’accord, moi aussi, avec la structure unisexe qui a été proposée pour cette… convention ou, si l’on préfère, cette loge. Comme nous l’entendons, il s’agit de l’avenir de la magie, et la magie est une affaire trop sérieuse pour en confier le sort à des hommes. — Si je puis me permettre, intervint Francesca Findabair de sa voix mélodieuse, je voudrais interrompre l’espace d’un instant les divagations concernant la domination naturelle de notre sexe – ce point ne souffre aucune discussion. Concentrons-nous plutôt sur les questions relatives à l’initiative proposée ici, dont le but reste assez obscur pour moi. Le moment choisi n’est pas fortuit, il induit les rapprochements : c’est la guerre. Nilfgaard a mis en déroute et acculé les Royaumes du Sud. Par conséquent, derrière les mots d’ordre général que j’entends, ne se cacherait-il pas l’envie – compréhensible – de renverser la situation et de mettre en échec Nilfgaard ? Et par la suite de s’en prendre aux elfes insolents ? S’il en est ainsi, chère Filippa, nous ne trouverons pas de terrain d’entente. — Est-ce la raison pour laquelle j’ai été invitée ? demanda Assire var Anahid. Je ne m’intéresse pas outre mesure à la politique, mais je sais que l’armée impériale prendra l’avantage sur vos armées. Mis à part dame Francesca et dame de Tancarville, qui viennent d’un royaume neutre, toutes ces dames représentent des royaumes ennemis de l’empire nilfgaardien. Comment dois-je comprendre les paroles de solidarité entre magiciennes ? Comme une incitation à la trahison ? Je suis désolée, mais je ne me vois pas dans ce rôle. Ayant fini de parler, Assire se pencha, comme si elle posait la main sur un objet qui n’entrait pas dans la projection. Triss eut l’impression d’entendre un miaulement. — Elle a un chat, qui plus est ! murmura Keira Metz. Je parie qu’il est noir… — Pas si fort, souffla Filippa. Chère Francesca, chère Assire. Notre initiative doit être absolument apolitique, c’est la condition de base. Nous serons guidées non pas par les intérêts des races, des royaumes, des rois ou des empereurs, mais par le bien de la magie et son avenir. — En nous laissant guider par le bien de la magie, nous n’oublierons tout de même pas, sans doute, de veiller au bien-être des magiciennes ? (Sabrina Glevissig sourit sournoisement.) Or nous savons pourtant comment sont traitées nos semblables à Nilfgaard. Nous, nous allons faire ici nos discours apolitiques, et lorsque Nilfgaard aura vaincu et que nous nous retrouverons sous le pouvoir impérial, nous ressemblerons toutes à… Triss s’agita nerveusement, Filippa poussa un soupir à peine audible, Keira baissa la tête, Sheala fit mine d’ajuster son boa, Francesca se mordit les lèvres. Le visage d’Assire var Anahid ne frémit pas, mais se couvrit d’une légère rougeur. — Je voulais dire, acheva vivement Sabrina, que c’est un triste sort qui nous attend toutes. Filippa, Triss et moi-même étions toutes trois sur le mont Sodden. Emhyr nous le fera payer, comme il nous fera payer pour Thanedd, et pour l’ensemble de notre action. Mais ce n’est là qu’une des réserves qu’éveille en moi la déclaration d’apolitisme de notre convention. Y participer signifie-t-il l’abandon immédiat du service actif et politique que nous remplissons actuellement auprès de nos rois ? Ou bien devons-nous rester et servir deux maîtres à la fois, la magie et le pouvoir ? — Moi, dit Francesca en souriant, lorsque quelqu’un m’annonce qu’il est apolitique, je demande toujours à quelle sorte de politique exactement il fait allusion. — Et moi, je sais à coup sûr que ce n’est pas celle qu’il mène, ajouta Assire var Anahid en regardant Filippa. — Moi je suis apolitique, affirma Margarita Laux-Antille en relevant la tête. Et mon école l’est aussi. J’ai à l’esprit toutes les différentes variétés de politiques qui existent ! — Mes chères, intervint Sheala, restée silencieuse depuis un long moment. Souvenez-vous que vous êtes le sexe dominant. Ne vous comportez donc pas en jeunes filles qui s’arrachent le plateau de douceurs posé sur la table. Le principe proposé par Filippa est bien clair. Du moins pour moi, et je n’ai aucune raison de croire que vous soyez moins vives d’esprit que je le suis. En dehors de cette salle, nous sommes libres d’être et de servir qui nous voulons, aussi fidèlement que nous le voulons. Mais lorsque la convention se réunira, nous nous occuperons exclusivement de la magie et de son avenir. — C’est exactement ainsi que je vois les choses, confirma Filippa Eilhart. Je sais que les problèmes sont nombreux, de même que les doutes et les incertitudes. Nous en discuterons lors de notre prochaine rencontre, à laquelle nous prendrons toutes part en chair et en os, et non plus sous forme de projections ou d’illusions. Votre présence sera reconnue non pas comme un acte formel d’adhésion à la convention, mais comme un geste de bonne volonté. C’est ensemble que nous déciderons si une telle convention doit ou non voir le jour. Nous toutes. De manière équitable. — Nous toutes ? répéta Sheala. Je vois des sièges inoccupés, je présume qu’ils n’ont pas été placés là par hasard ? — La convention devrait compter douze magiciennes, répondit Filippa. Je voudrais que dame Assire nous propose une candidate et qu’elle nous la présente lors de notre prochaine rencontre. Il se trouvera certainement une autre magicienne digne de nous rejoindre dans l’empire de Nilfgaard. Je laisse la deuxième place à ton jugement, Francesca, car en tant qu’unique elfe de sang pur, tu ne dois pas te sentir isolée. La troisième… Enid an Gleanna releva la tête. — Je demande deux places. J’ai deux candidatures. — L’une d’entre vous est-elle opposée à cette demande ? Non ? Je n’y vois moi-même pas d’objection. Nous sommes aujourd’hui le 5 août, le cinquième jour après la nouvelle lune. Nous nous rencontrerons de nouveau le deuxième jour de pleine lune, chères consœurs, dans quatorze jours. — Un instant, l’interrompit Sheala de Tancarville. L’une des places est toujours vacante. Qui doit être la douzième magicienne ? — Ce sera justement le premier problème auquel sera confrontée la loge. (Filippa sourit mystérieusement.) Dans deux semaines, je vous dirai qui doit occuper le douzième siège. Et ensuite, nous nous demanderons ensemble comment faire pour que cette personne siège ici avec nous. Son identité ne manquera pas de vous étonner. Car ce n’est pas une personne ordinaire, mes chères consœurs. C’est la Mort ou la Vie, la Destruction ou la Renaissance, l’Ordre ou le Chaos. Tout dépend de la façon dont on voit les choses. * * * Le village entier était venu en masse devant la palissade assister au passage de la bande des Rats. Tuzik sortit en même temps que les autres. Il avait du travail, mais il n’avait pas pu résister. Ces derniers temps, on avait beaucoup entendu parler des Rats. Un bruit même circulait, affirmant qu’ils auraient tous été attrapés et pendus. Cette rumeur cependant était fausse, preuve en était que les Rats paradaient en ce moment même, ostensiblement et sans hâte, à travers tout le village. — Insolents scélérats, chuchota quelqu’un derrière l’épaule de Tuzik dans un murmure plein d’admiration. — Ils se pavanent au beau milieu du village… — Endimanchés comme pour un mariage… — Et vous avez vu leurs chevaux ! T’en verras pas de pareils chez les Nilfgaardiens ! — Bah ! ils ont été volés. Les Rats s’emparent des chevaux de tout le monde. Aujourd’hui il est facile de vendre un canasson n’importe où. Mais ils gardent les meilleurs pour eux… — Celui qui est devant, visez un peu, c’est Giselher… leur chef. — Et à côté de lui, sur l’alezane, c’est cette elfe… On l’appelle Étincelle… Un cabot surgit de derrière la palissade et se mit à aboyer, se démenant juste sous les sabots avant de la jument d’Étincelle. L’elfe secoua sa frange luxuriante et sombre, fit faire demi-tour à son cheval, se pencha profondément en avant et cingla le chien de son fouet. Le bâtard hurla de douleur et tourna par trois fois sur lui-même ; Étincelle lui cracha dessus. Tuzik lâcha un juron. Les gens autour de lui continuaient à murmurer en montrant discrètement du doigt les autres Rats qui traversaient le village au pas. Tuzik écoutait, il était bien obligé. Il connaissait les ragots et les on-dit aussi bien que les autres ; il devinait sans peine que celui en train de croquer une pomme, avec ses cheveux ébouriffés couleur paille qui lui arrivaient jusqu’aux épaules, c’était Kayleigh ; le trapu, c’était Asse, et celui avec une peau de mouton brodée, c’était Reef. Deux jeunes filles fermaient le défilé ; elles avançaient côte à côte et se tenaient par la main. La plus grande montait un cheval bai, elle avait le crâne rasé comme si elle avait eu le typhus, son corsage en dentelle était d’une blancheur éclatante sous son gilet déboutonné ; son collier, ses bracelets et ses boucles d’oreilles lançaient des reflets aveuglants. — Celle au crâne rasé, c’est Mistle…, entendit Tuzik. Avec toutes ses verroteries, on dirait vraiment un sapin décoré pour la Yule. — On raconte qu’elle a tué plus de gens qu’elle n’a fêté de printemps… — Et l’autre ? Celle avec une épée derrière son dos ? — On la nomme Falka. Elle est avec les Rats depuis l’été dernier. C’est aussi un sacré numéro, à ce qu’il paraît… Le sacré numéro, pour autant qu’avait pu en juger Tuzik, n’était pas tellement plus âgé que sa propre fille, Milena. Les cheveux gris de la jeune brigande s’échappaient par mèches de sous son bonnet de velours orné d’un bouquet de plumes de faisan qui frétillaient insolemment. Elle portait autour du cou un châle en soie couleur pavot, noué en une fantasque cocarde. Une agitation parcourut soudain les villageois, debout devant leurs chaumières : Giselher arrivait, en tête de la bande. Il retint son cheval et d’un geste insouciant jeta aux pieds de grand-mère Mykitka, appuyée sur une canne, une belle bourse garnie d’espèces sonnantes. — Que les dieux t’accordent leur protection, mon fils miséricordieux ! s’écria grand-mère Mykitka. Que tu sois en bonne santé, notre bienfaiteur, que… Le rire perlé d’Étincelle couvrit les palabres de la petite vieille. L’elfe passa gaillardement sa jambe droite par-dessus son arçon, saisit un sac et, d’un geste énergique, lança une poignée de monnaie en direction de la foule. Reef et Asse suivirent son exemple, et une véritable pluie d’argent s’abattit sur la route sablonneuse. Kayleigh, en gloussant, lâcha son trognon de pomme au milieu de la foule qui se pressait pour ramasser les pièces. — Bienfaiteurs ! — Petits faucons ! — Que le sort vous soit favorable ! Tuzik ne courut pas derrière les autres, il ne tomba pas à genoux pour retourner le sable et les crottes de poule à la recherche de quelques pièces. Il se tenait toujours près de la palissade, regardant les jeunes filles qui passaient lentement devant lui. La plus jeune, celle aux cheveux gris, surprit son regard et l’expression de son visage. Elle lâcha la main de la fille au crâne rasé, pressa son cheval et fonça sur lui, l’acculant contre la palissade et le heurtant presque de son étrier. Il vit ses yeux verts et frémit, tant ils exprimaient le mal et une haine froide. — Laisse, Falka, intervint l’autre fille. C’est inutile. La brigande aux yeux verts se contenta de jeter un dernier regard à Tuzik, puis elle suivit les Rats sans même tourner la tête. — Bienfaiteurs ! — Petits faucons ! Tuzik cracha. En fin d’après-midi, les Noirs, les cavaliers venant du fort de Fen Aspra, firent un saut au village, semant l’effroi. Leurs fers résonnaient, leurs chevaux hennissaient, leurs armes cliquetaient. Le maire du village et les autres manants interrogés mentirent à qui mieux mieux, orientant les recherches dans une mauvaise direction. Fort heureusement, personne ne demanda rien à Tuzik. Quand celui-ci revint du pâturage et alla dans le jardin, il entendit des voix. Il reconnut le babillement des jumelles du charron Zgarb, les piaillements perçants des garçons des voisins. Et la voix de Milena. Ils s’amusent, constata-t-il. Il sortit du bûcher. Et resta pétrifié. Milena ! Sa seule fille encore vivante, la perle de son existence, avait suspendu derrière son dos un bâton sur une ficelle qui faisait office d’épée. Elle avait laissé ses cheveux libres, accroché à son petit bonnet de laine une plume de coq, noué autour de son cou le foulard de sa mère… en une bizarre et fantasque cocarde. Elle avait les yeux verts. Tuzik n’avait encore jamais levé la main sur sa fille, jamais il ne s’était servi de la ceinture paternelle. Ce fut la première fois. * * * Un éclair zébra l’horizon, un grondement de tonnerre éclata. Telle une herse, le souffle du vent retourna la surface du Ruban. Il va y avoir de l’orage, songea Milva, et après l’orage viendront les pluies. Les pinsons ne se sont pas trompés. Elle talonna son cheval. Si elle voulait rattraper le sorceleur avant l’orage, elle devait se presser. « J’ai connu beaucoup de militaires dans ma vie. Des maréchaux, des généraux, des voïvodes et des hetmans, vainqueurs de nombreuses campagnes et de nombreuses batailles. J’ai prêté l’oreille à leurs récits et leurs souvenirs. Je les ai vus, penchés sur des cartes, traçant des lignes de différentes couleurs, faisant des plans, élaborant des stratégies. Dans cette guerre sur papier, tout fonctionnait, tout était clair et se déroulait dans un ordre exemplaire. “Il faut qu’il en soit ainsi, expliquaient les militaires. L’armée, c’est avant tout de l’ordre et de la discipline. L’armée ne peut exister sans ces deux piliers.” Il est d’autant plus surprenant de constater que la guerre véritable – et j’en ai connu plus d’une ! –, pour ce qui est de l’ordre et de la discipline, rappelle à s’y méprendre un bordel en proie aux flammes. » Jaskier, Un demi-siècle de poésie Chapitre 2 L’eau pure et cristalline du Ruban se déversait par les bords de l’escarpement en un doux arc de cercle, puis retombait en un jet ruisselant d’écume parmi les roches, noires comme l’onyx, avant de disparaître au milieu des brisants blancs ; la cascade se jetait ensuite dans une vaste nappe, si limpide que chaque petit caillou, chaque tresse verte de varechs ondoyant dans le courant s’y détachait sur un fond de mosaïque multicolore. Les deux rivages étaient bordés d’un tapis de renouées dans lesquelles s’ébattaient des cincles exposant orgueilleusement les jabots blancs de leur cou. Au-dessus des renouées, les buissons arboraient des reflets verts, bronze et ocre parmi des sapins qu’on aurait dit parsemés de poudre d’argent. — Assurément, fit Jaskier dans un soupir, l’endroit est féerique ! Une énorme truite saumonée tentait de franchir la cascade. Elle resta suspendue un instant dans les airs, raidissant ses nageoires et agitant sa queue avant de retomber pesamment dans l’écume bouillonnante. Le ciel à l’horizon s’assombrissait, traversé soudain par le ruban fourchu d’un éclair ; le grondement lointain de l’orage répercuta son écho assourdi le long du mur de la forêt. La jument baie du sorceleur tenta quelques cabrioles, secoua la tête, montra les dents, tentant de recracher son mors. Geralt resserra fermement sa prise sur les rênes, et la jument fit claquer ses sabots sur les cailloux en continuant à caracoler à reculons. — Ho, ho ! Tu l’as vue, Jaskier ? C’est une sacrée ballerine ! Sacrebleu, à la première occasion, je me débarrasse de cet animal ! Dussé-je en crever, je suis même prêt à l’échanger contre un âne ! — Et tu envisages cette possibilité pour bientôt ? (Le poète se gratta la nuque, les piqûres de moustique le démangeaient.) À dire vrai, le charme sauvage de cette vallée est sensationnel, indubitablement, mais, histoire de varier les plaisirs, je l’abandonnerais volontiers pour une auberge un peu moins bucolique. Cela fera bientôt une semaine que j’admire la nature romantique des paysages et des horizons lointains. Je me languis des intérieurs, de ceux, plus particulièrement, qui vous proposent des plats chauds et de la bière fraîche. — Il va falloir que tu te languisses encore quelque temps. (Le sorceleur se retourna sur sa selle.) Peut-être tes souffrances se trouveront-elles apaisées si je t’avoue que la civilisation me manque un peu, à moi aussi. Comme tu le sais, je suis resté coincé à Brokilone trente-six jours exactement. Et autant de nuits, durant lesquelles la nature romantique a glacé mon derrière, rampé le long de mes épaules et déposé sa rosée sur mon nez… Hooo ! Quelle plaie, cette jument ! Vas-tu enfin arrêter tes caprices ? — Elle a été piquée par les taons. Ces saletés sont devenues enragées et meurtrières, comme avant l’orage. Au sud, ça gronde et les éclairs sont de plus en plus fréquents. — J’avais remarqué. (Le sorceleur regarda le ciel en retenant son cheval, qui avait cessé de caracoler.) Le vent a tourné aussi. Il vient de la mer. Le temps va changer, pas de doute. En route. Presse un peu ton gros hongre. — Mon destrier se nomme Pégase. — Pouvait-il en être autrement ? Tu sais quoi ? On va aussi lui donner un nom, à ma jument elfique. Voyons… — Ablette, peut-être ? ironisa le troubadour. — Va pour Ablette, accepta le sorceleur. C’est mignon. — Geralt ? — Oui ? — As-tu jamais eu un cheval qui se soit appelé Ablette ? — Non, répondit le sorceleur après avoir réfléchi un instant. Jamais. Presse ton Pégase castré, Jaskier. Nous avons une longue route devant nous. — Certes, marmonna le poète. À combien de miles se trouve Nilfgaard, à ton avis ? — Un certain nombre. — Y parviendrons-nous avant l’hiver ? — Nous passerons d’abord par Verden. Là-bas, on discutera… de certains points. — Lesquels ? Tu ne me décourageras pas, et tu ne te débarrasseras pas de moi non plus. Je vais te tenir compagnie ! Voilà ce que j’ai décidé. — Nous verrons. J’ai dit que nous devions passer par Verden. — Et c’est encore loin ? Tu connais cette région ? — Oui. Non loin d’ici se trouve la cascade Ceann Treise. Ces terres que tu vois, là, devant nous, on les appelle « la Septième Lieue ». Ces petites montagnes derrière la rivière, ce sont les collines de la Chouette. Nous, nous irons vers le sud en suivant le cours de la rivière. Le Ruban tourne vers l’ouest, nous, nous passerons par les bois. Je veux atteindre un endroit qui s’appelle Drieschot, c’est-à-dire le Triangle. C’est là que se croisent les frontières de Verden, de Brugge et de Brokilone. — Et de là ? — Nous continuerons par la Iaruga. Vers l’embouchure. Jusqu’à Cintra. — Et ensuite ? — Ensuite on verra. Serait-il envisageable, à l’occasion, de contraindre ton feignant de Pégase à avancer à une allure un tantinet plus rapide ? * * * L’ondée les surprit alors qu’ils étaient en train de traverser la rivière. Un vent violent commença à se déchaîner ; ses rafales, semblables à celles d’un ouragan, soulevaient cheveux et houppelandes, et arrachaient aux arbres bordant le rivage leurs feuilles et leurs branchages, qui cinglaient les visages. Avec force cris, les deux voyageurs talonnèrent leurs montures pour qu’elles pressent l’allure ; ils se dirigèrent vers l’autre rive, faisant mousser l’eau autour d’eux. À ce moment-là, le vent, soudainement, se calma, et ils virent se dresser devant eux un épais rideau de pluie. La surface du Ruban blanchit et se mit à bouillonner comme si des milliards de boules de plomb avaient été précipitées du ciel. Avant d’avoir atteint non sans peine le rivage, ils furent transpercés par les violentes trombes d’eau qui s’abattaient sur eux. Ils se hâtèrent de chercher refuge dans la forêt. Les couronnes des arbres formaient au-dessus de leur tête un épais toit de verdure qui était cependant impuissant à les protéger. La pluie faucha rapidement les branches, qui s’inclinèrent ; un instant plus tard, il pleuvait dans la forêt comme à ciel ouvert. Ils s’emmitouflèrent dans leur houppelande, rabattirent leur capuchon. L’obscurité s’installa parmi les arbres, trouée par les seuls éclairs, de plus en plus nombreux. L’orage grondait à n’en plus finir, sans discontinuer, dans un vacarme assourdissant. Ablette, effrayée, trépignait, sautillait. Pégase gardait un calme imperturbable. — Geralt, s’époumona Jaskier en tentant de couvrir de sa voix un nouveau coup de tonnerre qui se répercuta dans la forêt tel l’écho d’une gigantesque guimbarde. Arrêtons-nous ! Mettons-nous à l’abri quelque part ! — Où ça ? rétorqua le sorceleur. Avance ! Et ils avancèrent. Au bout d’un certain temps, la pluie faiblit considérablement ; de nouveau, le vent se mit à souffler dans les frondaisons des arbres, les grondements du tonnerre cessèrent de vriller leurs oreilles. Le sorceleur et le barde se retrouvèrent sur un sentier au cœur d’une épaisse aulnaie, puis ils débouchèrent sur une clairière au beau milieu de laquelle trônait un hêtre énorme. À l’abri sous les branches de l’arbre, une charrette attelée à deux mulets était installée sur un épais tapis de faînes et de feuilles couleur bronze. Le cocher, assis sur l’un des baudets, les visait avec une arbalète. Geralt lança un juron qui fut couvert par le tonnerre. — Baisse ton arbalète, Kolda, dit un homme de petite taille en chapeau de paille. (Tournant le dos au hêtre, il était en train de remonter son pantalon en sautillant sur une seule jambe.) Ce ne sont pas ceux qu’on attendait. Mais ce sont des clients. N’effraie pas les clients. Nous avons peu de temps, mais on peut toujours marchander un peu ! — Par quel diable…, grommela Jaskier dans le dos de Geralt. — Approchez donc un peu, messieurs les elfes, les interpella l’homme au chapeau. N’ayez crainte, je suis votre homme. N’ess a tearth ! Va, Seidhe. Ceadmil ! Votre homme, vous comprenez ? On fait du négoce ! Allez, approchez par ici, sous la foutelaie on ne reçoit pas autant d’eau sur la tête ! La confusion de l’homme quant à leur identité n’étonna pas Geralt. Lui et Jaskier étaient emmaillotés dans des houppelandes grises ayant appartenu à des elfes. Geralt portait un gilet avec un motif en forme de feuille – le préféré des elfes – que lui avaient donné les dryades ; son visage était en partie caché par son capuchon, il montait un cheval au harnais typiquement elfique et aux brides décorées de manière tout à fait caractéristique. Quant à ce gandin de Jaskier, cela faisait déjà bien longtemps qu’on le prenait pour un elfe ou un demi-elfe, surtout depuis qu’il s’était mis à porter les cheveux longs jusqu’aux épaules et qu’il avait pris l’habitude de les friser au fer de temps à autre. — Fais attention, marmonna Geralt en mettant pied à terre. Tu es un elfe. N’ouvre pas la bouche inutilement. — Pourquoi ? — Ce sont des havekars. Jaskier siffla tout bas. Il savait de quoi il s’agissait. L’argent gouvernait tout, et la demande appelait l’offre. Les Scoia’tael qui sévissaient dans les forêts engrangeaient des butins, inutiles pour eux, mais négociables. Ils souffraient en revanche d’un manque d’armes et d’équipement. C’est ainsi qu’un commerce forestier ambulant avait vu le jour. Des spéculateurs qui trafiquaient avec les Écureuils émergeaient à la dérobée, avec leurs charrettes, dans les layons, les sentiers, les trouées et les clairières. Les elfes les appelaient des hay’caaren, mot intraduisible, mais qui faisait référence à une cupidité rapace. Parmi les humains s’était répandu le terme de « havekar », dont la connotation, dans leur bouche, était plus affreuse encore. Car les havekars étaient des personnages horribles. Cruels et intransigeants, ils ne reculaient devant rien, pas même devant le meurtre. Un havekar attrapé par l’armée ne saurait compter sur la miséricorde des soldats, lui-même n’ayant pas pour habitude d’accorder la sienne. S’il croisait sur sa route quelqu’un susceptible de le vendre aux soldats, il sortait son arbalète ou son couteau sans hésiter. Le sorceleur et le poète n’étaient donc pas en très bonne posture. Par chance, les havekars les prenaient pour des elfes. Geralt tira encore un peu sur son capuchon pour mieux couvrir son visage tout en se demandant ce qui se passerait s’il venait à être découvert. — Mais quel sale temps, soupira le marchand en se frottant les mains. Ça tombe tellement qu’on dirait que le ciel est troué ! Saleté de tedd ell’ea ! Mais c’est pas grave, y a pas de mauvais temps pour les affaires. Y a que de la mauvaise marchandise et du mauvais argent, hé, hé ! Tu comprends, l’elfe ? Geralt hocha la tête. De derrière son capuchon, Jaskier émit un grognement indistinct. Heureusement pour eux, l’antipathie orgueilleuse des elfes à l’égard des humains était universellement connue, et personne ne s’en étonnait. Le cocher, cependant, n’avait pas baissé son arbalète, ce qui n’était pas bon signe. — Avec qui vous êtes ? De quel commando ? (Le havekar, comme tout commerçant qui se respecte, ne se laissait pas décontenancer par la réserve et la morosité de ses clients.) Coinneach Dá Reo ? Angus Bri-Cri ? Ou peut-être Riordain ? Riordain, je le sais, a passé au fil de l’épée les huissiers du roi qui circulaient chargés de tout l’impôt récolté. Des pièces, pas des céréales. Moi, je prends pas de céréales en paiement, ni de goudron, ni de fringues tachées de sang, et pour ce qui est de la rapinerie j’accepte que du vison, de la zibeline ou de l’hermine. Mais ce qui m’est le plus doux, ce sont les espèces sonnantes et trébuchantes, les pierres et les bijoux ! Si vous en avez, on peut faire affaire ! J’ai de la marchandise de premier choix ! Evelienn vara en ard scedde, ell’ea, tu comprends, l’elfe ? J’ai de tout. Regardez voir. Le marchand s’approcha de la charrette, tira sur un bout de la bâche mouillée. Ils aperçurent des épées, des arcs, des empennages, des selles. Le havekar farfouilla dans le tas de marchandises, en extirpa une flèche à la pointe sciée et édentée. — Vous ne trouverez ça chez personne d’autre, se vanta-t-il. Les autres vendeurs ont la frousse et se font tout petits, parce que des pointes comme ça, si des forains se font attraper avec, ils se font mettre en pièces. Mais moi, je sais ce qui plaît aux Écureuils, le client est roi, et tu peux pas faire de commerce sans prendre quelques risques, du moment que t’en tires profit ! Chez moi, les pointes fusantes sont à neuf orins la douzaine. Naev’de aen tvedeane, ell’ea, il comprend le Seidhe ? Promis, c’est pas de l’arnaque, je gagne pas grand-chose moi-même, je le jure sur la tête de mes petiots. Si vous prenez trois douzaines d’un coup, alors là, je vous accorde six pour cent de rabais. C’est une affaire, et même une sacrée affaire… Holà ! Seidhe, écarte-toi de mon fourgon ! Jaskier ôta farouchement sa main de la bâche, et tira sa capuche sur ses yeux. Pour la énième fois, Geralt maudit en pensée la curiosité irrépressible du barde. — Mir’me vara, marmotta Jaskier en faisant un geste d’excuse de la main. Squaess’me. — Sans rancune, assura le havekar en affichant un large sourire. Mais c’est interdit de regarder, parce que dans la charrette il y a une autre marchandise. Mais pas pour vendre, pas pour le Seidhe. C’est une commande, hé, hé ! Mais on cause, on cause… Montrez-moi la monnaie. C’est parti, se dit Geralt en regardant l’arbalète tendue du cocher. Il avait des raisons de supposer que la véritable affaire pour le havekar était cette pointe d’empenne qui, après avoir atteint le ventre, ressortait par le dos en trois, voire quatre endroits, transformant les entrailles de l’homme abattu en un salmigondis des plus infâmes. — N’ess tedd, déclara le sorceleur en simulant un accent chantant. Tearde. Mireann vara, va’en vort. Quand on revient du commando, là on fait affaire. Ell’ea ? Il comprend, le Dh’oine ? — Il comprend. (Le havekar cracha.) Il comprend que vous deux vous êtes des miséreux ; vous voudriez bien prendre la marchandise, sauf que vous avez pas assez d’argent. Allez-vous-en d’ici ! Et ne revenez pas, parce que moi je dois rencontrer des gens importants, et il serait plus prudent que vous ne tombiez pas sur ces personnes. Partez av… Il s’interrompit, car il avait entendu un cheval renâcler. — Par le diable ! grogna-t-il. Trop tard ! Ils sont déjà là ! Planquez vos trognes sous vos capuchons, les elfes ! Et ne bougez pas d’un cil ! Kolda, gros abruti, baisse cette arbalète, et que ça saute ! Le bruit de la pluie, les grondements de tonnerre et le tapis de feuilles qui étouffait les claquements des sabots avaient permis aux cavaliers d’arriver furtivement et d’encercler le hêtre en un clin d’œil. Ce n’étaient pas des Scoia’tael. Les Écureuils ne portaient pas d’armure ; les huit cavaliers qui entouraient l’arbre ruisselaient, l’eau dégoulinait le long de leurs heaumes, de leurs brassards et de leurs cottes de mailles. L’un des cavaliers s’approcha au pas et se dressa devant le havekar telle une montagne. Déjà grand naturellement, il montait qui plus est un puissant étalon belliqueux. Une peau de loup était jetée sur ses épaules couvertes de métal, son visage était masqué par un heaume dont le large nasal descendait jusqu’à sa lèvre supérieure. L’étranger tenait à la main un marteau d’armes à l’aspect menaçant. — Rideaux ! lança-t-il d’une voix rauque. — Faoiltiarna ! répondit le commerçant en criant d’une voix légèrement cassée. Le cavalier s’approcha plus près encore et se pencha sur sa selle. La pluie gicla sur le nasal en acier avant de retomber sur l’épaulière du cavalier puis sur la tête du marteau qui luisait de façon sinistre. — Faoiltiarna ! répéta le havekar en s’inclinant jusqu’à la ceinture. (Il ôta son chapeau ; instantanément la pluie plaqua sur son crâne les rares cheveux qu’il avait encore.) Faoiltiarna ! Je suis des vôtres, je connais le signal et le mot de passe… Je viens de chez Faoiltiarna, Votre Excellence… Je suis venu au lieu de rendez-nous, sous le hêtre, comme il était convenu… — Ceux-là, qui sont-ils ? — Mon escorte. (Le havekar s’inclina plus profondément encore.) C’est… ce sont des elfes… — Le prisonnier ? — Dans la charrette. Dans un cercueil. — Un cercueil ? (Le cavalier avec le heaume au nasal poussa un rugissement de hargne qui fut en partie couvert par un grondement de tonnerre.) Tu me le paieras ! M. de Rideaux a clairement ordonné que le prisonnier soit livré vivant ! — Il est vivant, bien vivant, s’empressa de bafouiller le marchand. Conformément aux ordres… Enfermé dans un cercueil, mais vivant… Le cercueil, ce n’était pas mon idée, Votre Excellence. C’est Faoiltiarna… Le cavalier heurta l’étrier de son marteau. Obéissant au signal, trois des hommes à cheval mirent pied à terre et ôtèrent la bâche de la charrette. Quand ils eurent jeté au sol couvertures, selles et harnais, Geralt aperçut à la lueur d’un éclair un cercueil en bois de pin fraîchement coupé. Son regard, cependant, ne s’attarda pas outre mesure. Il sentit un froid glacial envahir le bout de ses doigts. Il savait comment aller tourner la situation. — Mais qu’est-ce que ça signifie, Votre Excellence ? l’interpella le havekar en regardant sa marchandise dégringoler sur les feuilles mouillées. Vous videz ma charrette ? — J’achète le tout. Avec l’attelage. — Ah ! (Un sourire insolent apparut sur la trogne broussailleuse du marchand.) Voilà qui est autrement parlé. Ça fera… Laissez-moi réfléchir… Cinq cents, avec la permission de Votre Excellence, si vous payez en devises de Témérie. Si, par contre, vous payez avec vos florins, ça fera quarante-cinq. — Rien que ça ? pouffa le cavalier en arborant un affreux sourire derrière son nasal. Approche-toi. — Attention, Jaskier, souffla le sorceleur en défaisant discrètement la boucle de son manteau. Il y eut un coup de tonnerre. Le havekar s’approcha du cavalier, comptant naïvement réaliser la transaction de sa vie. Ce fut certes la transaction de sa vie, peut-être pas la meilleure, mais la dernière à coup sûr. Le cavalier se dressa sur ses étriers, prit son élan et planta son marteau dans le crâne dégarni du havekar. Le marchand tomba sans un cri, frissonna, agita les bras, laboura de ses talons le tapis de feuilles mouillées. L’un des hommes qui retournait l’intérieur de la charrette passa les rênes autour du cou du cocher et serra, puis un autre se précipita dans leur direction et acheva le malheureux à l’aide d’un stylet. L’un des cavaliers éleva rapidement son arbalète à hauteur d’épaules, visant Jaskier. Geralt, cependant, avait déjà en main une épée, tombée du chariot du havekar. Saisissant l’arme par le milieu de la lame, il la lança comme un javelot. Transpercé, l’arbalétrier s’affaissa et tomba de son cheval, une stupéfaction infinie se lisant encore sur son visage. — Sauve-toi, Jaskier ! Le poète rattrapa Pégase et, dans un élan sauvage, bondit sur sa selle. Il avait pris trop d’élan toutefois, et manquait de pratique. Il ne parvint pas à se maintenir sur le pontet et retomba de l’autre côté de l’animal. Ce qui lui sauva la vie : le fer de l’épée d’un cavalier qui l’attaquait cingla l’air au-dessus des oreilles de Pégase dans un sifflement, et le hongre, pris de panique, tira sur ses rênes et percuta le cheval de l’assaillant. — Ce ne sont pas des elfes, mugit le cavalier au nasal en saisissant son épée. Prenez-les vivants ! Vivants ! L’un des hommes qui avaient sauté de la charrette, troublé par cet ordre, hésita. Geralt, qui avait eu le temps d’empoigner sa propre épée, ne commit pas la même erreur. L’ardeur des deux derniers cavaliers fut quelque peu refroidie par la fontaine de sang qui se déversa sur eux. Geralt en profita pour en tuer un second. Mais les cavaliers étaient déjà sur son dos. Il échappa à leurs épées, para leurs coups, fit une esquive, et ressentit soudain une douleur pressante dans le genou droit. Il sentit qu’il tombait. Pourtant il n’était pas blessé. Sans prévenir, la jambe qui avait été soignée à Brokilone refusait de lui obéir. L’homme à terre qui s’apprêtait à l’assommer avec une hache poussa brusquement un gémissement et chancela, comme si quelqu’un l’avait poussé. Avant de tomber, le sorceleur aperçut une flèche aux longues pennes plantée dans le flanc de son assaillant. Jaskier poussa un hurlement qui fut couvert par le tonnerre. Geralt agrippa la roue du chariot ; à la lueur d’un éclair, il entrevit une jeune fille aux cheveux clairs qui sortait de l’aulnaie, un arc tendu à la main. Les cavaliers aussi la virent. Ils ne pouvaient faire autrement, car l’un d’eux justement passait par-dessus la croupe de son cheval, la gorge réduite en une bouillie carmin par la pointe d’une flèche. De l’endroit où ils se trouvaient, les trois cavaliers restants, dont le chef coiffé d’un heaume à nasal, évaluèrent le danger, puis ils poussèrent un hurlement et galopèrent en direction de l’archère en se cachant derrière l’encolure de leurs chevaux. Ils croyaient ainsi être à l’abri des flèches. Ils se trompaient. Maria Barring, surnommée Milva, tendit de nouveau son arc. La corde appuyée contre son visage, elle visa tranquillement. Le premier des attaquants hurla et glissa à bas de son cheval ; son pied étant resté coincé dans l’étrier, il fut piétiné par les sabots ferrés de sa monture. La flèche faucha purement et simplement le deuxième cavalier, qui tomba de sa selle. Le troisième – le chef – était déjà tout proche ; il se dressa sur ses étriers, leva son épée au-dessus de sa tête pour frapper. Sans même tressaillir, Milva, impavide, regarda son attaquant, arma son arc et, à une distance de cinq pas, lui planta une flèche en plein visage, juste à côté du nasal de fer. La flèche fit voler le heaume, qui valsa à terre. Le cheval ne ralentit pas son allure ; privé de son casque et d’une partie de son crâne, le cavalier resta en selle quelques instants, puis s’effondra tout doucement et chuta dans une flaque d’eau. Le cheval hennit et poursuivit sa route. Geralt se remit debout non sans mal et massa sa jambe douloureuse. Paradoxalement, il semblait n’avoir rien perdu de son agilité, et pouvait marcher sans difficulté. À ses côtés, Jaskier parvint à se dégager du cadavre à la gorge arrachée qui l’écrasait et se releva péniblement. Le visage du poète avait la couleur de la chaux vive. Milva s’approcha, retirant au passage sa flèche de l’homme mort. — Je te remercie, dit le sorceleur. Jaskier, voici Milva Barring. C’est grâce à elle si nous sommes en vie. Milva arracha une autre flèche sur un deuxième cadavre, jeta un œil sur la pointe ensanglantée. Jaskier marmotta quelques mots indistincts, s’inclina en un salut courtois, quoiqu’un peu tremblotant, après quoi il tomba à genoux et se mit à vomir. — Qui c’est, lui ? (L’archère essuya sa flèche sur des feuilles mouillées puis la rangea dans son carquois.) C’est ton ami, sorceleur ? — Oui, il s’appelle Jaskier. C’est un poète. — Un poète. (Milva regarda le vomi déjà refroidi du troubadour, puis elle releva les yeux.) Si c’est ça, alors, je comprends. Ce que je comprends moins, c’est pourquoi il est là à dégueuler au lieu de composer des vers quelque part, dans le silence. Du reste, c’est pas mon affaire. — En un sens, c’est ton affaire. Tu lui as sauvé la vie. Ainsi qu’à moi. Milva essuya son visage mouillé par la pluie, sur lequel on distinguait encore l’empreinte de la corde. Bien qu’elle ait tiré plusieurs fois, une seule marque était visible ; la corde se plaçait toujours exactement au même endroit. — J’étais déjà dans l’aulnaie quand vous discutiez avec le havekar, expliqua-t-elle. Je ne voulais pas que le gredin me voie, et il n’y avait pas d’urgence. Et puis les autres, là, sont arrivés et la pagaille a commencé. T’en as amoché plusieurs. Tu sais manier l’épée, faut le reconnaître. Tu es boiteux, pourtant. Tu devrais rester à Brokilone encore quelque temps, soigner ta quille. Si ta blessure s’aggrave, tu risques de boiter jusqu’à la fin de ta vie. Mais tu es au courant, sans doute ? — Je survivrai. — C’est ce que je crois, en effet. Car je t’ai suivi, pour te prévenir. Et te faire tourner bride. Il ne sortira rien de ton expédition. Au sud, c’est la guerre. Les armées nilfgaardiennes ont quitté Drieschot pour Brugge. — Comment le sais-tu ? — Y a qu’à regarder. (D’un geste large, la jeune fille désigna les cadavres et les chevaux.) Ce sont des Nilfgaardiens ! Ne vois-tu pas les soleils sur leurs casques ? Les broderies sur leurs caparaçons ? Rassemblez vos affaires, on prend nos jambes à notre cou, les autres peuvent arriver ici d’un moment à l’autre. Ceux-là étaient en reconnaissance. — Je ne crois pas que ces hommes aient été envoyés en reconnaissance ou qu’ils constituent une avant-garde, fit remarquer le sorceleur en tournant la tête. Ils sont venus ici pour autre chose. — Et pour quoi, alors ? — Pour ça, dit Geralt en désignant dans le chariot le cercueil de pin assombri par la pluie. Il pleuvait moins fort déjà et le tonnerre avait cessé. L’orage s’était déplacé vers le sud. Le sorceleur ramassa son épée qui traînait parmi les feuilles, sauta sur le chariot et pesta tout bas – son genou se rappelait encore à son bon souvenir. — Aide-moi à ouvrir ça. — Qu’est-ce qui te prend, de vouloir sortir un macchabée… (Milva s’interrompit en voyant les ouvertures percées dans le couvercle.) Diantre ! Le havekar transportait quelqu’un de vivant dans cette boîte ? — C’est un prisonnier. (Geralt souleva le couvercle.) Le marchand attendait les Nilfgaardiens ici pour le leur remettre. Je les ai entendus échanger un signal et un mot de passe… Ils soulevèrent le couvercle avec fracas et découvrirent un homme bâillonné, des lanières de cuir autour des mains et des pieds l’entravant au cercueil. Le sorceleur se pencha. Regarda attentivement. Puis plus attentivement encore. Et il lança un juron. — Tiens donc ! dit-il lentement. Ça, c’est une surprise ! Qui l’eût cru ? — Tu le connais, sorceleur ? — De vue, répondit Geralt en affichant un affreux sourire. Range ton couteau, Milva. Ne coupe pas ses liens. D’après ce que je vois, il s’agit d’une affaire interne entre Nilfgaardiens. Nous ne devrions pas nous en mêler. Laissons-le tel qu’il est. — Ai-je bien entendu ? intervint Jaskier par-dessus son épaule. (Il était encore pâle, mais chez lui la curiosité l’emportait toujours.) Tu veux abandonner dans la forêt un homme enchaîné ? Je devine que tu as reconnu en lui un ennemi avec qui tu as eu maille à partir, mais enfin, c’est un prisonnier, que diable ! Il était aux mains de personnes qui nous ont attaqués, et il s’en est fallu de peu, d’ailleurs, qu’elles nous tuent. L’ennemi de nos ennemis… Il s’interrompit en voyant le sorceleur sortir un couteau de sa gaine. Milva se racla légèrement la gorge. Elle ouvrit grands ses yeux bleu foncé, que les gouttes de pluie faisaient cligner sans cesse. Geralt se pencha et trancha le lien qui enserrait la main droite du prisonnier. — Regarde, Jaskier, dit-il en saisissant le captif par le poignet et en soulevant sa main libre. Tu vois cette cicatrice sur sa main ? C’est Ciri qui la lui a faite. Sur l’île de Thanedd, voici un mois. C’est un Nilfgaardien. Il était venu sur Thanedd dans l’intention de kidnapper Ciri. Elle lui a fait cette entaille alors qu’elle luttait pour ne pas se faire enlever. — Ça ne lui a pas servi à grand-chose, finalement, marmonna Milva. Quand même, m’est avis qu’il y a là quelque chose qui ne tient pas debout. Si celui-là a enlevé ta Ciri de l’île pour le compte de Nilfgaard, par quel miracle s’est-il retrouvé dans ce cercueil ? Et pourquoi le havekar voulait-il justement le livrer aux Nilfgaardiens ? Enlève-lui son bâillon, sorceleur. Peut-être qu’il nous dira quelque chose ? — Je ne tiens pas du tout à l’entendre, répondit Geralt d’une voix sourde. J’ai déjà la main qui me démange, quand je le vois allongé là, à me regarder. J’ai du mal à me retenir de le cogner. S’il se met à parler, je ne pourrai plus m’en empêcher. Je ne vous ai pas tout raconté à son sujet. — Dans ce cas, fais-toi plaisir. (Milva haussa les épaules.) Cogne-le, si c’est un tel saligaud. Mais fais vite, parce que le temps presse. Je l’ai dit, les Nilfgaardiens ne sont pas loin. Je vais chercher mon cheval. Geralt se redressa et lâcha la main de l’homme attaché. Celui-ci arracha aussitôt son bâillon de ses lèvres et cracha. Mais il ne leur adressa pas la parole. Le sorceleur lui lança le couteau, qui atterrit sur sa poitrine. — Je ne sais pas pour quelles vétilles on t’a fourré dans cette boîte, Nilfgaardien, déclara-t-il. Et ça ne me regarde pas. Je te laisse ce couteau, délivre-toi tout seul. Attends ici tes semblables ou déguerpis dans la forêt, comme tu veux. Le prisonnier se taisait. Pieds et poing liés, allongé au fond de cette boîte en bois, il paraissait plus misérable encore et plus vulnérable que sur Thanedd, où pourtant Geralt l’avait vu à genoux, tremblant de peur dans une mare de sang. Il semblait également bien plus jeune. Le sorceleur ne lui donnait pas plus de vingt-cinq ans. — Je t’ai épargné sur l’île, ajouta-t-il. Je t’épargne aujourd’hui encore. Mais c’est la dernière fois. Si je te rencontre encore, je t’abats comme un chien. Souviens-t’en. S’il te venait à l’idée de convaincre tes camarades de nous donner la chasse, emmène ce cercueil avec toi. Il te sera utile. Allons-y, Jaskier. — Allez, du nerf ! cria Milva, qui revenait au galop par le sentier menant à l’ouest. Mais pas par là ! Dans les bois, nom d’un chien, dans les bois ! — Que se passe-t-il ? — La cavalerie arrive en nombre du Ruban ! C’est Nilfgaard ! Qu’est-ce que vous avez à rester plantés là ? À cheval, avant qu’ils nous rattrapent ! * * * La bataille au sein du village durait depuis déjà une bonne heure et rien n’indiquait qu’elle était près de s’achever. Les fantassins qui se défendaient derrière des murets de pierre, des palissades et des chariots disposés en barrage avaient déjà repoussé trois attaques de la cavalerie qui les chargeait le long de la chaussée. La largeur de la route ne permettait pas aux cavaliers de prendre de l’élan, les fantassins pouvaient concentrer leur défense plus facilement. Résultat : la vague de cavaliers se heurtait chaque fois aux barricades à l’abri desquelles des hommes, désespérés mais opiniâtres, tiraient sans relâche des empennes et des flèches. La cavalerie pilonnée s’agitait, gesticulait, tandis que les défenseurs contre-attaquaient avec rapidité, cognant inlassablement avec leurs guisarmes, bardiches et autres fléaux de guerre. Les cavaliers reculaient vers les étangs, laissant derrière eux des cadavres d’hommes et de chevaux ; les fantassins, eux, se cachaient derrière leur barricade et bombardaient l’ennemi d’horribles injures. Au bout d’un certain temps, la cavalerie reformait ses rangs et attaquait de nouveau. Et ainsi de suite. — Qui se bat contre qui ? demanda de nouveau Jaskier, la bouche pleine du pain sec que lui avait donné Milva et qu’il essayait d’amollir. Ils étaient assis tout au bord d’un escarpement, bien cachés parmi les genévriers. Ils pouvaient observer la bataille sans crainte d’être vus. Plus précisément, ils n’avaient d’autre choix : face à eux la bataille faisait rage, et la forêt qui se trouvait derrière eux était en feu. — Ce n’est pas difficile à deviner. (Geralt, à contrecœur, se décidait enfin à répondre à la question de Jaskier.) Les hommes à cheval, ce sont des Nilfgaardiens. — Et ceux à pied ? — Eux, ce ne sont pas des Nilfgaardiens. — Ceux à cheval, c’est la cavalerie régulière de Verden, expliqua Milva, restée jusqu’à présent maussade et étonnamment taciturne. Ils ont des damiers brodés sur leurs jaquettes. Et ceux du village, ce sont des mercenaires de Brugge. On le voit à leurs bannières. En effet, ragaillardis par leur nouveau succès, les fantassins avaient hissé sur les remparts un étendard avec une croix ancrée de couleur blanche. Jusque-là, Geralt n’avait vu aucun étendard, il avait pourtant observé attentivement ; les défenseurs venaient juste de le hisser. Sans doute l’avaient-ils égaré quelque part au début de la bataille. — On va rester là longtemps ? interrogea Jaskier. — Mange-toi ça…, marmonna Milva. Ça, c’est une question. Regarde autour de toi, pauvre idiot ! Jaskier n’avait nul besoin de se retourner ou de regarder autour de lui. L’horizon entier était zébré de colonnes de fumée. C’était au nord et à l’ouest que la fumée était la plus épaisse, là où l’une des armées avait mis le feu aux forêts. Le ciel, au sud, vers où ils se dirigeaient quand la bataille leur avait coupé la route, était également noir de fumée. Et, en l’espace d’une heure – le temps qu’ils avaient passé sur la montagne –, la fumée s’était étendue aussi à l’est. — Néanmoins, reprit l’archère au bout d’un instant en regardant Geralt, je suis réellement curieuse de savoir ce que tu comptes entreprendre, sorceleur. Derrière nous, nous avons Nilfgaard et la forêt en feu, et tu vois par toi-même ce qui se passe devant nous. Alors, quels sont tes plans ? — Mes plans n’ont pas changé. J’attends la fin de cette échauffourée et je me mets en route vers le sud. Direction la Iaruga. — Tu as sans doute perdu la raison ! dit Milva en grimaçant. Tu vois pourtant ce qui se passe ! C’est ce qu’on appelle la guerre, il ne s’agit pas d’une excursion de quelques hommes folâtres. Nilfgaard avance main dans la main avec Verden. Au sud, ils ont déjà sûrement traversé la Iaruga ; Brugge tout entier sans doute, et peut-être même Sodden, sont déjà la proie des flammes… — Je dois atteindre la Iaruga. — Parfait. Et ensuite ? — Je trouverai une barque, je me laisserai porter par le courant, j’essaierai de parvenir jusqu’à l’embouchure. Puis, il me faudra un bateau… Des bateaux doivent bien circuler depuis là-bas, nom d’un chien… — Jusqu’à Nilfgaard ? s’esclaffa-t-elle. Tes plans n’ont pas changé ? — Tu n’es pas obligée de m’accompagner. — Bien entendu que j’y suis pas obligée. Et j’en rends grâce aux dieux, car je ne cherche pas la mort, moi. J’en ai pas peur, non, mais il faut que je t’avertisse : il va falloir tuer, c’est pas rien. — Je sais, répondit-il tranquillement. J’ai de la pratique. Je ne m’aventurerais pas dans cette direction si je n’y étais pas contraint. Mais je le suis, alors j’y vais. Rien ne m’arrêtera. — Ha ! (Elle le mesura du regard.) Quelle voix, dis donc ! On croirait entendre quelqu’un racler le fond d’une vieille casserole avec son couteau. Si l’empereur Emhyr t’entendait, il se lâcherait dans son froc tellement tu lui ferais peur : « À moi, gardes ! À moi, la cohorte impériale ! Malheur, malheur ! Un sorceleur arrive jusqu’à moi en canot, il sera là bientôt, il va m’ôter la vie et me priver de ma couronne ! Je suis perdu ! » — Arrête, Milva ! — Ben voyons ! Il est temps que quelqu’un te dise enfin la vérité en face. Que je sois bataculée par un lapin décrépi si j’ai jamais vu un homme plus stupide ! T’es vraiment en route pour arracher ta fille aux mains d’Emhyr ? Pour enlever celle sur qui il a jeté son dévolu ? Qu’il a reprise aux rois ? Emhyr a de sacrées griffes, ce qu’il a agrippé, il ne le lâche plus. Même les rois ne se mesurent pas à lui, et toi, tu veux le faire ? Il ne répondit pas. — Tu t’apprêtes à aller à Nilfgaard, répéta Milva en hochant la tête avec pitié, à guerroyer avec l’empereur, à lui enlever sa fiancée. As-tu seulement réfléchi à ce qui pourrait se passer ? Quand tu arriveras là-bas, quand tu auras trouvé ta Ciri dans les salles du palais, toute d’or et de soie vêtue, qu’est-ce que tu vas lui dire ? Viens, ma chère, suis-moi, que t’importe le trône impérial, nous vivrons dans une hutte toi et moi, et nous mangerons de l’écorce en attendant la moisson ? Regarde autour de toi, boiteux déguenillé ! Même tes chaussures et ta capote t’ont été données par les dryades, et avant ça elles étaient la propriété d’un elfe, mort de ses blessures à Brokilone. Tu sais ce qui va se passer alors, quand ta demoiselle t’avisera ? Elle te crachera à la figure, elle se rira de toi, elle ordonnera aux trabans du palais de te jeter dehors et de te donner en pâture aux chiens ! Milva parlait de plus en plus fort ; à la fin, elle criait presque. Pas uniquement de colère, mais également pour couvrir les échos de la bataille, qui s’étaient intensifiés. En bas, des dizaines, des centaines de voix peut-être s’étaient mises à beugler. Une nouvelle attaque avait été lancée sur les fantassins de Brugge. Mais cette fois, de deux côtés en même temps. Vêtus de tuniques bleues à damiers, ceux de Verden galopaient sur la chaussée, tandis qu’un important escadron de cavaliers en manteaux noirs surgissait de derrière l’étang, attaquant le flanc des défenseurs. — Nilfgaard, lâcha laconiquement Milva. Cette fois, l’infanterie de Brugge n’avait aucune chance. Les cavaliers s’étaient frayé un passage à travers la barricade et, en l’espace d’un clin d’œil, ils fauchèrent les défenseurs à coups d’épée. L’étendard marqué de la croix ancrée s’affaissa. Une partie des fantassins jeta les armes et se rendit, une autre tenta de se sauver en direction de la forêt. Mais un troisième escadron en sortit et les attaqua, une horde de cavaliers faiblement armés, vêtus d’uniformes hétéroclites. — Les Scoia’tael, dit Milva en se levant. Tu saisis ce qui se passe à présent, sorceleur ? C’est parvenu jusqu’à ton cerveau ? Nilfgaard, Verden et les Écureuils sont de mèche. C’est la guerre. Comme à Aedirn, il y a un mois. — C’est un raid, rétorqua Geralt en tournant la tête. Une expédition de rapinerie. Des hommes à cheval seulement, pas d’infanterie… — L’infanterie a déjà atteint les forts et les assemblées. Cette fumée là-bas, tu crois qu’elle vient d’où ? D’un fumoir ? Les cris sauvages et stridents des fuyards pourchassés et massacrés par les Écureuils leur parvenaient du village. Du toit des cabanes jaillissaient des flammes et de la fumée – après l’averse matinale, un vent fort avait séché les toits de chaume, et l’incendie se propageait à toute vitesse. — Et voilà, grommela Milva, le hameau va partir en fumée. Dire qu’ils avaient à peine eu le temps de le reconstruire après l’autre guerre. Pendant deux ans ils ont posé les fondements, et en quelques minutes tout est consumé. Il faudrait en tirer la leçon ! — Quelle leçon ? demanda vivement Geralt. Milva ne répondit pas. La fumée du village en flammes s’élevait haut dans le ciel, atteignait l’escarpement, piquait les yeux et les faisait larmoyer. Des cris s’élevèrent du côté de l’incendie. Jaskier devint pâle comme un linge. Les prisonniers furent rassemblés puis encerclés. Sur l’ordre du chevalier qui portait un heaume avec un plumet, les cavaliers commencèrent à faucher et à piquer de leur lance les hommes sans défense. Ceux qui tombaient étaient piétinés par les chevaux. Le cercle se resserrait. Les cris qui montaient jusqu’à l’escarpement n’avaient plus rien d’humains. — Et tu confirmes que nous devons aller vers le sud ? reprit le poète en jetant au sorceleur un regard éloquent. Traverser ces incendies ? Nous rendre là où l’on trouve de pareils bouchers ? — J’ai l’impression, répliqua Geralt d’une voix traînante, que nous n’avons pas le choix. — Si, affirma Milva. Je peux vous conduire à travers bois jusqu’au mont de la Chouette, et de là vous faire rejoindre Ceann Treise. À Brokilone. — À travers les bois en flammes ? Et ainsi prendre le risque de nous heurter de nouveau aux troupes auxquelles nous venons juste d’échapper ? — C’est plus sûr que la route vers le sud. Jusqu’à Ceann Treise, il y a tout au plus quatorze miles, et je connais les sentiers. Le sorceleur observait le village qui disparaissait dans les flammes. Les Nilfgaardiens étant déjà venus à bout des prisonniers, la cavalerie s’était rassemblée en une colonne de marche. La horde bigarrée des Scoia’tael s’était mise en route, empruntant le chemin qui allait vers l’est. — Moi, je ne rentre pas, déclara durement Geralt. Mais raccompagne Jaskier à Brokilone. — Non, protesta le poète, bien qu’il n’ait pas encore retrouvé ses couleurs habituelles. Je pars avec toi. Milva fit un geste de la main, souleva son arc et son carquois ; elle s’avança d’un pas en direction de son cheval et se retourna alors brusquement. — Allez au diable, grogna-t-elle. J’ai passé trop de temps à sauver des elfes d’une fin tragique. Je ne peux plus supporter de regarder quelqu’un mourir. Je vais vous accompagner jusqu’à la Iaruga, pauvres têtes brûlées. Mais pas par la piste du sud, par celle de l’est. — Les forêts sont déjà en feu là-bas aussi. — Je vous conduirai à travers les flammes. Je suis habituée. — Tu n’es pas obligée de faire ça, Milva. — Bien sûr que j’y suis pas obligée. Allez, en selle ! Bougez-vous, à la fin ! * * * Les trois compagnons n’allèrent pas loin. Leurs montures avaient du mal à avancer dans les fourrés et sur les sentiers envahis par les herbes, mais ils ne voulaient pas se risquer à emprunter les routes : de tous côtés leur parvenaient le piétinement des chevaux et le cliquetis des armes, qui trahissaient la présence d’armées alentour. Le crépuscule les surprit alors qu’ils se trouvaient sur un chemin bordé de ravins et envahi par les broussailles ; ils s’arrêtèrent pour la nuit. Il ne pleuvait pas. Les lueurs d’incendie inondaient le ciel. Ils trouvèrent un endroit relativement sec et s’y installèrent en s’emmitouflant dans leurs houppelandes et leurs couvertures. Milva partit inspecter les environs. Quand elle se fut éloignée, Jaskier laissa libre cours à la curiosité longtemps contenue qu’éveillait en lui l’archère de Brokilone. — Beau brin de fille, grommela-t-il. Tu as le don, toi, Geralt, pour ce genre de rencontre. Svelte et bien roulée… Quand elle marche, on croirait qu’elle danse. Un peu trop étroite à mon goût au niveau des hanches, et un tantinet trop large d’épaules, mais enfin, quelle femme ! Et ces deux petites poires sur le devant… Oh, oh ! pour un peu, sa chemise éclaterait… — Ferme-la, Jaskier ! — En chemin, il m’est arrivé de l’effleurer par hasard. (Le poète continuait à rêver.) Des cuisses, je te raconte pas, on les croirait en marbre ! Par ma foi, tu n’as pas dû t’ennuyer durant le mois que tu as passé à Brokilone… Milva, qui revenait justement de sa ronde, entendit le murmure théâtral de Jaskier et remarqua ses regards insistants. — C’est de moi que tu parles, poète ? Qu’est-ce que t’as à me fixer dès que j’ai le dos tourné ? Un oiseau m’a chié dessus ? — Nous ne cessons de nous étonner de ton art de manier l’arc, répliqua Jaskier en souriant de toutes ses dents. Tu aurais peu de concurrence dans les compétitions de tir. — Taratata ! — J’ai lu que les meilleures archères se rencontraient parmi les Zerricanes, dans les clans venus des steppes. (Jaskier lança un regard entendu à Geralt.) Certaines, paraît-il, se coupent le sein droit pour ne pas être gênées quand elles tendent leur arc. Le buste, paraît-il, fait obstacle à la corde. — C’est bien une invention de poète, ça ! s’esclaffa Milva. Du genre qui écrit des âneries en trempant sa plume dans son pot de chambre, et que seuls les imbéciles sont prêts à croire ! Enfin quoi, on tire avec ses tétons, peut-être ? Il faut se tenir de côté et, pour tirer, mettre la corde dans sa bouche, voilà, comme ça. Rien ne gêne la corde. C’est des fadaises, ces histoires de sein coupé, une invention tout droit sortie d’une caboche oisive obsédée par les tétons des femmes. — Je te remercie pour toute la considération que tu portes aux poètes et à la poésie. Ainsi que pour la leçon de tir à l’arc. Un arc, c’est une belle arme. Vous savez quoi ? Je pense que c’est précisément dans cette direction que se développera l’art de la guerre. À l’avenir, on combattra à distance. On découvrira une arme de si longue portée que les adversaires pourront s’entre-tuer sans même se voir. — Sottises, protesta Milva. L’arc est une bonne chose, mais la guerre, c’est adversaire contre adversaire, à longueur d’épée, le plus costaud démolit le plus faible. Ça a toujours été comme ça et il n’y a pas de raison que ça change. Et si ça s’arrête, alors la guerre s’arrêtera aussi. En attendant, vois comme on se bat. Dans ce village, près de la chaussée… Bah ! À quoi bon parler pour ne rien dire ? Je vais faire un tour, jeter un œil. Les chevaux renâclent, comme si un loup rôdait dans les parages… — Belle plante. (Jaskier l’accompagna du regard.) Humm !… Pour en revenir tout de même à ce village et à ce que Milva insinuait lorsque nous étions assis sur l’escarpement… Ne crois-tu pas qu’elle avait un peu raison, malgré tout ? — À quel sujet ? — Au sujet de… Ciri, hoqueta le poète. Notre charmante donzelle qui tire plus vite que son ombre ne semble pas comprendre la nature des relations qui te lient à Ciri. Elle subodore, apparemment, que tu envisages de faire concurrence à l’empereur de Cintra pour obtenir sa main. Et que c’est là la véritable motivation de ton expédition à Nilfgaard. — Sur ce sujet, elle n’est guère dans le vrai, pas même un peu. Alors, en quoi a-t-elle raison ? — Attends, ne t’emporte pas. Mais regarde la vérité en face. Tu as recueilli Ciri et tu te considères comme son protecteur. Mais elle n’est pas une fille ordinaire. C’est une enfant royale, Geralt. Le trône lui est prédestiné, il n’y a aucune discussion possible. Un palais, une couronne… Peut-être pas celle de Nilfgaard. Peut-être Emhyr n’est-il pas pour elle le meilleur des maris, je ne sais pas… — Effectivement. Tu ne sais pas. — Et toi, tu sais ? Le sorceleur s’emmitoufla dans sa couverture. — Je devine que tu as ta propre théorie, gronda-t-il. Mais ne te fatigue pas ; je sais ce que tu vas dire. Il n’y a pas de raison de sauver Ciri du sort qui lui est destiné depuis le jour de sa naissance. Parce que, saine et sauve, Ciri est prête à ordonner aux trabans de nous jeter dehors. Alors, restons tranquilles. C’est ça ? Jaskier ouvrit la bouche, mais Geralt ne lui laissa pas le temps de répliquer quoi que ce soit. — Aucun dragon ou mauvais magicien ne l’a enlevée, n’est-ce pas ? (La voix du sorceleur ne cessait de s’altérer.) Aucun pirate ne l’a capturée pour en demander une rançon. Elle n’est pas enfermée dans une tour, un cachot ou une cage, elle n’est pas torturée, ni en train de mourir de faim. Bien au contraire, elle dort dans des draps damassés, mange dans des plats en argent, porte de la soie et des dentelles, des bijoux en quantité, il suffit de voir comme on la vénère. Somme toute, elle est heureuse. Or un sorceleur, que le mauvais sort a un jour placé sur son chemin, s’acharne à détruire ce bonheur, à le gâter, le ruiner, le piétiner de ses chaussures trouées qu’il a héritées d’un elfe quelconque. C’est bien ce que tu penses ? — Ce n’est pas ce que je voulais dire, marmotta Jaskier. — Ce n’est pas à toi qu’il parlait. (Milva surgit soudain de l’obscurité ; après un moment d’hésitation, elle alla s’asseoir aux côtés du sorceleur.) Mais à moi. Ce sont mes paroles qui l’ont ainsi agacé. J’ai parlé sous le coup de la colère, je ne pensais pas ce que je disais… Pardonne-moi, Geralt. Je sais ce que c’est quand on enfonce une griffe dans une blessure à vif. Allez, ne te renfrogne pas. Je ne le ferai plus. Tu me pardonnes ? Ou bien est-ce que je dois d’abord te faire deux bécots ? Sans attendre sa réponse ni son assentiment, elle l’attrapa fermement par le cou et l’embrassa sur la joue. Il la serra fort contre lui. — Approche-toi, l’enjoignit-il en se raclant la gorge. Et toi aussi, Jaskier… Ensemble, nous aurons plus chaud. Ils restèrent longtemps silencieux. Dans le ciel éclairé, des nuages défilaient, cachant les étoiles scintillantes. — Je veux vous révéler quelque chose, lança enfin Geralt. Mais jurez-moi que vous n’allez pas vous moquer de moi. — Parle. — J’ai fait des rêves étranges… À Brokilone… Au début, je pensais que je délirais. Qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans ma tête. Vous savez, j’ai reçu de sacrés coups lorsque j’étais sur Thanedd. Mais je fais un rêve depuis quelques jours. Toujours le même. Jaskier et Milva ne pipaient mot. — Ciri, reprit le sorceleur au bout d’un instant, ne dort pas dans un palais sous un baldaquin de brocart. Elle traverse à cheval un village balayé par la poussière… Les villageois la montrent du doigt. Ils l’appellent par un nom que je ne connais pas. Les chiens aboient. Elle n’est pas seule. D’autres sont avec elle. Il y a une jeune fille aux cheveux coupés ras, elle tient Ciri par la main… Ciri lui sourit. Je n’aime pas ce sourire. Je n’aime pas son maquillage agressif… Et j’aime encore moins le fait que la mort soit à ses trousses. — Où se trouve-t-elle, alors ? ronronna Milva en se pelotonnant contre Geralt comme un chat. Elle n’est pas à Nilfgaard ? — Je ne sais pas, répondit-il d’une voix sourde. Mais j’ai fait ce même rêve plusieurs fois. Le problème, c’est que je ne crois pas aux rêves. — Alors, c’est que tu es bête. Moi, j’y crois. — Je ne sais pas, répéta-t-il. Mais je sens qu’il se passe quelque chose. Devant elle, il y a le feu, et derrière elle, la mort. Je dois me hâter. * * * À l’aube il se mit à pleuvoir. Mais pas comme la veille, où de fortes et brèves averses accompagnaient l’orage ; cette fois, du ciel sombre et voilé d’un rideau de plomb tombait une légère bruine, un crachin fin et régulier. La compagnie se dirigeait vers l’est. Milva cheminait en tête. Quand Geralt lui fit remarquer que la Iaruga se trouvait au sud, l’archère le rembarra en lui rappelant que c’était elle la guide, et qu’elle savait ce qu’elle faisait. Le sorceleur n’intervint plus. Au fond, l’essentiel était qu’ils progressent. La direction n’avait pas réellement d’importance. Ils avançaient en silence, trempés, transis, recroquevillés sur leurs selles. Ils s’en tenaient aux sentiers forestiers, empruntaient les layons, coupaient à travers champs, s’enfonçant dans les fourrés dès qu’ils entendaient le bruit des sabots de la cavalerie qui s’étirait le long des routes. Ils firent de larges détours pour éviter les clameurs et le tumulte de la guerre. Ils passèrent tout près de villages en feu, de décombres fumants et incandescents ; ils virent sur leur chemin des bourgs et des hameaux dont il ne restait que des carrés noirs de terre brûlée et l’odeur pestilentielle des cendres mouillées par la pluie. Ils effarouchèrent les nuées de corneilles qui s’attaquaient aux cadavres. Ils croisèrent des colonnes de villageois hébétés qui fuyaient la guerre et les flammes, ployant sous le poids de leurs baluchons et ne répondant aux questions que par un simple regard, timide, muet et incrédule, les yeux éteints par le malheur et la terreur. Ils se dirigeaient vers l’est, à travers le feu et la fumée, dans le crachin et le brouillard, tandis que défilait devant leurs yeux l’œuvre du démon de la guerre… Premier tableau. Une grue, grande ligne noire se dressant parmi les ruines d’un village incendié. De la grue pend un cadavre dénudé, tête en bas. Du sang s’échappe de son entrejambe massacré, coule sur son ventre, sa poitrine et son visage, et se coagule par plaques sur ses cheveux. Sur le dos du cadavre, on peut lire, taillée au couteau, la rune « Ard ». — Un an’givare, annonça Milva en rejetant en arrière ses cheveux mouillés. Les Écureuils sont passés par ici. — Qu’est-ce que ça veut dire, « an’givare ? — Indicateur. Deuxième tableau. Un cheval sellé, gris-blanc, recouvert d’un caparaçon noir. Il avance d’un pas branlant sur le champ de bataille, tournant en rond parmi les tas de cadavres et les bouts de lances plantés en terre, hennissant tout doucement de manière déchirante ; il traîne derrière lui ses entrailles qui sortent de son ventre ouvert. Impossible de l’achever : des maraudeurs rôdent dans le secteur, dépouillant les cadavres. Troisième tableau. Une jeune fille, les bras en croix, allongée, nue et couverte de sang, ses yeux vitrifiés tournés vers le ciel. — On prétend que la guerre est une affaire d’hommes, s’énerva Milva. Mais ils n’auront pas pitié d’une femme, il faut qu’ils s’amusent un peu. Et on appelle ça des héros… fils de chiens… — Tu as raison. Mais tu n’y changeras rien. — Bien sûr que si ! Et je l’ai déjà fait ! En me sauvant de chez moi. J’avais pas envie de balayer la bicoque et de récurer les sols. Et encore moins d’attendre qu’ils arrivent, mettent le feu à la baraque, m’allongent sur le sol et… Elle n’acheva pas sa phrase, pressa son cheval. Plus tard surgit un nouveau tableau : la goudronnerie. C’est là que Jaskier vomit tout ce qu’il avait mangé ce jour-là – du pain sec et la moitié d’un stockfish. Dans la goudronnerie, les Nilfgaardiens, ou peut-être les Scoia’tael, avaient réglé leur compte à un certain nombre de prisonniers. Combien étaient-ils, impossible de l’affirmer, même approximativement, car leurs tortionnaires s’étaient non seulement servis de flèches, d’épées et d’hasts, mais ils avaient également utilisé le matériel de bûcheron trouvé sur place : des haches, des scies de long et des scies égoïnes. Par la suite, Geralt, Jaskier et Milva découvrirent d’autres scènes de guerre, mais ils n’en gardèrent aucun souvenir, les repoussant hors de leur mémoire. Ils devinrent insensibles. * * * Au cours des deux jours qui suivirent, ils parcoururent à peine une vingtaine de miles. Il pleuvait toujours. Après la sécheresse de l’été, la terre était désormais gorgée d’eau, les chemins forestiers s’étaient mués en patinoires boueuses. En raison de la brume, il était impossible de distinguer la fumée des incendies, mais la puanteur de la goudronnerie donnait à penser que des soldats se trouvaient toujours à proximité et continuaient à brûler tout ce qui pouvait alimenter les flammes. Ils n’avaient croisé aucun fugitif. Ils étaient seuls au milieu des bois. Du moins le croyaient-ils. Geralt le premier entendit derrière eux le renâclement d’un cheval. Le visage figé, il fit faire demi-tour à Ablette. Jaskier ouvrit la bouche, mais d’un geste Milva lui intima le silence ; elle sortit son arc de son carquois. L’intrus émergea des buissons. Voyant qu’on l’attendait, il arrêta son cheval, un étalon alezan. Tous restèrent figés, plongés dans un silence troublé par le seul bruit de la pluie. — Je t’avais interdit de nous suivre, lâcha enfin le sorceleur. Le Nilfgaardien, celui que Jaskier et Geralt avaient abandonné dans son cercueil quelques jours plus tôt, baissa les yeux. Le poète le reconnaissait à peine ; il portait un haubert, un caftan de cuir et un manteau, prélevés sans aucun doute sur l’un des morts qui gisaient près de la charrette du havekar. Jaskier avait cependant noté la jeunesse de son visage, reconnaissable malgré la barbe tout juste naissante qui était apparue sur son menton depuis leur aventure près du hêtre. — Je te l’avais interdit, répéta le sorceleur. — En effet, reconnut enfin le jouvenceau. (Il parlait sans accent nilfgaardien.) Mais j’y suis obligé. Geralt sauta à bas de son cheval, tendit les rênes à Jaskier ; il dégaina son épée. — Descends, intima-t-il tranquillement. Tu es déjà équipé d’un bout de fer à ce que je vois. C’est bien. Lorsque tu étais sans défense, je ne pouvais en aucune façon te trucider. Maintenant c’est autre chose. Descends. — Je ne veux pas me battre avec toi. — Je m’en doute. Comme tous tes compatriotes, tu préfères un autre genre de bataille. Du genre de celle de la goudronnerie, devant laquelle tu es certainement passé, puisque tu as suivi nos traces. Descends, je t’ai dit. — Je suis Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. — Je ne t’ai pas demandé de te présenter. Je t’ai ordonné de descendre de cheval. — Je ne descendrai pas. Je n’ai aucune envie de me battre. — Milva. (Le sorceleur fit un geste à l’archère.) Fais-moi plaisir, tue son cheval. — Non. (Le Nilfgaardien leva le bras avant que Milva ait eu le temps de placer une flèche sur la corde de son arc.) Non, je vous en prie, je descends. — C’est mieux. Et maintenant, sors ton épée, garçon. Le jouvenceau croisa les bras sur sa poitrine. — Tue-moi si tu veux. Ou ordonne à cette elfe de m’abattre si tu préfères. Je ne me battrai pas contre toi. Je suis Cahir Mawr Dyffryn… fils de Ceallach. Et je veux… je veux me joindre à vous. — J’ai dû mal comprendre. Répète. — Je veux me joindre à vous. Tu es à la recherche de la jeune fille. Je veux t’aider. Je dois t’aider. — C’est un fou furieux. (Geralt se tourna vers Milva et Jaskier.) Il a subi une aliénation mentale. Nous avons affaire à un fou. — Il ne détonerait pas dans notre compagnie, marmonna Milva. Au contraire. — Réfléchis à sa proposition, Geralt, se gaussa Jaskier. En fin de compte, c’est un gentilhomme nilfgaardien. Peut-être qu’avec son aide, nous pourrons plus facilement accéder à… — Tiens donc ta langue, l’interrompit sèchement le sorceleur. Allez, sors ton épée, Nilfgaardien. — Je ne me battrai pas. Et je ne suis pas un Nilfgaardien. Je suis originaire de Vicovaro, et je m’appelle… — Peu m’importe comment tu t’appelles. Prends ton arme. — Non. — Sorceleur (Milva se pencha sur sa monture et cracha par terre), le temps passe, et je suis trempée jusqu’aux os. Le Nilfgaardien ne veut pas se battre contre toi, et toi, même si tu as pris ton air revêche, ça m’étonnerait fort que tu l’abattes de sang-froid avec ton épée… Alors on va faire le pied de grue ici éternellement ? Je vais planter une flèche dans le bas-ventre de sa monture et nous poursuivrons notre chemin. Il ne pourra pas nous suivre. Cahir, fils de Ceallach, rejoignit son étalon alezan en une enjambée, bondit sur sa selle et partit au galop, incitant d’un cri sa monture à accélérer. Le sorceleur le regarda s’éloigner, puis remonta sur Ablette. Sans un mot, et sans regarder autour de lui. — Je vieillis, grommela-t-il après un certain temps lorsque Ablette fut à hauteur du moreau de Milva. Je commence à avoir des scrupules. — Oui, ça arrive chez les vieux. (L’archère le regarda avec compassion.) Tu pourrais boire une décoction de pulmonaire, ça soulage bien. En attendant, tu peux mettre un coussinet sur ta selle. — Les scrupules, expliqua Jaskier avec sérieux, ce n’est pas la même chose que les hémorroïdes, Milva. Tu confonds les termes. — Et qui comprendrait votre charabia ! Vous causez continuellement, vous ne savez faire que ça ! Allez, en route ! — Milva, demanda le sorceleur au bout d’un instant en se protégeant de la pluie qui lui cinglait le visage. Tu aurais vraiment tué son cheval ? — Non, reconnut-elle à contrecœur. Le cheval n’est pas coupable. Et même ce Nilfgaardien… Pourquoi diable nous suit-il ? Pourquoi a-t-il dit qu’il y était obligé ? — Le diable m’emporte ! Si seulement je le savais… Il pleuvait toujours quand ils sortirent enfin de la forêt ; celle-ci s’arrêtait brusquement pour céder la place à une route qui serpentait à travers les montagnes, du sud vers le nord. Ou le contraire, selon le point de vue. Ils ne furent pas surpris par ce qu’ils découvrirent. Ils étaient déjà coutumiers du spectacle. Des chariots renversés et éventrés, des carcasses de chevaux, des baluchons et des besaces éparpillés, ainsi que des formes déguenillées, figées dans des postures étranges, qui, récemment encore, étaient des êtres humains. Ils s’approchèrent sans crainte, car, d’après le spectacle qui s’offrait à leur vue, il allait de soi que le carnage avait eu lieu non pas le jour même, mais la veille, voire l’avant-veille. Ils avaient déjà appris à reconnaître ces choses, ou peut-être les sentaient-ils, guidés par un instinct purement animal que les tableaux des jours précédents avaient réveillé et aiguisé. Ils avaient également appris à explorer les champs de bataille, car il leur arrivait parfois – rarement toutefois – de trouver parmi les biens disséminés un peu de nourriture ou un sac de fourrage. Ils s’arrêtèrent près du dernier fourgon d’une colonne foudroyée, poussée dans le ravin, renversée sur le moyeu d’une roue fracassée. Une femme corpulente, le cou plié de manière peu naturelle, était allongée sous le chariot. Le col de son caban, détrempé par la pluie, était couvert de filets de sang coagulé provenant du pavillon de son oreille déchiquetée – une boucle lui avait été visiblement arrachée. Sur la bâche qui recouvrait le chariot, on pouvait lire l’inscription « Vera Loewenhaupt et fils », mais il n’y avait aucune trace des fils en question dans les environs proches. — C’étaient pas des paysans, murmura Milva du bout des lèvres, mais des marchands. Ils venaient du sud, de Dillingen, ils allaient vers Brugge, et ils ont été attaqués ici. Ça va mal, sorceleur. Je pensais qu’on pourrait bifurquer dès à présent vers le sud, mais maintenant je sais vraiment pas quoi faire… (Après un moment de réflexion, elle reprit :) Dillingen et Brugge sont entièrement aux mains des Nilfgaardiens, sans aucun doute ; nous n’atteindrons pas la Iaruga par ce chemin. Nous devons continuer vers l’est, par Turlough. Là-bas, y a qu’des forêts fort peu fréquentées, l’armée n’y passera pas. — Je ne continue pas vers l’est, protesta Geralt. Je dois atteindre la Iaruga. — Tu l’atteindras, répliqua-t-elle d’une voix incroyablement calme. Mais par un chemin plus sûr. Si tu te mets en route vers le sud en partant d’ici, tu vas te jeter directement dans la gueule des Nilfgaardiens. Tu n’y gagneras rien. — Je gagnerai du temps, gronda-t-il. En allant vers l’est, je ne fais que le gaspiller. Je vous l’ai dit, je ne peux pas me permettre de… — Silence ! lança soudain Jaskier en faisant tourner bride à son cheval. Taisez-vous une minute. — Que se passe-t-il ? — J’entends… chanter. Le sorceleur hocha la tête. Milva pouffa. — Tu as des hallucinations, poète ! — Silence ! Quelqu’un chante, je vous dis ! Vous n’entendez pas ? Geralt ôta son capuchon, Milva tendit l’oreille ; au bout d’un instant, elle jeta un coup d’œil au sorceleur et hocha la tête en silence. Le troubadour avait raison. Son oreille musicale ne l’avait pas trahi. Ce qui semblait impossible était bel et bien une réalité. Ils se trouvaient sous le crachin, au beau milieu de la forêt, sur une route parsemée de cadavres, et pourtant un chant joyeux et plein d’entrain parvenait à leurs oreilles. Milva tira les rênes de son cheval moreau, prête à fuir, mais le sorceleur l’arrêta d’un geste. Il était perplexe. Ce qu’ils entendaient n’était pas le chœur menaçant, cadencé, des voix des fantassins qui défilaient, ni une chanson gaillarde de cavaliers. Pas du tout… La pluie faisait bruisser les feuillages. Les trois compagnons commençaient à distinguer les paroles de la chanson. Une chanson gaie, qui, dans ce paysage ravagé par la guerre et la mort, paraissait surnaturelle et totalement déplacée. Dans la forêt, là-bas, danse un grand loup, visez un peu ! Il montre ses crocs, remue la queue, allègrement sautille. Pour quelle raison est-elle donc cette bête des bois aussi joyeuse ? C’est sûr, pour s’agiter ainsi, elle ne doit pas être mariée pour l’heure ! Boum da di da di boum, ah, ah ! Jaskier se mit soudain à rire ; sans prêter attention aux chouinements du sorceleur et de Milva, il sortit son luth de sous son manteau mouillé, pinça les cordes de son instrument et entreprit d’accompagner le chœur inconnu en chantant à gorge déployée : Dans le sous-bois, là-bas, erre un pauvre loup, visez un peu ! La gueule courbée, la queue basse, de son œil coule une larme. Pour quelle raison est-elle donc cette bête aussi chagrine ? C’est sûr, elle doit bien être ou fiancée ou mariée à cette heure ! — Holà ! ho, ho ! lui répondirent en chœur de nombreuses voix, toutes proches. Un rire tonitruant retentit, suivi d’un sifflement strident, puis une compagnie étrange, des plus pittoresques, apparut sur la route, marchant en file indienne d’un pas cadencé, faisant gicler la boue de tous côtés. — Des nains, constata Milva à mi-voix. Mais ce ne sont pas des Scoia’tael. Leurs barbes ne sont pas nattées. Les inconnus étaient au nombre de six. Ils avaient revêtu la tenue habituelle des nains par temps de pluie : de courts manteaux à capuche, aux multiples nuances chatoyantes de gris et de bronze. S’étant, au fil des ans, imprégnés de goudron et de poussière accumulée sur les routes, ainsi que de restes de nourriture grasse, ces manteaux avaient le grand avantage d’être devenus… totalement imperméables, Geralt ne l’ignorait pas. Ce vêtement très pratique passait du père au fils aîné, c’est pourquoi, en règle générale, seuls des nains d’âge mûr pouvaient s’en revêtir. Un nain atteignait la maturité lorsque sa barbe lui arrivait à la ceinture, c’est-à-dire le plus souvent vers l’âge de cinquante ans. Aucun des nains qui approchaient ne paraissait d’ailleurs plus jeune. Ni plus vieux. — Ils conduisent des humains, marmonna Milva en désignant d’un mouvement de tête un petit groupe qui sortait de la forêt à la suite des six nains. Des fugitifs, sans aucun doute ; ils sont chargés de baluchons. — Eux-mêmes sont déjà bien chargés, constata Jaskier. Effectivement, chaque nain traînait un bagage sous le poids duquel plus d’un homme, voire même plus d’un cheval, aurait rapidement cédé. En plus des habituels sacs à dos et des besaces, Geralt repéra des mallettes cadenassées, un assez gros chaudron de cuivre et quelque chose qui ressemblait à une petite commode. L’un des nains transportait sur son dos une roue de charrette. Celui qui marchait en tête n’avait pas de bagages. Il portait à la ceinture une petite hachette, dans le dos une longue épée au fourreau emmailloté de peaux de chat zébrées, et sur l’épaule un perroquet vert, dont les plumes mouillées étaient hérissées. C’est ce nain-là qui les salua. — Bien le bonjour ! mugit-il en s’arrêtant au beau milieu de la route, les mains sur les hanches. Par les temps qui courent, mieux vaut rencontrer un loup dans la forêt qu’un humain, ou, si on en rencontre un, mieux vaut l’accueillir avec une flèche tirée d’une arbalète qu’une bonne parole ! Mais celui qui vous accueille avec une chanson, qui se présente en musique, alors celui-là, visiblement, est votre homme ! Ou votre femme (le nain se tourna vers Milva), en priant la charmante dame d’accepter mes excuses ! Bienvenue. Je suis Zoltan Chivay. — Je suis Geralt, répondit le sorceleur après quelques secondes d’hésitation. Le chanteur, c’est Jaskier, et voilà Milva. — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! s’écria le perroquet. Aussitôt Zoltan Chivay gronda le volatile. — Ferme ton clapet ! Pardon. Il est malin, cet oiseau d’outre-mer, mais il n’a aucun sens moral. Cet original m’a coûté dix thalers. Il a pour nom Feld-maréchal Duda. Et eux, c’est le reste de ma compagnie : Munro Bruys, Yazon Varda, Caleb Stratton, Figgis Merluzzo et Percival Schuttenbach. Percival Schuttenbach n’était pas un nain. Sous son capuchon mouillé, au lieu d’une barbe enchevêtrée saillait un long nez pointu qui ne laissait aucun doute quant à l’appartenance de son propriétaire à la vieille et noble race des gnomes. — Et ceux-là (Zoltan Chivay indiqua le petit groupe concentré qui s’était arrêté non loin de là), ce sont des fugitifs de Kern. Comme vous le voyez, que des bonnes femmes avec leurs bambins. Ils étaient plus nombreux, mais Nilfgaard a attaqué leur groupe il y a trois jours, et les autres ont été massacrés. Nous sommes tombés sur ceux-là dans les bois, maintenant, on fait route ensemble. — Et vous marchez d’un pas décidé, sur la grand-route et en chantant, se permit de faire remarquer Geralt. — Je n’ai pas l’impression, dit le nain en agitant sa barbe, que marcher en pleurant soit une meilleure solution. En quittant Dillingen, nous avons progressé par les bois, sans bruit, en nous cachant ; une fois les soldats passés, nous sommes sortis sur la grand-route, pour rattraper le temps perdu. Il s’interrompit, regarda le champ de bataille. — Nous sommes habitués à ce genre de spectacle, ajouta-t-il en désignant les cadavres. Depuis Dillingen, depuis la Iaruga, il n’y a rien d’autre que la mort sur les chemins… Vous faisiez partie de ce convoi ? — Non. C’est sûrement Nilfgaard qui a massacré ces marchands. — Ce n’est pas l’œuvre de Nilfgaard. (Le nain tourna la tête, il regarda les cadavres d’un air impassible.) Ce sont les Scoia’tael qui ont fait ça. Les armées régulières ne prennent pas la peine de retirer leurs flèches des cadavres. Et une bonne pointe coûte une demi-couronne. — Il s’y connaît, marmonna Milva. — Où allez-vous ? — Vers le sud, répondit aussitôt Geralt. — Je vous le déconseille. (Zoltan Chivay tourna de nouveau la tête.) C’est un véritable enfer là-bas. Tout n’est que flammes, anéantissement. Dillingen est certainement déjà prise, les cavaliers noirs sont de plus en plus nombreux à traverser la Iaruga, ils occuperont bientôt toute la vallée de la rive droite. Comme vous le constatez, ils sont déjà devant nous aussi, au nord, ils se dirigent vers Brugge. Par conséquent, la seule direction raisonnable pour fuir est l’est. Milva jeta un regard éloquent au sorceleur, qui s’abstint de tout commentaire. — Nous, on se dirige vers l’est, justement, poursuivit Zoltan Chivay. Notre unique chance, c’est de nous planquer derrière le front, et, à partir de la rivière Ina, à l’est, les armées témériennes bougeront enfin. Nous voulons donc aller jusqu’aux montagnes par les layons forestiers. Nous irons d’abord à Turlough, puis nous continuerons par la Vieille Route jusqu’à Sodden et la rivière Chotla, qui se jette dans la Fena. Si vous voulez, nous ferons route ensemble. Si la lenteur de notre progression ne vous pose pas de problème. Vous, vous avez des chevaux, mais nous, notre cadence est ralentie par les fugitifs. — Ce qui est étonnant, intervint Milva en le fixant d’un regard pénétrant, c’est que ça n’vous gêne pas, vous. Un nain, même avec des bagages, peut parcourir à pied trente miles par jour. Quasiment autant qu’un homme à cheval. Je connais la Vieille Route. Sans les fugitifs, vous seriez sur la Chotla en à peine trois jours. — Ce sont des femmes et des enfants. (Zoltan Chivay bomba le torse.) Nous ne pouvons pas les abandonner à leur triste sort. Vous n’allez quand même pas me dire le contraire ? — Non, lui accorda le sorceleur, effectivement. — Heureux de l’apprendre. Ça signifie que ma première impression était la bonne. Alors donc, on fait route ensemble ? Geralt regarda Milva, l’archère hocha la tête. Zoltan Chivay considéra que ça voulait dire oui. — Bien. Alors, en route, avant qu’une patrouille nous surprenne. Mais avant toute chose… Yazon, Munro, allez fouiller les voitures. S’il reste quelque chose d’utile, on l’embarque vite fait. Figgis, va voir si notre roue peut s’adapter sur ce petit chariot, ce serait parfait pour nous. — Ça marche ! lança au bout d’un moment celui qui traînait la roue. Pile poil ! — Ah, tu vois, tête de bourricot ! Toi qui étais dubitatif hier, quand je t’ai demandé d’emmener cette roue ! Installe-la ! Aide-le, Caleb ! En un temps record, la charrette de la défunte Vera Loewenhaupt, équipée d’une nouvelle roue, débarrassée de sa bâche et de tous les éléments inutiles, fut sortie du ravin pour être placée sur la route. En un clin d’œil on y empila tous les bagages. Réflexion faite, Zoltan Chivay ordonna qu’on y installe aussi les enfants. La recommandation fut suivie avec peu d’empressement ; Geralt avait remarqué que les femmes boudaient les nains et s’efforçaient de se tenir à distance. Avec un dégoût non dissimulé, Jaskier observait deux nains en train d’essayer des habits qu’ils venaient de prélever sur des cadavres. Les autres fouinaient parmi les chariots, mais, visiblement, rien ne valait la peine d’être emporté. Zoltan Chivay siffla entre ses doigts, donnant le signal que l’heure était venue de cesser de dépouiller les morts, après quoi il jaugea Ablette, Pégase et le moreau de Milva d’un œil professionnel. — Vos montures, affirma-t-il en plissant le nez d’un air désapprobateur, sont pourries. Figgis, Caleb, aux timons. On va se relayer. En avant ! * * * Geralt était prêt à parier que lorsque leur nouveau chariot s’embourberait sérieusement dans les layons détrempés, les nains seraient forcés de l’abandonner rapidement, mais il se trompait. Les petits hommes étaient forts comme des Turcs, et les chemins forestiers qui allaient vers l’est étaient herbeux et pas aussi boueux qu’il l’imaginait. La pluie continuait à tomber sans interruption. Milva était maussade et de mauvaise humeur ; quand elle prenait la parole, c’était uniquement pour grommeler que les chevaux risquaient de voir leur corne se fendre sous leurs sabots à tout moment. Pour toute réponse, Zoltan Chivay passait sa langue sur ses lèvres, jetait un regard aux sabots en répétant qu’il s’y connaissait en chevaux, ce qui rendait Milva complètement folle. Ils observaient le même ordre de marche depuis leur départ : la charrette, que chacun tirait à tour de rôle, était au centre du défilé ; devant la voiture marchait Zoltan ; Jaskier chevauchait à ses côtés sur son Pégase et se chamaillait avec le perroquet ; Geralt et Milva suivaient, et derrière eux se traînaient les six femmes originaires de Kern. D’ordinaire le guide était Percival Schuttenbach, le gnome aux cheveux longs. Inférieur aux nains par la taille et la force, il les égalait en résistance et les surpassait considérablement en agilité. Il ne cessait de faire des détours en cours de route, furetant dans les buissons, prenant de la distance et disparaissant, avant de ressurgir soudain en adressant au convoi des gestes nerveux et simiesques, indiquant de loin que tout était en ordre, que l’on pouvait continuer. De temps en temps il revenait et s’empressait de faire part à ses compagnons des obstacles rencontrés sur la voie. Chaque fois, il rapportait aux quatre enfants assis dans la charrette une poignée de mûres sauvages, de noisettes ou de rhizomes étranges mais indéniablement savoureux. Ils progressaient à un rythme terriblement lent, suivant une laie durant trois jours. Ils ne rencontrèrent aucune armée, ne virent aucune fumée ni aucune lueur. Ils n’étaient pas seuls cependant. À plusieurs reprises, l’éclaireur Percival les informa qu’un groupe de fugitifs se cachait dans les bois. Ils croisèrent plusieurs de ces groupes, sans s’attarder toutefois, car la mine des manants armés de fourches et de ridelles n’incitait guère à établir le contact. Malgré cela, l’idée de tenter une négociation avec les fugitifs et de leur abandonner quelques femmes du groupe de Kern fut suggérée, mais Zoltan, soutenu en cela par Milva, était contre. Les femmes ne semblaient pas non plus très enclines à quitter la compagnie. C’était d’autant plus étrange qu’elles se comportaient envers les nains avec une réserve et une antipathie certaines, mêlées de crainte ; elles ne s’exprimaient quasiment pas et, lors des haltes, se tenaient à l’écart. Geralt pensait que les femmes agissaient ainsi en raison de la tragédie qu’elles venaient de traverser ; il soupçonnait toutefois le comportement assez désinvolte des nains de ne pas être étranger à l’antipathie qu’elles ressentaient pour eux. Zoltan et ses compagnons juraient aussi fréquemment et vulgairement que le perroquet dénommé Feld-maréchal Duda, mais ils possédaient un répertoire plus riche encore. Ils chantaient des chansons paillardes, vaillamment secondés par Jaskier. Ils crachaient, se mouchaient dans leurs doigts et lâchaient des flatulences sonores qui donnaient généralement lieu à des fous rires, des plaisanteries et des concours puérils. Ils ne prenaient la peine de s’éloigner dans les buissons que pour les grosses commissions, jugeant inutile pour les autres de prendre leurs distances. Un matin, Milva finit par s’énerver et tança vertement Zoltan après qu’il se fut soulagé sur les cendres encore chaudes du feu de camp, sans se préoccuper le moins du monde de l’assemblée. Le nain houspillé ne perdit pas sa contenance pour autant et déclara que seuls les individus fourbes, perfides et enclins à la délation avaient l’habitude de se cacher pour ce type de besogne ; c’est ce qui permettait d’ordinaire de les identifier. Cette explication fut néanmoins sans effet sur l’archère. Elle bombarda les nains d’une floppée d’injures et leur adressa quelques menaces très concrètes qui, elles, produisirent leur effet, car tous se mirent docilement à aller dans les buissons. Toutefois, afin de ne pas risquer d’être traités de perfides délateurs, ils s’y rendaient en groupe. Jaskier, quant à lui, s’était littéralement métamorphosé au contact de la nouvelle compagnie. Le poète était comme cul et chemise avec les nains, surtout lorsqu’il découvrit que certains avaient entendu parler de lui et connaissaient même quelques couplets de ses ballades. Jaskier ne quittait pas Zoltan et ses compagnons d’une semelle. Il portait une veste piquée qu’il avait extorquée aux nains, et il avait troqué son petit chapeau à plumes, abîmé, contre un bonnet de martre qui lui donnait un air des plus canailles. Dans sa large ceinture garnie de cuivre, il avait glissé un couteau de bandit qu’il avait reçu en cadeau. À chaque tentative qu’il faisait pour se pencher, l’arme le piquait habituellement à l’aine. Par chance, il perdit rapidement ce poignard assassin et ne le remplaça pas. Ils avançaient parmi les forêts denses qui couvraient les versants de Turlough. Les bois semblaient déserts. Aucune trace de gibier – les fugitifs et les armées, visiblement, l’avaient fait fuir. Il n’y avait rien à chasser mais, pour l’instant, la faim ne les menaçait pas. Les nains trimballaient quantité de provisions. Quand celles-ci furent épuisées – ce qui arriva rapidement, car il y avait pas mal de bouches à nourrir –, Yazon Varda et Munro Bruys disparurent dès la fin du jour, prenant avec eux un sac vide. Quand ils rentrèrent, au petit matin, ils portaient deux sacs, remplis tous les deux. L’un contenait du fourrage pour les chevaux, l’autre de l’orge, de la farine, du bœuf séché, une meule de fromage à peine entamée et même un énorme saucisson Skilandis – un régal composé d’une panse de porc fourrée avec de la fressure – qui avait été compressé entre deux planchettes en forme de soufflet, celui qui servait à ranimer le feu dans la cheminée. Geralt avait bien une idée de l’endroit d’où provenait leur butin. Sur l’instant, il ne fit pas de commentaire ; il attendit le moment approprié. Une fois seul avec Zoltan, il lui demanda poliment s’il ne voyait rien de condamnable dans le fait de voler d’autres fugitifs, pas moins affamés qu’eux et qui luttaient pareillement pour leur survie. — Oui, bien sûr que je trouve cela honteux, répondit le nain avec le plus grand sérieux. Mais c’est là mon caractère. Mon grand défaut est une bonté sans limite. Je suis tout bonnement obligé de faire le bien. Toutefois, je suis un nain raisonnable, je sais que je ne réussirai pas à faire preuve de bonté envers tous. Si j’essayais d’être bon envers le monde entier, envers tous les êtres qui le peuplent, ce ne serait jamais qu’une goutte d’eau dans l’océan ; en d’autres termes, ce serait peine perdue. J’ai donc décidé d’agir concrètement, de manière que cette bonté ne soit pas gaspillée. Je suis bon pour moi-même et pour mon entourage direct. Geralt ne posa pas d’autre question. * * * Lors d’une halte, Geralt et Milva devisèrent plus longuement avec cet incorrigible altruiste qu’était Zoltan Chivay. Le nain était bien informé du cours de la guerre. Du moins en donnait-il l’impression. — L’attaque est partie de Drieschot, commença-t-il en tentant de faire taire Feld-maréchal Duda qui jurait de sa voix éraillée. Elle a commencé à l’aube du septième jour après Lammas. L’armée de Verden, qui s’est alliée à Nilfgaard, marchait avec eux car Verden, comme vous le savez, est maintenant un protectorat impérial. Ils ont marché d’un pas rapide, ne laissant derrière eux que des villages en cendres, déplaçant les armées de Brugge qui y stationnaient. L’Infanterie Noire de Nilfgaard, qui se trouvait de l’autre côté de la Iaruga, s’est alors mise en route vers la forteresse de Dillingen. Les Noirs ont traversé la rivière à l’endroit le plus inattendu. Ils ont construit un pont avec des barques, en une demi-journée. Vous y croyez, vous ? — On en vient à tout croire, marmonna Milva. Vous étiez à Dillingen quand ça a commencé ? — Dans les parages, répondit évasivement le nain. Quand les nouvelles de l’invasion nous sont parvenues, nous avions déjà mis le cap sur la ville de Brugge, ça a été le bazar sur la route, devenue noire de monde, les uns quittant le Sud pour le Nord, les autres allant en sens inverse. Quand ils ont barricadé la route, alors on s’est retrouvés coincés. Et on a eu confirmation que Nilfgaard était bien à la fois derrière nous et devant nous. Ceux qui venaient de Drieschot ont dû se séparer. J’ai comme qui dirait l’impression qu’un grand bataillon de cavaliers est parti en direction du nord-est, vers Brugge justement. — Alors les Noirs se trouvent déjà au nord de Turlough. Et nous, nous sommes au milieu. En terrain neutre. — Au milieu, reconnut le nain. Mais pas en terrain neutre. Les escouades impériales sont flanquées d’Écureuils, de volontaires de Verden et d’autres groupes isolés – et ceux-là sont pires encore que les Nilfgaardiens. Ce sont eux qui ont brûlé Kern et qui ont failli nous attraper plus tard, on a tout juste réussi à se sauver dans les bois. Mieux vaut ne pas montrer le bout de notre nez hors de cette futaie. Et faire preuve de prudence. On va atteindre la Vieille Route ; à partir de là, on rejoindra l’Ina, en suivant le cours de la Chotla, et au-delà de l’Ina on devrait enfin tomber sur les armées de Témérie. Les soldats du roi Foltest sont sans doute revenus de leur surprise, ils ont dû donner la riposte aux Nilfgaardiens. — Si seulement ! soupira Milva en regardant le sorceleur. Le hic, c’est que des affaires importantes nous poussent vers le sud. Nous pensions bifurquer à partir de Turlough, en nous dirigeant vers la Iaruga. — Je ne sais pas quelles sont ces affaires qui vous pressent dans cette direction. (Zoltan les regarda d’un air soupçonneux.) Mais elles doivent être sacrément urgentes et d’une importance capitale pour que vous soyez prêts à risquer votre peau. Le nain s’interrompit, attendit un peu, mais personne ne s’empressa de lui donner des explications. Il se gratta le derrière, grogna, cracha. — Je ne serais pas étonné, reprit-il enfin, que Nilfgaard tienne déjà entre ses mains les deux côtés de la Iaruga jusqu’à l’embouchure même de l’Ina. À quel endroit exactement devez-vous aller ? — Aucun en particulier. (Geralt s’était décidé à prendre la parole.) Du moment qu’on atteint la rivière. Je veux rejoindre l’embouchure en barque. Zoltan lui jeta un coup d’œil et se mit à rire. Il se tut aussitôt, comprenant que Geralt ne plaisantait pas. — Il faut reconnaître, dit-il au bout d’un instant, que vous n’avez pas choisi la facilité. Mais laissez tomber vos chimères. Tout le sud de Brugge est en feu ; vous n’aurez même pas atteint la Iaruga qu’on vous aura déjà empalés ou envoyés à Nilfgaard. Et même si, par miracle, vous réussissiez à atteindre la rivière, vous n’auriez aucune chance de naviguer jusqu’à l’embouchure. Je vous ai parlé du pont de barques, qui part de Cintra pour arriver sur la rive de Brugge. Ce pont est gardé jour et nuit, je le sais, rien ni personne ne peut traverser la rivière à cet endroit-là, sauf les saumons peut-être. Vous allez devoir réviser l’importance et l’urgence de vos affaires. N’allez pas tenter l’impossible. Voilà mon conseil. L’expression sur le visage de Milva indiquait qu’elle partageait l’avis du nain. Geralt ne fit aucun commentaire. Il se sentait très mal. Une douleur sourde et ravageuse, accrue par l’effort et l’humidité constante, continuait à l’élancer au niveau de l’avant-bras gauche et du genou droit. Il était contrarié, en proie à des sentiments puissants qui ne lui étaient pas familiers ; ces sentiments fort désagréables qu’il n’avait jamais ressentis jusqu’alors et qu’il ne savait pas gérer le déprimaient. Il était impuissant et contraint à la résignation. * * * Au bout de deux jours, la pluie cessa, le soleil montra le bout de son nez. Libérée du brouillard qui se dissipait rapidement, la forêt respira de nouveau ; les oiseaux se remirent à chanter, oubliant le silence auquel les avait contraints le mauvais temps. Zoltan s’égaya et ordonna une halte plus longue, assurant à la compagnie que le reste du trajet serait plus facile et qu’ils atteindraient la Vieille Route en un jour tout au plus. Les femmes de Kern avaient décoré toutes les branches avoisinantes de leurs vêtements gris et noirs afin de les faire sécher ; ne portant plus que leur chainse, elles se cachaient honteusement dans les broussailles et faisaient la cuisine. Les gamins débraillés s’amusaient en s’efforçant de troubler le calme. Jaskier récupérait de sa fatigue. Milva avait disparu. Les nains se reposaient tout en restant actifs. Figgis Merluzzo et Munro Bruys s’étaient lancés à la recherche de champignons. Zoltan, Yazon Varda, Caleb Stratton et Percival Schuttenbach étaient affalés non loin du chariot et jouaient sans relâche au dévissé, leur jeu de cartes préféré auquel ils consacraient tout leur temps libre, notamment les soirs de pluie. Le sorceleur se joignait parfois à eux et les encourageait, comme en ce moment. Il ne parvenait toujours pas à comprendre les règles compliquées de ce jeu, mais il se passionnait pour les cartes elles-mêmes, magnifiquement et méticuleusement ouvragées. En comparaison des cartes utilisées par les humains, celles des nains étaient de véritables chefs-d’œuvre. Une fois de plus, Geralt fut convaincu que la technique du peuple barbu était très avancée, et pas seulement dans les domaines de l’industrie minière, sidérurgique et métallurgique. Si les nains, en dépit de leurs capacités, ne détenaient pas le monopole du marché des cartes, c’est que les humains préféraient de loin jouer aux osselets ; par ailleurs, les amateurs de cartes humains n’attachaient que peu d’importance à l’esthétique. Le sorceleur avait eu le loisir d’en observer plus d’une fois : ils se servaient toujours de petits cartons complètement déformés, si crasseux qu’ils collaient aux doigts. Les figures étaient dessinées avec si peu de soin que la dame ne se distinguait du valet que parce que ce dernier était assis sur un cheval. Lequel, du reste, ressemblait davantage à une belette infirme. Les portraits qui figuraient sur les cartes des nains excluaient ce genre de confusions. Le roi avec sa couronne était effectivement royal, la dame était belle et séduisante, et le valet, armé d’une hallebarde, avait la moustache rebelle. En langage nain, ces figures avaient pour nom hraval, vaina et ballet, mais, quand ils jouaient, Zoltan et ses compagnons utilisaient la langue commune et le lexique des humains. Le soleil brillait, l’humidité de la forêt s’évaporait, Geralt encourageait les joueurs. La base du jeu du dévissé faisait quelque peu penser à des enchères sur un marché aux chevaux – on sentait la même intensité, la même tension dans la voix des enchérisseurs. La paire qui annonçait le « prix » le plus élevé s’efforçait d’acquérir le plus grand nombre de plis possible, tandis que l’autre paire faisait tout pour l’en empêcher. Les joueurs étaient bruyants et parfois violents. Chaque participant avait à côté de lui un gros gourdin ; il s’en servait rarement, mais le brandissait souvent. — Comment qu’t’as joué, espèce de calandre ? Tête de pioche ! Pourquoi qu’t’as joué du trèfle plutôt qu’du cœur ? Ah, je saisirais bien le gourdin pour filer un coup sur ta stupide caboche. — J’avais quatre trèfles et un valet, je pensais avoir le meilleur jeu ! — Quatre trèfles ? Ben voyons ! T’as dû compter ton p’tit oiseau avec quand tu t’nais tes cartes dans ton giron ! Réfléchis un peu, Stratton, on n’est pas à l’université ! Ici, on joue aux cartes ! Même un cochon a pu dépouiller un bourgmestre un jour qu’il avait de bonnes cartes. Distribue, Varda. — Bouse à carreau. — P’tit tas en boulette ! — Le roi qui jouait aux boulettes s’est chié sur la gambette. Doubleton à trèfle. — Dévissé ! — Arrête de dormir, Caleb. Y a eu doubleton avec dévissé ! Qu’est-ce que t’enchéris ? — Gros tas à carreau ! — Passe. Ha ! Et alors ? Personne ne dévisse ? On rend les armes, les garçons ? — Ouvre, Varda. Percival, si tu clignes encore une fois des yeux dans sa direction, je te flanque un tel coup dans l’orbite que tu pourras plus remuer l’œil d’ici l’hiver. — Trèfle. — Dame ! — Suivie par reine ! Elle est niquée, ta dame ! Je coupe, et j’ai encore du cœur, que je gardais pour les temps difficiles ! Valet, roi, paire de cinq… — Et dix d’atout ! Celui qui tire pas d’atout l’a dans le cul ! Et dans le pruneau. Alors, Zoltan ! Là, je t’ai eu jusqu’à la moelle ! — Vous l’avez vu, ce fichu gnome ? Ah, que j’te prendrais bien le gourdin… Avant que Zoltan ait eu le temps de faire usage du bâton, un cri épouvantable en provenance de la forêt se fit entendre. Geralt fut debout le premier. Il se mit à courir en pestant car son genou était de nouveau transpercé par la douleur. Zoltan Chivay, saisissant sur le chariot son épée emmaillotée dans des peaux de chat, s’empressa de le suivre. Armés de pieux, Percival Schuttenbach et le reste de la bande couraient derrière eux ; Jaskier, réveillé par le cri, les suivit de loin. Figgis et Munro surgirent de la forêt, par le côté. Laissant tomber leurs paniers de champignons, les deux nains attrapèrent les enfants qui couraient dans tous les sens et les maintinrent à distance. Surgissant de nulle part, Milva sortit une flèche de son carquois et, tout en courant, indiqua au sorceleur l’endroit d’où provenaient les cris. C’était inutile. Geralt avait entendu, vu et compris de quoi il retournait. C’était l’une des petites filles qui criait. Celle au visage criblé de taches de rousseur et aux cheveux tressés, elle devait avoir huit ou neuf ans. Elle était là, à quelques pas d’un amas de troncs vermoulus. Geralt la rejoignit en un clin d’œil et lui saisit le bras, interrompant son piaillement sauvage, puis il épia du coin de l’œil le mouvement perceptible entre les arbres. Il s’écarta rapidement et tomba sur Zoltan et ses compagnons ; Milva, qui avait également perçu le mouvement, banda son arc. — Ne tire pas, lança le sorceleur. Emmène la petite loin d’ici, vite. Et vous, écartez-vous. Mais tranquillement. Ne faites pas de gestes trop brusques. Au début, ils eurent l’impression que c’était l’une des grumes qui avait bougé, comme si, soudain animée d’une vie propre, elle avait eu l’intention de descendre des grumes exposées au soleil pour chercher de l’ombre parmi les arbres. Seul un regard plus attentif permettait de distinguer des éléments inhabituels pour un tas de bois ; en particulier quatre paires de fines pattes aux articulations granuleuses qui s’élevaient au-dessus d’une cuirasse d’écrevisse ravinée, tachetée et segmentée. — Tout doux, répéta calmement Geralt. Ne le provoquez pas. Ne vous fiez pas à son apathie apparente. Il n’est pas agressif, mais il est capable de se mouvoir très vite. S’il se sent menacé, il peut attaquer, et il n’y a pas d’antidote contre son poison. Le monstre rampait sur les troncs d’arbre. Il regardait les humains et les nains en faisant lentement rouler ses yeux globuleux. Il ne bougeait presque pas. Il se nettoyait le bout des pattes, les soulevant à tour de rôle et les grattant minutieusement à l’aide de ses imposantes mandibules bien aiguisées. — Avec tous ces braillements, déclara soudain Zoltan d’une voix placide, debout près du sorceleur, je m’attendais à quelque chose de vraiment terrible. Par exemple, un cavalier de Verden à la tête d’une formation volontaire. Ou bien le procurateur. Mais ça, là, cette espèce de décapode arachnéen ! Il faut bien reconnaître que la nature arrive à prendre des formes curieuses. — Plus tant que ça, rétorqua Geralt. Ce que tu vois là-bas, c’est une tête-dœil. Une créature du Chaos. Un vestige postconjonctionnel en voie de disparition, si tu vois de quoi je parle. — Je vois tout à fait. (Le nain le regarda droit dans les yeux.) Bien que je ne sois pas un sorceleur spécialiste en Chaos et en créatures de ce genre. Mais je suis extrêmement curieux de savoir ce qu’un sorceleur s’apprête à faire d’un vestige postconjonctionnel. Pour être plus précis, je me demande comment tu comptes t’y prendre. Vas-tu te servir de ta propre épée, ou préfères-tu mon sihill ? Geralt jeta un coup d’œil à l’épée que Zoltan avait sortie de son fourreau en laque emmailloté de peaux de chat. — Belle arme. Mais je n’en aurai pas besoin. — Curieux, fit Zoltan. Dans ce cas, on fait quoi ? On reste là à se regarder dans le blanc des yeux ? On attend que le vestige se sente menacé ? Ou peut-être qu’on peut faire demi-tour et aller demander de l’aide aux Nilfgaardiens ? Que proposes-tu, tueur de monstres ? — Allez me chercher une louche et le couvercle du chaudron qui est dans le chariot. — Quoi ? — Ne discute pas les ordres du spécialiste, Zoltan, intervint Jaskier. Percival Schuttenbach fila au chariot et rapporta en un éclair les objets demandés. Le sorceleur fit un clin d’oeil à la troupe, après quoi il entreprit de taper de toutes ses forces le couvercle avec la louche. — Assez ! Assez ! s’écria Zoltan Chivay au bout d’un moment en se bouchant les oreilles. Tu vas abîmer la louche, bon sang ! Le décapode est parti ! Ça y est, il s’est sauvé, sacrebleu ! — Et il faut voir comment ! s’émerveilla Percival. Il a même soulevé la poussière ! Le terrain est trempé, et il y avait de la poussière derrière lui, par ma barbe ! — Une tête-dœil, expliqua froidement Geralt en rendant aux nains les ustensiles de cuisine quelque peu cabossés, possède des sens particuliers et une ouïe sensible. Elle n’a pas d’oreilles, mais elle entend, comme qui dirait, de l’intérieur. Et elle ne peut pas supporter les bruits métalliques. Elle ressent une douleur… — Jusque dans ses entrailles, l’interrompit Zoltan. Je le sais, parce que moi aussi je l’ai ressentie quand tu as commencé à marteler le couvercle. Si le monstre a une ouïe plus développée que la mienne, je compatis. Il ne va pas revenir, au moins ? Il ne risque pas de ramener ses comparses ? — Je ne crois pas que beaucoup de ses collègues soient encore de ce monde. Quant à celui-là, il ne reviendra pas de sitôt dans les parages, assurément. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. — Pour ce qui est des monstres, sans doute, dit sombrement le nain, mais on a certainement entendu ton concert de casseroles jusque sur les îles Skellige, et il est possible que des amateurs de musique soient déjà en train de se diriger par ici ; il vaudrait mieux ne plus être là quand ils arriveront. On lève le camp, les garçons ! Eh ! les femmes ! Habillez-vous et comptez les enfants ! En route, au pas de course ! * * * Quand ils s’arrêtèrent pour la nuit, Geralt décida d’éclaircir les points qui demeuraient obscurs. Cette fois, Zoltan Chivay ne semblait pas sur le point d’entamer une partie de dévissé, aussi le sorceleur n’eut-il aucun problème pour l’attirer dans un endroit à l’écart en vue d’une honnête conversation entre hommes. Il ne tourna pas autour du pot et attaqua aussitôt : — Parle, comment as-tu appris que j’étais sorceleur ? Le nain le toisa du regard et sourit malicieusement. — Je pourrais me vanter devant toi de ma perspicacité. Je pourrais dire que j’ai remarqué la façon dont tes yeux changent de couleur au crépuscule comme en plein soleil. Je pourrais aussi prouver que je suis un nain qui a parcouru du chemin et que j’ai entendu bien des choses sur Geralt de Riv. Mais la vérité est tout à fait banale. Ne me regarde pas avec ces yeux torves. Toi, tu es discret, mais ton ami le barde chante et cause, impossible de lui faire fermer son clapet. C’est comme ça que j’ai appris ta profession. Geralt se retint de poser la question suivante. Et à raison. — Bon, d’accord, reprit Zoltan, Jaskier m’a tout dévoilé. Il a dû sentir que nous appréciions la sincérité, que nous étions bien disposés à votre égard ; il n’a pas eu besoin de nous tester, car nous ne cachons pas notre nature. En bref, je sais pourquoi tu es si pressé d’aller vers le sud. Quelles affaires importantes et urgentes te poussent à te rendre à Nilfgaard. Qui tu as l’intention d’y chercher. Et pas seulement par les racontars du poète. J’habitais Cintra avant la guerre, j’ai entendu les histoires sur l’Enfant-Surprise et le sorceleur aux cheveux blancs liés par la destinée. Geralt ne faisait toujours pas de commentaire. — Le reste, reprit le nain, n’est qu’une simple question d’observation. Tu es un sorceleur, un tueur de monstres, et tu as pourtant laissé partir cet immonde décapode. Tu as laissé tomber l’épée, te contentant de chasser la créature en faisant un boucan de tous les diables avec un couvercle. Pourquoi ? Parce que la bête n’avait fait aucun mal à ton Enfant-Surprise. Parce qu’aujourd’hui tu n’es plus un sorceleur, mais un noble chevalier qui s’empresse de voler au secours d’une jeune fille qu’on a enlevée et opprimée. (N’obtenant toujours pas de réponse ni de commentaire, le nain ajouta :) Tu me regardes avec des yeux perçants, tu crains une trahison, tu te demandes de quelle manière ce secret qu’on m’a révélé pourrait se retourner contre toi… Te bile pas. Oublie l’idée de te séparer de nous. (Zoltan poursuivait son monologue, sans se laisser décontenancer par le silence du sorceleur.) De même que celle d’un voyage en solitaire jusqu’à la Iaruga par Brugge et Sodden. Tu dois trouver une autre route pour te rendre à Nilfgaard. Si tu veux, je te conseillerai… — Inutile. (Geralt massa son genou ; depuis quelques jours, la douleur semblait ne plus vouloir le quitter.) Garde tes conseils, Zoltan. Geralt trouva Jaskier en train de jouer aux cartes avec les nains. Sans un mot, il attrapa le poète par la manche et l’emmena dans la forêt. Jaskier saisit tout de suite de quoi il retournait ; un seul regard sur le visage du sorceleur avait suffi. — Pipelette, lança Geralt à voix basse. Commère. Potinier. Grande gueule. Il faudrait t’arracher la langue, cornichon. Te mettre un mors entre les dents. Le troubadour se taisait, mais il avait la mine hardie. — Quand j’ai commencé à te fréquenter, poursuivit le sorceleur, certaines personnes sensées se sont étonnées de cette relation. Elles étaient surprises que je te permette de voyager avec moi. On me conseilla de t’emmener dans quelque endroit désert pour t’y étouffer et te dépouiller, puis de dissimuler ton cadavre au creux d’un chablis, sous un tapis de feuilles. Je regrette vraiment de ne pas les avoir écoutées. — Était-ce donc dévoiler un si grand secret que de révéler qui tu es et ce que tu as l’intention de faire ? s’emporta soudain Jaskier. Doit-on se méfier de tout le monde et faire semblant en permanence ? Ces nains… C’est un peu notre compagnie… — Je n’ai pas de compagnie, moi, explosa Geralt. Je n’en ai pas, et je ne veux pas en avoir. Je n’en ai pas besoin. Tu comprends ? — Bien sûr qu’il comprend, intervint Milva par-dessus son épaule. Et moi aussi, je comprends. Tu n’as besoin de personne, sorceleur. Tu l’as démontré assez souvent. — Je ne mène pas de guerre personnelle, moi, répliqua-t-il en se retournant brusquement. Les compagnons me sont superflus, car je ne vais pas à Nilfgaard pour sauver le monde, renverser l’empire du Mal. Je vais voir Ciri. C’est pourquoi je peux y aller en solitaire. Pardonnez-moi si cela sonne désagréablement à vos oreilles, mais le reste m’est égal. Et maintenant éloignez-vous. Je veux être seul. Quand il se retourna au bout d’un instant, il constata que seul Jaskier était parti. — J’ai de nouveau fait un rêve, annonça-t-il sèchement. Milva, le temps presse. Chaque jour un peu plus. Elle a besoin de moi. Elle a besoin d’aide. — Parle, dit-elle à voix basse. Soulage-toi de ce fardeau. Raconte-moi ton rêve, même s’il est terrible. — Au départ, il n’a rien de terrible. Dans mon rêve… elle dansait. Elle dansait dans une cabane enfumée. Et elle était heureuse, sacrebleu ! Il y avait de la musique, quelqu’un hurlait. Toute la baraque vibrait de ce cri et de cette musique… Et elle, elle dansait, dansait, tapait des pieds… Et sur le toit de cette saloperie de baraque, dans le froid hivernal de la nuit… dansait la mort. Milva… Marie… Elle a besoin de moi. L’archère détourna les yeux. — Elle n’est pas la seule, murmura-t-elle. Mais de telle sorte que le sorceleur ne puisse l’entendre… * * * À la halte suivante, le sorceleur manifesta de l’intérêt pour le sihill, l’épée de Zoltan ; il avait eu l’occasion d’y jeter un coup d’œil lors de son aventure avec la tête-dœil. Sans hésitation, le nain dépouilla l’arme de ses peaux de chat et la sortit de son fourreau. L’épée mesurait environ quarante pouces et ne pesait pas plus de trente-cinq onces. La lame, couverte sur une grande partie de mystérieux signes runiques, avait une teinte bleutée, et elle était aiguisée comme un rasoir ; un homme un tant soit peu habile aurait pu l’utiliser pour se raser. Le manche, long de douze pouces, était recouvert de bandes de peau de lézard entrecroisées ; un capuchon cylindrique en cuivre tenait lieu de pommeau ; la garde, bien que fort courte, était très ouvragée. — Bel objet. (Geralt fit tournoyer le sihill, qui émit un sifflement, et le fit passer en un éclair de sa main gauche à sa main droite en exécutant une ou deux figures.) En vérité, c’est une belle pièce d’acier. — Pouah ! s’esclaffa Percival Schuttenbach. Une pièce d’acier ! Regarde-la plus attentivement, car dans une seconde tu vas dire que c’est un morceau de raifort ! — J’en ai eu de meilleures déjà. — Je ne prétends pas le contraire, répliqua Zoltan en haussant les épaules. Sans nul doute parce qu’elles provenaient de nos forges. Vous, les sorceleurs, vous savez manier l’épée, mais pourtant vous ne les fabriquez pas. Il n’y a que chez nous, à Mahakam, près de la rivière Carbone, qu’on forge des épées de ce type. — Les nains fondent l’acier, ajouta Percival, et forgent les lames. Mais c’est nous, les gnomes, qui nous chargeons de les tailler et de les aiguiser. Dans nos établis. Selon notre savoir-faire, le savoir-faire des gnomes, grâce auquel autrefois nous fabriquions nos gwyhyrs, les meilleures épées du monde. — L’épée que je porte en ce moment, expliqua Geralt en découvrant sa lame, provient de Brokilone. des catacombes de Craag An. Je l’ai reçue des dryades. Une arme de premier choix, et pourtant elle n’est le fruit ni du travail des nains, ni de celui des gnomes. C’est une lame elfique, elle a cent ans, peut-être même deux cents. — Il n’y connaît vraiment rien, s’écria le gnome en prenant l’épée en main et en promenant ses doigts le long de la lame. La finition a été réalisée par les elfes, c’est sûr. La poignée, la garde et le pommeau… Le décapage et la gravure, la ciselure et les ornementations aussi. Mais la lame a été taillée et aiguisée à Mahakam. Et c’est vrai qu’elle a été forgée il y a plusieurs siècles, on voit tout de suite que c’est de l’acier de moins bonne qualité et le traitement en est primitif. Tiens, mets le sihill de Zoltan à côté, tu vois la différence ? — Je vois. Toutefois, mon épée ne me donne pas l’impression d’être moins bien réalisée. Le gnome pouffa de rire et agita la main. Zoltan sourit… avec condescendance. — La lame, expliqua-t-il d’un ton magistral, doit couper et non pas donner une impression… Ce n’est pas sur une impression qu’on l’évalue. Le fait est que ton épée n’est qu’une simple composition de fer et d’acier, tandis que la lame de mon sihill provient d’un alliage de graphite précieux et de borax. — Technique contemporaine, ne put s’empêcher de lâcher Percival avec fébrilité. (Immanquablement, la discussion s’engageait sur une question qu’il connaissait bien.) La fabrication et la composition de la lame, les nombreuses couches du cœur tendre, ferrées avec de l’acier dur, et pas de l’acier tendre… — Du calme, du calme, le tempéra le nain. Tu n’en feras pas un métallurgiste, Schuttenbach, ne l’ennuie pas avec des détails. Je vais lui expliquer ça simplement. Le bon acier, sorceleur, l’acier dur, la magnétite, est incroyablement difficile à aiguiser. Pourquoi ? Parce qu’il est dur ! Lorsqu’on ne dispose pas de la technologie adéquate, comme ce fut notre cas autrefois et le vôtre aujourd’hui encore, et qu’on veut obtenir une épée aux arêtes tranchantes, on ferre le cœur durci de la lame avec du fer mou, moins réfractaire au façonnage. C’est justement avec cette méthode simplifiée qu’a été réalisée ton épée brokilonienne. Les fers modernes sont fabriqués suivant la méthode opposée : un cœur mou, un tranchant dur. Le façonnage est un travail de longue haleine, et, comme je l’ai dit, il exige une technologie avancée. Mais au final, le fer ainsi obtenu est capable de couper en deux un foulard de batiste lancé en l’air. — Ton sihill en est-il capable ? — Non, répondit le nain en souriant. Les fers aiguisés selon cette méthode se comptent sur les doigts d’une main, et peu d’entre eux ont quitté Mahakam. Mais je te garantis que la carapace du crabe rocailleux qu’on a croisé hier n’aurait pas résisté à mon sihill. Grâce à lui tu l’aurais taillé en pièces, et sans même te fatiguer. La discussion sur les épées et la métallurgie se prolongea encore un moment. Geralt y prêta une oreille attentive, fit part de ses propres expériences, en profita pour enrichir ses connaissances, posa des questions, examina en détail le sihill de Zoltan, le testa. Il ignorait encore que dès le lendemain il aurait à parfaire la théorie par la pratique. Le premier indice attestant que des humains habitaient dans les environs fut une corde de bois combustible que Percival Schuttenbach, qui faisait office d’éclaireur, avait remarquée, placée parmi les copeaux et les écorces. Zoltan stoppa le convoi et envoya le gnome en reconnaissance. Percival disparut et revint au bout d’une demi-heure, au pas de course, excité, essoufflé, en faisant de grands gestes de loin. Après avoir rejoint le reste de la troupe, plutôt que de commencer à raconter ce qu’il avait appris, il saisit son long nez entre ses doigts en vue de se moucher et souffla de toutes ses forces, produisant un grondement comparable à celui des trompettes pastorales. — N’effraie pas le gibier, gronda Zoltan Chivay. Parle. Qu’est-ce qu’on a devant nous ? — Un hameau, souffla le gnome en s’essuyant les doigts sur les pans de son caban aux multiples poches. Pour la chasse. Trois cabanes, une grange, quelques clapiers. Un chien erre dans la cour, et de la fumée sort de la cheminée. Y a du manger qui se prépare. Des flocons d’avoine ; au lait, en plus. — T’es allé à la cuisine ou quoi ? demanda Jaskier en riant. Tu as regardé dans les casseroles ? Comment sais-tu que ce sont des flocons d’avoine ? Le gnome le regarda de haut et Zoltan grogna de colère. — Ne le vexe pas, poète. Il sait flairer la bouffe à un mile. S’il te dit que c’est des flocons d’avoine, alors c’est des flocons d’avoine. Par la peste, ça ne me plaît guère ! — Et pourquoi ça ? Moi j’aime bien les flocons d’avoine. J’en mangerais volontiers. — Zoltan a raison, confirma Milva. Et toi, Jaskier, tais-toi, il ne s’agit pas de poésie. Si les flocons d’avoine sont au lait, c’est qu’il y a une vache. Or n’importe quel fermier qui aurait avisé les fumées aurait pris sa vache et déguerpi dans la forêt. Bizarre qu’il ait pas déguerpi, celui-là… Tournons dans les bois, faisons un détour. Ça sent mauvais, on dirait bien. — Du calme, du calme, marmonna le nain. On aura tout le temps de se sauver. Peut-être bien que la guerre est finie ? Peut-être que l’armée de Témérie s’est enfin mise en marche ? Qu’est-ce qu’on en sait, dans ce trou perdu ? Peut-être qu’une grosse bataille a eu lieu quelque part, que Nilfgaard a été refoulé ? Si ça se trouve, le front est derrière nous déjà, et les paysans rentrent à la maison avec leurs vaches… Il faut vérifier, savoir ce qu’il en est. Figgis, Munro, vous deux, vous restez là et vous gardez les yeux ouverts. Quant à nous, nous partons en reconnaissance. S’il n’y a pas de danger, je vous le ferai savoir en imitant le chant de l’épervier. — Le chant de l’épervier ? fit Munro Bruys, inquiet, en agitant sa barbe. Mais tu n’as jamais su imiter le chant des oiseaux, Zoltan ! — Justement. Quand tu entendras un chant d’oiseau bizarre, qui ne ressemble à rien, tu sauras que c’est moi. Percival, montre-nous le chemin. Geralt, tu viens avec nous ? — On va tous y aller. (Jaskier était descendu de cheval.) Si c’est un guet-apens, plus on sera nombreux, plus on aura de chances de s’en tirer. — Je vous laisse Feld-maréchal. (Zoltan ôta le perroquet de son épaule et le donna à Figgis Merluzzo.) Ce volatile peut décider à brûle-pourpoint de lancer ses grossièretés à tue-tête et qui sait la tournure que ça peut prendre, par le diable. On y va. Percival les mena rapidement au bord de la forêt, où ils se cachèrent derrière les épais buissons de sureaux sauvages. De l’autre côté, le terrain était légèrement en pente et jonché de troncs d’arbres déracinés. Plus loin s’étirait une immense plaine. Ils jetèrent un coup d’œil prudent. Le récit du gnome était tout à fait conforme à la réalité. Au milieu de la plaine se détachaient effectivement trois cabanes, une grange et quelques clapiers couverts de mousse. Une énorme mare à purin luisait dans la cour. Une palissade pas très haute, en partie détruite, entourait les bâtiments ainsi qu’un petit rectangle de terrain laissé à l’abandon ; derrière la palissade un chien marron-gris s’agitait. Du toit de chaume en partie effondré de l’une des cabanes s’élevaient des volutes de fumée. — Effectivement, chuchota Zoltan en reniflant, cette fumée sent bon. Surtout que mes narines se sont habituées à la puanteur des forêts brûlées. On ne voit ni chevaux ni gardes, c’est rassurant… J’avais peur que ce soit une bande de fripons qui ait pris ses quartiers ici. Hum… j’ai l’impression qu’on n’a rien à craindre. — Je vais aller voir, déclara Milva. — Non, protesta le nain. Tu ressembles trop à un Écureuil. S’ils te voient, ils peuvent prendre peur et, quand ils sont effrayés, les humains sont imprévisibles. Yazon et Caleb iront voir. Quant à toi, tiens ton arc prêt à tirer ; au cas où, tu les couvriras. Percival, ramène ta fraise et va rejoindre les autres. Restez en alerte, pour le cas où il faudrait battre en retraite. Yazon Varda et Caleb Stratton sortirent avec circonspection des fourrés et se dirigèrent vers les bâtiments. Ils marchaient lentement, en regardant prudemment sur les côtés. Le chien les flaira aussitôt et se mit à aboyer furieusement en courant dans la cour dans tous les sens. Les sifflements et les « tout doux » que lui adressaient les nains n’avaient aucun effet sur lui. La porte de la baraque s’ouvrit. Milva leva immédiatement son arc, tendit habilement la corde, mais la relâcha aussitôt. Une jeune fille un peu forte était apparue sur le seuil de la cabane. Elle n’était pas très grande et portait de longues tresses. Elle lança quelque chose aux nains, en agitant les mains. Yazon Varda écarta les bras et répondit en criant. La fille commença à beugler, Geralt et les autres l’entendirent mais furent incapables de distinguer ses paroles. Néanmoins, Yazon et Caleb durent en comprendre le sens car les deux nains firent aussitôt volte-face et entreprirent de revenir au pas de course jusqu’aux buissons de sureaux. Milva tendit son arc de nouveau, promenant sa pointe à la recherche d’une cible. — Qu’est-ce qu’il y a, par le diable ? aboya Zoltan. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui les fait décamper ainsi ? Tu distingues quelque chose, Milva ? — Ferme ton clapet, siffla l’archère en continuant à viser, passant d’une baraque à une autre, d’un clapier à un autre, toujours sans trouver de cible. La jeune fille aux tresses s’était réfugiée dans la cabane en claquant la porte derrière elle. Les nains filaient comme si tous les démons du Chaos étaient à leurs trousses. Yazon hurla quelque chose, peut-être jurait-il. Jaskier blêmit soudain. — Il crie… Oh, mère ! — Qu’est-ce… (Zoltan s’interrompit, car Yazon et Caleb arrivaient déjà, les joues rougies pas l’effort.) Qu’est-ce qu’il y a ? Causez ! — Il y a une épidémie là-bas, annonça Caleb, essoufflé. La variole noire… — Vous avez touché quelque chose ? s’écria Zoltan Chivay en s’écartant brusquement, renversant presque Jaskier. Dans la cour, vous avez touché quelque chose ? — Non… Le chien ne nous a pas laissé approcher… — Grâces soient rendues à ce foutu cabot. (Zoltan leva les yeux au ciel.) Que les dieux lui accordent une longue vie et un tas d’os plus haut que la montagne Carbone. La fille, la costaude, elle avait des pustules ? — Non, elle, elle est en bonne santé. Les malades sont couchés dans la dernière baraque, ce sont les membres de sa famille. Et beaucoup d’entre eux sont déjà morts, qu’elle a dit. Oh ! là, là ! Zoltan ! Le vent souffle dans notre direction ! — Arrêtez donc de claquer des dents, fit Milva en abaissant son arc. Si vous n’avez rien touché qui soit contaminé, il ne se passera rien, vous n’avez aucune crainte à avoir. Si c’est vraiment la variole. La donzelle a peut-être juste voulu vous effrayer. — Non, la contredit Yazon, qui tremblait toujours. Derrière la cahute, y avait une fosse… Et dedans, des cadavres. La donzelle n’a pas assez de force pour enterrer les morts, alors elle les jette dans la fosse… — Eh bien ! (Zoltan renifla.) Les voilà, tes flocons d’avoine, Jaskier. Je sais pas pour toi, mais personnellement l’envie m’est passée. Dégageons d’ici vite fait. Soudain des aboiements forcenés leur parvinrent depuis les bâtiments. — Planquez-vous ! lança le sorceleur en s’agenouillant. De l’autre côté de la plaine, un groupe de cavaliers tapageurs faisait son apparition par la percée ; arrivant au galop, ils encerclèrent les bâtiments en sifflant et envahirent la cour. Les cavaliers étaient en armes, mais ne portaient pas de couleurs homogènes. Bien au contraire, ils étaient accoutrés négligemment de vêtements aux couleurs bigarrées ; de la même façon, on aurait dit que leurs bardas provenaient non pas d’une armurerie, mais plutôt d’un champ de bataille, car ils donnaient l’impression d’être complètement dépareillés. — Treize, compta rapidement Percival Schuttenbach. — C’est qui, ceux-là ? — Ce ne sont pas des hommes de Nilfgaard, ni des soldats d’une armée régulière, estima Zoltan. Ce ne sont pas non plus des Scoia’tael. Je dirais plutôt que ce sont des volontaires. Une bande isolée. — Ou bien des maraudeurs. Les cavaliers parlaient fort, ils folâtraient dans la cour. Le chien reçut un coup d’hast et se sauva. La jeune fille aux tresses sortit sur le perron, cria quelque chose. Mais cette fois, l’avertissement ne produisit pas l’effet escompté, ou alors il ne fut pas pris au sérieux. L’un des cavaliers galopa jusqu’à la jeune fille, la saisit par une tresse, la tira hors de la maison et la traîna à travers la mare. Les autres hommes sautèrent de cheval, aidèrent leur comparse à pousser la jeune fille jusqu’au fond de la cour, lui arrachèrent sa chainse et la jetèrent sur la meule de foin pourri. La jeune fille se défendait avec acharnement, mais elle n’avait aucune chance. Seul l’un des maraudeurs ne s’était pas joint à la liesse : il surveillait les chevaux attachés à la palissade. La jeune fille se mit à pousser des cris perçants et discontinus. Puis les cris s’espacèrent, spasmodiques. Et enfin cessèrent tout à fait. — Des guerriers, s’emporta Milva. Des héros… De sacrés salopards, oui ! — Visiblement, ils ne craignent pas la variole, dit Yazon Varda en tournant la tête. — La peur, murmura Jaskier, est un sentiment humain. Chez eux, plus rien d’humain ne subsiste. — À part les tripes, grogna Milva d’une voix rauque en ajustant minutieusement une flèche sur sa corde. Que je vais de ce pas leur transpercer, à ces scélérats. — Ils sont treize, protesta Zoltan Chivay d’un air entendu. Et ils ont des chevaux. Tu pourras en atteindre un ou deux peut-être, mais les autres nous attaqueront. Qui plus est, ça peut être un détachement de reconnaissance. Le diable sait combien de comparses ils ont laissés derrière eux. — Alors quoi ? Je dois tranquillement regarder, sans rien faire ? — Non. (Geralt arrangea son épée derrière son dos et son bandeau sur ses cheveux.) J’en ai marre de regarder. Plus que marre de l’inaction. Mais eux ne devraient pas se disperser. Tu vois celui qui garde les chevaux ? Quand j’arriverai là-bas, fais-le tomber de sa selle. Si tu peux, abats-en encore un deuxième. Mais seulement quand je serai sur place. — Il en restera onze. L’archère se retourna. — Je sais compter. — Et il y a aussi la variole, marmonna Zoltan Chivay. Si tu vas là-bas, tu vas être contaminé… Par le diable, sorceleur ! Tu vas tous nous contaminer pour… Sacrebleu, ce n’est pas la jeune fille que tu recherches ! — Ferme-la, Zoltan. Vous autres, retournez au chariot, cachez-vous dans les bois. — Je viens avec toi, déclara Milva d’une voix rauque. — Non. Couvre-moi de loin, tu m’aideras plus efficacement. — Et moi ? demanda Jaskier. Qu’est-ce que je dois faire, moi ? — Ce que tu fais d’habitude, rien. — Tu es fou…, éclata Zoltan. Seul contre une bande pareille… Que t’arrive-t-il ? Tu veux jouer les héros, les sauveurs de pucelles ? — La ferme. — Oh, va au diable ! (Puis, se ravisant :) Attends. Laisse ton épée. Ils sont nombreux, il vaut mieux que tu n’aies pas à t’y reprendre à deux fois. Prends mon sihill. Avec lui, un seul coup suffit. Sans hésitation aucune, le sorceleur s’empara de l’arme du nain. Une nouvelle fois il désigna à Milva le maraudeur qui surveillait les chevaux. Puis il sauta par-dessus un tronc et d’un pas rapide se dirigea vers les cabanons. Le soleil brillait. Les sauterelles bondissaient sous ses pieds. Le veilleur de chevaux aperçut Geralt et sortit un épieu d’un manchon situé près de sa selle. Il avait les cheveux très longs, tout emmêlés, qui tombaient sur son haubert déchiré, raccommodé avec un fil de fer rouillé. Il portait des chaussures toutes neuves aux boucles brillantes, volées depuis peu, visiblement. Le garde poussa un cri ; à ce moment-là, un deuxième maraudeur apparut derrière la palissade. Celui-là portait une ceinture avec une épée autour du cou et finissait justement de boutonner son pantalon. Geralt était maintenant tout proche. De la meule de foin lui parvenaient les ricanements de ceux qui batifolaient avec la jeune fille. Il respira profondément, et sa soif de meurtre augmenta à chacune de ses respirations. Il aurait pu se calmer, mais il ne le voulait pas. Il avait envie de se faire un peu plaisir. — Hé, toi, qui t’es ? Bouge pas, s’écria l’homme aux cheveux longs en soupesant son pieu dans la main. Qu’est-ce que tu viens faire par ici ? — J’en ai marre de regarder. — Quuuuoiiii ? — Est-ce que le nom de Ciri te dit quelque chose ? — Je te… Le maraudeur n’eut pas le temps d’en dire davantage. Une flèche aux plumes grises l’atteignit en pleine poitrine et le fit tomber de sa selle. Avant même qu’il ait touché terre, Geralt entendit le sifflement d’une seconde flèche. Le deuxième soudard fut touché dans le bas-ventre, juste à l’endroit où ses doigts tenaient sa braguette. Il hurla comme une bête, se courba en deux et s’affaissa, les épaules contre la palissade ; son hast tomba et se brisa. Avant que les autres aient eu le temps de se retourner et de saisir leur arme, le sorceleur était déjà sur eux. Le sihill se mit à danser et à chanter, laissant entendre dans ce chant un furieux appétit de sang, plus léger qu’une plume et plus aiguisé que le tranchant de sa lame. Les hommes tailladés n’opposaient quasiment pas de résistance. Du sang éclaboussa le visage de Geralt, il n’avait pas le temps de l’essuyer. Si les maraudeurs avaient seulement pensé à se battre, la vue des corps qui s’effondraient et du sang qui coulait à flots leur en ôta définitivement l’envie. L’un d’entre eux avait son pantalon baissé jusqu’aux genoux ; il n’eut pas le loisir de le remonter. Il reçut un coup à la carotide et s’écroula sur le dos, son appendice encore dressé s’agitant de façon risible. Le deuxième, un vulgaire blanc-bec, se protégea le visage de ses deux mains… qui furent aussitôt tranchées par le sihill. Les autres maraudeurs déguerpirent, se dispersant de tous côtés. Le sorceleur les poursuivit en maudissant mentalement la douleur qui se manifestait de nouveau dans son genou. Il espérait que sa jambe ne refuserait pas de lui obéir. Il réussit à en acculer deux contre la palissade. Ces derniers tentèrent de se protéger de leur épée, mais, paralysés par le danger, ils bougeaient mollement. Le visage du sorceleur fut de nouveau éclaboussé par le sang qui jaillit de leurs artères transpercées par la lame de Zoltan. Les autres saisirent l’occasion pour s’enfuir et sauter sur leur monture. Atteint par une flèche, l’un d’eux tomba aussitôt, vacillant et frétillant comme un poisson jeté hors du filet. Deux autres fuyards lancèrent leurs chevaux au grand galop, mais un seul réussit à se sauver, car Zoltan Chivay avait soudain fait son apparition sur le lieu de la bataille. Le nain fit tournoyer sa petite hache et la lança sur l’un des cavaliers, l’atteignant au milieu du dos. Le maraudeur rugit, tomba de sa selle en agitant les jambes dans tous les sens. Le dernier se plaqua contre l’encolure de son cheval, franchit la fosse remplie de cadavres et fila en direction de la percée. — Milva, à toi ! s’écrièrent en même temps le sorceleur et le nain. L’archère courait déjà vers eux ; elle s’arrêta, s’immobilisa, jambes écartées. Elle baissa son arc tendu et commença à le relever lentement, de plus en plus haut. Ils n’entendirent pas le claquement de la corde, Milva ne changea pas de position, ne trembla même pas. Ils ne virent la flèche qu’au moment où celle-ci atteignait sa cible. Le cavalier s’affaissa sur son cheval, l’empennage de plumes saillait de son épaule. Mais il ne tomba pas. Il se redressa et, dans un cri, poussa sa monture au grand galop. — Quel arc, lança Zoltan Chivay, béat d’admiration. Quel tir ! — Un tir de merde. (Le sorceleur essuya le sang de sa figure.) Ce salopard s’est enfui et il va rameuter ses petits camarades. — Elle l’a touché ! Et elle a tiré d’au moins deux cents pas ! — Elle aurait pu viser le cheval. — Le cheval n’est pas coupable, siffla Milva en s’approchant d’eux. (En colère, elle cracha en regardant le cavalier disparaître dans la forêt.) J’ai raté ce misérable parce que j’étais un peu essoufflée. Va, serpent venimeux, sauve-toi avec ma pointe ! Qu’elle te porte la poisse, au moins ! Un hennissement leur parvint du layon et, tout de suite après, l’épouvantable hurlement d’un homme qui venait de se faire tuer. — Ho, ho ! (Zoltan regarda l’archère avec admiration.) Il n’est pas allé bien loin ! Ta torpille a bien fait les choses ! Elle était empoisonnée ? Ou bien ensorcelée peut-être ? Car même si ce vaurien avait attrapé la variole, cette foutue maladie ne se développe pas aussi vite ! — Ce n’est pas moi. Milva regarda le sorceleur d’un air entendu. — Ni la variole. Mais je crois bien savoir qui c’est. — Moi aussi, je le sais. (Le nain se mordilla la moustache en souriant malicieusement.) J’ai constaté que vous regardiez toujours derrière vous, je sais qu’il y a là quelqu’un qui nous suit en catimini. Sur une pouliche alezane. Je ne sais pas qui il est, mais puisqu’il ne vous gêne pas… Ce n’est pas mon affaire. — Surtout qu’une telle arrière-garde n’est pas inutile, dit Milva en regardant Geralt d’un air éloquent. Tu es certain que ce Cahir est ton ennemi ? Le sorceleur ne répondit pas. Il rendit son épée à Zoltan. — Merci. Son tranchant n’est pas mauvais. — Surtout habilement manié, approuva le nain en souriant de toutes ses dents. J’ai entendu bien des histoires sur les sorceleurs, mais venir à bout de huit individus en à peine deux minutes… — Il n’y a pas de quoi s’enorgueillir. Ils ne savaient pas se défendre. La jeune fille aux tresses se mit à quatre pattes, puis elle se releva en vacillant. De ses mains tremblantes elle tenta sans succès d’arranger sur elle ce qui restait de sa chainse déchirée. Le sorceleur fut étonné en constatant qu’elle ne ressemblait pas le moins du monde à Ciri, alors qu’un instant auparavant il aurait juré qu’elle était son portrait craché. Avec des gestes saccadés, la jeune fille s’essuya le visage et se dirigea d’un pas chancelant vers la cabane. Sans éviter la mare. — Hé, attends ! l’appela Milva. Hé, toi ! On peut peut-être t’aider ? Hé ! La jeune fille ne regarda même pas dans sa direction. Sur le seuil, elle trébucha, faillit tomber, se retint au châssis. Et claqua la porte derrière elle. — La reconnaissance humaine n’a pas de limites, dit le nain. Milva se retourna tel un ressort, son visage se figea. — Et pourquoi devrait-elle être reconnaissante ? — Oui, ajouta le sorceleur. Pour quoi ? — Pour les chevaux des maraudeurs. (Zoltan ne baissa pas le regard.) Ainsi, elle ne sera pas obligée de tuer sa vache pour avoir de quoi manger. Elle est résistante à la variole apparemment, et, maintenant, elle n’aura plus à craindre la faim. Elle survivra. Ce n’est que d’ici à quelques jours, quand elle reprendra ses esprits, qu’elle comprendra que c’est grâce à toi que son supplice a été écourté et que ses cabanes n’ont pas été incendiées. Partons d’ici avant que se répande sur nous l’air contagieux… Hé, sorceleur, où est-ce que tu vas ? Chercher des remerciements ? — Non, des chaussures, répondit froidement Geralt en se penchant au-dessus du maraudeur aux cheveux longs dont les yeux morts semblaient fixer le ciel. On dirait que celles-ci vont m’aller comme un gant. * * * Les jours qui suivirent, ils mangèrent du cheval. Les chaussures aux boucles brillantes étaient tout à fait confortables. Le Nilfgaardien du nom de Cahir les suivait toujours sur son étalon alezan, mais le sorceleur ne se retournait plus. Il saisit enfin les finesses du jeu du dévissé et fit même une partie avec les nains. Mais il perdit. Ils ne parlèrent pas de ce qui s’était passé près de l’abattis forestier. C’était inutile. « Mandragore (également appelée dévergoton) : espèce de plante de la famille des solanacées incluant les plantes herbacées acaules à racines pivotantes pouvant présenter une certaine ressemblance avec des formes humaines ; ses feuilles sont étalées en rosette. La mandragore autumnalis ou ojfïcinalis est cultivée en petite quantité à Vicovaro, Rowan et Ymlac, on ne la trouve que rarement à l’état sauvage. Elle donne des baies vertes, qui par la suite deviennent jaunes, et que l’on mange assaisonnées de vinaigre et de poivre ; ses feuilles sont utilisées séchées. La racine de mandragore, aujourd’hui appréciée en médecine et en pharmacie, jouait autrefois un rôle important dans les superstitions, surtout chez les peuples nordiques : on sculptait dans ces racines de petites poupées à forme humaine (les alrounettes, ou alrounes) que l’on conservait dans les maisons comme de vénérables talismans. On leur prêtait le pouvoir de protéger contre les maladies, d’apporter la chance dans les procès, d’assurer aux femmes la fertilité et des accouchements faciles. On les revêtait de robes et, pour chaque pleine lune, on leur mettait un nouvel habit. Les racines de mandragore, dont le prix pouvait atteindre soixante-dix florins, servaient aussi à faire du commerce. Il en allait de même pour les racines de bryones (reg.). D’après les superstitions, la racine de mandragore était utilisée pour les sortilèges et les filtres magiques, mais également pour les poisons. Cette croyance a refait surface à l’époque de la chasse aux magiciennes. L’utilisation à des fins criminelles de la mandragore fut établie notamment lors du procès de Lukrezia Vigo (reg.). La légendaire Filippa Alhard (reg.) devait, elle aussi, utiliser la mandragore à des fins d’empoisonnement. » Effenberg et Talbot, Encyclopaedia Maxima Mundi, tome IX Chapitre 3 Depuis la dernière fois que le sorceleur l’avait empruntée, la Vieille Route avait quelque peu changé. Elle avait été construite par les elfes et les nains il y a des centaines d’années. Revêtue de blocs de basalte plats, autrefois parfaitement uniformes, la route était à présent une ruine aux trous béants. Par endroits, ces trous étaient tellement creusés qu’on aurait dit de petits cratères. Le chariot avait toutes les peines du monde à naviguer entre ces crevasses ; il allait, cahotant sans cesse, ralentissant la cadence de la troupe. Zoltan Chivay savait pourquoi la route était saccagée. Apres la dernière guerre contre Nilfgaard, expliqua-t-il, les besoins en matériel de construction avaient considérablement augmenté. Les gens s étaient alors souvenus que la Vieille Route était une source inépuisable de pierres travaillées. Située à l’écart de tout, laissée à l’abandon, arrivant d’on ne savait où et ne menant nulle part, l’artère avait depuis belle lurette perdu son intérêt pour les transports et ne servait plus à grand monde ; on l’avait donc saccagée sans état d’âme. — Vos grandes villes, se plaignit le nain, rejoint par son perroquet qui lançait des jurons de sa voix éraillée, vous les avez construites comme un seul homme sur les fondements posés par les elfes et les nains. Pour bâtir vos châtels ou vos villes plus modestes, vous avez posé vos propres fondements, mais ce sont toujours nos pierres que vous utilisez. Et, qui plus est, vous répétez à l’envi que si les choses progressent et vont de l’avant, c’est grâce à vous ! Geralt ne fit pas de commentaire. — Pourtant, même pour détruire, vous ne savez pas utiliser votre cerveau, pesta Zoltan, qui dirigeait de nouveau une opération destinée à débloquer une roue, coincée pour la énième fois dans un trou. Pourquoi n’arrachez-vous pas les pierres petit à petit, à partir du bord de la route ? On dirait des enfants ! Au lieu de manger votre beignet de manière réfléchie, vous fourrez vos doigts au beau milieu pour vous enfiler la marmelade, et après vous jetez le reste parce que le beignet n’a plus autant de goût ! Geralt expliqua que la faute en revenait à la géopolitique. La limite occidentale de la Vieille Route se trouvait à Brugge et la limite orientale en Témérie ; son centre, en revanche, était à Sodden : chaque royaume procédait donc selon ses propres frontières. Pour toute réponse, Zoltan exprima en des termes particulièrement fleuris tout le mal qu’il pensait des rois et de leur politique, soutenu par Feld-maréchal qui ajouta sa part de jurons. Plus on avançait, pis c’était. La métaphore du beignet qu’avait utilisée Zoltan se révélait de moins en moins pertinente : la route faisait plutôt penser à une pâte levée de laquelle on aurait laborieusement extrait tous les fruits secs. Le moment où le chariot allait se fracasser ou s’enfoncer inexorablement semblait se rapprocher inéluctablement. Finalement, ils se retrouvèrent sur une voie qui se dirigeait vers le sud-est, défoncée par les lourds chariots ayant transporté les butins de pillage. Zoltan reprit du poil de la bête, affirmant que la voie menait à coup sûr à l’un des forts situés sur l’Ina, le long de laquelle il espérait rencontrer enfin l’armée témérienne. Zoltan croyait dur comme fer que, tout comme au cours de la précédente guerre, la contre-attaque dévastatrice des Royaumes nordiques arriverait de Sodden, par-delà l’Ina ; après quoi les rescapés du royaume de Nilfgaard anéanti iraient honteusement se réfugier derrière la Iaruga. Effectivement, en modifiant la direction de leur marche, ils se rapprochèrent de nouveau du cœur de la guerre. Pendant la nuit, une immense lueur éclaira soudain le ciel devant eux ; et au cours de la journée ils distinguèrent des colonnes de fumée marquant l’horizon au sud comme à l’est. Toutefois, ils n’avaient toujours aucune certitude concernant les auteurs des frappes et des incendies ou l’identité de leurs victimes, aussi avançaient-ils prudemment, envoyant Percival Schuttenbach faire de lointaines reconnaissances. Un beau matin, une surprise de taille les attendait : un cheval sans cavalier, un étalon alezan, avait rattrapé leur petit groupe. Son caparaçon vert aux couleurs de Nilfgaard était zébré de sombres filets de sang. Impossible de savoir si ce sang appartenait au cavalier tué près du chariot du havekar, ou alors s’il avait été versé plus tard, quand le cheval s’était déjà trouvé un nouveau propriétaire. — Eh bien ! fini les soucis ! s’écria Milva en regardant Geralt. Si tant est que notre homme ait réellement été un ennemi. — Le vrai souci est que nous ne savons pas qui a mis le cavalier à terre, marmonna Zoltan. Ni si ce quelqu’un est sur notre piste, occupé à suivre nos traces et celles de notre étrange arrière-garde. — C’était un Nilfgaardien. (Geralt serra les dents.) Il parlait presque sans accent, mais les fugitifs ont pu reconnaître… Milva tourna la tête. — Il aurait fallu l’achever alors, sorceleur, dit-elle tout bas. Il aurait connu une mort plus douce. — Il n’est sorti d’un cercueil que pour aller pourrir dans un fossé, gronda Jaskier en hochant la tête et en regardant Geralt d’un air éloquent. Ainsi s’acheva l’épitaphe de Cahir, fils de Ceallach, Nilfgaardien affirmant ne pas l’être, libéré de son cercueil. On n’en parla plus. Puisque Geralt, en dépit de ses fréquentes menaces, ne semblait guère enclin à se séparer de son Ablette récalcitrante, l’alezan fut monté par Zoltan Chivay. Les pieds du nain n’atteignaient pas les étriers, mais le petit étalon était docile et se laissait guider. * * * La nuit, les lueurs éclairaient toujours l’horizon ; durant la journée, des bandes de fumée s’élevaient vers le ciel, salissant l’azur. Ils tombèrent bientôt sur des habitations incendiées, le feu rampant encore le long des poutres et des faîtes calcinés. Juste à côté des décombres étaient assis huit hommes déguenillés et cinq chiens, occupés à se partager les restes d’une carcasse de cheval en partie carbonisée. À la vue des nains, les festoyeurs, affolés, prirent leurs jambes à leur cou. Seuls un homme et un chien ne quittèrent pas leur place, aucune menace ne semblant pouvoir les arracher à la charogne raidie dont ils dépiautaient les côtes. Zoltan et Percival tentèrent de questionner l’individu, mais ils n’en obtinrent rien. L’homme se contentait de geindre, de trembler, rentrant la tête dans les épaules, s’étranglant avec des morceaux d’os broyés. Le chien grognait et découvrait ses dents. Le cadavre du cheval dégageait une puanteur nauséabonde. Ils se risquèrent à poursuivre sur le même chemin, qui les mena rapidement à de nouveaux décombres. C’était un grand village qui était parti en fumée, et sans doute y avait-il eu une escarmouche non loin de là car, juste derrière les ruines fumantes, ils virent un tertre manifestement récent. Et, à une certaine distance derrière le tertre, à la croisée des routes, trônait un immense chêne qui ployait sous le poids des glands. Et celui des hommes… * * * — Il faut aller voir ça, décida Zoltan Chivay, mettant un terme à la discussion sur les risques et menaces que présentait une telle entreprise. Allons voir de plus près. — Pourquoi diable, s’emporta Jaskier, veux-tu aller observer ces pendus, Zoltan ? Pour les dépouiller ? D’ici, déjà, je vois qu’ils n’ont même pas de chaussures aux pieds. — Idiot. Il n’est pas question de chaussures, mais de la situation militaire. Des derniers événements qui se sont produits sur la scène des affrontements guerriers. Pourquoi ricanes-tu ? Toi, en tant que poète, tu ne sais pas ce qu’est une stratégie. — Je vais te surprendre, mais si, je le sais. — Et moi je suis persuadé que tu ne reconnaîtrais pas une stratégie même si elle surgissait des buissons et te donnait un coup de pied au cul. — À dire vrai, celle-là, je ne la reconnaîtrais pas. Les stratégies qui surgissent des buissons, je les laisse aux nains. De même que celles qui pendent des chênes. Zoltan fit un geste de la main et se dirigea vers l’arbre. Jaskier, qui n’avait jamais pu maîtriser sa curiosité, pressa Pégase et lui emboîta le pas. Après quelques secondes de réflexion, Geralt les imita. Il vit que Milva faisait de même. À leur approche, les corneilles qui cherchaient leur pâture sur les cadavres s’envolèrent sans hâte, en graillant et en faisant bruisser leurs ailes. Certaines s’éloignèrent en direction de la forêt, d’autres s’installèrent simplement sur les branchages plus élevés du puissant chêne en regardant avec intérêt Feld-maréchal Duda qui, planté sur l’épaule de Zoltan, les injuriait copieusement en les traitant de tous les noms. Le premier des sept pendus avait une pancarte sur la poitrine qui portait l’inscription « Traître à la patrie ». Le deuxième avait été pendu en tant que « Collabo », le troisième en tant que « Mouchard elfique », le quatrième, en tant que « Déserteur ». Le cinquième était une femme portant une chainse déchirée et couverte de sang, désignée comme « Putain nilfgaardienne ». Deux des pendus n’arborant pas de pancartes, il convenait d’en conclure qu’ils avaient été choisis au hasard. — C’est bon signe, se réjouit Zoltan Chivay en désignant les inscriptions. Vous voyez ? Nos armées sont passées par ici. Nos hommes ont contre-attaqué, ils ont repoussé l’agresseur. Et, d’après ce que je constate, ils ont même eu le temps de se reposer et de prendre du bon temps. — Et pour nous, qu’est-ce que ça signifie ? — Que le front s’est déplacé et que nous sommes séparés des Nilfgaardiens par l’armée témérienne. Nous sommes en sécurité. — Et les fumées devant nous ? — Ce sont les nôtres, affirma le nain d’une voix assurée. Ils brûlent les villages qui ont accordé le gîte ou le couvert aux Écureuils. Le front est enfin derrière nous, je vous dis. De cette croisée part la voie du sud, qui nous mène en Armérie, à l’assemblée située à la fourche de la Chotla et de l’Ina. La route semble correcte, nous pouvons l’emprunter. Nous n’avons plus rien à craindre des Nilfgaardiens. — Il n’y a pas de fumée sans feu, intervint Milva. Et là où il y a du feu, on peut se brûler. Voilà, moi, c’que j’en pense. C’est idiot de se diriger vers les flammes. C’est idiot d’emprunter un chemin sur lequel la cavalerie peut nous encercler en un clin d’œil. Nous ferions mieux de nous enfoncer dans les bois. — Les Témériens ou l’armée de Sodden sont passés par ici, s’entêta le nain. Le front est derrière nous. Nous pouvons sans crainte passer par cette route ; si nous rencontrons des soldats, ce seront les nôtres. — Ce choix me paraît hasardeux, reprit l’archère en secouant la tête. Si tu es un si grand stratège, Zoltan, tu sais bien que Nilfgaard a coutume d’envoyer ses troupes de cavalerie loin en avant. Des Témériens sont passés par ici. Soit. Mais ce qui se trouve devant nous, nous n’en savons rien. Vers le sud, le ciel est noir de fumée, ça doit sans aucun doute être ta fameuse assemblée en Armérie qui flambe. Ce qui veut dire que le front n’est pas derrière nous, mais que nous sommes sur le front même. On peut tomber sur l’armée, sur des maraudeurs, des mercenaires, des Écureuils. Allons vers la Chotla, mais en passant par les layons. — C’est juste, l’appuya Jaskier. Moi non plus, je n’aime pas ces fumées, là-bas. Même si la Témérie est passée à l’offensive, nous pouvons encore tomber sur des escadrons nilfgaardiens qui auraient pris de l’avance. Les Noirs poussent leurs raids loin en avant. Ils se joignent aux Scoia’tael par l’arrière, mettent le bazar et rebroussent chemin. Je me souviens de ce qui s’est passé dans le Haut-Sodden du temps de la précédente guerre. Je suis aussi d’avis de passer par les bois. Dans les bois, rien ne nous menace. — Je n’en suis pas aussi sûr. (Geralt désigna le dernier pendu ; bien que se balançant fort haut, ses pieds avaient été labourés par des serres, et n’étaient plus que des moignons ensanglantés aux os saillants.) C’est l’œuvre d’une goule. — Des striges ? (Zoltan Chivay s’écarta, cracha.) Des nécrophages ? — Comme tu dis. La nuit, dans les bois, nous devrons être sur nos gardes. — Saa… lopaaaard ! siffla Feld-maréchal Duda. — Tu me l’enlèves de la bouche, l’oiseau, gronda Zoltan Chivay en fronçant les sourcils. Eh bien ! Nous sommes dans la mouise. Alors que faisons-nous ? Direction les bois, avec les striges, ou bien la route, avec l’armée et les maraudeurs ? — Les bois, répondit Milva d’un ton convaincu. Les plus denses qui soient. Je préfère les goules aux humains. * * * Ils allaient par les bois. D’abord avec prudence, restant bien groupés, sur le qui-vive, attentifs au moindre bruissement dans les broussailles. Bientôt cependant, ils retrouvèrent leur assurance, leur humour et la cadence habituelle. Aucune goule à l’horizon, ni la moindre trace attestant leur présence. Zoltan plaisantait, racontait que les striges et autres démons devaient savoir que les armées approchaient ; si les monstres avaient eu l’occasion de voir les maraudeurs et les volontaires de Verden en action, alors, saisis de frayeur, ils avaient dû partir se cacher dans les repaires les plus profonds et les plus sauvages qui soient, où ils étaient maintenant terrés, tremblants de peur et claquant des dents. — Et ils veillent sur les fantômes, ceux de leurs femmes et de leurs filles, grommelait Milva. Les monstres savent que pas même un mouton n’échappe aux pattes d’un guerrier en marche. Accrochez donc une chainse à un saule, et vous les verrez accourir, les héros, tous plus excités les uns que les autres ! Jaskier, qui depuis un certain temps avait retrouvé sa verve et son humour, accorda son luth et commença à composer un couplet sur les saules et les guerriers fougueux, le perroquet et le nain rivalisant d’inventivité dans leurs suggestions de rimes. * * * — Voilà l’O ! répéta Zoltan. — Quoi ? Où ? demanda Jaskier en se mettant debout sur ses étriers et en regardant vers le ravin, dans la direction indiquée par le nain. Je ne vois rien ! — Voilà l’O ! — Arrête de caqueter comme un perroquet ! Quoi, voilà l’O ? — La rivière, expliqua tranquillement Zoltan. L’affluent droit de la Chotla. Il s’appelle O. — Ah… — Mais non ! dit Percival Schuttenbach en riant. La rivière A se jette dans la Chotla en amont de celle-ci, d’ici ça fait un bout de chemin. Ça, c’est pas l’A, c’est l’O. Le ravin au fond duquel coulait la petite rivière au nom si simple était envahi de ronces qui dépassaient les nains d’une tête ; elles dégageaient une forte odeur de menthe et de bois putréfié et résonnaient du coassement incessant des grenouilles. Les talus étaient abrupts, ce qui se révéla fatal. Le chariot de Vera Loewenhaupt, qui, depuis le début du voyage, supportait vaillamment les aléas du sort et surmontait toutes les embûches, perdit son combat contre la rivière O. S’échappant des mains des nains qui l’accompagnaient dans la descente, il dévala la pente en bondissant jusqu’au fond du ravin où il se disloqua en une magistrale explosion. — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! siffla Feld-maréchal Duda en réponse aux exclamations que Zoltan et ses compagnons avaient poussées en chœur. * * * — À dire vrai, estima Jaskier en considérant les débris du véhicule et les bagages éparpillés, c’est peut-être mieux ainsi. Votre maudit chariot ne faisait que ralentir la marche, on avait constamment des soucis à cause de lui. Sois réaliste, Zoltan. On a déjà eu de la chance que personne ne nous ait surpris ou pourchassés. Si nous avions dû nous sauver rapidement, il aurait fallu laisser tomber le chariot en même temps que tout votre barda, qui, dans la situation présente, est récupérable. Le nain se vexa et ronchonna méchamment dans sa barbe, mais contre toute attente Percival Schuttenbach soutint le troubadour. Ce soutien, comme le remarqua le sorceleur, s’accompagnait de clins d’œil significatifs. Ils étaient censés être discrets, mais la mimique éloquente du fin visage du gnome ne pouvait passer inaperçue. — Le poète a raison, répéta Percival en grimaçant et en clignant des yeux. Nous sommes à un jet de chapeau mouillé de la Chotla et de l’Ina. Devant nous, Fen Carn… Bref, que des coins perdus. Ça aurait été compliqué par là avec le chariot. Si nous avions ensuite rencontré les armées témériennes au-delà de l’Ina, avec notre cargaison… on aurait pu avoir des soucis. Zoltan réfléchit en reniflant. — C’est bon, dit-il enfin en observant les débris du chariot emportés par le courant paresseux de la rivière O. On va se séparer. Munro, Figgis, Yazon et Caleb vous restez ici. Les autres poursuivent la route. On va être obligés de charger les chevaux avec les besaces de provisions et le petit matériel. Munro, vous savez ce que vous avez à faire. Vous avez des pelles : — Oui. — Ne laissez pas de traces visibles ! Et repérez bien l’endroit, mémorisez-le ! — Te bile pas. — Vous nous rattraperez sans peine. (Zoltan jeta son sac à dos et son sihill sur son épaule, ajusta sa hachette sur sa ceinture.) Nous suivrons le courant de l’O, ensuite nous continuerons le long de la Chotla jusqu’à l’Ina. Adieu. — C’est curieux, murmura Milva à Geralt lorsque la troupe réduite se mit en route en faisant un signe de la main aux quatre nains restés en arrière. Je me demande bien ce qu’ils transportaient de si précieux dans leurs serviettes pour qu’ils soient obligés de les enterrer et de repérer l’endroit… et sans qu’aucun d’entre nous les voie, qui plus est. — Ce n’est pas notre affaire. — Je ne crois pas, dit Jaskier à mi-voix en dirigeant prudemment Pégase entre les troncs couchés à terre, que ces mallettes contiennent des caleçons de rechange. Ils avaient placé un grand espoir dans ce chargement. J’ai parlé assez souvent avec eux pour éventer la mèche et comprendre ce qui pouvait être caché dans ces caisses. — Et que peuvent-elles bien renfermer, à ton avis ? — Leur avenir. (Le poète regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne l’entendait.) Percival est tailleur de pierres de son métier, il veut créer son propre atelier. Figgis et Yazon sont forgerons, ils ont parlé de la forge. Caleb Stratton veut se marier, et les parents de sa fiancée l’ont chassé une fois déjà, parce qu’il était trop miséreux. Quant à Zoltan… — Arrête, Jaskier. Tu cancanes comme une bonne femme. Pardon, Milva. — De rien. Au-delà de la rivière, derrière la vieille futaie sombre et humide, la forêt se raréfiait : ils débouchèrent sur une trouée de petits bouleaux et de prés secs. Malgré tout, ils progressaient lentement. Suivant l’exemple de Milva, qui aussitôt après leur départ avait installé la petite fille aux taches de rousseur et aux tresses sur son arçon, Jaskier fit grimper un autre enfant sur Pégase, et Zoltan en installa deux autres sur son étalon alezan, lui-même marchant à côté en tenant les rênes. La cadence, néanmoins, ne décollait pas, les femmes de Kern n’étant pas en état d’accélérer l’allure. * * * Après avoir louvoyé pendant près d’une heure entre les défilés et les ravins, le soir tombait presque lorsque Zoltan Chivay s’arrêta ; il échangea quelques mots avec Percival Schuttenbach ; après quoi il se tourna vers le reste de la compagnie. — Ne hurlez pas et ne vous moquez pas de moi, déclara-t-il, mais je crois que je me suis perdu. Sacré nom ! Je ne sais pas où nous sommes ni par où nous devons aller. — Ne raconte pas de bêtises, s’énerva Jaskier. Qu’est-ce que ça veut dire, tu ne sais pas ? Nous nous dirigeons en suivant le cours de la rivière, voyons. Et là-bas, dans le ravin, c’est bien votre rivière O. J’ai raison ? — En effet. Mais vois donc dans quelle direction elle… — Par la peste. C’est impossible ! — C’est possible, objecta sombrement Milva en retirant patiemment les feuilles mortes et les épines des cheveux de la petite fille aux taches de rousseur qu’elle transportait sur son cheval. Nous nous sommes perdus dans les défilés. La rivière suit une trajectoire en forme de fer à cheval. Nous sommes dans l’arc. — Mais c’est toujours la rivière O, s’entêta Jaskier. Si nous suivons la rivière, nous ne pouvons pas nous perdre. Il arrive que les rivières fassent des détours, je l’admets, mais, en fin de compte, elles finissent toutes par se jeter dans un fleuve. C’est dans l’ordre des choses. — Ne fais pas le malin, chanteur, grommela Zoltan en plissant le nez. Ferme ton clapet. Tu ne vois pas que je suis en train de réfléchir ? — Non. Rien n’indique que-tu réfléchisses. Je le répète, tenons-nous-en au cours de la rivière, et alors… — La ferme, grommela Milva. Tu n’es qu’un citadin. Tu vis dans un monde cerné de murailles, peut-être qu’à l’intérieur tes sages paroles valent quelque chose, mais pas ici. Regarde autour de toi ! La vallée est traversée de ravins aux bords escarpés et broussailleux. Comment veux-tu avancer le long de la rivière ? En descendant le talus, couvert de broussailles et de marécages, puis en remontant, et en redescendant de nouveau ? Et. à ton avis, on va tirer les chevaux par la bride ou quoi ? Au bout de deux ravins, tu seras tellement à bout de souffle que tu t’aplatiras comme une crêpe en plein milieu du talus. Des femmes et des enfants voyagent avec nous, Jaskier. Et le soleil va vite se coucher. — J’ai remarqué. C’est bon, je me tais. Je suis prêt à écouter les propositions des habitués des bois et des pisteurs. Zoltan Chivay tapa son grossier perroquet sur le bec, enroula une mèche de sa barbe autour de son doigt et la tirailla rageusement. — Percival ? — La direction, grosso modo, on la connaît. (Le gnome regarda le soleil suspendu juste au-dessus des couronnes des arbres.) Donc, la première solution est la suivante : nous laissons tomber la rivière, nous faisons demi-tour et nous sortons des ravins pour rejoindre les terrains secs en passant par Fen Carn, jusqu’à la Chotla. — Et l’autre solution ? — L’O est peu profonde. Même si, après les dernières pluies, elle charrie plus d’eau que d’habitude, on peut la traverser en coupant les méandres et en pataugeant dans les ruisseaux chaque fois que le chemin sera condamné. Si on suit la direction du soleil, on tombera directement sur le croisement de la Chotla et de l’Ina. — Non, intervint soudain le sorceleur. Je propose de renoncer tout de suite à la seconde option. N’y pensez même pas. Sur l’autre rive on finirait tôt ou tard par tomber sur l’un des Bois sacrés d’Alkékenge. Ce sont des endroits dangereux. Je vous conseille fermement de vous en tenir éloignés. — Ainsi donc, tu connais cette région ? Tu es déjà venu ici par le passé ? Tu sais comment en sortir ? Le sorceleur resta un moment silencieux. — J’y suis venu une fois, dit-il en se frottant le front. Il y a trois ans. Mais je suis arrivé du côté opposé, par l’est. Je me dirigeais vers Brugge et je voulais prendre un raccourci. Quant à savoir comment je m’en suis tiré, je ne m’en souviens plus. Je sais seulement qu’on m’a ramené à moitié mort sur un chariot. Le nain le regarda un instant, mais ne posa pas d’autre question. Ils rebroussèrent chemin en silence. Les femmes de Kern avançaient péniblement, elles trébuchaient, prenaient appui sur des bâtons, mais pas une seule plainte ne s’échappait de leurs lèvres. Milva chevauchait juste à côté du sorceleur, soutenant dans ses bras la petite fille aux tresses qui s’était endormie. — Je devine, lança-t-elle soudain, qu’on t’avait pas mal amoché, là-bas, dans les Bois sacrés, il y a trois ans. Un de ces monstres, je suppose ? Tu as des occupations risquées, sorceleur. — Je ne dis pas le contraire. — Je sais, moi, comment ça s’est passé à l’époque, se vanta Jaskier derrière eux. Tu étais blessé, un marchand t’a sorti de là, et ensuite, tu as retrouvé Ciri à Autre Rive. C’est Yennefer qui m’a raconté tout ça. À l’évocation du prénom de la magicienne, Milva eut un léger sourire, ce qui n’échappa guère à Geralt. Il se promit de vertement sermonner Jaskier à la prochaine halte au sujet de sa langue bien trop pendue. Mais connaissant le poète, il doutait qu’un sermon ait sur lui beaucoup d’effet, d’autant que Jaskier avait vraisemblablement déjà craché tout ce qu’il savait. — Peut-être avons-nous eu tort de ne pas aller sur l’autre rive, dans les Bois sacrés, reprit l’archère au bout d’un moment. S’il a naguère retrouvé la jeune fille… Les elfes racontent que si par deux fois on se rend là où un événement s’est produit, le temps alors peut se répéter… On appelle ça… nom d’un chien, j’ai oublié. La corde du destin ? — La boucle, rectifia Geralt. La boucle du destin. — Pfft ! fit Jaskier en se renfrognant. Vous feriez mieux d’arrêter de parler de corde et de boucle. Une elfe m’a prédit un jour que je ferai mes adieux à cette vallée de larmes sur un échafaud. À vrai dire, je ne crois pas à ce type de prédictions bon marché, mais il y a quelques jours j’ai rêvé qu’on me pendait. Je me suis réveillé trempé de sueur, je ne pouvais plus avaler ma salive ni reprendre mon souffle. Alors entendre disserter de gibet m’est donc quelque peu pénible. — C’est au sorceleur que je m’adresse, pas à toi, rétorqua Milva. Arrête de tendre l’oreille, et tu n’entendras rien d’épouvantable. Alors, Geralt ? Que penses-tu de cette boucle du destin ? Si nous retournions dans les Bois sacrés, suppose que le temps se répète ? — C’est bien pour cette raison que nous avons fait demi-tour, répondit âprement le sorceleur. Je n’ai pas la moindre envie de voir se répéter un cauchemar. * * * — Y a pas à dire, grinça Zoltan en hochant la tête et en regardant autour de lui. Tu nous as entraînés dans un endroit charmant, Percival. — Fen Carn…, marmonna le gnome en grattant le bout de son long nez. Le champ des tertres… Je me suis toujours demandé d’où venait cette appellation. — Tu le sais, maintenant. La vallée qui s’étendait devant eux était déjà voilée par les vapeurs du crépuscule d’où émergeaient à perte de vue des milliers de kourganes et de monolithes moussus. Parmi ces pierres, certaines n’étaient que de simples blocs sans modelé particulier. D’autres avaient été taillées avec soin, et avaient la forme d’obélisques ou de menhirs. Presque au centre de cette forêt de pierres, d’autres encore, regroupées en dolmens, tumulus et cromlechs formaient un cercle qui ne devait rien au hasard de la nature. — Absolument, répéta le nain. C’est un endroit charmant pour passer la nuit. Un cimetière d’elfes. Si ma mémoire ne me joue pas de tours, sorceleur, tu as évoqué les goules récemment ? Eh bien, sache que moi, je sens leur présence au milieu de ces kourganes ! On doit trouver de tout ici, des goules, des graveirs, des striges, des wirtes, des revenants, des spectres en veux-tu en voilà ! Ils sont tous installés là-bas, et savez-vous ce qu’ils sont en train de se dire ? Même pas la peine de chercher de quoi dîner, le dîner est venu à nous de lui-même ! — Je propose de faire demi-tour, risqua Jaskier dans un murmure. Tant qu’il fait à peu près clair. — Je suis de cet avis. — Les femmes ne feront pas un pas de plus, répliqua sèchement Milva. Les enfants tombent de sommeil. Les chevaux sont fatigués. Tu nous as toi-même forcés à presser le pas, Zoltan, « Continuons, encore un demi-mile ! », répétais-tu, « Encore un effort ! », disais-tu. Et maintenant, tu voudrais nous obliger à faire marche arrière sur plusieurs miles ? Rien à faire ! Cimetière ou pas cimetière, on passera la nuit ici. — Mais oui ! l’appuya le sorceleur en descendant de cheval. Ne paniquez pas. Toutes les nécropoles ne grouillent pas de monstres ou de spectres. Je ne suis jamais venu à Fen Carn mais, si le coin était vraiment dangereux, j’en aurais entendu parler. Personne, pas même Feld-maréchal Duda, ne fit de commentaire. Les femmes de Kern prirent leurs enfants avec elles et allèrent s’asseoir en groupe serré, silencieuses et visiblement apeurées. Percival et Jaskier attachèrent les chevaux à un endroit où l’herbe était touffue. Geralt, Zoltan et Milva se rapprochèrent du bord de la prairie, observant le petit cimetière noyé dans la brume et le crépuscule tombant. — Comble de malheur, c’est pile la pleine lune ! marmonna le nain. Ça va être la fête des fantômes cette nuit, je le sens… Ils vont nous donner du fil à retordre, les démons… Et quelle est cette lumière qui vient du sud ? Des lueurs d’incendie ? — Exactement, confirma le sorceleur. Des chaumières ont de nouveau été livrées aux flammes. Tu sais quoi, Zoltan ? Je me sens tout de même plus en sécurité ici, à Fen Carn. — Moi aussi, je me sentirai plus en sécurité, mais seulement quand le soleil se lèvera. Si tant est que les goules nous permettent de revoir le jour. Milva farfouilla dans sa besace et en sortit quelque chose de brillant. — Une pique en argent, expliqua-t-elle. Je l’avais mise de côté pour une occasion de ce genre. Elle m’a coûté cinq couronnes au bazar. Ça ira pour tuer une goule, sorceleur ? — Je ne pense pas qu’il y ait des goules par ici. — Tu as affirmé toi-même, gronda Zoltan, que le pendu sur le chêne avait été mordu par une goule. Et là où il y a un cimetière, il y a des goules. — Pas toujours. — Je te prends au mot. C’est toi le sorceleur, le spécialiste, alors j’espère que tu nous défendras. Tu as gaillardement assommé les maraudeurs… Est-ce que les goules se battent mieux que les maraudeurs ? — Incomparablement mieux. Arrête de paniquer, je t’ai dit. — Et pour les vampires, mon arc fera l’affaire ? (Milva vissa sa pointe sur la flèche et en vérifia le tranchant avec le bout de son pouce.) Et pour une strige ? — Ça peut marcher. — Des malédictions qui remontent à la nuit des temps sont gravées en runes anciennes sur mon sihill, gronda Zoltan en dénudant son épée. Qu’une goule essaie seulement de voir ma lame de plus près, et elle s’en souviendra. Tenez, regardez. — Ha ! fit Jaskier qui, intéressé, s’était rapproché d’eux. Alors ce sont là les célèbres et secrètes runes des nains ? Que signifie cette inscription ? — « Les fils de chien à la potence. » — Quelque chose a bougé parmi les pierres ! hurla soudain Percival Schuttenbach. Une goule, une goule ! — Où ça ? — Là-bas ! Elle s’est cachée dans les roches ! — Une seule ? — Je n’en ai vu qu’une ! — Elle doit être sacrément affamée pour essayer de nous dépecer avant la tombée de la nuit. (Le nain cracha dans ses paumes et saisit à pleines mains le manche de son sihill.) Ha ! Elle va pas tarder à découvrir que la gourmandise peut être fatale ! Milva, plante-lui une flèche dans le cul, et moi, j’irai lui vider les entrailles ! — Je ne vois rien là-bas, souffla Milva, la penne de sa flèche près de son menton. Pas même une herbe qui tremble entre les pierres. Tu es sûr que tu n’as pas rêvé, le gnome ? — En aucune façon, protesta Percival. Vous voyez cette roche qui ressemble à une table renversée ? C’est là que s’est cachée la goule, juste derrière. — Restez ici. (D’un bref mouvement, Geralt sortit son épée du fourreau placé derrière son dos.) Veillez sur les femmes et faites attention aux chevaux. Si les goules venaient à attaquer, les animaux deviendraient fous. Je vais tirer cette histoire au clair. — Tu ne vas pas y aller seul, protesta violemment Zoltan. L’autre fois, près de l’abattis, je t’ai laissé agir seul parce que j’avais peur de la variole. Et, de vergonde, je n’ai pas pu dormir pendant deux nuits de suite. Plus jamais je ne veux revivre ça ! Percival, où vas-tu comme ça ? En arrière ? C’est toi qui prétends avoir vu une strige, alors maintenant tu vas avancer en première ligne. N’aie pas peur, je te suis. Ils avancèrent prudemment entre les kourganes, en s’efforçant de ne pas faire bruisser les mauvaises herbes – elles arrivaient au-dessus du genou de Geralt, et à la taille des nains et du gnome. Alors qu’ils approchaient du dolmen indiqué par Percival, ils se séparèrent de façon à bloquer toutes les issues que la goule aurait pu emprunter. Mais cette stratégie se révéla inutile. Geralt le savait d’avance. Son médaillon de sorceleur n’avait même pas vibré, il n’avait émis aucun signal. — Il n’y a personne ici, constata Zoltan en regardant autour de lui. Pas âme qui vive. Tu as bel et bien rêvé, Percival. Fausse alerte. Tu nous as causé une frayeur inutile, tu mérites un bon coup de pied au cul. — Je vous répète que je l’ai vue, s’emporta le gnome. Je l’ai vue sauter entre les pierres. Elle était maigre, noire comme un collecteur d’impôts… — Tais-toi, gnome stupide, parce que je vais te… — Quelle est cette odeur bizarre ? demanda soudain Geralt. Vous ne sentez pas ? — À dire vrai…, fit le nain en reniflant tel un braque. Ça pue bizarrement. — Ça sent les herbes. (Percival tendit son nez sensible, long de deux pouces :) absinthe, basilic, sauge, anis… Cannelle ? Par quel diable ? — Que sentent les goules, Geralt ? — Elles puent le cadavre. Le sorceleur regarda rapidement autour de lui en cherchant des traces parmi les herbes, puis en quelques pas rapides il retourna vers le dolmen creux et tapota légèrement la pierre du plat de son épée. — Sors de là, dit-il en serrant les dents. Je sais que tu es là. Du nerf, sinon je plante mon fer dans la fente. D’une cavité parfaitement masquée sous les pierres, un léger grincement se fit entendre. — Sors de là, répéta Geralt. On ne te fera rien. — Pas un seul cheveu ne tombera de ta tête, assura doucereusement Zoltan en élevant son sihill au-dessus de la fente et en roulant des yeux d’un air menaçant. Sors sans crainte ! Geralt tourna la tête et, d’un geste décidé, lui intima de reculer. Du trou sous le dolmen on entendit un nouveau grincement et une forte odeur de plantes et de racines se répandit dans l’air. Quelques minutes plus tard ils aperçurent une tête grise, puis un visage doté d’un nez magnifiquement crochu qui n’appartenait pas le moins du monde à une goule, mais à un homme svelte d’âge moyen. Percival n’avait pas tort : l’homme rappelait quelque peu un collecteur d’impôts. — Je peux sortir sans crainte ? demanda-t-il en levant sur Geralt des yeux noirs que surplombaient des sourcils grisonnants. — Tu peux. L’homme s’extirpa du trou, secoua son habit noir protégé par une espèce de tablier et arrangea son sac de toile, libérant une nouvelle vague d’odeurs de plantes. — Je vous propose de baisser vos armes, messeigneurs, déclara-t-il d’une voix tranquille en promenant son regard sur les voyageurs qui faisaient cercle autour de lui. Elles ne vous seront d’aucune utilité. Comme vous pouvez le constater, moi, je n’en porte pas. Je n’en porte jamais. Je n’ai rien non plus sur moi qu’on puisse raisonnablement qualifier de butin. Mon nom est Emiel Régis. Je suis originaire de Dillingen. J’exerce le métier de barbier. — En réalité, observa Zoltan Chivay en faisant une légère grimace, barbier, alchimiste ou herboriste, nom d’une pipe, sans vouloir vous vexer, une forte odeur de pharmacie se dégage de votre personne. Emiel Régis afficha un étrange sourire, les lèvres serrées, puis il éleva ses mains en signe de pardon. — Votre odeur vous a trahi, messire barbier, ajouta Geralt en remettant son épée dans son fourreau. Aviez-vous des raisons particulières de vous cacher de nous ? — Des raisons particulières ? (L’homme dirigea ses yeux noirs vers le sorceleur.) Non, plutôt d’ordre général. J’ai tout bonnement eu peur de vous. C’est dans l’air du temps. — Effectivement, approuva le nain en désignant du pouce les lueurs qui éclaircissaient le ciel. C’est dans l’air du temps. Je note que vous êtes un fugitif, tout comme nous. Il est curieux toutefois qu’ayant fui si loin de votre Dillingen natal, vous vous terriez, seul, au milieu de ces kourganes. Mais après tout, à chacun son destin, surtout quand les temps sont difficiles. Vous avez eu peur de nous, nous avons eu peur de vous. On crie toujours le loup plus grand qu’il n’est. — De mon côté, vous n’avez rien à craindre. (L’homme qui s’était présenté sous le nom d’Emiel Régis ne baissait pas le regard.) J’espère pouvoir compter sur la réciproque. — Et comment donc ! (Zoltan eut un large sourire.) Vous nous prenez pour des bandits ou quoi ? Nous sommes des fugitifs, tout comme vous, messire barbier. Nous nous dirigeons vers la frontière de la Témérie. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous joindre à nous. En groupe, on se sent plus fort et plus en sécurité qu’en solitaire, et un apothicaire peut nous être utile. Nous avons avec nous des femmes et des enfants. Est-ce que, parmi toutes vos scabieuses puantes que – je le devine à l’odeur – vous transportez sur vous, vous en auriez une capable de soigner les pieds écorchés ? — Je dois pouvoir vous trouver ça, dit le barbier à voix basse. Je serais ravi de vous aider. Pour ce qui est de voyager ensemble… Je vous remercie de votre proposition, mais je ne suis pas un fugitif, messeigneurs. Je ne me suis pas sauvé de Dillingen à cause de la guerre. J’habite ici. — Comment ça ? s’étonna le nain en fronçant les sourcils et en s’écartant d’un pas. Vous habitez ici ? Dans le cimetière ? — Dans le cimetière ? Non. Je possède une cabane pas loin d’ici ; en plus de ma maison et de mon magasin à Dillingen, bien entendu. Mais tous les ans je viens ici passer l’été, d’avril à septembre, de la Saint-Jean à l’équinoxe. Je récolte des plantes et des racines médicinales, j’en distille une partie sur place pour en faire des médicaments et des élixirs… — Vous êtes pourtant au courant que la guerre fait rage, objecta Geralt, malgré votre retraite solitaire loin du monde et des hommes. (C’était une affirmation, non une question.) Par qui avez-vous été informé ? — Par des fugitifs qui traînaient dans le coin. À quelque deux miles d’ici, près de la Chotla se trouve un immense camp. Plusieurs centaines de fugitifs y sont rassemblés, des villageois de Brugge et de Sodden. — Et les armées témériennes ? s’enquit Zoltan, curieux. Elles ont bougé ? — Je ne sais rien à ce sujet. Le nain poussa un juron, puis jeta un regard en coin sur le barbier. — Alors comme ça, sieur Régis, vous habitez par ici, dit-il en traînant la voix. Et la nuit, vous vous promenez au milieu des tombes. Vous n’avez pas peur ? — De quoi devrais-je avoir peur ? — Le sieur ici présent, répondit Zoltan en désignant Geralt, est un sorceleur. Il a vu récemment les traces d’une goule. Un mangeur de cadavres, vous comprenez ? Et pas besoin d’être sorceleur pour savoir que les goules fréquentent les cimetières. — Un sorceleur. (Clairement intéressé, le barbier observa Geralt.) Un tueur de monstres. Eh bien, eh bien ! Voilà qui est curieux… N’avez-vous pas expliqué à vos compagnons, sieur sorceleur, que cette nécropole datait de plus de cinq cents ans ? Les goules ne sont pas du genre à faire la fine bouche, mais elles ne vont quand même pas jusqu’à ronger des os vieux de plusieurs siècles. Non, il n’y a pas de goules ici. — Je ne suis absolument pas inquiet, déclara Zoltan Chivay en regardant autour de lui. Eh bien, messire l’apothicaire, permettez-moi de vous inviter dans notre campement. Vous n’oseriez pas dédaigner notre viande de cheval ? Régis le regarda longuement. — Merci, répondit-il enfin. J’ai tout de même une meilleure idée. Je vous invite chez moi. À dire vrai, ma résidence d’été ressemble davantage à une masure qu’à une cabane, et de surcroît elle est toute petite, vous serez donc obligés de dormir à la belle étoile. Mais il y a une source près de la cabane. Et une cheminée pour réchauffer la viande. — Nous en profiterons bien volontiers, accepta le nain en s’inclinant. Il n’y a peut-être pas de goules par ici, mais la simple idée de passer la nuit dans ce cimetière ne m’inspire pas particulièrement. Venez, vous ferez connaissance du reste de notre compagnie. Alors qu’ils approchaient du campement, les chevaux s’ébrouèrent, martelant le sol de leurs sabots. — Ne restez pas dans le sens du vent, messire Régis. (Zoltan Chivay enveloppa l’apothicaire d’un regard éloquent.) L’odeur de la sauge effraie les chevaux et, en ce qui me concerne, j’ai honte de le reconnaître mais j’associe toujours cette odeur à l’arracheur de dents. * * * — Geralt, grommela Zoltan aussitôt qu’Emiel Régis eut disparu derrière la bâche qui protégeait l’entrée de sa bicoque. Gardons les yeux ouverts. Cet herboriste puant ne me dit rien qui vaille. — Des raisons particulières ? — Je n’apprécie pas les gens qui passent l’été à proximité d’un cimetière, situé qui plus est loin de toute habitation. Les plantes ne poussent-elles donc pas dans des endroits plus agréables ? Tout Régis qu’il est, il m’a tout l’air d’un pilleur de tombes. Les barbiers, les alchimistes et toute leur clique déterrent les cadavres dans les ossuaires pour faire divers excréments. — Expérimentations. Mais pour de telles pratiques on utilise des dépouilles fraîches. Ce cimetière est très ancien. — C’est un fait. (Le nain se gratta la barbe en regardant les femmes de Kern préparer leur couchage sous les buissons de putiers qui poussaient tout autour de la cabane de l’apothicaire.) Peut-être alors pille-t-il les tombes pour y chercher des richesses cachées ? — Tu n’as qu’à lui poser la question, dit Geralt en haussant les épaules. Tu as accepté son invitation sans la moindre hésitation et sans cérémonie, et maintenant, subitement, tu deviens suspicieux comme une vieille fille à qui on fait des compliments. — Hum…, fît Zoltan sans se laisser démonter. Tu n’as pas tort. Mais je jetterais volontiers un œil à l’intérieur de sa cahute. Juste comme ça, pour être sûr… — Suis-le, fais semblant de vouloir emprunter une fourchette. — Pourquoi une fourchette ? — Et pourquoi pas ? Le nain scruta le sorceleur. Longuement. Finalement il se décida, et d’un pas alerte se dirigea vers la cahute ; il frappa poliment sur le bâti et entra. Il resta de longues minutes à l’intérieur, puis réapparut soudain sur le pas de la porte. — Geralt, Percival, Jaskier, permettez. Vous allez voir quelque chose d’intéressant. Allons, venez, pas de cérémonie, messire Régis nous invite. L’intérieur de la cabane était sombre. Une odeur oppressante et enivrante saisit les visiteurs à la gorge dès qu’ils arrivèrent sur le seuil de la porte ; elle provenait des plantes et des racines dont les murs entiers étaient couverts. La pièce était meublée d’un simple grabat, jonché lui aussi de plantes, et d’une table bancale encombrée d’un nombre incalculable de petites bouteilles de verre, d’argile et de porcelaine. Une timide lumière était distillée par des braises qui se consumaient dans l’âtre d’un poêle bizarrement pansu, semblable à une clepsydre ventrue. À la manière d’une toile d’araignée, le poêle était cerné de tubes rutilants de différents diamètres en forme d’arceaux et de spirales. Un seau en bois était posé sous l’un des tubes et récoltait les gouttes qui s’en écoulaient. À la vue du poêle, Percival Schuttenbach écarquilla les yeux, ouvrit grande la bouche, poussa un soupir puis se rapprocha d’un bond. — Oh, oh ! lança-t-il, incapable de cacher son enthousiasme. Que vois-je ? Un véritable athanor relié à un alambic ! Équipé d’une colonne de distillation et d’un refroidisseur en cuivre ! Beau travail ! Vous avez fabriqué ça vous-même, sieur barbier ? — Tout à fait, reconnut modestement Emiel Régis. Je fabrique des élixirs, je dois donc distiller, extraire la quintessence, et aussi… Il s’interrompit en voyant Zoltan Chivay happer une goutte qui tombait du tuyau et se lécher le doigt. Le nain poussa un soupir ; une expression d’indicible béatitude se dessina sur son visage cramoisi. Incapable de résister, Jaskier goûta à son tour. Et poussa un faible gémissement. — La cinquième essence, reconnut-il en claquant la langue, voire la sixième ou même la septième. — Oui… (Le barbier sourit légèrement.) Je vous l’ai dit, le distillât… — La gnôle, rectifia Zoltan avec insistance. Et quelle gnôle ! Goûte, Percival. — Mais je ne m’y connais pas en chimie organique, moi, répliqua d’un air absent le gnome qui, agenouillé, observait les détails du montage du poêle alchimique. Ça m’étonnerait que je reconnaisse les composants… — Le distillât provient de la racine de mandragore, autrement dit l’alraune, précisa Régis pour dissiper les doutes. Enrichie de belladone. Et fermentée dans du sucre. — C’est-à-dire du moût ? — On peut aussi l’appeler comme ça. — Serait-il possible d’avoir une timbale ou quelque chose ? — Zoltan, Jaskier, vous êtes sourds ou quoi ? (Le sorceleur avait croisé ses mains sur sa poitrine.) C’est de la mandragore. Le samogon est fait avec de la mandragore. Laissez ce chaudron tranquille. — Voyons, cher messire Geralt ! (L’alchimiste fouilla parmi les cornues et les flacons empoussiérés et en extirpa une petite éprouvette, qu’il essuya religieusement dans un torchon.) Il n’y a pas de quoi avoir peur. La mandragore, en réalité, a été séchée, et les proportions prélevées ont été soigneusement mesurées. Pour une livre de sucre, je ne mets que cinq onces d’alraune et seulement une demi-drachme de belladone… — Il ne s’agit pas de ça. (Zoltan jeta un regard au sorceleur, comprit en un clin d’œil, redevint sérieux, s’écarta prudemment du poêle.) La question n’est pas de savoir combien de drachmes d’alraune vous versez, mais combien coûte cette drachme. Cette boisson est trop chère pour nous. — Une mandragore ! chuchota Jaskier, étonné, en désignant un amas de bulbes semblables à de petites betteraves à sucre qui étaient entassés dans un coin de la cahute. C’est une mandragore ? Une véritable mandragore ? — Une variété femelle, confirma l’alchimiste en hochant la tête. Elle pousse justement en abondance dans le cimetière où il nous a été donné de faire connaissance. C’est aussi pour cette raison que je passe l’été ici. Le sorceleur lança un regard éloquent à Zoltan. En retour, le nain lui fit un clin d’œil. Régis ébaucha un semblant de sourire. — Je vous en prie, messeigneurs, je vous en prie, si cela vous tente, vous êtes conviés à la dégustation. J’apprécie votre tact, mais, dans la situation présente, j’ai peu de chance d’apporter ces élixirs jusqu’à Dillingen en pleine période de guerre. Tout cela aurait été perdu de toute façon, par conséquent, ne parlons pas de prix. Pardonnez-moi, mais je n’ai qu’un seul récipient. — Ça suffira, marmonna Zoltan en prenant l’éprouvette et en puisant prudemment un peu de liquide dans le baquet. À votre santé, sieur Régis. Houuuuuuu… — Je vous prie de m’excuser, dit le barbier en souriant de nouveau. Le distillât laisse beaucoup à désirer sans doute… C’est, en principe, un semi-produit. — C’est le meilleur semi-produit que j’aie jamais bu de ma vie, assura Zoltan en reprenant son souffle. Tiens, poète. — Aaahhh… Oh, par ma mère ! C’est exquis ! Goûte, Geralt. — Honneur à notre hôte. (Le sorceleur s’inclina légèrement en direction d’Emiel Régis.) Où sont tes bonnes manières, Jaskier ? — Je vous demanderai de m’excuser, messires, s’inclina à son tour l’alchimiste, mais je ne m’autorise aucun excitant. Ma santé n’est plus ce qu’elle était, il m’a fallu renoncer… à bien des plaisirs. — Pas même une goutte ? — C’est un principe, expliqua calmement Régis. Je ne transgresse jamais les principes que je me suis fixés. — J’admire et j’envie votre rigorisme. Geralt but une gorgée ; il eut un instant d’hésitation et finalement siffla tout le contenu de l’éprouvette. Les larmes qui lui montèrent aux yeux l’empêchèrent quelque peu de se délecter pleinement de l’instant. Une chaleur vivifiante se répandit dans son estomac. — Je vais chercher Milva, proposa-t-il en tendant le récipient aux nains. Ne vous enfilez pas tout avant notre retour. Milva était assise non loin des chevaux, elle taquinait la petite fille aux taches de rousseur qu’elle avait transportée toute la journée sur son arçon. Quand elle fut mise au courant de l’hospitalité de Régis, elle haussa les épaules, mais ne se fit pas prier longtemps. Alors qu’ils entraient dans la cahute, ils trouvèrent la compagnie en plein examen du stock de racines de mandragore. — C’est la première fois que j’en vois, reconnut Jaskier en retournant entre ses doigts un tubercule rhizomateux. Effectivement, il rappelle un peu un être humain. — Déformé par un lumbago, constata Zoltan. Et cet autre, c’est le portrait craché d’une femme en cloque. Quant à celui-là, je m’excuse, mais on dirait bien deux personnes en train de forniquer. — Vous n’avez toujours qu’une seule chose en tête. (Milva but bravement, cul sec, le contenu de l’éprouvette, puis elle toussa très fort dans son poing.) Ah, qu’on me… Elle est sacrément costaud, cette gnôle ! C’est vraiment fait avec du dévergoton ? Ha ! alors, nous buvons un nectar magique ! Ça n’arrive pas tous les jours. Merci, sieur barbier. — Mais tout le plaisir est pour moi. L’éprouvette passa de main en main ; chaque nouvelle lampée avivant l’entrain des convives, les plaisanteries fusaient et les langues se déliaient. — La mandragore, d’après ce qu’on m’a raconté, est une plante dotée d’un grand pouvoir magique, déclara avec conviction Percival Schuttenbach. — Et comment ! confirma Jaskier. (Puis il s’enfila une lampée, s’ébroua et se mit à causer.) Peu de ballades ont été composées sur ce thème. Les magiciens utilisent la mandragore pour la fabrication de leurs élixirs, grâce auxquels ils conservent une jeunesse éternelle. De plus, avec les racines, les magiciennes fabriquent une crème, appelée glamarye. Une magicienne qui s’enduit de cette crème devient si belle et envoûtante que tous ceux qui la rencontrent ont les yeux qui leur sortent de la tête. Vous devez savoir également que la mandragore est un puissant aphrodisiaque et qu’on l’utilise dans la magie amoureuse, surtout pour vaincre la résistance des jeunes filles. C’est de là justement que vient le nom populaire de la mandragore : le dévergoton. Soit l’herbe qui dévergonde les gotons. — Imbécile, répliqua Milva pour tout commentaire. — Et moi, j’ai entendu dire, répliqua le gnome en sifflant le contenu du récipient, que lorsqu’on arrachait l’alraune de terre, la plante pleurait et gémissait comme un être vivant. — Bah ! fit Zoltan en puisant dans le seau, si elle se contentait de gémir ! On raconte que la mandragore pousse des hurlements si affreux que quiconque l’entend peut en perdre l’esprit ! On prétend aussi qu’elle déverse sortilèges et malédictions sur celui qui l’a déterrée. On peut le payer de sa vie ! — Ça m’a tout l’air d’être des racontars de bonne femme. (Milva lui prit l’éprouvette des mains, en but le contenu d’un trait et s’ébroua.) Ce n’est pas possible qu’une plante possède autant de force. — C’est la stricte vérité, lança fougueusement le nain. Mais des barbiers avisés ont trouvé un moyen de se protéger contre ses pouvoirs. Quand on trouve une alraune, il faut attacher une longe autour de la racine, un chien à l’autre extrémité… — Ou bien un porc, intervint le gnome. — Ou un porc sauvage, ajouta Jaskier le plus sérieusement du monde. — Tu es stupide, poète. Le fait est qu’il faut que ce soit le cabot ou le porc qui fasse sortir la mandragore de terre, alors les malédictions et les sorts tomberont sur la bête. L’herboriste, quant à lui, caché prudemment à distance dans les broussailles, s’en sortira vivant. Eh bien, sieur Régis ? Ai-je parlé avec raison ? — La méthode est intéressante, reconnut l’alchimiste, un sourire énigmatique aux lèvres. Principalement de par son ingéniosité. Sa complexité extrême en revanche constitue un défaut majeur. En réalité, la seule longe, théoriquement, devrait suffire, nul besoin d’un animal de trait. Je ne crois pas la mandragore capable de discerner si à l’autre bout de la longe se trouve un homme ou un animal. Les sorts et les malédictions devraient en principe systématiquement tomber sur la corde, qui est tout de même moins onéreuse et donne moins de tracas qu’un chien, sans même parler d’un porc. — Vous vous moquez ? — Jamais je n’oserais. Je l’ai dit, j’admire l’ingéniosité. Quoique la mandragore, en dépit de l’avis général, n’ait pas le pouvoir de proférer des sorts et des malédictions, elle est très toxique lorsqu’elle sort de terre, au point que même le sol autour de la racine est vénéneux. Si du jus frais venait à gicler sur un visage ou une main blessée, alors là… Même la simple inhalation de vapeurs peut avoir des conséquences fatales. Moi, j’utilise un masque et des gants, ce qui ne signifie pas que j’aie quoi que ce soit à reprocher à la méthode de la longe. — Hmm… (Le nain réfléchit.) Et qu’en est-il du cri terrifiant qu’une alraune pousserait quand on l’arrache ? C’est vrai, ça ? — La mandragore ne possède pas de cordes vocales, expliqua tranquillement l’alchimiste. C’est le cas de toutes les plantes, n’est-il pas ? La toxine émanant des rhizomes a tout de même un fort pouvoir hallucinogène. Les voix, les cris, les murmures et autres bruits ne sont rien d’autre que des hallucinations provoquées par le système nerveux infecté. — Ah, ça m’était totalement sorti de la tête ! (Un hoquet étouffé s’échappa des lèvres de Jaskier, qui s’enfilait une nouvelle lampée.) La mandragore est fortement vénéneuse ! Et dire que j’en ai tenu une dans ma main. Et qu’on se pinte à présent cette décoction sans aucune modération… — N’est exclusivement toxique que l’alraune fraîche, le rassura Régis. La mienne est asséchée et préparée méticuleusement, et le distillât est filtré. Il n’y a pas lieu de vous inquiéter. — Bien sûr que non, confirma Zoltan. De la gnôle sera toujours de la gnôle, on peut en fabriquer aussi bien avec de la ciguë, des ronces, des écailles de poisson que des vieux lacets. — Fais passer, Jaskier, y a la queue. L’éprouvette circula de main en main. Tous s’étaient confortablement installés sur le sol en torchis. Le sorceleur soupira, poussa un juron, rectifia sa position car, au moment de s’asseoir, de nouveau une douleur avait traversé son genou. Il vit que Régis l’observait attentivement. — Une blessure récente ? — Pas vraiment. Mais ça lance. Aurais-tu des plantes capables de calmer la douleur ? — Tout dépend du genre de douleur dont tu souffres, répondit le barbier en souriant imperceptiblement. Et de ses causes. Ta sueur, sorceleur, exhale une odeur bizarre. As-tu été soigné par la magie ? T’a-t-on donné des enzymes magiques ou des hormones ? — On m’a donné divers remèdes. Je n’aurais pas imaginé qu’on puisse encore en déceler des traces dans ma sueur. Tu as un odorat sacrément sensible, Régis. — À chacun ses qualités. Pour contrebalancer ses défauts. Quelle affection t’a-t-on soignée par la magie ? — J’avais un bras et la diaphyse de l’os fémoral cassés. — Ça remonte à combien de temps ? — Un peu plus d’un mois… — Et tu marches déjà ? Incroyable. Ce sont les dryades de Brokilone qui t’ont soigné, n’est-ce pas ? — Comment as-tu deviné ? — Seules les dryades connaissent des remèdes capables de régénérer le tissu osseux aussi rapidement. Je vois des points noirs à la surface de tes mains, aux endroits où ont été introduites des racines de conynhael et des pousses symbiotiques ainsi que de la consoude pourpre. Seules les dryades savent se servir du conynhael ; quant à la consoude pourpre, elle ne pousse qu’à Brokilone. — Bravo ! Déduction parfaite. Une autre chose, tout de même, m’intrigue. Je me suis cassé l’os de la cuisse et de l’avant-bras. Or je ressens une forte douleur dans le genou et le coude. — Classique, dit le barbier en hochant la tête. La magie des dryades a régénéré tes os abîmés, mais elle a simultanément provoqué une petite révolution dans les souches nerveuses. Un effet secondaire qui se manifeste le plus souvent dans les articulations. — Qu’est-ce que tu peux me conseiller contre ça ? — Rien, malheureusement. Tu vas pouvoir prévoir la pluie pendant encore un bon moment, je le crains. L’hiver, les douleurs redoublent d’intensité. Toutefois, je ne te recommanderais pas de médicaments anesthésiques. Surtout pas de narcotiques. Tu es un sorceleur ; dans ton cas, c’est absolument contre-indiqué. — Je vais donc me soigner avec ta mandragore. (Le sorceleur siffla le contenu de l’éprouvette que venait justement de lui tendre Milva, et se mit à tousser au point d’en avoir les larmes aux yeux.) Par la peste, ça va déjà mieux. — Je ne suis pas certain que ce faisant tu soignes la bonne maladie, rétorqua Régis avec un sourire pincé. Je te rappelle qu’il faut soigner les causes, et non pas les symptômes. — Pas dans le cas de ce sorceleur, s’esclaffa Jaskier, qui avait écouté la conversation et était déjà quelque peu rougeaud. Dans son cas, la gnôle est tout ce qu’il y a de plus approprié pour soigner ses angoisses. — Elle devrait te faire du bien à toi aussi, répliqua Geralt en fixant le poète. Surtout si elle rend ta langue pâteuse. — Je ne compterais pas trop là-dessus, prévint le barbier en souriant de nouveau. Dans la composition de la préparation entre la belladone. Et aussi beaucoup d’alcaloïdes, y compris de la scopolamine. Avant que la mandragore fasse son effet, vous m’aurez tous infailliblement offert un festival de faconde. — Un festival de quoi ? demanda Percival. — D’éloquence. Pardon. Usons de mots plus simples. Les lèvres de Geralt se tordirent en un semblant de sourire. — C’est juste, dit-il. On peut facilement se mettre à faire des manières et utiliser au quotidien ce genre de vocabulaire. Les gens vous prennent alors pour un bouffon arrogant. — Ou pour un alchimiste, ajouta Zoltan Chivay en retirant l’éprouvette du seau. — Ou bien, pouffa Jaskier, pour un sorceleur qui se serait abreuvé de lectures pour pouvoir en imposer à une certaine magicienne. Les magiciennes, messeigneurs, ne recherchent rien tant que les fins conteurs. N’ai-je pas raison, Geralt ? Allons, dis-nous quelque chose… — Quitte la file, Jaskier, l’interrompit froidement le sorceleur. Les alcaloïdes contenus dans cette gnôle agissent trop vite sur toi. Tu es devenu trop loquace. — Tu devrais arrêter, Geralt, avec tous tes secrets, se fâcha Zoltan. Jaskier ne nous a pas appris grand-chose de nouveau. Tu n’y peux rien si tu es une légende vivante. Les histoires de tes aventures se jouent dans les théâtres de marionnettes. Y compris ton histoire avec une magicienne du nom de Guinevere. — Yennefer, rectifia à mi-voix Régis. J’ai vu ce spectacle. L’histoire d’une chasse au djinn, si ma mémoire ne me trompe pas. — J’y ai assisté, à cette chasse, se vanta Jaskier. Je ne vous raconte pas comme on a rigolé… — Raconte-leur donc, grogna Geralt en se levant. En buvant et en enjolivant bien les choses. Moi je vais faire un tour. — Eh, dis ! grimaça le nain. Il n’y a pas de quoi se vexer… — Tu ne m’as pas compris, Zoltan. Je vais simplement soulager ma vessie. Que voulez-vous, ça arrive même aux légendes vivantes ! * * * Il faisait nuit désormais, et un froid de tous les diables. Les chevaux trépignaient et renâclaient, des nuages de vapeur leur sortaient des naseaux. La masure du barbier, nimbée de la lumière de la lune, semblait tout droit sortie d’un conte. Une véritable maison de fée des bois. Le sorceleur reboutonna son pantalon. Milva, sortie peu de temps après lui, se racla timidement la gorge. Leurs deux ombres se retrouvèrent côte à côte. — Pourquoi tardes-tu tant à rentrer ? demanda-t-elle. Tu es vraiment fâché contre eux ? — Non. — Par quel diable restes-tu là tout seul, au clair de lune ? — Je fais des calculs. — Hein ? — Depuis que nous avons quitté Brokilone, douze jours se sont écoulés, douze jours au cours desquels nous avons parcouru quelque soixante miles. D’après les rumeurs, Ciri serait à Nilfgaard, la capitale impériale, qui se trouve, selon mes pronostics prudents, à environ deux mille cinq cents miles d’ici. Donc, d’après un calcul simple, il résulte qu’à ce rythme j’atteindrai la capitale dans un an et quatre mois. Qu’est-ce que tu en dis ? — Rien. (Milva haussa les épaules, se racla de nouveau la gorge.) Je ne sais pas compter aussi bien que toi. Je suis une fille de la campagne, simple et stupide. Je ne suis pas une bonne compagne pour toi. Ni une camarade avec laquelle tu peux discuter. — Ne parle pas ainsi. — C’est pourtant vrai, répliqua-t-elle en se retournant brusquement. Pourquoi me fais-tu étalage de toutes ces distances ? Pour que je te donne un conseil ? Que je te réconforte ? Que j’éloigne tes peurs, que j étouffe les regrets qui te tiraillent davantage que la douleur dans ta quille cassée ? Je ne sais pas faire ça ! Il te faut quelqu’un d’autre. Celle dont a parlé Jaskier. Intelligente, cultivée. Amoureuse. — Jaskier est une pipelette. — Bien sûr. Mais il ne raconte pas que des bêtises. Rentrons, j’ai envie de boire encore. — Milva ? — Quoi ? — Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu avais décidé de venir avec nous. — Tu ne me l’as jamais demandé. — Je le fais maintenant. — Maintenant, il est trop tard. Je ne le sais plus moi-même. * * * — Eh bien ! Vous voilà enfin ! (Zoltan était ravi de les voir de retour, sa voix était déjà passablement altérée.) Et nous, figurez-vous, nous avons décidé que Régis ferait route avec nous. — Vraiment ? (Le sorceleur regarda attentivement le barbier.) À quoi devons-nous cette décision subite ? — Sieur Zoltan, répondit Régis sans baisser le regard, m’a démontré que la guerre avait envahi les environs de façon bien plus dramatique que les récits des fugitifs ne le laissaient supposer. Il est hors de question de faire marche arrière ; rester dans cet endroit désert ne me semble pas judicieux non plus. Pas plus que de voyager en solitaire. — Et nous, qui sommes pourtant de parfaits inconnus pour toi, nous avons l’air de gens avec qui on peut voyager en toute sécurité. Il t’a suffi d’un seul coup d’œil pour t’en rendre compte ? — De deux, pour être précis, rétorqua le barbier avec un léger sourire. Un sur les femmes dont vous prenez soin, un second sur leurs enfants. Zoltan eut un hoquet, puis racla le fond du broc avec l’éprouvette. — Les apparences peuvent être trompeuses, dit-il d’un ton railleur. Peut-être avons-nous l’intention de vendre ces bonnes femmes en tant qu’esclaves. Percival, fais donc quelque chose avec cet appareil. Tourne un peu ce clapet, pour voir… On veut boire, mais ça coule au compte-gouttes. — Le refroidisseur ne marche pas. L’alcool sera chaud. — Pas grave. La nuit est froide. La gnôle tiédasse aiguisa les conversations. Jaskier, Zoltan et Percival prirent des couleurs, leurs voix s’altérèrent encore davantage ; quant au poète et au gnome, ils en étaient déjà au stade du baragouin. Les membres de la compagnie commençaient à avoir faim, ils mâchouillaient leur viande de cheval froide et rongeaient des racines de raifort trouvées dans la cabane, en pleurant car le raifort était aussi coriace que la gnôle. Mais la discussion n’en était que plus enflammée. Régis eut soudain l’air étonné quand il s’avéra que le but final de leurs pérégrinations n’était pas l’enclave du massif de Mahakam, le siège séculaire et rassurant des nains. Zoltan, qui s’était fait plus bavard encore que Jaskier, affirmait qu’il ne retournerait sous aucun prétexte à Mahakam ; il laissa libre cours à son aversion pour l’ordre qui y régnait et surtout pour la politique et la toute-puissance de Brouver Hoog, le staroste de Mahakam et de tous les clans de nains. — Vieux champignon ! brailla-t-il et il cracha dans l’âtre du poêle. Quand tu le vois, pas moyen de savoir s’il est vivant ou empaillé. Il ne bouge quasiment pas, et c’est pas plus mal, vu qu’il pète à chaque mouvement qu’il fait. Pas moyen non plus de comprendre ce qu’il raconte, sa moustache couverte de bortsch séché s’emmêlant perpétuellement dans sa barbe. Mais il régit tout et tout le monde ; dès qu’il se met à jouer, tous les autres doivent se mettre à danser… — Difficile de dire cependant que la politique menée par le staroste Hoog soit mauvaise, intervint Régis. C’est grâce à ses actes décisifs que les nains se sont séparés des elfes et ne luttent plus aux côtés des Scoia’tael. Et grâce à cela les massacres ont cessé, et on a évité une expédition punitive sur Mahakam. Se montrer conciliant dans les rapports avec les gens porte ses fruits. — Putain de vérité ! (Zoltan vida le contenu de l’éprouvette.) Dans l’affaire des Écureuils, il n’était question d’aucune conciliation pour ce vieux croûton, seul lui importait le fait que beaucoup de jeunes lâchaient leur travail dans les mines et les forges pour rejoindre les elfes et goûter à la liberté et aux aventures viriles. Quand ce phénomène prit des proportions problématiques, Brouver Hoog entreprit de remettre ces merdeux dans le droit chemin. Il s’en fichait pas mal des humains tués par les Écureuils et des campagnes de répression – dont vos célèbres massacres – qui du coup frappaient les nains. Il n’en avait alors rien à foutre des nains, et il n’en a toujours rien à foutre, il considère ceux qui sont installés en ville comme des renégats. Pour ce qui est des menaces d’expéditions punitives sur Mahakam, ne me faites pas rire, mes chers. Il n’y a eu et il n’y aura aucune menace, parce qu’aucun roi n’oserait toucher ne serait-ce qu’à un seul pouce de Mahakam. Par ailleurs, même si Nilfgaard parvenait à dominer les vallées qui entourent le Massif, il n’oserait pas s’attaquer à Mahakam. Et vous savez pourquoi ? Je vais vous le dire : Mahakam, c’est l’acier. Et pas n’importe quel acier. À Mahakam, il y a du charbon, de la magnétite, un gisement inépuisable. Partout ailleurs ce ne sont que campagnols. — Et à Mahakam, on a la technique. (Percival vint mettre son grain de sel.) La fonderie et la métallurgie ! De grands fourneaux, pas des bas-fourneaux merdiques. Des marteaux d’eau, des marteaux à vapeur… — Tiens, Percival, enfile-toi ça. (Zoltan tendit au gnome le récipient de nouveau rempli.) Sinon, tu vas finir par nous ennuyer avec ta technique. Tout le monde est au courant. Mais tout le monde ne sait pas que Mahakam exporte son acier. Dans les royaumes, mais aussi à Nilfgaard. Et si quelqu’un touche ne serait-ce qu’à un seul de nos cheveux, nous détruirons nos ateliers et nous inonderons nos mines. Et pendant ce temps, vous, les humains vous vous battrez, mais avec des pieux en chêne, des morceaux de silex et des mâchoires d’âne. — Toi qui es soi-disant tellement remonté contre Brouver Hoog et ce qui se passe à Mahakam, fit remarquer le sorceleur, tu es pourtant soudain passé au « nous ». — Mais bien entendu, confirma le nain avec fougue. La solidarité, ça existe, non ? J’avoue que je ne suis pas peu fier d’être plus malin que ces fanfarons d’elfes. C’est pas vous qui me direz le contraire ! Durant plusieurs centaines d’années, les elfes ont fait semblant de vous ignorer, vous, les humains. Ils regardaient en l’air, reniflaient les fleurs, et sitôt qu’ils voyaient des humains ils détournaient leurs yeux peinturlurés. Et quand ils se rendirent compte que cela ne donnait rien, ils se sont soudain réveillés et ont pris les armes. Ils ont décidé de tuer et de se faire tuer. Et nous, les nains ? Nous nous sommes adaptés. Non, nous ne nous sommes pas soumis, ne croyez pas ça. C’est nous qui vous avons soumis. Sur le plan économique. — Pour dire la vérité, intervint Régis, l’adaptation est plus facile pour vous que pour les elfes. Les elfes ont besoin de leur terre, de leur territoire pour s’intégrer. Vous, il vous faut votre clan. Là où se trouve votre clan se trouve votre patrie. Si même un roi à la vue particulièrement courte attaquait Mahakam, vous pourriez inonder vos mines et vous installer ailleurs sans regrets. Dans d’autres montagnes reculées. Voire même dans des villes d’humains. — Mais bien sûr ! On peut vivre de manière tout à fait charmante dans vos villes. — Même dans les ghettos ? demanda Jaskier en reprenant son souffle après une lampée de distillât. — Et que reproches-tu aux ghettos ? Je préfère habiter parmi les miens. Qu’est-ce que j’en ai à faire de l’intégration ? — Du moment qu’on nous permet d’aller à la guilde. Percival s’essuya le nez avec sa manche. — Ils finiraient bien par nous laisser passer, dit le nain avec conviction. Et dans le cas contraire nous ferions du sabotage, ou bien nous créerions notre propre guilde, une saine concurrence ferait la part des choses. — On est tout de même plus en sécurité à Mahakam que dans les villes, fit remarquer Régis. Les villes peuvent être réduites en cendres à tout moment. Il serait plus raisonnable d’attendre la fin de la guerre dans les montagnes. — Libre à chacun d’y aller s’il le veut. (Zoltan plongea l’éprouvette dans le broc.) La liberté m’est plus chère que la sécurité, et je ne pourrai la trouver à Mahakam. Vous n’imaginez pas à quoi ressemble le pouvoir du vieux. Il s’est attaqué récemment à la régulation des affaires sociales, comme il les appelle. Par exemple : Peut-on ou non porter des bretelles ? Faut-il manger la carpe en gelée telle quelle ou attendre que la gelée se décolle ? Jouer de l’ocarina est-il conforme à notre tradition naine séculaire, ou est-ce un signe de la funeste influence de la culture décadente et corrompue des humains ? Au bout de combien d’années de travail peut-on déposer une demande d’affectation de son épouse permanente ? Avec quelle main doit-on se torcher ? À quelle distance de la mine est-on autorisé à siffler ? Et d’autres questions du même acabit, toutes d’une importance vitale. Non, les garçons, je ne retourne pas à la montagne Carbone. Quatorze ans au fond, si tant est que le grisou ne t’achève pas avant. Mais nous, nous avons d’autres projets désormais, hein, Percival ? Nous nous sommes déjà assuré un avenir… — Un avenir, un avenir… (Le gnome but le contenu de l’éprouvette, se moucha et regarda le nain d’un regard déjà quelque peu nébuleux.) Ne vendons pas la peau de l’ours, Zoltan, car ils peuvent encore nous attraper, et alors notre avenir, ce sera la corde… Ou bien Drakenborg. — Ferme ton clapet, grogna le nain en le regardant d’un air menaçant. Tu as trop parlé ! — Scopolamine, marmonna Régis pour lui-même. * * * Le gnome radotait. Milva était morose. Zoltan, oubliant qu’il l’avait déjà racontée, répétait l’histoire de Hoog, le vieux champignon, le staroste de Mahakam. Geralt, oubliant qu’il avait déjà entendu cette histoire, écoutait de nouveau. Régis aussi prêtait l’oreille et rajoutait même ses commentaires, guère troublé d’être le seul encore sobre dans une compagnie déjà ferrement éméchée. Jaskier pianotait sur son luth et chantait : Ce n’est point un mystère, que certaines demoiselles sont belles à damner. Or, plus il est élevé, plus l’arbre est difficile à escalader. — Imbécile, commenta Milva. Jaskier ne s’en émut pas. Chacun toutefois, pour peu qu’il ne soit point nigaud, Tant de l’arbre que de la demoiselle viendra à bout. Les saisir et les hacher menu, voilà comme il convient d’agir Afin que la montagne aisément il puisse franchir. — Un calice…, marmottait Percival Schuttenbach, c’est-à-dire une coupe… taillée dans un morceau d’opale blanche… Tenez, grande comme ça. Je l’ai trouvée sur le sommet de la montagne Montsalvat. Incrustée de jade sur le côté, et dont la base était en or. Une véritable merveille… — Ne lui donnez plus de vodka, dit Zoltan Chivay. — Attendez, attendez, intervint Jaskier, manifestement intrigué. (Il bafouillait aussi quelque peu.) Qu’est-il arrivé à cette coupe légendaire ? — Je l’ai échangée contre un mulet. J’avais besoin d’un mulet pour transporter mon chargement… Du corindon et du carbone cristallin. J’en avais !… heup… Tout un tas… heup… J’avais donc un lourd chargement, et sans mulet, rien à faire… Qu’est-ce que j’en avais à foutre de cette coupe ? — Du corindon ? Du carbone ? — Eh bien, autrement dit, dans votre langage, des rubis et des diamants. Très… heup… utile. — Je pense bien. — Pour les forets et les limes. Pour les cuillers. J’en avais tout un tas… — Tu entends, Geralt ? (Zoltan agita la main et, bien qu’il fût assis, ce simple geste faillit le faire tomber par terre.) Il est petit, l’alcool lui monte vite à la tête. Il rêve de montagnes de diamants. Prends garde, Percival, ton rêve pourrait devenir réalité !… Du moins une partie… Celle qui ne concerne pas les diamants ! — Les rêves, les rêves, bafouilla de nouveau Jaskier. Et toi, Geralt ? As-tu de nouveau rêvé de Ciri ? Parce qu’il faut que tu saches, Régis, que Geralt fait des rêves prémonitoires ! Ciri, c’est l’Enfant-Surprise, Geralt est uni à elle par les liens de la Destinée, c’est pour ça qu’il la voit en rêve. Il faut que tu saches aussi que nous allons à Nilfgaard pour reprendre notre Ciri à l’empereur Emhyr, qui l’a enlevée. Mais gare à lui, parce que nous, on va la reprendre avant qu’il ait eu le temps de dire « ouf » ! Je vous en dirais volontiers plus, les gars, mais c’est un secret. Un terrible secret, lourd et obscur… Personne ne doit être au courant, vous comprenez ? Personne ! — Moi, je n’ai rien entendu, assura Zoltan en regardant le sorceleur avec impudence. Je crois bien qu’un perce-oreille est entré dans mon oreille. — Ces bestioles, c’est une véritable plaie, reconnut Régis en faisant mine de se gratter l’intérieur de l’oreille. — Nous voyageons vers Nilfgaard… (Afin de maintenir son équilibre, Jaskier avait pris appui sur le nain, ce qui se révéla être une grossière erreur.) Le but de notre voyage est confidentiel. C’est, comme je l’ai dit, un secret. — Et un secret astucieusement gardé en effet, constata le barbier en hochant la tête et en jetant un œil à Geralt, devenu blanc de rage. En analysant la trajectoire que vous avez suivie jusqu’ici, même le plus soupçonneux des individus ne pourrait deviner le but de votre périple. * * * — Milva, qu’est-ce qui se passe ? — Ne m’adresse pas la parole, ivrogne stupide. — Eh ! Mais elle pleure ! Regardez… — Va au diable, te dis-je ! (L’archère s’essuya les yeux.) Ou bien je te frappe entre les deux yeux, rimailleur de mes deux… Zoltan, passe l’éprouvette… — Où est-ce qu’elle est passée…, bredouilla le nain. Ah ! la voilà. Merci, barbier… Mais par le diable, où est donc Schuttenbach ? — Il est sorti. Ça fait un bout de temps. Jaskier, je te rappelle que tu as promis de nous raconter l’histoire de l’Enfant-Surprise. — Ça vient, ça vient, Régis. Laisse-moi juste avaler une gorgée… et je te raconterai tout… Sur Ciri, le sorceleur… dans les moindres détails… — Les fils de chien à la potence ! — La ferme, le nain. Tu vas réveiller les petits qui dorment, dehors ! — Ne te mets pas en colère, l’archère. Tiens, bois un coup. — Eh ! (Jaskier parcourut la cabane d un regard glauque.) Si seulement la comtesse de Lettenhove pouvait me voir en ce moment… — Qui ? — Peu importe. Bon sang, cette gnôle délie effectivement les langues… Geralt, je te ressers ? Geralt ! — Fiche-lui la paix, dit Milva. Laisse-le rêver. * * * La grange, située au bout du village, frémissait des vibrations de la musique ; la mélodie était parvenue aux oreilles des cavaliers, les submergeant d’excitation avant même qu’ils aient atteint les portes de la bâtisse en bois. Contre leur gré, ils commencèrent à se balancer sur leurs chevaux allant au pas. Ils suivirent tout d’abord le rythme du grondement sourd du tambour et de la bassolia, puis celui de la mélodie déversée par la vièle et les fifres. La nuit était froide, la pleine lune brillait ; la clarté qui filtrait à travers les fentes des planches donnait à la grange des allures de château magique tout droit sorti d’un conte de fées. Le tintamarre fusait à l’entrée de la resserre, et la lumière clignotait au passage des couples de danseurs. À l’instant où la bande des sept franchit le seuil, les musiciens s’interrompirent, laissant échapper une fausse note qui se prolongea quelques secondes. Les villageois, en sueur d’avoir tant dansé, s’écartèrent, descendirent de l’estrade et se regroupèrent près des murs et des poteaux. Ciri, qui marchait près de Mistle, vit les yeux des jeunes filles se dilater sous l’effet de la frayeur ; elle remarqua les regards durs, hargneux des hommes prêts à tout, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes. Elle percevait les murmures et les grondements croissants, plus forts que le bruissement discret des cornemuses, plus forts que le bourdonnement d’insecte des violons et des gouslis : « Les Rats… Les Rats… Les bandits… » — Pas de panique, lança Giselher d’une voix forte en jetant aux musiciens stupéfaits une escarcelle chargée de pièces. Nous sommes venus nous amuser. Le festin est pour tous, n’est-ce pas ? — Où est la bière ? (Kayleigh agita sa bourse.) Est-ce donc là votre sens de l’hospitalité ? — Et pourquoi est-ce aussi calme ? (Étincelle regarda autour d’elle.) Nous venons des montagnes et nous avons chevauché jusqu’ici pour nous amuser. Pas pour assister à un repas de funérailles ! L’un des villageois surmonta enfin son indécision et s’approcha de Giselher, un récipient débordant de mousse à la main. Giselher le prit en gratifiant l’homme d’un salut, il but et remercia poliment selon l’usage. Quelques paysans poussèrent un cri enthousiaste, mais les autres restèrent silencieux. — Eh, toi ! lança de nouveau Étincelle. Il me prend l’envie de danser, mais je vois qu’il faut d’abord vous secouer les puces ! Une lourde table, chargée de récipients en argile, était placée le long du mur de la grange. Étincelle tapa dans ses mains, sauta habilement sur la table en chêne. Les hommes s’empressèrent de ramasser les verres. Étincelle repoussa d’un vigoureux coup de pied ceux qui n’avaient pas été assez prompts. — Allons, messieurs les musiciens du dimanche, montrez-nous ce dont vous êtes capables. (Les poings sur les hanches, elle rejeta ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête.) Musique ! Elle se mit rapidement à battre la mesure de ses talons. Le tambour suivit, accompagné de la vièle basse et de la chalemie. La mélodie s’empara des flûteaux et des gouslis, et le rythme, devenu plus complexe, contraignit Étincelle à modifier ses pas et sa cadence. Tout en couleurs, légère comme un papillon, la petite elfe s’adapta sans difficulté et se mit à virevolter. Les paysans commencèrent à taper des mains. — Falka, lança Étincelle en faisant cligner ses yeux lourdement maquillés. À l’épée, tu es rapide. Qu’en est-il de la danse ? Peux-tu maintenir une telle cadence ? Ciri se libéra de l’étreinte de Mistle, dénoua le châle enroulé autour de son cou, ôta son béret et son gilet. D’un bond, elle se retrouva sur la table aux côtés de l’elfe. Les hommes poussèrent un cri enthousiaste, le tambour et la vièle rugirent, les cornemuses se mirent à chanter plaintivement. — Jouez, les musiciens ! hurla Étincelle. Plus fort ! Et mettez-y plus d’entrain ! Les mains sur les hanches, l’elfe rejeta la tête en arrière et se mit à tournoyer, ses talons heurtant la table au rythme d’un rapide staccato. Ciri, subjuguée, exécuta à son tour les pas de l’elfe. Celle-ci éclata de rire, fit un saut, changea de rythme. D’un brusque mouvement de tête, Ciri repoussa ses cheveux de son front, répéta les pas à la perfection. Toutes les deux dansaient en suivant la même cadence, la première semblant être le parfait reflet de l’autre. Les hommes hurlaient, applaudissaient en criant des bravos. Les gouslis et les violons unirent leurs voix en un chant aigu, dominant le bourdonnement austère de la vièle et les plaintes de la cornemuse. Toutes les deux dansaient, droites comme des I, s’effleurant de leurs coudes, battant le rythme du fer de leurs talons ; la table tressaillait, vibrait sous leurs pieds, la poussière virevoltait à la lueur des chandelles de suif et des flambeaux. — Plus vite ! (Étincelle pressait les joueurs.) Allez, du nerf ! Ce n’était déjà plus de la musique, c’était du délire. — Danse, Falka ! Laisse-toi aller ! Talon, pointe, talon, pointe, entrechat et un pas en avant, un mouvement d’épaule, poings sur les hanches, talon, talon… La table sursaute, la lumière ondoie, la foule ondoie, tout ondoie, la grange entière danse… La foule hurle, tout comme Giselher et Asse, Mistle rit, tape des mains, tous tapent des mains et des pieds, la grange entière vibre, la terre tremble, le monde tremble. Le monde ? Quel monde ? Il n’y a plus de monde, il n’y a rien d’autre que la danse, et seulement la danse… Talon, pointe, talon, pointe… Le coude d’Étincelle… La fièvre… À présent seuls jouent les violons, les flûteaux, les vièles et les cornemuses, l’homme au tambour se contente de lever et d’abaisser ses baguettes tel un automate. Il est devenu inutile désormais ; ce sont elles à présent, Étincelle et Ciri, qui donnent le rythme, leurs talons faisant grincer et vaciller la table, grincer et vaciller la grange entière… Elles ont le rythme dans le sang, elles sont la musique. Les cheveux sombres d’Étincelle dansent sur son front et sur ses épaules. Des cordes de la vièle s’élève un chant enfiévré, ardent, qui atteint les plus hauts sommets de la virtuosité. Le sang bat dans les tempes de Ciri. Abandon. Oubli. Je suis Falka. J’ai toujours été Falka ! Danse, Étincelle ! Applaudis, Mistle ! Les violons et les flûteaux achèvent leur mélodie sur un accord aigu… Étincelle et Ciri concluent la fin de leur danse d’un claquement de talon simultané, bras dessus bras dessous. Toutes les deux sont essoufflées, frémissantes, trempées de sueur ; elles se collent soudain l’une à l’autre, s’enlacent, unissant leur chaleur et leur bonheur. La grange explose en un grondement assourdissant, des dizaines de mains applaudissent. — Falka, petite diablesse, dit Étincelle en soufflant. Quand on se sera lassées du brigandage, nous irons à travers le monde gagner notre vie comme danseuses… Ciri aussi reprend son souffle. Elle n’est pas en état de répondre quoi que ce soit. Elle se contente de rire, de manière spasmodique. Une larme coule le long de sa joue. Soudain, un cri retentit dans la foule, le trouble surgit. Kayleigh bouscule violemment un puissant villageois, qui le bouscule en retour ; enserrés par la foule, tous deux clopinent, agitent leurs poings levés. Reef bondit près d’eux, un stylet brille à la lumière des flambeaux. — Arrêtez ! s’écrie Étincelle d’une voix perçante. Pas de bagarre ! C’est la nuit de la danse. (L’elfe prend Ciri par la main, toutes deux sautent à terre.) Jouez, les violoneux ! Que ceux qui veulent montrer leurs talents de danseurs viennent avec nous ! Alors, qui se montrera audacieux ? La vièle gronde, monotone, bientôt rejointe par les plaintes des cornemuses, elles-mêmes suivies du chant sauvage et aigu des gouslis. Les villageois rient, se rapprochent, surmontent leurs hésitations. L’un d’eux, fort, les cheveux clairs, attrape Étincelle. Un autre, plus jeune et plus mince, s’agenouille, hésitant, devant Ciri. Celle-ci se rebiffe, relève la tête, puis sourit en guise d’assentiment. Le jeune homme presse la main sur sa taille. Ciri place les siennes sur les épaules de son cavalier. Le contact la transperce comme un dard enflammé, la remplit d’un désir palpitant. — Du nerf, les musiciens ! Les cris font trembler la grange, le rythme et la mélodie la font vibrer. Ciri danse. « Vampire ou revenant : être mort ramené à la vie par le Chaos. Alors qu’il a perdu sa première vie, le vampire met à profit sa seconde vie au cours de la nuit. Il sort de sa tombe à la lueur de la lune, il ne peut agir que sous l’effet de ses rayons ; il attaque les adolescentes endormies ou les garçons de ferme dont il suce le sang sucré sans les réveiller. » Physiologus « Les paysans mangèrent de l’ail en abondance et, pour plus de sécurité encore, suspendirent des couronnes d’ail à leur cou. Certains, des femmes en particulier, se fourrèrent même des têtes d’ail entières partout où ils le pouvaient. Le hameau entier empestait l’ail horrendum. Les péquenauds pensaient alors qu’ils étaient à l’abri du danger, que le revenant ne pourrait rien leur faire. Grande fut leur stupéfaction quand, à la nuit tombée, arrivant en battant des ailes, le revenant ne fut pas le moins du monde effrayé. Il se mit à rire, à grincer des dents de plaisir. “C’est bien que vous vous soyez ainsi apprêtés, siffla-t-il, je vais vous dévorer sans plus attendre, car j’apprécie bien mieux la chair accommodée. Rajoutez donc encore du sel et du poivre, et n’oubliez pas non plus la moutarde.” Silvester Bugiardo Liber Tenebrarum, ou le Livre des événements terribles mais véridiques jamais expliqués par la Science La lune brille, le mort-vivant vole Faisant bruisser sa cape, N’as-tu pas peur, jeune demoiselle ? Chanson populaire Chapitre 4 Les oiseaux, comme à l’accoutumée, anticipèrent le lever du soleil, leurs pépiements incessants brisant le silence gris et brumeux de l’aurore. Comme toujours les femmes de Kern, silencieuses, furent prêtes les premières et préparèrent leurs enfants. Le barbier Emiel Régis qui s’apprêtait à rejoindre la troupe, son bâton de pèlerin à la main et un sac de cuir sur les épaules, se révéla également prompt et énergique. Les autres membres de la compagnie, ceux qui avaient abusé du distillât d’alraune, n’étaient pas aussi fringants. La fraîcheur du petit matin réveilla et ranima les fêtards, mais elle ne parvint pas à dissiper totalement les effets de l’alcool de mandragore. Geralt avait repris connaissance dans un coin de la cahute, la tête dans le giron de Milva. Zoltan et Jaskier s’étaient endormis dans les bras l’un de l’autre sur le tas de racines de mandragore, faisant vibrer les gerbes d’herbes suspendues au mur au rythme de leurs ronflements. Percival s’était retrouvé hors de la cahute, recroquevillé sous un putier et recouvert de la natte de paille que Régis utilisait en guise de paillasson. Les cinq compères, qui apaisaient à présent leur soif intense près de la source, portaient tous, chacun à sa manière, des traces évidentes de fatigue. Lorsque le brouillard se fut enfin dissipé et que la sphère rouge du soleil eut fait son apparition au milieu des sapins et des mélèzes de Fen Carn, la troupe était déjà en chemin, défilant allègrement parmi les tertres. Régis marchait en tête, Percival et Jaskier se traînaient derrière lui, se donnant de l’allant en chantant à deux voix la ballade sur les trois sœurs et le loup. À leur suite trépignait Zoltan Chivay, qui tirait son étalon par les rênes. Le nain avait trouvé près de la maison du barbier un bâton noduleux en bois de frêne et il le brandissait vers chaque menhir qu’il croisait en souhaitant un repos éternel aux elfes morts depuis belle lurette. Feld-maréchal Duda, lui, installé sur son épaule, hérissait ses plumes et poussait de temps en temps, sans y mettre trop d’entrain ni de conviction, des jacassements indistincts. La moins résistante au distillât d’alraune se révéla être Milva. Elle avançait avec une difficulté évidente, transpirait, blême et d’une humeur de chien, et ne répondait même pas aux babillages de la petite fille aux tresses qui voyageait sur la selle de son cheval moreau. L’humeur de Geralt n’étant pas non plus au beau fixe, il n’entreprit pas de lui parler. Ils avançaient, chantant les péripéties du loup d’une voix forte qu’on aurait presque pu qualifier d’éméchée ; le brouillard aidant, ils ne prirent conscience de la présence d’un groupe de manants qu’une fois qu’ils se retrouvèrent nez à nez avec eux. Ces derniers, en revanche, les avaient entendus de loin et les avaient guettés, parfaitement dissimulés par leurs manteaux de bure, parmi les monolithes enfoncés dans la terre. Il s’en fallut de peu que Zoltan Chivay ne flanque un coup de massue à l’un d’entre eux, l’ayant pris pour une pierre tombale. — Oh ! s’écria-t-il. Pardonnez-moi, braves gens ! Je ne vous avais pas vus ! Bonjour ! Bienvenue ! En réponse aux salutations, la dizaine de paysans se mit à marmotter en observant la compagnie d’un air sombre. Ils étaient armés de pelles, de pioches et de pieux aiguisés, longs d’une toise. — Bienvenue ! répéta le nain. Je devine que vous venez du camp de la Chotla. Ai-je vu juste ? Au lieu de répondre, l’un des hommes désigna le cheval de Milva. — C’est un moreau, grogna-t-il. Vous voyez ? — Un moreau, répéta un autre en passant sa langue sur ses lèvres. Oui, tout à fait. Il conviendra parfaitement. — Hein ? (Zoltan avait remarqué les regards et les gestes qu’avaient échangés les inconnus.) Oui, c’est bien un moreau. Et alors ? C’est un cheval, voyons, pas une girafe, il n’y a pas de quoi en faire un plat. Qu’est-ce que vous fabriquez ici, compères, dans ce cimetière ? — Et vous donc ? (Le manant toisa la compagnie d’un regard malveillant.) Qu’est-ce que vous faites ici ? — Nous avons acheté cette parcelle, prétendit le nain en le regardant droit dans les yeux et en frappant le menhir de son bâton. Et nous mesurons le terrain, histoire de vérifier qu’on ne s’est pas fait avoir sur les acres. — Et nous, nous traquons un vampire ! — Un quoi ? — Un vampire, répéta de manière insistante le plus âgé des manants, en se grattant le front sous son chapeau de feutre raidi par la saleté. Sa tanière doit se trouver par ici, maudit soit-il. On a aiguisé des pieux en bois de tremble, on va trouver ce damné, et l’transpercer si profondément qu’y s’en relèvera point ! — Et on a aussi de l’eau bénite dans des cruchons, qu’un bienheureux prêtre nous a accordée, vociféra allègrement l’autre manant en désignant les récipients. On va asperger le suceur de sang, qu’il périsse pour les siècles des siècles ! — Ah ! fit Zoltan Chivay en souriant. À ce que je vois, c’est donc une splendide partie de chasse que vous vous apprêtez à conduire, prévue dans les moindres détails et minutieusement préparée. Un vampire, dites-vous ? Eh bien ! vous en avez de la chance, braves gens. Nous avons justement dans notre compagnie un spécialiste en la matière, un sorc… Il s’interrompit et jura tout bas, car le sorceleur lui avait décoché un violent coup de pied dans la jambe. — Qui a vu ce vampire ? demanda Geralt, imposant le silence à ses compagnons d’un regard éloquent. Comment savez-vous que c’est précisément par ici qu’il convient de le chercher ? Les manants se mirent à murmurer entre eux. — Personne ne l’a vu, reconnut enfin le manant au chapeau de feutre. Ni même entendu. Comment le voir puisqu’il vole la nuit, dans le noir ? Comment l’entendre puisqu’avec ses ailes de chauve-souris, il vole sans un bruissement ? — On n’a point vu de vampire, ajouta un autre manant, mais on a vu le résultat de ses horribles procédés. Depuis que c’est la pleine lune, cette espèce de fantôme tue un des nôtres chaque nuit. Il en a éventré deux déjà, les a écharpés. Une femme et un marmot. Le vampire sème l’horreur et la terreur ! Il les a mis en lambeaux, les malheureux, il a bu leur sang jusqu’à la dernière goutte ! Est-ce qu’on va attendre que la troisième nuit arrive sans rien faire ? — Qui a dit que le responsable était un vampire, et pas un autre prédateur ? Qui a eu l’idée de chercher dans cet ossuaire ? — C’est le saint prêtre qui l’a dit. Un homme pieux et cultivé ; grâce aux dieux, il s’est retrouvé dans notre camp. Il a tout de suite deviné que c’était un vampire qui venait nous importuner. En guise de châtiment, parce qu’on avait négligé nos prières et les offrandes aux temples. Maintenant, il est au camp, il récite des prières et toutes sortes de prexortisme ; à nous, il a dit d’aller chercher le tombeau où le revenant passait ses journées. — Précisément ici ? — Et où est-ce qu’on va chercher le tombeau d’un vampire si ce n’est pas dans une nécropole ? Et puis c’est une nécropole elfique… Même un enfant sait que les elfes, c’est une race vile et impie, un elfe sur deux devient un revenant après sa mort ! Tout le mal vient des elfes ! — Et des barbiers, ajouta sérieusement Zoltan en hochant la tête. C’est vrai. Même les enfants le savent. Il est loin, ce camp dont tu parles ? — Non, pas loin du tout… — Ne leur en dites pas trop, père Owchiwouille, grogna un manant dont les cheveux retombaient sur ses sourcils broussailleux, celui-là même qui leur avait exprimé son aversion un moment plus tôt. Le diable sait qui ils sont, ceux-là… Elle a l’air louche, toute cette clique. Allez, au boulot. Qu’ils nous donnent le cheval, et qu’ils aillent ensuite leur chemin. — Oui-da, acquiesça le plus âgé des manants. Il faut qu’on finisse notre affaire, le temps file. Donnez voir votre cheval. Le moreau, là. On en a besoin pour trouver le vampire. Enlève la gamine de ta selle, mesquine. Milva, qui jusque-là avait observé le ciel d’un air indifférent, regarda le paysan, et ses traits se durcirent dangereusement. — C’est à moi que tu parles, bouseux ? — Tout juste. Donne ton moreau, on en a besoin ! Milva essuya la sueur sur sa nuque et serra les dents ; ses yeux fatigués avaient à présent la même expression que ceux d’une bête sauvage. — De quoi s’agit-il, bonnes gens ? (Le sorceleur sourit, tentant de détendre l’atmosphère.) Pourquoi vous faut-il ce cheval, que vous demandez si gentiment ? — Et comment on va faire autrement pour trouver la tombe du revenant ? C’est connu qu’il faut faire le tour du cimetière sur un étalon moreau ; et la tombe devant laquelle le cheval s’arrêtera, sans plus vouloir bouger, c’est là que sera le vampire. À ce moment-là, il faudra le déterrer, et le transpercer d’un pieu en bois de tremble. Ne vous mettez pas en travers, y a pas à discuter. On doit prendre ce moreau ! — Une autre robe ne peut-elle convenir ? demanda Jaskier, qui se voulait conciliant, en tendant les rênes de Pégase au manant. — Aucunement. — Alors vous êtes dans la mouise, leur lança Milva entre ses dents, parce que je ne vous donnerai pas mon cheval. — Comment ça, tu ne le donneras point ? T’as pas écouté, mesquine, ce qu’on a dit ? On est obligés. — Vous, oui. Mais pas moi. — On peut trouver une solution à l’amiable, intervint Régis avec calme. D’après ce que j’ai compris, dame Milva a des répugnances à confier sa monture à des mains étrangères… — Et comment ! (L’archère cracha violemment.) Rien que d’y penser, ça me dégoûte. — Et donc, pour ménager la chèvre et le chou, poursuivit tranquillement le barbier, dame Milva pourrait monter elle-même son moreau et faire le tour de la nécropole, comme vous le souhaitez. — Je ne vais pas cavaler comme une idiote autour du cimetière ! — Personne ne te le demande, la goton, cria l’homme aux longs cheveux. Pour ça, il faut un fier-à-bras, un brave, toi t’as qu’à t’activer aux fourneaux, préparer à manger pour l’homme aux cheveux blancs. Bien sûr, une fille peut être utile, parce que, contre un vampire, les larmes d’une jeune donzelle sont très efficaces ; si on l’en asperge, il s’enflamme comme une torche. Mais c’est une jeunette pure et vierge qui doit répandre ces pleurs. J’ai pas l’impression que ça te corresponde, la mégère. Donc, t’es bonne à rien ici. Milva s’avança rapidement et, d’un mouvement imperceptible, tendit en avant son poing droit. Il y eut un bruit sourd, la tête du manant bascula en arrière, découvrant sa gorge velue – une cible parfaite. La jeune fille fit encore un pas et cogna droit devant, s’aidant d’une torsion de la hanche et des épaules pour donner plus de puissance à son coup. Le manant recula de quelques pas, s’emmêla les jambes et s’effondra, son occiput heurtant un menhir. — Et maintenant, tu peux voir à quoi je suis bonne, lança l’archère d’une voix frémissante de colère en se frictionnant le poing. Alors, qui de nous deux est le plus brave ? Qui a sa place aux fourneaux ? Par ma foi, rien de tel qu’un combat à mains nues ! Après ça, les choses sont on ne peut plus claires. Les preux, les braves se tiennent debout, les jocrisses et les trouillards restent couchés à terre. J’ai pas raison, pécore ? Les manants n’étaient pas pressés de l’approuver, ils regardaient Milva, la gueule ouverte. Celui au chapeau de feutre s’agenouilla près de l’homme à terre et lui tapota délicatement la joue. Sans effet. — Il est mort, hoqueta-t-il en relevant la tête. Corps et âme. Mais enfin, comment as-tu pu, mégère ? Comment peut-on tuer un homme ainsi ? — Je ne voulais pas, murmura Milva en baissant le bras. Elle était pâle à faire peur. Après quoi, sans que personne s’y attende, elle se retourna, vacilla, appuya son front contre le menhir et se mit à vomir par saccades. * * * — Qu’est-ce qu’il a ? — Léger traumatisme du cerveau, répliqua Régis en se levant et en fermant son sac. Le crâne est intact. Il a déjà repris connaissance. Il se souvient de ce qui s’est passé et se rappelle son nom. C’est de bon augure. La vive émotion de dame Milva n’avait, par chance, pas lieu d’être. Le sorceleur jeta un coup d’œil à l’archère ; elle était assise sous un rocher non loin de là, les yeux perdus dans le lointain. — Ce n’est pourtant pas une jeune fille délicate, sujette à ce genre d’émotion, marmonna-t-il. J’en attribuerais plutôt la faute à l’alcool de belladone qu’on a bu hier. — Avant déjà, ça lui est arrivé de dégueuler, intervint Zoltan tout doucement. Avant-hier, à l’aube. Tous dormaient encore. Moi, je crois que c’est à cause de ces champignons que nous avons mangés à Turlough. Moi-même, j’ai eu mal au ventre pendant deux jours. Régis lança un étrange regard au sorceleur par-dessous ses sourcils grisonnants et sourit d’un air énigmatique en s’enveloppant dans son manteau de laine noire. Geralt s’approcha de Milva en se raclant la gorge. — Comment te sens-tu ? — Mal. Et le manant ? — Ça va aller. Il est revenu à lui. Mais Régis lui a interdit de se lever. Les paysans fabriquent un brancard, on va le ramener au camp entre deux chevaux. — Prenez le mien. — On a pris Pégase et le gris. Ils sont plus paisibles. Lève-toi, c’est l’heure d’y aller. * * * Considérablement agrandie, la compagnie rappelait maintenant un cortège funèbre et en avait effectivement l’allure. — Que penses-tu de leur histoire de vampire ? demanda Zoltan Chivay au sorceleur. Tu y crois, toi ? — Je n’ai pas vu les victimes. Je ne peux rien dire. — C’est du chiqué, purement et simplement, affirma Jaskier avec conviction. Les pécores ont dit que les personnes tuées avaient été déchiquetées. Un vampire ne déchiquette pas ses victimes. Il plante ses canines dans leurs artères et suce leur sang, leur laissant deux belles marques. La plupart du temps, la victime survit. J’ai lu ça dans un livre spécialisé. J’y ai aussi vu une gravure qui représentait les traces de morsure laissées par un vampire sur de longs cous de jeunes vierges. Tu confirmes, Geralt ? — Qu’est-ce que je dois confirmer ? Je n’ai pas vu ces gravures. Et je ne m’y connais pas beaucoup en vierges non plus. — Arrête. Tu as dû voir plus d’une fois des traces de morsure de vampire. As-tu déjà eu affaire à un vampire qui taillait ses victimes en pièces ? — Non. Ce n’est pas leur façon de procéder. — Du moins pas celle des vampires supérieurs, intervint aimablement Emiel Régis. D’après ce que je sais, les albs, les katakans, les mulas, les bruxas et autre nosferatu ne s’attaquent pas non plus de manière aussi atroce à leurs victimes. En revanche, les flèdres et les ekimmes s’acharnent sur leurs restes assez sauvagement. — Bravo ! (Geralt le regarda avec un étonnement non feint.) Tu n’as omis aucune espèce de vampire. Et ces monstres que tu as énumérés ne sont pas des créatures mythiques qui n’existeraient que dans les légendes. Ta connaissance dans ce domaine est impressionnante, vraiment. Tu n’es donc pas sans savoir que, sous nos climats, on ne rencontre ni flèdres ni ekimmes. — Et alors quoi ? éclata Zoltan en agitant son gourdin dans tous les sens. Qui donc a écharpé cette bonne femme et ce gamin ? Ils se sont taillés en pièces eux-mêmes, dans un accès de désespoir ? — La liste des monstres à qui on peut attribuer ce tour de force est longue. Ça peut être une horde de chiens sauvages, fléau assez courant en temps de guerre. Vous ne pouvez pas imaginer de quoi sont capables de tels chiens. La moitié des victimes qu’on impute à des monstres indéfinis est à mettre en réalité sur le compte de clébards devenus sauvages. — Tu exclus donc qu’il puisse s’agir d’un monstre ? — Pas le moins du monde. Ça peut être une strige, une harpie, un graveir, une goule… — Pas un vampire ? — Les manants ont fait référence à une espèce de prêtre, rappela Percival Schuttenbach. Les prêtres s’y connaissent-ils en vampires ? — Certains s’y connaissent, et même assez bien ; en de nombreux domaines, leur avis vaut en général la peine d’être écouté. Mais on ne peut malheureusement appliquer cette règle à tous. — Surtout pas à ceux qui traînent dans les bois en compagnie de fugitifs, fulmina le nain. C’est sans aucun doute l’un de ces anachorètes, sombre ermite solitaire. Il a dirigé une expédition dans ton cimetière, Régis. Lorsque tu ramassais tes racines de mandragore à la pleine lune, tu n’as jamais remarqué la présence d’un vampire ? Pas même d’un tout petit, minuscule ? — Non, jamais, répondit le barbier, un sourire en coin. Mais rien d’étonnant à cela. Comme vous venez de l’entendre de la bouche des manants, le vampire est doté d’ailes de chauve-souris et il vole quand il fait nuit noire, sans faire le moindre bruissement. On peut aisément le rater. — Ou être facilement persuadé de l’avoir vu où il n’est pas, confirma Geralt. Lorsque j’étais plus jeune, j’ai plus d’une fois perdu mon temps et mon énergie à courir après les visions et les superstitions décrites de manière pittoresque par tout un village, son maire en tête. À une certaine époque, j’ai vécu pendant deux mois dans un château prétendument visité par un vampire. Or il n’y avait aucun vampire… Mais on y mangeait pas mal. — Pourtant tu as sans nul doute été confronté à des situations où les rumeurs étaient fondées, rétorqua Régis sans regarder le sorceleur. Alors, comme je le suppose, tu n’as pas perdu ton temps ni ton énergie. Le monstre a simplement péri sous les coups de ton épée, n’est-ce pas ? — C’est arrivé. — D’une manière ou d’une autre, intervint Zoltan, les pécores ont de la chance. J’ai l’intention d’attendre Munro Bruys et ses garçons dans leur camp, un peu de repos ne vous ferait pas de mal non plus. Peu importe qui a pu tuer la femme et le gamin, avec un sorceleur dans le camp, son compte est bon. — Puisqu’on en parle, siffla Geralt entre ses dents, je vous prierais instamment de ne pas crier mon identité sur tous les toits. Cette demande te concerne en premier lieu, Jaskier. — Comme tu veux, fit le nain en hochant la tête. Tu dois avoir tes raisons. Tu as bien fait de nous prévenir, car on voit déjà le camp. — Et on l’entend mieux encore, confirma Milva, sortant enfin de son silence prolongé. Ils font un de ces boucans, ça fait peur ! — Ce qui parvient à nos oreilles, pérora Jaskier, c’est la symphonie caractéristique des camps de fugitifs. Adaptée il va de soi à plusieurs centaines de gosiers humains, et autant de vaches, d’oies et de moutons. Des solos interprétés par des femmes en train de se chamailler, des enfants qui braillent, un coq qui pousse son cocorico, ainsi que, si je ne m’abuse, un âne à qui on a fourré un chardon sous la queue. Titre de la symphonie : « Rassemblement humain luttant pour sa survie. » — Une symphonie, remarqua Régis, son nez racé humant l’air, est comme toujours acoustico-olfactive. Du rassemblement d’hommes et de femmes luttant pour leur survie émanent des senteurs caractéristiques : le doux parfum du chou cuit mêlé à celui d’autres légumes, sans lesquels, apparemment, la survie est impossible ; et aussi les effluves des déjections physiologiques dont on se débarrasse n’importe où, le plus souvent aux abords du campement… Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi la lutte pour la survie s’accompagnait toujours d’une répugnance à creuser des latrines. — Que le diable vous emporte, vous et vos palabres stupides ! s’énerva Milva. À quoi bon tous ces mots sophistiqués quand il suffît de résumer l’affaire en disant que ça pue la merde et le chou ! — La merde et le chou vont toujours de pair, prononça sentencieusement Percival Schuttenbach. L’un chasse l’autre. Perpetuum mobile. * * * Dès qu’ils eurent franchi le seuil du camp, d’où s’élevaient un vacarme assourdissant et une odeur pestilentielle, la compagnie devint aussitôt le centre d’attraction de tous les fugitifs rassemblés près des feux de camp ou aux abords des charrettes et des cahutes. Ils étaient bien deux centaines, peut-être même davantage. Rapidement, et de manière tout à fait imprévisible, l’intérêt provoqué par les nouveaux arrivants prit de l’ampleur : soudain quelqu’un poussa un cri, quelqu’un d’autre se mit à hurler, deux personnes se précipitèrent spontanément dans les bras l’une de l’autre, on entendit un rire sauvage, auquel succéda un sanglot, tout aussi sauvage. S’ensuivit une immense confusion. De cette cacophonie de braillements où se mêlaient des voix d’hommes, de femmes et d’enfants, il était difficile au premier abord de tirer une conclusion, mais l’affaire, au final, fut tirée au clair. Deux des femmes de Kern qui avaient voyagé avec la compagnie avaient retrouvé dans le camp qui un mari, qui un frère, alors qu’elles les croyaient morts ou disparus dans la tourmente de la guerre. Tous donnaient libre cours à leurs larmes de joie. — Il n’y a que dans la vraie vie qu’une chose aussi banale et mélodramatique puisse se produire, constata avec conviction Jaskier en désignant du doigt la scène émouvante. Si je concluais l’une de mes ballades de cette manière, je serais tourné en ridicule sans indulgence. — Indiscutablement, confirma Zoltan. Pourtant une telle banalité réchauffe le cœur. On se sent plus léger quand le sort se montre généreux, lui qui d’ordinaire s’acharne sur les êtres. Eh bien ! au moins on n’a plus à s’en faire pour ces femmes. Elles ont voyagé avec nous longtemps, très longtemps, pour finalement arriver à destination. Venez, pas la peine de rester là. L’espace d’un instant, le sorceleur faillit proposer que l’on repousse quelque peu l’heure du départ, dans l’idée que peut-être l’une ou l’autre des femmes souhaiterait témoigner sa reconnaissance aux nains et les remercier pour leur aide. Il y renonça cependant, car rien ne laissait supposer que ce soit le cas. Les femmes, tout à leur bonheur des retrouvailles, ne leur prêtaient plus la moindre attention. — Qu’attends-tu ? (Zoltan lui jeta un bref regard.) Qu’on te couvre de fleurs en signe de gratitude ? Qu’on te badigeonne de miel ? On se tire, on n’a plus rien à faire ici. — Tu es d’une sagesse indubitable. Ils n’allèrent pas bien loin. Une voix criarde d’enfant les arrêta. La petite fille aux tresses et aux taches de rousseur les rejoignit. Elle était essoufflée, elle tenait à la main un énorme bouquet de fleurs des champs. — Je vous remercie d’avoir pris soin de moi, de mon petit frère et de ma maman, couina-t-elle. Merci aussi d’avoir été bons avec nous… et tout et tout. J’ai cueilli des fleurs pour vous. — Merci à toi, déclara Zoltan Chivay. — Vous êtes bons, ajouta la fillette en suçant le bout de sa tresse. Je ne crois pas du tout ce que dit ma tante. Vous n’êtes pas d’horribles nains souterrains. Toi, Percival, tu n’es pas du tout un vulgaire excentrique venu de l’enfer, et toi, oncle Jaskier, tu n’es pas du tout un dindonneau braillard. Ma tante ne dit pas la vérité. Et toi, tante Marie, tu n’es pas une donzelle armée d’un arc, tu es juste tante Marie, et moi, je t’aime bien. Pour toi, j’ai choisi les plus belles fleurs. — Je te remercie, lança Milva d’une voix légèrement altérée. — Nous te remercions tous, répéta Zoltan. Hé, Percival ! vulgaire excentrique venu de l’enfer ! Donne donc un souvenir à cette enfant. Un petit cadeau. N’as-tu pas dans ta poche un caillou en trop ? — Si fait. Tiens, jeune demoiselle. Ceci est un silicate de béryllium, appelé communément… — … émeraude, acheva le nain. N’embrouille pas cette enfant avec des mots savants, de toute façon elle les retiendra pas. — Qu’il est beau ! Merci ! merci beaucoup ! — Amuse-toi bien avec ! — Et ne le perds pas, marmonna Jaskier. Parce que ce petit caillou vaut autant qu’une petite métairie. — Bah ! (Zoltan attacha les fleurs des champs offertes par la fillette sur son bonnet.) Une pierre est une pierre, y a rien à dire de plus. Porte-toi bien, fillette. Quant à nous, allons-y et trouvons un coin près du gué où nous asseoir, nous y attendrons Bruys, Yazon Varda et les autres. Ils devraient faire leur apparition d’un instant à l’autre. C’est bizarre qu’ils mettent si longtemps à arriver. J’ai oublié, par la peste, de leur reprendre les cartes. Je parie qu’ils sont installés quelque part et qu’ils se taillent une partie de dévissé ! — Faut panser les chevaux, dit Milva. Et leur donner à boire. Allons vers la rivière. — On pourrait peut-être chercher une pitance pour nous aussi, ajouta Jaskier. Percival, jette donc un œil dans le camp et fais usage de ton nez. On mangera là où les plats semblent les plus appétissants. À leur léger étonnement, l’accès à la rivière était barré et gardé. Des paysans surveillaient l’abreuvoir et exigeaient un sou par cheval. Milva et Zoltan firent mine de se fâcher, mais Geralt, ne voulant pas d’histoires ni d’éclats, les calma, et Jaskier fouilla sa poche à la recherche d’un peu de monnaie. Percival réapparut peu après, lugubre et de mauvaise humeur. — Tu as trouvé de quoi bouffer ? Le gnome se moucha et s’essuya les doigts dans le lainage d’un mouton qui passait par là. — Oui. Mais je ne sais pas s’il y en aura assez pour tout le monde. Il faut payer pour tout ici, et leurs prix, je vous dis pas ! Pour la farine et la semoule, une couronne la livre. Deux nobles l’assiette de potage. Une petite marmite de loches pêchées dans la Chotla coûte autant qu’une livre de saumon fumé à Dillingen… — Et le fourrage pour les chevaux ? — Un thaler la mesure d’avoine. — Combien ? brailla le nain. — Combien, combien, grogna Milva. Demande aux chevaux combien. Ils vont s’écrouler si on leur fait brouter de l’herbe. Du reste il n’y a pas d’herbe ici. Il était inutile d’ergoter. Les marchandages ardus avec les paysans qui disposaient d’avoine ne donnèrent rien non plus. L’homme prit à Jaskier le restant de ses sous, sans prêter attention aux invectives de Zoltan qui, au demeurant, ne l’avaient pas troublé le moins du monde. Les chevaux, en revanche, plongèrent avec plaisir leurs naseaux dans les sacs d’avoine. — Saleté d’escroquerie ! gronda le nain en donnant des coups de gourdin dans les roues des charrettes qui passaient. Encore heureux qu’ils nous permettent de respirer gratuitement, sans exiger un demi-sou par inspiration ! Ou bien cinq sous pour faire nos besoins ! — Les besoins physiologiques supérieurs, déclara Régis tout à fait sérieusement, sont appréciés. Vous voyez cette bâche étendue sur des piquets ? Et l’homme qui se tient debout, à côté ? Il est en train de monnayer les atouts de sa propre fille. Prix à négocier. Je l’ai vu accepter une poule, il y a un instant. — Je ne prédis rien de bon à votre race, dit Zoltan Chivay d’une voix morne. Chaque créature raisonnable sur cette terre a coutume de rejoindre ses semblables le jour où elle sombre dans la pauvreté, la misère et le malheur, parce qu’il est plus facile de surmonter les temps difficiles au milieu des siens, en s’entraidant. Tandis que vous autres, les humains, vous ne faites que vous observer pour tenter de tirer profit de la misère de l’autre. Quand c’est la famine, au lieu de partager la nourriture, vous allez ronger les plus faibles. Un tel procédé s’observe chez les loups, il permet à l’animal le plus fort et le plus sain de survivre. Mais, au sein des races raisonnables, c’est aux plus grands fils de salopard que ce genre de sélection permet d’ordinaire de survivre et de dominer. Tirez-en vous-mêmes les conclusions et faites vos pronostics. Jaskier protesta violemment, citant des cas d’exactions pires encore commises par des nains ainsi que des exemples de leur arrivisme, mais Zoltan et Percival lui coupèrent la parole et se lancèrent dans des imitations de pets particulièrement bruyantes – moyen commun à toutes les races d’exprimer son mépris des arguments de l’adversaire. La querelle prit fin brutalement avec l’apparition d’un petit groupe de paysans mené par le chasseur de vampires qu’ils connaissaient déjà, le patriarche au chapeau de feutre. — C’est rapport à Socque, jeta l’un des paysans. — On n’achète pas, grommelèrent à l’unisson le nain et le gnome. — Il est question de celui à qui vous avez démoli la trogne, précisa rapidement le second paysan. On avait l’intention de le marier. — Je n’ai rien contre, rétorqua vivement Zoltan. Je lui souhaite tout le bonheur du monde dans sa nouvelle vie. Santé, chance, et réussite ! — Et beaucoup de petits Socque, ajouta Jaskier. — Voyons, voyons, messires, gronda le paysan. Vous jouez avec les mots. Comment va-t-on le marier maintenant ? Après le coup que vous lui avez porté au cerveau, il est tout sonné, il ne distingue plus le jour de la nuit. — Bah, c’est pas si dramatique, grogna Milva en regardant le sol. Ça va déjà mieux, j’ai l’impression. Il est en bien meilleure forme qu’à son réveil ce matin. — Je ne sais pas, moi, comment allait Socque quand il s’est réveillé ce matin, rétorqua le manant. Mais je pense à ce que j’ai vu, quand il se tenait devant son brancard posé à pic… Il lui parlait, à ce brancard, comme si c’était une charmante jeune fille. Pfft, pas la peine d’en dire plus. En bref : vous allez nous payer une amende. — Quoi ? — Quand un chevalier tue un paysan, il doit payer une amende. C’est la loi. — Je suis pas un chevalier, rétorqua Milva. — Et d’une, la soutint Jaskier. Deuxièmement, c’était un accident. Troisièmement, Socque est vivant, il ne peut donc être question d’amende, mais tout au plus d’une contravention, c’est-à-dire d’une compensation. Mais – et ce sera mon quatrièmement – nous n’avons pas d’argent. — Eh bien alors, donnez-nous vos chevaux ! — Ben voyons ! (Les yeux de Milva s’étrécirent au point de devenir menaçants.) Tu as sans doute perdu la tête, pécore. Prends garde à ne pas pousser le bouchon trop loin. — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! s’écria Feld-maréchal Duda. — Bien envoyé, l’oiseau, fit Zoltan Chivay en insistant sur chaque syllabe et en tapotant la petite hache qu’il arborait à sa ceinture. Sachez, messieurs les laboureurs, que je n’ai pas moi non plus une très haute opinion des individus qui ne pensent qu’au profit, quitte à s’enrichir sur le dos d’un proche qui vient d’être tué. Passez votre chemin, braves gens. Si vous vous éloignez immédiatement, je vous promets de ne pas vous pourchasser. — Puisque vous ne voulez pas payer, alors soyez jugés par notre pouvoir suprême. Le nain grinça des dents et s’apprêtait déjà à s’emparer de son arme lorsque Geralt le saisit par le coude. — Du calme. C’est ainsi que tu veux démêler ce problème ? En les tuant tous un par un ? — Pourquoi parler de les tuer ? Il suffit seulement de les blesser sérieusement. — Assez, par le diable ! siffla le sorceleur. (Après quoi il s’adressa au paysan :) Qui donc est en charge de ce pouvoir suprême que vous évoquez ? — Hector Laabs, le staroste du camp, le maire de la ville de Breza, qui a été incendiée. — Menez-nous à lui dans ce cas. On trouvera bien un terrain d’entente. — Là, il est occupé, fit savoir le paysan. Il préside au jugement d’une sorcière. Tenez, voyez le rassemblement près de l’érable. On a attrapé une sorcière qui était de mèche avec le vampire. — Voilà qu’ils continuent avec cette histoire de vampire ! (Jaskier décroisa ses mains.) Quand ils ne creusent pas dans les cimetières, ils attrapent des sorcières, alliées des suceurs de sang. Bonnes gens, plutôt que de labourer, semer et récolter, vous feriez peut-être mieux de devenir sorceleurs. — Plaisantez et ricanez autant que vous voulez, répliqua un manant. Il y a un prêtre ici, et un prêtre, c’est plus sûr qu’un sorceleur. Le prêtre a dit que le vampire accomplissait toujours son œuvre de pair avec une sorcière. La sorcière appelle le suceur de sang et lui indique les victimes, puis elle obscurcit la vue de tout le monde pour qu’on n’y voie plus rien. — Et on a constaté que ça se passait bien comme ça, ajouta le second paysan. On a découvert une traîtresse de sorcière parmi nous. Mais le prêtre a percé à jour son manège, et on va la brûler à c’t’heure. — Comment pourrait-il en être autrement, marmonna le sorceleur. Allons jeter un œil à votre tribunal. Nous discuterons avec le sieur staroste de l’accident dont a été victime ce malheureux Socque. Nous réfléchirons à une indemnisation appropriée. N’est-ce pas, Percival ? Je parie qu’il se trouvera encore un petit caillou dans l’une de tes poches. Nous vous suivons, braves gens. Le cortège se mit en route en direction de l’érable branchu sous lequel une foule immense était rassemblée. Le sorceleur, resté un peu en retrait, tenta d’engager la conversation avec l’un des manants au visage relativement avenant. — C’est qui, cette sorcière qu’on a attrapée ? Elle faisait vraiment de la magie ? — Eh, monsieur ! marmotta le villageois, qu’est-ce que j’en sais ? C’est une vagabonde, cette fille, une étrangère. D’après moi, elle est pas tout à fait saine d’esprit. Elle est bien grande déjà, mais elle passait son temps à jouer avec les enfants… et puis elle aussi elle est comme une enfant ; quand on lui pose une question, elle vous regarde sans comprendre. Mais moi, j’en sais rien. Té, tout le monde raconte qu’elle se livrait à des obscénités avec le vampire et qu’elle jetait des sorts. — Tout le monde, sauf elle, dit à voix basse Régis qui passait près du sorceleur. Parce qu’elle, quand on l’interrogeait, elle ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. Du moins je le présume. Le temps manquait pour un interrogatoire plus poussé, car ils se trouvaient déjà sous l’érable. On les laissa passer à travers la foule ; il faut reconnaître que Zoltan et son gourdin les y aidèrent considérablement. Une échelle était posée contre une charrette dont les sacs avaient été déchargés. Une jeune fille âgée d’environ seize ans y était attachée, les bras en croix. Elle touchait à peine terre. Au moment où les compagnons arrivaient, on arrachait sa chainse de ses maigres épaules ; la jeune fille attachée ricana d’une voix niaise et se mit à pleurer en roulant des yeux apeurés. On avait allumé un feu de bois tout près d’elle. Un homme soufflait consciencieusement sur les braises, tandis qu’un autre, à l’aide de tenailles, prenait des fers à cheval qu’il plaçait religieusement dans le feu. La voix du prêtre, empreinte d’une vive excitation, s’éleva au-dessus de la foule. — Vile sorcière ! Fille impie ! Reconnais la vérité ! Ah ! regardez-la donc, braves gens, elle s’est abreuvée d’une boisson satanique ! Regardez-la donc ! Elle le porte sur son visage ! Le prêtre était maigre, il avait un visage aussi sec et sombre qu’un poisson fumé. Il portait une robe noire qui flottait autour de lui comme autour d’un piquet. Un symbole sacré miroitait autour de son cou. Geralt ne put distinguer de quelle divinité il s’agissait, du reste, il ne s’y connaissait pas en symboles. Le panthéon qui ces derniers temps ne cessait de s’agrandir ne l’intéressait guère. Néanmoins, le prêtre devait sans aucun doute appartenir à l’une de ces nouvelles sectes religieuses. Les plus anciennes n’occupaient pas leur temps à traquer des jeunes filles pour ensuite les attacher à des charrettes et les livrer en pâture à la populace superstitieuse. — Depuis la nuit des temps, la femme est le cœur du mal, l’instrument du Chaos, la partenaire du complot contre le monde et la race humaine ! Seule la volupté du corps régit la femme ! C’est pourquoi elle sert volontiers les démons, pour pouvoir calmer ses pulsions inassouvies et ses désirs contre nature ! — Nous allons dans un instant en apprendre beaucoup plus sur les femmes, marmonna Régis. C’est un cas pathologique de phobie, dans sa forme la plus aiguë. Le saint homme doit souvent rêver de la vagina dentata. — Je parie que c’est même pire que ça, grommela à son tour Jaskier. Je donnerais ma tête à couper que même éveillé il ne cesse de l’avoir à l’esprit. Son sperme a dû lui monter au cerveau. — Et la pauvre simplette va payer pour ça. — S’il ne se trouve personne pour retenir ce sombre abruti, gronda Milva. Jaskier se tourna vers le sorceleur mais Geralt évita son regard. — Et d’où proviendraient nos malheurs actuels s’ils n’étaient pas le résultat des ensorcellements des femmes ! continuait à vociférer le prêtre. Qui a trahi les rois sur Thanedd et ourdi l’attentat contre le roi de Rédanie ? Des magiciennes. Qui a dépêché les Écureuils contre nous ? Une sorcière elfe de Dol Blathann. Vous voyez maintenant à quelle misère conduit une trop grande proximité avec les magiciennes ! Voilà où mènent la tolérance de leurs pratiques immondes, l’acceptation de leur despotisme, de leur arrogance, de leurs richesses ! Et à qui la faute ? Aux rois ! Imbus de leur pouvoir, ils ont renié les dieux, éloigné les prêtres, leur retirant leur charge et leurs sièges au sein des conseils et préférant couvrir d’or et d’honneurs les abjectes magiciennes ! — Ah, ah ! C’est ici que se trouve le vampire enterré, dit Jaskier. Tu t’es trompé, Régis. Il ne s’agit pas de vagin, mais de politique. — Et d’argent, ajouta Zoltan Chivay. — En vérité, je vous le dis, beuglait le prêtre, avant d’entrer en lutte contre Nilfgaard, nettoyons d’abord nos maisons de ces abominations. Brûlons ce furoncle au fer blanc ! Purifions-le par le baptême du feu ! Ne permettons pas à celle qui use de sortilèges de vivre ! — Nous ne le permettrons pas ! Au bûcher ! La jeune fille attachée à la charrette partit d’un rire hystérique, roulant toujours des yeux. — Tout doux, pas si vite, intervint un morne villageois d’une taille impressionnante qui était jusque-là resté silencieux et autour duquel s’étaient agglutinés des hommes tout aussi taciturnes, ainsi que quelques femmes à la mine renfrognée. Jusqu’à maintenant, on n’a fait qu’entendre des cris. Criasser, tout le monde peut le faire, même une corneille. De votre part, saint homme, on pourrait toutefois s’attendre à plus de piété. — Vous contestez mes propos, staroste Laabs ? Les propos d’un prêtre ? — Je ne conteste point du tout, moi. (Le grand homme cracha par terre en remontant son falzar en toile de jute.) Cette fille, c’est une orpheline, une fille perdue, une vagabonde, elle ne représente rien pour moi. Si on prouve qu’elle est de mèche avec le vampire, alors vous pourrez en faire ce que vous voulez. Mais, tant que je serai staroste de ce camp, on punira seulement que des coupables ici. Vous voulez punir, montrez-nous la preuve du méfait avant tout. — Mais je vais vous la montrer ! s’écria le prêtre en faisant signe à ses valets, ceux qui, un instant plus tôt, plaçaient les fers à cheval dans la fournaise. Vous la verrez de vos yeux ! Vous, Laabs, et tous ceux ici présents. Les valets allèrent chercher derrière le chariot un petit chaudron enduit de poix qu’ils tenaient par l’anse, puis ils le posèrent par terre. — Voici la preuve, brailla le prêtre en renversant le chaudron d’un coup de pied. (Un liquide clair se répandit sur le sol, éclaboussant le sable de petits morceaux de carotte, de brins d’herbe difficilement identifiables et de quelques petits bouts d’os.) La sorcière préparait des décoctions magiques ! De l’élixir, grâce auquel elle pouvait voler dans les airs vers son vampire adoré afin d’ourdir avec lui des meurtres dans le vice ! Je connais, moi, les méthodes et les procédés des sorciers, je sais de quoi est faite cette décoction ! La sorcière a fait bouillir un chat vivant ! La foule, horrifiée, poussa un soupir. — C’est macabre, dit Jaskier en frissonnant. Faire bouillir une créature vivante ? J’avais pitié de la jeune fille, mais elle est allée un peu trop loin… — Ferme ta gueule, siffla Milva. — Voici la preuve ! beugla le prêtre en brandissant un os qu’il venait de prélever dans la mare fumante. La preuve irréfutable ! Un os de chat ! — C’est un os d’oiseau, affirma froidement Zoltan Chivay en clignant des yeux. D’un geai, d’après ce que je vois, ou d’un pigeon. La petite s’est fait un peu de bouillon, c’est tout ! — Tais-toi, farfadet païen ! gronda le prêtre. Ne blasphème pas, ou les dieux te puniront en te jetant entre les mains des dévots ! C’est un os de chat, je l’affirme ! — De chat ! De chat, à coup sûr ! hurlèrent les hommes qui entouraient le prêtre. La donzelle avait un chat ! Un chat noir ! Tous ont vu qu’elle en avait un ! Il traînait partout avec elle ! Et où c’qu’il est maintenant, ce chat ? Il est pas là ! Ça veut dire qu’elle l’a fait bouillir ! — Oui ! Dans une décoction ! — C’est vrai ! La sorcière a fait bouillir son chat ! — Pas besoin d’autre preuve ! Au bûcher la sorcière ! Mais au supplice d’abord ! Qu’elle avoue tout ! — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! siffla Feld-maréchal Duda. — Quel dommage pour ce chat, intervint soudain Percival Schuttenbach à voix haute. C’était une belle bête, bien dodue. Une fourrure brillante comme l’anthracite, des yeux pareils à des chrysobéryls, de longues petites moustaches, et une queue aussi épaisse qu’une matraque de brigand ! Un chat tout à fait pittoresque. Il a dû tuer un sacré nombre de souris ! Les villageois se turent. — Et comment qu’vous savez ça, monsieur le gnome ? bafouilla l’un deux. Comment qu’vous pouvez savoir à quoi ressemblait le chat ? Percival Schuttenbach se moucha, s’essuya les doigts sur sa jambe. — Tout bonnement parce qu’il est là, tenez, sur le chariot. Derrière vous. Les villageois se retournèrent comme un seul homme, grommelèrent en voyant le chat assis sur les baluchons. Ce dernier, sans se soucier le moins du monde de l’attention générale qu’il suscitait, étira à la verticale sa patte arrière et entreprit de se lécher consciencieusement le derrière. — Eh bien ! commença Zoltan Chivay au milieu du silence général. Il est démontré que le grippeminaud n’a cure de votre preuve irréfutable, monsieur le dévot. Quelle est la seconde preuve ? Sa femelle peut-être ? Nous les accouplerons, les petits se multiplieront et plus aucun rongeur ne s’approchera du grenier à blé à un kilomètre à la ronde. Quelques villageois pouffèrent, d’autres, dont le staroste Hector Laabs, ricanèrent ouvertement. Le prêtre devint cramoisi. — Je ne t’oublierai pas, blasphémateur ! mugit-il en menaçant le nain du doigt. Gnome impie ! Créature des ténèbres ! Comment es-tu arrivé ici ? Peut-être conspires-tu, toi aussi, avec le vampire ? Attends un peu, lorsque nous aurons châtié la sorcière, nous te tirerons les vers du nez ! Mais occupons-nous d’abord du jugement de cette jeteuse de sorts ! Les fers sont déjà dans le feu, nous allons voir ce que la pécheresse avouera lorsque sa vilaine peau commencera à rougir ! Je vous garantis qu’elle reconnaîtra elle-même ses crimes d’ensorcellement ! Un aveu n’est-il pas la preuve suprême ? — Oui-da, répliqua Hector Laabs. Je suis bien certain que si on vous plaçait des fers rougis sous les pieds, vous pourriez même avouer une union coupable avec une jument. Pfft ! Vous êtes un homme de Dieu, mais vous causez comme un équarisseur ! — Oui, homme de Dieu je suis ! beugla le prêtre en élevant la voix pour dominer le bourdonnement qui s’élevait de la foule. Je crois en la justice divine, au châtiment et à la vengeance ! Que la sorcière soit soumise au jugement divin ! — Bonne idée, intervint le sorceleur d’une voix forte qui couvrit le tumulte. Le prêtre le toisa d’un regard mauvais, les paysans cessèrent de murmurer ; la bouche ouverte, ils scrutaient le sorceleur. — Le jugement divin, commença Geralt dans un silence total, est impartial et ne peut être remis en question. Les ordalies sont également acceptées par les jugements séculiers et possèdent leurs propres règles. Ces règles établissent que lorsqu’une femme, un enfant, un vieillard ou un infirme est accusé, il a droit à un défenseur au cours de son jugement. N’est-ce pas, staroste Laabs ? Je me porte donc défenseur. Clôturez la lice. Que celui qui est certain de la culpabilité de cette jeune fille et ne craint pas le jugement divin entame un combat avec moi ! — Ah ! s’écria le prêtre en le toisant toujours d’un œil mauvais. N’es-tu pas trop futé, noble étranger ? En appeler au duel ? On voit au premier coup d’œil que tu es un spadassin et un sabreur ! Tu veux rendre la justice divine avec ton épée de bandit ? — Si l’épée n’est pas à ton goût, homme de Dieu, énonça lentement Zoltan Chivay, debout près de Geralt, et si ce seigneur ne te convient pas, peut-être ferais-je moi-même l’affaire ? Que l’accusateur de la fille se batte contre moi à la hache ! — Ou contre moi à l’arc. (Milva s’avança également, en clignant des yeux.) Une flèche chacun, à cent pas de distance. — Voyez, bonnes gens, comme les défenseurs de la sorcière se multiplient rapidement ! s’écria le prêtre. (Puis il se retourna et ses lèvres se crispèrent en un sourire retors.) Bien, j’accepte que vous soyez tous trois soumis à l’ordalie, vauriens. Le jugement divin sera vite rendu, et la culpabilité de la sorcière tout aussi vite établie ; et nous vérifierons du même coup vos mérites ! Mais pas au moyen d’une épée, d’une lance, d’une hache ou d’une flèche ! Vous connaissez, dites-vous, les règles du jugement divin ? Moi de même ! Voyez ces fers à cheval placés dans la fournaise, chauffés à blanc ! Le baptême du feu ! Allons, partisans des ensorcellements ! Celui qui ôtera les fers du feu et me les apportera sans avoir la moindre trace de brûlure sur les mains, celui-là prouvera que la sorcière n’est pas coupable. Dans le cas contraire, alors pour vous aussi ce sera la mort, comme pour elle. J’ai dit ! Les grognements de mécontentement du staroste Laabs et de son groupe furent couverts par les hurlements d’enthousiasme de la majorité des paysans rassemblés derrière le prêtre, impatients d’assister à un tel spectacle. Milva lança un coup d’œil à Zoltan, qui se tourna vers le sorceleur, lequel regarda le ciel avant de revenir sur Milva. — Crois-tu aux dieux, demanda-t-il à mi-voix ? — J’y crois, grommela doucement l’archère en regardant les charbons dans le feu. Mais j’ai pas l’impression qu’ils aient envie de se prendre la tête avec une histoire de fers brûlants. — Entre le feu de bois et ce fils de chien, il y a trois pas, tout au plus, siffla Zoltan entre ses dents. Je dois pouvoir résister, j’ai travaillé dans une fonderie… Priez tout de même vos dieux pour moi… — Un instant ! (Emiel Régis posa une main sur l’épaule du nain.) Mettez donc vos prières en attente. Le barbier s’approcha du feu de camp, s’inclina devant le prêtre et le public, puis il se pencha sans la moindre hésitation et plongea sa main dans les flammes. La foule hurla d’une seule voix. Zoltan poussa un juron, Milva planta ses ongles dans le bras de Geralt. Régis se redressa, regarda tranquillement les fers incandescents qu’il tenait à la main, puis, sans se presser, se dirigea vers le prêtre. Celui-ci s’écarta, mais il fut bloqué par les villageois debout derrière lui. — C’est bien ce que vous vouliez, si je ne m’abuse, révérendissime ? demanda Régis en soulevant les fers. Le baptême du feu ! Si c’est cela, je suppose que la sentence divine est sans équivoque. La jeune fille est innocente. Ses défenseurs sont innocents. Et moi, je le suis également. — Mon… mon… montrez votre main…, bredouilla le prêtre. Que je vérifie qu’elle ne porte aucune marque de brûlure… Le barbier sourit à sa façon, les lèvres serrées, puis il fit passer le fer dans sa main gauche, tandis qu’il montrait la droite, tout à fait indemne, au prêtre d’abord, puis, en tendant bien haut le bras, à toute l’assemblée. La foule beugla. — À qui appartient ce fer à cheval ? demanda Régis. Que le propriétaire vienne le récupérer. Personne ne se manifesta. — C’est un tour du diable ! hurla le prêtre. Tu es un sorcier toi-même ou le diable incarné ! Régis jeta le fer à cheval par terre et se retourna. — Dans ce cas prononcez à mon encontre des exorcismes, proposa-t-il froidement. Vous le pouvez. Mais le jugement divin a eu lieu déjà. Par ailleurs, j’ai entendu dire que récuser les conclusions des ordalies s’apparentait à de l’hérésie. — Disparais ! hurla le prêtre en agitant d’une main une amulette sous le nez du barbier et en faisant de l’autre des gestes cabalistiques sans doute destinés à conjurer le sort. Disparais dans les gouffres de l’enfer, sorcier ! Que la terre se fende sous tes pas… — Ça suffit ! s’écria Zoltan en colère. Eh, vous ! Monsieur le staroste Laabs ! Avez-vous l’intention de rester encore longtemps sans bouger devant cette mascarade ? Comptez-vous… Les propos du nain furent interrompus par un horrible hurlement. — Niiilfgaaaaard ! — Des cavaliers arrivent de l’ouest ! Des cavaliers ! Nilfgaard approche ! Sauve qui peut ! En une seconde le camp se transforma en un véritable pandémonium. Les paysans se précipitèrent vers leurs chariots et leurs cahutes en se bousculant et en se piétinant les uns les autres. Des rugissements s’élevèrent vers le ciel. — Nos chevaux ! hurla Milva en distribuant force coups de pied et coups de poing autour d’elle. Nos chevaux, sorceleur. Suis-moi, vite ! — Geralt ! s’égosillait Jaskier. À l’aide ! La foule se dispersa de tous côtés, et Milva fut emportée avant même de pouvoir réagir. Geralt, qui tenait Jaskier par le col, parvint à résister en s’agrippant à temps au chariot auquel était attachée la jeune fille accusée de sorcellerie. Mais le chariot fut soudainement pris de secousses et se mit en branle ; le sorceleur et le poète se retrouvèrent à terre. La jeune fille se prit la tête entre les mains et laissa échapper un rire hystérique. Au fur et à mesure que le chariot s’éloignait, le rire de la jeune fille baissait d’intensité, noyé dans les hurlements de la foule. — Ils vont nous piétiner ! hurla Jaskier qui était allongé par terre. Nous écrabouiller ! À l’aiiide ! — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! siffla Feld-maréchal, invisible. Geralt releva la tête, recracha le sable de sa bouche et assista à une scène des plus comiques. Seules quatre personnes ne s’étaient pas jointes à la panique générale. Le prêtre était l’une d’entre elles. Mais son immobilité ne devait rien à sa volonté : le staroste Hector Laabs le tenait solidement par le cou de sa poigne de fer. Les deux autres personnes étaient Zoltan et Percival. D’un geste rapide, le gnome avait déchiré un pan de la robe du prêtre tandis que le nain, armé de tenailles, retirait du feu le fer à cheval chauffé à blanc pour le placer dans le caleçon du saint homme. Libéré de l’étreinte de Laabs, le prêtre fila droit devant lui comme une comète, la queue fumante ; son beuglement fut couvert par les hurlements de la foule. Geralt vit que le staroste, le gnome et le nain étaient sur le point de se féliciter de la réussite de l’ordalie lorsqu’une nouvelle vague de paysans en proie à la panique fonça droit sur eux. Tout disparut alors dans un nuage de poussière ; le sorceleur ne voyait plus rien. De toute façon, il n’avait guère le temps de regarder autour de lui, occupé qu’il était par le sauvetage de Jaskier qu’un porc fuyant à l’aveuglette avait de nouveau mis à terre. Alors que Geralt se penchait pour soulever le poète, une échelle fut lancée dans sa direction depuis un chariot qui passait tout près ; elle atterrit directement sur ses épaules, la charge le plaquant à terre. Avant qu’il ait eu le temps de s’en débarrasser, une quinzaine de personnes s’étaient déjà précipitées sur lui pour récupérer l’engin. Lorsque Geralt parvint enfin à se libérer, un autre chariot se renversa avec perte et fracas à deux pas de lui, déversant sur son dos trois sacs de farine de blé – une denrée qui, en ces lieux, valait pas moins d’une couronne la livre. Les sacs se déchirèrent et le paysage alentour se trouva submergé sous un nuage blanc. — Lève-toi, Geralt, brailla le troubadour. Lève-toi, nom de Dieu ! — Je ne peux pas, gémit le sorceleur qui, aveuglé par la précieuse farine, saisit à deux mains son genou de nouveau paralysé par la douleur. Sauve-toi, Jaskier… — Je ne te laisserai pas ! De la partie ouest du camp leur parvenaient des cris macabres qui se mêlaient au bruit des fers et aux hennissements des chevaux. Les clameurs et les piétinements, auxquels se superposaient le fracas et le cliquetis des lames qui s’entrechoquaient, s’intensifièrent soudainement. — Une bataille, s’écria le poète. Ils se battent ! — Quoi ? Contre qui ? Geralt se frottait les yeux avec vigueur pour en chasser la farine et la poussière. Quelque chose brûlait non loin de là, le souffle de la fournaise et l’odeur pestilentielle charriée par les tourbillons de fumée les submergèrent. Le bruit des chevaux se faisait de plus en plus fort, la terre se mit à trembler. La première chose que vit Geralt à travers un nuage de poussière fut les dizaines de paturons de chevaux au galop… partout alentour. Il surmonta sa douleur. — Sous le chariot ! Cache-toi sous le chariot, Jaskier, sinon tu vas te faire piétiner ! — Ne bougeons pas…, hoqueta le poète plaqué au sol. Restons allongés… J’ai entendu dire qu’un cheval ne piétinait jamais un homme allongé… — Je ne suis pas certain, répliqua Geralt en soufflant, que tous les chevaux soient au courant. Sous le chariot ! Vite ! Au même instant, l’un des chevaux, qui ne semblait pas connaître les proverbes des humains, le heurta de plein fouet sur le côté du crâne. Toutes les constellations du firmament se mirent soudain à briller devant les yeux du sorceleur, et quelques secondes plus tard le ciel et la terre disparurent dans des ténèbres impénétrables. * * * Les Rats se levèrent d’un bond, réveillés par un cri infini qui résonnait le long des murs de la grotte en un écho démultiplié. Asse et Reef s’emparèrent de leurs épées, Étincelle pesta car elle s’était cogné la tête contre une saillie rocheuse. — Qu’est-ce que c’est ? cria Kayleigh. Que se passe-t-il ? Dans la grotte, l’obscurité régnait, bien que le soleil brille à l’extérieur. Les Rats récupéraient d’une nuit passée à fuir des poursuivants au grand galop. Giselher inclina un flambeau vers le feu, l’alluma, puis il se leva et se dirigea vers l’endroit où dormaient Ciri et Mistle, situé comme toujours un peu à l’écart du reste de la bande. Ciri était assise, la tête baissée, et Mistle la tenait dans ses bras. Giselher leva sa torche. Les autres aussi s’étaient rapprochés. Mistle recouvrit les épaules de Ciri d’une fourrure. — Écoute, Mistle, dit sérieusement le chef des Rats, je ne me suis jamais mêlé de ce que vous faisiez toutes les deux sur un seul couchage. Je ne vous ai jamais adressé un seul mot de travers ni aucune moquerie. Je m’efforce toujours de regarder ailleurs et de ne pas faire attention. C’est votre affaire, ce sont vos inclinations, je n’ai rien d’autre à dire tant que vous faites ça sans bruit, et discrètement. Mais cette fois vous avez un peu exagéré. — Ne sois pas stupide ! explosa Mistle. Qu’est-ce que tu t’imagines, que c’est… Elle a crié dans son rêve ! C’était un cauchemar ! — Ne crie pas. Falka ? Ciri remua la tête. — Il était si terrible que ça, ton rêve ? De quoi as-tu rêvé ? — Laisse-la tranquille ! — Ferme-la, Mistle. Falka ? — Quelqu’un que j’ai connu autrefois, s’étrangla Ciri, se faisait piétiner par des chevaux. Les sabots… J’avais l’impression que c’était moi qu’ils piétinaient… Je ressentais sa douleur… à la tête et au genou… J’ai toujours mal… Pardon. Je vous ai réveillés. — Ne t’excuse pas. (Giselher nota que Mistle avait les dents serrées.) C’est moi qui vous dois des excuses. Quant à ton rêve… Ma foi, ça arrive à tout le monde. Ce n’est pas grave. Ciri ferma les yeux. Elle n’était pas certaine que Giselher ait raison. * * * Un coup de pied lui fit reprendre conscience. Geralt était allongé, la tête appuyée contre la roue d’un chariot renversé ; Jaskier était recroquevillé juste à côté de lui. L’homme qui avait frappé le sorceleur se révéla être un lansquenet vêtu d’une jaque et d’un heaume arrondi. Un autre lansquenet se trouvait à son côté. Tous deux tenaient des chevaux par les rênes ; de leurs selles pendaient des balistes et des pavois. — Des meuniers ou quoi, par le diable ? Le second lansquenet haussa les épaules. Geralt vit que Jaskier avait les yeux rivés sur les pavois. Lui-même avait remarqué depuis longtemps les lys qui y étaient gravés : les armoiries du royaume de Témérie. Les autres tirailleurs à cheval qui essaimaient un peu partout aux alentours arboraient les mêmes insignes. Ils étaient occupés à attraper des chevaux et à dépouiller les cadavres, dont la plupart portaient les manteaux noirs des Nilfgaardiens. Le camp avait toujours l’air d’une ruine fumante après l’assaut, mais déjà des manants qui avaient survécu et ne s’étaient pas sauvés bien loin refaisaient leur apparition. Milva, Zoltan, Percival et Régis n’étaient visibles nulle part. Près d’eux était assis le héros du récent procès de sorcellerie, le grippeminaud noir qui, impassible, regardait Geralt de ses yeux vert-jaune. Le sorceleur était quelque peu étonné, d’ordinaire les chats ne supportaient pas sa présence. Toutefois il n’eut pas le temps de s’interroger sur ce phénomène inhabituel, car l’un des lansquenets le bouscula à l’aide d’un épieu en bois. — Debout, vous deux ! Oh là ! le gris a une épée ! — Jette ton arme ! cria le second en appelant ses compères. Ton épée à terre, immédiatement, sinon je te transperce de mon glaive ! Geralt obéit. La voix du lansquenet résonnait dans sa tête. — Vous êtes qui, vous ? — Des voyageurs, répondit Jaskier. — Ben voyons ! pouffa le soudard. Vous rentrez à la maison ? En fuyant votre compagnie et en abandonnant vos couleurs ? Il y en a beaucoup, dans ce camp, de ces voyageurs qui ont eu peur des Nilfgaardiens, à qui le pain militaire ne plaisait pas ! Certains sont de vieilles connaissances. Appartenant à notre bannière ! — C’est un autre voyage à cette heure qui les attend, ricana le second. Un voyage de courte durée ! Au sommet d’un arbre ! — Nous ne sommes pas des déserteurs, beugla le poète. — On verra bien. Vous rendrez compte aux gradés. Derrière le mur formé par les tirailleurs à cheval surgit un détachement de cavalerie légère mené par quelques hommes armés jusqu’aux dents, arborant de fiers panaches sur leurs heaumes. Jaskier observa les chevaliers, s’ébroua pour faire tomber la farine de ses vêtements et arrangea un peu sa mise, après quoi il cracha dans la paume de sa main et coiffa ses cheveux ébouriffés. — Toi, Geralt, tais-toi, le mit-il en garde. Je vais pactiser. C’est la chevalerie témérienne. Ils ont battu les Nilfgaardiens. Ils ne nous feront rien. Je sais bien, moi, comment parler aux adoubés. Il faut leur montrer qu’ils ont affaire non pas à des misérables issus de la populace, mais à des hommes de rang égal. — Pitié, Jaskier… — Te bile pas, tout ira bien. Je suis rompu aux conversations avec les chevaliers et les nobles, la moitié de la Témérie me connaît. Eh là, soldats, approchez ! J’ai un mot à dire à vos seigneurs ! Les lansquenets se regardèrent, hésitants, puis ils écartèrent leurs lances pour leur laisser le passage. Jaskier et Geralt se dirigèrent vers les chevaliers. Le poète avançait fièrement, la mine princière, une attitude qui jurait avec son caban effiloché, encore couvert de farine. — Stop ! hurla à son adresse l’un des hommes en armure. Pas un pas de plus ! Qui êtes-vous donc ? — Et à qui ai-je l’honneur ? répondit Jaskier en mettant ses poings sur ses hanches. Pour quelle raison devrais-je m’adresser à vous ? Et qui sont donc ces hommes bien nés pour opprimer des voyageurs innocents ? — C’est pas à toi de poser les questions, va-nu-pieds ! Contente-toi de répondre ! Le troubadour pencha la tête, jeta un œil aux armoiries sur les pavois et les tuniques des chevaliers. — Trois cœurs rouges dans un champ doré, constata-t-il. Vous appartenez donc à la famille des Aubry. Un lambel à trois pendants… cela signifie que vous devez être le fils aîné d’Anselme Aubry. Je connais bien votre père, sieur chevalier. Et vous, sieur braillard, qu’est-il gravé sur votre écu argent ? Un pilier noir au milieu de têtes de griffon ? Les armoiries de la famille Papebrock si je ne me trompe pas, et je me trompe rarement en la matière. Le pilier, à ce que l’on raconte, symbolise le bon sens qui caractérise votre famille. — Arrête, sacré nom, geignit Geralt. — Je suis le célèbre poète Jaskier ! poursuivit le barde en se rengorgeant, sans prêter attention à Geralt. Vous avez sans nul doute entendu parler de moi ? Conduisez-moi donc à votre chef, car j’ai pour habitude de ne m’adresser qu’à des seigneurs de même rang que moi ! Les hommes en cuirasse restèrent sans réaction, mais sur leur visage se lisait une expression de plus en plus antipathique, et leurs gantelets de fer se crispaient sur les rênes. Jaskier, manifestement, ne s’en était pas rendu compte. — Eh bien, que vous arrive-t-il ? demanda-t-il d’un air hautain. Qu’avez-vous à bayer ainsi aux corneilles, chevaliers ? Oui, c’est à vous que je m’adresse, sieur pilier noir ! Quelle tête vous faites ! Qui vous a dit qu’en clignant des yeux et en avançant ainsi votre mâchoire inférieure vous auriez l’air viril, brave, majestueux et menaçant ? Celui-là vous a bien dupé. Vous avez l’air d’un homme constipé depuis une semaine ! — Emmenez-les ! beugla aux lansquenets le fils aîné d’Anselme Aubry, porteur de l’écu aux trois cœurs. Le pilier noir de la famille des Papebrock talonna son destrier de ses éperons. — Emmenez-les ! Et attachez-les, ces scélérats ! * * * Ils marchaient derrière les chevaux, tirés par des longes qui reliaient leurs poignets entravés aux arçons des selles. Ils marchaient, couraient parfois, car les cavaliers n’épargnaient ni leurs montures ni les prisonniers. Jaskier, par deux fois, s’était écroulé et avait été traîné durant plusieurs minutes sur le ventre, hurlant à en faire pitié. Il fut remis sur ses jambes, stimulé sans ménagement par le bout d’un épieu, et contraint à repartir. La poussière les faisait larmoyer, les aveuglait, leur piquait le nez, les oppressait. La soif rendait leur gorge brûlante. Une seule consolation : la route sur laquelle on les pressait allait vers le sud. Geralt voyageait donc enfin dans la bonne direction, à une allure soutenue qui plus est. Il ne s’en réjouissait pas cependant, car ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé son voyage. Quand ils arrivèrent à destination, Jaskier avait la voix complètement éraillée d’avoir lancé tant de blasphèmes et d’appels à la miséricorde, et Geralt était à la torture en raison de la douleur qui irradiait dans son genou et son coude ; celle-ci était si vive que le sorceleur commençait à envisager une solution radicale, voire même désespérée. Ils parvinrent à un camp guerrier déployé autour d’une citadelle en ruine à demi incendiée. Au-delà d’une ceinture de sentinelles, des barres d’attache pour les chevaux et des feux de bivouacs fumants, ils découvrirent, entourant une immense place d’armes trépidante, les tentes des chevaliers ornées de leurs étendards. La place d’armes, ceinte d’une palissade démantibulée et calcinée, se révéla être le terme de leur périple forcé. Ayant avisé une mangeoire pour les chevaux ; Geralt et Jaskier tirèrent sur leur longe. Les cavaliers, dans un premier temps, ne semblaient guère enclins à les laisser accéder à l’abreuvoir ; le fils d’Anselme Aubry dut cependant se rappeler que Jaskier était une prétendue connaissance de ses parents, et voulut être aimable. Le sorceleur et le poète se frayèrent un passage au milieu des chevaux ; ils se désaltérèrent et se lavèrent le visage à l’aide de leurs mains entravées. Les secousses exercées sur la corde les ramenèrent bien vite à la réalité. — Qu’est-ce que vous m’avez ramené encore ? demanda un chevalier grand et élancé, revêtu d’une armure en fer forgé couverte de plaques d’or qui frappait en rythme une masse d’armes contre son bouclier ornementé en forme d’amande. Ne me dites pas que ce sont encore des espions ? — Des espions ou des déserteurs, confirma le fils d’Anselme Aubry. On les a attrapés au camp de la Chotla quand nous avons liquidé le détachement des Nilfgaardiens. Ce sont indubitablement des éléments suspects. Le chevalier en armure dorée pouffa, puis observa plus attentivement Jaskier, et son visage, jeune mais sévère, s’éclaira soudain. — Imbécile. Détache-les immédiatement. — Ce sont des espions à la solde de Nilfgaard ! s’enflamma Pilier Noir, de la famille Papebrock. Surtout celui-là, tiens, le gredin, qui n’a pas la langue dans sa poche. Il prétend être poète, le vaurien ! — Il ne t’a pas trompé, dit en souriant le chevalier en armure dorée. C’est le barde Jaskier. Je le connais. Enlevez-lui ses liens. À l’autre aussi. — Vous êtes sûr, monsieur le comte ? — C’était un ordre, chevalier Papebrock. — Et toi qui te demandais à quoi je pouvais bien te servir, grommela Jaskier en s’adressant à Geralt et en frottant ses poignets que les entraves avaient engourdis. Au moins, maintenant, tu le sais ! Ma renommée me précède, on me connaît et partout je suis respecté. Occupé à masser ses propres poignets, son coude et son genou endoloris, Geralt s’abstint de tout commentaire. — Daignez pardonner le zèle de ces jeunes hommes, déclara le chevalier qui avait le titre de comte. Ils voient des espions nilfgaardiens partout. À chaque expédition, ils en ramènent ainsi plusieurs qui paraissent suspects. Ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se distinguent au milieu de la populace en fuite. Et vous, noble Jaskier, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous vous distinguez. Comment vous êtes-vous retrouvé dans le camp de la Chotla, avec les fugitifs ? — Je venais de Dillingen, j’étais en route pour Maribor, mentit Jaskier en parlant d’une voix égale, lorsque nous sommes tombés dans cet enfer, moi et mon… collègue de plume. Vous le connaissez certainement. Il se nomme… Giraldus. — Mais bien sûr que je le connais, j’ai lu ses œuvres, se vanta le chevalier. C’est un honneur pour moi, messire Giraldus. Je suis Daniel Etcheverry, comte de Garramone. Sur l’honneur, maître Jaskier, beaucoup de choses ont changé depuis le temps où vous chantiez à la cour du roi Foltest ! — Indubitablement. — Qui aurait pu penser, ajouta le comte en se rembrunissant, que les choses en arriveraient là. Verden a rendu les armes devant Emhyr, Brugge est pratiquement battue, Sodden est en feu… Et nous, nous reculons, nous reculons sans cesse… Pardon, je voulais dire que nous effectuons une manœuvre tactique. Les Nilfgaardiens brûlent et pillent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage, ils ont quasiment atteint l’Ina, il s’en faut de peu maintenant qu’ils encerclent les forteresses de Mayena et Razwan ; quant à l’armée témérienne, elle poursuit toujours cette manœuvre… — Lorsque j’ai vu les lys sur vos pavois, près de la Chotla, dit Jaskier, j’ai pensé que c’était déjà l’offensive. — Une contre-attaque, rectifia Daniel Etcheverry. Et une bataille de reconnaissance. Nous avons traversé l’Ina, nous avons massacré plusieurs détachements nilfgaardiens ainsi que des commandos de Scoia’tael qui propageaient les incendies. Voyez ce qu’il reste de l’assemblée en Armérie, que nous avons réussi à reconquérir. Quant aux forts de Carcano et de Vidort, ils ont été totalement réduits en cendres… Le sud tout entier est à feu et à sang… Mais je vous ennuie, messeigneurs. Vous savez très bien ce qui se passe à Brugge et à Sodden, puisque vous avez été contraints de vous en sauver comme des fuyards. Sans oublier mes hommes qui vous ont pris pour des espions ! Je vous présente de nouveau toutes mes excuses. Et je vous invite à partager mon déjeuner. Certains des officiers et ces messieurs de la noblesse seront heureux de faire votre connaissance, messires les poètes. — C’est un véritable honneur pour nous, monsieur le comte, assura Geralt en s’inclinant roidement. Mais le temps presse. Nous devons nous mettre en route. — Je vous en prie, pas de manières, insista Daniel Etcheverry en souriant. Ce n’est qu’un simple et modeste repas de soldat. De la viande de chevreuil, des gélinottes, du sterlet, des truffes… — Refuser, affirma Jaskier en déglutissant et en toisant le sorceleur d’un regard éloquent, serait vous faire outrage. Allons sans atermoiements, monsieur le comte. Cette tente richement parée aux couleurs azur et or est-elle la vôtre ? — Non. C’est celle du commandant en chef. L’azur et l’or sont les couleurs de sa patrie. — Comment cela ? s’étonna Jaskier. J’étais certain qu’il s’agissait de l’armée de Témérie. Que c’était vous qui commandiez ici. — C’est une section isolée de l’armée de Témérie. Moi, je suis l’officier de liaison du roi Foltest. Pas mal de nobles témériens accompagnés de leur suite servent également ici ; ils portent des lys sur leurs pavois par respect pour l’ordre des choses. Mais l’essentiel du corps d’armée est constitué de sujets d’un autre royaume. Vous voyez l’étendard devant la tente ? — Des lions. (Geralt s’arrêta.) Des lions d’or sur un champ d’azur. C’est… c’est l’emblème de… — … de Cintra, confirma le comte. Ce sont des émigrants du royaume de Cintra, qui est occupé actuellement par Nilfgaard. Leur commandant est le maréchal Vissegerd. Geralt fit volte-face avec l’intention d’informer le comte que des affaires pressantes les contraignaient malgré tout à renoncer au chevreuil, au sterlet et aux truffes, mais il n’eut pas le temps de mettre son plan à exécution. Un groupe d’hommes s’approchait d’eux ; à leur tête marchait un chevalier bien bâti, aux cheveux gris et au ventre rebondi, qui portait un manteau azur et une chaîne dorée sur son armure. — Voici justement le maréchal Vissegerd en personne, messieurs les poètes, annonça Daniel Etcheverry. Permettez, Votre Grandeur, que je vous présente… — Inutile, l’interrompit le maréchal Vissegerd d’une voix rauque en fusillant Geralt du regard. Nous avons déjà été présentés. À Cintra, à la cour de la reine Calanthe. Le jour des fiançailles de la princesse Pavetta. C’était il y a quinze ans, mais j’ai une bonne mémoire. Et toi, vaurien de sorceleur, tu te souviens de moi ? — Parfaitement, confirma Geralt en hochant la tête et en tendant docilement ses mains aux soldats. * * * Le comte de Garramone, Daniel Etcheverry, avait déjà tenté de prendre leur parti au moment où les lansquenets avaient installé Geralt et Jaskier, entravés, sur des escabeaux à l’intérieur de la tente. Maintenant, alors que sur ordre du maréchal les lansquenets étaient sortis, le comte renouvela ses tentatives. — C’est le poète et troubadour Jaskier, sieur maréchal, répéta-t-il. Je le connais. Le monde entier le connaît. Je ne considère pas opportun de le traiter ainsi. Je vous donne ma parole de chevalier que ce n’est pas un espion nilfgaardien. — Ne donnez pas votre parole trop promptement, gronda Vissegerd sans quitter les prisonniers des yeux. C’est peut-être bien un poète, mais puisqu’on l’a attrapé en compagnie de ce gredin de sorceleur, moi, je ne m’en porterais pas garant. Apparemment, vous ne voyez toujours pas quel genre d’oiseau est tombé dans nos filets. — Un sorceleur ? — Et comment ! Geralt, qu’on surnomme le Loup Blanc. Ce même vaurien qui a revendiqué son droit sur Cirilla, la fille de Pavetta, la petite-fille de Calanthe, cette même Ciri dont on parle tant en ce moment. Vous êtes trop jeune, comte, pour vous rappeler l’époque où de nombreuses cours royales ont été ébranlées par cette affaire, mais il s’avère que moi, j’en ai été un témoin oculaire. — Et quel est donc ce lien qui l’unit à la princesse Cirilla ? — Ce chien-là, dit Vissegerd en désignant Geralt du doigt, a contribué à marier Pavetta, la fille de Calanthe, à Duny, un vagabond inconnu qui venait du Sud. De cette répugnante union est née Cirilla, le fruit de leur vertueuse conspiration. Car vous devez savoir que bien avant déjà, ce bâtard de Duny avait promis la petite en récompense au sorceleur s’il rendait le mariage possible. Le Droit de Surprise, vous comprenez ? — Pas totalement. Mais poursuivez, noble sieur maréchal. — À la mort de Pavetta, le sorceleur a voulu emmener la fillette (Vissegerd pointa de nouveau son doigt sur Geralt), mais Calanthe ne l’a pas permis et l’a chassé ignominieusement. Mais il a attendu le moment opportun. Lorsque la guerre avec Nilfgaard a éclaté et que Cintra est tombée, il a profité de la tourmente pour enlever Ciri. Il a gardé la fillette cachée, alors qu’il savait que nous étions à sa recherche. Et, pour finir, il s’en est lassé et l’a vendue à Emhyr ! — C’est un mensonge, une pure calomnie ! hurla Jaskier. Il n’y a pas un mot de vrai dans tout ça ! — Tais-toi, chansonneur, ou je donne l’ordre de te bâillonner. Reliez les événements entre eux, comte. Le sorceleur tenait Cirilla, aujourd’hui c’est Emhyr var Emreis qui la détient. Et voilà que notre homme se fait attraper parmi les troupes de l’avant-garde de Nilfgaard. Qu’est-ce que cela signifie, d’après vous ? Daniel Etcheverry haussa les épaules. — Qu’est-ce que cela signifie ? répéta Vissegerd en se penchant au-dessus de Geralt. Alors, espèce de fripon ? Parle ! Depuis combien de temps espionnes-tu pour le compte de Nilfgaard ? — Je n’espionne pour le compte de personne. — Je vais ordonner qu’on te flanque une dérouillée. — Ordonnez ! — Sieur Jaskier, intervint soudain le comte de Garramone. Il serait préférable sans doute que vous nous donniez quelques explications. Le plus tôt sera le mieux. — Je l’aurais fait depuis longtemps, explosa le poète, mais le sieur maréchal a menacé de me bâillonner ! Nous sommes innocents, tout ce qu’il vient de dire n’est que pure calomnie. Cirilla a été enlevée sur l’île de Thanedd, et Geralt, en voulant la protéger, a été sérieusement blessé. Ce ne sont pas les témoins qui manquent : les magiciens qui se trouvaient sur Thanedd au moment des faits, ainsi que le secrétaire d’État de Rédanie, sieur Sigismund Dijkstra… Jaskier s’interrompit brusquement en songeant que Dijkstra, dans cette histoire, ne se prêtait absolument pas au rôle de témoin de la défense, et que la référence aux magiciens de Thanedd ne risquait pas d’améliorer la situation. — Quelle absurdité, reprit-il rapidement et d’une voix sonore, d’accuser Geralt d’avoir enlevé Ciri à Cintra ! Geralt a découvert la fillette alors qu’elle errait dans la ville après le massacre, et il l’a cachée non pas de vous, mais des agents de Nilfgaard qui la traquaient. J’ai été moi-même arrêté par ces agents qui m’ont mis au supplice afin que je révèle l’endroit où se cachait Ciri ! Je n’ai pas dit un seul mot ; quant à ces agents, ils pourrissent aujourd’hui sous terre. Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. — Votre courage, intervint le comte, n’a servi à rien pourtant. Finalement Emhyr détient Ciri. Il est de notoriété publique qu’il a l’intention de l’épouser et d’en faire l’impératrice de Nilfgaard. Pour l’instant, il l’a proclamée reine de Cintra et des alentours, ce qui nous vaut quelques soucis. — Emhyr, constata le poète, pouvait placer qui il voulait sur le trône de Cintra. De quelque côté que l’on regarde, Ciri a droit à ce trône. — Vraiment ? vociféra Vissegerd en postillonnant. Foutaises ! Emhyr peut l’épouser, c’est son choix. Il peut lui accorder, à elle et aux gamins qu’il va lui faire, tous les titres qu’il veut, au gré de sa fantaisie et de ses caprices. La nommer reine de Cintra et des îles Skellige ? Pourquoi pas ! Ou bien princesse de Brugge ? Comtesse du palatinat de Sodden ? Et allez donc, nous nous inclinons tous bien bas ! Et pourquoi pas, je vous le demande humblement, reine du Soleil et suzeraine de la Lune ? Ce sang maudit, impur, ne peut en aucune façon prétendre au trône ! Toute la lignée des femelles de cette famille, ces viles créatures, à commencer par Riannon, est maudite ! Comme l’arrière-grand-mère de Cirilla, Adalia, qui s’est rendue coupable d’inceste en épousant son propre cousin, comme son arrière-arrière-grand-mère, Muriel la Canaille, qui s’est pervertie avec tous les hommes ! Toutes des adultérines incestueuses et malherbes, de génération en génération ! — Ne parlez pas si fort, sieur maréchal, dit Jaskier avec insolence. Devant votre tente flotte un étendard aux lions d’or, et vous, vous étiez sur le point de traiter d’adultérine la grand-mère de Ciri, Calanthe, la Lionne de Cintra, pour qui la majorité de vos soldats ont versé leur sang à Marnadal et à Sodden ? Vous feriez mieux de surveiller vos paroles, sinon je ne donne pas cher de la loyauté de votre armée. Vissegerd franchit en deux pas la distance qui le séparait de Jaskier, il saisit le poète par le jabot et le souleva de son siège. Le visage du maréchal, qui jusqu’à présent ne présentait que quelques taches rosées, avait désormais viré au rouge héraldique. Geralt se mit à nourrir de profondes craintes pour son ami ; par chance un adjudant pénétra brusquement sous la tente pour transmettre d’une voix fébrile des informations importantes et urgentes que le détachement de reconnaissance venait de rapporter. D’une violente secousse, Vissegerd rejeta Jaskier sur son tabouret et sortit. — Ouf ! gémit le poète en balançant la tête d’un côté puis de l’autre. Il s’en est fallu de peu qu’il m’étrangle… Pouvez-vous desserrer un peu mes liens, monsieur le comte ? — Non, sieur Jaskier. Je ne le puis. — Vous prêtez foi à ces allégations ? Vous nous prenez pour des espions ? — Peu importe ce que je crois. Je suis dans l’impossibilité de vous libérer. — Tant pis. (Jaskier toussa.) Quelle mouche a piqué votre maréchal, par le diable ? Pourquoi s’est-il soudain jeté sur moi comme un aigle sur sa proie ? Daniel Etcheverry eut un sourire en coin. — En évoquant la loyauté de ses soldats, vous avez involontairement rouvert une plaie mal cicatrisée, sieur poète. — Comment ça ? Quelle plaie ? — Ces soldats ont été sincèrement affectés par la disparition de ladite Cirilla lorsque les nouvelles de sa mort leur sont parvenues. Puis le bruit a circulé que la petite-fille de Calanthe était en vie. Qu’elle était à Nilfgaard et se réjouissait des grâces d’Emhyr. À cette nouvelle, un très grand nombre de soldats ont déserté. Rendez-vous compte que ces gens ont abandonné leurs foyers et leur famille, se sont précipités à Sodden et à Brugge, en Témérie, car ils voulaient se battre pour Cintra, pour le sang de Calanthe. Ils voulaient lutter pour la libération du pays, chasser les envahisseurs de Cintra, veiller à ce que l’héritière de Calanthe récupère son trône. Et que s’est-il passé ? La descendante de Calanthe revient sur le trône de Cintra dans la gloire et les honneurs… — En tant que marionnette d’Emhyr, qui l’a enlevée. — Emhyr l’épouse. Il veut la placer à ses côtés sur le trône impérial, confirmer ses titres et son fief. Agit-on ainsi avec une marionnette ? Les ambassadeurs de Kovir ont vu Cirilla à la cour impériale. Ils affirment qu’elle ne donnait pas l’impression d’avoir été amenée de force. Cirilla, l’unique héritière du trône de Cintra, retrouve son titre en tant qu’alliée de Nilfgaard. Voilà les nouvelles qui se sont propagées parmi les soldats. — Répandues par les espions nilfgaardiens. — Je sais cela, dit le comte en hochant la tête. Mais les soldats l’ignorent. Quand nous mettons la main sur des déserteurs, ils sont condamnés à être pendus, pourtant, je les comprends un peu. Ce sont des Cintrasiens. Ils veulent se battre pour leurs propres maisons, sous leur propre commandement et leur étendard. Pas au nom de la Témérie. Ils voient bien qu’ici, dans cette armée, leurs lions d’or s’inclinent devant les lys témériens. Vissegerd avait huit mille soldats, parmi lesquels cinq mille étaient originaires de Cintra, les autres étant des hommes des troupes auxiliaires témériennes ou des chevaliers volontaires de Brugge et de Sodden. À l’heure actuelle, le corps d’armée compte six mille hommes. Et les déserteurs sont principalement des hommes de Cintra. L’armée de Vissegerd a été décimée avant même de s’être battue. Vous comprenez ce que cela signifie pour lui ? — La perte de son prestige et de sa position. — Effectivement. Il suffit que quelques centaines d’hommes encore désertent, et le roi Foltest lui reprendra son sceptre. Déjà à l’heure actuelle il est difficile d’accorder à ce corps le titre d’armée cintrasienne. Vissegerd se démène, il veut limiter les fuites, c’est pourquoi il répand des rumeurs sur l’origine incertaine, mais assurément illégitime, de Cirilla et de ses ancêtres. — Des propos que vous écoutez non sans dégoût, comte, ne put s’empêcher de commenter Geralt. — Vous avez remarqué ? dit Daniel Etcheverry avec un léger sourire. Eh bien, oui ! Vissegerd ignore mes origines… Pour être bref, je suis apparenté à ladite Cirilla. Muriel, la comtesse de Garramone, surnommée la Canaille magnifique, l’arrière-arrière-grand-mère de Cirilla, était également mon arrière-arrière-grand-mère. Des légendes circulent dans ma famille sur ses conquêtes amoureuses, néanmoins il m’est déplaisant d’entendre le comte Vissegerd imputer à mon aïeule des tendances incestueuses et un nombre incalculable de coucheries. Mais je ne réagis pas. Parce que je suis un soldat. Me comprenez-vous bien, messires ? — Oui, répondit Geralt. — Non, fit Jaskier. — Vissegerd est le chef de ce corps d’armée, qui fait partie de l’armée témérienne. Et, entre les mains d’Emhyr, Cirilla représente un danger pour le corps, donc pour l’armée, et par là même pour mon roi et mon pays. Je n’ai pas l’intention de contredire les rumeurs colportées par Vissegerd au sujet de Ciri et de miner l’autorité du commandant. J’ai même l’intention de l’appuyer dans sa démonstration qui vise à prouver que Cirilla est une bâtarde et qu’elle n’a pas droit au trône. Il n’est pas question que je m’oppose au maréchal. Non seulement je ne remettrai pas en cause ses décisions et ses ordres, mais je les soutiendrai. Et les exécuterai, s’il le faut. Le sorceleur afficha un sourire oblique. — Maintenant tu comprends sans doute, Jaskier. Monsieur le comte ne nous a jamais pris pour des espions, pas même une seconde, sinon il ne nous aurait pas donné des explications aussi détaillées. Monsieur le comte sait que nous sommes innocents. Mais il ne bougera pas le petit doigt lorsque Vissegerd prononcera sa sentence. — Cela signifie-t-il que… Le comte détourna le regard. — Vissegerd, dit-il à voix basse, est furieux. Vous avez eu une sacrée déveine de tomber entre ses mains. Surtout vous, sieur sorceleur. Pour sieur Jaskier, je m’efforcerai de… Il fut interrompu par l’entrée de Vissegerd, toujours rouge de colère et soufflant comme un bœuf. Le maréchal s’approcha de la table, balança sa masse d’armes sur la carte qui y était posée, puis il se tourna vers Geralt et le transperça du regard. Le sorceleur ne baissa pas les yeux. — Le Nilfgaardien blessé que le détachement a attrapé, commença Vissegerd, a réussi à arracher ses bandages en chemin et a perdu beaucoup de sang ; il n’a pas repris connaissance. Il a préféré mourir plutôt que de se soumettre. Nous voulions l’utiliser, et lui nous a filé entre les doigts ; il est mort, et nous n’avons rien d’autre hormis son sang sur les mains. C’était un homme d’honneur. Dommage que les sorceleurs n’inculquent pas ces principes aux enfants royaux dont ils prennent en charge l’éducation. Geralt se taisait, mais ne baissait toujours pas le regard. — Eh bien, monsieur l’excentrique ! Créature de l’enfer ! Qu’as-tu appris à la Cirilla que tu as enlevée ? Comment l’as-tu éduquée ? Tous peuvent le deviner ! Cette bâtarde se vautre sur le trône nilfgaardien comme si de rien n’était ! Et lorsque Emhyr l’emmènera dans sa couche, elle écartera volontiers les cuisses, cette margoton ! — La colère vous égare ! grommela Jaskier. Est-ce bien chevaleresque, sieur maréchal, de charger une enfant de toutes les fautes ? Une enfant qu’Emhyr a ravie par la force ? — Contre la force aussi, il existe des moyens ! Des moyens chevaleresques précisément, des moyens royaux même ! Si elle était véritablement de sang royal, elle aurait agi en conséquence ! Un couteau, ça se trouve ! Ou encore des cisailles, un morceau de verre, un poinçon même ! Elle aurait pu, la garce, se mordre les poignets jusqu’au sang ! Se pendre avec sa chaussette ! — Je ne veux pas vous écouter davantage, sieur Vissegerd, gronda Geralt à voix basse. Le maréchal fit crisser ses dents ; il se pencha. — Tu ne veux pas, répéta-t-il d’une voix tremblante de colère. Ça tombe bien, parce que je n’ai rien de plus à te dire, moi non plus. Ou plutôt si, une seule chose encore. Ce jour-là, à Cintra, il y a quinze ans de cela, on a beaucoup parlé de destinée. Je pensais à l’époque que c’étaient des sornettes. Et pourtant, sorceleur, c’était ta destinée. Depuis cette nuit-là, ton sort est écrit, inscrit en runes noires dans les étoiles. Ciri, la fille de Pavetta, est ta destinée. Elle présidera aussi à ta mort. Car à cause d’elle, à cause de cette Ciri, tu vas être pendu. « La brigade aborda l’opération “Centaure” en tant que détachement de la IVe armée de cavalerie. Nous avions obtenu un renfort de trois pelotons de la cavalerie légère de Verden, que j’avais affectés au groupe guerrier “Vreemde”. Suivant l’exemple de la campagne d’Aedirn, j’avais séparé le reste de la brigade en deux groupes guerriers, “Sievers” et “Morteisen”, composés chacun de quatre escadrons. Nous quittâmes le secteur de Drieschot dans la nuit du 4 au 5 août. Les Groupes avaient reçu l’ordre suivant : atteindre la frontière reliant Vidort, Carcano et l’Armérie, s’emparer du passage sur l’Ina en anéantissant l’ennemi s’il venait à se manifester, mais en évitant les plus grands points de résistance. Allumer des incendies, surtout la nuit, afin d’indiquer la voie aux divisions de la IVe armée, semer la panique parmi la population civile et faire en sorte d’obstruer toutes les artères de communications sur le flanc arrière de l’ennemi en vue d’empêcher les fuyards de passer. Simuler l’encerclement, précipiter le recul des détachements ennemis en direction du véritable siège. Procéder à l’élimination de groupes choisis parmi la population et les prisonniers de guerre afin de provoquer la terreur, semer la panique et casser le moral de l’ennemi. La brigade s’acquitta de ses différentes missions avec un grand dévouement soldatesque. » Elan Trahe, Pour l’Empereur et la patrie. La glorieuse voie guerrière de la VIIe brigade de cavalerie de Daerland Chapitre 5 Milva arriva trop tard pour sauver les chevaux. Elle dut se contenter d’être le témoin impuissant de leur capture. Dans un premier temps, emportée par la foule prise de panique, elle avait vu des chariots filer à toute allure sur la route, puis elle s’était retrouvée au beau milieu d’un troupeau de moutons qui bêlaient à tue-tête, dont elle s’était finalement extirpée à coups de coude. Plus tard, arrivée au bord de la Chotla, seul un bond dans les marécages côtiers envahis d’acores aromatiques la sauva des épées des Nilfgaardiens qui fauchaient sans pitié tous les fugitifs agglutinés près de la rivière, n’épargnant ni les femmes ni les enfants. Milva avait plongé dans l’eau et gagné péniblement l’autre rive, tantôt en pataugeant, tantôt en nageant sur le dos parmi les cadavres emportés par le courant. À présent qu’elle était en sécurité, elle entreprit sa traque. Elle avait bien noté la direction par laquelle avaient décampé les hommes qui avaient volé Ablette, Pégase, l’étalon alezan et son propre moreau. Or dans un étui placé sur la selle de son cheval se trouvait son précieux arc. Tant pis, se dit-elle, les autres devront pour l’instant se débrouiller tout seuls. (Elle courait, ses pieds s’enfonçant dans ses chaussures gorgées d’eau.) Moi, nom d’un chien, faut que je récupère mon arc et les montures. Elle commença par retrouver Pégase. Le hongre du poète n’avait cure des galoches de paille qui heurtaient ses flancs, il se fichait bien d’aller au galop, il trottait mollement, nonchalamment, à travers la forêt de bouleaux, ignorant souverainement les cris pressants de son cavalier inexpérimenté. Le pauvre bougre était sérieusement distancé par ses compères voleurs de chevaux. Lorsqu’il entendit Milva et qu’il la vit derrière lui, il sauta de cheval sans hésitation et se précipita dans les fourrés en serrant son caleçon des deux mains. Milva surmonta le terrible désir de meurtre qui bouillonnait en elle et ne le poursuivit pas. Elle bondit sur la selle de Pégase en pleine course, si prestement que les cordes du luth attaché aux sacoches en frémirent. Milva était familière des chevaux, aussi réussit-elle à contraindre le hongre à passer au galop. Ou, plus exactement, à l’allure pesante que Pégase prenait pour un galop. Elle parvint malgré tout à rattraper les autres voleurs, car ces derniers avaient été ralentis par un autre cheval atypique. Il s’agissait d’Ablette, la jument récalcitrante du sorceleur, que Geralt, exaspéré par ses lubies, s’était plus d’une fois juré d’échanger contre une autre monture, fut-ce un âne, une mule ou même un bouc. Milva rattrapa les brigands au moment où, énervée par les saccades malhabiles que son cavalier exerçait sur la bride, Ablette jetait ce dernier à terre. Les autres gaillards, qui étaient descendus de cheval pour tenter de mater la fringante jument indocile, étaient tellement occupés qu’ils n’aperçurent Milva, montée sur Pégase, qu’au moment où celle-ci fonçait sur eux. L’archère donna un coup de pied dans le visage de l’un des voleurs, lui cassant le nez. Alors qu’il tombait en beuglant et en implorant l’aide de Dieu, elle le reconnut. C’était Socque – décidément, le pauvre bougre n’avait pas de chance ces derniers temps. En particulier avec Milva. Malheureusement la chance finit aussi par abandonner la jeune fille. Plus exactement, la fautive n’était pas la chance, mais la propre arrogance de l’archère ; la pratique aidant, elle se croyait capable d’administrer à tout moment, comme bon lui semblait, une volée à n’importe quel assaillant. Mais quand elle sauta à bas de sa monture, elle reçut un coup de poing dans l’œil et, avant d’avoir compris de quoi il retournait, elle se retrouva à terre. Elle sortit son couteau, décidée à en découdre, mais fut frappée à la tête par un énorme bout de bois. Sous l’effet de l’impact, celui-ci se brisa en répandant des poussières d’écorce qui atterrirent dans les yeux de l’archère. Aveuglée, à moitié sourde, elle parvint malgré tout à agripper le genou de son assaillant qui continuait à lui flanquer des coups avec ce qui restait du bâton, quand, à la surprise de la jeune femme, le manant poussa un beuglement et tomba. L’autre se mit à hurler en se protégeant la tête des deux mains. Milva se frotta les yeux et vit qu’il se défendait contre les coups de fouet que lui assenait un cavalier monté sur un cheval gris. Elle se redressa, puis frappa violemment l’homme qui était à terre au niveau du cou. Le voleur de chevaux émit un râle, il s’agita en écartant les jambes. Milva en profita pour lui assener un coup de pied bien placé en y mettant toute sa rage. Le manant se recroquevilla, couvrit ses parties avec ses mains et hurla si fort que les bouleaux en perdirent leur feuillage. Pendant ce temps, le cavalier sur son cheval gris continuait à malmener le deuxième manant ainsi que Socque, dont le nez pissait le sang ; il les chassa tous les deux dans la forêt à coups de fouet. Puis il fit demi-tour et cingla l’homme à terre qui beuglait, mais il retint sa monture car Milva avait, elle, rattrapé son cheval moreau et tenait déjà son arc entre les mains, la flèche en position sur la corde à moitié tendue, le visant directement à la poitrine. Pendant un instant le cavalier et la jeune femme se mesurèrent du regard. Puis, d’un geste lent, le cavalier prit de sous sa ceinture une flèche empennée de longues plumes et la jeta aux pieds de Milva. — Je savais, dit-il tranquillement, que j’aurais l’occasion de te rendre ta pointe, elfe. — Je ne suis pas une elfe, Nilfgaardien. — Je ne suis pas un Nilfgaardien. Baisse ton arc, à la fin. Si je te voulais du mal, il m’aurait suffi de les observer te malmener. — Le diable seul sait qui tu es et ce que tu me veux, grogna-t-elle entre ses dents. Mais merci d’être venu à mon secours. Et de m’avoir rapporté ma flèche. Et aussi d’avoir achevé l’autre scélérat près de l’abattis, que je n’avais pas visé comme il fallait. Étouffé par ses sanglots, le voleur de chevaux que Milva avait violemment frappé était roulé en boule, le nez dans les feuilles mortes. Le cavalier ne le regardait pas. Il regardait Milva. — Rattrape les chevaux, fit-il. Nous devons nous éloigner de la rivière au plus vite, l’armée passe la forêt au peigne fin. — Nous ? s’étonna-t-elle en fronçant les sourcils et en baissant son arc. Ensemble ? Et depuis quand formons-nous une équipe ? — Je t’expliquerai, répondit-il. (Il fit faire demi-tour à son cheval et saisit les rênes de la jument baie.) Si tu m’en laisses le temps. — Le fait est que, justement, je n’ai pas le temps de t’écouter. Le sorceleur et le reste de… — Je sais. Mais nous ne les sauverons pas si nous nous laissons prendre ou, pis, tuer. Attrape les chevaux et sauvons-nous dans les bois. Presse-toi ! * * * Il s’appelle Cahir, se remémora Milva en jetant un coup d’œil à son étrange compagnon. Tous deux avaient trouvé refuge au creux d’un chablis. Un étrange Nilfgaardien, ce Cahir, qui raconte qu’il n’est pas nilfgaardien. — On pensait que tu avais été tué, marmonna-t-elle. L’alezan est revenu sans cavalier… — J’ai eu une petite mésaventure, répliqua-t-il sèchement. Avec un trio de malfrats aussi velus que des loups-garous. Ils m’ont tendu un traquenard. Mon cheval s’est sauvé. Les brigands n’ont pas réussi leur coup, mais ils étaient à pied. Le temps que je trouve une nouvelle monture, vous étiez loin devant. Je ne suis parvenu à vous rattraper que ce matin. Près du camp. J’ai traversé la rivière et je vous ai attendus de ce côté-ci de la berge. Je savais que vous iriez vers l’est. Un des chevaux cachés dans l’aulnaie renâcla. La nuit commençait à tomber. Les moustiques tournoyaient autour de leurs oreilles en faisant un bruit insupportable. — La forêt est silencieuse, reprit Cahir. L’armée est partie. La bataille est terminée. — Tu veux dire le carnage. — Notre cavalerie… (Il se mit à bégayer, se racla la gorge.) La cavalerie impériale a attaqué le camp ; à ce moment-là, vos armées ont attaqué par le sud. Les Témériens, sans doute. — Si la bataille est passée, il faut y retourner. Retrouver le sorceleur, Jaskier et les autres. — Il serait plus raisonnable d’attendre le crépuscule. — Cet endroit me fait un peu peur, avoua-t-elle à voix basse en serrant son arc. Le coin est lugubre, j’en ai la chair de poule. C’est silencieux, et pourtant à chaque instant on entend des bruissements en provenance des fourrés… Le sorceleur a dit que les goules traînaient sur les champs de bataille… Et les manants ont même divagué au sujet d’un vampire… — Au moins, tu n’es pas seule, répondit-il à mi-voix. Quand on est tout seul, c’est encore plus terrible. — C’est sûr. (Elle comprit de quoi il parlait.) Ça fait près de deux semaines que tu nous suis, plus seul qu’un ermite. Tu te traînes derrière nous, tandis que tout autour, les tiens… T’as beau prétendre que tu n’es pas un Nilfgaardien, ce sont pourtant bien tes compatriotes. Le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose… Au lieu de rentrer chez toi, tu suis le sorceleur. Pourquoi ? — C’est une longue histoire. * * * Lorsque le grand Scoia’tael se pencha au-dessus de lui, Struycken, attaché à un bâton, eut si peur qu’il ferma les yeux. On racontait qu’il n’existait pas d’elfes laids, qu’ils étaient tous beaux, et ce depuis leur naissance. Peut-être que le chef légendaire des Écureuils était né beau lui aussi. Mais aujourd’hui, avec cette horrible cicatrice qui sillonnait son visage, déformant son front, ses sourcils, son nez et sa joue, il ne restait rien de sa beauté passée. L’elfe balafré s’assit sur une souche voisine. — Je suis Isengrin Faoiltiarna, dit-il en se penchant de nouveau vers le prisonnier. Cela fait quatre ans que je lutte contre les humains, et trois que je dirige des commandos. J’ai enterré mon frère, mort sur un champ de bataille, quatre cousins, et plus de quarante compagnons d’armes. Je considère votre empereur comme un allié dans ma lutte, ce que j’ai prouvé plus d’une fois en transmettant des informations à vos services de renseignements, en aidant vos agents et vos résidents, en liquidant des gens sur vos ordres. Faoiltiarna se tut ; de sa main gantée, il donna le signal. Un des Scoia’tael ramassa par terre un fouet assez court, en écorce de bouleau. Une odeur sucrée en émanait. — Je tenais et je tiens toujours Nilfgaard pour un allié, répéta l’elfe à la cicatrice. C’est pourquoi j’ai d’abord refusé de croire ce que me disait mon informateur. Quoi ? Un guet-apens se tramait contre moi ? J’allais recevoir l’ordre de rencontrer un émissaire, seul à seul, et, à peine arrivé sur les lieux du rendez-vous secret, on me capturerait ? Je n’en croyais pas mes oreilles… Toutefois, étant prudent de nature, j’ai pris soin d’arriver un peu plus tôt que prévu au rendez-vous, et je n’étais pas seul. Quels ne furent pas ma surprise et mon désappointement quand je découvris sur place, que m’attendaient non pas un émissaire mais six sbires munis d’un filet à poissons, de cordons, d’un casque de cuir équipé d’un bâillon et d’un caftan fermé par une ceinture et des boucles ! L’équipement standard, je dirais, utilisé par vos services de renseignements lors des enlèvements. Des espions nilfgaardiens avaient donc le projet de me capturer vivant, moi, Faoiltiarna, pour m’emmener je ne sais où, bâillonné, enveloppé jusqu’aux oreilles dans une camisole de force ! Voilà une affaire bien mystérieuse… qui nécessite des éclaircissements. Je suis heureux que mes compagnons aient réussi à te prendre vivant – les autres sbires lancés à mes trousses n’ont pas eu cette chance. Tu es sans conteste le chef, ainsi tu vas pouvoir me fournir des explications. Struycken serra les dents et détourna la tête pour ne pas voir le visage balafré de l’elfe. Il préférait regarder le fouet en écorce de bouleau près duquel bourdonnaient deux guêpes. — Maintenant, reprit Faoiltiarna en passant un mouchoir sur son cou trempé de sueur, nous allons avoir une petite conversation, monsieur le ravisseur. Afin que les choses soient bien claires, je vais préciser quelques points de détail. Dans cette tige, il y a du sirop d’érable. Si tu ne te montres pas coopératif et que tu ne réponds pas avec franchise à mes questions, nous t’enduirons abondamment le visage dudit sirop. En insistant plus particulièrement sur les yeux et les oreilles. Puis nous t’installerons sur une fourmilière, tiens, celle-là justement, sur laquelle s’activent des insectes sympathiques et laborieux. J’ajoute que cette méthode s’est révélée remarquablement efficace dans le cas de plusieurs Dh’oine et an’givare qui m’avaient manifesté de la résistance et manqué d’honnêteté. — Je suis au service de l’empereur ! hurla l’espion en blêmissant. Je suis un officier impérial des services spéciaux, sous les ordres de Vattier de Rideaux, vice-comte d’Eiddon. Je m’appelle Jan Struycken ! Je proteste… — Par un fâcheux concours de circonstances, l’interrompit l’elfe, les fourmis rouges de cette forêt, friandes de sirop d’érable, n’ont jamais entendu parler de M. de Rideaux. Commençons. Je ne te demanderai pas qui a donné l’ordre de m’enlever puisque tu viens de me l’apprendre. En revanche, voici ma première question : où toi et tes hommes deviez-vous m’emmener ? L’espion nilfgaardien tira sur sa corde, secoua la tête, car il avait l’impression que les fourmis se faufilaient déjà le long de ses joues. Pourtant, il resta silencieux. — Dommage, dit Faoiltiarna, rompant le silence. (D’un geste il donna le signal à l’elfe qui tenait la tige.) Qu’on l’enduise. — Je devais vous amener à Verden, au château de Nastrog ! hurla Struycken. Sur ordre de M. de Rideaux. — Voilà qui est mieux. Et qu’est-ce qui m’attendait à Nastrog ? — Une enquête… — Sur quoi devait-on m’interroger ? — Sur les événements de Thanedd ! Je vous en supplie, détachez-moi ! Je dirai tout ! — Bien sûr que tu diras tout, soupira l’elfe d’une voix traînante. Surtout que tu as déjà commencé à te mettre à table, et, dans ce genre d’affaires, c’est le début, toujours, qui coûte le plus. Continue. — J’avais l’ordre de vous contraindre à avouer où se cachent Vilgefortz et Rience ! Et Cahir Mawr Dyffryn, le fils de Ceallach ! — C’est drôle. On me tend un piège pour m’interroger sur Vilgefortz et Rience ? Et que suis-je donc censé savoir sur eux ? Qu’est-ce qui pourrait bien m’unir à ces deux-là ? Quant à Cahir, l’affaire est encore plus drôle. Celui-là, je vous l’ai envoyé moi-même, entravé, comme vous me l’aviez demandé. Le colis ne vous serait-il pas parvenu ? — Le détachement envoyé à l’endroit convenu a été massacré… On n’a pas retrouvé Cahir parmi les tués… — Ah ! Et sieur Vattier de Rideaux a eu des soupçons… Mais au lieu de m’envoyer un nouvel émissaire pour demander des explications, il me tend immédiatement un piège. Il ordonne qu’on me traîne à Nastrog et qu’on me soumette à la torture. Pour m’interroger au sujet des événements de Thanedd. L’espion se taisait. — Tu n’as pas compris ? (L’elfe pencha sur lui son terrible visage.) C’était une question. Qui voulait dire : qu’est-ce que tout cela signifie ? — Je n’en sais rien… Je le jure… Faoiltiarna fit un signe de la main, donnant le signal. Struycken hurlait, se jetait en avant, furieux, il pestait, jurait qu’il ne savait rien, pleurait, remuait la tête dans tous les sens et recrachait du mieux qu’il le pouvait le sirop dont on lui avait grossièrement badigeonné le visage. Ce n’est que lorsque quatre Scoia’tael l’eurent saisi pour le transporter en direction de la fourmilière qu’il se décida à parler. Bien que les conséquences de ses aveux puissent se révéler plus terribles encore que le supplice des fourmis. — Monsieur… Si quelqu’un apprend que j’ai parlé, je suis mort… Mais je vais tout vous raconter… J’ai vu des ordres secrets. J’ai écouté… Je dirai tout… — J’en suis certain, approuva l’elfe en hochant la tête. Le record de résistance est d’une heure et quatorze minutes, et il appartient à un officier des services secrets du roi Demawend. Mais lui aussi a fini par parler. Vas-y, je t’écoute. Vite, et sois concret et précis. — L’empereur est certain d’avoir été trahi sur Thanedd. Il pense que le traître est Vilgefortz de Roggeveen, le magicien. Épaulé par son adjoint, qui a pour nom Rience. Mais avant tout par Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. Vattier… Sieur Vattier se demande si vous n’auriez pas trempé vous aussi dans cette trahison, même sans le savoir… C’est pourquoi il a ordonné que l’on vous capture et que l’on vous ramène en catimini à Nastrog… Monsieur Faoiltiarna, cela fait vingt ans que je travaille dans les renseignements… Vattier de Rideaux est mon troisième chef… — Des faits, je te prie. Et cesse de trembler. Si tu es franc avec moi, tu auras une chance de servir encore bien d’autres chefs. — Son nom était entouré du plus grand secret, pourtant je savais… je savais qui Vilgefortz et Cahir devaient enlever sur l’île. Et tout semblait indiquer qu’ils y étaient parvenus puisque cette… comment s’appelle-t-elle déjà… enfin, la princesse de Cintra a bien été amenée à Loc Grim. Je pensais donc que l’opération avait été un succès, que Cahir et Rience deviendraient barons, et que ce magicien se verrait accorder un titre de comte, au moins… Mais, au lieu de cela, l’empereur a fait venir Chat-Huant… c’est-à-dire sieur Skellen, puis sieur Vattier, et il leur a ordonné d’attraper Cahir… Et Rience, et Vilgefortz… Tous ceux qui étaient susceptibles de savoir quelque chose sur les événements de Thanedd devaient être soumis à la torture… Et vous aussi… Il n’était pas difficile de deviner qu’il y avait eu trahison. Qu’on avait amené une fausse princesse à Loc Grim… L’espion respirait avec peine, gêné par ses lèvres collées par le sirop d’érable. — Détachez-le, ordonna Faoiltiarna à ses Écureuils. Et qu’il se lave la figure. L’ordre fut exécuté sans délai. Un instant plus tard, l’organisateur de l’embuscade ratée se tenait déjà, tête baissée, face au chef légendaire des Scoia’tael. Faoiltiarna le regardait avec indifférence. — Laisse bien s’écouler le sirop de tes oreilles, dit-il enfin. Tends-les bien et écoute très attentivement, comme il sied à un espion en exercice depuis de nombreuses années. Je vais te donner une preuve de ma loyauté envers l’empereur, je vais te faire un compte-rendu complet des affaires qui vous intéressent. Et ensuite, tu iras tout répéter à Vattier de Rideaux. Mot pour mot. L’espion hocha la tête avec empressement. — À la mi-Blathe, c’est-à-dire au début du mois d’avril, pour vous, commença l’elfe, Enid an Gleanna, une magicienne connue sous le nom de Francesca Findabair, a pris contact avec moi. Sur ses recommandations, un certain Rience, probablement le factotum de Vilgefortz de Roggeveen, un magicien lui aussi, a rejoint mon commando. Dans le plus grand secret, un plan d’action a été élaboré, qui avait pour but l’élimination d’un certain nombre de magiciens au cours de l’assemblée qui allait se tenir sur l’île de Thanedd. Le plan m’a été présenté comme ayant le total soutien de l’empereur Emhyr, de Vattier de Rideaux et de Stefan Skellen, autrement je n’aurais pas accepté de collaborer avec des Dh’oine, magiciens ou pas, car j’ai vu trop de provocations dans ma vie. L’engagement de l’empereur dans cette affaire a été confirmé par l’arrivée au cap de Bremervoord du bateau amené par Cahir, le fils de Ceallach, qui détenait les pleins pouvoirs et était chargé de transmettre les ordres. Conformément à ces ordres, j’ai sélectionné des hommes de mon commando pour constituer un groupe spécial qui devait exclusivement obéir à Cahir. Je savais que le groupe devait enlever et emmener hors de l’île… une certaine personne. » Nous sommes partis pour Thanedd sur le bateau avec lequel était arrivé Cahir, reprit Faoiltiarna au bout d’un instant. Rience s’est servi de ses amulettes pour entourer le bateau d’une brume magique, et nous avons navigué jusqu’à la grotte située sous l’île. De là, nous avons atteint les souterrains de Garstang. » Déjà dans les souterrains nous nous doutions que quelque chose clochait ; Rience avait reçu des messages télépathiques de Vilgefortz. Nous savions que nous serions obligés de prendre part à la bataille en cours. Nous étions prêts. Et heureusement, car à peine avions-nous quitté les oubliettes que nous avons basculé en enfer. Une affreuse grimace déforma le visage de l’elfe, comme si la seule évocation de ce souvenir le faisait souffrir. — Après un début sans la moindre anicroche, les choses ont commencé à se gâter. Nous ne sommes pas parvenus à éliminer tous les magiciens royaux, nous avons subi de nombreuses pertes. La mort n’a pas non plus épargné les mages, plusieurs parmi les fomenteurs du complot ont péri, mais certains ont réussi à sauver leur peau en se téléportant. À un moment, Vilgefortz a disparu, puis Rience, et ensuite Enid an Gleanna. Ce fut pour moi le signal qu’il fallait rebrousser chemin. Cependant je n’ai pas donné l’ordre de battre en retraite, car j’attendais le retour de Cahir et de son groupe qui s’étaient mis en route dès le début des hostilités afin de réaliser leur mission. Comme ils ne revenaient pas, nous avons commencé à les chercher. Pas un membre du groupe n’a été épargné. (Faoiltiarna regarda l’espion nilfgaardien droit dans les yeux.) Tous ont été fauchés de manière bestiale. Nous avons retrouvé Cahir sur les marches menant à Tor Lara, la tour qui avait explosé et s’était effondrée durant la bataille. Il était blessé et inconscient. De toute évidence, il n’avait pas rempli la mission qui lui avait été confiée. Aucune trace de l’objet de cette mission n’était visible dans les environs, et en bas on apercevait déjà les alliés royaux qui arrivaient en masse d’Aretuza et de Loxia. Je savais qu’il ne fallait en aucune façon que Cahir tombe entre leurs mains, car il serait la preuve de la participation active de Nilfgaard à cette offensive. Nous l’avons emmené et nous nous sommes enfuis en passant par les souterrains et les grottes. Nous sommes montés dans le bateau et nous avons quitté l’île. De notre commando il ne restait que douze personnes, blessées pour la plupart. » Le vent nous a été favorable. Nous avons accosté à l’ouest d’Hirundum, et nous nous sommes cachés dans les bois. Cahir tentait d’arracher ses bandages, il criait quelque chose à propos d’une jeune fille démente aux yeux verts, du Lionceau de Cintra, d’un sorceleur qui aurait laminé tout son groupe, de la tour de la Mouette et d’un magicien qui volait comme un oiseau. Il a exigé un cheval, voulait impérativement qu’on retourne sur l’île, se référait aux ordres impériaux… mais, sur le moment, j’ai dû prendre ces propos pour les divagations d’un fou. La guerre battait déjà son plein à Aedirn, nous le savions, je considérais comme plus important de reformer le commando décimé et de reprendre la bataille contre les Dh’oine. » Cahir était toujours avec nous lorsque j’ai découvert votre ordre secret dans la boîte de contact. J’étais ébahi. Bien que Cahir, à l’évidence, n’ait pas rempli sa mission, rien n’indiquait qu’il fût coupable de trahison. Mais je n’ai pas tergiversé longtemps, j’ai estimé que c’était à vous de tirer cette affaire au clair. Cahir n’a opposé aucune résistance lorsque nous l’avons attaché, il était calme et résigné. Je l’ai fait mettre dans un cercueil en bois et j’ai chargé un hav’caar réputé de l’acheminer à l’endroit indiqué dans la forêt. Je ne lui ai pas adjoint d’escorte, je le reconnais, car je ne tenais pas à affaiblir mon commando. Je ne sais pas qui a tué vos gens sur le lieu du rendez-vous. De mon clan, j’étais le seul à être au courant. Si la thèse de l’accident ne vous convient pas, alors cherchez les traîtres parmi les vôtres, car, à part moi, vous seuls connaissiez l’heure et l’endroit. Faoiltiarna se leva. — J’ai terminé. Toutes les informations que je viens de te donner sont authentiques. Je n’en aurais pas révélé davantage dans les oubliettes de Nastrog. Peut-être aurais-je inventé quelques mensonges pour satisfaire mes bourreaux et mon interrogateur, mais cela n’aurait fait que vous égarer un peu plus. Je ne sais rien d’autre, j’ignore où se terrent Vilgefortz et Rience, je ne sais pas non plus si vous avez raison de les soupçonner de trahison. J’affirme également de façon catégorique que je ne sais rien de la princesse de Cintra – ni de la vraie, ni de la fausse. J’ai dit tout ce que je savais. J’ose espérer que M. de Rideaux et Stefan Skellen ne souhaiteront plus me tendre d’embuscade. Les Dh’oine tentent depuis longtemps de m’attraper ou de me tuer, j’ai donc pris l’habitude d’exterminer sans distinction tous ceux qui voudraient m’embarquer dans un traquenard. À l’avenir, je n’attendrai pas non plus de savoir si l’un d’entre eux est Vattier ou Skellen. Je n’aurai ni le temps ni l’envie de tergiverser. Ai-je été suffisamment clair ? Struycken hocha la tête, puis déglutit. — Prends donc un cheval, espion, et quitte mes forêts. * * * — Donc ils t’avaient mis dans ce cercueil pour te livrer à ton bourreau, marmonna Milva. Je comprends à présent, mais il y a quand même une chose que je ne saisis pas. Pourquoi, au lieu de te cacher quelque part, tu suis le sorceleur ? Il t’en veut terriblement, tu sais… Il t’a déjà épargné deux fois… — Trois fois. — Je ne suis pas au courant de la troisième. Même si c’est pas toi qui lui as brisé les os sur Thanedd, comme je l’ai d’abord cru, je suis pas sûre qu’il soit prudent de te trouver de nouveau en présence de son épée. J’y comprends pas grand-chose, moi, à vos discordes, mais enfin, tu m’as sauvé la vie et, ma foi, ton regard semble celui d’un homme honnête… Je vais donc te mettre en garde, Cahir : quand le sorceleur pense à ceux qui ont enlevé sa Ciri pour l’emmener à Nilfgaard, il grince tellement des dents que des étincelles jaillissent de sa bouche. Même que si tu crachais dessus, ta salive crépiterait. — Ciri, répéta-t-il. C’est ainsi qu’il la nomme. C’est joli. — Tu ne savais pas qu’elle s’appelait ainsi ? — Non, je l’ai toujours entendu appeler Cirilla, ou bien le Lionceau de Cintra… Et lorsqu’elle s’est trouvée à mes côtés, car c’est arrivé, elle ne m’a pas adressé un seul mot. Bien que je l’aie sauvée. — Seul le diable, sans doute, est capable de s’y retrouver dans tout ça, dit Milva en secouant la tête. Vos destins sont embrouillés, Cahir ; c’est trop compliqué pour moi. — Et toi, comment tu t’appelles ? demanda-t-il soudain. — Milva… Ou plutôt Maria Barring. Mais appelle-moi Milva. — Le sorceleur se dirige dans la mauvaise direction, Milva, déclara-t-il un instant plus tard. Ciri n’est pas à Nilfgaard. On ne l’a pas enlevée pour la conduire chez l’empereur. Si tant est qu’on l’ait enlevée. — Comment ça ? — C’est une longue histoire. * * * — Par le Grand Soleil ! (Fringilla, debout sur le seuil de la porte, pencha la tête et regarda son amie avec étonnement.) Qu’as-tu fait à tes cheveux ? — Je les ai lavés, répliqua sèchement Assire var Anahid. Et je les ai frisés. Entre, je t’en prie, assieds-toi. Merlin, descends de ce fauteuil. Pssstt ! Fringilla s’assit sur le fauteuil libéré de mauvaise grâce par le chat noir, sans cesser d’observer la coiffure de son amie. — Arrête de me regarder comme ça. (Assire posa la main sur ses boucles soyeuses et brillantes.) J’ai décidé de modifier un peu mon apparence. Du reste, j’ai pris exemple sur toi. — Moi, ricana Fringilla Vigo, on m’a toujours considérée comme une originale et une rebelle. Mais lorsqu’on te verra, à l’Académie ou à la cour… — Je ne fréquente pas la cour, la coupa Assire. Quant à l’Académie, elle devra s’habituer. Nous sommes au XIIIe siècle. Il est largement temps de rompre avec les idées préconçues selon lesquelles prendre soin de son apparence est, pour une magicienne, synonyme de frivolité et de superficialité. — Tu t’es fait les ongles aussi ! (Fringilla plissa légèrement ses yeux verts auxquels rien n’échappait.) Je ne te reconnais plus, ma chère. — Une simple formule devrait suffire à te convaincre que c’est bien moi que tu as en face de toi et non je ne sais quel doppelgänger, répondit froidement la magicienne. Prononce cette formule, s’il le faut. Et ensuite viens-en à ce que je t’ai demandé. Fringilla Vigo caressa le chat qui se frottait contre son mollet ; celui-ci miaulait et faisait le dos rond, laissant croire à la magicienne qu’il lui témoignait ainsi son affection alors qu’il l’invitait en réalité à libérer le fauteuil. — Le sénéchal Ceallach aep Gruffyd, semble-t-il, a requis tes services, n’est-ce pas ? dit-elle sans relever la tête. — C’est exact, confirma Assire en baissant la voix. Ceallach m’a rendu visite. Désespéré, il m’a demandé de l’aider, d’intervenir pour sauver son fils. Emhyr a en effet ordonné qu’il soit arrêté, puis soumis à la torture avant d’être exécuté. À qui devait-il donc s’adresser, si ce n’est à une parente par alliance ? Mawr, l’épouse de Ceallach et la mère de Cahir, est ma nièce, la plus jeune fille de ma sœur. Malgré cela, je ne lui ai rien promis. Car j’ai les mains liées. Les circonstances récentes ne me permettent pas d’attirer l’attention sur moi. Je t’expliquerai. Mais seulement une fois que tu m’auras fourni les informations que je t’ai priée de collecter. Fringilla Vigo poussa un discret soupir de soulagement. Elle craignait que son amie veuille malgré tout tenter de sauver Cahir, fils de Ceallach, du funeste destin qui l’attendait. Et qu’elle lui demande son aide, qu’elle n’aurait pu lui refuser. — Aux alentours de la mi-juillet, commença-t-elle, toute la cour rassemblée à Loc Grim a eu l’occasion d’admirer une jeune fille de quinze ans, soi-disant la princesse de Cintra, que l’empereur Emhyr a du reste gratifiée du titre de reine tout au long de l’audience, lui témoignant une telle affabilité que des rumeurs au sujet d’un mariage imminent se sont répandues comme une traînée de poudre. — Je suis au courant. (Assire caressait son chat qui, s’étant lassé de Fringilla, tentait à présent d’annexer son propre fauteuil.) On parle toujours de ce mariage – politique, à n’en pas douter. Mais on en parle plus discrètement, et aussi plus rarement. Car la demoiselle de Cintra a été emmenée à Darn Rowan. Or, comme tu le sais, ce sont d’ordinaire des prisonniers d’État que l’on garde là-bas. Plus rarement des candidates au trône impérial. Assire ne fit pas de commentaire. Elle attendait patiemment, admirant ses ongles, limés et vernis de frais. — Tu n’as bien sûr pas oublié qu’il y a trois ans, poursuivit Fringilla Vigo, Emhyr nous avait toutes convoquées pour nous ordonner de trouver l’endroit où résidait une certaine personne. Quelque part sur les territoires des Royaumes du Nord. Tu te rappelles sans doute également comme il est devenu furieux en apprenant que nous avions échoué. Il a même traité Albrich de tous les noms quand celui-ci a tenté de lui expliquer qu’à une telle distance il était impossible de sonder – et à plus forte raison de pénétrer – les écrans. Et maintenant, écoute. Une semaine après cette fameuse audience à Loc Grim, alors qu’on célébrait la victoire d’Aldersberg, Emhyr nous vit, Albrich et moi, dans la salle du château. Et nous fit l’honneur de se joindre à nous un moment. Voici, en substance, le discours qu’il nous a tenu – et je te passe les grossièretés : « Vous êtes des bons à rien, des indolents, des paresseux, nous a-t-il dit. Vos tours de passe-passe me coûtent des fortunes, et je n’en tire aucun bénéfice. En quatre jours, un simple astrologue a réussi à résoudre le problème qui a tenu en échec toute votre misérable Académie au grand complet. » Assire var Anahid pouffa, moqueuse, sans cesser de caresser son chat. — J’ai appris sans mal, poursuivit Fringilla Vigo, que ledit astrologue faiseur de miracles n’était autre que le célèbre Xarthisius. — C’est donc cette demoiselle de Cintra, la candidate au titre d’impératrice, qu’on recherchait à l’époque. Et Xarthisius l’a trouvée. Qu’est-il devenu ensuite ? L’a-t-on nommé secrétaire d’État ? chef du département des Affaires impossibles ? — Non. On l’a jeté aux oubliettes moins d’une semaine plus tard. — J’ai peur de ne pas saisir le rapport avec Cahir, fils de Ceallach. — Un peu de patience. Permets-moi de poursuivre dans l’ordre. C’est indispensable. — Excuse-moi. Je t’écoute. — Tu te souviens de ce que nous avait confié Emhyr lorsque nous nous sommes lancées dans nos recherches il y a trois ans ? — Une mèche de cheveux. — Effectivement. (Fringilla prit son escarcelle.) Celle-ci. Des cheveux très clairs appartenant à une petite fille de six ans. J’avais gardé un échantillon de la mèche. Et il est utile que tu saches que c’est Stella Congreve, la comtesse Liddertal, qui veille sur la princesse de Cintra à Darn Rowan. Stella a contracté autrefois envers moi plusieurs dettes de reconnaissance, aussi me suis-je procuré sans problème une autre mèche de cheveux. Tiens, la voici. La couleur est un peu plus sombre, mais les cheveux foncent avec l’âge. Néanmoins, les deux échantillons appartiennent à deux personnes totalement différentes. J’ai vérifié, il n’y a aucun doute possible. — Je m’attendais à ce type de révélation dès l’instant où j’ai appris que la jeune fille de Cintra avait été envoyée à Darn Rowan, reconnut Assire var Anahid. Ou bien l’astrologue a raté son coup, ou bien il s’est laissé entraîner dans le complot qui avait pour but d’amener à Emhyr la mauvaise personne. Merci, Fringilla. Tout est clair. — Non, pas tout, dit la magicienne en agitant sa chevelure noire. Premièrement, ce n’est pas Xarthisius qui a retrouvé la demoiselle de Cintra, et ce n’est pas lui qui l’a conduite à Loc Grim. Ce n’est qu’après qu’Emhyr, comprenant qu’on lui avait amené la mauvaise personne, eut ordonné qu’on cherche activement la véritable princesse que l’astrologue commença son travail. Et le pauvre diable a été jeté aux oubliettes soit pour une simple erreur dans la pratique de son art, soit pour imposture. D’après ce que j’ai réussi à établir, il a déterminé l’endroit où se trouvait la personne recherchée, son calcul étant toutefois assorti d’une tolérance de cent miles. Or l’endroit en question s’est révélé n’être qu’un désert, un trou sauvage perdu quelque part au-delà du massif de Tir Tochair, derrière les sources de la Velda. Envoyé sur place, Stefan Skellen n’y a trouvé que des scorpions et des vautours. — Je n’en attendais pas mieux de ce Xarthisius. Cependant cela n’aura aucune influence sur le sort de Cahir. Emhyr est impulsif, mais il ne condamne personne à la torture ou à la mort sur un coup de tête, sans raison. Comme tu l’as dit toi-même, quelqu’un a fait en sorte qu’une fausse princesse arrive à Loc Grim, à la place de la véritable Cirilla. Quelqu’un s’est chargé de lui trouver un sosie. Il y a donc eu conspiration, et Cahir s’y est trouvé mêlé. Peut-être même à son insu. Il est possible que l’on se soit servi de lui. — Dans ce cas, on s’en serait servi jusqu’au bout. Il aurait amené lui-même le sosie à Emhyr. Or Cahir s’est évanoui dans la nature. Pourquoi ? Sa disparition a bien dû éveiller les soupçons ! Pouvait-il s’attendre qu’Emhyr découvre la supercherie dès le premier coup d’œil ? Car, enfin, c’est ce qui est arrivé. D’une manière ou d’une autre il s’en serait rendu compte, car il possédait… — Une mèche de cheveux, l’interrompit Assire. Une mèche de cheveux d’une petite fille de six ans. Fringilla, Emhyr ne recherche pas cette petite depuis seulement trois ans, mais depuis bien plus longtemps que cela. Il semblerait que Cahir se soit laissé entraîner dans une histoire terrible, une histoire qui a commencé alors qu’il jouait encore aux chevaux de bois. Hum… Laisse-moi cette mèche. Je voudrais examiner les deux échantillons très attentivement. Fringilla Vigo secoua lentement la tête. — Soit, je te la laisse. Mais sois prudente, Assire. Ne va pas fouiner là où il ne faut pas. Cela pourrait attirer l’attention sur toi. Or, au début de notre conversation, tu as bien affirmé que telle n’était pas ton intention. Tu m’as également promis de m’en expliquer les raisons. Assire var Anahid se leva, se dirigea vers la fenêtre et s’absorba dans la contemplation du toit du beffroi et des pinacles de Nilfgaard qui étincelaient dans le soleil couchant… Nilfgaard, capitale de l’Empire, surnommée la ville aux tours d’or. — Je me souviens que tu as dit un jour, déclara-t-elle sans se retourner, qu’aucune frontière ne devrait diviser la magie. Que le bien de la magie devrait être une visée supérieure, indifférente à tout type de division. Qu’une structure comme… comme une organisation secrète… serait la bienvenue… Une espèce de convention ou de loge… — Je suis prête, affirma Fringilla Vigo, mettant ainsi fin au silence hésitant de son amie. Je suis décidée, et prête à en faire partie. Je te remercie de ta confiance et de la distinction que tu m’accordes en me faisant cette offre. Quand et où aura lieu la réunion de cette loge, secrète et énigmatique amie ? Assire var Anahid se retourna. L’ombre d’un sourire planait sur ses lèvres. — Bientôt, dit-elle. Je vais tout t’expliquer. Mais auparavant, avant que j’oublie… Pourrais-tu me donner l’adresse de ta couturière, Fringilla ? * * * — Pas un seul feu de camp, murmura Milva, le regard fixé sur la berge sombre au-delà de la rivière qui scintillait dans la lumière de la lune. Ni âme qui vive, d’après ce que je vois. Il y avait près de deux cents fugitifs dans le camp. Aucun n’a donc sauvé sa tête ? — Si c’est l’armée impériale qui a eu le dessus, elle les a sans doute tous faits prisonniers, répondit Cahir sur le même ton. Si les vôtres ont vaincu, ils les auront emmenés avec eux. Ils s’avancèrent vers le rivage, jusqu’aux roseaux qui envahissaient les marécages. Milva marcha sur quelque chose et fit un bond de côté, étouffant un cri à la vue d’une main raidie, couverte de sangsues, qui émergeait de la boue. — Ce n’est qu’un cadavre, marmonna Cahir en lui saisissant la main. C’est un des nôtres. Un Daerlandais. — Un quoi ? — Un membre de la VIIe brigade de cavalerie de Daerland. Il a un scorpion de bronze sur la manche… — Par tous les dieux, dit la jeune fille en frissonnant et en serrant son arc dans sa paume en sueur. Tu as entendu ? Qu’est-ce que c’était ? — Un loup. — Ou une goule… Ou bien un autre damné. Là-bas, dans le camp, il doit y avoir pas mal de cadavres aussi… Quelle plaie, je n’irai pas sur l’autre rive cette nuit ! — Nous attendrons l’aurore… Milva ? Quelle est cette odeur bizarre ? — Régis… (L’archère étouffa un cri en reniflant les odeurs d’absinthe, de sauge, de coriandre et d’anis.) Régis, c’est toi ? — Oui. (Le barbier surgit sans bruit de l’obscurité.) Je m’inquiétais pour toi. Tu n’es pas seule, à ce que je vois. — Tu vois bien. (Milva lâcha la main de Cahir, qui s’apprêtait déjà à saisir son épée.) Je ne suis pas seule, et lui non plus ne l’est plus. Mais c’est une longue histoire, comme diraient certains. Régis, sais-tu où est le sorceleur ? Et Jaskier ? Qu’est-il arrivé aux autres membres du groupe ? Le sais-tu ? — Oui, je le sais. Vous avez des chevaux ? — Oui. Nous les avons cachés près des saules gris… — Alors, mettons le cap vers le sud, en suivant la Chotla. Sans tarder. Nous devons arriver avant minuit en Armérie. — Que se passe-t-il avec le sorceleur et le poète ? Ils sont vivants ? — Oui, mais ils ont des ennuis. — Quels ennuis ? — C’est une longue histoire. * * * Jaskier poussa un gémissement lorsqu’il essaya de se tourner en vue de trouver une position un tantinet plus confortable. Toutefois, sa tentative avait peu de chance d’être couronnée de succès, étant donné qu’il était allongé sur un tas de copeaux de bois, pieds et poings liés, comme un cochon fin prêt pour la rôtissoire. — Ils ne nous ont pas pendus tout de suite, gémit-il. C’est là une raison d’espérer. La seule qui nous reste… — Reste donc tranquille. (Le sorceleur était allongé et se tenait immobile, il regardait la lune à travers un trou dans le toit du bûcher.) Sais-tu pourquoi Vissegerd ne nous a pas pendus tout de suite ? Parce qu’il veut le faire publiquement, à l’aube, quand tout le corps d’armée sera réuni pour le départ. À des fins de propagande. Jaskier se tut. Geralt l’entendit haleter avec difficulté. — Toi, tu as encore une chance d’en réchapper, dit-il pour l’apaiser. Plus clairement, Vissegerd veut exercer sur moi une vengeance personnelle, il n’a rien contre toi. Ton comte te sortira de là, tu verras. — Merde, répondit le barde d’une voix parfaitement calme, à la surprise du sorceleur. Merde, merde et merde. Arrête de me traiter comme un enfant. Premièrement, à des fins de propagande, deux pendus valent mieux qu’un. Deuxièmement, on ne laisse pas la vie sauve à un témoin d’une vengeance personnelle. Non, mon frère, nous y passerons tous les deux. — Arrête, Jaskier. Reste tranquille et essaie de trouver un stratagème pour nous tirer de là. — Quel stratagème, par la peste ? — N’importe lequel. Les bavardages du poète empêchaient le sorceleur de rassembler ses idées, or il pensait intensément. Il s’attendait que des hommes du détachement militaire de Témérie qui, à coup sûr, devaient se trouver dans le corps d’armée de Vissegerd, entrent d’un moment à l’autre dans le bûcher. Ces hommes voudraient certainement l’interroger sur les événements de Garstang et de Thanedd. Geralt ne savait pratiquement rien des détails de cette affaire, mais il savait en revanche une chose : avant que les agents le croient sur ce point, il serait déjà très, très amoché. Son seul espoir reposait sur le fait que Vissegerd, aveuglé par son désir de vengeance, n’ait pas rendu son arrestation publique. Les hommes du détachement pourraient vouloir arracher les prisonniers des griffes du maréchal en furie pour les emmener au quartier général. Plus exactement, pour emmener ce qui resterait d’eux après les premiers interrogatoires. Entre-temps, le poète avait trouvé un stratagème. — Geralt ! Faisons semblant de savoir quelque chose d’important. Faisons croire que nous sommes effectivement des espions ou quelque chose dans le même genre. Alors… — Pitié, Jaskier. — On peut aussi essayer d’acheter le garde. J’ai de l’argent caché. Des doublons, dissimulés dans la semelle de ma chaussure. Pour les temps difficiles. Tout ce que nous avons à faire, c’est appeler les gardes… — Qui te prendront tout ce que tu as et te bombarderont de coups de pied en prime. Le poète grommela quelque chose, mais finit par se taire. De la place forte leur parvinrent des éclats de voix, des piétinements de chevaux, et, pis que tout, l’odeur de la soupe aux pois des bidasses. À l’instant présent, Geralt aurait donné tous les sterlets et toutes les truffes du monde pour une assiette de soupe. Les gardes postés devant la cabane discutaient paresseusement, ricanaient, de temps à autre ils se raclaient longuement la gorge et crachaient. C’étaient des soldats de métier ; preuve en était leur incroyable aptitude à se comprendre au moyen de phrases composées uniquement de déterminants et d’odieuses insanités. — Geralt ? — Quoi ? — J’aimerais bien savoir ce qui est arrivé à Milva… à Zoltan, Percival, Régis… Tu ne les as pas vus ? — Non. Je n’exclus pas la possibilité qu’au moment de l’échauffourée ils aient été fauchés ou bien piétinés par les chevaux. Les cadavres reposaient les uns sur les autres là-bas, au camp. — Je ne crois pas qu’ils soient morts, affirma Jaskier d’une voix ferme et pleine d’espoir. Je ne crois pas que de fines mouches comme Zoltan et Percival… Ou bien Milva… — Arrête de te faire des illusions. Quand bien même ils auraient survécu, ils ne nous aideront pas. — Pourquoi ça ? — Pour trois raisons. Premièrement, ils ont leurs propres soucis. Deuxièmement, nous sommes allongés ici, attachés dans cette resserre installée au beau milieu d’un camp militaire composé de plusieurs milliers d’hommes. — Et la troisième raison ? Tu as parlé de trois raisons. — Troisièmement, répondit le sorceleur d’une voix lasse, les retrouvailles de la femme de Kern et de son mari disparu ont clos le quota de miracles pour ce mois-ci. * * * — Là-bas. (Le barbier désigna les petits points scintillants qui correspondaient aux feux de camp.) C’est là que se trouve le fort d’Armérie, présentement le camp d’avant-poste des armées témériennes concentrées à Mayena. — C’est là-bas que se trouvent le sorceleur et Jaskier ? (Milva se redressa sur ses étriers.) Eh ben ! c’est pas gagné… Il doit y avoir une multitude d’hommes armés là-bas, et puis des sentinelles tout autour. Ça va pas être commode de se faufiler au travers. — Vous n’y serez pas obligés, répondit Régis en descendant de cheval. (Le hongre de Jaskier hennit longuement ; il était manifestement indisposé par l’odeur de plantes qui émanait du barbier et lui chatouillait les naseaux.) Vous ne serez pas obligés de pénétrer dans le camp, répéta-t-il. Je réglerai ça tout seul. Vous, vous attendrez avec les chevaux à l’endroit où scintille la rivière, vous voyez ? Sous l’étoile la plus brillante des Sept Chèvres. C’est là que la Chotla se jette dans l’Ina. Quand j’aurai sorti le sorceleur de la mélasse, je le dirigerai dans cette direction. C’est là que vous vous retrouverez. — Quel fat, marmonna Cahir à Milva lorsqu’ils se retrouvèrent côte à côte après être descendus de cheval. Il compte libérer le sorceleur tout seul, sans l’aide de personne, tu as entendu ? Qui est-ce ? — Par ma foi, j’en sais rien, répondit Milva. Pour ce qui est de sortir le sorceleur de là, moi je le crois. Hier, sous mes yeux, il a plongé ses mains dans les flammes pour en extraire des fers à cheval chauffés à blanc… — Un magicien ? — Non, répliqua Régis de derrière Pégase, prouvant qu’il avait une ouïe hors du commun. D’ailleurs, est-ce si important de savoir qui je suis ? Je ne te demande pas tes antécédents, moi. — Je suis Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. — Je te remercie. Mais permets-moi d’être étonné. (Une pointe de sarcasme perçait dans la voix du barbier.) En dépit de ton nom, ton accent nilfgaardien est à peine perceptible. — Je ne suis pas… — Assez, le coupa Milva. Ce n’est pas le moment de vous quereller. Régis, le sorceleur attend qu’on vienne le sauver. — Pas avant minuit, répliqua froidement le barbier en regardant la lune. Nous pouvons donc bavarder un petit moment. Qui est cet homme, Milva ? — Cet homme m’a tirée d’un sale pétrin. (L’archère, quelque peu énervée, était décidée à défendre Cahir.) Cet homme dira au sorceleur, lorsqu’il le verra, qu’il se dirige dans une mauvaise direction. Ciri n’est pas à Nilfgaard. — Pour une révélation, c’en est une, effectivement. (La voix du barbier s’était radoucie.) Et d’où tiens-tu cette information, cher Cahir, fils de Ceallach ? — C’est une longue histoire. * * * Jaskier était silencieux depuis un long moment déjà lorsque soudain il constata que l’un des soldats en faction devant la resserre s’était interrompu au beau milieu d’une injure ; le second émit un râle, ou peut-être était-ce un gémissement. Geralt savait qu’ils étaient trois ; il tendit l’oreille, mais le troisième soldat n’émit pas le moindre son. Le sorceleur attendit en retenant son souffle, mais le bruit qui parvint bientôt à son oreille ne fut pas le grincement de la porte de la resserre, d’où il espérait voir surgir leurs sauveurs. Non. Ce qu’il entendit fut un chœur de ronflements réguliers, parfaitement synchronisés. Les sentinelles s’étaient tout bonnement endormies durant leur service. Il poussa un soupir, pesta en silence ; il était sur le point de s’abîmer derechef dans ses pensées – tournées pour l’heure vers Yennefer – lorsque son médaillon de sorceleur se mit à vibrer fortement autour de son cou, et qu’une odeur d’absinthe, de basilic, de sauge, de coriandre et d’anis vint lui chatouiller les narines. — Régis ? murmura-t-il, incrédule, en tentant sans succès de redresser la tête hors des copeaux de bois. — C’est bien lui, murmura Jaskier en s’agitant bruyamment. Personne d’autre n’empeste autant… Où es-tu ? Je ne te vois pas… — Moins fort. Le médaillon cessa de vibrer. Geralt entendit le profond soupir de soulagement de Jaskier et immédiatement après le chuintement d’une lame qui sciait la corde. Un instant plus tard, Jaskier laissa échapper un gémissement de douleur tandis que son sang se remettait à circuler normalement dans ses veines ; le poète étouffa ses geignements en fourrant son poing dans sa bouche. — Geralt ! (L’ombre indistincte et vacillante du barbier apparut devant le sorceleur qui s’attaquait en silence à ses liens.) Vous devez vous débrouiller tout seuls pour franchir la garde. Dirigez-vous vers l’est, vers l’étoile la plus brillante des Sept Chèvres. Droit sur l’Ina. Milva vous y attend avec les chevaux. — Aide-moi à me lever… Le poète se mit debout en se mordillant le poing, prenant appui sur un pied d’abord, puis sur les deux. Sa circulation sanguine était revenue à la normale. Après quelques minutes, le sorceleur était également d’attaque. — Comment allons-nous sortir ? demanda soudain le poète. Pour l’instant, les sentinelles sont en train de ronfler, mais ils pourraient… — Impossible, l’interrompit Régis dans un murmure. Toutefois soyez prudents en sortant. C’est la pleine lune, la place forte est éclairée par des feux de camp. En dépit de l’heure tardive, tout le campement est en mouvement, mais c’est aussi bien. La ronde s’est lassée de crier à la garde. Maintenant allez-y. Bonne chance. — Et toi ? — Ne vous en faites pas pour moi. Ne m’attendez pas et partez sans vous retourner. — Mais… — Jaskier, siffla le sorceleur. Tu ne dois pas t’inquiéter pour lui, tu as entendu ? — Partez, répéta Régis. Bon courage. Au revoir, Geralt. Le sorceleur se retourna. — Merci d’être venu à notre secours, dit-il, mais il vaut mieux que nos chemins ne se croisent plus. Tu me comprends ? — Tout à fait. Ne perdez pas de temps. Les sentinelles dormaient dans des postures inhabituelles, ronflant et clappant de la langue. Pas un ne frémit lorsque Geralt et Jaskier se glissèrent par la porte entrouverte. Pas un ne réagit lorsque, sans cérémonie, le sorceleur dépouilla deux d’entre eux de leurs gros manteaux de laine. — Ce n’est pas un rêve ordinaire, murmura Jaskier. — Sûr que non. Geralt, caché dans l’obscurité du mur de la resserre, observait la place forte. — Je comprends, soupira le poète. C’est un magicien, Régis ? — Non, ce n’est pas un magicien. — Il a sorti des fers à cheval d’une fournaise. Il a endormi les sentinelles… — Cesse tes bavardages et concentre-toi. Nous ne sommes pas encore libres. Enveloppe-toi dans ce manteau et dirigeons-nous vers la place. Si quelqu’un nous arrête, nous ferons semblant d’être des soldats. — D’accord. Au cas où, je dirai… — Nous jouerons à être des soldats stupides. Allons-y. Ils traversèrent la place en se tenant loin des soldats concentrés autour des feux de camp et des tonneaux à goudron enflammés. Des hommes musardaient çà et là ; aussi le sorceleur et le poète passèrent-ils inaperçus, sans éveiller les soupçons ; personne ne les interpella ni ne les arrêta. Ils se retrouvèrent rapidement et sans encombre derrière la palissade. Jusque-là tout allait bien. Trop bien même. Geralt commença à être nerveux, car instinctivement il sentait une menace, et ce sentiment, au lieu de diminuer au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du centre du camp, allait croissant. Il se répétait qu’il n’y avait là rien d’étonnant : à l’intérieur du campement, animé même la nuit, on ne leur avait pas prêté attention ; la seule chose qui les menaçait était l’alarme qui serait donnée lorsqu’on découvrirait les gardes endormis près de la porte du bûcher. À présent, en revanche, ils se rapprochaient du périmètre à l’intérieur duquel les guetteurs, par la force des choses, devaient être plus vigilants. Le fait qu’ils quittent le camp n’était pas pour les aider. Geralt avait à l’esprit le fléau que constituaient les déserteurs, de plus en plus nombreux à abandonner le corps d’armée de Vissegerd, et il était certain que les sentinelles avaient ordre de prêter une attention particulière à tous ceux qui voulaient sortir du camp. La lune était suffisamment claire pour que Jaskier n’ait pas à avancer à l’aveuglette. Cette lumière permettant au sorceleur d’y voir aussi bien qu’en plein jour, ils parvinrent à éviter deux factions et se cachèrent dans des buissons le temps que passe une patrouille à cheval. Droit devant eux s’étendait une aulnaie sombre qui semblait se trouver en dehors déjà du périmètre de guet. Tout se déroulait bien. Trop bien. Leur méconnaissance des habitudes militaires les perdit. Les arbres de l’aulnaie, bas et sombres, étaient tentants, ils offriraient une bonne cachette. Mais depuis que le monde est monde, les soldats aguerris, lorsqu’ils devaient remplir la fonction de sentinelle, avaient pour habitude de se dissimuler dans les buissons ; de là, ils pouvaient surveiller aussi bien l’ennemi que leurs propres officiers casse-pieds, au cas où il viendrait à l’idée de ces derniers de les contrôler à l’improviste. Geralt et Jaskier eurent à peine le temps d’atteindre l’aulnaie que deux silhouettes se dressèrent devant eux. Ainsi que le tranchant d’une lance. — Mot de passe ? — Cintra ! s’écria Jaskier sans réfléchir. Les soldats ricanèrent en chœur. — Eh, les gars ! fit l’un d’eux. Vous pourriez faire preuve d’un brin d’imagination. Qu’au moins l’un de vous invente quelque chose d’original ! Mais non, c’est toujours « Cintra » ; et encore « Cintra ». On se languit de sa maison, hein ? C’est bon. Même tarif qu’hier. Jaskier grinça des dents. Geralt considéra la situation et évalua leurs chances. Le bilan était pour le moins désastreux. — Bon alors, les pressa un soldat. Si vous voulez passer, payez le péage, et on ferme les yeux. Presto ! Sinon, suffit d’aviser la garde ! — Un instant. (Le poète changea sa façon de parler et son accent.) Je vais m’asseoir et me déchausser, parce que j’ai dans ma chauss… Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Quatre soldats le plaquèrent au sol, deux d’entre eux l’agrippèrent chacun par une jambe et lui ôtèrent ses chaussures. Celui qui avait demandé le mot de passe arracha la doublure de la semelle de l’intérieur. Quelque chose s’éparpilla sur le sol en tintant. — De l’or ! beugla le chef. Va donc déchausser le deuxième ! Et fais chercher la garde… Cependant ces paroles ne furent guère suivies d’effet, car une partie des soldats s’était jetée à genoux à la recherche des doublons éparpillés parmi les feuilles mortes. Quant aux autres, ils se battaient farouchement pour la deuxième chaussure de Jaskier. C’est maintenant ou jamais, se dit Geralt, après quoi il donna un coup de poing dans la mâchoire du chef, et le cogna encore sur la tempe au moment de sa chute. Les chercheurs d’or n’y prirent même pas garde. Sans se faire prier, Jaskier s’échappa en filant à travers les buissons et en agitant ses bandes molletières. Geralt courait derrière lui. — À l’aide, à l’aide ! hurla le chef à terre, soutenu immédiatement dans ses cris par ses camarades. À la garde ! — Crapules ! hurla Jaskier en courant, escroqueurs ! Ils ont pris l’argent ! — Économise ta salive, gros malin ! Tu vois la forêt ? On y va, au pas de course ! — Alerte ! Aleeeeeerte ! Ils continuaient à courir. Geralt pesta, furieux, en entendant les cris, les sifflets, les chevaux qui piétinaient et renâclaient derrière eux. Mais aussi devant eux. Son étonnement fut de courte durée, un seul coup d’œil attentif suffit. Ce qu’il avait pris pour une forêt salvatrice était en réalité une haie de chevaux qui se dirigeait droit sur eux, affluant telle une vague. — Ne bouge plus, Jaskier ! cria-t-il, puis il se retourna en direction de la patrouille qui arrivait au galop, et siffla avec vigueur entre ses doigts. » Nilfgaard ! brailla-t-il aussi fort qu’il le pouvait. Nilfgaard attaque ! Retournez au campement, imbéciles ! Sonnez l’alarme ! Nilfgaard arrive ! Le cavalier de tête qui les pourchassait malmenait son cheval ; il regarda dans la direction indiquée, hurla avec effroi et voulut faire demi-tour. Mais Geralt estima qu’il en avait déjà fait suffisamment pour les lions de Cintra et les lys de Témérie. Il bondit jusqu’au cavalier et, d’une prise adroite, le précipita au sol. — Grimpe, Jaskier ! Et accroche-toi ! Il ne fallut pas le lui répéter deux fois. Le cheval s’affaissa légèrement sous le poids du poète, mais, pressé par deux paires de talons, il s’élança au grand galop. La multitude de Nilfgaardiens qui galopaient à bride abattue représentait une menace bien plus grande que Vissegerd et son corps d’armée ; aussi Geralt et Jaskier foncèrent-ils au pas de charge à travers le cercle de sentinelles protégeant le campement pour tenter de s’écarter au plus vite du champ d’affrontement des deux armées qui allait bientôt s’embraser. Les Nilfgaardiens étaient proches toutefois et ils aperçurent les fugitifs. Jaskier hurla, Geralt jeta un coup d’œil autour de lui et vit également les rangs serrés des troupes nilfgaardiennes qui menaçaient de les prendre en chasse. Sans hésitation, il dirigea sa monture en direction du camp, dépassant au galop les gardes qui fuyaient. Jaskier hurla de nouveau, mais son avertissement était inutile cette fois. Le sorceleur avait vu la cavalerie qui arrivait du camp et fonçait sur eux. À peine l’alerte avait-elle été donnée que les hommes de Vissegerd étaient en selle. Geralt et Jaskier se retrouvaient pris au piège. Il n’y avait pas d’issue. Le sorceleur changea une nouvelle fois de direction ; puisant dans les dernières réserves de sa monture, il tenta de se frayer un passage entre les deux lignes ennemies qui ne cessaient de se rapprocher. Lorsqu’il entrevit une minuscule chance d’y parvenir, des flèches emplirent soudain l’air de leurs sifflements. Jaskier poussa un hurlement particulièrement sonore, et enfonça ses doigts dans les flancs de Geralt. Le sorceleur sentit un liquide chaud couler le long de sa nuque. — Tiens bon ! (Il saisit le poète par le coude et le cala contre son dos.) Tiens bon, Jaskier ! — Ils m’ont tué ! beugla le poète d’une voix étonnamment puissante pour un homme qui avait cessé de vivre. Je saigne ! Je meurs ! — Tiens bon ! Les volées de flèches dont les deux armées s’abreuvaient – et dont Jaskier avait été la victime – furent en même temps leur salut. Les armées bombardées étaient empêtrées et avaient perdu de leur élan ; la brèche entre les deux fronts, sur le point de se refermer, resta ouverte suffisamment longtemps pour permettre au cheval hors d’haleine d’emmener les deux fugitifs loin du piège. Geralt, impitoyable, contraignit le destrier à poursuivre son galop, car bien que la forêt salvatrice se profilât déjà devant eux, à l’arrière, le claquement des sabots grondait toujours. Le cheval geignait, trébuchait, mais il galopait. Peut-être seraient-ils parvenus à s’échapper, mais Jaskier, soudain, poussa un gémissement. Incapable de se maintenir en selle, il entraîna le sorceleur dans sa chute. Geralt, instinctivement, tira sur les rênes, le cheval se cabra, et tous deux dégringolèrent à terre, au milieu des jeunes sapins. Le poète s’écroula, inerte ; incapable de se relever, il poussait des gémissements à fendre l’âme. À la lueur de la lune, on pouvait voir qu’il avait tout un côté du crâne et le bras gauche en sang. Derrière eux, les armées s’affrontaient avec fracas, au milieu des clameurs et des cliquetis métalliques. Mais en dépit de la bataille qui battait son plein, leurs poursuivants nilfgaardiens ne les avaient pas oubliés. Trois cavaliers galopaient dans leur direction. Le sorceleur se releva brusquement, sentant monter en lui une vague de haine et de fureur glacée. Il bondit, faisant face à ses poursuivants, détournant ainsi l’attention des cavaliers de Jaskier. Son intention n’était pas de se sacrifier pour son ami, non. Il voulait satisfaire son désir de tuer. Le cavalier de tête fonça sur lui le premier, brandissant une hache, mais il ne s’attendait pas à tomber sur un sorceleur. Sans effort, Geralt fit un bond pour esquiver le coup, saisit le Nilfgaardien penché sur sa selle par le col et de sa seconde main agrippa sa large ceinture. D’un mouvement brusque, il fit basculer le cavalier de sa selle, se rua sur lui et le plaqua au sol. À cet instant seulement il réalisa qu’il n’était pas armé. Il saisit l’homme à terre par le cou, mais, gêné par son hausse-col, il ne put l’étrangler. Le Nilfgaardien s’ébroua, frappa le sorceleur de son gantelet de fer, lui labourant la joue. Le sorceleur l’écrasa alors de tout son poids, saisit en tâtonnant une miséricorde accrochée à la large ceinture, l’arracha de son fourreau. L’homme à terre s’en rendit compte et mugit. Geralt repoussa le bras marqué d’un scorpion de bronze qui le frappait toujours et brandit le stylet en vue de porter son coup. Le Nilfgaardien se mit à croasser. Le sorceleur planta la miséricorde dans sa bouche ouverte… jusqu’au pommeau. Quand il s’écarta, il vit des chevaux sans cavalier, des cadavres, et une petite troupe qui s’éloignait en direction de la bataille qui faisait rage. Les Cintrasiens du camp avaient anéanti leurs poursuivants nilfgaardiens, mais, dans l’obscurité, ils n’avaient pas remarqué le poète ni les deux hommes qui luttaient à terre au milieu des jeunes sapins. — Jaskier ! Où as-tu été touché ? Où est la flèche ? — Dans… dans ma tête… Elle est plantée dans ma tête… — Ne dis pas de bêtises ! Par la peste, tu as eu de la chance… Elle t’a juste éraflé… — Je saigne… Geralt retira son caftan et arracha les manches de sa chemise. Le tranchant du fer avait touché Jaskier au-dessus de l’oreille, dessinant une affreuse entaille jusqu’à la tempe. Le poète ne cessait de poser ses mains tremblantes sur la blessure, puis il regardait le sang qui lui souillait abondamment les mains et les manchettes. Il avait un regard perdu. Le sorceleur comprit qu’il avait devant lui un homme confronté pour la première fois de sa vie à la douleur, à la réalité d’une blessure. Un homme qui, pour la première fois, voyait son propre sang couler en abondance. — Lève-toi, dit-il en enroulant à la va-vite autour de la tête du troubadour la manche de sa chemise. Ce n’est rien, Jaskier, juste une égratignure… Lève-toi, nous devons dégager d’ici… Dans la prairie, la bataille nocturne faisait rage, le fracas des fers, les renâclements des chevaux et les clameurs s’intensifiaient. Geralt s’empara rapidement de deux montures, mais une seule suffit, en vérité. Jaskier parvint à se lever, mais il s’affaissa aussitôt, puis il commença à geindre et éclata en sanglots. Le sorceleur le souleva, le ranima d’une secousse et le flanqua sur la selle. Il monta derrière le poète et pressa le cheval en direction de l’est, où, au-delà des filets bleu clair que l’aube naissante dessinait déjà dans le ciel, scintillait l’étoile la plus brillante de la constellation des Sept Chèvres. * * * — L’aube va bientôt poindre, constata Milva en regardant non pas le ciel, mais la surface scintillante de la rivière. Les silures sont en train de décimer les bancs de poissons blancs. Et toujours pas de trace du sorceleur et de Jaskier. Pourvu que Régis n’ait pas raté son coup… — Ne parle pas de malheur, marmonna Cahir en arrangeant la sangle de l’étalon qu’il avait récupéré. — Il faut dire que c’est un peu… C’est comme si tous ceux qui avaient affaire à votre Ciri attiraient le mauvais œil… Cette fille apporte le malheur… Le malheur et la mort. — Crache, Milva. Elle s’exécuta pour conjurer le mauvais sort. — Mais quelle froidure, j’en ai la chair de poule… Et j’ai une de ces soifs ! J’ai encore vu un cadavre putréfié au bord de la rivière… Brrrr… J’ai la nausée… Je vais sûrement vomir… — Tiens. (Cahir lui tendit son outre.) Bois. Et assieds-toi près de moi, je vais te réchauffer. Dans le fond de la rivière, un silure s’attaqua de nouveau à un banc d’ablettes qui jaillit à la surface en une pluie argentée. Les deux compagnons aperçurent un oreillard – ou était-ce un engoulevent ? – qui voletait au-dessus de l’eau. — Qui donc peut savoir de quoi demain sera fait, marmonna Milva, pensive, blottie contre l’épaule de Cahir. Qui traversera la rivière, et qui embrassera la terre ? — Advienne que pourra. Chasse ces pensées. — Tu n’as pas peur ? — Si. Et toi ? — Moi, j’ai des nausées. Ils restèrent silencieux un long moment. — Dis-moi, Cahir, quand est-ce que tu as rencontré cette Ciri ? — La première fois ? C’était il y a trois ans. Durant la bataille de Cintra. Je l’ai emmenée hors de la ville. Quand je l’ai trouvée, elle était cernée par un rideau de flammes. J’ai bravé l’incendie, la fumée, en la tenant serrée dans mes bras, mais on aurait dit qu’elle aussi était comme les flammes. — Comment ça ? — Qu’il est impossible de tenir des flammes dans ses bras. — Si ce n’est pas Ciri qui est à Nilfgaard, répondit Milva après un long silence, alors qui est-ce ? — Je ne sais pas. * * * Drakenborg, le fort rédanien transformé en camp d’internement pour elfes et autres éléments subversifs, avait ses traditions, obscures, élaborées au cours des trois années de fonctionnement que comptait le camp. L’une d’elles était la pendaison à l’aube ; une autre, le rassemblement préliminaire des condamnés à mort dans une grande cellule commune, d’où, aux premières lueurs du jour, ils étaient conduits au gibet. Chaque cellule regroupait plusieurs dizaines de condamnés, et chaque matin on pendait deux, trois, parfois quatre prisonniers. Les autres attendaient leur tour. Longtemps. Une semaine parfois. Ceux-là, on les appelait les « Joyeux ». Car dans la cellule de la mort l’atmosphère était toujours joyeuse. D’abord parce qu’on donnait aux prisonniers du vin aigre et très dilué, surnommé le « dijkstra sec » dans le jargon du camp, car ce n’était un secret pour personne que l’alcool servi aux condamnés ante mortem l’était sur ordre du chef des services de renseignements rédaniens. Ensuite parce qu’aucun prisonnier de la cellule de la mort n’était traîné dans la sinistre Laverie souterraine pour interrogatoire, les gardiens n’ayant pas le droit de les brutaliser. En cette nuit aussi, on sacrifiait aux traditions. Dans la cellule, occupée par six elfes, un demi-elfe, un hobberas, deux humains et un Nilfgaardien, l’ambiance était joyeuse. Les prisonniers avaient versé le « dijkstra sec » sur une assiette en tôle et s’employaient à laper le précieux liquide sans l’aide des mains, car c’était le meilleur moyen, avec cette clairette, de se griser au moins un peu. Seul l’un des elfes, un Scoia’tael du commando décimé de Iorwetha, récemment roué de coups à la Laverie, se tenait tranquille, l’air sévère, occupé à graver l’inscription « La liberté ou la mort » sur une poutre. On pouvait lire ce genre de slogans par centaines sur les poutres de la cellule. De même, conformément à la tradition, les autres condamnés chantaient en boucle l’hymne des « Joyeux », chanson anonyme composée à Drakenborg et dont chaque prisonnier, dans son baraquement, apprenait les paroles en écoutant, la nuit, les voix qui provenaient de la cellule de la mort ; chacun savait que tôt ou tard viendrait son tour de participer au chœur. Au bout de la hart dansent les pendus. Agités de spasmes, en rythme ils se recroquevillent. Ils chantent admirablement Leur chanson avec mélancolie. Les Joyeux s’amusent formidablement. Chaque cadavre se souvient de l’instant Où furent de sous ses pieds ôtés les tabourets, Ses yeux à tout jamais révulsés. Le verrou fut déverrouillé, la serrure grinça. Les Joyeux interrompirent leur chant. L’entrée des gardiens au lever du jour ne pouvait signifier qu’une seule chose : dans un instant le chœur allait être amputé de quelques voix. Lesquelles ? La question était posée. Les gardiens arrivèrent nombreux. Ils avaient apporté des cordons destinés à entraver les mains de ceux qui seraient conduits au gibet. L’un des gardiens renifla, mit son gourdin sous son bras, déroula un parchemin et se racla la gorge. — Echel Trogelton ! — Traighlethan, rectifia machinalement l’elfe du commando de Iorwetha. Il regarda une fois encore l’inscription qu’il venait de graver et se leva péniblement. — Cosmo Baldenvegg ! Le hobberas déglutit bruyamment. Nazarian savait pourquoi ce dernier avait été fait prisonnier : on l’accusait d’avoir mené des actions de diversion à la demande des services secrets nilfgaardiens. Baldenvegg, cependant, n’avait jamais avoué sa faute, affirmant obstinément qu’il avait volé les deux chevaux de la cavalerie de sa propre initiative, pour son bénéfice, et que Nilfgaard n’avait rien à voir là-dedans. Mais, visiblement, on ne l’avait pas cru. — Nazarian ! Le prisonnier se leva docilement, tendit ses mains aux gardiens. Lorsque le trio fut emmené, les Joyeux qui restaient entonnèrent leur hymne. Au bout de la hart dansent les pendus. Agités de spasmes, en rythme ils se recroquevillent Et le vent aux alentours éparpille Leur chant et leurs refrains. L’aurore prenait des teintes pourpres et rougeâtres. Une belle journée ensoleillée s’annonçait. L’hymne des Joyeux, affirmait Nazarian, était trompeur. Les condamnés ne pouvaient se livrer à la danse du pendu car la potence qui les attendait n’était pas un gibet muni d’une traverse, mais un simple poteau planté en terre. Ce n’étaient donc pas des tabourets qu’on retirait de sous leurs pieds, mais de vulgaires troncs de bouleaux, qui portaient les traces d’un usage fréquent. L’auteur anonyme de la chanson ne pouvait le savoir au moment où il l’avait composée. Comme tout condamné, il n’avait pris connaissance de ces détails que peu de temps avant sa mort. À Drakenborg les exécutions n’étaient jamais publiques. Selon une maxime également imputée à Dijkstra, il s’agissait d’un juste châtiment, pas d’une vengeance sadique. L’elfe du commando Iorwetha s’ébroua pour obliger le gardien à le lâcher ; sans atermoiement, il monta sur le tronc et se laissa faire tandis qu’on lui passait le nœud coulant autour du cou. — Que viv… Le tronc fut brusquement retiré de sous ses pieds. Pour le hobberas, il fallut placer deux troncs l’un sur l’autre. Le prétendu partisan ne poussa pas même un cri. Il agita frénétiquement ses petites jambes et se retrouva pendu au poteau. Sa tête retomba, inerte, sur son épaule. Les gardiens saisirent Nazarian, qui soudain se décida. — Je vais parler ! annonça-t-il d’une voix rauque. Je vais tout avouer ! J’ai des informations importantes pour Dijkstra ! — C’est un peu tard, déclara, dubitatif, Vascoigne, qui assistait le commandant adjoint aux Affaires politiques de Drakenborg lors des exécutions. Une fois sur deux la vue de la corde éveille l’imagination ! — Je ne mens pas ! (Nazarian se débattait entre les mains de ses bourreaux.) J’ai des informations ! Une heure plus tard à peine, Nazarian était tranquillement assis, se réjouissant de la beauté de la vie ; un courrier se tenait prêt aux côtés de son cheval et se grattait fiévreusement l’occiput ; quant à Vascoigne, il lisait et vérifiait le rapport destiné à Dijkstra. « J’informe humblement Son Excellence que le criminel du nom de Nazarian, condamné pour avoir attaqué un fonctionnaire royal, a reconnu les faits suivants : agissant sur les ordres d’un dénommé Ryens, il a pris part en juillet, à la nouvelle lune, avec deux de ses collaborateurs, les elfes de sang mêlé Schirrú et Jagla, à l’assassinat des juristes Codringher et Fenn dans la ville de Dorian. Le dénommé Jagla y a été assassiné, puis le sang-mêlé Schirrú a exécuté les deux juristes et incendié leur maison. Le criminel Nazarian met tout sur le compte dudit Schirrú, il nie catégoriquement avoir tué lui-même, mais c’est sûrement parce qu’il a peur de la corde. Son Excellence pourrait également être intéressée par la chose suivante : avant l’homicide commis contre les juristes par lesdits criminels – Nazarian, le demi-elfe Schirrú et Jagla –, ceux-ci étaient sur les traces d’un sorceleur, un certain Geralt de Riv, lequel rencontrait le juriste Codringher en secret. Dans quelle intention, cela le criminel Nazarian l’ignore, car ni le susnommé Ryens ni le demi-elfe Schirrú ne l’ont mis dans la confidence. Mais lorsque le rapport sur ces conspirations a été transmis à Ryens, ce dernier a donné l’ordre d’éliminer les juristes. Le criminel Nazarian a également avoué la chose suivante : dans la maison des juristes, son collaborateur Schirrú a volé un document qu’ il a transmis à Ryens au cours d’un entretien à l’auberge Au Rusé Renard, à Carreras. De quoi ont discuté Ryens et Schirrú, Nazarian l’ignore, mais le lendemain le trio criminel s’est rendu à Brugge où, le quatrième jour de la nouvelle lune, ils ont procédé à l’enlèvement d’une jeune fille dans une maison aux briques rouges sur la porte de laquelle étaient fixés des ciseaux en cuivre. Ryens a étourdi la jeune fille au moyen d’une boisson magique, puis les criminels Schirrú et Nazarian l’ont en grande hâte conduite en calèche à Verden, à la forteresse de Nastrog. Et maintenant j’invite Son Excellence à accorder la plus grande attention à ce qui suit : les criminels ont livré la jeune fille enlevée au commandant nilfgaardien de la forteresse, en l’assurant que ladite jeune fille avait pour nom Cirilla de Cintra. Le commandant, d’après le criminel Nazarian, aurait été très excité en apprenant cette information. Je fais parvenir à Son Excellence le présent rapport par courrier extrêmement confidentiel. Je lui enverrai de même le protocole détaillé de l’interrogatoire, après qu’un scribe l’aura recopié au propre. Je demande humblement à Son Excellence de bien vouloir me transmettre ses instructions concernant le criminel Nazarian – le bâton, pour le faire parler davantage, ou la corde, selon les observances. » Vascoigne signa le rapport d’un geste vif, y apposa son sceau et fit venir le courrier. Dijkstra prit connaissance de son contenu le soir même. Filippa Eilhart, le lendemain midi. * * * Lorsque le cheval monté par Geralt et Jaskier surgit des aulnes côtiers, Milva et Cahir étaient très énervés. Ils avaient entendu peu de temps auparavant les échos de la bataille : l’eau de l’Ina portait les sons sur une grande distance. Alors qu’elle aidait le sorceleur à faire glisser le barde de la selle, Milva remarqua que son visage s’était assombri à la vue du Nilfgaardien. Elle n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit, et le sorceleur non plus du reste, car Jaskier, dans un gémissement de désespoir, leur glissa des mains. Ils l’allongèrent sur le sable et placèrent un manteau replié sous sa tête. Milva s’apprêtait à changer le pansement provisoire du poète, déjà imbibé de sang, lorsqu’elle sentit une main sur son épaule et flaira l’odeur familière d’absinthe, d’anis et d’autres plantes encore. Selon son habitude, Régis avait surgi de nulle part, sans que l’on sache comment. — Tu permets, fit-il en sortant de son immense sac des ustensiles et des instruments médicaux. Je vais m’en occuper. Lorsque le barbier ôta le bandage de la blessure, Jaskier gémit de douleur. — Du calme, l’apaisa Régis en nettoyant la plaie. Ce n’est rien. Juste un peu de sang… Il sent bon, ton sang, poète. Le sorceleur eut alors une réaction à laquelle ne s’attendait nullement Milva. Il s’approcha du cheval et sortit du fourreau accroché à la selle une longue épée nilfgaardienne. — Écarte-toi de lui, gronda-t-il en faisant face au barbier. — Il sent bon, ce sang, répéta Régis sans prêter la moindre attention au sorceleur. Je ne flaire pas en lui l’odeur d’une infection qui, dans une blessure à la tête, pourrait avoir des conséquences tragiques. L’artère et la veine ne sont pas atteintes… Tu vas avoir un peu mal maintenant. Jaskier gémit, aspira l’air nerveusement. L’épée dans la main du sorceleur s’impatienta, reflétant l’éclat de la rivière. — Je vais suturer la plaie, annonça Régis en continuant à ignorer le sorceleur et son épée. Sois brave, Jaskier ! Jaskier fut brave. — C’est fini. (Régis s’attaqua au bandage.) Pour être trivial, d’ici au mariage on n’en parlera plus. Belle blessure pour un poète, Jaskier. On va te prendre pour un héros de guerre, avec ton superbe bandage sur le front. Les jeunes filles vont fondre en te voyant. Oui, c’est une véritable blessure de poète. Ce n’est pas comme si tu avais été touché au ventre. Le foie en compote, les reins et l’intestin déchirés, leur contenu déversé avec les excréments, inflammation du péritoine… C’est bon, Geralt, je suis maintenant à ta disposition. À peine Régis s’était-il mis debout que le sorceleur plaça son épée sur sa gorge. D’un geste si rapide qu’il avait échappé à tous. — Écarte-toi, cria-t-il en s’adressant à Milva. Régis ne trembla même pas ; pourtant la pointe de l’épée lui chatouillait délicatement le cou. L’archère retint son souffle en voyant dans l’obscurité les yeux du barbier s’enflammer d’une étrange lueur féline. — Eh bien, continue, dit tranquillement Régis. Tranche-moi la gorge. — Geralt, geignit Jaskier, qui était parfaitement revenu à lui. Es-tu devenu complètement fou ? Il nous a évité le gibet… Il m’a pansé la tête… — Au camp il nous a sauvés, ainsi que la jeune fille accusée de sorcellerie, rappela tout doucement Milva. — Taisez-vous. Vous ne savez pas qui il est. Le barbier ne bougea pas. Et soudain, Milva perçut avec effroi ce qu’elle aurait dû percevoir depuis longtemps déjà. Régis n’avait pas d’ombre. — En effet, articula-t-il avec lenteur, vous ne savez pas qui je suis. Et il est temps que vous l’appreniez. Je m’appelle Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy. Je vis sur cette terre depuis quatre cent vingt-huit ans. Je suis le descendant des malheureuses créatures enfermées parmi vous après le cataclysme que vous appelez la Conjonction des Sphères. Pour parler simplement, je passe pour un monstre. Un monstre buveur de sang. Et aujourd’hui je tombe sur un sorceleur dont le métier est d’éliminer les êtres tels que moi. C’est tout. — Et cela suffit. (Geralt abaissa son épée.) C’est trop même. Disparais, Emiel Régis je ne sais plus quoi. Dégage d’ici. — Voilà qui est singulier, ironisa Régis. Tu me permets de m’en aller ? Moi qui suis un danger pour les hommes ? Un sorceleur devrait pourtant mettre à profit chaque occasion qui lui est donnée d’éliminer de telles menaces. — Fous le camp. Éloigne-toi, et fais vite. — Jusqu’à quelle distance ? demanda lentement Régis. Après tout, tu es un sorceleur. Tu sais que j’existe. Lorsque tu seras venu à bout de ton problème, lorsque tu auras réglé ce que tu as à régler, tu reviendras sans aucun doute dans ces contrées. Tu sais où je vis, tu connais mes occupations. Vas-tu me pourchasser ? — Ce n’est pas exclu. S’il y a une récompense à la clé. — Je te souhaite bonne chance. (Régis ferma son sac, déplia son manteau.) Adieu. Ah, encore une chose. À combien devrait s’élever cette récompense pour que tu acceptes de te déranger ? Combien est-ce que je vaux, d’après toi ? — Très cher. — Tu flattes ma vanité. Mais concrètement ? — Fous le camp, Régis. — Oui, oui. Mais avant, évalue-moi ; je t’en prie. — Pour un vulgaire vampire, je prenais l’équivalent d’un bon cheval de selle. Mais toi, tu n’es pas un vulgaire vampire. — Alors, combien ? — Je doute…, commença le sorceleur d’une voix glaciale. Je doute qu’il existe une personne suffisamment riche pour s’acquitter d’une telle somme. — Je comprends, et je te remercie. Le vampire sourit, découvrant ainsi ses canines. Milva et Cahir s’écartèrent, et Jaskier étouffa un cri d’épouvante. — Adieu. Bonne chance. — Adieu, Régis. Bonne chance à toi. Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy secoua son manteau, s’y enveloppa et disparut. Tout simplement, sans laisser de trace. * * * — Maintenant (Geralt se retourna, l’épée toujours à la main), à ton tour, Nilfgaardien… — Non, l’interrompit vivement Milva. J’en ai par-dessus la tête de tout ça. Tous à cheval, et déguerpissons d’ici ! Les cris portent avec la rivière. Si quelqu’un nous tombe dessus, on ne s’en rendra même pas compte ! — Je ne voyagerai pas en sa compagnie. — Eh bien, pars tout seul ! gronda Milva, sérieusement en colère. Dans une autre direction ! J’en ai assez de tes humeurs, sorceleur ! Que tu aies chassé Régis alors qu’il t’avait sauvé la vie, c’est ton problème. Mais Cahir m’a sauvée, moi, c’est donc mon ami ! Si en revanche tu le considères comme un ennemi, alors rentre en Armérie, la voie est libre ! Tes amis t’y attendent déjà avec une corde ! — Ne crie pas. — Alors ne reste pas planté là comme un poteau. Aide-moi à installer Jaskier sur le hongre. — Tu as sauvé nos chevaux ? Ablette aussi ? — C’est lui qui les a sauvés, dit-elle en désignant Cahir d’un signe de tête. En route, on y va. * * * Ils franchirent l’Ina. Ils longèrent la rive droite, traversant des nappes peu profondes et des bras morts, avançant parmi les saules gris, les herbes et les terrains marécageux qui grouillaient de grenouilles, de canards et de sarcelles à en croire les coassements et les cancanements qui parvenaient à leurs oreilles. Le soleil rougeoyant inondait le ciel, se réverbérant dans un éclat aveuglant sur la surface lisse des étangs, envahie par les nuphars. La troupe bifurqua à l’endroit où l’un des nombreux bras de l’Ina se jetait dans la Iaruga. À présent ils progressaient à travers des forêts sombres, lugubres, où les arbres semblaient littéralement émerger des marécages recouverts d’un tapis de lentilles d’eau. Cheminant en tête aux côtés du sorceleur, Milva lui relatait à mi-voix le récit de Cahir. Geralt restait muet comme une carpe ; pas une seule fois il ne se retourna ni ne jeta un regard au Nilfgaardien qui restait à l’arrière pour aider le poète. Jaskier poussait des gémissements de temps à autre, pestait et se plaignait d’un mal de tête, mais il tenait bon, vaillamment, et ne ralentissait pas le cortège. Son état s’était considérablement amélioré depuis qu’il avait retrouvé Pégase et son luth attaché à sa selle, intact. Vers midi ils débouchèrent de nouveau sur des ripisylves ensoleillées au-delà desquelles s’étendaient les eaux calmes de la Grande Iaruga. Ils se frayèrent un passage, pataugèrent dans les herbes et les bancs de sable. Parmi les nombreux bras de la rivière, ils tombèrent sur une île, un endroit sec au milieu des marécages et des jonchères. L’île était envahie de broussailles et d’osiers rouges, parsemée de quelques arbres nus, desséchés, blanchis par les fèces des cormorans. Milva la première entrevit parmi les roseaux une barque que le courant avait dû entraîner jusque-là. C’est elle aussi qui la première repéra au milieu des osiers rouges une petite clairière qui conviendrait parfaitement au repos des chevaux. Ils s’arrêtèrent, et le sorceleur estima que le temps était venu d’avoir une discussion avec le Nilfgaardien. Entre quatre yeux. * * * — Je t’ai épargné sur Thanedd, j’ai eu pitié de toi, freluquet. Ce faisant, j’ai commis la plus grossière erreur de ma vie. Ce matin j’ai épargné un vampire supérieur qui a sans nul doute ôté la vie à plus d’un humain. J’aurais dû le tuer. Mais je ne pensais pas à lui, car une chose, une seule, me préoccupait : massacrer ceux qui ont porté atteinte à Ciri. Je me suis juré que ceux qui l’avaient offensée le paieraient de leur sang. Cahir ne disait rien. — Ce que m’a raconté Milva ne change rien. Il n’en ressort qu’une seule chose : bien que tu te sois donné beaucoup de mal, tu n’as pas réussi à enlever Ciri sur l’île. Tu traînes donc maintenant derrière moi pour que je te mène jusqu’à elle. Pour que tu puisses de nouveau poser tes sales pattes sur elle, car alors peut-être auras-tu une chance d’être gracié par ton empereur et d’échapper à l’échafaud. Cahir gardait toujours le silence. Geralt se sentit soudain très mal. — À cause de toi, elle criait la nuit, tonna-t-il. À ses yeux d’enfant, tu as pris les proportions d’un cauchemar. Et pourtant tu n’étais et tu n’es qu’un instrument, le larbin minable de ton empereur. Je ne sais pas ce que tu lui as fait pour hanter ainsi ses cauchemars. Mais le pire, c’est que je ne comprends pas pourquoi, en dépit de tout ça, je n’arrive pas à te tuer. Je ne sais pas ce qui me retient. — Peut-être, répondit doucement Cahir, qu’en dépit des circonstances et des apparences, nous avons toi et moi quelque chose en commun. — Je serais curieux de savoir ce que c’est ! — Comme toi, je veux sauver Ciri. Comme toi, je ne m’émeus pas de la surprise ou de l’incrédulité que mon vœu suscite. Comme toi, je n’ai nullement l’intention d’expliquer mes mobiles à quiconque. — C’est tout ? — Non. — Alors parle, je t’écoute. — Ciri, commença lentement le Nilfgaardien, traverse à cheval un village poudreux. Avec six jeunes gens. Parmi eux se trouve une jeune fille aux cheveux coupés ras. Ciri danse sur une table dans une cahute et elle est heureuse… — Milva t’a raconté mes rêves. — Non. Elle ne m’a rien raconté du tout. Tu ne me crois pas ? — Non. Cahir baissa la tête, creusa le sable de son talon. — J’avais oublié, soupira-t-il, tu ne peux pas me croire, c’est impossible, tu ne peux avoir confiance en moi. Je le comprends. Cela dit, tout comme moi, tu as dû faire un autre rêve. Un rêve que tu n’as raconté à personne. Car je doute que tu aies eu envie de le partager avec qui que ce soit. * * * On peut dire que Servadio avait une sacrée veine. Il n’était pas venu à Loredo dans l’intention d’espionner quelqu’un en particulier. Mais le village, non sans raison, avait été surnommé « le Repaire Malandrin ». Loredo était situé sur le « Chemin des Bandits », les brigands et les voleurs de tous les alentours du Haut-Velda venaient pour s’y rencontrer, fouiner, vendre ou échanger leurs butins, s’approvisionner, se reposer et s’amuser en compagnie du gratin des voyous. Le village avait été incendié à plusieurs reprises, mais les rares habitants restants et les nombreux immigrants ne cessaient de le reconstruire. La cohabitation avec les bandits se passait parfaitement bien. Et les mouchards comme Servadio avaient toujours la possibilité de glaner à Loredo une ou deux informations à rapporter au préfet en échange de quelques florins. Aujourd’hui, Servadio escomptait récupérer bien plus. Car les Rats venaient d’arriver au village. Le cortège était mené par Giselher, flanqué d’Étincelle et de Kayleigh. Derrière eux suivaient Mistle et la nouvelle, une fille aux cheveux cendrés, prénommée Falka. Asse et Reef fermaient la marche, en tirant des chevaux non sellés qui avaient sans nul doute été volés et amenés à Loredo pour y être vendus. Les Rats étaient fatigués et couverts de poussière, mais ils se tenaient gaillardement sur leur selle, répondaient aux salutations de leurs amis ou connaissances qui séjournaient au village. Ils sautèrent à bas de leurs chevaux et se servirent de la bière avant de se lancer aussitôt dans de bruyantes négociations avec les marchands et les receleurs. Tous, sauf Mistle et la nouvelle recrue, qui portait une épée derrière son dos. Ces deux-là s’en allèrent parmi les étals qui, comme à l’accoutumée, inondaient la place. Loredo avait ses jours de marché ; ces jours-là, l’offre à destination des bandits de passage était particulièrement riche et diversifiée. C’était le cas cette fois-ci. Servadio emboîta prudemment le pas aux jeunes filles. Pour gagner de l’argent, il devait moucharder, et, pour moucharder, il devait prêter l’oreille. Mistle et Falka admiraient les foulards colorés, les colliers de perles, les blouses brodées, les caparaçons, les brides décorées. Elles retournaient la marchandise, mais n’achetaient rien. Mistle avait la main posée sur l’épaule de sa compagne aux cheveux cendrés quasiment en permanence. Le rapporteur se rapprocha prudemment, fit mine d’examiner les courroies et les ceintures sur l’étal d’un sellier. Les jeunes brigandes discutaient, mais à voix basse, il lui était impossible de comprendre ce qu’elles se disaient, et il n’osait pas avancer plus près. Elles pourraient le remarquer, avoir des soupçons. Dans l’une des échoppes on vendait de la ouate sucrée. Les jeunes filles s’approchèrent, Mistle acheta deux bâtonnets entourés d’une douceur neigeuse et en donna un à sa compagne. Celle-ci commença à grignoter délicatement. Un flocon blanc resta collé sur ses lèvres. Mistle l’essuya d’un geste délicat, affectueux. La jeune fille aux cheveux gris écarquilla ses yeux noisette, se passa très lentement la langue sur les lèvres, sourit d’un air espiègle en tournant la tête. Des frissons glacés parcoururent Servadio de la nuque aux omoplates. Il se souvint des ragots qui circulaient sur les deux brigandes. Il se dit qu’il ferait mieux de se retirer furtivement ; il était clair qu’il n’entendrait rien, qu’il ne pourrait rien surprendre d’intéressant, les deux donzelles ne discutant apparemment de rien d’important. En revanche, non loin de là, à l’endroit où s’était rassemblée la crème des gangs, Giselher, Kayleigh et les autres se chamaillaient bruyamment, marchandaient, criaient, plaçaient leur timbale toutes les deux minutes sous le bondon du tonnelet. Avec eux, Servadio avait des chances d’en apprendre davantage. L’un des Rats pouvait laisser échapper un mot, même un demi-mot qui trahirait les projets imminents de la bande, son itinéraire ou son objectif. S’il parvenait à entendre quelque chose et à transmettre à temps l’information aux soldats du préfet ou aux agents de Nilfgaard, qui s’intéressaient vivement aux Rats, il pourrait espérer une récompense. Si, par la suite, sur la base de ces informations, le préfet réussissait à mettre en place un piège efficace, Servadio pouvait compter sur un afflux vraiment considérable de ses ressources. J’achèterai une peau de mouton à ma vieille, pensait-il fiévreusement. Des chaussures aux enfants, enfin ! Et puis aussi un ou deux jouets… Et pour moi… Les jeunes filles flânaient le long des étals en léchant leur ouate sucrée. Servadio réalisa soudain qu’elles étaient observées. Et montrées du doigt. Ils connaissaient ceux qui les désignaient de la sorte, des bandits et des voleurs de chevaux du gang de Pinto, surnommé « l’Arracheur de queues ». Les larrons échangeaient des réflexions, parlaient fort, ricanaient et se montraient insolents. Mistle cligna des yeux, posa sa main sur l’épaule de la jeune fille aux cheveux cendrés. — Hé, les tourterelles ! s’esclaffa l’un des voleurs du gang de l’Arracheur, un échalas dont la moustache ressemblait à une étoupe en bataille. Avisez un peu, c’est vrai qu’elles vont pas tarder à se faire des bécots ! Servadio vit que la jeune fille aux cheveux cendrés avait frémi, et que les doigts de Mistle s’étaient resserrés sur son épaule. Les larrons ricanèrent en chœur. Mistle se retourna lentement ; certains des voleurs cessèrent de rire sur-le-champ, mais celui à la moustache en bataille était ou trop ivre, ou bien totalement dénué de bon sens. — P’têt’ bien qu’l’une de vous a besoin d’un homme ? dit-il en s’approchant et en faisant des gestes sans équivoque. Par ma foi, des comme vous, y a qu’à les tringler comme il faut, et vous serez guéries de vot’ perversion en un éclair ! Hé, toi, je te parle… Il n’eut pas le temps de la toucher. La jeune fille aux cheveux cendrés s’enroula tel un serpent prêt à l’attaque, son épée flamboya et frappa avant même que sa ouate sucrée, qu’elle avait laissé tomber, touche terre. Le moustachu chancela, gloussa comme un dindon, du sang jaillit en un filet continu de sa gorge tranchée. La jeune fille se replia de nouveau sur elle-même, se rapprocha de lui en deux pas de danse, frappa une seconde fois ; une vague carmin éclaboussa les étals, le voyou s’affaissa, et une mare de sang se forma en quelques secondes autour de son cadavre gisant sur le sable. Quelqu’un hurla. Un deuxième voleur se pencha, sortit un couteau de sa chaussure, mais au même moment il tomba, frappé par le manche en fer de la nagaïka de Giselher. — Un seul cadavre suffit ! assena le chef des Rats. Celui-là n’a qu’à s’en prendre à lui-même, il ignorait à qui il avait affaire ! Écarte-toi, Falka ! C’est alors seulement que la jeune fille aux cheveux gris lâcha son épée. Giselher souleva son escarcelle et l’agita. — D’après les règles de notre confrérie, je paie pour celui qui a été tué. Honnêtement, selon son poids, un thaler pour chaque livre de ce macchabée galeux. Fin de la querelle ! Je dis bien, camarades ? Hé, Pinto, qu’est-ce que tu as à déclarer ? Étincelle, Kayleigh, Reef et Asse se tenaient derrière leur chef. Leurs visages étaient de marbre, leurs mains posées sur le pommeau de leurs épées. — C’est honnête, intervint l’un des bandits du gang de l’Arracheur, un homme petit aux jambes torses, vêtu d’un caban de cuir. C’est juste, Giselher. Fin de la querelle. Servadio avala sa salive et essaya de se noyer dans la foule qui s’était déjà rassemblée sur le lieu de l’incident. Il songea soudain qu’il n’avait pas la moindre envie de tourner autour des Rats ni de la jeune fille aux cheveux couleur cendre qu’on appelait Falka, et se dit que la récompense promise par le préfet n’était pas si élevée, finalement. Falka rangea tranquillement son épée dans son fourreau et regarda autour d’elle. Servadio se Figea en voyant son menu visage soudain décomposé. — Ma ouate sucrée, gémit plaintivement la jeune fille en regardant sa friandise qui traînait sur le sable sale. J’ai laissé tomber ma ouate sucrée… Mistle l’enlaça. — Je t’en achèterai une autre. * * * Le sorceleur était assis sur le sable parmi les osiers rouges ; il était sombre, furieux et pensif. Il regardait les cormorans perchés sur un arbre souillé d’excréments. Après leur conversation, Cahir avait disparu dans les buissons et on ne l’avait plus revu. Milva et Jaskier cherchaient quelque chose à manger. Dans la barque ramenée par le courant ils eurent la chance de découvrir, sous les filets, un chaudron en cuivre et un cabas contenant des légumes. Ils déroulèrent sur la berge le filet d’osier rouge qu’ils avaient trouvé dans le canot, et ils se mirent à patrouiller le long de la rive en donnant des coups de bâton dans les plantes aquatiques pour en faire sortir les poissons et les attirer dans le piège. Le poète se sentait déjà mieux ; il marchait, fier comme un paon, relevant sa tête bandée de héros. Geralt demeurait pensif et furieux. Milva et Jaskier sortirent le filet et se mirent à pester, car à la place des silures et des carpes espérés frétillait entre les mailles de la vulgaire poissonnaille. Le sorceleur se leva. — Venez donc ici, vous deux ! Laissez cette nasse et venez par ici. J’ai quelque chose à vous dire. (Milva et Jaskier approchèrent ; leurs vêtements mouillés empestaient le poisson. De but en blanc, le sorceleur leur jeta à la figure :) Rentrez chez vous ! Repartez vers le nord, en direction de Mahakam. Je continue tout seul. — Quoi ? — Nos routes se séparent ici, Jaskier. Assez rigolé. Il est temps que tu rentres chez toi écrire tes vers. Milva t’accompagnera par les bois… Qu’y a-t-il ? — Rien. (Milva repoussa violemment ses cheveux en arrière.) Rien du tout. Parle, sorceleur. Je suis curieuse d’entendre la suite. — Je n’ai rien d’autre à ajouter. Je vais vers le sud, sur l’autre rive de la Iaruga. Par les territoires nilfgaardiens. C’est une route dangereuse et longue. Et moi, je ne peux plus temporiser. C’est pourquoi je pars seul. — En te débarrassant des bagages incommodes, remarqua Jaskier en hochant la tête, des boulets qui retardent ta marche et te causent des soucis. Autrement dit, de moi. — Et de moi, ajouta Milva en regardant de côté. — Écoutez, reprit Geralt d’une voix plus calme. Il s’agit d’une affaire personnelle. Tout ceci ne vous concerne pas. Je ne veux pas vous imposer un fardeau qui n’appartient qu’à moi. — Qui n’appartient qu’à toi, répéta lentement Jaskier. Je vois… Tu n’as besoin de personne. Avoir de la compagnie te gêne et ralentit ta marche. Tu comptes te débrouiller seul et tu n’as pas l’intention de prêter attention à quiconque. Par ailleurs, tu aimes la solitude. Ai-je oublié de mentionner quelque chose ? — Absolument, répondit vivement Geralt. Tu as oublié d’échanger ta cervelle vide contre une autre bien remplie. Si la flèche avait dévié ne serait-ce que d’un pouce vers la droite, idiot, à l’heure actuelle, les freux seraient en train de te dépiauter les yeux. Tu es un poète, tu as de l’imagination, essaie donc de te représenter cette image. Je le répète : vous, vous retournez dans le Nord, moi, je me dirige dans la direction opposée. Seul. — Eh bien, pars ! (Milva se leva brusquement, tel un ressort.) Tu penses peut-être que je vais te supplier ? Va au diable, sorceleur ! Viens, Jaskier, allons nous préparer un peu de mangeaille. La faim me tenaille, et lui me donne la nausée quand je l’écoute. Geralt tourna la tête. Il observa les cormorans aux yeux verts qui séchaient leurs ailes sur les branches de l’arbre souillé. Soudain il sentit une forte odeur de plantes et il pesta rageusement. — Tu abuses de ma patience, Régis. Le vampire, qui, selon son habitude, avait surgi de nulle part, ne se troubla pas, et prit place auprès du sorceleur. — Je dois changer le bandage du poète, déclara-t-il tranquillement. — Alors va le voir. Et tiens-toi éloigné de moi. Régis soupira. Il n’avait pas l’intention de quitter les lieux. — J’ai prêté l’oreille, voilà un instant, à la conversation que tu as eue avec Jaskier et l’archère, observa-t-il non sans ironie dans la voix. Il faut le reconnaître, tu as un véritable talent pour t’attirer les faveurs des gens. Alors que le monde entier semble te guetter, tu te permets de fouler aux pieds des camarades et des alliés qui souhaitent te venir en aide. — Le monde est tombé sur la tête ! Voilà qu’un vampire prétend m’apprendre à me comporter avec les gens. Que sais-tu des gens, Régis ? La seule chose qui t’intéresse, c’est le goût de leur sang. Sacré nom ! Me serais-je mis à discuter avec toi ? — Le monde est effectivement tombé sur la tête, reconnut le vampire tout à fait sérieusement. Oui, c’est bien ce que tu as fait. Peut-être accepteras-tu dans ce cas d’écouter mon conseil ? — Certainement pas. Je n’en ai pas besoin. — C’est vrai, j’allais oublier. Tu n’as besoin ni de conseils, ni d’alliés, tu te passeras aussi de compagnons de voyage. Ton expédition est à caractère strictement privé. Mieux : son but exige que tu le réalises seul. Les risques, les dangers, les difficultés, les doutes doivent t’accabler toi, et uniquement toi. Car tu veux faire pénitence, expier tes fautes en t’imposant certaines épreuves. Comme un baptême du feu. Tu vas traverser le feu qui certes brûle, mais aussi purifie. Seul, en solitaire. Car si quelqu’un te soutenait dans cette épreuve, prenait sur lui ne serait-ce qu’une parcelle de ce fardeau, de cette douleur, il t’affaiblirait. T’empêcherait, par sa participation, d’expier en totalité les fautes dont tu t’accables. Toi seul as une dette à rembourser, et tu ne tiens pas à la rembourser en devenant le débiteur de quelqu’un d’autre. Ai-je raisonné avec logique ? — C’en est d’autant plus étonnant que tu es sobre. Ta présence m’agace, vampire. Laisse-moi seul avec mon besoin d’expiation et ma dette, je te prie. — Je m’en vais de ce pas. (Régis se leva.) Reste là, et médite. Mais je te donnerai quand même un conseil. Le besoin d’expiation, le baptême du feu purificateur, le sentiment de culpabilité ne sont pas des choses dont tu peux réclamer la propriété pleine et entière. C’est en cela que la vie se différencie du monde de la finance ; elle connaît le prix des dettes que l’on rembourse en s’endettant auprès d’autrui. — Va-t’en, s’il te plaît. — Je m’en vais. Le vampire s’éloigna, il rejoignit Milva et Jaskier. Tandis qu’il changeait le bandage du poète, tous trois se demandèrent ce qu’ils pourraient bien manger. Milva remua la poissonnaille dans le filet en la regardant d’un œil critique. — Y a pas à réfléchir, dit-elle. Il faut enfiler ces cancrelats sur un bâton et les faire rôtir. — Non, rétorqua Jaskier en tournant sa tête fraîchement bandée, ce n’est pas une bonne idée. Il n’y en a pas assez, ça ne suffira pas à nous rassasier. Je propose qu’on en fasse de la soupe. — Une soupe de poissons ? — Bien sûr. Nous avons du sel et assez de petits poissons. (Tout en réfléchissant, Jaskier énumérait les ingrédients en comptant sur ses doigts :) Nous avons trouvé de l’oignon, des carottes, du persil, du céleri avec ses fanes. Et un chaudron. Au final, nous obtiendrons une soupe. — Un assaisonnement serait le bienvenu. — Oh ! (Régis sourit en prenant son sac :) Pour ça, pas de problème. Je peux vous proposer du basilic, du piment, du poivre, du laurier, de la sauge… — Assez, assez, l’interrompit Jaskier. Ça suffira, on n’a pas besoin de mandragore pour notre soupe. Allez, au travail. Nettoie les poissons, Milva. — Nettoie-les toi-même ! Non mais écoutez-les donc ! Sous prétexte qu’il y a une femme dans leur compagnie, ils s’imaginent qu’elle va s’activer pour eux à la cuisine ! Je vais chercher de l’eau et je m’occupe d’allumer le feu. Salissez-vous vous-mêmes avec ces loches. — Ce ne sont pas des loches, dit Régis. Nous avons là des chevaines, des gardons, des grémilles et des brèmes. — Ah ! je vois que tu t’y connais en poissons ! ne put s’empêcher d’intervenir Jaskier. — Je m’y connais en beaucoup de choses, reconnut le vampire, impassible, sans la moindre arrogance dans la voix. J’ai appris par-ci, par-là. — Puisque tu es aussi savant, alors occupe-toi de vider savamment cette poiscaille. Moi, je vais chercher de l’eau. — Ce ne sera pas trop dur de rapporter un chaudron plein ? Geralt, va l’aider ! — Ça ira, gronda Milva. Et j’ai pas besoin de son aide. Il a ses propres problèmes, des problèmes personnels, alors il ne faut surtout pas le déranger ! Geralt tourna la tête, faisant mine de ne pas avoir entendu. Jaskier et le vampire commencèrent à nettoyer le menu fretin. — Elle ne va pas être épaisse, cette soupe, constata Jaskier en suspendant le chaudron au-dessus du feu. Par la peste, un plus gros poisson serait le bienvenu. — Celui-ci ferait-il l’affaire ? Cahir surgit soudain des osiers rouges, un brochet de trois livres encore frétillant à la main. — Oh, oh ! Quelle merveille ! Où l’as-tu dégoté, Nilfgaardien ? — Je ne suis pas nilfgaardien. Je viens de Vicovar, et je m’appelle Cahir… — Ça va, ça va, tu nous l’as déjà dit. Je t’ai demandé où tu avais trouvé ce morceau ? — J’ai bricolé une nasse. Je me suis servi d’une grenouille comme appât. Je l’ai lancée dans un trou près de la berge. Le brochet s’est fait prendre tout de suite. — Je suis entouré de spécialistes ! s’exclama Jaskier en secouant sa tête bandée. Dommage que je n’aie pas proposé de biftecks au menu, vous nous auriez sûrement trouvé une vache aussitôt. Bon, mais occupons-nous de ce que nous avons. Régis, jette tous les petits poissons dans la marmite, avec la tête et la queue. Par contre, avec le brochet, il faut opérer correctement. Tu sais comment faire, Nilf… Cahir ? — Oui. — Alors, au travail. Geralt, sacré nom, tu as l’intention de faire la tête encore longtemps, tout seul dans ton coin ? Viens plutôt éplucher les légumes ! Le sorceleur se leva docilement ; il vint se joindre aux autres, mais se tint ostensiblement loin de Cahir. Avant même qu’il ait eu le temps de se plaindre de ne pas avoir de couteau, le Nilfgaardien – ou Vicovarien – lui tendit le sien, et il en sortit un second de la doublure de sa chaussure. Geralt prit le couteau en marmottant un remerciement. Le travail collectif se déroulait en harmonie. Rapidement le chaudron rempli de menus poissons et de légumes se mit à crépiter et à bouillonner. Le vampire enleva adroitement l’écume qui se formait à la surface avec la cuiller sculptée par Milva. Une fois que Cahir eut nettoyé et découpé le brochet, Jaskier jeta la queue, les nageoires, l’épine dorsale et la gueule aux dents pointues du prédateur dans la marmite, puis il mélangea le tout. — Mmmm ! Que ça sent bon ! Quand tout sera bien cuit, il faudra filtrer les déchets. — Avec des chaussettes russes sans doute ? le railla Milva en faisant la grimace et en sculptant une nouvelle cuiller. Comment veux-tu qu’on filtre sans passoire ? — Mais voyons, chère Milva, répliqua Régis en souriant. Nous remplacerons aisément ce que nous ne possédons pas par ce que nous possédons. C’est juste une question d’initiative et de pensée positive. — Va au diable, vampire, avec tes jacasseries savantes. — On pourra se servir de ma cotte de mailles pour filtrer la soupe, proposa Cahir. Il suffira de la rincer après, qu’est-ce que ça fait ? — On la rincera aussi avant, déclara Milva. Sinon, j’en mangerai pas, de cette soupe. Le filtrage se déroula au mieux. — Maintenant, jette le brochet dans le bouillon, Cahir, décréta Jaskier. Mais quel fumet exquis ! Nous allons nous régaler ! Ne rajoutez pas de bois, ça brûle bien comme ça. Geralt, qu’est-ce que tu fabriques avec cette cuiller ? Ce n’est plus maintenant qu’il faut mélanger ! — Ne hurle pas. Je ne savais pas. — L’ignorance, observa Régis en souriant, ne saurait être une excuse pour les actes irréfléchis. Lorsqu’on ne sait pas, ou qu’on a des doutes, il est bon de prendre conseil… — Ferme-la, vampire ! Geralt se leva et lui tourna le dos. Jaskier pouffa. — Regardez-le, il est vexé ! — Il est comme ça, affirma Milva en faisant la lippe. C’est un palabreur. Quand il ne sait pas quoi faire, il ne fait que palabrer et il se vexe. Vous n’aviez pas encore remarqué ? — Si, depuis longtemps, dit doucement Cahir. — Il faut ajouter du poivre. (Jaskier, qui avait léché la cuiller, clappa de la langue.) Et aussi du sel. (Il goûta de nouveau la soupe.) Voilà ! Maintenant, c’est parfait. Enlevons la marmite du feu. Sacrebleu, qu’est-ce que c’est chaud ! Je n’ai pas de gants… — Moi, j’en ai, proposa Cahir. — Et moi, je n’en ai pas besoin. (Régis saisit le chaudron par l’autre côté.) C’est bon ! (Le poète essuya sa cuiller sur son pantalon.) Allez la compagnie, asseyez-vous. Et bon appétit ! Eh bien, Geralt, tu attends une invitation spéciale ? Avec le héraut et la fanfare ? Tous prirent place en un cercle serré autour du chaudron installé sur le sable, et pendant un long moment on n’entendit plus que le bruit de leur souffle sur la soupe trop chaude et leurs lapements avides, hautement distingués. Après avoir ingurgité la moitié du bouillon, ils entreprirent de pêcher adroitement les morceaux de brochet et terminèrent leur repas en raclant le fond de la marmite avec leurs cuillers. — Qu’est-ce que je me suis empiffrée, gémit Milva. Ce n’était pas idiot, cette idée de soupe, Jaskier. — En effet, reconnut Régis. Qu’en dis-tu, Geralt ? — Je dis : merci. (Le sorceleur se leva péniblement, et massa son genou qui recommençait à le faire souffrir.) Ça suffira ? Ou bien faut-il appeler la fanfare ? — C’est toujours pareil avec lui, fit le poète en agitant la main. Ne faites pas attention. Et encore, vous avez de la chance ! Moi, j’étais avec lui quand il s’est querellé avec sa Yennefer, une beauté blafarde aux cheveux d’ébène. — De la discrétion, l’avertit le vampire. Et n’oublie pas, il a des problèmes. — Les problèmes, il convient de les résoudre, déclara Cahir en étouffant un rot. — Bah ! dit Jaskier. Mais comment ? Milva se mit à son aise et s’étendit sur le sable chaud. — Le vampire est savant. Il doit avoir la réponse, à coup sûr. — La réponse ne se trouve pas dans la connaissance, mais dans la juste appréciation des conjonctures, affirma tranquillement Régis. Et lorsque l’on envisage les conjonctures, on en arrive à la conclusion que nous avons affaire à un problème insoluble. Toute cette entreprise est vouée à l’échec. Les chances de retrouver Ciri sont nulles. — Tu n’as pas le droit de parler comme ça, le railla Milva. Il faut penser positivement et faire preuve d’initiative. Comme avec cette passette. Si on n’en a pas, il n’y a qu’à la remplacer par autre chose. Voilà, moi, c’que j’en pense. — Récemment encore, reprit le vampire, nous estimions que Ciri était à Nilfgaard. Arriver jusque-là et la libérer, voire même l’enlever, semblait une entreprise démesurée. Aujourd’hui, compte tenu des révélations de Cahir, nous ne savons absolument pas où se trouve Ciri. On peut difficilement parler d’initiative lorsqu’on n’a pas la moindre idée de la direction à prendre. — Que devons-nous faire alors ? tiqua Milva. Le sorceleur s’entête à vouloir aller vers le sud. — Pour lui, répondit Régis en souriant, les directions du monde n’ont pas de signification particulière. Peu lui importe où il va, du moment qu’il ne reste pas assis à ne rien faire. C’est un véritable principe chez les sorceleurs. Le Mal est partout en ce monde, il suffit donc d’aller où les yeux se posent et d’éradiquer en chemin les monstres rencontrés, contribuant ainsi à la cause du Bien. Le reste viendra tout seul. Autrement dit : tout est dans le mouvement, l’objectif n’est rien. — Quelle ânerie, commenta Milva. Son objectif, c’est tout de même Ciri. Et tu oses dire qu’elle n’est rien ? — Je plaisantais, reconnut le vampire en jetant un coup d’œil à Geralt, qui lui tournait toujours le dos. Mais j’ai manqué de tact. Pardon. Tu as raison, chère Milva. Notre objectif, c’est Ciri. Et puisque nous ne savons pas où elle est, il est sensé de chercher à le découvrir et d’orienter notre action en conséquence. L’affaire de l’Enfant-Surprise, comme j’ai pu le constater, est affaire de magie, de destinée et autres éléments surnaturels. Or je connais quelqu’un qui sait parfaitement s’orienter dans ce genre d’affaire et qui nous aidera certainement. — Ah ! se réjouit Jaskier. De qui s’agit-il ? Et où peut-on trouver cette précieuse personne ? Est-ce loin d’ici ? — Moins loin que la capitale de Nilfgaard. En fait, c’est tout près. À Angren. De ce côté-ci de la Iaruga. Je parle du cercle des druides, dont le siège se trouve dans les bois de Caed Dhu. — Dans ce cas mettons-nous en route sans tarder ! — Ainsi, personne parmi vous n’estime opportun de me demander mon avis ! s’énerva enfin Geralt. — Ton avis ? (Jaskier se retourna.) Mais tu n’as pas la moindre idée de ce que tu dois faire. Même la soupe que tu viens d’avaler, tu nous la dois. Sans nous, tu serais encore tenaillé par la faim. Et nous aussi, si nous avions attendu que tu te bouges. Ce chaudron de soupe est une affaire de coopération. Le fruit d’un travail d’équipe autour d’un objectif commun. Tu comprends ça, mon ami ? — Comment pourrait-il comprendre ? intervint Milva en se renfrognant. Lui n’a qu’un mot à la bouche : moi, encore et toujours moi ! Il se prend pour un loup solitaire. On voit bien qu’il n’a rien d’un chasseur, qu’il connaît mal la forêt. Les loups ne chassent pas en solitaire ! Jamais ! Un loup solitaire ! Pfft ! C’est un leurre, un stupide racontar de citadin. Mais lui ne comprend pas ça. — Mais si, il comprend, dit Régis en affichant son habituel sourire pincé. — Oui, confirma Jaskier. Il a juste l’air stupide. Mais je compte bien qu’un jour il acceptera enfin de faire travailler sa cervelle. Peut-être en tirera-t-il des conclusions raisonnables ? Peut-être comprendra-t-il que la seule chose qui réussisse aux solitaires est l’onanisme ? Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach restait discrètement silencieux. — Allez tous au diable…, rétorqua enfin le sorceleur en rangeant sa cuiller dans le haut de sa chaussure, vous et vos histoires de coopération et d’objectif commun. Pauvres imbéciles ! Aucun de vous ne comprend l’objectif dont il est ici question… Et que le diable m’emporte moi aussi. Cette fois, à l’instar de Cahir, Jaskier, Maria Barring, surnommée Milva et Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy restèrent silencieux. — Une sacrée compagnie que j’ai rencontrée là, reprit Geralt en tournant la tête. D’extraordinaires compagnons d’armes ! Une belle équipe de héros ! Plutôt des bras cassés, oui ! Un rimailleur et son luth ; une fille sauvage, forte en gueule, mi-femme mi-dryade ; un vampire qui s’apprête à souffler ses cinq cents bougies, et un salopard de Nilfgaardien qui s’entête à répéter qu’il n’en est pas un. — Et, à la tête de l’équipe, acheva tranquillement Régis, un sorceleur pétri de remords, dans l’incapacité totale de prendre une décision. Sincèrement, je propose qu’on voyage incognito pour éviter de déclencher des émeutes. — Ou des hurlements de rires, ajouta Milva. « La reine répliqua : “Ce n’est pas à moi que tu dois demander pardon, mais à ceux que tu as outragés par tes incantations. Tu as eu le courage de commettre des actes malveillants, aie maintenant le courage de faire face à tes poursuivants et à la justice imminente. Il n’est pas en mon pouvoir de te pardonner tes péchés.” Pour toute réponse la sorcière se hérissa, ses yeux pleins de haine lancèrent des éclairs : “Ma fin est proche, s’écria-t-elle, mais la tienne aussi, oh ! reine. Lorsque sonnera, terrible, l’heure de ta mort, tu te souviendras encore de Lara Dorren et de ses malédictions. Mais sache que celles-ci atteindront également tes descendants, et ce jusqu’à la dixième génération.” Ayant toutefois remarqué que le cœur de la reine continuait à battre imperturbablement dans son sein, la méchante elfe magicienne cessa de proférer injures et menaces, et commença à implorer aide et miséricorde telle une chienne… » Conte de Lara Dorren, version populaire « … mais ses implorations n’attendrirent guère le cœur de pierre des Dh’oine, ces horribles et impitoyables créatures. Et lorsque Lara, demandant miséricorde non plus pour elle-même mais pour ses enfants, s’agrippa aux portières du carrosse, sur ordre du roi, le bourreau la frappa de son sabre et lui taillada les doigts. Et lorsqu’au cours de la nuit le gel de février se mit à mordre, Lara rendit son dernier souffle en mettant au monde sa fillette, au milieu des bois, au sommet de la montagne, la protégeant du peu de chaleur qu’elle abritait encore en elle. Et alors, bien qu’alentour régnaient la nuit, le froid et la neige, le printemps soudain fit son apparition au sommet de la montagne, et des fleurs de feainnewett s’ouvrirent. Encore à ce jour, elles ne fleurissent qu’en deux seuls lieux : à Dol Blathann et sur le sommet de la montagne qui vit périr Lara Dorren aep Shiadhal. Conte de Lara Dorren, version elfique Chapitre 6 — Je t’ai déjà demandé de ne pas me toucher, grogna vivement Ciri, allongée sur le dos. Mistle écarta sa main, cessant du même coup de chatouiller la jeune fille avec le brin d’herbe qu’elle tenait entre ses doigts. Elle s’étira à ses côtés, regarda le ciel, les deux mains repliées sous sa nuque rasée. — Tu te conduis bizarrement ces derniers temps, petit faucon. — Je ne veux pas que tu me touches, un point c’est tout. — C’est juste un jeu. — Je sais. (Ciri serra les lèvres.) Juste un jeu. Tout ça n’a été qu’un jeu. Mais ça ne m’amuse plus, tu comprends ? Plus du tout ! Mistle resta longtemps silencieuse, le regard plongé dans l’horizon entrecoupé de traînées nuageuses. Un vautour tournoyait haut dans le ciel, au-dessus de la forêt. — Tes rêves… C’est à cause de tes rêves, n’est-ce pas ? reprit-elle enfin. Presque toutes les nuits tu te réveilles brusquement en criant. Ce que tu as vécu autrefois revient dans tes rêves. Je connais ça. Ciri ne répondit pas. — Tu ne m’as jamais parlé de toi, reprit Mistle, brisant de nouveau le silence. De ce que tu as traversé. Je ne sais pas d’où tu viens, ni si tu as des proches… Ciri agita sa main près de son cou, mais cette fois ce n’était qu’une coccinelle. — J’avais des proches, expliqua-t-elle d’une voix sourde sans regarder sa compagne. Enfin, je pensais que j’en avais… Des proches qui m’auraient retrouvée, même ici, même au bout du monde, si seulement ils l’avaient voulu… Ou bien s’ils étaient encore en vie… Que veux-tu savoir, Mistle ? Tu veux que je te parle de moi ? — Non, pas si tu n’en as pas envie. — Tant mieux. Parce que ce n’est sûrement qu’un jeu. Comme tout ce qu’il y a entre nous. — Je ne comprends pas pourquoi tu ne pars pas si tu es si mal avec moi, demanda Mistle en tournant la tête. — Je ne veux pas être seule. — C’est tout ? — C’est déjà beaucoup. Mistle se mordilla les lèvres. Avant même d’avoir eu le temps de répondre quoi que ce soit, elle entendit siffler. Les deux jeunes filles se levèrent d’un bond, débarrassèrent leurs vêtements des aiguilles qui s’y étaient accrochées et récupérèrent leur cheval. — Le jeu commence, Falka, lança Mistle en sautant sur sa selle et en saisissant son épée, celui qui depuis un certain temps te plaît par-dessus tout. Ne t’imagine pas que je n’avais pas remarqué. Ciri talonna son cheval rageusement. Penchées sur l’encolure de leurs montures, les jeunes filles filèrent le long du ravin ; les cris de guerre sauvages des autres Rats qui sortaient du bosquet de l’autre côté de la grand-route leur parvenaient déjà. Les étaux du piège se refermaient. * * * L’audience privée était terminée. Vattier de Rideaux, vicomte d’Eiddon et chef des services de renseignements militaires de l’empereur Emhyr var Emreis, quitta la bibliothèque en s’inclinant devant la reine de la vallée aux Fleurs, un peu plus courtoisement que ne l’exigeait le protocole de la cour. La révérence était toutefois mesurée, et les mouvements de Vattier étudiés et prudents ; l’espion impérial ne quittait pas du regard les deux ocelots allongés aux pieds de la souveraine des elfes. Les félins aux yeux d’or semblaient endormis, Vattier n’ignorait pas cependant que ce n’étaient pas des mascottes, mais des gardiens vigilants, prêts à bondir et à transformer en bouillie sanguinolente quiconque tenterait d’approcher la reine plus que ne l’autorisait le protocole. Francesca Findabair, appelée aussi Enid an Gleanna, la Pâquerette des vallées, attendit que les portes se referment derrière Vattier, puis elle caressa ses ocelots. — C’est bon, Ida, lança-t-elle. Ida Emean aep Sivney, une elfe magicienne, une Aen Seidhe libre des monts Bleus qui, durant l’audience, était restée cachée sous un voile d’invisibilité, se matérialisa dans un coin de la bibliothèque ; elle arrangea sa robe et ses cheveux roux-vermillon. Pour toute réaction les ocelots ouvrirent un peu plus les yeux. Comme tous les félins, ils voyaient l’invisible, on ne pouvait pas les tromper avec un sortilège aussi simple. — Ce défilé d’espions commence à m’agacer, dit Francesca, railleuse, en adoptant une position plus confortable sur le fauteuil d’ébène. Récemment Henselt de Kaedwen m’a envoyé un « consul », Dijkstra a dirigé vers Dol Blathann une « mission commerciale » et, aujourd’hui, je reçois la visite du maître espion Vattier de Rideaux en personne ! Ah, j’allais oublier Stefan Skellen, le Grand Rien impérial, qui est également venu rôder par ici. Mais je ne lui ai pas accordé d’audience. Je suis la reine, et Skellen n’est rien. C’est peut-être un fonctionnaire, mais il n’est rien. — Stefan Skellen, dit lentement Ida Emean, est également venu chez nous, mais il a eu plus de chance. Il s’est entretenu avec Filavandrel et Vanadaïne. — Et il a sans doute, comme Vattier l’a fait avec moi, posé des questions sur Vilgefortz, Yennefer, Rience et Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach ? — Entre autres. Tu vas être étonnée, mais il était davantage intéressé par la version originale de la prophétie d’Ithlinne Aegli aep Aevenien, plus particulièrement par les fragments qui parlent d’Aen Hen Ichaer, le Sang ancien. Il s’intéresse également à Tor Lara, la tour de la Mouette, et au portail légendaire qui reliait jadis la tour de la Mouette à Tor Zireael, la tour de l’Hirondelle. C’est typique des humains, Enid. Ils s’imaginent qu’au moindre signe nous allons les éclairer sur les énigmes et les secrets que nous tentons nous-mêmes de débrouiller depuis des dizaines d’années. Francesca leva la main et jeta un regard à sa bague. — Je me demande si Filippa est au courant de l’étrange intérêt de Skellen et de Vattier… Et donc d’Emhyr var Emreis, pour qui ils travaillent tous deux. — Croire qu’elle ne l’est pas serait un pari risqué (Ida Emean jeta un rapide coup d’œil à la reine), tout comme il serait risqué de ne pas révéler ce que nous savons à la conférence de Montecalvo, que ce soit devant Filippa ou devant la loge entière. Cela renverrait de nous une image peu flatteuse… Or nous voulons que cette loge existe. Nous voulons qu’on nous fasse confiance, à nous, les elfes, et non qu’on nous soupçonne de mener un double jeu. — Le fait est que nous menons un double jeu, Ida. Et nous jouons avec le feu. Avec les Flammes Blanches de Nilfgaard… — Le feu brûle, mais il purifie aussi. (Ida Emean releva la tête et regarda la reine ; le vif maquillage qui habillait son regard faisait paraître ses yeux plus grands.) Il faut le traverser. Il faut prendre un risque, Enid. Cette loge doit exister, elle doit commencer à agir. Dans son ensemble. Douze magiciennes, parmi lesquelles celle, justement, dont parle la prophétie. Même si c’est un jeu, jouons sur la confiance. — Et si c’était une provocation ? — Tu connais mieux que moi les personnes engagées dans cette affaire. Enid an Gleanna réfléchit. — Sheala de Tancarville, dit-elle enfin, est une solitaire secrète qui n’a aucune relation. Triss Merigold et Keira Metz en avaient, mais elles ont été contraintes d’émigrer, le roi Foltest ayant chassé toutes les magiciennes de Témérie. Margarita Laux-Antille ne s’intéresse à rien d’autre qu’à son école. À l’heure actuelle, Triss, Keira et Margarita sont effectivement sous la forte influence de Filippa, or Filippa est une énigme. Quant à Sabrina Glevissig, elle ne renoncera pas à l’influence politique dont elle jouit à Kaedwen, mais elle ne trahira pas la loge. Elle est trop attirée par le pouvoir que celle-ci lui donne. — Et qu’en est-il de ladite Assire var Anahid ? Et de l’autre Nilfgaardienne dont nous ferons la connaissance à Montecalvo ? — J’en sais peu sur elles, admit Francesca avec un léger sourire. Mais j’en saurai plus dès que je les verrai. À la manière dont elles seront accoutrées. Ida Emean fit battre ses cils, mais s’abstint de poser des questions. — Reste la statuette de jade, observa-t-elle au bout d’un instant. Dont on peut aussi trouver mention dans l’Ithlinnespeath, et qui demeure elle aussi une énigme. Il serait temps sans doute de lui permettre de s’exprimer et de lui révéler ce qui l’attend. As-tu besoin d’aide pour la décompression ? — Non, je me débrouillerai seule. Tu sais le piteux état dans lequel on se retrouve après une décompression. Moins il y aura de témoins, moins son orgueil sera atteint. * * * Francesca Findabair vérifia une nouvelle fois que le champ protecteur, qui empêchait de voir et d’entendre, isolait bien hermétiquement toute la cour du reste du palais. Elle alluma trois bougies noires montées sur des chandeliers équipés de projecteurs concaves. Les chandeliers étaient placés au sol sur les symboles de Belleteyn, Lammas et Yule à l’intérieur d’une mosaïque circulaire qui représentait les huit signes de Vicca, le zodiaque elfique. À l’intérieur du cercle zodiacal se trouvait un second cercle en mosaïque, plus petit et rempli de symboles magiques, qui entourait un pentagramme. Francesca avait installé sur trois des symboles des petits trépieds en fer sur lesquels elle avait ensuite délicatement et minutieusement monté trois cristaux. Par la force des choses, la base des cristaux épousait parfaitement les extrémités des trépieds ; l’assemblage devait être fait avec précision, mais Francesca avait tout vérifié à plusieurs reprises. Elle ne voulait pas prendre le risque de commettre une erreur. Non loin de là frémissait une fontaine ; l’eau jaillissait d’un pot tenu par une naïade, tous deux en marbre, puis retombait en quatre ruisseaux dans un petit bassin, emportant dans le courant des feuilles de nénuphars parmi lesquelles s’ébattaient des poissons dorés. Francesca ouvrit un coffret, en sortit une minuscule figurine de jade, douce comme du savon, la plaça au milieu du pentagramme, puis elle s’écarta ; elle jeta un dernier coup d’œil au grimoire posé sur une petite table, prit une profonde inspiration, leva les bras et se mit à scander des incantations. Les flammes des chandelles faiblirent instantanément, les facettes des cristaux étincelèrent et libérèrent des faisceaux de lumière. Les rayons convergèrent vers la figurine qui changea aussitôt de couleur, passant du vert au doré avant de devenir transparente. L’air frémit d’une énergie magique qui vint heurter l’écran protecteur. L’une des chandelles lança des étincelles, des ombres se mirent à danser sur le pavement, la mosaïque commença à prendre vie, à changer de forme. Les bras toujours tendus, Francesca poursuivait ses incantations. La figurine grandissait à vue d’œil, palpitant, vibrant ; elle changeait de structure et de forme, rampant sur le pavement, entourée de volutes de fumée. Grâce aux rayons de lumière projetés par les cristaux, on distinguait maintenant à travers la fumée un amas de matière en mouvement qui prenait consistance. Un moment après apparut au centre du cercle magique une forme humaine, celle d’une femme aux cheveux noirs, allongée et immobile. Les bougies se parèrent de rubans de fumée, les cristaux s’éteignirent. Francesca baissa les bras, remua les doigts et essuya la sueur de son front. La femme aux cheveux noirs se recroquevilla sur le pavement et commença à crier. — Comment t’appelles-tu ? — Ye… Yennef… Yennefeeeer !!! Aaahhh… L’elfe poussa un soupir de soulagement. La femme continuait de se replier sur elle-même, elle hurlait, gémissait, tapait des poings sur le sol, en proie à des spasmes violents. Francesca attendait patiemment. Et tranquillement. Celle qui, un instant auparavant, n’était encore qu’une figurine de jade, souffrait, c’était visible. Et compréhensible. Mais son cerveau n’était pas atteint. — Eh bien, Yennefer ! dit Francesca au bout d’un moment, interrompant les gémissements de la femme à terre. Cela suffit, non ? Avec un effort évident, Yennefer se mit à quatre pattes, s’essuya le nez avec son avant-bras, promenant autour d’elle des yeux égarés. Son regard passa sur Francesca comme si l’elfe n’existait pas, puis il s’arrêta et s’éveilla seulement à la vue de l’eau qui jaillissait de la fontaine. Yennefer rampa péniblement jusqu’à la margelle, l’enjamba et sauta à grand bruit dans l’eau. Elle faillit s’étouffer, commença à s’ébrouer, à tousser, à cracher ; enfin, écartant les lys d’eau sur son passage, elle pataugea à quatre pattes jusqu’à la naïade de marbre et s’assit sur le rebord en prenant appui contre le socle de la statue. — Francesca…, bredouilla-t-elle en touchant l’étoile d’obsidienne qu’elle avait autour du cou. (Le regard qu’elle posa sur l’elfe semblait un peu plus lucide.) Toi… — Oui, moi. Que te rappelles-tu ? — Tu m’as empaquetée… Par la peste, tu l’as vraiment fait ? — Je t’ai empaquetée et libérée. Que te rappelles-tu d’autre ? — Garstang… Les elfes. Ciri. Toi. Et cinq cents quintaux qui me sont tombés brusquement sur le dos… Maintenant, je sais ce que c’était. Une compression… — Ta mémoire fonctionne. C’est bien. Yennefer baissa la tête et jeta un œil entre ses cuisses ; des poissons dorés frétillaient près d’elle. — Demande qu’on change l’eau du bassin, Enid, ânonna-t-elle, je viens de soulager ma vessie. — Ce n’est pas grave, répondit Francesca en souriant. Regarde donc plutôt s’il n’y a pas de sang dans l’eau. Il arrive que la compression détériore les reins. — Les reins seulement ? (Yennefer inspira prudemment.) Je ne dois plus avoir un seul organe sain… Du moins, c’est ainsi que je le ressens. Par les dieux, Enid, qu’ai-je donc fait qui mérite un tel traitement… — Sors de l’eau. — Non. Je suis bien ici. — Je sais. La déshydratation. — Plutôt la dégradation ! La dégringolade ! Pourquoi m’as-tu fait ça ? — Sors de l’eau, Yennefer. La magicienne se leva avec difficulté en se tenant des deux mains à la naïade de marbre. Elle se débarrassa des nénuphars qui lui collaient à la peau, déchira d’un mouvement brusque sa robe qui dégoulinait et resta un moment debout, nue, sous les jets de la fontaine. Après s’être rincée et abreuvée, elle sortit de l’eau, s’assit sur le bord du bassin, essora ses cheveux et regarda autour d’elle. — Où suis-je ? — À Dol Blathann. Yennefer s’essuya le nez. — Les combats sur Thanedd continuent ? — Non. Ils sont terminés. Depuis un mois et demi. — J’ai dû sérieusement te blesser, observa Yennefer au bout d’un moment. Ou sacrément te porter sur les nerfs, Enid. Mais tu peux considérer que nous sommes quittes. Tu t’es vengée de belle manière, quoique ta méthode soit peut-être un peu trop sadique à mon goût. Ne pouvais-tu te contenter de me trancher la gorge ? — Ne raconte pas d’idioties. Je t’ai compressée et sortie de Garstang pour te sauver la vie, expliqua l’elfe en faisant la grimace. Nous y reviendrons, mais plus tard. Tiens, voici une serviette. Et un drap. Je te ferai donner une nouvelle robe une fois que tu auras pris ton bain. Un vrai bain, dans une baignoire avec de l’eau chaude. Tu as déjà causé suffisamment de nuisances aux poissons. * * * Tandis qu’Ida Emean et Francesca buvaient du vin, Yennefer absorbait du glucose et du jus de carotte. En grande quantité. — Résumons, dit-elle après avoir écouté le récit de Francesca. Nilfgaard a vaincu la Lyrie, conjointement avec Kaedwen ; il a démantelé Aedirn, brûlé Vengerberg, sacrifié Verden, et il est en passe de soumettre Brugge et Sodden. Vilgefortz a disparu, Tissaia de Vries s’est suicidée. Et toi, tu es devenue reine de la vallée aux Fleurs, l’empereur Emhyr t’a offert un sceptre et une couronne pour te remercier de lui avoir livré ma Ciri, qu’il recherchait depuis si longtemps et qu’aujourd’hui il possède, disposant d’elle à sa guise. Moi, tu m’as compressée et conservée pendant un mois et demi dans une boîte sous la forme d’une statuette de jade. Et tu espères sans doute que je vais te remercier pour cela ? — Ce serait de bon ton, rétorqua froidement Francesca Findabair. Sur Thanedd se trouvait un certain Rience, qui s’est fixé comme objectif de te préparer une mort lente et douloureuse, et Vilgefortz a promis de l’y aider. Rience a parcouru Garstang en tous sens pour te retrouver. Mais il ne t’a pas trouvée car tu étais déjà une statuette de jade soigneusement dissimulée dans mon décolleté. — Et je suis restée dans cet état quarante-sept jours. — Oui. Ainsi, lorsqu’on m’interrogeait, je pouvais tranquillement répondre que Yennefer de Vengerberg n’était pas à Dol Blathann. Après tout, on m’interrogeait sur Yennefer, pas sur une statuette, n’est-ce pas ? — Que s’est-il passé pour que tu te sois enfin décidée à me libérer ? — Beaucoup de choses. Je vais tout t’expliquer. — Tu vas d’abord m’expliquer autre chose. Geralt, le sorceleur, était sur Thanedd. Tu te souviens, je te l’avais présenté à Aretuza. Qu’est-il advenu de lui ? — Calme-toi, il est vivant. — Je suis calme. Parle, Enid. — Ton sorceleur, dit Francesca, en a fait plus en l’espace d’une heure que beaucoup en l’espace d’une vie. Sans entrer dans les détails, il a cassé une jambe à Dijkstra, coupé la tête d’Artaud Terranova et sauvagement tué à coups d’épée une dizaine de Scoia’tael. Ah ! j’allais oublier : il a par ailleurs éveillé l’excitation de Keira Metz. — C’est affreux. (À cette nouvelle, le visage de Yennefer s’était décomposé de manière outrancière.) Mais Keira a probablement eu le temps de s’en remettre, non ? Elle ne nourrit pas de ressentiment à son encontre ? C’est assurément par manque de temps, et non faute de respect, si, après l’avoir ainsi allumée, il n’a pas couché avec elle. Tu peux l’en assurer de ma part. — Tu auras l’occasion de le faire toi-même, répondit froidement la Pâquerette des vallées. Et ce très prochainement. Mais revenons-en aux affaires que tu feins, fort maladroitement du reste, de traiter avec indifférence. Ton sorceleur s’est tellement enflammé pour protéger Ciri qu’il a agi de manière tout à fait déraisonnable. Il s’est jeté sur Vilgefortz. Et Vilgefortz l’a massacré. S’il ne l’a pas achevé, c’est assurément par manque de temps, et non faute d’avoir essayé… Alors ? Vas-tu continuer à prétendre que tu n’es en rien bouleversée ? — Non. (La grimace sur les lèvres de Yennefer avait perdu toute trace de sarcasme.) Non. Enid, je suis bouleversée. Et certaines personnes vont très prochainement sentir à quel point je le suis. Tu as ma parole. De la même façon qu’elle avait ignoré les précédentes railleries de la magicienne, Francesca ne s’émut pas de la menace que celle-ci venait de proférer. — Triss Merigold a téléporté le sorceleur, qui avait été roué de coups, jusqu’à Brokilone, poursuivit-elle. D’après ce que je sais, les dryades continuent à l’y soigner. Il va déjà bien paraît-il, mais il serait préférable qu’il reste à Brokilone pour l’instant. Les agents de Dijkstra sont à sa recherche, de même que les services d’espionnage de tous les royaumes. Toi aussi, ils te cherchent. — Que me vaut une telle distinction ? Je n’ai pourtant cassé aucun os à Dijkstra… Ah, ne dis rien ! J’ai trouvé ! J’ai disparu de Thanedd sans laisser de traces. Personne n’aurait pu supposer que j’allais atterrir dans ta poche, emprisonnée dans une statuette de jade. Tous sont persuadés que je me suis réfugiée à Nilfgaard avec mes espions de collaborateurs. Tous, excepté les vrais espions, cela va de soi, mais ceux-là ne détromperont personne. La guerre n’est pas terminée, la désinformation est une arme dont le tranchant doit toujours être bien affûté. Et aujourd’hui, après quarante-sept jours, le temps est venu d’utiliser cette arme. Ma maison à Vengerberg a été incendiée, je suis recherchée. Je n’ai pas d’autre choix que de me joindre aux commandos de Scoia’tael. Ou m’allier d’une autre manière à la lutte pour la liberté des elfes. Yennefer avala quelques gorgées de jus de carotte et planta son regard dans celui d’Ida Emean aep Sivney ; l’elfe était toujours aussi calme et manifestement décidée à garder le silence. — Qu’en pensez-vous, dame Ida ? Libre Aen Seidhe des monts Bleus. Ai-je bien deviné quel était mon destin ? Pourquoi restez-vous donc muette comme une carpe ? — Je me tais, dame Yennefer, répondit l’elfe aux cheveux roux, car je n’ai rien d’extraordinaire à dire. C’est toujours mieux que de débiter des suppositions infondées et de masquer son inquiétude par des bavardages insipides. Viens-en aux faits, Enid. Explique à dame Yennefer de quoi il s’agit. — Je suis tout ouïe. (Yennefer toucha des doigts son étoile d’obsidienne attachée à un ruban de velours.) Parle, Francesca. La Pâquerette des vallées appuya son menton sur ses mains jointes. — Aujourd’hui, déclara-t-elle, c’est la deuxième nuit de la pleine lune. Dans un court instant nous allons nous téléporter au château de Montecalvo, le siège de Filippa Eilhart. Nous allons prendre part à la réunion d’une organisation qui devrait t’intéresser. Tu as toujours été d’avis que la magie constituait la valeur la plus élevée, au-delà des divisions, des discussions, des choix politiques, des intérêts personnels, des rancœurs et des animosités. Tu seras donc certainement heureuse d’apprendre que tout récemment a été mise en place l’ossature d’une institution, une sorte de loge secrète, consacrée exclusivement à la défense des intérêts de la magie, et chargée de veiller à ce que celle-ci occupe la place qui lui revient dans la hiérarchie des affaires de tous ordres. Profitant du privilège qui m’a été accordé de recommander des nouveaux membres, je me suis permis de prendre en considération deux candidatures : celle d’Ida Emean aep Sivney et la tienne. — Quel honneur et quelle promotion inattendus, ironisa Yennefer. Passer directement du néant au statut de membre d’une loge secrète, élitiste et omnipotente, qui se place au-dessus des rancunes personnelles et des ressentiments… Mais ai-je vraiment le profil qui convient ? Trouverai-je en moi suffisamment de force de caractère pour me libérer de cette rancune à l’égard des personnes qui ont enlevé Ciri, maltraité un homme qui ne m’est pas indifférent, et qui m’ont moi-même… — Je suis certaine, l’interrompit l’elfe, que tu trouveras suffisamment de force en toi, Yennefer. Je te connais et je sais que tu n’en manques pas. Tu ne manques pas non plus d’ambition, ce qui devrait dissiper tes doutes quant à l’honneur et la promotion qui t’attendent. Je te parlerai franchement : je te recommande à la loge parce que je considère que tu mérites d’y entrer et que tu peux être extrêmement utile à la cause. — Je te remercie Enid. (La magicienne ne songeait pas même à effacer de ses lèvres son sourire railleur.) J’ai réellement le sentiment de déborder d’ambition, d’orgueil et d’autosuffisance. D’ailleurs je sens que je vais éclater d’un moment à l’autre. Et ce avant même d’avoir eu le temps de me demander pourquoi tu ne recommandes pas plutôt un autre elfe de Dol Blathann ou une elfe des monts Bleus. — Tu l’apprendras à Montecalvo, rétorqua froidement Francesca. — Je préférerais le savoir dès maintenant. — Explique-lui, marmonna Ida Emean. Après un moment d’hésitation, Francesca reprit la parole. — Il s’agit de Ciri, révéla-t-elle en levant sur Yennefer ses yeux insondables. La loge s’intéresse à elle, et personne ne connaît cette jeune fille mieux que toi. Tu apprendras le reste sur place. — D’accord. (Yennefer se gratta énergiquement l’omoplate. Sa peau, desséchée par la compression, lui démangeait toujours de manière insupportable.) Dis-moi juste qui d’autre encore compose cette loge, hormis vous deux et Filippa. — Margarita Laux-Antille, Triss Merigold, Keira Metz, Sheala de Tancarville de Kovir, Sabrina Glevissig, et deux magiciennes de Nilfgaard. — Une République internationale de femmes ? — On peut appeler ça comme ça. — Elles me considèrent certainement encore comme une alliée de Vilgefortz. Crois-tu qu’elles m’accepteront ? — Elles m’ont bien acceptée. Pour le reste, tu te débrouilleras toute seule. Il te sera demandé de raconter tes relations avec Ciri. Depuis le tout début, qui prend place à Cintra voici maintenant quinze ans de cela, par l’entremise de ton sorceleur, jusqu’aux événements qui se sont déroulés il y a un mois et demi. La sincérité et la véracité seront absolument indispensables. Et confirmeront ta loyauté envers la convention. — Qui a dit qu’il y avait quelque chose à confirmer ? N’est-il pas un peu tôt pour parler de loyauté ? Je ne connais même pas les statuts et le programme de cette internationale féminine… — Yennefer, je vais te recommander à la loge. (L’elfe fronça légèrement ses sourcils à la ligne parfaite.) Mais je n’ai pas l’intention de te contraindre à quoi que ce soit. Et surtout pas à la loyauté. Tu as le choix. — J’imagine lequel. — Tu imagines bien. Mais cela reste un choix délibéré. De mon côté néanmoins, je voudrais te persuader de choisir la loge. Crois-moi, tu aideras ta Ciri beaucoup plus efficacement de cette façon qu’en te lançant tête baissée, comme tu en as très envie je présume, dans le tourbillon des événements. Ciri est menacée de mort. Seule notre action commune peut la sauver. Lorsque tu auras écouté les membres de la loge à Montecalvo, tu seras convaincue que je dis vrai… Yennefer, je n’aime pas les éclairs que je vois dans tes yeux. Donne-moi ta parole que tu ne tenteras pas de te sauver. — Non. (Yennefer tourna la tête en cachant dans sa paume son étoile d’obsidienne.) Je ne te donnerai pas ma parole, Francesca. — Je tiens à te mettre en garde loyalement, ma chère. Tous les portails stationnaires de Montecalvo sont munis d’un blocus corrompu. Quiconque tente d’y entrer ou d’en sortir sans l’accord de Filippa atterrit dans les oubliettes, dont les murs sont enduits de dymérite. Impossible d’ouvrir son propre portail sans disposer des composants. Je ne veux pas te priver de ton étoile parce que tu dois être au mieux de tes capacités intellectuelles, mais si tu tentes de me jouer un tour… Yennefer, je ne peux pas… La loge ne peut pas permettre que tu te lances seule à la rescousse de Ciri et que tu assouvisses ton désir de vengeance. Je possède toujours ta matrice, j’ai l’algorithme de l’incantation. Je peux te réduire de nouveau et t’emprisonner dans une statuette de jade. Pour plusieurs mois, si nécessaire. Voire plusieurs années. — Merci pour l’avertissement. Mais je ne te donnerai pas ma parole, quoi qu’il en soit. * * * Fringilla Vigo se donnait une contenance, mais elle était énervée et tendue. Elle-même avait réprimandé à maintes reprises de jeunes mages nilfgaardiens en les entendant reprendre à leur compte des opinions stéréotypées et des idées préconçues ; elle-même tournait régulièrement en ridicule le portrait type de la magicienne nordique véhiculé par la propagande et les ragots : celui d’une femme arrogante, d’une beauté artificielle, futile et corrompue, voire perverse. Aujourd’hui pourtant, au fur et à mesure que les correspondances de la téléportation la rapprochaient du château de Montecalvo, elle se demandait non sans appréhension ce qu’elle allait découvrir sur le lieu de rassemblement de la loge secrète. Et ce qui l’attendait. Elle se représentait des femmes belles à tomber par terre, arborant des colliers de diamants sur des poitrines dénudées aux mamelons carminés, des femmes aux lèvres humides et aux yeux rendus brillants par la consommation d’alcool et de narcotiques. Fringilla voyait déjà en imagination les délibérations de la convention secrète se transformer en une orgie sauvage et déchaînée, au son d’une musique frénétique, avec usage d’aphrodisiaques et d’esclaves des deux sexes ainsi que d’accessoires sophistiqués. Le dernier portail la laissa entre deux colonnes de marbre noir, les lèvres sèches, les yeux larmoyants à cause du vent magique, la main serrée convulsivement sur le collier d’émeraudes qui ornait le carré de son décolleté. Auprès d’elle se matérialisa Assire var Anahid, elle aussi manifestement agitée. Fringilla avait cependant des raisons de supposer que son amie n’était pas tout à fait à l’aise dans son inhabituel et nouvel atour : une robe couleur violette, sobre mais très élégante, complétée par un discret petit collier d’alexandrites. Quoi qu’il en soit leur agitation disparut instantanément. La grande salle éclairée par des lampions magiques était froide et silencieuse. Nul signe d’un nègre nu battant le rythme sur un tambourin, pas plus que de jeunes filles se trémoussant sur une table, des paillettes sur le pubis ; aucune odeur de haschich ou de cantharidine. Les magiciennes nilfgaardiennes furent aussitôt accueillies par Filippa Eilhart, la maîtresse du château, élégante, sérieuse, agréable et pertinente. Les autres magiciennes présentes s’approchèrent et se présentèrent, et Fringilla poussa un soupir de soulagement. Les magiciennes du Nord étaient ravissantes, vêtues de couleurs vives et brillant de mille feux, mais rien dans leurs yeux soulignés d’un léger maquillage ne laissait soupçonner l’usage de drogues ou la luxure. Aucune non plus n’avait la poitrine dénudée. Bien au contraire, deux d’entre elles – Sheala de Tancarville, sèche, vêtue de noir, et la toute jeune Triss Merigold, aux yeux bleus et aux magnifiques cheveux châtains – portaient, contrairement à leur habitude, des robes sobrement boutonnées jusqu’au cou. La brune Sabrina Glevissig ainsi que les blondes Margarita Laux-Antille et Keira Metz étaient décolletées, mais à peine plus que Fringilla elle-même. En attendant les autres participantes, les magiciennes se prêtèrent à une aimable conversation qui fut pour chacune l’occasion d’en dire un peu plus sur elle-même, les remarques adroites et les observations discrètes de Filippa Eilhart ayant tôt fait de rompre la glace – du reste, de la glace il n’y en avait nulle part, sauf sur le gigantesque plateau d’huîtres qui trônait sur le buffet. Sheala de Tancarville se trouva immédiatement de nombreux points communs avec Assire var Anahid, passionnée comme elle par le travail de recherche ; Fringilla, pour sa part, éprouva rapidement de la sympathie pour la joyeuse Triss Merigold. Les magiciennes conversaient tout en faisant un sort au plat d’huîtres. Seule Sabrina Glevissig, digne représentante des forêts vierges de Kaedwen, ne mangeait pas ; elle s’était même permis d’exprimer avec dédain son opinion sur ces « monstruosités visqueuses », ne cachant pas son envie d’un morceau de chevreuil froid aux prunes. Plutôt que de réagir à l’offense par une indifférence glaciale et hautaine, Filippa Eilhart tira sur le cordon d’une sonnette, et, un instant plus tard, un plateau de viande était apporté en toute discrétion par un domestique. Fringilla en fut profondément étonnée. Eh bien ! songea-t-elle, à chaque pays ses coutumes. Le portail entre les colonnes s’illumina et vibra distinctement, sous le regard stupéfait de Sabrina Glevissig ; Keira Metz laissa retomber son huître et son couteau ; Triss retint sa respiration. Du portail émergèrent trois magiciennes. Trois elfes. L’une aux cheveux blond foncé, la deuxième aux cheveux roux, et la troisième aux cheveux noir corbeau. — Bienvenue, Francesca, déclara Filippa. (L’émotion qui était passée dans son regard, mais qu’elle avait chassée bien vite d’un clignement des yeux, était imperceptible dans sa voix.) Bienvenue, Yennefer. — J’ai reçu le privilège de pouvoir choisir deux candidates pour siéger au sein de la loge, dit Francesca d’une voix mélodieuse. (Elle avait sans nul doute remarqué l’étonnement de Filippa.) Les voici : Yennefer de Vengerberg, que vous connaissez toutes, et dame Ida Emean aep Sivney, une Aen Saevherne des monts Bleus. Ida Emean inclina légèrement la tête en faisant bruisser sa robe vaporeuse couleur jonquille. — Je présume, poursuivit Francesca en regardant autour d’elle, que nous sommes maintenant au complet ? — Il ne manque plus que Vilgefortz, siffla Sabrina Glevissig, discrètement mais avec une colère évidente, en regardant Yennefer de travers. Filippa fit les présentations. Fringilla observa avec attention Francesca Findabair, de son vrai nom Enid an Gleanna, la Pâquerette des vallées, la célèbre reine de Dol Blathann, la souveraine des elfes qui avaient récemment récupéré leur terre. Les rumeurs sur la beauté de Francesca n’étaient pas erronées, constata Fringilla. Ida Emean, la rousse aux grands yeux, suscita indubitablement l’intérêt de toutes, y compris celui des deux magiciennes de Nilfgaard. Les elfes libres des monts Bleus n’entretenaient aucune relation avec les humains, mais ils n’en entretenaient pas non plus avec leur proche parenté vivant à proximité. Et un petit nombre d’elfes libres d’Aen Saevherne, les Érudits, constituaient une énigme frisant la légende. Même parmi les elfes, peu nombreux étaient ceux qui pouvaient se vanter d’avoir approché une Aen Saevherne. Dans le groupe, Ida ne se distinguait pas seulement par la couleur de ses cheveux. Parmi les bijoux qu’elle portait, il n’y avait pas la moindre pépite, ni une seule pierre précieuse ; uniquement des perles, des coraux et de l’ambre. Cependant, celle qui provoqua la plus grande sensation était sans conteste la troisième des magiciennes fraîchement arrivées : Yennefer et ses cheveux d’ébène, vêtue de noir et de blanc, et qui, contrairement aux apparences, n’était pas une elfe. Son apparition à Montecalvo était sans doute une énorme surprise, pas nécessairement agréable pour tout le monde. Fringilla sentait l’aura d’antipathie qui émanait de certaines magiciennes. Lorsqu’on lui présenta les Nilfgaardiennes, Yennefer s’arrêta sur les yeux violets de Fringilla. Elle-même avait les yeux fatigués et cernés, même son maquillage ne pouvait le cacher. — Nous nous connaissons, affirma-t-elle en touchant son étoile d’obsidienne attachée à son ruban de velours. Un lourd silence s’abattit soudain sur la salle. La tension était tangible. — Nous nous sommes déjà vues, répéta Yennefer. — Je ne m’en souviens pas, dit Fringilla en soutenant le regard de la magicienne. — Ça ne m’étonne pas. Mais j’ai la mémoire des visages et des silhouettes. Je t’ai vue lorsque j’étais sur le mont Sodden. — Il ne peut donc être question d’erreur. (Fringilla releva fièrement la tête, parcourut l’assemblée du regard.) J’étais bien sur le mont Sodden. Filippa Eilhart anticipa la réponse de Yennefer. — Moi aussi, j’y étais, intervint-elle. Moi aussi, je me rappelle beaucoup de choses. Néanmoins je ne crois pas que fouiller notre mémoire et raviver certains souvenirs puisse nous être d’un quelconque avantage ici, dans cette salle. L’oubli, le pardon et la conciliation seront d’une plus grande utilité dans l’entreprise que nous envisageons de mener à bien. Tu seras sans doute d’accord avec moi, n’est-ce pas, Yennefer ? La sorcière aux cheveux noirs écarta de son front une mèche de cheveux. — Lorsque j’aurai enfin été mise au courant de ce que vous avez l’intention d’entreprendre, rétorqua-t-elle, je te dirai, Filippa, si je suis d’accord. Ou pas. — Dans ce cas, le mieux est de commencer sans tarder. Mes dames, je vous prie de prendre place. Toutes les places autour de la table ronde étaient nominatives, sauf une. Fringilla s’était assise à côté d’Assire var Anahid, dont le siège à sa gauche était justement libre, la séparant ainsi de Sheala de Tancarville, elle-même suivie de Sabrina Glevissig et Keira Metz. À la droite d’Assire étaient assises Ida Emean, Francesca Findabair et Yennefer. Tous les sièges avaient des accoudoirs sculptés en forme de sphinx. Filippa ouvrit la séance. Elle réitéra ses paroles de bienvenue et passa aussitôt aux choses sérieuses. Fringilla, à qui Assire avait fait un rapport détaillé de la précédente réunion de la loge, n’apprit rien de nouveau au cours du préambule. Elle ne fut pas surprise non plus par les déclarations d’adhésion à la convention que prononcèrent toutes les magiciennes, ni par les premiers votes. Elle fut néanmoins quelque peu troublée, car ceux-ci concernaient la guerre que l’Empire menait contre Nordling, et surtout l’opération entreprise tout récemment à Sodden et Brugge, qui avait vu s’affronter les armées nilfgaardienne et témérienne. Bien que la convention ait été déclarée apolitique, les magiciennes ne pouvaient cacher leurs convictions. À l’évidence, la proximité des troupes de Nilfgaard inquiétait certaines d’entre elles. Les sentiments de Fringilla étaient mitigés. Elle supposait que des personnes aussi instruites devraient comprendre que l’Empire apportait la culture, le bien-être, l’ordre et la stabilité politique aux pays nordiques. D’un autre côté, elle ne savait pas comment elle-même aurait réagi si des armées étrangères guerroyaient aussi près de son lieu d’habitation. Filippa Eilhart en avait assez de discuter des affaires militaires et ne cacha pas sa lassitude. — Personne n’est en état de prédire l’issue de cette guerre. Qui plus est, une telle prévision est dépourvue de sens. Regardons enfin cette affaire d’un œil froid. Premièrement, la guerre ne représente pas un aussi grand mal qu’on le dit. Je craindrais plutôt les conséquences du surpeuplement qui, à ce stade de développement de l’agriculture et de l’industrie, signifierait la famine totale. Deuxièmement, la guerre n’est que la continuation de la politique des souverains. Combien de nos gouvernants actuels seront encore vivants dans cent ans ? Aucun, c’est évident. Combien de dynasties perdureront ? Impossible de le prévoir. Les discussions territoriales et dynastiques actuelles, les ambitions et les espoirs, ne représenteront plus rien dans cent ans et se réduiront à quelques lignes dans les chroniques. Mais si nous n’y prenons pas garde, si nous nous laissons entraîner dans la guerre, nous aussi nous serons réduites en poussière et vouées à l’oubli. Si en revanche nous regardons un peu au-delà des bannières, si nous fermons nos oreilles aux clameurs guerrières et patriotiques, nous perdurerons. Et nous devons perdurer. Nous le devons parce que nous avons des responsabilités. Non pas envers les rois et leurs intérêts particuliers limités à leur seul royaume. Mais envers le monde. Nous sommes responsables du progrès. Des changements qu’induit le progrès. Nous sommes responsables de l’avenir. — Tissaia de Vries verrait les choses autrement, intervint Francesca Findabair. Elle avait toujours à l’esprit notre responsabilité envers les gens ordinaires. Non pas dans le futur, mais ici et maintenant. — Tissaia de Vries n’est plus de ce monde. Si elle vivait, elle serait présente parmi nous. — Assurément, dit en souriant la Pâquerette des vallées. Mais je doute qu’elle aurait été d’accord avec la théorie selon laquelle la guerre est le remède à la famine et à la surpopulation. Chères consœurs, arrêtons-nous un instant sur ce dernier mot. Nous délibérons en utilisant la langue commune, censée faciliter la compréhension, mais cette langue est pour moi une langue étrangère. De plus en plus étrangère. Dans la langue de ma mère le mot « surpopulation » n’existe pas, on ne parle pas de « surelfement », qui serait un néologisme. La regrettée Tissaia de Vries s’inquiétait du sort des hommes simples. À mes yeux, le sort des elfes simples n’est pas moins important. Il nous faut sans doute nous projeter en pensée dans l’avenir et traiter le jour présent comme une éphéméride. Mais j’affirme avec regret que le présent conditionne l’avenir, et sans lendemain il n’y a pas d’avenir. Pour vous, les humains, pleurer sur un lilas qui a brûlé au cours de la tourmente de la guerre est peut-être ridicule – à la place de ce lilas il y en aura un autre, n’est-ce pas, et, dans le pire des cas, à défaut de lilas, il y aura toujours des acacias. Pardonnez-moi cette métaphore botanique. Mais prenez donc aimablement en considération le fait que ce qui, pour vous, humains, est une question de politique, est pour nous, elfes, une question de survie. — La politique ne m’intéresse pas, affirma à haute voix Margarita Laux-Antille, la rectrice de l’académie de magie. Je ne souhaite tout simplement pas que l’on utilise les jeunes filles dont j’ai la charge comme condotiers, en perturbant leur esprit avec des slogans sur l’amour de la patrie. La patrie de ces jeunes filles est la magie, c’est cela que je leur enseigne. Si quelqu’un engage mes élèves dans la guerre, les place sur un nouveau mont Sodden, elles seront perdantes, indépendamment de l’issue de la bataille. Je comprends tes réserves, Enid, mais nous devons nous occuper de l’avenir de la magie, et non des problèmes raciaux. — Nous devons nous occuper de l’avenir de la magie, répéta Sabrina Glevissig, mais celui-ci dépend du statut accordé aux magiciens. De notre statut. Du rôle que nous jouons dans la société. De la confiance, du respect et de la crédibilité dont nous bénéficions, de la conviction partagée que nous sommes utiles, que la magie est indispensable. L’alternative qui s’offre à nous me paraît simple : soit nous perdons notre statut et nous nous isolons dans nos tours d’ivoire, soit nous acceptons de servir, même sur le mont Sodden, même en tant que condotiers… — Ou bien en tant que bonnes à tout faire, intervint Triss Merigold en rejetant en arrière ses beaux cheveux, le dos courbé, prêtes à obéir à l’empereur au doigt et à l’œil ! Parce que c’est ce qui nous attend si partout venait à régner la Pax nilfgaardiana. — Si…, répéta avec insistance Filippa. J’insiste, nous n’avons pas d’alternative. Nous devons servir. Mais servir la magie. Pas les rois ni les empereurs ; pas leurs politiques actuelles ni la cause de l’intégration raciale, qui elle aussi est assujettie aux objectifs politiques. Notre convention, mes chères, n’a pas été convoquée pour que nous nous soumettions aux politiques et aux changements quotidiens qui surviennent sur la ligne de front. Elle n’a pas été convoquée pour que nous cherchions fiévreusement des solutions à chaque situation en jouant les caméléons. Notre loge doit jouer un rôle actif, sans se préoccuper de telles considérations, et mettre en œuvre tous les moyens qui lui sont accessibles. — Si je comprends bien, intervint Sheala en se redressant, tu veux nous convaincre d’avoir une influence active sur le cours des événements ? Par tous les moyens, y compris ceux qui sortent du droit légal ? — De quel droit parles-tu ? Du droit des petites gens ? Du droit inscrit dans les codes que nous avons nous-mêmes élaborés et dictés aux juristes royaux ? Nous ne sommes soumises qu’à un seul droit : le nôtre ! — Je comprends, dit la magicienne de Kovir en souriant. Nous influencerons donc activement le cours des événements. Si la politique des dirigeants ne nous convient pas, nous la changerons purement et simplement. C’est bien cela, Filippa ? Ou peut-être vaut-il mieux renverser tout de suite ces imbéciles couronnés, les détrôner et les chasser ? Pourquoi ne pas d’emblée prendre le pouvoir ? — Nous avons déjà placé sur le trône les dirigeants qui nous convenaient. Notre erreur a été de ne pas avoir placé la magie sur le trône. Nous ne lui avons jamais donné le pouvoir absolu. Il est temps de réparer cette erreur. — C’est à toi-même que tu penses, n’est-ce pas ? (Sabrina Glevissig se pencha au-dessus de la table.) Tu te vois déjà sur le trône de Rédanie ? Sa Grandeur Filippa Première, avec Dijkstra comme prince consort ? — Ce n’est pas à moi que je pense. Ni au royaume de Rédanie. Je pense au grand Royaume nordique au sein duquel se développera le royaume actuel de Kovir. Un empire dont la force sera égale à celle de Nilfgaard, et grâce auquel la balance du monde, qui actuellement ne cesse d’osciller, trouvera enfin un équilibre. Un empire gouverné par la magie, que nous porterons au sommet en mariant l’héritier du trône de Kovir à une magicienne. Oui, vous avez bien entendu, mes chères consœurs, et vous regardez dans la bonne direction. C’est ici même, autour de cette table, et plus précisément à cette place vide, que nous installerons la douzième magicienne de la loge. Et nous la placerons ensuite sur le trône. Le silence qui suivit fut interrompu par Sheala de Tancarville. — Un projet des plus ambitieux, lança-t-elle, une pointe de sarcasme dans la voix. Digne de nous toutes. Et qui justifie totalement notre appartenance à cette convention. Sans doute des projets moins glorieux, quoique flirtant avec les limites de la réalité et de la faisabilité, nous feraient-ils injure, n’est-ce pas ? Ce serait comme planter un clou avec un astrolabe. Non, il vaut mieux d’emblée s’imposer des objectifs absolument irréalisables. — Pourquoi irréalisables ? — Pitié, Filippa, intervint Sabrina Glevissig. Aucun roi n’épousera une magicienne, aucune société n’acceptera une telle union. Une coutume séculaire réduit à néant cette éventualité. Peut-être cette coutume n’est-elle pas très sage, mais elle existe. — D’autres obstacles, d’ordre… technique, dirais-je, existent également, ajouta Margarita Laux-Antille. Celle que l’on pourrait associer à la maison de Kovir devrait remplir une série de conditions, autant de notre point de vue que du leur. Or ces conditions s’opposent de manière évidente. Ne le vois-tu pas, Filippa ? De notre côté, nous voudrions une personne ayant été éduquée dans la magie, qui serait totalement dévouée à sa cause, qui comprendrait son rôle et le jouerait en mêlant ingéniosité, discrétion et sincérité. Sans chef d’orchestre ni souffleur, sans éminences grises cachées dans l’ombre et contre lesquelles, au premier renversement, se retourne la colère des séditieux. Il faudrait également que cette même personne soit choisie par Kovir, sans pression apparente, comme épouse pour l’héritier du trône. — C’est évident. — Et à qui penses-tu ? Qui Kovir choisirait-il ? Sans doute une demoiselle issue d’une famille royale vieille de plusieurs générations. Une demoiselle très jeune, qui conviendrait à un jeune prince. Une demoiselle capable d’enfanter, car il est ici question de la perpétuation de la dynastie. Ces critères excluent d’office ta candidature, Filippa, ainsi que la mienne, et même celle de Keira et de Triss, qui sont les plus jeunes d’entre nous. Ils excluent également toutes les adeptes de mon école, qui, du reste, sont aussi inintéressantes pour nous, car elles ne sont encore que des bourgeons dont on ignore ce qu’il sortira ; il est impensable que l’une d’entre elles puisse occuper la douzième place autour de cette table. En d’autres termes, même si Kovir tout entier devenait fou et était favorable au mariage de son prince royal avec une magicienne, nous serions dans l’impossibilité de trouver cette magicienne providentielle. Qui pourrait donc devenir cette reine du Nord ? — Une demoiselle de sang royal, répondit calmement Filippa. Issue d’une grande dynastie. Toute jeune et capable d’enfanter. Une demoiselle aux aptitudes magiques et divinatoires phénoménales, la détentrice du Sang ancien annoncée par les prophéties. Une demoiselle qui remplira brillamment son rôle, sans chef d’orchestre ni souffleur, sans alliés ni éminences grises, car ainsi en a décidé sa destinée. Une demoiselle dont les aptitudes, cela va de soi, sont et seront connues de nous seules. J’ai nommé Cirilla, fille de Pavetta de Cintra, petite-fille de Calanthe dite la Lionne. Le Sang ancien, la Flamme glacée du Nord, la Destructrice et la Rénovatrice, dont l’avènement est annoncé depuis des dizaines d’années déjà. Ciri de Cintra, la reine du Nord. Et son sang, duquel naîtra la reine du Monde. * * * En voyant les Rats sortir du bosquet, deux des cavaliers qui escortaient le carrosse tournèrent bride aussitôt pour prendre la poudre d’escampette. Ils n’eurent pas de chance. Giselher, Reef et Étincelle leur barrèrent le chemin et, après une courte lutte, les achevèrent sans cérémonie. Kayleigh, Asse et Mistle tombèrent sur les deux autres, prêts à défendre désespérément le carrosse tiré par quatre chevaux pie. Ciri éprouva une vive déception mêlée de colère. Elle n’avait aucun ennemi contre lequel se battre. Il semblait bien qu’elle n’aurait personne à tuer. En réalité il y avait encore un autre cavalier qui précédait le carrosse et faisait office de valet de pied ; il était légèrement armé, mais son cheval était rapide. Il aurait pu se sauver, mais il n’en fit rien. Il fit demi-tour et se mit à faire des moulinets avec son épée, fonçant droit sur Ciri. La jeune fille le laissa s’approcher, retenant même un peu son cheval. Lorsqu’il frappa, elle se redressa et se souleva de sa selle, évitant adroitement la lame, puis elle plongea aussitôt en avant en se libérant prestement de ses étriers. Le cavalier était rapide et adroit, aussi parvint-il à porter un second coup. Cette fois, elle para de biais ; lorsque l’épée glissa, elle frappa le cavalier sur la main, par en dessous, puis ramena son épée en feignant de le toucher au visage. Lorsque, instinctivement, il releva la main gauche pour se protéger, elle retourna prestement son épée et lui assena sous l’aisselle le coup qu’elle avait travaillé pendant des heures à Kaer Morhen. Sous l’effet de l’impact, le Nilfgaardien fut soulevé de sa selle puis il tomba à terre ; il se redressa sur les genoux ; il hurlait sauvagement en faisant de grands gestes pour tenter d’arrêter le sang qui giclait de l’artère sectionnée. Ciri l’observa quelques secondes ; comme toujours elle était fascinée par le spectacle d’un homme qui luttait farouchement, de toutes ses forces, avec la mort. Elle attendit qu’il se vide de son sang, puis s’éloigna, sans se retourner. Les Rats avaient vaincu. L’escorte avait été passée au fil de l’épée. Asse et Reef avaient arrêté le carrosse en agrippant les rênes des deux timoniers. Le postillon, un tout jeune garçon en livrée diaprée, avait été précipité à bas du timonier droit ; il était agenouillé par terre, pleurant et demandant grâce. Le cocher laissa tomber les rênes, implorant lui aussi la miséricorde en joignant ses mains comme s’il priait. Giselher, Étincelle et Mistle galopèrent jusqu’au carrosse, Kayleigh sauta à bas de sa monture et ouvrit le portillon. Ciri s’approcha et descendit de cheval, son épée couverte de sang encore à la main. Dans le carrosse était assise une grosse matrone vêtue d’une robe cloche et d’une capeline ; elle enlaçait une petite jeune fille blême et terrifiée qui portait une robe noire boutonnée jusqu’au cou au un col en guipure. Ciri remarqua qu’une gemme était agrafée à la robe. Une très belle gemme. — Ça, ce sont des chevaux ! s’exclama Étincelle en regardant l’attelage. Ils sont magnifiques, tout droit sortis d’une image ! Ces quatre-là nous rapporteront quelques florins ! — Le cocher et le postillon passeront le harnais et tireront le carrosse jusqu’au village. (Kayleigh eut un sourire carnassier à l’adresse de la femme et de la jeune fille.) Et, dans la montée, ces deux petites dames les aideront ! — Messieurs les brigands ! gémit la matrone dans sa robe cloche, manifestement plus incommodée par le sourire libidineux de Kayleigh que par la lame ensanglantée dans les mains de Ciri. J’en appelle à votre honneur ! Ne vous en prenez pas à cette jeune demoiselle ! — Hé, Mistle ! appela Kayleigh d’un air gouailleur, un sourire sur les lèvres. On en appelle ici à ton honneur, à ce que j’entends ! — Ferme ton clapet, se fâcha Giselher, resté en selle. Tes facéties n’amusent personne. Et toi, femme, calme-toi. Nous sommes les Rats. Nous ne combattons pas les femmes et nous ne les déshonorons pas. Reef, Étincelle, dételez les trotteurs ! Mistle, attrape les montures ! On plie bagage ! — Nous, les Rats, nous ne combattons pas les femmes, répéta Kayleigh en souriant de nouveau de toutes ses dents et en continuant à fixer le visage blême de la jeune fille en robe noire. Parfois seulement, si ça leur chante, nous jouons avec elles. Ça te chante, jeune demoiselle ? Ça ne te démangerait pas entre les jambes par hasard ? Allons, il n’y a pas de quoi avoir honte. Il suffit de faire un signe de la tête. — Par pitié, un peu de respect ! s’écria d’une voix déchirante la dame en capeline. Comment oses-tu parler ainsi à la fille d’un baron, brigand ! Kayleigh se mit à ricaner, puis il s’inclina exagérément. — Je vous demande bien pardon. Je ne comptais pas vous offenser. Quoi, il est interdit même de poser la question ? — Kayleigh, l’interpella Étincelle. Viens ici ! Qu’est-ce que tu trafiques ? Aide-nous à dételer les timoniers ! Falka ! Secoue-toi ! Ciri ne détachait pas les yeux des armoiries peintes sur les portes du carrosse, une licorne d’argent dans un champ noir. Une licorne, songeait-elle. J’ai vu une licorne comme ça… Mais quand ? Dans une autre vie ? Ou peut-être n’était-ce qu’un rêve ? — Falka ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Je suis Falka. Mais je n’ai pas toujours été cette fille-là. Non, pas toujours. Elle s’ébroua, pinça les lèvres. Je n’ai pas été gentille avec Mistle, se dit-elle. Je l’ai vexée. Je dois me faire pardonner. Elle monta sur le marchepied du carrosse, le regard fixé sur la gemme accrochée à la robe de la jeune fille blême. — Donne-moi ça, ordonna-t-elle sèchement. — Comment oses-tu ? fit la matrone en manquant de s’étrangler. Sais-tu à qui tu t’adresses ? Il s’agit de la fille du baron de Casadei. Ciri regarda autour d’elle, s’assurant que personne ne pouvait l’entendre. — Fille de baron ? siffla-t-elle. Piètre titre. Quand bien même cette gamine serait comtesse, elle devrait s’incliner devant moi bien bas, jusqu’à ce que sa tête touche terre. Allez, donne ta broche ! Qu’est-ce que tu attends ? Tu veux que je l’arrache moi-même de ta robe en même temps que ton corset ? * * * Le silence qui s’abattit autour de la table après l’annonce de Filippa céda vite la place au brouhaha. Les magiciennes parlaient à qui mieux mieux, exprimant leur surprise et leur incrédulité, et exigeant des explications. À n’en pas douter, certaines en savaient long sur cette Cirilla ou Ciri, destinée à être la souveraine du Nord ; à d’autres ce nom disait vaguement quelque chose, mais elles en savaient moins. Fringilla Vigo, elle, ne savait rien, mais elle avait des soupçons et se perdait en conjectures qui tournaient essentiellement autour d’une certaine mèche de cheveux. Interpellée à mi-voix, Assire cependant resta muette et imposa le silence à sa camarade. Car de nouveau Filippa Eilhart prenait la parole. — La plupart d’entre nous avons vu Ciri sur Thanedd, où elle a causé pas mal de confusion tandis qu’elle s’exprimait en état de transe. Certaines d’entre nous ont été en relation étroite avec elle, voire même très étroite. Je pense essentiellement à toi, Yennefer. Il est temps que tu prennes la parole. * * * Pendant que Yennefer parlait de Ciri à l’assemblée, Triss Merigold observait attentivement son amie. Elle s’exprimait d’une voix calme qui ne laissait transparaître aucune émotion, mais Triss la connaissait depuis trop longtemps pour se laisser abuser. Elle l’avait déjà vue dans diverses situations propices au stress, pouvant conduire à l’épuisement, voire même à la maladie parfois. Yennefer se trouvait sans conteste dans une situation de ce genre. Elle avait l’air abattue, épuisée et malade. La magicienne racontait, et Triss, qui connaissait très bien la teneur de son récit ainsi que la personne qui en était au centre, observait discrètement toutes les auditrices. Surtout les deux magiciennes de Nilfgaard. Assire var Anahid, littéralement métamorphosée, mais qui se sentait toujours mal à l’aise avec son maquillage et sa robe à la mode. Et Fringilla Vigo, la plus jeune, sympathique, naturellement agréable et d’une élégance discrète ; elle avait les yeux verts et les cheveux noirs comme ceux de Yennefer, quoique moins épais, plus courts et lisses. Les deux Nilfgaardiennes ne donnaient pas l’impression de s’être perdues dans les dédales de l’histoire de Ciri, bien que le récit de Yennefer fût long et assez alambiqué. La magicienne avait commencé par la célèbre aventure amoureuse de Pavetta de Cintra et de Jez, un jeune homme ensorcelé, puis elle parla du rôle de Geralt et du Droit de Surprise, de la destinée qui liait le sorceleur à Ciri. Yennefer raconta la rencontre de Geralt et de Ciri à Brokilone, elle parla de la guerre, de leur séparation et de leurs retrouvailles, de Kaer Morhen. De Rience et des agents nilfgaardiens qui traquaient la jeune fille. De ses études au temple de Melitele, des aptitudes étranges de Ciri. Elles écoutent et leurs visages restent de marbre, constata Triss en regardant Assire et Fringilla. Telles des sphinx. Mais elles cachent quelque chose, indubitablement. Je me demande bien quoi… Leur étonnement ? Ignoraient-elles qui Emhyr avait ramené à Nilfgaard ? ou bien le fait qu’elles aient été au courant de tout depuis longtemps ? Peut-être en savent-elles même plus que nous ? Bientôt Yennefer parlera du séjour de Ciri sur Thanedd, des visions qu’elle a eues alors qu’elle était en transe, et qui ont provoqué tant de confusion. De la lutte sanglante à Garstang à la suite de laquelle Ciri fut enlevée et Geralt massacré. Le temps des faux-semblants s’achève, songea Triss, les masques vont tomber. Tout le monde sait que c’est Nilfgaard qui se trouve derrière l’affaire de Thanedd. Et lorsque tous les yeux se tourneront vers vous, Nilfgaardiennes, il n’y aura pas d’issue, il faudra parler. Ainsi quelques affaires seront tirées au clair, et alors peut-être que moi aussi j’en apprendrai davantage. De quelle manière Yennefer a-t-elle disparu de Thanedd ? Pourquoi est-elle réapparue soudainement ici, à Montecalvo, en compagnie de Francesca ? Qui est l’elfe Ida Emean, l’Aen Saevherne des monts Bleus, et quel rôle joue-t-elle ? Pourquoi ai-je l’impression que Filippa Eilhart en révèle toujours moins qu’elle n’en sait, bien qu’elle se déclare dévouée et fidèle à la magie et non à Dijkstra, avec qui elle entretient pourtant une correspondance permanente ? Et peut-être apprendrai-je enfin qui est réellement Ciri… Ciri, qui pour elles toutes est la reine du Nord, tandis qu’elle reste pour moi la sorceleuse aux cheveux cendrés de Kaer Morhen, à qui je pense toujours comme à une petite sœur. * * * Fringilla Vigo avait déjà entendu certaines choses sur les sorceleurs, ces individus dont le métier était de tuer les monstres et les bêtes étranges. Elle écoutait attentivement le récit de Yennefer, elle prêtait l’oreille aux intonations de sa voix, elle observait son visage. Elle ne se laissait pas berner. Le lien émotionnel puissant qui existait entre Yennefer et cette Ciri, et qui intéressait à ce point tout le monde, était évident. Ce qui était curieux, c’est que le lien entre la magicienne et le sorceleur qu’elle avait évoqué était tout aussi évident. Et tout aussi fort. Fringilla commença à s’interroger, mais elle était gênée en cela par les voix qui s’élevaient autour d’elle. Elle avait déjà deviné qu’au moment de la rébellion sur Thanedd, certaines des magiciennes présentes s’étaient retrouvées dans des camps ennemis ; elle n’était donc pas étonnée de l’antipathie qui remontait à la surface sous forme de remarques cinglantes, Yennefer devenant soudain la cible de plusieurs membres du groupe. Une querelle s’annonçait, prévenue cependant par Filippa Eilhart qui, sans cérémonie, abattit sa paume à plat sur la table, faisant résonner les coupes et les timbales. — Ça suffit ! s’écria-t-elle. Ferme-la, Sabrina ! Ne cède pas à la provocation, Francesca ! Assez parlé de Thanedd et de Garstang ! Ça fait partie de l’Histoire maintenant ! L’Histoire…, se dit Fringilla, étonnée de sa soudaine contrariété, peut-être, mais elles au moins l’ont influencée, quoique se trouvant dans des camps opposés. Elles ont compté. Elles savaient ce qu’elles faisaient et pourquoi. Quant à nous, les sorcières nilfgaardiennes, nous ne savons rien. En réalité, pensa-t-elle, nous sommes comme ces bonnes à tout faire qui savent ce qu’elles ont à faire, mais ignorent pourquoi elles le font. C’est bien que cette loge existe. Le diable sait comment cela se terminera, mais au moins c’est un bon début. — Poursuis, Yennefer, ordonna Filippa. — Je n’ai rien d’autre à dire, rétorqua la magicienne aux cheveux noirs en serrant les lèvres. Je répète que c’est Tissaia de Vries qui a ordonné que Ciri soit conduite à Garstang. — C’est plus simple de tout mettre sur le compte des morts, grommela Sabrina Glevissig, mais Filippa lui intima le silence d’un geste brusque. — Je ne voulais pas me mêler de ce qui s’est passé cette nuit-là à Aretuza, reprit Yennefer, blême et manifestement énervée. Je voulais emmener Ciri et me sauver de Thanedd. Mais Tissaia m’a convaincue que l’apparition de la fillette à Garstang serait un choc pour beaucoup, et que sa vision prophétique, alors qu’elle était en transe, mettrait fin au conflit. Je ne rejette pas la faute sur elle, car je pensais de même. Nous avons toutes deux commis une erreur. La mienne, cependant, a été plus grande encore. Si j’avais laissé Ciri sous la protection de Rita… — Ce qui est fait est fait, l’interrompit Filippa. Tout le monde peut se tromper. Même Tissaia de Vries. Quand Tissaia avait-elle vu Ciri pour la première fois ? — Trois jours avant le début de l’assemblée, répondit Margarita Laux-Antille. À Gors Velen. C’est aussi à ce moment-là que j’ai fait sa connaissance. Et dès que je l’ai vue, j’ai su que c’était une petite personne peu ordinaire ! — Extraordinairement peu ordinaire, intervint Ida Emean aep Sivney, restée jusque-là silencieuse. Car c’est l’héritage d’un sang peu commun qui s’est concentré en elle. Hen Ichaer, le Sang ancien. Un matériau génétique qui préjuge des aptitudes extraordinaires de sa détentrice. Et du grand rôle qu’elle va jouer. Qu’elle doit jouer. — Parce qu’ainsi en ont décidé les légendes, les mythes et les prédictions ? demanda ironiquement Sabrina Glevissig. Depuis le début, toute cette histoire m’est apparue comme un conte, une affabulation. À présent, je n’ai plus le moindre doute. Mes chères dames, je propose, pour changer, que l’on s’occupe de choses sérieuses, rationnelles et réelles. — Je m’incline devant la froide rationalité qui fait votre force et explique l’indéniable suprématie de votre race, dit Ida Emean avec un léger sourire. Cependant, il me semble quelque peu déplacé de mésestimer la prédiction des elfes, ici précisément, devant une assemblée capable de faire usage d’une force que la raison et la logique ne peuvent pas toujours expliquer. Notre race n’est pas comme la vôtre, elle ne puise pas sa force dans la rationalité. Et pourtant, malgré cela, elle existe depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. — Le matériau génétique nommé Sang ancien dont nous parlons s’est révélé cependant quelque peu réfractaire, fit remarquer Sheala de Tancarville. Même les légendes et les prophéties elfiques, que je ne mésestime nullement, considèrent le Sang ancien comme totalement corrompu, éteint. N’est-il pas vrai, dame Ida ? Il n’y a plus de Sang ancien nulle part en ce monde. Il a coulé pour la dernière fois dans les veines de Lara Dorren aep Shiadhal. Nous connaissons toutes la légende de Lara Dorren et de Cregennan de Lod. — Pas toutes, objecta Assire var Anahid, qui prenait la parole pour la première fois. J’ai étudié sommairement votre mythologie et je ne connais pas cette légende. — Ce n’est pas une légende, corrigea Filippa Eilhart. C’est une histoire véridique. Il se trouve quelqu’un parmi nous qui connaît parfaitement non seulement l’histoire de Lara et de Cregennan, mais aussi celle de ses répercussions, qui vous intéresseront toutes vivement, à coup sûr. Nous te prions de prendre la parole, Francesca. — Si j’en crois ce que tu viens de dire, remarqua en souriant la reine des elfes, tu connais cette histoire aussi bien que moi. — Peut-être. Mais je te demande néanmoins de nous la raconter. — Afin de tester ma sincérité et ma loyauté envers la loge, dit Enid an Gleanna en hochant la tête. Soit. Je vous invite à adopter une posture confortable, car mon récit risque de durer un peu. * * * — L’histoire de Lara et de Cregennan est une histoire vraie, mais tellement enjolivée aujourd’hui qu’on a du mal à démêler le vrai du faux. Il existe aussi de nombreuses divergences entre la version humaine et la version elfique de la légende, toutes deux respirant le chauvinisme et la haine raciale. Aussi éliminerai-je les fioritures et me contenterai-je des faits. Cregennan de Lod était un magicien, Lara Dorren aep Shiadhal, une elfe magicienne, une Aen Saevherne, une Érudite, l’une des porteuses du Hen Ichaer, l’énigmatique – y compris pour nous, les elfes – Sang ancien. L’amitié, puis l’amour qui unissait les deux jeunes gens fut initialement bien accueilli par les deux races ; rapidement cependant, des ennemis firent leur apparition, s’opposant farouchement à l’idée d’une union entre les magies humaine et elfique. Tant parmi les elfes que les humains, il s’en trouva pour y voir une trahison. Cregennan et Lara firent aussi l’objet de controverses – devenues troubles aujourd’hui –, suscitèrent la jalousie et l’envie. En bref : à la suite d’une intrigue ourdie contre lui, Cregennan fut éliminé. Lara Dorren, traquée et poursuivie, mourut d’épuisement dans un endroit désert en mettant au monde une fille. L’enfant fut sauvée par miracle. Elle fut recueillie par Cerro, la reine de Rédanie. — Parce qu’elle avait pris peur en entendant la malédiction que Lara avait jetée sur elle lorsqu’elle lui avait refusé son aide et l’avait chassée dans le froid glacial, intervint Keira Metz. Si Cerro ne recueillait pas l’enfant, de terribles calamités devaient s’abattre sur elle et toute sa famille… — Il s’agit justement là des fioritures auxquelles a renoncé Francesca, l’interrompit Filippa Eilhart. Tenons-nous-en aux faits. — Les capacités prémonitoires de l’Érudite de Sang ancien sont des faits, dit Ida Emean en levant les yeux sur Filippa. Et le thème de la prédiction, présent dans les différentes versions de la légende, donne à réfléchir. — Il donnait à réfléchir autrefois et continue à le faire aujourd’hui encore, confirma Francesca. Les rumeurs sur la malédiction de Lara ne se sont pas tues ; dix-sept ans plus tard, lorsque la fillette recueillie par Cerro, prénommée Riannon, fut devenue une jeune demoiselle d’une beauté éclipsant même celle, pourtant légendaire, de sa mère, on s’en souvenait encore. Riannon, qui avait été adoptée, portait le titre officiel d’infante de Rédanie, et de nombreuses maisons gouvernantes s’intéressaient à elle. Lorsque, parmi de nombreux prétendants, Riannon choisit finalement Goidemar, le jeune roi de Témérie, il s’en fallut de peu que les rumeurs sur la malédiction rendent le mariage impossible. Celles-ci se propagèrent toutefois parmi la population avec une virulence décuplée trois ans après le mariage de Goidemar et de Riannon. Au temps de la rébellion de Falka. Fringilla, qui n’avait jamais entendu parler de Falka ni de sa rébellion, haussa les sourcils. Francesca s’en aperçut. — Pour les Royaumes du Nord, expliqua-t-elle, ce furent des événements tragiques et sanglants, qui sont aujourd’hui encore présents dans les mémoires, bien que plus de cent ans se soient écoulés depuis. Cette histoire n’est certainement pas connue à Nilfgaard, car, à l’époque, le Nord n’avait quasiment aucun contact avec l’Empire, c’est pourquoi je me permettrai d’évoquer brièvement certains faits. Falka était la fille de Vridank, le roi de Rédanie. Née d’un premier mariage que Vridank annula lorsqu’il rencontra la belle Cerro, celle-là même qui recueillit plus tard l’enfant de Lara. Les raisons du divorce sont expliquées avec force détails dans un document alambiqué, accompagné d’un portrait de la première femme de Vridank autrement plus parlant. Celle-ci était une noble de Kovir – une demi-elfe à n’en pas douter –, mais aux traits dominants résolument humains : des yeux d’ermite démente, des cheveux de noyée et des lèvres de lézard. En d’autres termes un laideron, qui fut renvoyé à Kovir en même temps que sa fille Falka, âgée d’un an. L’une comme l’autre tombèrent bientôt dans l’oubli. — Vingt-cinq ans plus tard, reprit au bout d’un instant Enid an Gleanna, Falka fit parler d’elle en provoquant un soulèvement et en assassinant, de sa propre main à ce qu’il paraît, son père, Cerro et deux de ses demi-frères. La rébellion armée qui explosa fut soutenue dans un premier temps par une partie de la noblesse témérienne et kovirienne, justifiant la lutte de Falka, l’aînée légitime, pour le trône qui lui revenait, mais elle se mua bientôt en une guerre paysanne d’une portée considérable. Les deux parties se livrèrent à des atrocités macabres. Falka est restée dans la légende comme un démon sanglant ; en réalité, il est plus vraisemblable qu’elle ait tout simplement cessé de maîtriser la situation et que les mots d’ordre sans cesse renouvelés inscrits sur les étendards des insurgés aient échappé à son contrôle : « Mort aux rois, mort aux magiciens, mort aux prêtres, à la noblesse, aux riches et aux seigneurs. » Bref, mort à tout ce qui bouge, car il est impossible de brider des esprits enivrés par le sang. La rébellion commença à s’étendre à d’autres pays… — Les historiens nilfgaardiens ont écrit des choses à ce sujet, l’interrompit Sabrina Glevissig avec une évidente ironie. Dame Assire et dame Fringilla les ont très certainement lues. Abrège, Francesca. Viens-en à Riannon et aux triplés de Houtborg. — Avec plaisir. Riannon, la fille de Lara Dorren recueillie par Cerro, qui était alors déjà la femme de Goidemar, le roi de Témérie, fut accidentellement capturée par les rebelles de Falka et emprisonnée au château de Houtborg. Elle était alors enceinte. Le château se défendit longtemps encore après la répression de l’émeute et l’exécution de Falka qui suivirent l’enlèvement, mais Goidemar finit par le prendre d’assaut et libéra sa femme, en même temps que trois enfants – deux petites filles, qui savaient déjà marcher, et un petit garçon, qui s’y essayait. Riannon était devenue folle. Goidemar, furibond, soumit tous les prisonniers à la torture, et au travers des parcelles de témoignages arrachés au milieu des hurlements se dessina une image lisible. » Falka, qui tenait sa beauté de sa grand-mère elfique et ne ressemblait guère à sa mère, faisait facilement don de ses charmes à l’ensemble de ses « hetmans », des nobles aux simples brigands et criminels, s’assurant par là leur fidélité et leur loyauté. Elle finit par tomber enceinte et accoucha au moment précis où Riannon, emprisonnée à Houtborg, mettait au monde des jumeaux. Falka ordonna que son bébé soit mêlé aux enfants de Riannon. Selon ses propres paroles – paraît-il –, seule une reine était digne de servir de mère nourricière à ses bâtards, tel était le sort qui attendait toutes les femelles couronnées dans le nouvel ordre qu’elle, Falka, instaurerait après sa victoire. » Le problème était que personne, pas même Riannon, ne savait lequel des trois enfants était celui de Falka. On présupposait, non sans raison, que c’était l’une des petites filles, car Riannon avait apparemment accouché d’une fille et d’un garçon. Apparemment, j’insiste, car, en dépit des fanfaronnades de Falka, c’était une simple paysanne qui servait de nourrice aux enfants. Lorsqu’on eut enfin guéri Riannon de sa folie, elle ne se souvenait de presque rien. Oui, elle avait accouché. Oui, on lui avait parfois amené trois enfants qu’on allongeait près d’elle dans son lit. Mais c’était tout. » On fit alors venir des magiciens pour qu’ils examinent les trois enfants et établissent l’identité de chacun. Goidemar était tellement furieux qu’il était prêt à exécuter le bâtard de Falka en place publique dès qu’on l’aurait découvert. Nous ne pouvions le permettre. Après la répression du soulèvement, les rebelles arrêtés avaient été soumis à des atrocités inénarrables, il convenait d’y mettre enfin un terme. Exécuter un enfant âgé de deux ans à peine, vous rendez-vous compte ? On en aurait alors entendu, des légendes ! Déjà une rumeur commençait à circuler selon laquelle Falka elle-même était née monstre, à la suite de la malédiction de Lara Dorren, ce qui était effectivement une ineptie puisqu’elle était née avant même que Lara ne rencontre Cregennan. Mais, je ne sais pourquoi, peu de gens se donnaient la peine de faire le calcul. Même à l’académie d’Oxenfurt on écrivait et publiait des pamphlets et des documents stupides. Mais revenons aux recherches dont nous avait chargées Goidemar… — Nous ? demanda Yennefer en relevant la tête. C’est-à-dire ? — Tissaia de Vries, Augusta Wagner, Leticia Charbonneau et Hen Gedymdeith, répondit tranquillement Francesca. J’ai rejoint le groupe plus tard. J’étais une jeune magicienne, mais de pur sang elfique. Et mon père… biologique, car il m’a reniée, était un Érudit. Je savais ce qu’était le gène du Sang ancien. — Et lorsque vous avez examiné Goidemar et Riannon, vous avez découvert que celle-ci était porteuse du gène, confirma Sheala de Tancarville. Puis vous avez examiné les enfants, et pu ainsi identifier le bâtard de Falka, le seul des trois à ne pas posséder ce gène. Comment l’avez-vous sauvé de la colère du roi ? — Très simplement, dit l’elfe en souriant. Nous avons feint l’ignorance. Nous avons expliqué au roi que l’affaire était compliquée, que nous poursuivions nos recherches, mais que cela nécessiterait du temps… beaucoup de temps. Goidemar, au fond, était un homme bon et noble, il recouvra vite son sang-froid et ne nous pressa pas ; quant aux trois enfants, Amavet, Fiona et Adela, ils grandissaient et gambadaient dans le palais, faisant la joie du couple royal et de la cour. Les enfants se ressemblaient comme trois gouttes d’eau. Bien évidemment, on les observait avec circonspection, des soupçons surgissaient sans cesse, surtout lorsque l’un des enfants faisait des bêtises. Un jour, Fiona vida un pot de chambre par la fenêtre sur un grand connétable qui la traita bien fort de bâtarde du diable et prit son congé sur-le-champ. Quelque temps plus tard, Amavet enduisit les escaliers de graisse ; alors qu’on allait poser de l’argile sur sa main, une dame du palais balbutia quelque chose au sujet d’un sang maudit, et quitta la cour. Quant aux braillards de plus basse condition, ils goûtèrent aussitôt le fouet et le pilori, après quoi chacun apprit rapidement à tenir sa langue. Même un certain baron issu d’une très vieille famille, dont Adela, munie de son arc, avait pris le derrière pour cible, se contenta de… — Inutile de nous étendre sur les mauvais tours de ces chérubins, la coupa Filippa Eilhart. Quand a-t-on enfin appris la vérité à Goidemar ? — Jamais. Il n’en parlait pas, et cela nous convenait. — Mais vous saviez lequel des enfants était le bâtard de Falka ? — Évidemment. C’était Adela. — Pas Fiona ? — Non, Adela. Elle mourut de la peste. Pendant l’épidémie, celle qu’on surnommait la bâtarde du diable, le sang maudit, la fille de la démoniaque Falka, aidait les prêtres dans les hôpitaux des faubourgs ; en dépit des protestations du roi, elle soignait les enfants malades. Et un jour, elle fut contaminée et mourut. Elle avait dix-sept ans. Un an plus tard, son pseudo-frère Amavet s’engagea dans une romance avec la comtesse Anna Kameny, et il fut tué par un homme de main employé par le comte. Riannon s’éteignit la même année, anéantie et effondrée par la mort de ses enfants qu’elle adorait. C’est alors que Goidemar nous convoqua de nouveau. Car Coram, le roi de Cintra, s’intéressait à la dernière des trois célèbres enfants, l’infante Fiona. Il la voulait comme épouse pour son fils, prénommé Coram également, mais il connaissait les rumeurs qui circulaient et ne voulait pas l’unir à la bâtarde présumée de Falka. Nous l’avons assuré de toute notre autorité que Fiona était une enfant légitime. Je ne sais pas s’il nous a crues, mais les jeunes gens se plurent et c’est ainsi que la fille de Riannon, l’arrière-arrière arrière-grand-mère de votre Ciri, devint reine de Cintra. — Apportant à la dynastie des Coram le célèbre gène que vous avez continué à traquer. — Fiona, annonça tranquillement Enid an Gleanna, n’était pas porteuse du gène de Sang ancien, que nous appelions déjà à l’époque le gène de Lara. — Comment cela ? — Le porteur du gène était Amavet. Nos recherches, quant à elles, se poursuivaient. Car Anna Kameny, alors qu’elle portait encore le deuil de son mari et de son amant, qui avaient tous deux perdu la vie par sa faute, accoucha de jumeaux. Un garçon et une fille. Le père était incontestablement Amavet, car la petite fille était porteuse du gène. Elle fut prénommée Muriel. — Muriel la Belle Canaille ? s’étonna Sheala de Tancarville. — Ce surnom ne lui a été donné que beaucoup plus tard, reprit Francesca avec un sourire. Au début, c’était Muriel la Mignonne. C’était en effet une enfant adorable. À quatorze ans, on l’appelait déjà Muriel aux yeux de velours. Plus d’un s’est noyé dans son regard. On la maria enfin au comte Robert de Garramone. — Et le garçon ? — Crispin. Il ne possédait pas le gène, il ne nous intéressait donc pas. Il semble qu’il ait péri au cours d’une bataille quelconque, car il n’avait que la guerre en tête. — Un instant ! s’écria Sabrina dans un mouvement brusque qui dérangea sa coiffure. Muriel la Belle Canaille était bien la mère d’Adalia, surnommée la Voyante… — C’est juste, confirma Francesca. Une curieuse personne, cette Adalia. Une Source puissante, un matériau parfait pour une magicienne. Malheureusement, elle n’était guère intéressée par la magie. Elle préférait être reine. — Et le gène ? demanda Assire var Anahid. Elle en était porteuse ? — Bizarrement, non. — C’est ce que je pensais, dit Assire en hochant la tête. Le gène de Lara ne peut être transmis de manière continue que par la lignée féminine. Si le porteur est un homme, le gène disparaît à la seconde génération, au plus tard à la troisième. — Mais par la suite, il peut tout de même se réactiver, précisa Filippa Eilhart. Adalia, qui en était dépourvue, était bien la mère de Calanthe, et Calanthe, la grand-mère de Ciri, était pourtant porteuse du gène de Lara. — La première depuis Riannon, intervint soudain Sheala de Tancarville. Tu as commis une erreur, Francesca. Il y avait deux gènes. L’un, le véritable, était caché, latent, chez Fiona, et vous l’avez raté, vous laissant abuser par le gène apparemment fort d’Amavet. Pourtant Amavet n’abritait pas en lui le gène, mais l’activateur. Dame Assire a raison. Hérité de la lignée masculine, l’activateur était déjà chez Adalia, mais si peu prononcé que vous ne l’avez pas décelé. Adalia était la première fille de Muriel la Canaille ; elle est à coup sûr la seule parmi ses frères et sœurs à avoir été porteuse de l’activateur. De la même façon le gène latent de Fiona aurait sans doute disparu chez ses descendants masculins, de la même façon au plus tard à la troisième génération. Mais il n’a pas disparu, et je sais pourquoi. — Sacré nom ! siffla Yennefer entre ses dents. — Je suis perdue dans toutes ces histoires de génétique et de généalogie, reconnut Sabrina Glevissig. Francesca rapprocha d’elle la coupe de fruits, tendit la main et lança un sort en marmonnant. — Pardonnez-moi cette psychokinésie digne d’un spectacle de foire, dit-elle en souriant tandis qu’elle faisait s’élever une pomme rouge au-dessus de la table. Mais à l’aide de ces fruits en lévitation il me sera plus facile de tout expliquer, y compris la faute que nous avons commise. Les pommes rouges désigneront les porteurs du gène de Lara, du Sang ancien. Les pommes vertes, ceux du gène latent. Et les grenades, ceux de l’activateur. Bon, commençons. Voilà Riannon – pomme rouge. Son fils Amavet – grenade. La fille de celui-ci, Muriel la Belle Canaille, et sa petite-fille Adalia – la dernière de sa lignée –, grenades toutes les deux. Et voici la deuxième lignée : Fiona, la fille de Riannon – pomme verte. Son fils Corbett, roi de Cintra – pomme verte. Dagorad, le fils de Corbett et d’Elen de Kaedwen – pomme verte. Vous noterez que dans les deux générations qui se suivent et où il n’y a que des descendants masculins, le gène, déjà très faible, disparaît. Tout en bas, nous avons toutefois maintenant une grenade et une pomme verte. Adalia, princesse de Maribor, et Dagorad, roi de Cintra. Et voici leur fille : Calanthe. Pomme rouge. Le puissant gène de Lara renouvelé. — Le gène de Fiona, énonça Margarita Laux-Antille, a rencontré l’activateur d’Amavet à travers un mariage incestueux deux générations plus tard. Personne n’a prêté attention à la consanguinité ? Aucun des héraldistes ou chroniqueurs royaux ne s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un inceste entre cousins ? C’était pourtant évident. — Pas tant que ça. Anna Kameny s’était gardée de clamer sur tous les toits que ses jumeaux étaient des bâtards, car la famille de son mari aurait eu tôt fait de la priver, ses enfants et elle, de ses armoiries, de ses titres et de ses biens. Évidemment des rumeurs circulèrent et se transmirent d’une génération à l’autre, et pas seulement parmi la plèbe. C’est dans le lointain Ebbing, préservé des racontars, qu’il fallut chercher un mari pour Calanthe, contaminée par l’inceste. — Ajoute encore deux pommes rouges à ta pyramide, Enid, demanda Margarita. Aujourd’hui, conformément à la remarque sensée de dame Assire, le gène de Lara ressuscité suit uniformément la lignée féminine. — Oui. Voici Pavetta, la fille de Calanthe. Et la fille de Pavetta, Cirilla. La seule héritière à ce jour du Sang ancien, la porteuse du gène de Lara. — La seule ? demanda sèchement Sheala de Tancarville. Tu es très sûre de toi, Enid. — Qu’as-tu en tête ? Sheala se redressa brusquement, tendit ses doigts couverts de bagues en direction de la coupe et contraignit à la lévitation le reste des fruits, détruisant et transformant en un bazar multicolore la construction de Francesca. — Voilà ce que j’ai en tête, répondit-elle froidement en désignant le chaos de fruits. Car ce sont là des combinaisons génétiques possibles. Et nous en savons autant que ce que nous voyons ici. C’est-à-dire, rien. Votre erreur s’est vengée, Francesca, elle a provoqué des erreurs en cascade. Le gène est réapparu par hasard, cent ans plus tard, à une époque où des événements dont nous n’avons pas idée auraient pu se produire. Des événements cachés, dissimulés. Des enfants d’avant-mariage, d’après-mariage, des adoptions secrètes, des échanges même. Des incestes. Des croisements de races, le sang des ancêtres oubliés qui se renouvelle dans les générations futures. En conclusion : il y a cent ans vous aviez le gène à portée de main. Et il vous a échappé. Que d’erreurs commises, Enid ! Trop d’impétuosité, trop d’accidents. Pas assez de contrôles, manque de vigilance… — Nous n’avions pas affaire à des rois, sélectionnés par paire, que l’on pouvait enfermer dans des cages, rétorqua Enid an Gleanna en serrant les lèvres. Fringilla, qui ne quittait pas Triss Merigold des yeux, suivait son regard, et vit les mains de Yennefer agripper soudainement les accoudoirs sculptés de son siège. * * * Voilà ce qui unit Yennefer et Francesca à présent, se dit fiévreusement Triss en évitant toujours le regard de son amie. Un règlement de comptes. Car tout ça ne s’est pas produit sans qu’elles y mettent leur grain de sel et jouent les entremetteuses. Oui, leurs plans envers Ciri et le fils du roi de Kovir, bien qu’a priori invraisemblables, sont tout à fait réels à vrai dire. Ce ne serait pas une première pour elles. Elles plaçaient qui elles voulaient sur le trône, créant les unions et les dynasties selon leur bon vouloir en utilisant des charmes, des aphrodisiaques, des élixirs. Les rois et les reines contractaient soudain des mariages saugrenus, parfois morganatiques, souvent en totale contradiction avec les projets et les accords qu’ils avaient préalablement conclus. Et plus tard, à celle qui voulait un enfant mais ne devait pas enfanter, on donnait des remèdes mystérieux qui prévenaient toute grossesse. Celles qui au contraire devaient enfanter alors qu’elles ne le souhaitaient pas recevaient, à la place des remèdes promis, un placebo, de l’eau parfumée à la réglisse. De là viennent toutes ces consanguinités invraisemblables. Calanthe, Pavetta… et Ciri. Yennefer a participé à ces manigances. Et maintenant, elle le regrette. Et elle a raison. Malheur à elle si jamais Geralt vient à l’apprendre. * * * Des sphinx, pensa Fringilla Vigo. Des sphinx, sculptés sur les accoudoirs des fauteuils. Oui, ce devrait être la marque et l’emblème de cette loge. Le savoir, le mystère, le silence. Ce sont des sphinx. Elles obtiennent sans difficulté ce qu’elles veulent. Marier Kovir à leur Ciri représente pour elles une bagatelle. Elles ont le pouvoir. La connaissance. Les moyens. Les brillants autour du cou de Sabrina Glevissig valent certainement largement autant que la région rocheuse et boisée de Kaedwen. Elles parviendraient sans mal au but qu’elles se sont fixé. Mais il y a un hic… * * * Ha, ha ! songea Triss Merigold. On aborde enfin le sujet par lequel on aurait dû commencer. La nouvelle qui dégrise et refroidit les ardeurs, le fait que Ciri se trouve à Nilfgaard, sous l’emprise d’Emhyr. Très loin des plans qui se trament ici… — Il ne fait aucun doute, observa Filippa, qu’Emhyr était depuis longtemps à la recherche de Ciri. Tous songeaient à un mariage politique avec Cintra qui permettrait à l’empereur de s’emparer du fief constituant le patrimoine légal de la jeune fille. On ne peut tout de même pas exclure qu’il soit ici question non pas de politique, mais du gène de Sang ancien qu’Emhyr veut introduire dans la lignée impériale. Si Emhyr sait ce que nous savons, il peut souhaiter que la prophétie s’accomplisse au sein de sa lignée, et que la future reine du Monde voie le jour à Nilfgaard. — Rectification, intervint Sabrina Glevissig. Ce n’est pas Emhyr qui souhaite cela, mais les magiciens nilfgaardiens. Eux seuls ont pu déceler le gène et informer Emhyr de sa signification. Les dames nilfgaardiennes ici présentes pourront sans nul doute le confirmer et expliquer le rôle qu’elles ont joué dans cette affaire. — Je m’étonne, ne put s’empêcher de faire remarquer Fringilla, de la tendance qu’ont ces dames à imaginer la source des intrigues dans le lointain Nilfgaard quand les circonstances ordonnent de chercher les conspirateurs et les traîtres au sein de leurs rangs. — Remarque aussi directe que pertinente. (D’un regard perçant, Sheala de Tancarville fit taire Sabrina, qui s’apprêtait à riposter.) C’est nous qui avons laissé filtrer à Nilfgaard l’information sur le Sang ancien, toutes les circonstances l’indiquent. Auriez-vous donc oublié Vilgefortz ? — Pas moi. (Durant une seconde une lueur de haine enflamma les yeux noirs de Sabrina.) Moi, je n’ai pas oublié ! — Son heure viendra. (Keira Metz fulmina entre ses dents d’un air menaçant.) Mais pour l’instant il ne s’agit pas de lui, mais du fait que Ciri, ce Sang ancien si important pour nous, se trouve aux mains d’Emhyr var Emreis, l’empereur de Nilfgaard. — L’empereur, déclara tranquillement Assire en jetant un coup d’œil à Fringilla, n’a rien en main. La jeune fille retenue à Darn Rowan n’est porteuse d’aucun gène extraordinaire. Elle est on ne peut plus banale. Sans doute aucun, il ne s’agit pas de Ciri de Cintra. Ce n’est pas la jeune fille enfermée à Darn Rowan que recherchait l’empereur. Lui voulait celle qui portait le gène. Il disposait même d’une mèche de ses cheveux. J’ai étudié ces cheveux et j’y ai trouvé quelque chose que je ne comprenais pas. À présent, je comprends. — Ciri n’est donc pas à Nilfgaard, conclut tout bas Yennefer. — Ciri ne se trouve pas à Nilfgaard, confirma à voix haute Filippa Eilhart. On a trompé Emhyr, on lui a refilé un sosie. Je le sais moi-même depuis hier. Je me réjouis néanmoins de cette confession sincère de dame Assire, qui confirme que notre loge a commencé à fonctionner. * * * Yennefer avait les plus grandes difficultés à maîtriser le tremblement de ses mains et de ses lèvres. Du calme, du calme, se répétait-elle, je ne dois pas me trahir, je dois attendre le moment propice. Et écouter attentivement toutes les informations. Sans manifester la moindre réaction. Tel un sphinx. — Et d’ailleurs, c’est Vilgefortz le coupable. (Sabrina tapa du poing sur la table.) Ce n’est pas Emhyr, c’est Vilgefortz, ce joli cœur, ce charmant saligaud ! Il a abusé Emhyr, et nous avec ! Yennefer essayait de se maîtriser en inspirant profondément. Assire var Anahid, qui de toute évidence ne se sentait pas à l’aise dans sa robe moulante, était en train de parler d’un jeune gentilhomme de Nilfgaard. Yennefer savait de qui il s’agissait, et elle serrait les poings, inconsciemment. Le chevalier noir et son heaume ailé, le cauchemar des visions de Ciri… Yennefer sentait sur elle le regard de Francesca et de Filippa. Triss, dont en revanche elle tentait d’attirer l’attention, évitait soigneusement de la regarder. Par la peste ! se dit Yennefer en tentant d’afficher une expression indifférente, je me suis fourrée dans un sale pétrin. Dans quel traquenard ai-je donc embringué cette fillette ! Sans parler du moment où il me faudra regarder le sorceleur en face… — Nous aurons donc une excellente occasion de récupérer Ciri, s’écria Keira Metz d’une voix exaltée, et en même temps de faire la peau à Vilgefortz. On n’a qu’à lui mettre le feu aux fesses, à ce gredin ! — Avant de lui mettre le feu aux fesses, il conviendrait d’abord de le débusquer, se moqua Sheala de Tancarville, la magicienne de Kovir que Yennefer n’avait jamais vraiment portée dans son cœur. Et, jusqu’à présent, personne n’y est encore parvenu. Pas même certaines dames autour de cette table, qui pourtant n’ont lésiné ni sur leur temps ni sur leurs talents hors du commun pour tenter de le retrouver. — Deux des nombreuses planques de Vilgefortz ont déjà été découvertes, rétorqua froidement Filippa Eilhart. Dijkstra cherche intensivement les autres, et je ne le sous-estimerais pas si j’étais vous. Lorsque la magie fait défaut, les espions et les indicateurs se révèlent parfois utiles. * * * L’un des agents qui accompagnaient Dijkstra jeta un coup d’œil dans le cachot, après quoi il recula brusquement, s’appuya contre le mur et devint blanc comme un linge ; on l’aurait dit sur le point de vomir. Dijkstra nota dans un coin de sa mémoire qu’il faudrait transférer cette petite nature dans un service administratif. Mais lorsque lui-même regarda dans la cellule, il changea d’avis aussitôt. Le spectacle lui avait également retourné l’estomac. Il ne pouvait tout de même pas craquer devant ses subalternes ! Sans se presser, il sortit de sa poche un mouchoir parfumé, le plaqua contre son nez et sa bouche, et se pencha sur les cadavres nus qui gisaient sur le sol de pierre. — Le ventre et l’utérus ont été arrachés, diagnostiqua-t-il en s’efforçant d’adopter un ton calme et froid. Un travail très habile. L’œuvre d’un chirurgien. Le fœtus que portait la fillette lui a été enlevé. Elle était encore en vie lorsque ça s’est passé. Mais on ne lui a pas fait ça ici. Elles sont toutes dans le même état ? Lennep, je te parle. — Non… (L’agent frissonna, détacha son regard du cadavre.) Les autres ont eu la nuque fracassée à l’aide d’un garrot. Elles n’étaient pas enceintes… Mais nous allons faire une dissection… — Au total, on en a trouvé combien ? — En plus de celle-là, quatre. Aucune ne peut être identifiée. — Faux, le contredit Dijkstra de derrière son mouchoir. Moi, j’ai déjà eu le temps d’identifier celle-ci. C’est Yolie, la plus jeune fille du comte Lanier. Celle qui a disparu il y a un an. Je vais jeter un coup d’œil sur les autres. — Certaines ont été défigurées par le feu, dit Lennep. Il sera difficile de les reconnaître… Mais, messire, en plus de ces cadavres… nous avons trouvé… — Cesse de bafouiller, parle ! — Dans l’autre puits, il y a des os. (L’agent indiqua un trou creusé dans le sol.) Beaucoup d’os. Nous n’avons pas eu le temps de les sortir ni de les examiner, mais je donnerai ma main à couper qu’il s’agit d’os de jeunes filles. Avec l’aide des magiciens, il y aurait peut-être moyen de les identifier… et d’informer les parents qui recherchent toujours leur fille disparue… — C’est hors de question. (Dijkstra se retourna brusquement.) Rien de ce qu’on a trouvé ici ne devra être révélé. À personne. Et surtout pas aux magiciens. Après ce que je viens de voir, je n’ai plus confiance en eux. Dis-moi, Lennep, est-ce que les niveaux supérieurs ont été visités ? N’a-t-on rien trouvé qui pourrait faciliter les recherches ? — Rien du tout, messire. (Lennep baissa la tête.) Dès que la dénonciation nous est parvenue, nous avons foncé à bride abattue en direction du château. Mais nous sommes arrivés trop tard. Tout était parti en fumée. Un incendie d’une puissance terrible. D’origine magique, sans aucun doute. Il n’y a qu’ici, dans les oubliettes, que le sortilège n’a pas tout consumé. Je ne sais pourquoi… — Moi, je le sais. Ce n’est pas Vilgefortz qui a allumé l’incendie, mais Rience ou bien un autre factotum du magicien. Vilgefortz n’aurait pas commis d’erreur, il n’aurait rien laissé d’autre que de la suie noire sur les murs. Oui, lui sait que le feu purifie… et efface les traces. — Oui-da, il les efface, marmonna Lennep. Il n’y a d’ailleurs pas l’ombre d’une preuve que ce Vilgefortz soit même passé par ici… — Eh bien alors, qu’attendez-vous pour en fabriquer ? (Dijkstra ôta le mouchoir de son visage.) Je dois vous montrer comment faire ? Moi, je sais que Vilgefortz était ici. Au sous-sol, à part les cadavres, rien n’a été sauvé ? Qu’est-ce qu’il y a là-bas, derrière cette porte en fer ? — Permettez, messire. (L’agent prit le flambeau des mains de son adjoint.) Je vais vous montrer. Il n’y avait aucun doute que l’incendie d’origine magique qui aurait dû réduire en cendres tout ce qui se trouvait dans les sous-sols avait justement pris sa source derrière cette porte en fer, dans le vaste espace qu’elle dissimulait. Une erreur dans l’incantation avait en grande partie réduit ce plan à néant, mais l’incendie avait tout de même été d’une grande puissance et d’une rare violence. Les flammes avaient calciné les étagères qui occupaient tout un pan de mur, avaient liquéfié la vaisselle en verre, avaient tout transformé en une masse puante. Les seuls éléments encore intacts dans cette pièce étaient une table recouverte d’une plaque de zinc et deux chaises aux formes bizarroïdes, ancrées dans le sol. Mais qui ne laissaient aucun doute quant à leur utilisation. — Ce mécanisme a été conçu de manière à maintenir les jambes… écartées…, expliqua Lennep en déglutissant et en désignant les poignées fixées sur les chaises. — Salopard, lança Dijkstra les lèvres serrées. Enfoiré de salopard… — Dans une rigole sous le siège en bois, poursuivit l’agent à voix basse, nous avons trouvé des traces de sang, de selle et d’urine. Celui en fer est tout nouveau, il n’a sans doute jamais servi. Je ne sais pas quoi en penser… — Moi, je sais, affirma Dijkstra. Ce fauteuil en fer était prévu pour une personne spéciale. Une personne que Vilgefortz soupçonnait de posséder des capacités hors du commun. * * * — Je ne sous-estime absolument pas Dijkstra ni son service de renseignements, dit Sheala de Tancarville. Je sais que retrouver Vilgefortz n’est qu’une question de temps. En faisant abstraction du désir de vengeance qui semble motiver certaines d’entre vous, je me permets de faire remarquer qu’il n’est absolument pas prouvé que ce soit lui qui détienne Ciri. — Si ce n’est pas Vilgefortz, qui est-ce alors ? Elle était sur l’île. Si je comprends bien, aucune d’entre nous ne l’a téléportée de là-bas. Ce n’est pas Dijkstra qui la détient, ni aucun des rois, nous le savons. Et l’on n’a pas retrouvé son corps dans les gravats de la tour de la Mouette. — Tor Lara, déclara lentement Ida Emean, cachait autrefois un portail très puissant. Excluez-vous que la jeune fille ait pu se sauver de Thanedd par ce portail ? Yennefer abaissa ses paupières et planta ses ongles dans la tête des sphinx qui ornaient les accoudoirs de son fauteuil. Du calme, se répétait-elle. Surtout, garde ton calme. Elle sentit sur elle le regard de Margarita, mais ne releva pas la tête. — Si Ciri a emprunté le portail de Tor Lara, dit la rectrice d’Aretuza d’une voix quelque peu altérée, alors nous pouvons oublier nos plans et nos projets, je le crains. Il est possible que nous ne revoyions plus jamais Ciri. Le portail détruit de la tour de la Mouette était endommagé, perverti. Meurtrier. — De quoi sommes-nous donc en train de parler ? explosa Sabrina. Pour pouvoir ne serait-ce que découvrir le portail de la tour, être à même de le voir, il aurait fallu se servir de la magie de quatrième niveau ! Et, pour l’activer, posséder les capacités d’une maîtresse suprême ! Je ne sais même pas si Vilgefortz aurait été capable de le faire, alors que dire d’une mioche de quinze ans ? Comment pouvez-vous seulement envisager une chose pareille ? Qui donc, selon vous, est cette jeune fille ? Qu’y a-t-il donc en elle de si particulier ? * * * — Est-ce si important de savoir ce qu’elle a de particulier, sieur Bonhart ? demanda d’une voix traînante Stefan Skellen, surnommé Chat-Huant, le coroner de l’empire d’Emhyr var Emreis. Du reste y a-t-il vraiment quelque chose en elle ? Ce qui m’intéresse, c’est qu’elle n’existe plus du tout. Je vous donnerai pour ça cent florins. Si telle est votre volonté, vérifiez ce qu’il y a en elle après – ou avant – l’avoir tuée, peu m’importe. Le prix toutefois restera le même, que vous trouviez ou non quelque chose, je vous en avertis solennellement et loyalement. — Et si je l’attrape vivante ? — Même chose. D’une taille immense, mais maigre comme un clou, l’homme dénommé Bonhart caressait d’une main sa moustache grise ; il gardait son autre main serrée autour de la poignée de son épée, comme pour en cacher la sculpture aux regards de Skellen. — Est-ce que je devrai rapporter la tête ? — Non, répondit Chat-Huant en faisant la grimace. Qu’est-ce que j’en ai à faire de sa tête ? Je dois la conserver dans du miel ? — Ce serait une preuve. — Votre parole me suffira. Vous êtes célèbre, Bonhart. Y compris pour votre intégrité. — Merci du compliment. (Le chasseur de primes sourit et, bien que vingt de ses hommes armés stationnent devant l’auberge, ce sourire fit frissonner Skellen.) C’est ainsi que les choses devraient se passer, mais ce n’est pas souvent le cas. Ces messieurs de Varnhagen tout comme monsieur le baron, ils veulent que je leur montre la tête de tous les Rats que j’aurai tués, sinon ils paieront pas. Puisque vous n’avez pas besoin de la tête de Falka, vous ne m’en voudrez pas, je présume, si je l’ajoute à l’ensemble ? — Pour encaisser une seconde récompense ? Que fais-tu de l’éthique professionnelle ? — Moi, honorable sieur Skellen, expliqua Bonhart en fronçant les sourcils, je ne me fais pas payer pour tuer, mais pour le service que je rends en tuant. Or je vous rends service, tant à vous qu’aux Varnhagen. — C’est logique, constata Chat-Huant. Faites comme bon vous semble. Quand puis-je escompter vous revoir pour la paie ? — Très vite. — C’est-à-dire ? — Les Rats se dirigent vers le Chemin des Bandits, ils pensent passer l’hiver dans les montagnes. Je vais leur couper la route. J’en aurai pour vingt jours, pas plus. — Vous êtes certain de leur itinéraire ? — Ils étaient près de Fen Aspra, ils ont attaqué un convoi et dépouillé deux marchands. Ensuite ils ont sévi près de Tyffa. Puis ils ont fait un saut, de nuit, à Druigh, pour danser à un festin paysan. Enfin ils se sont rendus à Loredo. Là-bas, ladite Falka a tué un homme avec son épée. Et d’une telle manière qu’encore aujourd’hui ils claquent des dents quand ils en parlent. C’est pour ça que j’ai demandé ce qu’il y avait de spécial chez cette Falka. — Peut-être la même chose que chez vous, le railla Stefan Skellen. Quoique non, pardonnez-moi. Vous, vous ne prenez pas d’argent pour tuer, mais pour un service rendu. Vous êtes un véritable artisan, Bonhart, un sacré professionnel. Chasseur de primes, c’est un métier comme un autre, pas vrai ? On vous paie pour ça, et il faut bien vivre ? Hein ? Le chasseur de primes le regarda longuement. Si longuement que le sourire sur les lèvres de Chat-Huant finit par disparaître. — Absolument, dit-il. Il faut bien vivre. Certains gagnent leur vie en faisant ce qu’ils savent faire. D’autres en faisant ce qu’ils doivent faire. En fait, j’ai eu de la chance dans la vie, comme rarement un artisan en a. On me paie pour faire un métier que j’aime réellement et sincèrement. * * * Yennefer accueillit avec soulagement la pause proposée par Filippa à ses invitées afin que celles-ci puissent prendre une collation et humecter leurs gorges desséchées par les discours. Il s’avéra toutefois rapidement qu’elle s’était réjouie trop vite. Filippa entraîna aussitôt Margarita, qui incontestablement souhaitait lui parler, à l’autre bout de la salle. Triss Merigold, qui s’était approchée de son amie, était accompagnée de Francesca. Sans la moindre gêne, l’elfe surveillait la conversation. Yennefer lisait cependant une certaine inquiétude dans les yeux couleur de bleuet de Triss, et elle était certaine que même si elle avait pu lui parler seule à seule, il aurait été vain de lui demander de l’aide. De toute évidence, Triss était déjà entièrement dévouée à la loge, et elle sentait que la loyauté de Yennefer était encore chancelante. Triss essaya de la rassurer en lui affirmant que Geralt se trouvait en sécurité à Brokilone et que grâce aux soins des dryades il serait bientôt rétabli. Comme d’habitude lorsqu’elle parlait de Geralt, elle rougit. Il a dû la combler à l’époque, songea non sans malice Yennefer. Elle n’en avait pas connu de pareil avant lui. Elle ne l’oubliera pas de sitôt. C’est très bien ainsi. Yennefer accueillit la révélation de son amie avec un haussement d’épaules qui se voulait désinvolte. Elle se fichait que ni Triss ni Francesca ne croient à son indifférence. Elle voulait être seule, et tenta de le leur faire comprendre. Elles comprirent. Yennefer choisit un endroit isolé près du buffet et se consacra aux huîtres. Elle mangeait prudemment, car elle ressentait toujours des douleurs, effets secondaires de sa compression. Elle avait peur de boire du vin, ne sachant comment elle réagirait. — Yennefer ? Elle se retourna. Fringilla Vigo sourit légèrement en regardant le petit couteau que Yennefer tenait dans sa paume serrée. — Je vois et je sens, déclara-t-elle, que tu préférerais m’ouvrir moi plutôt que cette huître. L’inimitié, toujours ? — La loge, rétorqua froidement Yennefer, exige une loyauté réciproque. L’amitié n’est pas obligatoire. — Elle ne l’est pas et ne doit pas l’être. (La magicienne nilfgaardienne parcourut la salle du regard.) L’amitié est le résultat d’un processus de longue durée, ou bien alors elle est spontanée. — Il en va de même avec l’inimitié. (Yennefer ouvrit une huître et en avala le contenu mêlé à un peu d’eau de mer.) Parfois une fraction de seconde suffit ; on croit aimer une personne et, l’instant d’après, ébloui par quelqu’un d’autre, on cesse de l’aimer. — Oh, oh ! C’est beaucoup plus compliqué que ça avec l’inimitié, s’exclama Fringilla en clignant des yeux. Prenons l’exemple suivant : au sommet d’une montagne, quelqu’un que tu ne distingues pas est en train de mettre ton ami en pièces sous tes yeux. Tu ne le vois pas, tu ne le connais pas, pourtant tu ne l’aimes pas. — Ça arrive, acquiesça Yennefer en haussant les épaules. Le hasard joue toutes sortes de tours. — Le hasard, dit Fringilla à voix basse, est en réalité aussi imprévisible qu’un gamin capricieux. Il arrive que les amis vous tournent le dos, et qu’un ennemi vous soit utile. Par exemple, il est possible de discuter avec un ennemi en toute franchise. Sans que personne ne tente d’interférer, d’interrompre la conversation, de prêter l’oreille. Tout le monde s’interroge : de quoi peuvent donc bien discuter deux ennemies… De rien d’essentiel. Elles se racontent des banalités, en se lançant des piques de temps à autre. — Indubitablement, c’est ce que tout le monde pense. Et avec raison. — Dans ces conditions, poursuivit Fringilla sans se presser, il nous sera d’autant plus facile d’aborder une certaine question, importante et peu banale. — Et quelle question as-tu donc en tête ? — La question de la fuite que tu planifies. Yennefer, qui était précisément en train d’ouvrir une seconde huître, faillit s’entailler le doigt. Elle jeta furtivement un regard autour d’elle, puis regarda la Nilfgaardienne par en dessous. Fringilla eut un léger sourire. — Sois aimable, prête-moi ton couteau. Pour les huîtres. Celles-ci sont délicieuses. Chez nous, dans le Sud, il n’est pas facile de s’en procurer de semblables. Surtout maintenant, avec le blocus militaire… C’est une bien mauvaise chose qu’un blocus, n’est-ce pas ? Yennefer se racla tout doucement la gorge. — Je sais. (Fringilla avala son huître, en prit une autre.) Oui, Filippa nous regarde. Assire aussi. Assire s’inquiète sûrement de ma loyauté envers la loge. Une loyauté menacée. Elle est prête à croire que je vais céder à la compassion. Hummm… L’homme chéri massacré. Une fillette, considérée comme sa propre fille, disparue, emprisonnée peut-être… Menacée de mort, qui sait ? Ou qui sera peut-être utilisée comme un vulgaire pion dans un jeu mené par des tricheurs. Parole, moi, je n’y tiendrais plus. Je m’échapperais sans plus tarder. Tiens, prends le couteau. J’ai mangé assez d’huîtres comme ça, je dois veiller à ma ligne. — Le blocus, comme tu viens d’avoir l’obligeance de le faire remarquer, murmura Yennefer en regardant les yeux verts de la magicienne nilfgaardienne, est une très mauvaise chose. Nuisible même. Qui ne permet pas de faire ce que l’on a envie de faire. On peut surmonter un blocus si on en a les… moyens. Moi, je ne les ai pas. — Et tu comptes sur moi pour te les donner ? (La Nilfgaardienne observa la coquille rugueuse de l’huître qu’elle tenait toujours à la main.) Mais cela ne fait pas partie des règles du jeu ! Je suis loyale envers la loge, et la loge, c’est évident, ne tient pas à ce que tu t’empresses de voler au secours de la personne que tu aimes. Par ailleurs, je suis ton ennemie, comment as-tu pu l’oublier, Yennefer ? — Effectivement, comment ai-je pu ? — S’il s’agissait d’aider une amie, reprit tout doucement Fringilla, je la préviendrais furtivement que même en disposant des éléments nécessaires à l’incantation de téléportation, elle ne parviendrait pas à rompre le blocus sans qu’on s’en aperçoive. Une telle opération nécessite du temps et saute par trop aux yeux. Un discret aimant naturel serait un brin plus efficace. Je dis bien un brin. La téléportation sur un aimant de fortune est, comme tu le sais certainement, très risquée. Si une amie se décidait à prendre un tel risque, je le lui déconseillerais. Mais toi tu n’es pas une amie. Fringilla pencha la coquille d’huître qu’elle tenait toujours à la main et renversa sur la table un peu d’eau de mer. — Là s’achève notre banale conversation, conclut-elle. La loge exige seulement de nous une loyauté réciproque. Par chance, l’amitié n’est pas obligatoire. * * * — Elle s’est téléportée, affirma froidement et sans émotion Francesca Findabair dès que l’émotion provoquée par la disparition de Yennefer fut retombée. Il est inutile de vous mettre dans des états pareils, mes dames. On ne peut plus rien y faire maintenant. Elle est trop loin. C’est ma faute. Je me doutais que son étoile d’obsidienne masquait les échos des incantations… — Comment a-t-elle pu me faire ça, nom d’un chien ? gronda Filippa. Assourdir les échos, ce n’est pas difficile, mais par quel miracle a-t-elle pu ouvrir un portail ? Montecalvo dispose d’un blocus ! — Je ne l’ai jamais appréciée, dit en haussant les épaules Sheala de Tancarville. Je n’ai jamais approuvé son style de vie. Mais je me suis toujours gardée de mettre en cause ses capacités. — Elle va tout dévoiler au sujet de la loge ! s’énerva Sabrina Glevissig. Tout ! Elle va aller directement… — Sottises ! l’interrompit vivement Triss Merigold en regardant Francesca et Ida Emean. Yennefer ne nous trahira pas. Elle ne s’est pas enfuie d’ici à cette fin. — Triss a raison, l’appuya Margarita Laux-Antille. Je sais, moi, pourquoi elle s’est enfuie, qui elle veut sauver. Je les ai vues ensemble, Ciri et elle. Et je comprends tout. — Et moi, je ne comprends rien, tonna Sabrina. Assire var Anahid se pencha vers son amie. — Je ne te demanderai pas pourquoi tu as fait cela, murmura-t-elle. Ni comment tu t’y es prise. Mais simplement : où ? Fringilla Vigo sourit imperceptiblement en caressant du bout des doigts la tête de sphinx sculptée sur l’accoudoir de son fauteuil. — Et comment saurais-je, murmura-t-elle en retour, de quel rivage proviennent ces huîtres ? « Itlina, en réalité Ithlinne Aegli, la fille d’Aevenien, la légendaire elfe guérisseuse, astrologue et devineresse, célèbre pour ses prédictions, divinations et prophéties dont la plus fameuse reste celle d’Aen Ithlinnespeath, dite la prophétie d’Itlina. Répertoriée à maintes reprises et transcrite sous des formes diverses, la prophétie a joui d’une grande popularité au cours de différentes périodes ; les commentaires, les clefs et les explications la concernant s’adaptaient aux événements du moment, venant renforcer la conviction du grand don de seconde vue d’Itlina. On présuppose en particulier qu’Itlina avait prédit les Guerres nordiques (1239-1268), les Grandes Pestes (1268, 1272 et 1294), la guerre sanglante des Deux Licornes (1309-1318) et l’invasion des Haaki (1350). Elle aurait également annoncé les changements climatiques observés à partir de la fin du XIIIe siècle (La Froidure blanche), que les superstitions populaires ont toujours associés au début de la fin du monde et à l’arrivée prophétique de la Destructrice (reg.). Ce fragment de la prophétie d’Itlina fut le déclencheur des infâmes chasses aux magiciennes (1272-1276) et occasionna la mort de nombreuses femmes et de malheureuses jeunes filles, que l’on prenait pour l’incarnation de la Destructrice. Itlina est aujourd’hui considérée par nombre de chercheurs comme une figure légendaire, et ses “prophéties” comme un apocryphe contemporain fabriqué de toutes pièces, une ingénieuse supercherie littéraire. » Effenberg et Talbot, Encyclopaedia Maxima Mundi, tome IX Chapitre 7 Rassemblés en cercle autour de Siffleur, le conteur itinérant, les enfants manifestèrent leur mécontentement par un raffut indescriptible. Finalement, le plus âgé, Connor, qui était aussi le plus fort et le plus hardi des fils Kovalov, celui qui par ailleurs avait apporté au conteur une double cruche remplie de soupe aux choux et de pommes de terre aux lardons, prit la parole en tant que défenseur et représentant de l’opinion générale. — Comment ça, c’est fini pour aujourd’hui ? vociféra-t-il. Comment c’est possible, grand-père ? Ça se fait pas d’arrêter l’histoire à un moment pareil, de nous laisser sur notre faim ! On veut savoir ce qui est arrivé après ! On va pas attendre que vous repassiez par le village, parce que ça sera peut-être dans six mois ou bien dans un an ! Racontez-nous la suite ! — Le soleil s’est couché ! répondit le vieillard. C’est l’heure d’aller au lit, les marmousets ! Quand demain, à l’heure du travail, vous serez en train de bâiller et de geindre, que diront vos parents ? Je vais vous le dire, moi. « Le vieux Siffleur leur a encore raconté des histoires à dormir debout jusqu’à minuit, il n’a pas su s’arrêter. Quand il s’invitera de nouveau au village, il ne faudra rien lui donner, pas de kacha, pas de pâtes, pas de lard, il faudra le chasser, le grand-père, parce que ses histoires ne rapportent que des misères et des problèmes… » — Mais non, c’est pas vrai ! s’écrièrent en chœur les enfants. Racontez-nous encore, grand-père ! Siou plaît ! — Hummm ! maugréa le vieillard en regardant le soleil disparaître derrière la cime des arbres, de l’autre côté de la Iaruga. Eh bien, soit ! Mais d’abord, que l’un de vous crapahute jusqu’à sa maison et me rapporte du lait caillé, que je puisse m’humecter le gosier. Pendant ce temps-là, les autres vont réfléchir, et me dire de qui ils veulent entendre l’histoire, parce que je n’aurai pas le temps de vous conter les aventures de tout le monde, même si je restais là jusqu’à demain. Va donc falloir choisir : de qui je cause maintenant, et de qui je vous parlerai la prochaine fois. Ce fut un nouveau concert de protestations, les gamins criant à qui mieux mieux. — Silence ! tonna Siffleur en agitant le bâton qui lui servait de canne. Je vous ai demandé de choisir, pas de jacasser comme des pies ! Alors ? De qui voulez-vous connaître le destin ? — De Yennefer, couina Nimue, la plus jeune des auditrices, surnommée « la Naine » en raison de sa petite taille, occupée à caresser un chaton qui dormait par terre. Continue à nous conter le destin de la magicienne, grand-père. Comment elle s’est enfuie de cette conv… conventi… sur le mont Chauve en utilisant la magie pour aller sauver Ciri. Je voudrais bien entendre cette histoire. Parce que moi, quand je serai grande, je serai magicienne. — Ben voyons ! s’écria Bronik, le fils du meunier. Essuie d’abord ta morve, la Naine, parce qu’on n’accepte pas les morveuses à l’école des magiciennes ! Et vous, grand-père, ne nous parlez pas de Yennefer, mais de Ciri et des Rats, de leur brigandage et de la façon dont ils tabassaient… — Faites donc silence, l’interrompit Connor, renfrogné et pensif. Vous êtes des bêtas, c’est tout. Si on doit écouter une autre histoire aujourd’hui, prenons les choses dans l’ordre. Racontez-nous, grand-père, ce qu’a fait le sorceleur avec ses compagnons, où ils sont allés, après leurs retrouvailles sur la Iaruga… — Moi je veux entendre l’histoire de Yennefer, couina Nimue. — Moi aussi, enchérit Orla, sa sœur aînée. L’histoire avec son sorceleur chéri. Comme ils s’aimaient. Mais que ça finisse bien, grand-père ! Je ne veux pas d’histoire avec des morts, ça non ! — Fais silence, idiote ! Qui s’intéresse à des histoires d’amour ? Nous voulons entendre parler de la guerre, de gens qui se battent ! — De l’épée du sorceleur ! — De Ciri et des Rats ! — Fermez vos clapets ! (Connor prit un air menaçant.) Sinon, j’prends un bâton et j’vous écrase, moustiques ! J’ai dit : dans l’ordre. Que le grand-père nous conte la suite de l’histoire du sorceleur, quand il voyageait avec Jaskier, Milva et… — Oui, chouina de nouveau Nimue. Je veux entendre l’histoire de Milva ! Parce que moi, si on ne veut pas de moi à l’école des magiciennes, je serai archère ! — Eh bien ! nous avons choisi, s’écria Connor. Et pile à temps… Visez un peu, le grand-père va s’endormir, il penche déjà sa tête grise, il pique du nez comme une caille… Hé, grand-père ! Ne dormez pas ! Contez-nous l’histoire du sorceleur Geralt. À partir du moment où toute la compagnie se retrouve au bord de la Iaruga. — Mais avant, quand même, s’interposa Bronik, pour qu’on ne meure pas de curiosité, dites-nous-en un peu sur les autres. Comme ça, ce sera moins dur d’attendre que vous reveniez au village pour continuer votre conte. Que leur est-il arrivé, à Yennefer et Ciri ? Siou plaît, contez-en juste un petit peu. — Yennefer, répondit grand-père Siffleur en ricanant, s’est sauvée du château magique qu’on appelait le mont Chauve en lançant une incantation. Et d’un coup d’un seul, plouf ! la voilà qui s’est retrouvée dans la mer. Dans un océan aux vagues furieuses, parmi des rochers saillants. Mais ne vous tracassez pas, elle ne s’est pas noyée ! Pour une sorcière, c’était rien du tout. Elle a ensuite rejoint les îles Skellige, et là elle a trouvé des alliés. Parce que, voyez-vous, sa colère était de plus en plus grande contre le magicien Vilgefortz. Elle était persuadée que c’était lui qui avait enlevé Ciri, elle avait prévu de le débusquer, d’exercer sur lui sa terrible vengeance et de libérer Ciri. Voilà. Une autre fois, je vous raconterai comment ça s’est passé. — Et Ciri ? — Ciri vagabondait toujours en compagnie des Rats, sous le nom de Falka. La vie de brigand lui plaisait bien, car, même si personne ne le savait, il y avait en elle de la fureur et de la barbarie… Les pires instincts, d’ordinaire bien enfouis chez l’homme, remontaient en elle et prenaient peu à peu le dessus sur le bien. Ah ! les sorceleurs de Kaer Morhen avaient commis une terrible erreur en lui apprenant à tuer ! Ciri elle-même ne soupçonnait pas, en infligeant la mort, que la camarde la foulait aux pieds. Parce que l’affreux Bonhart la pourchassait, il était déjà sur ses traces. Il était écrit qu’elle et Bonhart devaient se rencontrer. Mais ça, je vous le conterai une autre fois. Et maintenant, écoutez donc un peu l’histoire du sorceleur… Les enfants se calmèrent et s’assirent autour de l’ancêtre en un cercle serré. Ils écoutaient. Le crépuscule tombait. Le chanvre, les framboisiers et les roses trémières qui poussaient non loin de la cabane s’étaient soudain transformés en une terrifiante et sombre forêt. Quel était ce frémissement ? Une souris, ou un elfe terrible aux yeux flamboyants ? Une strige peut-être ? ou alors Baba Yaga, très en colère contre les petits enfants ? S’agirait-il plutôt d’un bœuf qui trépignait dans sa vacherie, du grondement des chevaux belliqueux de féroces envahisseurs qui, comme cent ans auparavant, traversaient la Iaruga ? Était-ce un engoulevent qui plongeait en direction d’une chaumière, un vampire assoiffé de sang ? Ou peut-être une magnifique magicienne, portée par une incantation, qui volait vers une mer lointaine ? — Le sorceleur Geralt et toute sa compagnie, commença le conteur, se mirent en route pour Angren, qui n’abritait que marécages et forêts. À l’époque, il y avait de ces forêts, oh, oh ! Rien à voir avec celles de maintenant ; aujourd’hui on n’en trouve plus des comme ça, à moins qu’à Brokilone… Le groupe voyageait vers l’est, vers la source de la Iaruga, en direction de la forêt Noire sacrée. Au début ils eurent de la chance, mais après… Le conteur se mit à raconter son histoire qui se déroulait en des temps reculés, oubliés depuis longtemps. Les enfants écoutaient. * * * Le sorceleur était assis sur une souche au sommet de la pente qui donnait sur les ripisylves et les joncheraies bordant les rivages de la Iaruga. Le soleil déclinait. Les grues s’élancèrent des zones humides en trompetant et s’éloignèrent dans le ciel en une formation parfaite. Tout part à vau-l’eau, songea le sorceleur en observant les ruines de la cabane de bûcheron et le filet de fumée qui s’élevait du feu de camp préparé par Milva. Tout se ligue contre nous. Pourtant les choses se passaient bien jusqu’ici. Ma compagnie était bizarre, mais c’était une compagnie. Nous avions devant nous un but, proche, réel, concret. Vers l’est par Angren, jusqu’à Caed Dhu. Mais il a fallu que ça se gâte. Poisse ou fatalité ? Les grues trompetaient en fanfare. * * * Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy menait le cortège sur l’étalon bai nilfgaardien que le sorceleur avait récupéré près d’Armérie. L’étalon, qui, initialement, boudait un peu le vampire et son odeur de plantes, s’habitua rapidement à son nouveau cavalier. Il n’était pas plus retors qu’Ablette, qui avançait à ses côtés et qui, piquée par un varon, trottait néanmoins allègrement. Jaskier, la tête enturbannée et la mine belliqueuse, suivait Régis et Geralt sur son Pégase. Il composait une chanson héroïque au rythme enlevé, dont la mélodie guerrière et les rimes s’inspiraient des réminiscences de leurs aventures passées. Les paroles laissaient clairement entendre que c’était lui, l’auteur et interprète de cette œuvre magistrale, qui s’était révélé le plus brave de tous les braves au temps de ces aventures. Milva et Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach fermaient la marche. Cahir montait le cheval bai qu’il avait récupéré, tirant derrière lui le gris, chargé de leur modeste équipement. Quittant enfin les zones fluviatiles, ils débouchèrent sur un terrain sec situé plus en hauteur, sur des coteaux d’où ils pouvaient observer le ruban scintillant de la Grande Iaruga au sud et, dans le lointain, le massif de Mahakam et ses hauteurs rocheuses au nord. Le temps était magnifique, le soleil réchauffait la peau, les moustiques ne bourdonnaient plus autour des oreilles des voyageurs. Les chaussures et les jambières avaient séché. Les talus de mûriers ensoleillés étaient noirs de fruits, les chevaux trouvaient de l’herbe, les petits ruisseaux qui coulaient des hauteurs ramenaient une eau cristalline pure qui grouillait de truites. La nuit tombée, on pouvait allumer un feu de camp et même s’allonger à proximité. En un mot, tout était parfait, et l’humeur de la troupe aurait dû instantanément s’améliorer. Mais ce n’était pas le cas. Et l’un des premiers bivouacs en révéla la raison. * * * — Attends un peu, Geralt, commença le poète en regardant autour de lui et en se raclant la gorge. Ne presse donc pas tant le pas. Nous voulons te causer en particulier, Milva et moi. Il s’agit de… Eh bien, de Régis ! — Tiens donc ! (Le sorceleur posa par terre une brassée de bois mort.) Vous commencez à avoir peur ? Il est bien temps. — Arrête, se vexa Jaskier. Nous l’avons accepté comme camarade, il s’est déclaré prêt à nous aider à trouver Ciri. Il m’a évité la pendaison, cela, je ne l’oublierai jamais. Mais, par la peste, nous ressentons quelque chose comme… de la peur. Ça t’étonne ? Des espèces comme lui, tu en as chassé et tué toute ta vie ! — Mais lui, je ne l’ai pas tué. Et je n’en ai pas l’intention. Ça te suffit comme déclaration ? Dans le cas contraire, même si mon cœur en est empli de regrets, je ne suis pas en état de te guérir de tes états de frayeur. Paradoxalement, le seul parmi nous à s’y connaître en soins, c’est précisément Régis. — Je t’ai dit d’arrêter, s’énerva le troubadour. Tu n’es pas en train de parler à Yennefer, alors épargne-nous cette éloquence vaseuse. Réponds simplement à nos questions. — Tu n’as qu’à les poser. Sans éloquence vaseuse. — Régis est un vampire. Et nous savons tous ce dont les vampires se nourrissent. Que se passera-t-il s’il devient sérieusement affamé ? Oui, je sais, nous l’avons vu manger de la soupe de poissons, et depuis ce temps-là il mange et boit avec nous, tout à fait normalement, comme chacun d’entre nous. Mais est-ce que… est-ce qu’il sera capable de maîtriser son appétit ? Geralt, vas-tu m’obliger à te tirer les vers du nez ? — Jusqu’à présent il s’est parfaitement maîtrisé, bien qu’il ait eu une sacrée occasion de satisfaire son appétit lorsque ton sang te coulait du crâne. Lorsqu’il t’a soigné, il ne s’est même pas léché les doigts. Et le premier soir, au moment de la pleine lune, quand nous avons bu cet alcool de mandragore et que nous avons dormi dans sa cabane, il aurait pu s’en prendre à nous tous. As-tu vérifié, au moins, qu’il n’y avait pas de marques de morsure sur ton cou de cygne ? — Cesse de te moquer, sorceleur, grommela Milva. Tu en sais plus que nous sur les vampires. Puisque tu railles Jaskier, alors réponds-moi. J’ai grandi dans une forêt sauvage, je ne suis pas allée à l’école, je suis ignorante… Ce n’est pas ma faute, alors tu ne dois pas te moquer de moi. J’ai honte de le reconnaître, mais j’ai moi aussi un peu peur de ce… Régis. — À juste titre, approuva-t-il en hochant la tête. C’est ce qu’on appelle un vampire supérieur. Il est exceptionnellement dangereux. S’il était notre ennemi, j’en aurais peur également. Mais, le diable m’emporte, pour des raisons que j’ignore, il est notre compagnon. Et il nous guide jusqu’à Caed Dhu, chez des druides qui peuvent m’aider à obtenir des informations sur Ciri. Comme je suis désespéré, je suis prêt à saisir cette chance, je n’y renoncerai pas. C’est pourquoi j’accepte sa compagnie vampirique. — Uniquement pour cette raison ? — Non, répondit-il avec une légère hésitation, mais décidé à parler enfin avec franchise. Pas seulement. Il… il se comporte de manière honnête. Au camp de la Chotla, durant le jugement de cette jeune fille, il n’a pas hésité à agir. Alors qu’il savait que j’allais le démasquer. — Il a sorti un fer à cheval incandescent du feu, se remémora Jaskier. Pendant de longues minutes il l’a tenu dans la paume de sa main et il n’a même pas fait la grimace. Aucun de nous ne parviendrait à en faire autant, même avec une pomme de terre cuite. — Il est insensible au feu. — Que sait-il faire d’autre ? — Il peut, s’il en a envie, se rendre invisible. Il peut t’envoûter, te plonger dans un sommeil profond ; c’est ce qu’il a fait avec les sentinelles dans le camp de Vissegerd. Il peut prendre l’aspect d’une chauve-souris et voler comme elle. Je pense qu’il ne peut faire tout cela que la nuit, et au moment de la pleine lune. Mais je peux me tromper. Il m’a déjà étonné à maintes reprises, il est possible qu’il ait plusieurs autres tours dans son sac. Je le crois exceptionnel, même au sein des vampires. Il s’est parfaitement adapté à l’homme, et ce depuis des années. Il trompe les chevaux et les chiens, qui pourraient flairer sa vraie nature, grâce aux plantes qu’il a toujours sur lui. Même mon médaillon ne réagit pas en sa présence, alors qu’il le devrait. Je vous le répète, ce n’est pas un vampire ordinaire. Pour le reste, interrogez-le vous-mêmes. C’est notre compagnon. Il ne devrait pas y avoir de non-dits entre nous, et encore moins de méfiance ou d’appréhension. Retournons au camp. Donnez-moi un coup de main pour transporter ce bois. — Geralt ? — Je t’écoute, Jaskier. — Est-ce que… au cas où… Je te demande ça de manière purement théorique… mais… — Je ne sais pas, répondit le sorceleur en toute sincérité. Je ne sais pas si je serais capable de le tuer. À vrai dire, je préférerais ne pas essayer. * * * Jaskier prit à cœur le conseil du sorceleur et décida de dissiper les malentendus. Il s’y attela dès qu’ils reprirent la route… Avec son tact coutumier. — Milva ! s’écria-t-il soudain en reluquant le vampire du coin de l’œil. Tu pourrais devancer le cortège et abattre un faon ou un sanglier avec ton arc. J’en ai assez, par la peste, des mûres et des champignons, des poissons et des mollusques. Je mangerais bien un vrai morceau de viande, pour changer. Qu’en dis-tu, Régis ? — Pardon ? Le vampire leva les yeux du cou de sa monture. — Je parlais de viande, répéta le poète d’un air entendu. J’essaie de convaincre Milva de partir à la chasse. Tu mangerais de la viande fraîche ? — Oui. — Et du sang, du sang frais, tu en boirais ? — Du sang ? (Régis déglutit.) Non merci, sans façon. Mais si ça vous tente, ne vous gênez pas pour moi. Geralt, Milva et Cahir conservaient le silence, un silence pesant, sépulcral. — Je sais où tu veux en venir, Jaskier, articula lentement Régis. Et permets-moi de te rassurer. Je suis un vampire, certes. Mais je ne bois pas de sang. Il y eut un silence de plomb. Mais Jaskier ne serait pas Jaskier s’il restait lui aussi sans mot dire. — Tu as dû mal me comprendre, reprit-il, en apparence désinvolte. Je ne parle pas… — Je ne bois pas de sang, l’interrompit Régis. Je n’en bois plus depuis longtemps. Je m’en suis déshabitué. — Déshabitué ? Comment ? — Naturellement. — Franchement, je ne comprends pas… — Pardonne-moi, mais c’est une affaire personnelle. — Mais… — Jaskier ! s’écria le sorceleur en se retournant sur sa selle. (Il n’avait pu s’empêcher d’intervenir.) Régis vient de te demander de lui foutre la paix. Sauf qu’il l’a fait plus gentiment. Sois donc aimable et ferme enfin ton clapet. * * * Les graines de l’inquiétude et de l’incertitude finirent par germer et remonter à la surface. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour la nuit, l’atmosphère était toujours lourde et tendue ; même la grosse oie bernacle de huit livres tuée par Milva sur la rivière, qu’ils firent cuire dans un moule d’argile et rongèrent jusqu’aux os, ne parvint pas à égayer les cœurs. Ils avaient tué la faim, mais l’inquiétude demeurait. La conversation ne décollait pas, en dépit des efforts titanesques de Jaskier. Les palabres du poète tournaient au monologue sans fin ; il finit par en prendre conscience et cessa ses palabres. Seul le chuintement du foin mastiqué par les chevaux perturbait le silence de mort qui régnait près du feu de camp. Milva avait fait chauffer de l’eau dans une marmite suspendue au-dessus du feu et utilisait la vapeur qui s’en dégageait pour lisser les empennes froissées de ses flèches. Cahir réparait la boucle de sa chaussure ; Geralt sculptait un bâton. Et Régis promenait son regard tantôt sur les uns, tantôt sur les autres. — Bon, d’accord, soupira-t-il enfin. Je vois que c’est inéluctable. Sans doute aurais-je dû vous expliquer certaines choses depuis longtemps… — Personne ne l’exige de toi. (Geralt jeta au feu le bout de bois qu’il avait mis tant de temps et de passion à tailler et releva la tête.) Je n’ai nul besoin de tes explications. Je suis un type à l’ancienne mode : lorsque je tends la main à quelqu’un et que j’accepte sa compagnie, cela signifie plus pour moi qu’un contrat signé en présence d’un homme de loi. — Moi aussi, je suis un homme à l’ancienne mode, intervint Cahir, toujours penché sur sa chaussure. — Je n’en connais pas d’autres, dit sèchement Milva en plaçant une nouvelle flèche au-dessus du chaudron fumant. — Ne fais pas attention aux bavardages de Jaskier, ajouta le sorceleur. Il est comme ça. Et tu n’es pas obligé de te confier ni de te justifier. Nous non plus ne t’avons pas fait de confidences. — Je suppose néanmoins que vous aurez envie d’entendre ce que je veux vous dire, sans que je m’y sente obligé le moins du monde. Je ressens le besoin d’être sincère envers des gens à qui je tends la main et que j’accepte comme compagnons. Cette fois, personne ne prit la parole. — Tout d’abord, reprit Régis au bout d’un instant, je me dois de préciser que toutes les craintes liées à ma nature de vampire n’ont pas lieu d’être. Je ne me jetterai sur personne, je ne me faufilerai pas la nuit pour planter mes dents dans le cou de qui que ce soit. Et cette règle ne vaut pas seulement pour mes compagnons de route. Je ne touche pas au sang. Jamais et nulle part. Je m’en suis déshabitué quand c’est devenu pour moi un problème. Un problème redoutable que j’ai eu du mal à résoudre. » À vrai dire, poursuivit-il au bout d’un moment, ce problème est apparu petit à petit, et c’est vraiment progressivement qu’il a pris un caractère négatif. Déjà dans ma jeunesse j’aimais bien… humm… prendre du bon temps en bonne compagnie ; de ce point de vue d’ailleurs, je ne me distinguais pas de la majorité des gens de mon âge. Vous savez ce que c’est, vous avez été jeunes vous aussi. Chez vous cependant, il existe un système d’interdictions et de limites, incarné par le pouvoir parental, les tuteurs, les supérieurs, les anciens, bref, par les traditions. Chez nous, cela n’existe pas. La jeunesse a toute liberté et elle en profite. Elle crée ses propres standards d’éducation, stupides, bien entendu – la stupidité n’est-elle pas l’apanage de la jeunesse ? « Tu ne veux pas boire un coup ? Quel piètre vampire tu fais ! », « Il ne boit pas ? Alors il ne faut pas l’inviter, il va gâcher la fête ! »… Je ne voulais pas gâcher la fête, et l’idée de ne plus être accepté parmi mes camarades me paralysait. Et puis, il y avait la fête elle-même. La bringue, les fredaines, les beuveries… À chaque pleine lune on volait jusqu’au village et on buvait, s’attachant à qui bon semblait. La… boisson la plus horrible qui soit, de la pire espèce. On ne faisait pas de différence entre nos proies. L’essentiel était… humm… de prélever notre ration d’hémoglobine… Car enfin, sans sang, il n’y a pas de fête ! On n’avait pas non plus l’audace nécessaire pour tenter notre chance auprès des vampiresses si on ne s’en prenait pas une lampée avant. Régis se tut, s’abîma dans ses pensées. Personne ne fit de commentaire. Geralt fut pris d’une terrible envie de boire un verre. — Nous repoussions chaque fois les limites, reprit le vampire. Et, plus le temps passait, pire c’était. Parfois, j’étais tellement dans le coaltar que je ne rentrais pas à la crypte durant trois, voire quatre nuits d’affilée ! Une quantité de… liquide, qui autrefois aurait été pour moi dérisoire, me faisait désormais perdre tout contrôle, ce qui ne m’empêchait pas de continuer à faire la fête. Quant aux collègues… Ceux parmi eux qui tentaient gentiment de me raisonner, je les rejetais. D’autres m’incitaient à venir avec eux, me tiraient de ma crypte pour m’embringuer, me suggéraient… hum… des cibles. Et ils s’amusaient à mes dépens. Milva, toujours occupée à redresser les empennes froissées de ses flèches, poussa un grognement sonore. Cahir avait terminé de réparer sa chaussure, on aurait pu croire qu’il dormait. — Plus tard, poursuivit Régis, des phénomènes alarmants sont survenus. Faire la fête, passer du temps avec les copains devinrent pour moi des préoccupations de second ordre. J’avais remarqué que je pouvais m’en passer. Ce qui était vraiment devenu le plus important, c’était de boire du sang, même si je devais le faire… — … avec ton reflet pour seul compagnon ? intervint Jaskier. — Même pas, répondit tranquillement Régis. Je n’ai ni ombre ni reflet. (Il resta silencieux un certain temps, puis il reprit :) J’ai fait la connaissance d’une… vampiresse. Ça aurait pu être – et d’ailleurs ça l’était – du sérieux entre nous. J’ai arrêté de déconner un moment. Mais pas longtemps. Elle m’a quitté. Et moi, je me suis remis à boire, deux fois plus. Le désespoir, le regret, vous le savez bien, sont de bons prétextes. Tout le monde a l’impression de comprendre. Même moi, j’avais l’impression de comprendre. Et je mettais admirablement bien la théorie en pratique. Je vous ennuie ? J’ai bientôt terminé. J’ai fini par faire des choses parfaitement inacceptables, des choses que ne fait aucun vampire digne de ce nom. J’ai commencé par voler en état d’ivresse. Une nuit, les garçons m’ont envoyé au village chercher du sang, et je suis tombé sur une jeune fille qui allait au puits. Dans mon élan, je me suis fracassé sur la margelle… C’est tout juste si je ne me suis pas fait occire par mes camarades ; par chance ils ne savaient pas comment s’y prendre… Ils m’ont transpercé avec des piquets, tranché la tête, aspergé d’eau bénite et, pour finir, ils m’ont enterré. Je vous laisse imaginer dans quel état j’étais à mon réveil… — On imagine, en effet, dit Milva en regardant ses flèches. Tous la regardèrent bizarrement. L’archère se racla la gorge et tourna la tête. Régis sourit imperceptiblement. — J’ai bientôt fini, assura-t-il. Dans mon tombeau, j’ai eu suffisamment de temps pour réfléchir. — Suffisamment de temps ? demanda Geralt. C’est-à-dire ? Régis le regarda. — Simple curiosité professionnelle ? Une cinquantaine d’années environ. Lorsque je me suis régénéré, j’ai décidé de me prendre en main. Ça n’a pas été facile, mais je m’en suis sorti. Depuis ce temps-là, je ne bois plus. — Plus du tout ? (Jaskier se mit à bégayer, mais la curiosité était la plus forte.) Jamais ? Pourtant… — Jaskier ! (Geralt haussa légèrement les sourcils.) Un peu de tenue. Et réfléchis. En silence. — Excuse-moi, grommela le poète. — Ne t’excuse pas, dit le vampire, conciliant. Et toi, Geralt, ne le sermonne pas. Je comprends sa curiosité. Les vampires, ou plutôt le mythe qui les entoure, cristallisent toutes les peurs humaines. Il est difficile d’exiger d’un homme qu’il fasse fi de ses peurs. Dans la psyché humaine, celles-ci remplissent un rôle non moins important que tous les autres états émotionnels. Une psyché dénuée de peurs serait une psyché infirme. — Imaginons, fit Jaskier en retrouvant sa contenance, que je ne sois pas horrifié par toi. Cela voudrait-il dire que je suis infirme ? Durant quelques secondes, Geralt songea que Régis allait montrer les dents et guérir Jaskier de sa supposée infirmité, mais il se trompait. Le vampire n’était pas enclin aux gestes théâtraux. — Je parlais de peurs profondément ancrées dans le conscient et l’inconscient, expliqua-t-il tranquillement. Ne sois pas vexé par la métaphore, mais la corneille, une fois sa peur vaincue, ne craint plus l’épouvantail avec son chapeau, et s’y installe confortablement. Mais, dès que le vent agite le manteau de l’homme de paille, l’oiseau réagit par la fuite. — Le comportement de la corneille s’explique par son instinct de survie, fit remarquer Cahir. — N’importe quoi, pouffa Milva. La corneille ne craint pas l’épouvantail, c’est l’homme qui lui fait peur, car il n’a pour elle que des pierres et des flèches. — L’instinct de survie, acquiesça Geralt, mais à l’échelle humaine… Nous te remercions pour tes explications, Régis, nous les acceptons pleinement. Mais ne fouille pas les profondeurs du subconscient humain. Milva a raison. Les motifs pour lesquels les gens réagissent par une peur panique à la vue d’un vampire assoiffé de sang ne sont pas irrationnels, ils résultent de leur envie de vivre. — C’est le spécialiste qui parle. (Le vampire s’inclina légèrement dans sa direction.) Le professionnel dont la conscience lui interdit d’accepter de l’argent pour se battre contre des peurs chimériques. Un sorceleur qui se respecte ne s’engage que dans une lutte contre un mal bien réel, qui représente une menace directe. L’homme de métier que tu es accepterait-il de nous fournir quelques explications en nous exposant par exemple en quoi un vampire est-il un plus grand mal qu’un dragon ou un loup ? Que je sache, eux aussi ont des canines. — Certes, mais ils ne s’en servent que lorsqu’ils ont faim ou pour se défendre, jamais en vue de faire la fête, rompre la glace ou vaincre leur timidité envers l’autre sexe. — Les gens ignorent cette différence, répliqua Régis. Toi, tu la connais depuis longtemps, le reste de la compagnie depuis quelques minutes à peine. La plus grande majorité des gens est fermement convaincue que les vampires ne s’amusent pas, mais se nourrissent uniquement de sang, et de sang humain qui plus est. Or le sang est un fluide qui donne la vie, sa perte s’accompagne d’un affaiblissement de l’organisme, de la force vitale. Pour résumer : un monstre qui répand votre sang est un ennemi mortel. Mais un monstre qui convoite votre sang pour s’en nourrir est doublement mauvais. Il renforce sa propre force vitale au détriment de la vôtre ; pour que son espèce prospère, la vôtre doit s’éteindre. Qui plus est, un tel monstre est horrible car, bien que vous connaissiez la valeur vitale du sang, ce dernier vous répugne. L’un d’entre vous boirait-il du sang ? J’en doute. Il y a des gens qui à sa seule vue sont pris de faiblesse ou s’évanouissent. Dans certaines sociétés, les femmes se considèrent comme impures quelques jours par mois et s’isolent… — Chez les sauvages, sans doute, l’interrompit Cahir. Et il n’y a probablement que chez vous, dans les Royaumes du Nord, qu’on perd connaissance à la vue du sang. — Nous nous égarons, nous nous éloignons du sentier pour prendre les chemins tortueux d’une philosophie douteuse, dit le sorceleur en relevant la tête. Selon toi, Régis, les gens réagiraient-ils différemment s’ils savaient qu’ils sont pour les vampires non pas de la pâture mais un débit de boissons ? Qu’y a-t-il d’irrationnel dans leurs peurs ? Les vampires sucent le sang des hommes, cet argument est, en l’occurrence, irréfutable. Que l’homme, traité comme une bonbonne de vodka par un vampire, perde ses forces est aussi un fait. Un homme asséché, dirais-je, perd définitivement sa vitalité. Il meurt tout naturellement. Excuse-moi, mais on ne peut pas mettre dans le même panier la peur de la mort et l’aversion du sang. Menstruel ou autre. — Vous parlez si intelligemment que j’en ai le vertige, pouffa Milva. Mais, d’une manière ou d’une autre, toutes ces belles paroles ne tournent qu’autour d’une seule chose, les dessous des jupons des femmes. Philosophes de mes deux. — Laissons un instant la symbolique du sang, décida Régis, les mythes dont nous parlons trouvant effectivement une certaine justification dans les faits. Concentrons-nous sur les autres mythes, ceux qui ne sont que pure invention, mais qui sont pourtant largement répandus. Par exemple, chacun sait que quiconque est mordu par un vampire devient à son tour un vampire s’il survit. N’est-ce pas ? — C’est vrai, dit Jaskier. Il existe une ballade… — Connais-tu les fondements de l’arithmétique ? — J’ai étudié les sept arts libéraux. Et j’ai obtenu mon diplôme summa cum laude. — Après la Conjoncture des Sphères, il ne restait dans votre monde que mille deux cents vampires supérieurs environ. Parmi lesquels autant d’abstinents – nous sommes nombreux – que de buveurs invétérés – comme je l’ai moi-même été dans ma jeunesse. En règle générale, un vampire boit à chaque pleine lune, car la pleine lune est une fête que nous avons l’habitude… humm… d’arroser. Si l’on rapporte la chose au calendrier des humains, et considérant qu’il y a douze pleines lunes par an, nous obtenons un nombre théorique de quatorze mille quatre cents personnes mordues chaque année. Depuis la Conjoncture, si l’on se réfère encore une fois à votre échelle du temps, il s’est passé environ mille cinq cents ans. D’après un calcul rapide, il existerait donc en théorie vingt et un millions six cent mille vampires dans le monde. Si l’on complète ensuite le calcul par… — Assez, soupira Jaskier. Je n’ai pas d’abaque, mais je peux parfaitement imaginer le nombre que cela représente. Ou plutôt non, je ne le peux pas. Ce qui signifie que la contamination vampirique est une idiotie totale et une pure invention. — Merci. (Régis s’inclina.) Passons au mythe suivant : un vampire est un homme mort, mais pas tout à fait. Dans son cercueil il ne pourrit pas ni ne se transforme en poussière. Il est allongé dans sa tombe, tout frais, tout rose, prêt à sortir et à mordre. D’où vient ce mythe, si ce n’est de la crainte inconsciente et irrationnelle que vous inspirent vos vénérables morts ? Vous les entourez d’hommages et de souvenirs, vous rêvez d’immortalité ; vos mythes et légendes sont truffés de ressuscités qui ont vaincu la mort. Mais si votre vénérable arrière-grand-père défunt sortait soudain de sa tombe et exigeait une bière, une panique générale s’ensuivrait. Cela n’a rien d’étonnant. Après la mort, la matière organique est soumise à un processus de décomposition peu ragoûtant. Elle empeste, se mue en magma. L’âme immortelle, élément indispensable de vos mythes, se débarrasse de sa charogne puante avec dégoût et s’envole. Elle est pure, et peut donc tranquillement être honorée. Toutefois, vous avez tout de même imaginé un type d’âme répugnante, qui ne s’envole pas, n’abandonne pas sa charogne, et, même, refuse d’empester. C’est écœurant et contre nature. Un défunt qui respire est pour vous la plus immonde des anomalies. Un crétin a même inventé le terme de « mort-vivant », dont vous nous affublez très souvent. — Les humains, dit Geralt en esquissant un léger sourire, sont une race primitive et superstitieuse. Il leur est difficile de comprendre et d’appeler par son nom une entité qui revient d’entre les morts alors qu’elle a été perforée avec des pieux, décapitée et enterrée pour cinquante ans. — Oui-da, c’est difficile en effet. (Le vampire ignora le sarcasme.) Votre race mutante est capable de régénérer les ongles, les cheveux et l’épiderme, mais elle ne peut pas accepter l’idée qu’il existe des races plus performantes encore dans ce domaine. Pour autant, cette incapacité ne résulte pas d’un primitivisme, mais bien au contraire d’un égocentrisme forcené et de la conviction de votre propre perfection. Toute chose qui atteint un niveau de perfection supérieur au vôtre ne peut être qu’une détestable aberration. Laquelle s’inscrit dans les mythes. À des fins sociologiques. — J’y comprends que dalle à tout ça, annonça tranquillement Milva en repoussant les cheveux de son front à l’aide de sa flèche. Je comprends bien que vous parlez de contes, moi aussi j’en connais des contes, même si je ne suis qu’une stupide fille des bois. Ce qui m’étonne davantage, c’est que tu n’as pas du tout peur du soleil, Régis. Dans les contes, le soleil réduit les vampires en cendres. Ça aussi, ce n’est qu’une légende ? — Absolument, confirma Régis. Vous croyez que les vampires ne sont dangereux que la nuit, que le premier rayon du soleil les transforme en poussière ! À la source de ce mythe forgé autour des premiers feux de camp se trouvent votre « solarité », c’est-à-dire votre amour de la chaleur, ainsi que le rythme diurne qui instaure l’activité du jour. Pour vous, la nuit est froide, sombre, mauvaise, menaçante, pleine de dangers ; le lever du soleil vous apparaît par conséquent comme une nouvelle victoire dans la lutte pour la survie, il symbolise un nouveau jour, la continuation de l’existence. La lumière solaire apporte la clarté et la chaleur, les rayons vivifiants du soleil sont porteurs de l’anéantissement des monstres ennemis. Un vampire est réduit en cendres, un troll est pétrifié, un loup-garou se délycanthrophie, un gobelin fiche le camp en se voilant les yeux. Les prédateurs nocturnes retournent dans leur bauge et cessent d’être menaçants. Jusqu’au coucher du soleil, le monde vous appartient. Je le répète et j’insiste : ce mythe a vu le jour autour des feux de bois ancestraux. Aujourd’hui ce n’est rien d’autre qu’un mythe car vos demeures sont maintenant éclairées et chauffées ; bien que le rythme solaire continue à vous régir, vous êtes parvenus à « annexer » la nuit. Nous, les vampires supérieurs, nous nous sommes aussi quelque peu éloignés de nos cryptes primitives. Nous avons « annexé » le jour. L’analogie vaut pour vous comme pour nous. Mon explication te satisfait-elle, chère Milva ? — En aucune façon. (L’archère rejeta sa flèche.) Mais je pense que j’ai compris. J’apprends. Je vais devenir futée. La sociolophie, l’actionophie, la chiantolophie, la loucantrophie… Il paraît qu’à l’école on distribue des coups de verge. C’est plus agréable d’apprendre avec vous. J’ai l’impression que ma tête va éclater, mais j’ai pas mal aux fesses. — Une chose ne fait aucun doute, dit Jaskier. Les rayons du soleil ne te transforment pas en cendres, leur chaleur a aussi peu d’effet sur toi que ce fer à cheval incandescent que tu as bravement tiré du feu à mains nues. Revenons-en tout de même à tes analogies ; pour nous, les humains, le jour restera toujours une période naturelle d’activité, et la nuit une période naturelle de repos. C’est notre constitution physique qui veut ça : par exemple nous voyons mieux le jour que la nuit. Geralt est une exception, il y voit aussi clair de jour comme de nuit, mais lui, c’est un mutant. Est-ce que chez les vampires, c’était aussi une question de mutation ? — On peut l’appeler ainsi, acquiesça Régis. Bien que je considère qu’une mutation qui s’opère sur une période relativement longue cesse d’être une mutation et devient évolution. Mais ce que tu as dit sur la constitution physique est pertinent. L’adaptation à la lumière du soleil fut pour nous une fâcheuse nécessité. Pour perdurer, nous avons dû, à cet égard, nous assimiler aux humains. Par mimétisme. Ce qui, du reste, ne fut pas sans conséquence. Pour utiliser une métaphore, nous nous sommes allongés dans le lit du malade. — Pardon ? — Il existe des raisons de supposer que la lumière du soleil, à long terme, est mortelle. Selon une certaine théorie, d’ici quelque cinq mille ans, pour parler modestement, ce monde ne sera plus habité que par des créatures lunaires, actives la nuit. — Une chance que je ne vive pas jusque-là, soupira Cahir, après quoi il bâilla profondément. Je ne sais pas pour vous, mais, personnellement, l’activité démultipliée qui accompagne le jour me rappelle précisément la nécessité du sommeil nocturne. — Pareil pour moi, renchérit le sorceleur. Et il ne reste plus que quelques petites heures avant le lever du soleil meurtrier. Cependant, en attendant d’être gagné par le sommeil… Régis, pour rester dans les considérations scientifiques et afin d’élargir nos connaissances, développe pour nous encore un de ces mythes sur le vampirisme, car je parie qu’il t’en reste encore un. — Tout à fait, approuva le vampire en hochant la tête. J’en ai encore un. Le dernier, mais non des moindres. Celui qui vous a été dicté par vos phobies sexuelles. Cahir pouffa en silence. — J’ai gardé sciemment ce mythe pour la fin, poursuivit Régis en le mesurant du regard, et je ne l’aurais pas évoqué de ma propre initiative par égard pour vous, mais puisque Geralt me met au défi de le faire, je ne vous épargnerai donc pas. Ce sont les peurs liées à la sexualité qui effraient le plus les humains. Une vierge qui se languit dans les bras d’un vampire en train de sucer son sang ; un jouvenceau offert en pâture aux pratiques abominables d’une vampiresse qui promène ses lèvres sur son corps… Un viol oral. C’est ainsi que vous voyez les choses. Le vampire paralyse sa victime par la peur et la contraint à un acte sexuel oral. Ou plus exactement à une immonde parodie de sexe oral. Et ce genre de pratiques sexuelles, qui exclut bien entendu la procréation, est répugnant. — Parle pour toi, marmonna le sorceleur. — Vous avez tiré d’un acte couronné par la volupté et la mort en lieu et place de la procréation un mythe sinistre, poursuivit Régis. Vous-mêmes rêvez inconsciemment de ce genre de choses, mais vous avez des scrupules à l’offrir à votre partenaire, homme ou femme. Ledit vampire mythologique le fait donc pour vous, devenant par là même l’ultime et fascinante incarnation du Mal. — Et alors, je l’avais pas dit ? explosa Milva dès que Jaskier eut fini de lui expliquer ce à quoi Régis faisait allusion. C’est toujours pareil. Ils commencent par parler de choses savantes, et terminent à tous les coups par des histoires de fesses ! * * * Le glapissement des grues s’éteignait dans le lointain. Le lendemain, se remémora le sorceleur, nous nous sommes mis en route de bien meilleure humeur. Et c’est alors qu’une nouvelle fois, tout à fait à l’improviste, la guerre nous rattrapa. * * * Ils traversèrent un pays quasiment inhabité, submergé de forêts sauvages ; ne présentant que peu d’intérêt sur le plan stratégique, il ne pouvait tenter les envahisseurs. Bien que Nilfgaard fût proche et que seul un bras de la Grande Iaruga séparât cette région des terres impériales, c’était une zone frontalière difficile à franchir. Leur surprise n’en fut que plus grande. Ici, les manifestations de la guerre étaient moins spectaculaires qu’à Brugge et à Sodden où, la nuit, l’horizon était illuminé de lueurs d’incendie tandis que le jour, des colonnes de fumée noire zébraient l’azur. Ici, à Angren, ce n’était pas aussi impressionnant. C’était pire. Ils virent soudain une volée de corneilles qui tournoyaient en lançant des croassements sauvages et, rapidement, ils tombèrent sur des cadavres. Bien que déguenillés et impossibles à identifier, les charognes portaient les traces indéniables d’une mort extrêmement violente. Ces personnes-là avaient été tuées au combat. Mais pas seulement. La plupart des cadavres gisaient couchés dans les broussailles, mais quelques-uns avaient été mutilés de façon macabre : certains avaient été pendus par les bras ou les pieds aux branches des arbres ; d’autres avaient été immolés, leurs extrémités calcinées saillant des bûchers éteints ; d’autres encore avaient été empalés sur des pieux. Et tous empestaient. Angren tout entier était imprégné de la puanteur abjecte de la barbarie. Ils étaient sur les lieux du massacre depuis peu de temps lorsqu’ils durent soudain se cacher dans les broussailles et les fourrés, car de tous côtés la terre se mit à gronder : des sabots de chevaux déferlèrent sous leurs yeux, et des détachements de cavaliers sans cesse renouvelés se succédèrent devant leur planque, soulevant des nuages de poussière. * * * — Une fois de plus, s’exclama Jaskier en tournant la tête, nous ignorons qui se bat contre qui et pourquoi ! De même que nous ignorons qui se trouve derrière nous comme devant nous, et dans quelle direction ils comptent aller. Qui porte l’offensive, qui bat en retraite ? Que la peste les emporte tous ! Je ne me souviens pas si je vous l’ai déjà dit, mais la guerre me fait toujours penser à un bordel pris dans un incendie… — Tu l’as déjà dit, l’interrompit Geralt. Une bonne dizaine de fois. — Pour quelle raison se battent-ils ici ? (Jaskier cracha un glaviot bien juteux.) Pour une génisse et du sable ? C’est bien tout ce que ce divin pays a à offrir ! — Parmi ceux qui gisaient dans les fourrés, intervint Milva, il y avait des elfes. Les commandos d’elfes passent par ici, ils l’ont toujours fait. Les volontaires de Dol Blathann et des monts Bleus se dirigent vers la Témérie. Quelqu’un veut leur barrer la route. Voilà, moi, c’que j’en pense. — Il n’est pas exclu, reconnut Régis, que l’armée témérienne organise ici des rafles contre les Écureuils. Mais il y a par trop de combattants dans les environs. Je soupçonne que les Nilfgaardiens ont fini par traverser la Iaruga. — C’est aussi mon avis, dit le sorceleur en faisant la grimace et en regardant Cahir, qui restait de marbre. Les cadavres que nous avons vus ce matin portaient les traces de leurs méthodes de combat. — Toutes les méthodes de combat se valent, gronda Milva, prenant soudainement la défense du Nilfgaardien. Et pas la peine de loucher du côté de Cahir, parce que vous êtes maintenant tous les deux dans la même galère. C’est la mort qui l’attend s’il tombe entre les pattes des Noirs, et toi, Geralt, tu viens d’échapper à la pendaison qui t’était promise chez les Témériens. Il est donc inutile de perdre du temps à essayer de savoir quelle armée se trouve derrière nous, laquelle est devant, qui sont les nôtres et qui sont nos ennemis, qui est bon ou qui est mauvais. Pour l’heure, tous ceux qui ont des ennemis en commun sont les nôtres, peu importe les couleurs qu’ils portent. — Tu as raison. * * * — C’est curieux, s’étonna Jaskier le lendemain. (Une fois de plus, lui et ses compagnons se tenaient cachés dans les fourrés en attendant la fin du défilé d’un nouveau détachement de cavaliers.) Les collines résonnent de la course des chevaux de l’armée lancés au galop, et en bas, vers la Iaruga, on entend des bruits de haches. Des bûcherons scient du bois, comme si de rien n’était. Vous entendez ? — Ce ne sont peut-être pas des bûcherons ? s’interrogea Cahir. Peut-être s’agit-il de combattants de l’armée ? Occupés à des travaux de sapeurs-mineurs ? — Non, ce sont bien des bûcherons, confirma Régis. Apparemment, rien n’est en mesure d’interrompre l’exploitation de l’or d’Angren. — Quel or ? — Jetez donc un coup d’œil sur ces arbres ! Une fois de plus le vampire avait adopté le ton plein de suffisance du sage omniscient qui instruit les enfants et les lents d’esprit. Cela lui arrivait relativement souvent, ce qui agaçait quelque peu Geralt. — Ces arbres, répéta Régis, ce sont les cèdres, les sycomores et les pins d’Angren. Ils constituent un matériau très précieux. Partout il y a des ports flottables d’où l’on jette les troncs à flot, qui, emportés par le courant, descendent ensuite le cours de la rivière. Partout il y a des zones de coupe, les haches s’activent nuit et jour. La guerre que nous observons et que nous entendons prend tout son sens. Nilfgaard, comme vous le savez, s’est rendu maître de l’embouchure de la Iaruga, de Cintra et de Verden, ainsi que du Haut-Sodden ; sans doute aussi de Brugge et d’une partie du Bas-Sodden à l’heure actuelle. Cela signifie que le bois en provenance d’Angren approvisionne déjà les scieries et les chantiers navals impériaux. Les Royaumes nordiques essaient donc de suspendre le flottage, tandis que les Nilfgaardiens au contraire veulent que l’on abatte et que l’on mette à flot le plus grand nombre d’arbres possible. — Et nous, comme d’habitude, on a la poisse, conclut Jaskier en hochant la tête. Car nous devons aller à Caed Dhu en passant par le centre même d’Angren, ce qui revient à plonger au cœur de cette guerre du bois. Par la peste, n’y a-t-il pas d’autre chemin ? * * * Lorsque le grondement des sabots se fut évanoui dans le lointain, que tout fut redevenu plus calme et que nous pûmes enfin reprendre notre périple, j’ai moi aussi posé la question à Régis, se rappelait le sorceleur, le regard tourné vers le soleil couchant au-dessus de la Iaruga. * * * — Un autre chemin pour aller à Caed Dhu ? réfléchit le vampire. Et ainsi éviter les collines et quitter la route empruntée par les soldats ? Bien sûr qu’il y en a un. Pas très confortable et pas très sûr. Plus long aussi. Mais je peux vous garantir qu’on n’y rencontrera pas l’armée. — Parle. — Nous pouvons bifurquer au sud et tenter de nous frayer un chemin en passant par une dépression dans les méandres de la Iaruga, du nom de Ysgith. Ce nom t’est-il familier, sorceleur ? — Oui. — T’est-il déjà arrivé de traverser des maquis ? — Bien sûr. — Le calme de ta voix tendrait à confirmer que tu en acceptes l’idée, dit le vampire en se raclant la gorge. Soit. Nous sommes cinq, dont un sorceleur, un guerrier et une archère. De l’expérience, deux épées et un arc. Trop peu pour tenir tête aux troupes nilfgaardiennes, mais pour Ysgith, ça devrait aller. Ysgith, songea le sorceleur. Un peu plus de trente miles carrés de marécages et de boue, d’étangs couverts de lentilles d’eau. Des terrains où poussent des arbres étranges, entremêlés de sylves sauvages. Certains arbres ont le tronc couvert d’écailles et des collets tubéreux comme des oignons qui s’élancent vers le haut, vers leurs cimes plates et feuillues. D’autres sont petits et cagneux et reposent sur leurs racines tordues comme les bras d’une pieuvre ; de leurs branches nues pendent des varechs marécageux desséchés et des barbes de mousse sans cesse en mouvement, agitées non par le vent, mais par un gaz toxique libéré par la terre boueuse. Ysgith… autrement dit le Bourbier. « La Schlingue » aurait été un nom plus approprié. Et dans les terrains boueux et marécageux d’Ysgith, dans ses étangs et ses lacs envahis par les lenticules et les élodées grouille la vie. On y trouve non seulement des castors, des grenouilles, des tortues et des oiseaux aquatiques, mais aussi des créatures bien plus dangereuses, munies de tenailles, de tentacules et de pattes préhensiles dont elles se servent généralement pour attraper, blesser, noyer et écharper leurs victimes. Des créatures de ce genre, il y en a tellement que personne n’a jamais été capable de toutes les dénombrer et les classifier. Pas même les sorceleurs. Geralt chassait lui-même rarement à Ysgith comme d’ailleurs dans la Basse-Angren. Le pays était peu peuplé, les rares personnes qui habitaient en bordure des marécages avaient pris l’habitude de traiter les monstres comme des éléments du paysage. Ils les respectaient, et il leur venait rarement à l’esprit de louer les services d’un sorceleur pour les exterminer. Mais cela arrivait. Geralt connaissait donc Ysgith et ses menaces. Deux épées et un arc, récapitula-t-il. Et mon expérience de sorceleur. En groupe, ça devrait aller. Surtout si je pars en reconnaissance et que je reste attentif à tout. Aux troncs vermoulus, aux tas de varechs, aux broussailles, aux bouquets d’herbes, de plantes, et même d’orchidées. Car à Ysgith, une orchidée peut n’avoir d’une fleur que l’aspect, et se transformer en un clin d’œil en crabe-araignée vénéneux. Il va falloir serrer Jaskier de près, le surveiller pour qu’il ne touche à rien. D’autant qu’Ysgith regorge de végétaux, de ceux qui, au contact de la peau, se révèlent aussi dangereux que le poison du crabe-araignée et qui n’hésitent pas à compléter leur régime chlorophyllien par un petit morceau de chair. Sans oublier le gaz, bien sûr. La vapeur toxique. Il faudra penser à se protéger la bouche et le nez à l’aide de tissus… — Alors ? (Régis l’arracha à ses méditations.) Tu acceptes le plan ? — Oui. En route. * * * Qu’est-ce qui m’a donc poussé à ne pas parler au reste de la compagnie de notre décision de traverser Ysgith ? s’interrogeait le sorceleur. Pourquoi ai-je demandé à Régis d’en faire autant ? J’ignore pour quelle raison j’ai tant tardé à les mettre au courant. Aujourd’hui, alors que tout est complètement parti à vau-l’eau, je pourrais essayer de me persuader que j’ai prêté attention au comportement de Milva. À ses problèmes. À ses peurs évidentes. Mais ce ne serait pas la vérité. Je n’ai rien remarqué du tout, ou bien, si j’ai remarqué quelque chose, je l’ai pris à la légère. J’ai agi comme un imbécile. Et nous avons continué à suivre la route vers l’est, ralentis par les chemins distordus menant aux marécages. D’un autre côté, heureusement que nous avons traîné, se dit-il en sortant son épée et en touchant du pouce le tranchant de la lame, aiguisé comme un rasoir. Si nous étions partis directement en direction d’Ysgith, je ne posséderais pas cette arme. * * * Depuis le lever du jour ils n’avaient vu ni entendu aucune armée. Milva cheminait en tête, loin devant le reste de la compagnie. Régis, Jaskier et Cahir discutaient. — Pourvu au moins que ces druides veuillent bien se donner la peine de nous aider au sujet de Ciri, s’inquiétait le poète. J’ai eu l’occasion d’en rencontrer, des druides, et croyez-moi, ce sont des bourrus intraitables, des anachorètes hypocondriaques. Il se peut qu’ils n’acceptent même pas de nous parler, alors pour ce qui est de faire de la magie… — Régis connaît l’un des druides de Caed Dhu, lui rappela le sorceleur. — Cette connaissance ne remonterait-elle pas à trois ou quatre cents ans ? — Elle est bien plus jeune, assura le vampire avec son sourire énigmatique. D’ailleurs, les druides sont immortels. Ils sont toujours dehors à profiter du bon air, au milieu de la nature immaculée, primitive, et cela influe considérablement sur leur santé. Respire à pleins poumons, Jaskier, imprègne-toi de l’air de la forêt, et toi aussi tu seras en pleine forme. — Si je remplis mes poumons de cet air-là, dit Jaskier avec une pointe d’ironie, je vais bientôt me couvrir de poils, par la peste. La nuit, je rêve d’auberges, de vin et de bains publics. Quant à la nature primitive, qu’une peste tout aussi primitive l’emporte ! Du reste, j’ai des doutes concernant son influence bénéfique sur la santé, surtout sur la santé psychique. Les druides en sont le meilleur exemple, car ce sont des cinglés d’hypocondriaques. Ils sont complètement zinzins, comme en témoignent leurs histoires de protection de la nature. Combien de fois ai-je été témoin des pétitions qu’ils ont envoyées aux autorités ? Pour faire interdire la chasse, l’abattage des arbres, le rejet du purin dans la rivière et autres bêtises du même acabit. Leur stupidité a atteint son comble quand, accoutrés de leurs couronnes de gui, ils se sont rendus au grand complet chez le roi Ethaïn à Cidaris. J’y étais justement… — Que voulaient-ils ? s’enquit Geralt, curieux. — Comme vous le savez, Cidaris est un royaume où la pêche est le moyen de subsistance de la majorité de la population. Les druides sont arrivés en exigeant que le roi donne l’ordre aux habitants d’utiliser des filets dotés d’une largeur de mailles bien spécifique, et qu’il punisse sévèrement ceux qui se serviraient de filets aux mailles plus petites que celles qu’ils préconisaient. Ethaïn faillit en tomber à la renverse ! Et les cueilleurs de gui de lui expliquer que ces mailles étaient l’unique moyen de préserver les fonds poissonneux sur le long terme. Le roi les fit alors sortir sur la terrasse, leur montra la mer et raconta comment jadis l’un de ses plus hardis navigateurs, après avait vogué durant deux mois vers l’ouest sans apercevoir la moindre terre à l’horizon, avait dû rebrousser chemin, ayant épuisé ses réserves d’eau douce. Les druides se figuraient-ils que l’on puisse épuiser les fonds poissonneux d’une mer aussi vaste ? Les cueilleurs de gui répondirent par l’affirmative. Selon eux, même si la pêche en mer allait sans aucun doute perdurer en tant que moyen de subsistance puisant directement dans les ressources de la nature, le temps viendrait où les poissons se feraient plus rares, la faim alors menacerait. Et, inévitablement, il faudrait se servir de filets aux mailles plus grandes pour pêcher, et ainsi attraper des poissons adultes pour sauvegarder le fretin. Ethaïn demanda quand surviendrait cette terrible période de famine. « D’ici deux mille ans selon nos pronostics », affirmèrent les druides. Le roi prit gentiment congé d’eux en leur demandant de revenir d’ici un ou deux milliers d’années ; alors il aviserait. Les cueilleurs de gui ne comprirent pas la plaisanterie et commencèrent à se rebiffer ; aussi furent-ils mis à la porte. — Ils sont comme ça, ces druides, confirma Cahir. Chez nous, à Nilfgaard… — Tu t’es trahi ! s’écria triomphalement Jaskier. Tu as dit « Chez nous, à Nilfgaard » ! Hier encore, quand je l’ai appelé Nilfgaardien, il a sursauté comme s’il avait été piqué par un frelon. Il est peut-être temps, Cahir, de décider qui tu es. — Pour vous, grommela Cahir en haussant les épaules, je serai toujours un Nilfgaardien. D’après ce que je constate, rien de ce que je pourrais dire ne vous convaincra du contraire. Pour être tout à fait précis, sachez tout de même qu’une telle dénomination dans l’Empire ne s’applique qu’aux habitants qui sont nés et vivent dans la capitale ou ses environs proches, situés autour de la basse Alba. Ma famille, elle, est originaire de Vicovar, et donc… Il fut subitement interrompu par Milva, qui chevauchait en tête du cortège. — La ferme, ordonna-t-elle d’une voix peu aimable. Tous lui obéirent aussitôt et retinrent leurs chevaux : ils savaient désormais que c’était sa façon de les avertir qu’elle avait entendu ou senti la présence d’une proie comestible à proximité. Milva apprêta son arc, mais ne descendit pas de cheval. Il ne s’agissait donc pas de chasse. Geralt s’approcha prudemment. — De la fumée, dit-elle brièvement. — Je ne vois rien. — Affûte ton nez. Son odorat ne trompait pas l’archère, bien que l’odeur de la fumée fût infime. Elle ne pouvait provenir ni d’un incendie ni d’un brûlis, car, comme le constata Geralt, elle sentait bon. Elle venait d’un feu de camp sur lequel on faisait cuire quelque chose. — On fait un détour ? demanda Milva à mi-voix. — Pas sans avoir jeté un coup d’œil, répondit Geralt en mettant pied à terre et en tendant ses rênes à Jaskier. Ce serait utile de savoir ce qu’on a évité. Et qui on a derrière nous. Que les autres restent en selle. Soyez vigilants. Des broussailles qui bordaient la forêt on pouvait voir une large zone de coupe, où des troncs étaient empilés en tas réguliers. Un mince filet de fumée s’élevait justement au-dessus de ces troncs. Geralt se calma légèrement : à première vue, il ne voyait rien bouger, et il y avait trop peu de place entre les billots pour qu’un groupe important puisse s’y cacher. Milva était de son avis. — Je ne vois pas de chevaux, murmura-t-elle. Ce n’est pas l’armée. Des bûcherons, j’ai l’impression. — Je le pense aussi. Mais je vais aller vérifier. Couvre-moi. Quand il s’approcha, progressant prudemment entre les amas de troncs, il entendit des voix. Il avança plus près. Et fut sidéré. Son ouïe ne l’avait donc pas trompé. — Demi-bouse dans le pruneau ! — Petit tas à carreau ! — Dévissé ! — Passe. Annonce ! Installez les latrines. Oh, que tu… — Ha, ha ! Rien qu’un valet de rien du tout ! Touché à la moelle ! Tu vas te faire dessus comme il faut avant de mettre un petit tas de côté ! — On verra bien. Je pose le valet. Quoi, il l’a pris ? Hé, Yazon, t’as joué comme mes fesses ! — Pourquoi qu’t’as pas mis de dame, espèce d’enflure ? Que je te prendrais le gourdin, tiens… Dans d’autres circonstances, le sorceleur aurait peut-être continué à jouer la prudence – après tout, nombreux sont les individus qui jouent au dévissé, et Yazon est un prénom courant. Mais parmi les voix excitées des joueurs de cartes s’éleva soudain un jacassement rauque qu’il aurait reconnu entre mille. — Crrrrééééé… nom d’une piiiiipe ! — Salut, les garçons ! s’exclama Geralt en sortant de sa cachette. Je suis ravi de vous revoir. Surtout au grand complet. Même le perroquet est là. — Sacré nom d’un chien ! (Sous le coup de l’émotion, Zoltan Chivay lâcha ses cartes, après quoi il se releva si brusquement que Feld-maréchal Duda, perché sur son épaule, battit des ailes et hurla, effrayé.) Sorceleur, je te souhaite la bienvenue ! Ou bien est-ce un mirage ? Percival, vois-tu la même chose que moi ? Percival Schuttenbach, Munro Bruys, Yazon Varda et Figgis Merluzzo entourèrent Geralt et lui broyèrent la main droite à tour de rôle. Et lorsque de derrière le tas de troncs surgit le reste des compagnons de Geralt, les manifestations de joie redoublèrent d’intensité. — Milva ! Régis ! (Zoltan poussait des cris en les serrant dans ses bras chacun à leur tour.) Jaskier, tu es bien vivant, même si tu as un bandage sur la trogne ! Qu’est-ce que tu vas nous raconter, maudit violoneux, sur ce nouveau mélodrame on ne peut plus banal ? Moi, je vais t’le dire ! Que la vie n’est pas de la poésie ! Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’elle ne cède pas devant la critique ! — Où est Caleb Stratton ? demanda Jaskier en regardant autour de lui. Zoltan et les autres se turent aussitôt et retrouvèrent leur sérieux. — Caleb repose en paix, dit enfin le nain en reniflant, enterré dans une forêt de bouleaux, loin de ses cimes adorées et de la montagne Carbone. Lorsque les Noirs nous ont attaqués sur l’Ina, il n’a pas mis ses petites jambes en branle assez vite, et n’a pu atteindre la forêt… Il a reçu un coup d’épée sur la trogne ; quand il est tombé, ils l’ont achevé à coups d’épieu… Allez, déridez-vous ! Nous, nous l’avons déjà pleuré, ça suffira. On ferait mieux de se réjouir que vous soyez tous sortis vivants de cette pagaille au camp ! L’équipe s’est même agrandie, à ce que je vois. Cahir, sans un mot, inclina légèrement la tête sous le regard attentif du nain. — Eh bien, asseyez-vous ! les invita Zoltan. Nous sommes en train de faire cuire une petite brebis. Nous l’avons trouvée il y a quelques jours, triste et solitaire, nous n’avons pas permis qu’elle meure de faim, d’une mort sinistre, ni qu’elle finisse en pâture pour les loups. Nous avons fait preuve de miséricorde et l’avons zigouillée nous-mêmes ; et maintenant nous l’accommodons pour la manger. Installez-vous. Toi, Régis, je voudrais te prendre à part un instant, si tu le permets. Toi aussi, Geralt, si tu le veux bien. Deux femmes étaient assises derrière les troncs empilés. L’une nourrissait au sein un nouveau-né ; à la vue des arrivants, elle se retourna pudiquement. Non loin d’elle, une jeune fille, la main enroulée dans des chiffons pas très propres, jouait sur le sable avec deux enfants. Le sorceleur la reconnut dès qu’elle posa sur lui ses yeux vitreux et inexpressifs. — Nous l’avons détachée du chariot déjà en feu, expliqua le nain. Il s’en est fallu de peu qu’elle finisse comme l’aurait voulu le prêtre qui s’en était pris à elle. Toutefois, le baptême du feu ne l’a pas entièrement épargnée. Elle a été léchée par les flammes qui l’ont brûlée jusqu’à la chair. Nous l’avons soignée de notre mieux, en l’enduisant de suif, mais le résultat n’est pas très net. Barbier, si tu pouvais… — Tout de suite. Lorsque Régis voulut dérouler son bandage, la jeune fille se mit à pleurnicher, elle s’écarta en se cachant le visage de sa main saine. Geralt s’approcha pour la maintenir, mais le vampire freina son geste. Il plongea son regard pénétrant dans les yeux de la jeune fille et celle-ci se calma aussitôt. Sa tête retomba doucement sur sa poitrine. Elle ne trembla même pas lorsque Régis décolla précautionneusement les chiffons sales de ses brûlures et appliqua une pommade à l’odeur bizarre sur son bras sévèrement meurtri. Geralt détourna la tête, regarda les deux femmes, les deux enfants, puis le nain. Zoltan se racla la gorge. — Nous sommes tombés sur les bonnes femmes et la paire de petiots ici, à Angren. Dans la débâcle, ces deux-là s’étaient perdus, ils étaient tout seuls, apeurés et affamés, on les a donc recueillis, on s’en occupe. C’est venu comme ça. — Comme ça, répéta Geralt avec un léger sourire. Tu es un incorrigible altruiste, Zoltan Chivay. — Nous avons tous nos défauts. Tu te presses bien toujours au secours de ta jeune fille ? — Oui. Quoique l’affaire se soit un peu compliquée. — À cause de ce Nilfgaardien qui te suivait autrefois et qui a maintenant rejoint la compagnie ? — En partie. Zoltan, d’où viennent ces fugitifs ? Qui fuyaient-ils ? Les Nilfgaardiens ou les Écureuils ? — Difficile à dire. Les gamins n’en savent fichtre rien, les bonnes femmes ne causent pas beaucoup et boudent pour un rien. Il suffit que tu balances un juron ou que tu lâches un pet en leur présence, et voilà qu’elles deviennent rouges comme des tomates… Enfin, peu importe. En route nous avons rencontré d’autres fuyards, des bûcherons, et nous avons appris de leur bouche que Nilfgaard avait fait des dégâts par ici. Nos anciennes connaissances sans doute, la troupe qui venait de l’ouest, de l’autre côté de l’Ina. Mais il doit y avoir aussi des détachements en provenance du sud. De l’autre côté de la Iaruga. — Et contre qui se battent-ils ? — Ça, c’est un mystère. Les bûcherons ont parlé d’une armée dirigée par une certaine Reine Blanche. Cette reine combat les Noirs. Il paraît qu’elle a même déjà avancé sur l’autre berge de la Iaruga avec son armée, et qu’elle porte le feu et l’épée sur les terres impériales. — De quelles armées peut-il s’agir ? — Je n’en ai pas la moindre idée. (Zoltan se gratta l’oreille.) Vois-tu, tous les jours des hommes en armes labourent les sentiers, mais nous ne leur demandons pas qui ils sont. Nous nous cachons dans les fourrés… Régis, qui en avait terminé avec le bras brûlé de la jeune fille, interrompit la conversation. — Il faudra changer le pansement tous les jours, indiqua-t-il au nain. Je vous laisse la pommade et du tulle qui n’adhère pas à la chair calcinée. — Merci, barbier. — Sa blessure va guérir, assura le vampire à voix basse en regardant le sorceleur. Avec le temps, sa cicatrice disparaîtra, elle est jeune. Mais il en va autrement en ce qui concerne la santé mentale de la malheureuse. Là, mes pommades ne sont d’aucune utilité. Geralt se taisait. Régis s’essuya la main avec le chiffon. — On peut parler de fatalité ou de malédiction, dit-il à mi-voix. Pouvoir sentir la maladie dans le sang, toute l’essence de la maladie, et ne pas parvenir à la guérir… — Oui-da, soupira Zoltan. Rapiécer la peau, c’est une chose, mais quand la raison est démolie, y a rien à faire. Juste veiller et en prendre soin… Merci pour ton aide, barbier. À ce que je vois, toi aussi tu t’es joint à la compagnie du sorceleur ? — Ça s’est trouvé comme ça. — Humm. (Zoltan caressa sa barbe.) Et par où avez-vous l’intention de chercher Ciri ? — Nous allons vers l’est, à Caed Dhu, chez les druides. Nous espérons qu’ils pourront nous aider… — Il n’y a d’aide nulle part, intervint d’une voix sonore, métallique, la jeune fille à la main bandée qui était restée assise près des troncs. Nulle part. Du sang, rien que du sang. Et le baptême du feu. Le feu purifie. Mais il tue aussi. Régis saisit vivement le bras de Zoltan, qui se figea aussitôt ; d’un geste, il lui imposa le silence. Geralt, qui savait ce qu’étaient des transes hypnotiques, se taisait, immobile. — Celui qui a répandu le sang et bu le sang, poursuivait la jeune fille sans élever la voix, celui-là paiera par le sang. En moins de trois jours, quelque chose en l’un mourra, et alors quelque chose mourra en chacun. Ils mourront par morceaux, petit à petit… Et quand finalement les chaussures de fer seront élimées, et que les larmes auront séché, alors le peu qui aura survécu mourra aussi. Mourra même ce qui ne meurt jamais. — Parle, murmura doucement Régis. Dis-moi ce que tu vois. — Du brouillard. Une tour dans le brouillard. C’est la tour de l’Hirondelle… Sur un lac gelé. — Que vois-tu d’autre ? — Du brouillard. — Que sens-tu ? — La douleur… Régis n’eut pas le temps de lui poser d’autres questions. La jeune fille secoua la tête, poussa un cri sauvage avant de se mettre à gémir. Lorsqu’elle releva les yeux, ils étaient embrumés. * * * Après cet événement, se rappelait Geralt en continuant de faire courir son doigt le long de la lame couverte de runes, Zoltan s’est pris de respect pour Régis ; il abandonna le ton familier qu’il prenait d’ordinaire pour s’adresser au barbier… Conformément à la demande de Régis, ils ne dirent pas un mot aux autres de cet étrange phénomène. Le sorceleur ne s’en émut pas outre mesure. Il avait déjà été témoin de ce type de transes et tendait à considérer que les bavardages sous hypnose n’étaient pas des prédictions, mais la simple répétition de pensées interceptées çà et là et la retranscription des suggestions de l’hypnotiseur. Plus exactement, dans ce cas précis, il ne s’agissait pas d’hypnose mais d’un sortilège de vampire, et Geralt s’interrogeait sur ce que la jeune fille envoûtée aurait encore saisi des pensées de Régis si la transe avait duré plus longtemps. Pendant une demi-journée ils voyagèrent en compagnie des nains et de leurs protégés. Puis Zoltan Chivay arrêta le cortège et prit le sorceleur à part. * * * — Le temps est venu de nous séparer, déclara-t-il brièvement. Nous avons pris une décision, Geralt. Mahakam se profile déjà au nord, et cette vallée mène directement aux montagnes. Assez d’aventures. Nous rentrons chez nous. À la montagne Carbone. — Je comprends. — C’est aimable à toi. Je te souhaite bonne chance, à toi et à ta compagnie. Une bien étrange compagnie, si je puis me permettre. — Ils veulent m’aider, expliqua le sorceleur à voix basse. C’est quelque chose de nouveau pour moi. C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas me poser de questions. — C’est sensé. (Zoltan ôta de son dos son fourreau de laque emmaillotée dans des peaux de chat.) Tiens, prends. Avant que nos chemins se séparent. — Zoltan… — Ne dis rien, contente-toi de le prendre. Cette guerre, nous la passerons dans nos montagnes, on n’a pas besoin de fer. Mais ce sera agréable à l’occasion de penser que le sihill forgé à Mahakam est entre de bonnes mains et qu’il sert une bonne cause. Quant à toi, quand tu tailladeras les offenseurs de ta Ciri avec cette lame, transperces-en au moins un en mémoire de Caleb Stratton. Et souviens-toi de Zoltan Chivay et des forges naines. — Tu peux en être certain, l’assura Geralt en prenant l’épée et en la passant par-dessus son épaule. Dans ce monde pourri, le bien, l’honnêteté et la droiture restent gravés dans la mémoire. — Oui, certes. (Le nain cligna des yeux.) C’est pourquoi je ne t’oublierai pas, ni toi, ni les maraudeurs près de l’abattis, ni Régis et ses fers dans la fournaise. Et, puisqu’il est question de réciprocité… Il s’interrompit, renifla, se racla la gorge et cracha. — Nous avons plumé un marchand à Dillingen. Un richard, qui s’était engraissé en faisant le havekar. Quand il a eu chargé son or et ses pierreries sur son chariot, se préparant à quitter la ville en vitesse, nous lui sommes tombés dessus. Il a défendu son trésor comme un lion ; alors qu’il appelait à l’aide, il s’est pris quelques coups de marteau sur la caboche, après ça il est resté tranquille. Tu te souviens des mallettes que nous avons traînées puis transportées sur le chariot et que nous avons finalement enterrées près de la rivière O ? Eh bien, il s’agit là justement du bien spolié du havekar ! Un butin de brigands, sur lequel nous avons l’intention de construire notre avenir. — Pourquoi me racontes-tu ça, Zoltan ? — Parce que, si je ne m’abuse, tu t’es récemment laissé avoir par des apparences trompeuses. Ce que tu prenais pour le bien et la droiture s’est révélé vil et indigne. On peut te tromper facilement, sorceleur, parce que tu ne vois pas les signaux. Mais moi, je n’ai pas envie de te tromper. Aussi ne prends pas ces femmes et ces mouflets, ni le nain qui se tient devant toi, pour des personnes droites et nobles. Je ne suis qu’un voleur, un détrousseur, et peut-être même un assassin. Car il est possible que le havekar qu’on a assommé se soit effondré au fond d’un ravin sur le chemin de Dillingen. Ils restèrent longtemps silencieux, à regarder vers le nord les montagnes noyées dans les nuages. — Adieu Zoltan, dit enfin Geralt. Peut-être les forces auxquelles, petit à petit, je commence à croire nous réuniront-elles de nouveau un jour. Je souhaite qu’il en soit ainsi. J’aimerais pouvoir te présenter Ciri, pour qu’elle fasse ta connaissance. Mais sache que quoi qu’il arrive je ne t’oublierai pas. Adieu, Zoltan. — Me tendras-tu la main ? Moi qui ne suis qu’un voleur et un bandit ? — Sans hésitation. Je ne suis plus aussi facile à tromper qu’autrefois. Bien que je ne me pose pas de questions, je découvre peu à peu l’art de voir au-delà des masques. * * * Geralt agita le sihill et coupa en deux un papillon de nuit qui voletait près de lui. Après nous être séparés de Zoltan et de ses compagnons, se remémora-t-il, nous sommes tombés sur un groupe de manants qui erraient dans la forêt. Certains, en nous voyant, détalèrent sans attendre leur reste, mais Milva réussit à en retenir quelques-uns en les menaçant de son arc. Les manants, comme nous l’apprîmes, étaient récemment encore prisonniers de Nilfgaard. Ils avaient été parqués dans un abattis de cèdres, mais au bout de quelques jours un détachement avait attaqué le camp, liquidé les gardiens et libéré les prisonniers, qui rentraient maintenant chez eux. Jaskier, bien décidé à découvrir qui étaient ces mystérieux libérateurs, et, questionna longuement et avec insistance les fugitif. * * * — Ces soldats, répéta le manant, sont au service de la Reine Blanche. Ils traitent les Noirs de tous les noms ! Si vous les aviez entendus ! Ils racontaient qu’ils sont comme des gorilles sur les talons de l’ennemi. — Comme qui ? — Mais j’viens d’le dire. Des gorilles. — Des gorilles ? Bon sang, les gars ! (Jaskier grimaça en faisant un geste de la main.) Je vous demande quelles armoiries ces soldats portaient ! — Différentes armoiries, messire. Les cavaliers surtout. Les fantassins, eux, y z’avaient une espèce de chose rouge. Le manant prit un bout de bois et gribouilla un quadrilatère sur le sable. — Un losange ? s’étonna le poète qui était fondu d’héraldique. Ce n’est pas le lys de Témérie, mais l’emblème de la Rivie. Bizarre… D’ici à la Rivie il y a bien deux cents miles. Qui plus est, les armées de Lyrie et de Rivie ont été totalement décimées du temps de la lutte pour Dol Angra et de la bataille d’Aldersberg, et le pays est aujourd’hui occupé par Nilfgaard… Je n’y comprends rien du tout ! — C’est normal, le coupa le sorceleur. Assez parlé. En route. * * * — Ah ! s’écria le poète, qui continuait à réfléchir et à analyser les informations récoltées auprès des manants. J’ai saisi ! Ce ne sont pas des gorilles, mais des guérilleros ! La guérilla, sur les talons de l’ennemi, vous y êtes ? — Parfaitement, dit Cahir en hochant la tête. En un mot, la guérilla de Nordling règne sur ces terres. Des détachements, formés sans doute des rescapés des armées de Lyrie et de Rivie battues à la mi-juillet à Aldersberg. J’ai entendu parler de cette bataille quand j’étais chez les Écureuils. — Je trouve cette nouvelle plutôt rassurante, déclara Jaskier, fier d’avoir été le premier à déchiffrer l’énigme des gorilles. Même si les manants ont confondu les emblèmes héraldiques, nous pouvons considérer que nous n’avons pas affaire à l’armée de Témérie. Et je ne pense pas que les guérilleros de Rivie aient déjà été informés que deux espions se sont récemment échappés des geôles du maréchal Vissegerd. Si ces partisans nous surprennent, nous avons une chance de nous en tirer à bon compte. — On peut l’espérer, dit Geralt en calmant son Ablette récalcitrante. Mais, pour être franc, j’aimerais autant qu’ils ne nous surprennent pas. — Ce sont pourtant tes compatriotes, sorceleur, remarqua Régis. On t’appelle bien Geralt de Riv ? — Rectificatif, rétorqua-t-il froidement. C’est moi-même qui ai choisi ce nom, car je trouvais que cela sonnait bien. La présence de la particule éveille une plus grande confiance chez mes clients. — Je comprends, dit le vampire en souriant. Pourquoi as-tu justement choisi la Rivie ? — J’ai tiré à la courte paille, attribuant à chaque bâton un nom qui me plaisait bien. C’est mon maître sorceleur qui m’a suggéré cette méthode. Mais pas tout de suite. Seulement lorsque je me suis obstiné à me faire appeler Geralt Roger Eryk de la Haute-Bellegarde. Vesemir trouvait ce nom comique, prétentieux et crétin. Il semble qu’il avait raison. Jaskier pouffa de rire grassement en observant le vampire et le Nilfgaardien avec éloquence. — Mon nom composé, répliqua Régis, quelque peu blessé par le regard du poète, est un nom véritable. Et conforme à la tradition des vampires. — Le mien également, s’empressa d’expliquer Cahir. Mawr, c’est le nom de ma mère, et Dyffryn, celui de mon arrière-grand-père. Et il n’y a là rien de drôle, poète. Toi-même, comment te nommes-tu ? Je serais curieux de le savoir… Car de toute évidence Jaskier est un pseudonyme. — Je n’ai pas le droit de me servir de mon nom véritable ni de le dévoiler, répondit énigmatiquement le barde en prenant de grands airs. Il est assez célèbre. — Quant à moi, dit soudain Milva en se mêlant à la conversation après être restée longuement sombre et silencieuse, j’en avais carrément marre qu’on me donne du Marinette, du Marilka, ou bien encore du Nénette. Quand quelqu’un entend un prénom pareil, il se croit aussitôt autorisé à vous tapoter les fesses. * * * Le jour s’obscurcissait. Les grues s’étaient envolées, leur glapissement s’évanouissait dans le lointain. Le léger vent qui soufflait des montagnes s’était calmé. Le sorceleur rangea le sihill dans son fourreau. C’était aujourd’hui. Ce matin. Et dans l’après-midi, l’affaire a commencé. On aurait pu s’en douter plus tôt, songea le sorceleur. Mais qui, hormis Régis, s’y connaît dans ce domaine ? Bien entendu, tout le monde avait remarqué que Milva vomissait souvent à l’aube. Mais nous mangions parfois de ces choses… Chacun d’entre nous en avait l’estomac tout retourné. Jaskier aussi avait dégueulé deux ou trois fois, et Cahir avait tellement la courante qu’il craignait d’avoir attrapé la dysenterie. Du coup, le fait que l’archère descende de cheval toutes les cinq minutes pour aller dans les buissons pouvait tout aussi bien, selon moi, être dû à une inflammation de la vessie… Quel idiot ! Régis, apparemment, avait deviné la vérité. Mais il n’a pas parlé. Jusqu’au moment où il n’a plus pu se taire. Quand nous nous sommes arrêtés pour la nuit dans une cabane de bûcheron abandonnée, Milva l’a pris à part dans la forêt, elle a discuté avec lui assez longuement, il y a même eu des éclats de voix par moments. Puis le vampire est revenu seul. Il a pesé des plantes, les a mélangées et nous a alors tous fait venir dans la cabane. Il a commencé à parler avec son air horripilant de mentor, en tournant autour du pot. * * * — C’est à vous tous que je m’adresse, répéta Régis, car enfin nous formons une équipe et nous sommes responsables les uns des autres. Que celui qui porte la responsabilité la plus grande – la plus directe, si je puis m’exprimer ainsi – dans cette affaire ne se trouve très probablement pas parmi nous ne change rien. — Exprime-toi plus clairement, par la peste, s’énerva Jaskier. L’équipe, la responsabilité… Qu’est-ce qui lui arrive, à Milva ? De quoi souffre-t-elle ? — Ce n’est pas une maladie, dit doucement Cahir. — Du moins pas au sens strict du terme, confirma Régis. Elle est enceinte. Cahir fit un geste de la tête qui indiquait qu’il avait deviné. Jaskier se figea aussitôt. Geralt se mordit les lèvres. — De combien de mois ? — Elle a refusé, et ce de manière assez discourtoise, de me donner quelque date que ce soit, y compris celle de sa dernière menstruation. Mais je m’y connais. Elle doit être dans sa dixième semaine. — Adieu donc, les désaveux pathétiques de paternité, lança Geralt d’un ton lugubre. Il ne s’agit d’aucun d’entre nous. Si tu avais quelques doutes à cet égard, je peux les balayer dès à présent. Tu as néanmoins absolument raison de parler de responsabilité commune. Milva est avec nous maintenant. Nous voilà soudain tous propulsés au rang de maris et de pères. Nous sommes suspendus à tes lèvres, Régis. En tant que carabin, expose-nous tout ce qu’il y a à savoir. Le vampire commença son énumération. — Il lui faut une alimentation correcte et régulière. Pas de stress. Un sommeil réparateur. Et bientôt, elle devra abandonner le cheval. Ils restèrent tous silencieux un long moment. — De toute évidence, déclara enfin Jaskier, nous avons un problème, chers maris et pères. — Plus grand que vous ne le pensez, confirma le vampire. Ou peut-être pas. Tout dépend de quel point de vue on se place. — Je ne comprends pas. — Tu devrais, pourtant, marmonna Cahir. — Milva a exigé que je lui prépare un certain… médicament, qui agit de façon radicale, reprit Régis au bout d’un instant. Elle estime que c’est le meilleur remède pour régler tous ses soucis. Elle est décidée. — Tu le lui as administré ? Régis sourit. — Sans concertation préalable avec les autres pères ? — Le médicament qu’elle demande, intervint doucement Cahir, n’est pas une panacée miraculeuse. J’ai trois sœurs, je sais de quoi je parle. Apparemment, Milva s’imagine pouvoir boire la décoction aujourd’hui et se remettre en selle dès demain pour poursuivre notre long périple. Que nenni ! Pendant une dizaine de jours environ, elle ne pourra même pas se tenir assise sur sa selle. Avant de lui donner ce remède, tu dois la prévenir, Régis. Et tu ne peux lui administrer ce médicament que lorsque nous lui aurons trouvé un lit. Un lit propre. — J’ai compris, dit Régis en hochant la tête. Une voix pour. Et toi, Geralt ? — Quoi, moi ? — Mes amis, fit le vampire en balayant l’assemblée de son regard noir, ne faites pas semblant de ne pas comprendre. — À Nilfgaard, déclara Cahir en rougissant et en baissant la tête, seule la femme peut décider dans ce genre d’affaires. Personne n’a le droit d’influencer sa décision. Régis a dit que Milva était prête à… prendre un médicament. C’est pour cette raison, et pour cette raison seulement que j’en ai parlé comme d’un fait acquis, et que j’ai mentionné les conséquences que cela entraînerait. Mais je suis un étranger, je ne connais pas vos usages en la matière… Je ne devrais même pas prendre la parole. Je vous demande pardon. — Que dis-tu ? s’étonna le troubadour. Nous prendrais-tu pour des sauvages, Nilfgaardien ? Pour des primitifs qui appliquent je ne sais quel tabou chamanistique ? Évidemment que seule la femme peut prendre ce genre de décision, c’est son droit inaliénable. Si Milva est décidée à… — Ferme-la, Jaskier, grommela le sorceleur. Ferme-la, je te le demande instamment. — Considérerais-tu les choses autrement ? se cabra le poète. Voudrais-tu lui imposer, ou bien… — Ferme-la, nom d’un chien, ou je ne réponds plus de moi ! Régis, d’après ce que je vois, tu conduis parmi nous une sorte de plébiscite. Pour quoi faire ? C’est toi, le carabin. La préparation qu’elle demande… Oui, je préfère parler de préparation plutôt que de médicament, je ne sais pas pourquoi… Toi seul peux la lui préparer et la lui administrer. Et tu le feras, si elle te le demande de nouveau. — Le remède est déjà prêt. (Régis montra à l’assemblée une toute petite bouteille en verre foncé.) Au cas où elle me le demande de nouveau, je m’exécuterai. Je dis bien au cas où… — Eh bien alors, de quoi s’agit-il ? Tu veux qu’on soit tous d’accord ? Qu’on vote à l’unanimité ? C’est ça que tu attends ? — Tu sais parfaitement de quoi il s’agit, répondit le vampire. Tu sens très bien ce qu’il convient de faire. Mais, puisque tu le demandes, je vais te le dire. Oui, Geralt, il s’agit justement de cela. Et ce n’est pas moi qui le sollicite. — Peux-tu t’exprimer plus clairement ? — Non, Jaskier, rétorqua le vampire. Je ne peux pas être plus clair. D’autant que c’est inutile, n’est-ce pas, Geralt ? — En effet. (Le sorceleur appuya son front contre ses mains jointes.) Oui, sacrebleu, tu as raison. Mais pourquoi me regardes-tu ? Serait-ce donc à moi de m’en charger ? Je ne suis pas du tout fait pour ce rôle… Pas du tout, vous comprenez ? — Non, justement, le contredit Jaskier. Et toi, Cahir ? Tu y comprends quelque chose, toi ? Le Nilfgaardien jeta un regard à Régis, puis à Geralt. — Sans doute, articula-t-il lentement. Du moins je crois. — Ah bon ! dit le troubadour en tournant la tête. Geralt a compris d’emblée ; Cahir croit avoir compris ; moi, j’ai clairement besoin d’éclaircissements, mais on commence par m’ordonner de me taire, puis je m’entends dire qu’il est inutile que je comprenne. Merci ! Vingt ans au service de la poésie, c’est suffisant pour savoir qu’on peut comprendre certaines choses d’emblée, sans même avoir besoin de paroles, ou ne jamais les comprendre. Le vampire sourit. — Personne n’aurait pu l’exprimer de manière plus admirable que toi. * * * Il faisait totalement noir. Le sorceleur se leva. Vaincre ou mourir, se dit-il. Je n’y échapperai pas. Il n’y a pas à tergiverser. Je dois aller jusqu’au bout. Je le dois, un point c’est tout. * * * Milva était assise, solitaire, près du petit feu de bois qu’elle avait allumé dans la forêt, dans un chablis, loin de la cabane de bûcherons où dormait le reste de la compagnie. Elle ne sursauta pas en entendant le pas du sorceleur. Comme si elle s’attendait qu’il vienne. Elle se contenta de se pousser légèrement pour lui faire de la place. — Alors ? l’interpella-t-elle sèchement sans attendre qu’il prenne la parole. Ça fait du raffut, hein ? Il ne répondit pas. — Tu t’attendais pas à ça, pas vrai, quand on s’est mis en route ? Tu te disais, qu’est-ce que ça fait, que ce soit une fille de la campagne, rustre et stupide ? Discuter avec elle en chemin de choses intelligentes, ce sera pas possible, bien sûr, mais elle peut être utile. Elle est en bonne santé, robuste, elle sait tirer à l’arc et a l’habitude de monter à cheval, et, si les choses deviennent dangereuses, elle fera pas dans son froc… Tu parles ! Voilà qu’au lieu d’être utile, j’deviens une entrave. Un boulet au pied. La goton s’est transformée en fragile demoiselle ! — Pourquoi as-tu voulu m’accompagner ? demanda-t-il à voix basse. Pourquoi n’es-tu pas restée à Brokilone ? Tu savais pourtant… — Je le savais, l’interrompit-elle brutalement. Je vivais parmi les dryades, et elles, elles devinent en un seul coup d’œil ce qui t’arrive, impossible de leur cacher quoi que ce soit. Elles ont deviné avant moi, même… Mais je ne m’attendais pas à être gagnée par la faiblesse aussi vite. Je me disais qu’une occasion se présenterait bien, qu’il me suffirait de prendre de l’ergot de seigle, ou bien de boire une décoction, et j’étais sûre que tu n’y verrais que du feu… — Ce n’est pas aussi simple. — Je sais. Le vampire me l’a expliqué. J’ai tergiversé trop longtemps, j’ai médité, j’ai hésité. Maintenant, ça va pas passer si facilement… — Ce n’est pas à ça que je pensais. — Quelle plaie, soupira-t-elle au bout d’un instant. Tu te rends compte, j’avais misé sur Jaskier en dernier recours ! Parce que j’avais bien remarqué qu’il faisait contre mauvaise fortune bon cœur, mais que c’était une mauviette, un faible, pas habitué à l’ouvrage… J’étais sûre que le moment viendrait où il pourrait pas aller plus loin, où il faudrait le laisser… Je me disais que quand il irait mal, je rentrerais tout simplement avec lui… Sauf que finalement, Jaskier, c’est un sacré gaillard, et moi… Sa voix se brisa soudain. Geralt l’enlaça. Et il comprit aussitôt que c’était le geste qu’elle attendait, celui dont elle avait besoin par-dessus tout. L’austérité et la rudesse de l’archère de Brokilone s’évanouirent en un clin d’œil, ne subsistait plus que la douceur délicate, tremblante, d’une jeune fille en déroute. Ce fut elle toutefois qui rompit le long silence. — C’est comme tu me l’avais dit, l’autre fois… à Brokilone. Que j’aurai besoin… d’épaules. Que je crierai la nuit, dans les ténèbres… Et tu es là, je sens tes épaules contre moi… Et j’ai toujours envie de crier… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… Tu as eu un frisson ? — Ce n’est rien. Des réminiscences. — Qu’est-ce que je vais devenir ? Il ne répondit pas. La question ne lui était pas destinée. — Mon père m’avait montré une fois… Chez nous, au bord de la rivière, il y avait une guêpe noire, qui pondait ses œufs dans le corps d’une chenille vivante. Les larves sortaient ensuite des œufs et mangeaient la chenille vivante… de l’intérieur… Maintenant il y a un truc comme ça en moi. À l’intérieur de mon propre ventre. Ça pousse, ça n’arrête pas de pousser et ça va me bouffer vivante… — Milva… — Maria. Je suis Maria, pas Milva. Quel drôle de milan je fais ? Je suis une mère poule avec un œuf, pas un milan… Milva osait s’aventurer sur les champs de bataille avec les dryades, elle arrachait ses flèches sur les cadavres ensanglantés – pas question de perdre un bon empennage, ce serait dommage ! Et s’il y en avait un qui respirait encore, elle l’achevait en lui tranchant la gorge ! Milva conduisait sciemment les gens vers ce destin-là, en usant de la traîtrise, et elle riait… Leur sang maintenant l’appelle. Ce sang-là, comme le venin de la guêpe noire, bouffe maintenant Milva de l’intérieur. Et Maria paie pour Milva. Il se taisait. Pour la bonne et simple raison qu’il ne savait pas quoi répondre. La jeune fille se blottit davantage contre sa poitrine. — Je menais les commandos vers Brokilone, poursuivit-elle à voix basse. C’était à la Brûlerie, en avril, une semaine environ avant la fête de la Saint-Jean. On a été pris en chasse, il y a eu une bataille, et seulement sept d’entre nous ont réussi à se sauver sur des chevaux : six elfes – cinq mâles et une femelle – et moi. Il restait près d’un demi-mile à parcourir avant d’atteindre le Ruban, mais les cavaliers étaient sur nos talons, et tout autour de nous, le noir complet, les marais, les marécages… La nuit, nous nous sommes cachés dans les ajoncs, il fallait qu’on laisse souffler les chevaux, et nous aussi on avait besoin de repos. C’est alors que l’elfe femelle s’est déshabillée sans un mot, s’est allongée… et un elfe est venu vers elle… Moi, j’étais tellement abasourdie que je savais pas quoi faire… M’éloigner, faire semblant de ne rien voir ? Le sang battait fort dans mes veines, et elle, elle me dit soudain : « Qui sait de quoi demain sera fait ? Qui traversera le Ruban, et qui mordra la poussière ? En’ca minne. » C’est ce qu’elle a dit : un petit peu d’amour. Il n’y a que comme ça qu’on peut vaincre la mort. Et la peur. Ils avaient peur, nous avions tous peur… Alors j’ai fait pareil, je me suis déshabillée et je me suis allongée un peu plus loin, sur une couverture… Quand le premier m’a enlacée, j’ai serré les dents, j’étais pas prête, j’étais terrifiée, et sèche… Mais il était malin, cet elfe, pourtant il avait l’air d’un jeunot… Il était sensible aussi… Il sentait la mousse, les herbes et la rosée… C’est volontairement que j’ai tendu les bras au deuxième… J’en avais envie… Quant à l’amour, le diable seul sait s’il y en avait là-dedans ! Moi, je suis sûre qu’il y avait plus de terreur que d’amour… Car l’amour était simulé, certes avec habileté, mais simulé quand même, comme dans un jeu de foire, dans ces crèches parlantes où, si les acteurs sont doués, on ne distingue plus le vrai du faux. Mais la peur était là. Vraiment là. Geralt se taisait. — Quoi qu’il en soit, on n’a pas réussi à vaincre la mort. À l’aube, ils en ont tué deux autres avant qu’on atteigne les rives du Ruban. Les trois survivants, je ne les ai plus jamais revus. Ma chère mère avait l’habitude de répéter qu’une fille sait toujours qui elle porte dans sa chair… Mais moi, je n’en sais rien. Je ne connaissais même pas leurs noms, à ces elfes, alors comment je pourrais le savoir ? Hein, comment ? Geralt se taisait. Ses bras parlaient pour lui. — D’ailleurs, qu’est-ce que ça changerait ? Le vampire va vite me préparer un remède. Vous allez devoir me laisser quelque part dans un village… Non, ne dis rien. Je sais comment tu es. Même ton cheval récalcitrant, tu ne l’abandonnerais pas ; tu as beau menacer sans cesse de le rosser, tu ne le changerais pas pour un autre. Tu n’es pas de ceux qui abandonnent. Mais maintenant, il le faut. Une fois que j’aurai pris le remède de Régis, je ne pourrai plus monter à cheval pendant un moment. Mais sache que dès que je me sentirai mieux, j’irai sur vos traces. Parce que je veux que tu retrouves ta Ciri, sorceleur. Et que tu la récupères avec mon aide. — C’est donc pour ça que tu es partie avec moi, dit-il en se frottant le front. Elle baissa la tête. — C’est pour ça que tu as fait le voyage avec moi, répéta-t-il. Tu es venue pour m’aider à sauver un enfant qui t’est étranger. Tu voulais payer. Payer la dette que, déjà alors, au moment de partir, tu avais l’intention de contracter… Un enfant contre le tien. Et moi qui t’ai promis de t’aider lorsque tu en aurais besoin… Milva, je ne suis pas capable de t’aider. Crois-moi, je n’en suis pas capable. Cette fois, c’est elle qui se taisait. Lui ne pouvait pas, il sentait qu’il n’en avait pas le droit. — Là-bas, à Brokilone, j’ai contracté une dette envers toi, et j’ai juré que je la rembourserais. Ce n’était pas raisonnable. J’ai été stupide. Tu m’as apporté ton aide au moment où j’en avais vraiment besoin. Une telle dette est impossible à rembourser. Il est impossible de rembourser une chose qui n’a pas de prix. Certains affirment que tout en ce monde a un prix. Ce n’est pas vrai. Il est des choses inestimables. Elles sont simples à reconnaître : une fois perdues, elles le sont pour toujours. J’en ai moi-même souvent fait l’expérience. C’est pourquoi aujourd’hui je ne suis pas capable de t’aider. — Tu viens de le faire, répondit-elle très calmement. Tu ne sais même pas à quel point. Maintenant, pars, s’il te plaît. Laisse-moi seule. Va, sorceleur. Avant que mon monde ne s’effondre totalement. * * * Lorsqu’à l’aurore ils reprirent la route, Milva partit en avant, sereine et souriante. Et lorsque Jaskier, qui la suivait, se mit à pincer les cordes de son luth, elle l’accompagna en sifflotant. Geralt et Régis fermaient la marche. À un moment donné, le vampire regarda le sorceleur, sourit, hocha la tête d’un air étonné, mais satisfait. Sans dire un mot. Puis il sortit de son sac à médicaments une petite bouteille en verre très fin et la montra à Geralt. Il sourit de nouveau et jeta la petite bouteille dans les broussailles. Le sorceleur se taisait. * * * Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour abreuver les chevaux, Geralt prit Régis à part. — Changement de plan, annonça-t-il sèchement. Nous ne passons plus par Ysgith. Le vampire resta silencieux un instant en le transperçant de ses yeux noirs. Au bout d’un moment, il prit la parole : — Si je ne savais pas qu’en tant que sorceleur tu ne crains que les dangers réels, je penserais que tu t’inquiètes des inepties d’une déséquilibrée. — Mais comme tu me connais bien, ta pensée sera plus rationnelle. — Effectivement. Je voudrais tout de même attirer ton attention sur deux choses. Premièrement, l’état actuel de Milva n’est ni une maladie ni une déficience. Elle doit effectivement faire attention à elle, mais elle est en parfaite santé et très habile. Je dirais même plus habile encore. Les hormones… — Laisse tomber tes airs suffisants de professeur, l’interrompit Geralt, parce que ça commence à me porter sur les nerfs. — Je n’ai pas terminé, lui rappela Régis. J’ai parlé de deux choses. Voici la seconde : lorsque Milva se rendra compte de ta sollicitude, quand elle comprendra que tu trembles pour elle et que tu veilles sur elle comme sur un œuf, elle sera tout simplement furieuse. Elle sera ensuite en proie au stress, ce qui, dans son état, est totalement contre-indiqué. Geralt, je ne tiens pas à jouer les professeurs. J’essaie juste d’être rationnel. Geralt ne répondit pas. — Il y a aussi une troisième chose, ajouta Régis, qui fixait toujours le sorceleur de son regard perçant. Ce n’est ni l’enthousiasme ni la soif d’aventures qui nous poussent à passer par Ysgith, mais la nécessité. Les armées folâtrent dans les montagnes, et nous, nous devons parvenir jusqu’aux druides de Caed Dhu. J’avais cru comprendre que c’était urgent. Que tu tenais à obtenir au plus vite des informations pour voler au secours de ta Ciri. — J’y tiens, répondit Geralt en rendant à Régis son regard. J’y tiens beaucoup. Je veux sauver Ciri et la ramener avec moi. Récemment encore j’aurais ajouté : à n’importe quel prix. Mais ce n’est plus le cas désormais. Je refuse de prendre un tel risque, je ne me le pardonnerais pas. Nous ne passerons pas par Ysgith. — Tu as une autre option ? — Nous passerons par l’autre rive de la Iaruga. Nous remonterons la rivière, laissant les marécages loin derrière nous. Puis nous retraverserons la Iaruga une fois arrivés sur les hauteurs de Caed Dhu. Si c’est trop difficile, seuls toi et moi irons voir les druides. Moi, j’irai à la nage, et toi tu te transformeras en chauve-souris. Qu’as-tu à me regarder comme ça ? Cette histoire selon laquelle la rivière serait un obstacle pour les vampires est bien un mythe, une superstition, je me trompe ? — Non, tu ne te trompes pas. Mais je ne peux voler que durant la pleine lune. — Elle sera là dans deux semaines à peine. Quand nous atteindrons l’endroit idéal, ce sera déjà pratiquement la pleine lune. — Geralt, dit le vampire sans quitter le sorceleur des yeux. Tu es un homme étrange. Et dans ma bouche ce n’est pas péjoratif… Eh bien, soit ! Oublions Ysgith, trop dangereux pour les femmes enceintes. Nous circulerons sur l’autre rive de la Iaruga qui, selon toi, est plus sûre. — Je sais évaluer les niveaux de risque. — Je n’en doute pas. — Pas un mot à Milva ni aux autres. S’ils posent des questions, dis-leur que cela fait partie de notre plan. — Entendu. Nous ferions bien de commencer par chercher une barque. * * * Ils n’eurent pas à chercher longtemps, et ce qu’ils trouvèrent dépassa même toutes leurs espérances. Ils mirent la main non pas sur une barque, mais sur un bac. Caché dans les saules, bien masqué par les branchages et les gerbes de joncs, il fut trahi par le cordage qui le reliait à la rive gauche. Ils trouvèrent même un passeur. Celui-ci s’était vite dissimulé dans les fourrés en les voyant approcher, mais Milva le débusqua et le tira hors des broussailles par le col ; elle délogea également son assistant, un solide gaillard aux épaules d’Hercule mais, semblait-il, plutôt simple d’esprit. Le passeur tremblait de tous ses membres, et ses yeux ne cessaient de sauter d’un voyageur à l’autre, aussi mobiles qu’un couple de souris trottinant dans un grenier vide. — Vous conduire sur l’autre rive ? hoqueta-t-il quand il apprit ce qu’on attendait de lui. Pour rien au monde ! Là-bas, c’est la terre nilfgaardienne et, à cette heure, c’est la guerre ! S’ils m’attrapent, ils m’empalent ! J’irai pas ! Tuez-moi si vous voulez, mais j’irai pas ! — On peut effectivement te tuer, confirma Milva en serrant les lèvres, et, avant ça, on peut même t’assommer. Ouvre donc encore une fois ton clapet, et tu verras que je dis vrai. — La guerre n’empêche certainement pas la contrebande, n’est-ce pas, brave homme ? (Le vampire transperça le passeur du regard.) C’est bien à cela que sert ton bac si habilement dissimulé, loin des regards royaux et nilfgaardiens, je me trompe ? Alors active un peu, mets-le à l’eau. — C’est le plus sage, ajouta Cahir en caressant le pommeau de son épée. Si tu tergiverses, on passera tout seuls, sans toi, et alors ton bac restera sur l’autre rive. Pour le récupérer, il te faudra nager comme une grenouille. Tandis que là, tu nous fais traverser, et tu reviens. Une petite heure à trembler, et on n’en parle plus. — Mais si tu fais des histoires, pauvre jocrisse, beugla de nouveau Milva, je t’en ferai tellement voir que tu te souviendras de nous jusqu’à l’hiver ! Devant ces solides arguments qui ne souffraient aucune discussion, le passeur céda et toute la compagnie se retrouva bientôt sur le bac. Certaines montures, Ablette en tête, rechignèrent, elles ne voulaient pas se laisser embarquer, mais le passeur et son simplet d’assistant leur passèrent des tord-nez faits de bouts de bois et de cordages. L’aisance avec laquelle ils procédèrent était la preuve que ce n’était pas la première fois qu’ils faisaient traverser la Iaruga à des chevaux volés. Le simplet herculéen entreprit de faire tourner la roue qui propulsait le bac et la traversée commença. Lorsqu’ils parvinrent dans la veine d’eau et que le vent les enveloppa, l’atmosphère se détendit. La traversée de la Iaruga marquait une étape nouvelle, un pas significatif qui dénotait une progression dans le voyage. Devant eux s’étendait le rivage nilfgaardien, la limite, la frontière. Tous soudain s’éveillèrent, y compris l’assistant simplet du passeur, qui se mit à siffloter et à fredonner une mélodie idiote. Geralt ressentait également une étrange euphorie, comme s’il s’attendait à tout moment à voir Ciri surgir au milieu des aulnes et pousser un cri de joie en le voyant. Au lieu de cela, c’est le passeur qui cria. Et c’était loin d’être un cri de joie. — Dieux ! Nous sommes perdus ! Geralt dirigea son regard dans la direction indiquée et lança un juron. Parmi les aulnes de la haute rive des armures scintillaient, des sabots tintaient. En un instant, l’embarcadère du bac se trouva envahi de cavaliers. — Les Noirs ! hurla le passeur en blêmissant et en lâchant la roue. Les Nilfgaardiens ! La mort est sur nous ! Sauvez-nous, dieux miséricordieux ! — Tiens les chevaux, Jaskier, s’égosilla Milva en tentant d’une main d’attraper son arc. Tiens les chevaux ! — Ce ne sont pas les cavaliers de l’empereur, dit Cahir. Je n’ai pas l’impression… Sa voix fut couverte par les clameurs des cavaliers qui avaient envahi l’embarcadère et par le hurlement du passeur. Stimulé par le cri de son maître, l’assistant simplet s’empara d’une hache, prit son élan et l’abattit sur le cordage. Le passeur prit une deuxième hache et vint l’aider. Les cavaliers s’en aperçurent et commencèrent à hurler de plus belle. Quelques-uns sautèrent dans l’eau, saisirent la longe. D’autres se précipitèrent à la nage en direction du bac. — Laissez ce cordage ! s’écria Jaskier. Ce n’est pas Nilfgaard ! Ne le coupez pas… Il était déjà trop tard. Le cordage tranché s’enfonça pesamment dans l’eau, le bac se retourna légèrement et commença à descendre le cours de la rivière. Les cavaliers sur le rivage poussèrent un terrible rugissement. — Jaskier a raison, confirma Cahir d’un air maussade. Ce ne sont pas des cavaliers de l’Empire… Ils sont sur la rive nilfgaardienne, mais ce ne sont pas des Noirs. — Bien sûr que non ! s’écria Jaskier. Je reconnais les emblèmes, voyons ! Des aigles et des losanges ! Ce sont les armoiries de la Lyrie ! Ce sont les guérilleros lyriens ! Eh ! vous… — Cache-toi à bâbord, abruti ! Comme toujours, au lieu d’écouter les avertissements, le poète voulut savoir de quoi il retournait. Les flèches, alors, se mirent à fendre l’air. Une partie d’entre elles se planta avec fracas sur le bord du bac, une partie vola plus haut et atterrit dans l’eau. Deux flèches se dirigeaient droit sur Jaskier, mais le sorceleur avait déjà son épée en main ; il bondit, donna quelques coups rapides et les détourna toutes les deux. — Par le Grand Soleil, gémit Cahir. Il les a détournées… Il a détourné deux flèches ! Inimaginable ! Je n’ai jamais vu un truc pareil… — Et tu ne le reverras plus ! C’est la première fois de ma vie que je réussis à en détourner deux d’un coup ! Cachez-vous à bâbord ! Cependant, voyant que le courant repoussait le bac directement vers leur rivage, les soldats près de l’embarcadère avaient cessé de tirer. L’eau avait formé de l’écume autour des pieds des chevaux poussés dans la rivière. Sur l’embarcadère se massaient de nouveaux cavaliers. Ils étaient au moins deux centaines. — À l’aide ! beugla le passeur. Prenez les gaules, nobles messieurs ! Le courant nous ramène vers le rivage ! Ils comprirent immédiatement et, par chance, il y avait suffisamment de gaules à bord. Tandis que Régis et Jaskier tenaient les chevaux, Milva, Cahir et le sorceleur accompagnèrent les efforts du passeur et de son simplet d’acolyte. Repoussé par les cinq rames, le bac fit demi-tour et reprit un peu de vitesse, glissant nettement vers la veine d’eau. Les soldats sur le rivage se remirent à hurler et saisirent de nouveau leurs arcs ; quelques flèches sifflèrent, l’un des chevaux hennit sauvagement. Emporté par le courant plus fort, le bac se mouvait rapidement et s’éloignait de plus en plus de la rive, hors d’atteinte des flèches. Ils se trouvaient maintenant au milieu de la rivière. Le bac tournait sur lui-même, balloté par le courant. Les chevaux trépignaient et renâclaient en tirant sur leurs rênes, que Jaskier et le vampire tenaient fermement entre leurs mains. Les cavaliers sur la rive vociféraient, les menaçaient du poing. Soudain Geralt distingua parmi eux un cavalier sur une monture blanche qui agitait une épée et donnait des ordres. Un instant plus tard, la cavalerie s’éloigna dans la forêt et galopa le long de la rive haute. Les armures scintillaient parmi les broussailles du littoral. — Ils ne nous lâcheront pas, gémit le passeur. Ils savent qu’après le tournant les rapides nous ramèneront vers le rivage… Tenez les gaules prêtes, messeigneurs ! Quand on sera poussés vers la rive droite, faudra aider le patouillard, surmonter le courant et débarquer… Sinon, gare à nous… Ils voguaient en se retournant de temps en temps, dérivant vers la rive droite, vers la haute berge abrupte, hérissée de pins tordus. La rive gauche, dont ils s’éloignaient, devenait plate, avançant dans la rivière en un cap sablonneux demi-circulaire. Les cavaliers surgirent au galop sur ce promontoire et, pris par leur élan, entrèrent dans l’eau. Le cap, visiblement, se trouvait entouré de hauts-fonds, de bancs de galets ; lorsque l’eau atteignit les flancs des chevaux, les cavaliers avaient pénétré assez loin dans la rivière. — On est à portée de leurs flèches, estima Milva d’un air morose. Cachez-vous. Les flèches sifflèrent de nouveau, certaines heurtant les planches du bac avec fracas. Mais le courant déporta rapidement le groupe vers un tournant abrupt de la berge droite. — Maintenant, les gaules ! lança le passeur en tremblant. Vite, faut accoster, sans quoi les rapides vont nous emporter ! C’était plus facile à dire qu’à faire. Le courant était vif, l’eau profonde, et le bac était grand, lourd et peu maniable. Au début, il ne réagissait même pas à leurs efforts, mais les rames parvinrent enfin à atteindre le fond plus facilement. Leur entreprise semblait sur le point de réussir quand soudain Milva laissa tomber sa gaule et, sans un mot, montra du doigt la rive droite. — Cette fois… (Cahir essuya la sueur sur son front.) Cette fois, c’est bien Nilfgaard, à coup sûr. Geralt aussi les avait vus. Les cavaliers qui étaient soudain apparus sur la rive droite portaient des manteaux noir et vert, leurs chevaux étaient munis de têtières oculaires spécifiques. Ils étaient au moins une centaine. — On est complètement foutus, cette fois…, gémit le passeur. Oh, bon sang, c’est les Noirs ! — Tous à vos gaules ! beugla le sorceleur. Luttez contre le courant ! Éloignez le bac du rivage autant que possible ! Encore une fois, la tâche était difficile. Le courant était fort, il ramenait le bac directement vers le bord, sous l’escarpe d’où l’on entendait déjà les clameurs des Nilfgaardiens. Lorsqu’un instant plus tard, appuyé sur sa gaule, Geralt leva les yeux, il vit au-dessus de sa tête les branches des sapins. Une flèche tirée du sommet de l’escarpe vint se ficher dans une planche du pont, presque à la verticale, à deux pas du sorceleur. Puis il y eut une seconde flèche – destinée cette fois à Cahir –, que Geralt détourna avec son épée. Milva, Cahir, le passeur et son assistant tentaient à présent de se dégager non pas du fond, mais du bord, de la berge escarpée. Geralt jeta son épée, saisit la gaule et vint à leur rescousse ; le bac commença de nouveau à dériver, mais ils se trouvaient toujours dangereusement près de la rive droite, et des cavaliers s’étaient lancés à leur poursuite le long du rivage. Avant qu’ils aient réussi à s’éloigner, l’escarpement avait disparu, et les Nilfgaardiens avaient envahi la berge plate couverte de roseaux. Des dizaines de flèches fusèrent dans l’air. — Cachez-vous ! L’assistant du passeur se mit soudain à tousser bizarrement, et laissa tomber sa perche dans l’eau. Geralt vit la flèche ensanglantée et quatre empennes qui saillaient de son dos. Le cheval de Cahir se cabra, hennit de douleur en ballottant son cou transpercé et sauta par-dessus bord après avoir renversé Jaskier. Les autres montures hennissaient aussi et se bousculaient, le bac vacillait sous leurs coups de sabots. — Tenez les chevaux ! s’écria le vampire. Ten… Il s’interrompit soudain, projeté en arrière contre le rebord du bac ; il s’assit, pencha la tête. Une flèche aux plumes noires saillait de sa poitrine. Milva avait vu la scène. Elle hurla, furieuse, puis saisit son arc, répandit à ses pieds les flèches de son carquois. Et commença à tirer. Très vite. Une flèche après l’autre. Aucune ne ratait sa cible. La confusion se propagea sur le rivage ; les Nilfgaardiens s’éloignèrent dans la forêt, abandonnant dans les roseaux les morts et les blessés qui hurlaient. Cachés dans les fourrés, ils continuaient à tirer, mais leurs flèches portaient à peine, le puissant courant entraînant le bac vers le milieu de la rivière. La distance était trop grande pour que les flèches nilfgaardiennes atteignent leur cible. Mais pas pour celles de Milva. Soudain un officier en manteau noir, portant un heaume sur lequel s’agitaient des plumes de corbeau, fit son apparition parmi les Nilfgaardiens. Il vociférait, agitait sa masse d’armes, désignait le bas de la rivière. Milva écarta davantage les jambes, plaça la corde de son arc contre sa bouche et visa. La flèche siffla dans l’air, l’officier fut rejeté en arrière sur sa selle, puis glissa dans les bras des soldats qui le retinrent. Milva tendit de nouveau son arc, lâcha la corde. L’un des soldats qui soutenaient l’officier nilfgaardien poussa un cri déchirant et tomba de cheval. Les autres s’enfuirent dans la forêt. — Des tirs de maître, apprécia tranquillement Régis derrière les épaules du sorceleur. Mais vous feriez mieux de reprendre vos gaules. Nous sommes toujours trop près du rivage, et nous sommes entraînés vers les hauts-fonds. L’archère et Geralt firent volte-face. — Tu n’es pas mort ? demandèrent-ils d’une même voix. — Vous figuriez-vous, dit-il en leur montrant la flèche aux plumes noires, que n’importe quel bout de bois pouvait me nuire ? Mais l’heure n’était pas aux explications. Le bac tournoyait de nouveau, balloté par le courant. Au détour d’un virage, la plage réapparut soudain, et ils aperçurent la rive… noire de Nilfgaardiens. Certains entraient dans l’eau en ajustant leur arc. Tous, y compris Jaskier, se ruèrent sur les perches. Bientôt celles-ci cessèrent de happer le fond, le courant emporta le bac vers le milieu de la rivière. — C’est bon, souffla Milva en jetant sa perche. Maintenant ils ne nous auront plus… — Il y en a un qui s’est avancé sur le banc de sable, cria Jaskier en le désignant. Il est en train d’ajuster son arc ! Tous aux abris ! — Il ne nous aura pas, estima froidement Milva. La flèche atterrit dans l’eau, à deux brasses du bec de l’embarcation. — Il se prépare de nouveau à tirer, hurla le troubadour en jetant des coups d’œil furtifs par-dessus bord. Attention ! — Il ne nous aura pas, répéta Milva en arrangeant son étui sur son avant-bras gauche. Son arc est pas mal, mais lui est aussi crédible en archer qu’un cul de chèvre en cor de chasse. Il s’enflamme. Une fois qu’il a tiré, il tremble et frétille comme une bonne femme qui aurait un ver entre les fesses. Maintenez les chevaux, qu’y en ait pas un qui me renverse. Cette fois, le Nilfgaardien se surpassa, la flèche survola le bac. Debout, les jambes écartées, Milva éleva son arc, tendit rapidement la corde jusqu’à sa joue et la lâcha délicatement, sans modifier d’un pouce sa position. Comme frappé par la foudre, le Nilfgaardien s’affaissa dans l’eau et se mit à dériver avec le courant, son manteau noir gonflant tel un ballon. — Voilà comment il faut faire, déclara Milva en baissant son arc. Mais c’est trop tard pour qu’il apprenne, maintenant. — Les autres nous poursuivent. (Cahir indiqua la rive droite.) Et je vous parie qu’ils n’abandonneront pas. Pas après que Milva a abattu un officier. Le cours de la rivière est sinueux ; au prochain coude, le courant nous déportera de nouveau près de leur rivage. Ils le savent, ils vont nous attendre… — On a un autre embarras à c’t’ heure, gémit le passeur tandis qu’il se mettait à genoux pour rejeter à l’eau son assistant mort. Le courant nous pousse directement vers la rive droite… Par le diable, on est pris entre deux feux… Et tout ça, c’est votre faute, messeigneurs ! Ce sang retombera sur vos têtes… — Ferme ton clapet et saisis une gaule ! Sur la rive gauche, plane, qui était désormais toute proche, les cavaliers, identifiés par Jaskier comme étant des partisans lyriens, piaffaient. Ils hurlaient, agitaient les bras. Geralt remarqua parmi eux un cavalier sur un cheval blanc. Il n’en était pas certain, mais il lui semblait que c’était une femme. Une femme aux cheveux clairs, en armure, mais qui ne portait pas de heaume. — Qu’est-ce qu’ils crient ? demanda Jaskier en tendant l’oreille. Quelque chose au sujet d’une reine ou quoi ? Les hurlements sur la rive gauche s’intensifièrent. Les cliquetis métalliques parvenaient plus nettement à leurs oreilles. — Ils se battent, estima brièvement Cahir. Regardez. Les soldats de l’empereur sortent du bois. Ce sont eux que fuyaient les Nordlings. Maintenant ils sont pris au piège. — La seule issue de secours était le bac. (Geralt cracha dans l’eau.) Ils voulaient, semble-t-il, sauver ne serait-ce que leur reine et leurs chefs en les transportant sur l’autre rive. Et nous, nous avons volé le bac… Ce qui est sûr, maintenant, c’est qu’ils ne nous aiment pas, non, ils ne nous aiment pas du tout… — Alors qu’ils le devraient, dit Jaskier. Le bac n’aurait sauvé personne ! Il les aurait conduits directement entre les mains des Nilfgaardiens sur la rive droite. Évitons, nous aussi, la rive droite. Je peux envisager de pactiser avec les Lyriens, mais les Noirs n’hésiteront pas à nous occire… — Le courant nous entraîne de plus en plus vite, estima Milva. (Elle aussi cracha dans l’eau, et regarda son molard s’éloigner.) Et nous maintient au milieu de la rivière. Des deux côtés ils peuvent nous atteindre. Les virages sont légers, les rives égales et couvertes d’osiers roses. Cependant, nous voguons vers l’aval de la Iaruga, ils ne nous rattraperont pas. Ils se lasseront avant. — Crotte ! gémit le passeur. Devant nous se trouve le Bastion Rouge… Il y a un pont, par là-bas ! Et les bas-fonds ! Le bac va se retrouver coincé… S’ils nous précèdent, ils vont nous attendre… — Les Nordlings ne nous précéderont pas. (De la poupe, Régis désigna la rive gauche.) Ils ont leurs propres soucis. Effectivement, une terrible bagarre faisait rage sur la rive gauche, comme en témoignaient les hurlements guerriers qui leur parvenaient. Le cœur de la bataille se trouvait masqué par les arbres de la forêt, mais, en de nombreux endroits, les cavaliers noirs et les colorés se repoussaient à coups d’épée jusqu’au bord du rivage où les cadavres tombés à l’eau étaient emportés par le courant. Le tumulte et le fracas des armes s’éloignaient ; majestueusement, quoique à un rythme assez rapide, le bac continuait à descendre la rivière. Ils naviguaient au milieu de la Iaruga, et sur les rives envahies de végétation on ne voyait pas d’hommes armés, on n’entendait pas le moindre écho d’éventuels poursuivants. Geralt se prenait à espérer que tout se terminerait bien lorsqu’ils virent devant eux un pont en bois qui reliait les deux rives. Sous le pont, un chapelet de bancs et d’îlots émergeait de la rivière, l’un des piliers du pont s’appuyant sur les plus larges d’entre eux. Sur la rive droite, un port flottable avait été aménagé, où étaient amoncelés des billots, des cordes et des tas de bois. — Là, y a aucune profondeur, dit le passeur en soufflant. Y a que par le milieu qu’on peut passer, à droite de l’île. Le courant nous porte par là justement, mais attrapez vos gaules, elles pourront servir si ça coince… — Il y a une armée sur ce pont, grogna Cahir en mettant sa main en visière. Sur le pont, et aussi sur le port de flottage… Tous avaient vu les soldats. Et tous virent la horde de cavaliers en manteaux noir et vert surgir de la forêt, de derrière le port flottable, et foncer droit sur eux. Ils étaient déjà tellement proches qu’on pouvait entendre leurs clameurs guerrières. — Nilfgaard, affirma sèchement Cahir. Ce sont ceux qui nous poursuivaient. Donc les soldats stationnés sur le port de flottage sont les Nordlings… — À vos gaules ! s’écria le passeur. Pendant qu’ils se battent, on aura peut-être une chance de passer. Mais la chance ne fut pas au rendez-vous. Ils étaient déjà très près du pont lorsque celui-ci se mit soudain à vibrer sous le poids des soldats qui allaient au pas de course. Par-dessus leurs hauberts, ils portaient des jaquettes blanches ornées d’un losange rouge. La plupart avaient des arbalètes, qu’ils appuyaient maintenant contre la balustrade en les pointant sur le bac qui approchait du pont. — Ne tirez pas, la compagnie ! hurla Jaskier de toutes ses forces ! Ne tirez pas ! Nous sommes des vôtres ! Les soldats ne l’entendirent pas. Ou feignirent de ne pas l’entendre. La salve qu’ils tirèrent eut des conséquences tragiques. Parmi les hommes, seul le passeur, qui tentait vaille que vaille de guider le bac avec sa perche, fut touché. Le carreau le transperça de part en part. Cahir, Milva et Régis se cachèrent à temps derrière le rebord du bac. Geralt s’empara de son épée et repoussa encore un projectile, mais les carreaux tirés par les arbalètes étaient trop nombreux. Par un miracle inexplicable, Jaskier, qui continuait à hurler en agitant les bras, ne fut pas touché. La pluie de projectiles causa cependant bien des dégâts parmi les chevaux. Atteint de trois traits, le gris non sellé s’affaissa. Le moreau de Milva tomba en ruant, l’étalon bai de Régis aussi. Ablette, touchée au garrot, se cabra et sauta par-dessus bord. — Ne tirez pas ! hurla Jaskier, manquant de s’étrangler. Nous sommes des vôtres ! Cette fois, ses paroles furent entendues. Le bac entraîné par le courant fonça en grinçant sur un banc de sable et s’immobilisa. Tous sautèrent du bac, directement sur l’île ou bien dans l’eau, en veillant à éviter les sabots des chevaux qui ruaient de douleur. Milva fut la dernière à quitter l’embarcation, ses mouvements étaient soudain devenus terriblement lents. Elle a été touchée, pensa le sorceleur en voyant la jeune fille franchir maladroitement le rebord du bac, avant de s’effondrer, inerte, sur le sable. Il se précipita vers elle, mais le vampire fut plus rapide. — J’ai senti quelque chose se déchirer en moi, articula la jeune fille d’une voix très lente… Et de manière pas du tout naturelle. Puis elle plaqua sa main contre son entrejambe. Geralt vit son pantalon de laine se noircir de sang. — Verse-moi ça sur la main. (Régis tendait au sorceleur une petite fiole qu’il avait sortie de son sac.) Vite. — Qu’est-ce qu’elle a ? — Elle fait une fausse couche. Donne-moi un couteau. Je dois découper ses vêtements. Et éloigne-toi. — Non, dit Milva. Je veux qu’il soit près de moi. Une larme roula le long de sa joue. Le pont au-dessus d’eux gronda sous les pas des soldats. — Geralt ! braillait Jaskier. Le sorceleur, voyant ce que le vampire s’apprêtait à faire à Milva, détourna la tête, gêné. Il vit les soldats à la jaquette blanche foncer à toute allure le long du pont. Du côté droit, on entendait toujours des clameurs en provenance du port de flottage. — Ils se sauvent, haleta Jaskier. (Il avait rejoint le sorceleur par petits bonds et lui agrippait la manche.) Les Nilfgaardiens sont déjà sur l’avant-pont droit ! Ils se battent toujours là-bas, mais la plupart des soldats déguerpissent sur la rive gauche ! Tu entends ? Nous aussi, nous devons nous sauver ! — On ne peut pas, répliqua-t-il du bout des lèvres. Milva fait une fausse couche. Elle ne va pas pouvoir marcher. Jaskier jura méchamment. — Il va donc falloir la porter, déclara-t-il. C’est la seule chance… — Non, ce n’est pas la seule, affirma Cahir. Geralt, rejoins-moi sur le pont. — Pour quoi faire ? — Nous allons retenir les fuyards. Si ces Nordlings tiennent le coup suffisamment longtemps sur l’avant-pont droit, on pourra peut-être s’échapper par la gauche. — Comment veux-tu retenir les fuyards ? — J’ai déjà dirigé des troupes. Grimpe sur le pilier et saute sur le pont ! Une fois sur place, Cahir démontra qu’il savait effectivement comment maîtriser la panique au sein des troupes. — Où est-ce que vous allez, chiens galeux ! Bandes de lâches ! brailla-t-il en accompagnant ses paroles d’un coup de poing qui envoya l’un des fugitifs dinguer contre le madrier. Je vous ordonne de vous arrêter, fichus saligauds ! Certains des fuyards – pas tous, loin s’en faut – s’arrêtèrent, troublés par les vociférations de Cahir et les éclairs de son épée, qu’il agitait de manière pittoresque. D’autres tâchaient de se faufiler derrière lui. Mais Geralt avait lui aussi sorti son épée et s’était joint au spectacle. — Où donc courez-vous comme ça ? s’écria-t-il en clouant sur place, d’une forte prise, l’un des soldats. Stop ! Demi-tour ! — Nilfgaard, messire, s’écria un lansquenet. C’est un carnage là-bas ! Laissez-nous passer ! — Trouillards ! beugla Jaskier, qui les avait rejoints sur le pont. (Il avait parlé d’une voix que Geralt ne lui connaissait pas.) Infâmes trouillards ! Cœurs de lièvres ! Vous fichez le camp, vous voulez sauver votre peau ! Pour vivre le restant de vos jours dans l’opprobre, espèces de lâches ? — Ils sont trop forts, messire chevalier ! On ne fera pas le poids ! — Le centenier a été tué, gémit un second. Les dizainiers sont en déroute ! La mort arrive ! — Il faut relever la tête ! — Vos camarades continuent à se battre sur l’avant-pont et sur le port flottable ! cria Cahir en agitant son épée dans tous les sens. Ils n’ont pas abandonné la lutte ! Honte à celui qui ne volera pas à leur secours ! Suivez-moi ! — Jaskier, lança le sorceleur. Descends sur l’île. Avec Régis, vous devez essayer de transporter Milva sur la rive gauche. Eh bien, qu’est-ce que tu as à rester planté là ? — Suivez-moi ! continuait à s’égosiller Cahir en agitant son épée. Tous au port de flottage ! Battez-vous ! À bas l’ennemi ! Quelques dizaines de soldats agitèrent leurs armes et poussèrent un cri, révélant des niveaux de détermination très variés. Parmi ceux qui s’étaient déjà enfuis, un certain nombre, pris de honte, firent demi-tour et se joignirent aux troupes réunies sur le pont, dont le sorceleur et le Nilfgaardien venaient de prendre la tête. Les troupes se seraient peut-être effectivement dirigées vers le flottage, mais les manteaux noirs des cavaliers ennemis obscurcirent soudain l’avant-pont. Les Nilfgaardiens s’étaient frayé un passage à travers la défense de leurs opposants et se précipitaient sur le pont ; les sabots de leurs montures résonnaient sur le madrier. Une partie des soldats que Geralt et Cahir étaient parvenus à retenir choisit de nouveau la fuite, une autre partie demeurait dans l’expectation. Cahir poussa un juron. En nilfgaardien. Mais personne, hormis le sorceleur, n’y prêta attention. — Ce qu’on a commencé, il faut le terminer, hurla Geralt en serrant son épée dans sa paume. Fonçons ! Il faut inciter nos troupes à se battre. — Geralt… (Cahir s’interrompit ; d’un air mal assuré, il regarda le sorceleur.) Tu veux que je… que je tue les miens ? Je ne peux pas… — Fait chier, cette guerre, marmonna le sorceleur en grinçant des dents. Mais il s’agit ici de Milva. Tu t’es joint à ma compagnie. Alors prends une décision. Ou tu viens avec moi, ou tu te bats aux côtés des manteaux noirs. Vite. — Je vais avec toi. Et l’on vit alors un sorceleur et un Nilfgaardien pousser des cris, faire des moulinets avec leurs épées et sauter sans réfléchir au milieu des troupes ennemies ; deux camarades, deux amis, deux compagnons à l’assaut d’ennemis communs, en combat inégal. Et ce fut leur baptême du feu. Celui de la rage, de la folie et de la mort. Geralt et Cahir allaient vers la mort. Du moins le pensaient-ils. Ils ne pouvaient savoir qu’ils n’allaient pas mourir ce jour-là, sur ce pont jeté par-dessus la Iaruga. Ils ne savaient pas qu’une autre mort leur était destinée. En un autre lieu et un autre temps. Les Nilfgaardiens arboraient sur leurs manches des broderies d’argent en forme de scorpions. Cahir en abattit deux en leur assenant un coup rapide de sa longue épée. Geralt en faucha deux autres grâce au sihill de Zoltan. Puis il bondit sur la balustrade du pont, se mit à courir tout en continuant à faire virevolter son épée. Il était sorceleur ; conserver l’équilibre ne présentait pour lui aucune difficulté, mais sa performance acrobatique étonna et surprit les attaquants nilfgaardiens. Aussi périrent-ils, étonnés et surpris des coups portés par une arme naine au tranchant redoutable – le sihill incisait les hauberts aussi facilement que s’ils avaient été en laine –, leur sang éclaboussant les planches et les piliers du pont. Observant la supériorité technique de leurs meneurs, les troupes déjà nombreuses qui se trouvaient sur le pont poussèrent en chœur une exclamation, un rugissement qui prouvait que leur moral était revenu. Et l’on put voir alors les récents fugitifs en déroute se jeter comme des loups affamés sur les Nilfgaardiens, cogner de leurs haches et de leurs épées, frapper de leurs piques, pilonner de leurs masses d’armes et de leurs hallebardes. Les balustrades commençaient à céder, les chevaux furent précipités dans la rivière en même temps que les cavaliers aux manteaux noirs. Les troupes se ruèrent en beuglant sur l’avant-pont, continuaient à pousser en avant Geralt et Cahir, leurs chefs improvisés – les empêchant du coup de suivre leur plan, qui était de faire marche arrière, en toute discrétion, pour aller chercher Milva et la conduire sur la rive gauche. La bataille faisait rage. Les Nilfgaardiens avaient encerclé les soldats qui ne s’étaient pas sauvés et les avaient éloignés du pont ; les autres soldats se protégeaient farouchement derrière des barricades fabriquées avec des billots de pin et de cèdre. À la vue des renforts qui arrivaient, le peloton qui se défendait vaillamment poussa un hurlement de joie. Qui se révéla un peu prématuré. Le bataillon de renfort, en rangs serrés, avait certes balayé les Nilfgaardiens du pont, mais, à présent, la contre-attaque latérale de la cavalerie se ruait sur eux au niveau de l’avant-pont. N’eussent été les barricades et les cordages du port flottable qui freinaient tant la fuite que l’élan de la cavalerie, l’infanterie aurait été mise en déroute en un clin d’œil. Acculés contre les cordages, les soldats se lancèrent dans un combat acharné. C’était pour Geralt une forme de bataille inédite. Il n’était plus question d’escrime ou de mobilité des jambes, il s’agissait uniquement de cogner à l’aveuglette et de parer sans relâche les attaques qui pleuvaient de tous côtés. Il continuait cependant à bénéficier des privilèges que lui conférait son titre quelque peu usurpé de chef : les soldats se concentraient autour de lui, masquaient ses flancs, protégeaient ses arrières, nettoyaient le front devant lui, lui faisaient place pour qu’il puisse frapper et piquer à mort. Mais le flux devenait de plus en plus dense. Le sorceleur et son armée luttaient épaule contre épaule depuis déjà un certain temps aux côtés du peloton des défenseurs de la barricade, des nains mercenaires pour la plupart, exténués et en sang. Ils combattaient à l’intérieur d’un anneau d’encerclement. Puis survint le feu. Sur l’un des côtés de la barricade situé entre le port de flottage et le pont se trouvait une énorme masse de branchages de pin épineux et de racines, obstacle infranchissable pour les chevaux et les fantassins. Cette masse était à présent la proie des flammes, quelqu’un y avait jeté des flambeaux. Les défenseurs reculèrent, incommodés par la chaleur et la fumée. Tassés, aveuglés, se gênant les uns les autres, ils commencèrent à tomber sous les coups des Nilfgaardiens qui donnaient l’assaut. C’est Cahir qui sauva la situation. Il avait l’expérience des combats, il ne permit pas à l’armée rassemblée autour de lui de se retrouver encerclée sur la barricade. Il s’était laissé distancer par le groupe de Geralt, mais il était de retour à présent. Il avait même récupéré un cheval au caparaçon noir et, désormais, il attaquait sur les flancs, en donnant de l’épée tout autour de lui. Derrière lui, hurlant comme des putois, les hallebardiers et les lanciers en jaquettes arborant un losange rouge se faufilèrent dans la brèche. Geralt croisa les doigts et frappa le tas de branches en flammes du Signe d’Aard. Étant privé depuis des semaines de ses élixirs de sorceleur, il n’escomptait pas de grands effets. Mais il se trompait. Le tas explosa et se dispersa, des étincelles jaillissant de tous côtés. — Suivez-moi ! beugla-t-il en enfonçant son épée dans la tempe d’un Nilfgaardien qui avait surgi sur la barricade. Suivez-moi à travers le feu ! Et ils y allèrent, donnant du hast dans le tas de bois encore flamboyant, pressant contre les chevaux nilfgaardiens des tisons qu’ils prenaient à mains nues ! Le baptême du feu, se dit le sorceleur en donnant et parant les coups comme un forcené. Je devais traverser le feu pour Ciri. Et voilà que je le fais dans une bataille qui ne me concerne même pas. Que je ne comprends même pas. Le feu qui devait me purifier est tout simplement en train de me brûler les cheveux et le visage. Le sang dont il était aspergé grésillait et fumait. — En avant la compagnie ! Cahir ! À moi ! — Geralt ! (Cahir fit tomber de sa selle un autre Nilfgaardien.) Sur le pont ! Dirige-toi sur le pont avec tout le monde ! On va renforcer la défense… Il n’acheva pas sa phrase car un cavalier en plastron noir se précipitait sur lui, sans heaume, ses cheveux ensanglantés au vent. Cahir para le coup qu’il lui porta avec sa longue épée, mais dégringola de son cheval qui s’était cabré. Le Nilfgaardien se pencha pour le clouer à terre. Mais il retint son coup, s’arrêta net. Sur son brassard étincelait un scorpion d’argent. — Cahir ! s’écria-t-il, stupéfait. Cahir aep Ceallach ! — Morteisen… La stupéfaction n’était pas moins grande dans la voix de Cahir, étendu à terre. Le mercenaire nain qui courait aux côtés de Geralt, sa jaquette blanche roussie et en partie brûlée, ne se laissa pas distraire. Il planta avec ardeur sa javeline dans le ventre du Nilfgaardien puis poussa sur la hampe, faisant tomber le cavalier de sa selle. Un second mercenaire accourut de sa grosse chaussure il piétina le plastron noir, et il enfonça la pointe de son hast directement dans la gorge de l’ennemi. Le Nilfgaardien fit entendre un râle, vomit du sang, laboura le sable de ses éperons. Au même moment, quelque chose de très lourd et de très dur heurta le sorceleur au bas des reins. Ses genoux ployèrent sous lui. Il tomba en entendant un effroyable hurlement de triomphe. Il vit les cavaliers en manteaux noirs déguerpir dans la forêt. Il entendit le pont vrombir sous les sabots de la cavalerie qui arrivait en nombre de la rive gauche en brandissant un étendard – un aigle entouré de losanges rouges. Et c’est ainsi que s’acheva pour Geralt la grande bataille du pont sur la Iaruga ; les chroniques à venir, il va sans dire, n’y consacreront pas le moindre entrefilet. * * * — Vous tracassez pas, messire, le rassura le barbier-chirurgien en auscultant le sorceleur et en palpant son dos. Le pont est détruit. Ils ne nous attaqueront pas par là. Vos compagnons et la femme aussi sont en sécurité. C’est votre épouse ? — Non. — Ah ! Moi j’pensais… C’est terrible, messire, quand la guerre rudoie des femmes enceintes… — Taisez-vous, pas un mot là-dessus. À qui appartiennent ces bannières ? — Vous ne savez donc pas pour qui vous avez combattu ? Bizarre, bizarre… C’est l’armée de Lyrie. Voyez, l’aigle noir – symbole lyrien – et les losanges rouges – emblème rivien. Bon, j’ai terminé. C’est juste une contusion. Vous allez avoir un peu mal dans le bas des reins, mais c’est rien. Vous vous en remettrez. — Merci. — C’est à moi de vous remercier. Si vous n’aviez pas défendu le pont, Nilfgaard nous aurait exterminés sur l’autre rive, nous n’aurions pas eu le temps d’échapper à nos poursuivants. Vous avez sauvé la reine ! Eh bien, adieu, messire. J’y vais, d’autres blessés m’attendent. Geralt était assis sur un tronc du port, fatigué, abattu, résigné. Seul. Cahir avait disparu. Entre les pilots du pont à moitié détruit coulait la Iaruga, dont la surface miroitait des reflets dorés du soleil couchant. Il releva la tête en entendant des pas, des claquements secs de fers à cheval, un cliquetis de cuirasses. — C’est lui, Votre Majesté. Permettez, je vais vous aider à descendre. — Laiffe-moi. Geralt leva les yeux. Devant lui se tenait une femme en armure, aux cheveux très clairs, presque aussi clairs que les siens. Il comprit qu’en réalité ils n’étaient pas clairs, mais gris, bien que son visage ne soit marqué d’aucun signe de vieillesse. Elle avait certes les traits d’une femme d’âge mûr, mais aucune ride ne sillonnait sa peau. La femme tenait serré contre sa bouche un mouchoir de batiste bordé d’un liseré de dentelle. Le mouchoir était taché de sang. — Levez-vous, messire, murmura l’un des chevaliers qui se tenait debout près de Geralt. Et rendez les hommages. C’est la reine. Le sorceleur se leva et s’inclina, surmontant la douleur qui lui étreignait le bas des reins. — Ch’est foi qui a profézé le pont ? — Pardon ? La femme ôta son mouchoir de devant sa bouche, cracha du sang. Quelques gouttelettes rouges éclaboussèrent son plastron d’ornement. Le chevalier vêtu d’un manteau violet orné de broderies d’or qui se tenait aux côtés de la reine prit la parole. — Son Altesse Meve, la reine de Lyrie et de Rivie, demande si c’est vous qui avez si vaillamment défendu le pont sur la Iaruga. — Eh bien, c’est venu comme ça. — Comme cha ! La reine essaya de rire, mais ça ne lui réussit pas vraiment. Elle fit la grimace, lança un vilain juron, quoique incompréhensible, puis cracha de nouveau. Avant qu’elle ait eu le temps de refermer la bouche, Geralt remarqua son affreuse blessure, et vit qu’il lui manquait plusieurs dents. Le regard du sorceleur n’avait pas échappé à la reine. — Ah oui ! fit-elle derrière son mouchoir en le regardant dans les yeux. Un chalopard m’a cognée en plein dans la figure. Ch’est rien du fout. — La reine Meve, déclara avec emphase le chevalier en manteau violet, s’est battue en première ligne, tel un homme, face aux forces dominantes des Nilfgaardiens ! Cette blessure est douloureuse, mais non déshonorante ! Et vous, vous l’avez sauvée, ainsi que notre corps d’armée. Puisque des traîtres s’étaient emparés du bac, ce pont était notre seul recours. Et vous, vous l’avez héroïquement défendu… — Cha chuffit, Odo. Comment f’affelles-fu, vaillant combaffant ? — Moi ? — Évidemment, vous. (Le chevalier le regarda d’un œil sévère.) Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous êtes blessé ? Contusionné ? Vous avez été touché à la tête ? — Non. — Alors répondez lorsque la reine vous interroge. Vous voyez bien qu’elle est blessée à la bouche et qu’elle a du mal à parler ! — Cha chuffit, Odo. Violet s’inclina, puis il jeta un regard à Geralt. — Quel est votre prénom ? C’est bon. J’en ai plus qu’assez de tout ça. Je suis fatigué de mentir. — Geralt. — Geralt d’où ? — De nulle part. — Fu n’es pas adoubé ? Meve cracha une nouvelle giclée de salive mêlée de sang. — Pardon ? Non, non, je ne suis pas adoubé, Votre Altesse royale. Meve prit son épée. — À zenoux. Le sorceleur obéit, en continuant à se demander ce qui se passait. Il ne cessait de penser à Milva et à la route qu’il lui avait choisie, s’inquiétant des bourbiers d’Ysgith. La reine se tourna vers Violet. — Lis la formule. Moi, ze ne peux pas. — Pour le courage inouï dont vous avez fait preuve au cours d’une bataille pour une juste cause, se mit à réciter avec emphase le chevalier, pour avoir fait montre de probité, d’honneur et de fidélité envers la couronne, moi, Meve, reine de Lyrie et de Rivie, par la grâce des dieux, par le pouvoir, le droit et le privilège qui me sont conférés, je t’adoube chevalier. Sers fidèlement. Supporte ce coup, ce sera le plus douloureux de tous. Geralt sentit sur ses épaules le poids de l’épée. Il regarda les yeux vert clair de la reine. Meve cracha du sang, cacha son visage derrière son mouchoir et, à travers le liseré de dentelle, adressa un clin d’œil à Geralt. Violet s’approcha de la souveraine, lui murmura quelque chose à l’oreille. Le sorceleur entendit les mots « prédicat », « losanges riviens », « étendards » et « honneur ». — Ch’est juchte, approuva Meve en hochant la tête. (Surmontant sa douleur, elle parlait de plus en plus distinctement. Elle passait sa langue sur ses gencives en partie édentées.) Tu as défendu le pont avec les choldats de Rivie, courazeux Geralt de nulle part. « Ch’est venu comme cha ! », ha, ha ! Eh bien, il m’est venu, à moi, l’idée de te conférer un prédicat : Geralt de Rivie. — Inclinez-vous, sieur chevalier, souffla Violet entre ses dents. Le chevalier adoubé Geralt de Rivie s’inclina profondément, de manière à cacher à la reine Meve, sa souveraine, le sourire amer qu’il lui était impossible de réprimer. Table des matières Chapitre premier Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7