PREMIÈRE PARTIE L'industrie pénitentiaire Pendant la période de dictature et alors que de tous côtés nous étions entourés d'ennemis, nous avons parfois fait preuve d'une douceur, d'une mansuétude superflues. Krylenko, réquisitoire au procès du Parti Industriel. Chapitre 1 L'ARRESTATION Comment fait-on pour gagner cet Archipel mystérieux? Avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d'eux ne porte de plaque de destination. Et les employés des guichets dans les gares, et les agents du Sovtourist ou de l'Intourist seraient bien étonnés si vous leur demandiez un billet pour cet endroit-là. Ils ne connaissent ni l'Archipel dans son ensemble ni aucune de ses innombrables îles: ils n'en ont jamais entendu parler. Ceux qui se rendent dans l'Archipel pour l'administrer passent par les écoles du MVD. Ceux qui se rendent dans l'Archipel pour y être gardes-chiourme sont recrutés par les bureaux d'incorporation. Mais ceux qui s'y rendent, comme vous et moi, pour y mourir, ami lecteur, ceux-là doivent suivre la voie obligatoire et unique de l'arrestation. L'arrestation ! Est-il besoin de dire que c'est une cassure de toute votre vie ? La foudre qui s'abat sur vous? Un ébranlement moral insoutenable auquel certains ne peuvent se faire, qui basculent dans la folie? Le monde recèle autant de centres qu'il compte d'êtres vivants. Chacun de nous est le centre du monde, et l'univers se fend en deux lorsqu'on vous jette dans un sifflement: « Vous êtes arrêté ! » Si vraiment vous êtes, vous, arrêté, se peut-il que quelque chose reste encore debout après ce tremblement de terre? Mais, leur cerveau enténébré les rendant incapables de comprendre ces chambardements de l'univers, les plus subtils comme les plus simplets d'entre nous restent bouche bée, et de l'expérience de toute une vie ne trouvent rien d'autre à extraire que: « Moi ? ? Pourquoi ? ? » – question répétée des millions et des millions de fois avant nous et qui n'a jamais reçu de réponse. L'arrestation – en un instant, de façon stupéfiante, elle vous transporte, elle vous transplante, elle vous transmue d'un état dans un autre état. Tout au long de cette rue sinueuse qu'est notre vie, filant d'un cœur allègre ou nous traînant comme une âme en peine, il nous était arrivé maintes et maintes fois de passer devant des enceintes – palissades de bois pourri, murettes de pisé, clôtures de briques, de béton ou de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu'il y avait derrière. Ni physiquement, par l'œil, ni intellectuellement, nous n'avions jamais tenté de regarder de l'autre côté ; or c'est là justement que commençait le pays du Goulag, sous notre nez, à deux pas. Autre chose encore avec ces enceintes: nous n'y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrable, de portillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien, ces portes, toutes ces portes, c'est à notre intention qu'elles étaient préparées ! – et voici que l'une d'elles, fatidique, vient de s'ouvrir toute grande, voici que quatre mains d'hommes, quatre mains blanches qui n'ont pas l'habitude du travail, mais agrippeuses, nous attrapent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l'oreille et nous traînent à l'intérieur comme un sac, tandis que, dans notre dos, la porte qui donnait sur notre vie passée se referme en claquant pour toujours. Terminé. Arrêté. Vous êtes arrêté! Et rien, vous ne trouvez toujours rien d'autre à répondre que ce bêlement d'agneau : « Moi?? Pourquoi?? » Voici ce qu'est l'arrestation: une lueur aveuglante et un choc qui en une seconde refoulent le présent dans le passé et font de l'impossible un présent à part entière. Un point, c'est tout. Et vous n'êtes plus capable de rien comprendre ni pendant la première heure, ni même pendant les premières vingt-quatre heures. La seule chose qu'il y aura encore, c'est la faible lueur de cette lune de cirque, ce pauvre jouet que, dans votre désespoir, vous garderez un moment suspendu devant les yeux : « C'est une erreur ! On va tirer les choses au clair! » Tout le reste, qui constitue aujourd'hui l'image traditionnelle, et même consacrée par la littérature, de l'arrestation, va s'accumuler et s'organiser désormais non plus dans votre mémoire consternée, mais dans celle de votre famille et des voisins qui partagent votre appartement. Coup de sonnette strident, la nuit, ou grossier tambourinage contre la porte. Entrée gaillarde de bottes non essuyées: ce sont les agents de la Sécurité d'Etat – ils ne dorment pas, eux – et, derrière leur dos, terrorisé, accablé, le témoin instrumentaire. (Pourquoi diable faut-il un témoin? Les victimes n'osent pas se poser cette question, les agents ont oublié la réponse, mais les instructions sont les instructions et il lui faudra rester planté là toute la nuit et contresigner au petit matin. Et quel tourment aussi pour ce témoin arraché à son lit : passer toutes ses nuits dehors et aider à l'arrestation de ses voisins et connaissances.) Une arrestation traditionnelle, c'est autre chose encore: ce sont les préparatifs faits d'une main tremblante pour celui que l'on va emmener: un change de linge, un morceau de savon, un peu de nourriture, et personne ne sait de quoi il aura besoin, à quoi il a droit, quels vêtements lui faire mettre, et les agents vous pressent et vous coupent: « Il n'y a besoin de rien. On lui donnera à manger. Il fait bon là-bas. » (Autant de mensonges. Et s'ils vous pressent, c'est pour que vous ayez encore plus peur.) Une arrestation traditionnelle, c'est autre chose encore – après, une fois parti le malheureux que l'on vient d'embarquer, c'est, des heures durant, votre appartement livré à une force brutale, étrangère, écrasante, qui fracture, éventre, arrache, qui dénude les murs, qui vide armoires et tiroirs, qui secoue, éparpille, lacère, ce sont les montagnes de choses qui s'entassent par terre, ce sont les débris qui crissent sous les bottes. Et rien n'est sacré lors d'une perquisition! Lorsqu'on vint arrêter le mécanicien de locomotive Inochine, il y avait dans la pièce occupée par la famille un petit cercueil contenant le corps de son enfant qui venait de mourir. Nos juristes jetèrent l'enfant hors du cercueil pour regarder ce qu'il y avait dedans. Les malades, on les vide de leurs lits, on défait leurs pansements1. Et rien, pendant une perquisition, ne saurait être considéré comme absurde ! On s'empara, chez le collectionneur d'antiquités Tchetvéroukhine, d'oukases impériaux (« feuilles d'oukase – tant ») qui annonçaient la fin de la guerre avec Napoléon et la formation de la Sainte-Alliance, ainsi que du texte de la prière solennelle contre le choléra en 1830. On confisqua à notre meilleur connaisseur du Tibet, Vostrikov, de précieux manuscrits tibétains anciens (et les disciples du défunt devaient réussir à grand-peine, trente ans plus tard, à les arracher au KGB!). Lors de l'arrestation de l'orientaliste Nevski, on emporta ses manuscrits tangoutes (dont le déchiffrement valut au défunt, vingt-cinq ans plus tard, le prix Lénine à titre posthume). On rafla à Karguer sa documentation sur les Ostiaks de l'Iénisseï ; le système d'écriture et l'abécédaire qu'il avait inventés furent frappés d'interdit – et tout un petit peuple resta privé d'écriture. En langage d'intellectuel, tout cela est long à décrire ; le peuple, lui, a sa formule pour parler des perquisitions : Ils cherchent ce qu'on n'y a pas mis. Le produit de la confiscation est embarqué ; parfois c'est celui qu'on vient d'arrêter qui est forcé de le porter, telle Nina Alexandrovna Paltchinskaïa qui coltina sur son dos un sac contenant les papiers et les lettres de son mari défunt, ce grand ingénieur russe perpétuellement actif, et cela jusque chez eux, dans leur gueule grande ouverte, pour toujours et sans espoir de retour. Pour ceux qui restent après l'arrestation, c'est le long chapelet de jours qui termine une existence bouleversée, dévastée. Tentative pour faire passer des colis. Mais à tous les guichets des aboiements: « Pas sur nos listes! », « Pas ici ! » Et encore, pour parvenir jusqu'à ce guichet-là, à Leningrad, pendant les mauvais jours, fallait-il cinq jours et cinq nuits de queue dans la bousculade. Et il se passera peut-être six mois, un an, avant que la personne arrêtée donne signe de vie, ou bien que l'on vous jette: « Privé du droit de correspondre. » Et cela, ça veut dire : pour toujours. « Privé du droit de correspondre », cela signifie presque à coup sûr: fusillé. En un mot, « nous vivons dans des conditions abominables : un homme peut disparaître sans laisser de traces et durant des années ses proches les plus chers, sa femme, sa mère (...) ignorent ce qui lui est arrivé ». Bien dit? Mal dit? C'est signé Lénine, dans son article nécrologique de 1910 à la mémoire de Babouchkine. Seulement, il faut parler net: Babouchkine convoyait un transport d'armes en vue d'un soulèvement et c'est pour cela qu'il fut fusillé. Il savait ce qu'il risquait. On ne saurait en dire autant des lapereaux que nous sommes. Telle est l'image que nous nous faisons de l'arrestation. Et il est certain que l'arrestation de nuit, telle que je viens de la décrire, jouit chez nous d'une grande faveur, car elle présente d'importants avantages. Dès le premier coup frappé à la porte, tous les habitants de l'appartement ont le cœur serré d'effroi. La victime est arrachée à la tiédeur du lit, en proie encore à l'impuissance du demi-sommeil, sa raison est trouble. Lors d'une arrestation de nuit, les agents de la Sécurité ont la supériorité physique : ils arrivent à plusieurs, armés, contre un homme seul qui n'a pas encore fini de boutonner son pantalon ; et pendant le temps que vont durer les préparatifs et la perquisition, la foule des partisans éventuels de la victime ne risque pas de s'attrouper devant l'entrée de la maison. Ajoutez que la progressivité sans hâte des descentes de police dans un appartement, puis dans un autre, demain dans un troisième et dans un quatrième, donne la possibilité d'utiliser au mieux les effectifs et de jeter en prison un nombre de citadins plusieurs fois supérieur au volume desdits effectifs. Autre avantage, enfin, des arrestations nocturnes: ni les maisons voisines, ni les rues de la ville ne voient combien de personnes ont été emmenées en une nuit. Terreur des voisins les plus proches, les arrestations de ce type ne sont pas un événement pour ceux qui vivent plus loin. On dirait qu'il ne s'est rien passé. C'est le même ruban d'asphalte qui voit la nuit la navette des fourgons cellulaires et, le jour, les défilés de la jeune classe, avec drapeaux, fleurs et chansons d'un optimisme sans nuage. Mais ceux qui cueillent, ceux dont le travail consiste précisément et uniquement en arrestations, ceux pour qui les horreurs que subissent les appréhendés sont un phénomène à répétition, combien fastidieux, ceux-là ont une conception autrement plus large de l'opération arrestatoire. Ils ont toute une théorie, n'allez surtout pas croire naïvement le contraire. L'arrestologie est un chapitre important du cours de carcérologie générale et repose sur une sérieuse théorie de la vie sociale. Les arrestations sont l'objet d'une classification fondée sur divers critères : nocturnes ou diurnes ; à domicile, sur le lieu de travail, en voyage ; opérées pour la première ou la seconde fois ; décomposées ou en groupe. On distingue les arrestations selon le degré de surprise voulu, le degré de résistance escompté (mais, dans des dizaines de millions de cas, on n'avait tablé sur absolument aucune résistance, et du reste il n'y en eut pas). On distingue les arrestations selon le sérieux de la perquisition à effectuer ; selon qu'il faut ou non dresser un inventaire avant confiscation et mettre sous scellés la chambre ou l'appartement ; selon qu'il faut arrêter la femme à la suite du mari et expédier les enfants à l'Assistance, ou bien déporter tout ce qui reste de la famille, ou bien encore envoyer les grands-parents, eux aussi, dans un camp. Autre domaine distinct : il existe toute une Science de la Perquisition (j'ai pu lire une brochure destinée aux juristes d'Alma-Ata qui suivent leurs cours par correspondance). On y loue fort des juristes qui n'avaient pas craint, lors d'une perquisition, de retourner deux tonnes de fumier, six stères de bois de chauffage, deux charretées de foin, qui avaient déneigé toute la surface d'un lopin individuel, démantibulé des poêles en descellant les briques, curé des fosses d'aisances, visité des cuvettes de cabinets, fouillé des niches à chien, des poulaillers, des nichoirs à sansonnets, fendu des matelas, arraché des cataplasmes et même des prothèses dentaires dans l'espoir d'y trouver des microfilms. Il est vivement recommandé aux étudiants de commencer et de finir les opérations par une fouille personnelle (le suspect peut avoir réussi à subtiliser l'un des objets saisis) et aussi de revenir une fois encore au même endroit, mais à une autre heure du jour ou de la nuit, pour recommencer la perquisition. Certes oui, les arrestations se suivent et ne se ressemblent pas. Irma Mendel, une Hongroise, s'était débrouillée (en 1926) pour se procurer au Komintern deux billets pour le Bolchoï, dans les premiers rangs d'orchestre. Le commissaire-instructeur Klegel lui faisait la cour et elle l'invita. Ils passèrent fort tendrement le temps du spectacle, après quoi il l'emmena en voiture... droit à la Loubianka. Et si, par une journée fleurie de juin 1927, vous apercevez sur le Pont des Maréchaux Anna Skripnikova, belle fille à la natte blond-roux et au visage plein, sortant d'un magasin où elle vient de s'acheter du tissu bleu pour se faire une robe, être invitée à monter dans un fiacre par un jeune dandy (le cocher, qui a déjà compris, se renfrogne: aucun argent à attendre des Organes), eh bien, sachez-le : ce n'est pas un rendez-vous d'amour, c'est encore et toujours une arrestation: ils vont tourner à l'instant dans la rue Loubianka et s'engouffrer dans la gueule noire du portail. Et si (vingt-deux printemps plus tard) le capitaine de frégate Boris Bourkovski – tunique blanche, eau de Cologne de qualité – achète un gâteau à l'intention d'une jeune fille, ne jurez pas que le gâteau, au lieu de revenir à la jeune fille, ne sera pas mis en pièces par les couteaux des perquisitionneurs et emporté par le capitaine dans sa première cellule. Oh non ! jamais n'a cessé d'être en honneur chez nous l'arrestation de jour, ou en voyage, ou au milieu d'une foisonnante multitude. Toutefois, elle s'effectue proprement et, chose étonnante, les victimes elles-mêmes, d'accord avec les agents, se conduisent avec la plus grande magnanimité possible, pour ne pas risquer de laisser remarquer aux vivants qu'un réprouvé est en train de périr. On ne peut pas arrêter n'importe qui à domicile après avoir préalablement frappé à la porte (s'il faut en passer par là : « c'est le gérant, c'est le facteur »), et on ne doit pas non plus arrêter n'importe qui sur son lieu de travail. Si le suspect a mauvais esprit, il est pratique de s'emparer de lui lorsqu'il est coupé de son environnement habituel – de sa famille, de ses collègues, des gens qui partagent ses idées, des endroits où il cache ses affaires: il faut qu'il n'ait le temps de rien détruire, dissimuler ou transmettre. Avec les grosses légumes, membres du parti ou militaires, on commençait parfois par leur donner une nouvelle affectation, on mettait à leur disposition un wagon-salon et on les arrêtait pendant le trajet. Prenez à présent un simple mortel, que pétrifient de terreur les arrestations en masse et qu'oppressent depuis une semaine déjà les regards en dessous de ses supérieurs : brusquement convoqué au comité local du syndicat*, il se voit proposer par des gens rayonnants un séjour payé dans une maison de repos à Sotchi. Notre lapereau en est tout remué : ses craintes étaient donc vaines. Il remercie ; jubilant, il se hâte de rentrer chez lui faire sa valise. Son train part dans deux heures, il gourmande son empotée de femme. Enfin la gare ! Il a encore un peu de temps devant lui. Dans la salle d'attente ou bien au comptoir du buffet, un verre de bière à la main, il s'entend interpeller par un jeune homme tout ce qu'il y a de sympathique : « Vous ne me reconnaissez pas, Piotr Ivanytch? » Embarras de Piotr Ivanytch: « Je crois bien que non, et pourtant... » Le jeune homme de prodiguer les marques de la sympathie la plus amicale : « Mais voyons, mais comment donc, je vais vous rafraîchir la mémoire », et, saluant respectueusement la femme de Piotr Ivanytch : « Vous permettez, je vous le rends dans une minute... » L'épouse permet, l'inconnu prend comme un vieil ami le bras de Piotr Ivanytch et l'emmène : pour toujours ou pour dix ans ! Tout autour, c'est le va-et-vient habituel d'une gare, et personne ne remarque rien... Citoyens amateurs de voyages, n'oubliez pas que chaque gare possède son bureau du Guépéou ainsi que plusieurs cellules. Ces pseudo-amis font preuve d'une insistance si vive qu'un homme qui ne s'est pas aguerri dans la jungle des camps est plus ou moins hors d'état de s'en dépêtrer. N'allez pas croire que parce que vous travaillez à l'ambassade des Etats-Unis et que vous vous appelez, par exemple, Alexander Dolgun, il soit impossible de vous arrêter en plein jour rue Gorki, à proximité du bureau central des télégraphes. Votre ami inconnu, soudain, va se jeter sur vous, fendant la foule, ouvrant des bras en pinces de homard : « Sa-cha ! (il ne fait aucun mystère, il crie sans se gêner), mon pote! mais ça fait une éternité qu'on ne s'est vus!... Tiens, mettons-nous un peu à l'écart, pour ne pas déranger. » A l'écart, justement, au bord du trottoir, vient de s'arrêter une « Pobéda »... (Quelques jours plus tard, l'agence TASS passera une déclaration furieuse dans tous les journaux, comme quoi les milieux compétents ignorent tout de la disparition d'Alexander Dolgun.) Mais, au fond, qu'y avait-il là de si malin ? Nos gaillards procédèrent à des arrestations de ce genre en plein Bruxelles (c'est ainsi que fut cueilli Jora Blednov) : ça oui, c'est autre chose que de le faire à Moscou. Il faut rendre aux Organes ce qui leur est dû : à une époque où les discours des orateurs, les pièces de théâtre, les modèles de vêtements féminins semblent sortir d'une chaîne, les arrestations peuvent paraître d'une grande variété. A l'entrée d'une usine, vous justifiez de votre identité en présentant votre laissez-passer : cueilli ; on vous cueille à l'hôpital militaire, avec 39° de fièvre (Hans Bernstein), sans aucune objection de la part du médecin (qu'il essaie!) ; on vous cueille jusque sur le billard, alors que vous venez d'être opéré d'un ulcère à l'estomac (N.M. Vorobiov, inspecteur d'académie, 1936), pour vous déposer à demi mort, ensanglanté, dans une cellule (souvenirs de Karpounitch) ; vous (Nadia Lévitskaïa) demandez une entrevue avec votre mère qui vient d'être condamnée et on vous l'accorde : en réalité c'est une confrontation suivie d'arrestation ! Un magasin d'alimentation : on vous convoque au bureau des commandes – arrêté ; vous êtes arrêté par ce pèlerin errant que la charité vous a fait accueillir pour une nuit ; arrêté par l'employé de l'électricité venu relever votre compteur ; arrêté par un cycliste qui vous a heurté dans la rue ; convoyeur de wagon, chauffeur de taxi, employé de la Caisse d'épargne, directeur de cinéma, tout le monde et n'importe qui peut vous arrêter, et c'est toujours trop tard que vous la verrez, leur jolie carte lie-de-vin si bien dissimulée. Il est des cas où l'arrestation a même l'air d'un jeu, tant elle représente d'inventivité superflue, d'énergie débordant de corps bien nourris – alors que, de toute façon, la victime n'aurait opposé aucune résistance. Les agents de la Sécurité veulent-ils ainsi justifier leur travail et leur nombre? En effet, il suffirait, semble-t-il, d'envoyer une convocation à tous les lapereaux figurant sur les listes, et ils se présenteraient d'eux-mêmes, à l'heure et à la minute fixées, leur baluchon à la main, devant les portes de fer noir de la Sécurité d'Etat, pour y occuper dans une cellule la surface de plancher prévue à leur intention. (D'ailleurs, c'est bien de cette façon-là que sont cueillis les kolkhoziens : on ne va tout de même pas aller jusqu'à leur bicoque, en pleine nuit, par des routes impraticables! Convoqué au soviet local, cueilli. Le manœuvre, on le convoque au bureau de l'entreprise.) Bien sûr, toute machine a une certaine capacité d'absorption qu'elle ne saurait dépasser. En 1945-1946, années surtendues, turgescentes, où les convois venant d'Europe succédaient aux convois et où il fallait d'un seul coup les avaler tous et les expédier au Goulag, on cessa de jouer à ce jeu superflu, la théorie elle-même perdit fortement de son éclat, le rituel se dépluma et l'arrestation de dizaines de milliers de personnes ne fut plus guère autre chose qu'une minable séance d'appel : listes, noms criés, descendre d'un convoi, monter dans un autre, terminé pour l'arrestation, point final. Des dizaines d'années durant, les arrestations politiques ont consisté chez nous – et c'était là leur trait distinctif – à embarquer des gens qui n'avaient commis aucune faute et que rien, partant, ne prédisposait à la résistance. D'où le fatalisme général qui s'empara des esprits, avec l'idée (assez juste, du reste, étant donné notre système de passeport intérieur) qu'il était impossible d'échapper au Guépéou-NKVD. Et même au plus fort des épidémies d'arrestations, quand les gens, en partant pour leur travail, faisaient chaque jour leurs adieux à leur famille car ils ne pouvaient être assurés d'être de retour le soir, presque personne ne prit la fuite (il y eut quelques rares cas de suicide). Le pouvoir ne demandait pas autre chose. A mouton docile, loup glouton. Seconde raison de cette attitude : nul ne comprenait le mécanisme desdites épidémies. Le plus souvent, les Organes n'avaient pas de raisons majeures d'arrêter ou d'épargner celui-ci plutôt que celui-là: ils se contentaient de travailler à atteindre le chiffre global qui leur était imposé. Les arrestations pouvaient donc répondre à certaines règles, mais pouvaient tout aussi bien revêtir un caractère absolument fortuit. En 1937, à Novotcherkassk, une femme entra dans la salle d'accueil du NKVD pour demander ce qu'il fallait faire du nourrisson de sa voisine, affamé depuis que sa mère avait été arrêtée. « Attendez un moment, lui dit-on, on va voir. » Deux heures d'attente environ, et on s'empara d'elle pour la jeter en cellule: il fallait, d'urgence, remplir la norme, on manquait de collaborateurs à expédier par toute la ville, et cette femme se trouvait là, sur place! En sens inverse, près d'Orcha, le NKVD était venu arrêter Andrej Pavel, un Letton ; sans ouvrir la porte, il sauta par la fenêtre, réussit à s'enfuir et fila droit en Sibérie. Et il eut beau y vivre sous son propre nom (or il ressortait clairement de ses papiers qu'il était d'Orcha), il ne fut jamais mis en prison ni convoqué par les Organes, ni soupçonné de quoi que ce fût. Il faut savoir qu'il y a trois espèces de poursuites: fédérales, républicaines, régionales ; et lors de ces épidémies, on n'aurait pas dépassé le niveau régional pour près de la moitié des personnes arrêtées. Celui dont l'arrestation était prévue en raison de circonstances fortuites, par exemple sur dénonciation d'un voisin, pouvait facilement être remplacé par un autre voisin. Quiconque, pris par hasard dans une rafle ou dans un appartement servant de souricière, avait, suivant l'exemple d'Andrej Pavel, le cran de fuir dans l'instant, avant le premier interrogatoire, n'était jamais ni recherché ni cité à comparaître ; quiconque restait, attendant que justice lui soit rendue, était bon pour une peine de camp. Or presque tout le monde, à une écrasante majorité, eut précisément cette attitude-là: pusillanimité, impuissance, fatalisme. Il est vrai aussi qu'en l'absence de la personne voulue, le NKVD consignait ses proches à domicile et que c'était naturellement un jeu d'enfant de traiter ceux qui restaient aux lieu et place de celui qui s'était enfui. L'innocence générale entraîne l'inaction générale. Peut-être qu'on ne va pas vous embarquer, vous? Peut-être que tout va se tasser? A.I. Ladyjenski était professeur principal à l'école de Kologriv, petite ville perdue. En 1937, au marché, un paysan s'approche de lui et lui transmet, de la part de quelqu'un d'autre, ce message: « Alexandre Ivanytch, va-t-en, tu es sur les listes! » Il resta : c'est sur moi que repose toute la marche de l'école et j'ai comme élèves les enfants de ces gens-là : comment pourraient-ils m'embarquer ?... (Arrêté quelques jours plus tard.) Il n'est pas donné à tout le monde de comprendre aussi bien les choses que Vania Lévitski, qui disait à l'âge de quatorze ans : « Tout honnête homme doit se retrouver en prison. Actuellement, papa y est. Quand je serai grand, on m'y mettra aussi. » (A vingt-trois ans, il y était.) La majorité s'engourdit dans le mirage de l'espoir. Puisque vous êtes innocent, quelle raison peuvent-ils avoir de vous cueillir? C'est une erreur! On vous entraîne déjà par le collet que vous en êtes encore à essayer de conjurer le sort: « C'est une erreur! Les choses tirées au clair, on me libérera! » Que les autres soient arrêtés en masse, c'est tout aussi absurde, mais enfin chaque cas individuel reste enveloppé de ténèbres: « Celui-là, peut-être bien tout de même que... ? » Tandis que vous, là, c'est sûr, vous êtes innocent ! Vous en êtes encore à considérer les Organes comme une institution fonctionnant selon la logique des hommes : les choses tirées au clair, on me libérera. A quoi rimerait-il, dans ce cas, de prendre la fuite? Et comment pourriez-vous, dans ces conditions, opposer la moindre résistance?... Vous ne feriez qu'aggraver votre cas, empêcher de tirer l'erreur au clair. Bien loin de faire la mauvaise tête, vous allez jusqu'à descendre l'escalier sur la pointe des pieds, comme on vous l'a ordonné, afin que les voisins n'entendent rien. Une idée qui devait nous brûler, plus tard, dans les camps: et si chaque agent, à chaque fois qu'il partait la nuit pour procéder à une arrestation, n'avait pas été sûr de revenir vivant, s'il avait dû faire ses adieux à sa famille ? Si, aux époques d'arrestations massives – par exemple, à l'époque où, à Leningrad, on jeta en prison le quart de la ville –, les gens, au lieu de rester terrés dans leurs trous, transis de peur à chaque fois que claquait la porte de l'immeuble et que des pas montaient l'escalier, avaient compris qu'ils n'avaient plus rien à perdre, s'ils s'étaient embusqués à plusieurs dans leur vestibule, bien décidés, armés de haches, de marteaux, de tisonniers, des premiers objets venus? Car on savait fort bien à l'avance que ces oiseaux de nuit n'étaient pas animés de bonnes intentions, on ne risquait donc pas de se tromper en démolissant leurs gueules d'assassins. Ou bien encore leur fourgon, resté dans la rue avec le chauffeur tout seul, il n'y avait qu'à filer avec ou bien lui crever ses pneus. Les Organes se seraient vite trouvés à court de personnel et de moyens de transport et, en dépit de toute la soif de Staline, la maudite machine se serait arrêtée. S'ils avaient... Si nous avions... Ce qui devait suivre, nous l'avons purement et simplement mérité. Et puis, à quoi exactement opposer de la résistance? à la confiscation de votre ceinture ? à l'ordre d'aller dans le coin de la pièce ? à celui de franchir le seuil de la maison? Une arrestation se compose d'une multitude de petits riens, de menues circonstances accessoires: aucune d'elles, prise en particulier, ne paraît valoir la peine d'une discussion (alors que toutes les pensées de celui que l'on arrête tournent autour de la grande question : « Pourquoi ? »), mais ce sont justement toutes ces circonstances accessoires qui, s'enchaînant inéluctablement, constituent l'arrestation. Ah, il s'en passe, des choses, dans l'âme d'un arrêté de fraîche date ! cela seul vaudrait tout un livre. Il peut s'y trouver des sentiments que l'on n'aurait pas soupçonnés. Lorsqu'en 1921 Ievguénia Doïarenko fut arrêtée, à l'âge de dix-neuf ans, et que trois jeunes tchékistes se mirent à fourrager dans son lit, dans la commode où elle rangeait son linge, elle resta tranquille: rien là-dedans, rien donc à trouver. Mais soudain, ils mirent la main sur son journal intime, qu'elle n'eût point montré à sa propre mère, et de voir ces trois étrangers hostiles lire ainsi les lignes qu'elle avait écrites la frappa plus vivement que la Loubianka tout entière, avec ses barreaux et ses caves. Chez beaucoup de gens, les sentiments et les attachements personnels que vient meurtrir l'arrestation peuvent être bien plus puissants que la peur de la prison ou que toute pensée politique. Celui qui n'est pas intérieurement préparé à la violence est toujours plus faible que celui qui l'exerce. Rares sont les malins ou les téméraires qui ont un réflexe assez prompt. Lorsqu'on vint l'arrêter en 1948, le directeur de l'Institut de Géologie de l'Académie des Sciences, Grigoriev, se barricada et, deux heures durant, brûla des papiers. Parfois le sentiment dominant de celui que l'on arrête est le soulagement et même... la joie, en particulier lors des grandes épidémies d'arrestations. On arrête, on arrête à tour de bras, autour de vous, des gens pareils à vous, mais votre tour ne vient toujours pas, vous restez là à attendre qu'ils se décident : c'est épuisant, c'est une torture pire que n'importe quelle arrestation, et pas seulement pour une âme faible. Vassili Vlassov, communiste intrépide dont nous aurons plus d'une fois encore l'occasion de mentionner le nom, qui s'était refusé à prendre la fuite comme le lui conseillaient ses adjoints non communistes, fut ainsi poussé à bout : toutes les autorités du rayon de Kady avaient été arrêtées (1937), alors que lui, on ne venait toujours pas le prendre. Il lui fallait un coup à encaisser de plein fouet. La chose faite, il retrouva son calme et il se sentit merveilleusement bien durant les premiers jours qui suivirent son arrestation. Un prêtre, le père Héraclius, partit en 1934 pour Alma-Ata afin de visiter des croyants déportés ; pendant son absence, à trois reprises, on se présenta à son appartement moscovite pour l'arrêter. A son retour, ses paroissiennes vinrent le chercher à la gare et l'empêchèrent de se rendre à son domicile : huit années durant elles le cachèrent, tantôt dans un appartement, tantôt dans un autre. Cette vie d'homme traqué l'exténua tellement que lorsqu'on finit par l'arrêter en 1942, il se répandit en joyeuses actions de grâce. Le présent chapitre traite de la masse, des lapereaux jetés en prison sans que personne sache pourquoi. Mais nous serons amenés aussi, dans ce livre, à aborder le cas de ceux qui, jusque sous le nouveau régime, étaient restés d'authentiques politiques. Telle cette étudiante social-démocrate, Véra Rybakova, qui rêva, tant qu'elle fut en liberté, de l'isolateur* de Souzdal, seul lieu où elle pût espérer rencontrer des camarades de parti plus âgés (il n'en restait plus à l'extérieur) et se forger définitivement une philosophie. La socialiste-révolutionnaire Iékatérina Olitskaïa, en 1924, allait même jusqu'à se tenir pour indigne de la prison: les meilleurs fils de la Russie, pensait-elle, sont passées par là, moi je suis trop jeune et n'ai encore rien fait pour la Russie. Mais, de son côté, le monde non-carcéral commençait déjà à la rejeter hors de son sein. Et c'est dans ces sentiments qu'elles entrèrent toutes deux en prison: avec fierté, avec joie. « Il fallait résister! Quand vous a-t-on vus résister? », ainsi ceux qui ont souffert se font-ils aujourd'hui morigéner par ceux qui ont eu de la chance. Oui, c'est dès la minute de l'arrestation qu'il aurait fallu commencer. Il aurait fallu. Donc, on vous emmène. Lors d'une arrestation de jour, il y a forcément un court instant, un instant qui ne reviendra plus, où, que ce soit furtivement, par une sorte de convention peureuse, ou bien ostensiblement, les pistolets dégainés, on vous emmène à travers une foule de personnes tout aussi innocentes que vous et tout aussi vouées à l'irrémédiable. Or vous n'êtes pas bâillonné. Vous pourriez, vous devriez absolument crier! Crier que vous êtes arrêté! que des malfaiteurs déguisés font la chasse à l'homme! qu'on coffre les gens sur des dénonciations mensongères ! qu'on règle leur compte en douce à des millions de personnes ! A force d'entendre des cris de ce genre plusieurs fois par jour et aux quatre coins de la ville, peut-être nos concitoyens se seraient-ils rebiffés? peut-être les arrestations seraient-elles devenues moins aisées? En 1927, à une époque où la docilité ne nous avait pas encore à ce point ramolli le cerveau, deux tchékistes essayèrent un jour d'arrêter une femme sur la place de Serpoukhov, à Moscou. Elle passa les deux bras autour d'un réverbère, se mit à pousser des cris, à récalcitrer. Une foule s'assembla. (Il fallait une pareille femme, mais il fallait aussi une pareille foule ! Les passants ne baissèrent pas tous les yeux, ne se hâtèrent pas tous de prendre la tangente!) Et aussitôt, nos gaillards si dégourdis perdirent contenance. Ils ne peuvent pas travailler au grand jour de la société. Ils montèrent dans leur voiture et s'éclipsèrent. (Là, cette femme aurait dû aussitôt filer à la gare, et bonsoir! Mais elle revint coucher chez elle. Et, la nuit même, on l'emmena à la Loubianka.) Mais vous, vos lèvres desséchées ne laissent pas échapper le moindre son, et la foule qui passe, insouciante, vous prend, vous et vos bourreaux, pour des amis en promenade. Moi-même, j'ai eu plus d'une fois l'occasion de crier. Le onzième jour qui suivit mon arrestation, trois parasites du Smerch, croulant sous le poids de trois valises pleines de prises de guerre et beaucoup moins embarrassés de ma personne (le long trajet que nous avions déjà fait leur avait donné confiance en moi), me débarquèrent à la gare de Biélorussie à Moscou. Ils répondaient à l'appellation d'escorte spéciale, mais leurs mitraillettes ne faisaient, en réalité, que les gêner pour porter leurs pesantes valises, butin amassé en Allemagne par eux-mêmes et par leurs chefs du contre-espionnage du Deuxième Front* de Russie blanche et qu'à présent, sous couvert de me convoyer, ils rapportaient dans la patrie à leurs familles. La quatrième valise, c'est moi qui la portais, de bien mauvais gré: elle contenait mes carnets et mes œuvres, autant de pièces à conviction contre moi. Aucun des trois ne connaissait la ville, à moi de choisir l'itinéraire le plus court pour gagner la prison, à moi de les conduire à la Loubianka où ils n'avaient jamais été (et que je confondais, pour ma part, avec le ministère des Affaires étrangères). Après vingt-quatre heures passées au contre-espionnage de l'Armée, puis trois fois vingt-quatre heures au contre-espionnage du Groupe d'armées, où mes compagnons ont fait mon éducation (les fourberies du commissaire-instructeur, ses menaces, ses coups ; le fait qu'une fois arrêté, on ne vous relâche jamais ; l'impossibilité de couper au billet de dix), voici quatre jours que, sorti de la cage par miracle, je voyage comme un homme libre et entouré d'hommes libres, alors que mes flancs ont déjà connu la paille pourrie à côté de la tinette, que mes yeux ont vu des hommes meurtris de coups et privés de sommeil, mes oreilles entendu la vérité et ma bouche goûté à la lavure des prisons: pourquoi donc gardé-je le silence? pourquoi ne profité-je pas de ma dernière minute vécue en public pour ouvrir les yeux de la foule abusée? J'ai gardé le silence dans la ville polonaise de Brodnica, mais peut-être n'y comprend-on pas le russe? Pas le moindre cri dans les rues de Bialystok, mais peut-être que tout cela ne regarde pas les Polonais ? Pas un mot de lâché à la gare de Wolkowysk, mais elle était quasi déserte. Comme si de rien n'était, j'ai arpenté, en compagnie de ces bandits, le quai de la gare de Minsk, mais elle est encore en ruine. Et maintenant, me voici en train de faire entrer les hommes du Smerch dans la rotonde supérieure de la station de métro « Gare de Biélorussie » (sur la ligne qui va vers le centre) ; elle est inondée d'électricité ; de bas en haut, à notre rencontre, sur deux escaliers mécaniques parallèles, montent les Moscovites entassés. On dirait qu'ils me regardent tous! Tel un ruban sans fin, ils montent de là-bas, des profondeurs de l'ignorance, en files, en longues files qui débouchent sous la coupole étincelante, attendant de moi un mot, ne serait-ce qu'un mot de vérité - mais pourquoi, pourquoi donc gardé-je le silence? Chacun a toujours une douzaine de raisons bien rondes et bien logiques pour ne pas se sacrifier. Les uns espèrent encore une issue favorable et craignent de la compromettre s'ils poussent un cri (c'est que nous ne recevons aucune nouvelle de l'au-delà, nous ignorons que, dès l'instant où l'on s'est emparé de nous, notre sort est déjà pratiquement réglé dans le sens le moins favorable, impossible donc de l'aggraver). D'autres ne sont pas encore mûrs pour les idées qui se cristallisent dans un cri qu'on lance à la foule. Il n'y a que le révolutionnaire pour avoir toujours au bord des lèvres des slogans prêts à fuser ; où donc irait-il les prendre, ces slogans, le petit-bourgeois paisible qui n'a jamais été impliqué dans aucune affaire? Il ne sait simplement pas quoi crier. Et puis, il existe enfin une troisième catégorie d'hommes dont la poitrine est trop pleine, dont les yeux en ont trop vu pour qu'il leur soit possible de dégorger tout cet océan en hurlant quelques phrases sans suite. Et moi? Eh bien, moi, j'ai encore une autre raison de garder le silence: ces Moscovites qui garnissent les degrés des deux escaliers, ils ne sont pas assez nombreux pour moi, ils sont trop peu ! Mon hurlement serait entendu par deux cents, par deux fois deux cents personnes – mais ils sont deux cents millions qui doivent savoir ! J'ai le pressentiment confus qu'un jour viendra où je crierai assez fort pour qu'ils m'entendent, ces deux cents millions d'hommes... En attendant, sans que j'aie ouvert la bouche, l'escalier m'entraîne inexorablement dans l'empire des morts. Je garderai encore le silence dans la rue Okhotny Riad. Je ne crierai pas devant l'hôtel Métropole. Je ne lèverai pas les bras vers le ciel en haut du Golgotha : sur la place de la Loubianka... ~~~ Mon arrestation fut sûrement du type le plus facile qui se puisse concevoir. Elle ne m'a ni arraché aux étreintes de mes proches, ni coupé de la vie domestique chère à chacun de nous. Par un de ces chétifs févriers d'Europe, elle m'a extrait d'une étroite pointe avançant vers la Baltique où l'on ne savait trop qui, des Allemands ou de nous, était encerclé par l'autre, et m'a seulement fait perdre le groupe d'artillerie où j'avais mes habitudes et privé du spectacle des trois derniers mois de la guerre. Le commandant de brigade m'avait convoqué à son PC. Il me demanda, je ne sais plus sous quel prétexte, mon pistolet, et je le lui remis sans soupçonner la moindre perfidie ; soudain, de la suite d'officiers qui, tendue, immobile, se tenait dans un coin, se détachèrent rapidement deux agents du contre-espionnage qui traversèrent en quelques bonds la pièce et, m'agrippant du même geste de leurs quatre mains par l'étoile de ma chapka, par mes épaulettes, mon ceinturon et ma sacoche, s'écrièrent d'un ton dramatique: « Vous êtes arrêté ! » Brûlé, transpercé de la tête aux pieds, je ne trouvai rien de plus intelligent à dire que: « Moi? Pourquoi ?... » D'habitude, cette question reste sans réponse, mais là, chose étonnante, j'en eus une ! Le fait mérite mention, tant il jure avec nos us et coutumes. Les agents du Smerch avaient tout juste fini de me plumer, me confisquant, en même temps que ma sacoche, les réflexions politiques que j'avais couchées sur le papier ; déprimés d'entendre trembler les vitres sous l'effet des obus allemands, ils se dépêchaient déjà de me pousser vers la porte, quand, soudain, retentit un appel adressé à moi d'une voix ferme: oui, par-dessus l'abîme invisible qui me séparait de ceux qui restaient, l'abîme qu'avait découpé, en retombant lourdement, le mot « arrêté », passèrent, franchissant cette barrière à pestiférés au travers de laquelle aucune parole n'eût dû avoir l'audace de s'infiltrer, – ces mots impensables, fabuleux, du commandant de brigade: « Soljénitsyne, revenez. » En un brusque demi-tour, je m'arrachai à la poigne des agents du Smerch et fis un pas en arrière en direction du commandant. Je le connaissais peu, il n'avait jamais condescendu à avoir de simples conversations avec moi. Son visage avait toujours exprimé pour moi l'ordre, le commandement, la colère. Or, en ce moment, une lumière pensive l'éclairait: honte d'avoir participé de force à une sale affaire? impulsion soudaine à s'élever au-dessus de la pitoyable subordination de toute une existence? Dix jours auparavant, un de ses échelons de tir, douze pièces lourdes, étant resté dans une poche, je lui avais tiré de là, presque intacte, ma batterie de reconnaissance, et voici qu'à présent il devait me renier devant un bout de papier marqué d'un coup de tampon ? « N'avez-vous pas, demanda-t-il en donnant du poids à chaque mot, n'avez-vous pas un ami au Premier Front d'Ukraine? » « Non ! vous n'avez pas le droit ! » s'écrièrent, à l'adresse du colonel, le capitaine et le commandant du contre-espionnage. Les officiers d'état-major se recroquevillèrent peureusement dans leur coin avec l'air de gens qui ont peur de participer à l'imprudence inouïe de leur commandant (et, en outre, s'agissant des officiers de la section politique, avec l'air de gens qui se préparent à transmettre de la documentation contre leur chef). Mais ces quelques mots me suffirent: j'avais tout de suite compris que j'étais arrêté pour le contenu de ma correspondance avec mon camarade d'école, j'avais compris d'où allait venir le danger. Et il aurait pu s'en tenir là, Zakhar Guéorguievitch Travkine! Eh bien, non ! Continuant à se purifier, à se redresser à ses propres yeux, il se leva de derrière son bureau (au cours de mon existence d'antan, je ne l'avais jamais vu se lever pour m'accueillir!), me tendit la main au travers de la barrière à pestiférés (du temps où j'étais libre, il ne l'avait jamais fait!) et en même temps, avec une chaleur qui épanouissait ce visage toujours sévère, il dit intrépidement, en détachant ses mots, devant sa suite muette de terreur: « Je vous souhaite – bonne chance – capitaine ! » Non seulement j'avais déjà cessé d'être capitaine, mais j'étais un ennemi du peuple démasqué (car chez nous, l'arrestation est une démonstration immédiate et exhaustive de culpabilité). Ainsi donc, il souhaitait bonne chance... à un ennemi?... Les vitres tremblaient. Les explosions allemandes torturaient la terre à quelque deux cents mètres de là, rappelant que cela, cette scène, n'aurait pu se passer là-bas, plus à l'intérieur de nos terres, sous le globe d'une existence figée, et que ce qui la rendait possible, c'était l'haleine de la mort toute proche et égale pour tous2. Je n'écris pas ici un livre de souvenirs sur ma propre vie. Je ne raconterai donc pas les détails drolatiques de mon extravagante arrestation. Au cours de la nuit, mes smerchistes, désespérant de pouvoir lire la carte (ils n'avaient jamais su le faire), me la confièrent et me demandèrent de dire au chauffeur comment il devait s'y prendre pour parvenir au contre-espionnage de l'Armée. Ce fut donc moi qui nous conduisis, eux et moi, jusque dans cette prison et, en signe de reconnaissance, on m'enferma immédiatement non en cellule, mais au cachot. Là, tout de même, impossible de ne pas parler de ce petit cellier de maison paysanne allemande devenu provisoirement cachot. En longueur: une taille d'homme, en largeur: de quoi s'étendre à trois serrés, à quatre comprimés. Justement, j'étais le quatrième, culbuté à l'intérieur à minuit passé ; à demi réveillés, les trois qui étaient couchés me regardèrent d'un air renfrogné à la lueur du lumignon et s'écartèrent un peu, me permettant d'insérer entre leurs corps une épaule qui resta d'abord suspendue, puis s'enfonça progressivement, grâce à la force de la pesanteur. Alors, sur le sol jonché de paille toute hachée, nous fûmes huit bottes côté porte, et quatre capotes. Ils dormaient, je bouillonnais. Plus grande était ma suffisance de capitaine, une demi-journée auparavant, plus cela me faisait mal, à présent, de me ratatiner au fond de cette niche. Une ou deux fois, les trois gars se réveillèrent, le flanc engourdi, et nous nous retournâmes en chœur. Au matin, enfin reposés, ils bâillèrent, se râclèrent la gorge, replièrent leurs jambes, prirent position chacun dans un coin, et nous commençâmes à lier connaissance. « Et toi, c'est pourquoi? » Mais un vague zéphyr de circonspection m'avait déjà enveloppé sous le toit empoisonné du Smerch, et je m'étonnai naïvement: « Pas la moindre idée. Est-ce qu'ils vous le disent, les salauds? » Cependant, mes compagnons de cellule, des tankistes aux casques de cuir noir, ne cachaient pas leurs sentiments. C'étaient trois cœurs de soldats, trois cœurs honnêtes, sans complications, une espèce d'hommes à laquelle je m'étais attaché durant les années de guerre, étant moi-même et plus compliqué et moins bon. Ils étaient tous trois officiers. Eux aussi avaient eu leurs épaulettes arrachées avec hargne, des bouts de fil pointaient encore çà et là. Sur leurs chemises militaires maculées, des taches claires témoignaient des endroits où avaient été leurs décorations, des sillons rouge sombre sur leurs visages et leurs mains étaient autant de traces de blessures et de brûlures. Pour leur malheur, leur formation était venue se refaire ici, dans le village qui abritait le Smerch de la 48e Armée. Hier, encore tout moulus du combat du jour précédent, ils avaient bien bu et, sur les arrières du village, ils avaient fait irruption dans une isba-étuve* où, ainsi qu'ils l'avaient remarqué, étaient allées se laver deux filles appétissantes. Les jeunes filles à moitié nues avaient réussi à distancer leurs jambes indociles d'ivrognes. Mais il se trouva que l'une d'elles n'appartenait pas au premier venu : elle était la petite amie du chef du contre-espionnage de l'Armée. Eh oui, cela faisait trois semaines déjà que la guerre se déroulait sur le sol allemand et il y avait des choses que nous savions parfaitement: ces jeunes filles eussent-elles été allemandes, on pouvait les violer, puis les fusiller dans la foulée, ç'aurait presque été une action d'éclat ; polonaises ou russes déportées – permission à tout le moins de les faire trotter un peu toutes nues dans les potagers et de leur donner des claques sur les cuisses : rien de plus là-dedans qu'une distraction amusante. Mais là, il s'agissait de la « compagne de campagne » du chef du contre-espionnage, et trois officiers du front se virent sur-le-champ arracher avec hargne, par un quelconque sous-off de l'arrière, les insignes du grade qui leur avait été conféré avec inscription à l'ordre du jour du Front, se virent enlever les décorations qui leur avaient été décernées par le Présidium du Soviet suprême, et voici maintenant que ces vétérans qui avaient fait toute la guerre et réduit sans doute plus d'une ligne de tranchées ennemies, attendaient le jugement d'un tribunal militaire qui, sans leurs chars d'assaut, n'aurait même pas pu parvenir jusqu'à ce village. Nous éteignîmes le lumignon, il avait déjà brûlé tout l'air que nous avions à respirer. La porte était percée d'un judas grand comme une carte postale, d'où tombait la lumière indirecte du couloir. De crainte sans doute que le lever du jour ne rende notre cachot trop spacieux, on nous en balança un cinquième. Capote toute neuve de l'Armée rouge, chapka neuve elle aussi, il entra d'une enjambée et, debout devant le judas, nous présenta un visage frais, nez en trompette et joues bien roses. « D'où sors-tu, vieux? Qui es-tu? – D'en face, répondit-il d'un ton déluré. J'suis un espion. » Nous, abasourdis: « Tu plaisantes? (Qu'un espion puisse lui-même se donner comme tel, cela, ni Cheïnine ni les frères Tour n'en avaient jamais touché mot !) – Est-ce qu'on a le cœur à plaisanter en temps de guerre ? soupira le gars avec bon sens. Comment rentrer chez soi, quand on est prisonnier? Hein? dites-moi ça un peu! » A peine avait-il commencé son récit comme quoi, vingt-quatre heures auparavant, les Allemands lui avaient fait traverser le front pour qu'il joue les espions et dynamite les ponts, et comme quoi, aussitôt, il était allé se rendre au bataillon le plus proche, mais le commandant de bataillon ensommeillé et éreinté n'arrivait pas à croire qu'il était un espion et l'avait envoyé se faire administrer des calmants, que, soudain, un flot d'impressions nouvelles fit irruption dans notre cachot : « Aux gogues, là-dedans ! Les mains derrière le dos ! » nous lança, par la porte qui venait de s'ouvrir d'un coup, un adjudant du type « armoire à glace », parfaitement capable de déplacer la flèche d'une pièce de 122. Toute la cour de la ferme était déjà garnie d'un double cordon de soldats armés de mitraillettes, montant la garde le long du sentier que l'on nous désigna et qui contournait le hangar. J'explosais d'indignation à voir un abruti d'adjudant nous commander à nous, officiers : « Les mains derrière le dos », mais les tankistes s'exécutèrent et je les suivis. Derrière le hangar s'étendait un petit parc à bestiaux de forme carrée où la neige tassée n'avait pas encore fondu: il était tout souillé de petits tas d'excréments humains, dans un tel désordre et si serrés sur toute la surface que c'était un vrai tour de force que de trouver un endroit où poser les pieds et s'accroupir. Nous nous débrouillâmes tout de même et nous mîmes en position tous les cinq, chacun dans un endroit différent. Deux soldats braquèrent d'un air menaçant leurs mitraillettes sur nous, accroupis bien bas, mais au bout d'une minute à peine l'adjudant nous houspillait déjà: « Allons, pressons ! Chez nous on ne traîne pas pour faire ses besoins ! » Non loin de moi se trouvait l'un des tankistes, originaire de Rostov-sur-le-Don, un lieutenant de haute taille à l'air morose. Il avait le visage noirci par la poussière du métal ou par la fumée, mais on distinguait nettement une cicatrice qui lui balafrait la joue. « Où ça, chez nous? demanda-t-il doucement, sans manifester la moindre hâte de s'en retourner dans notre cachot qui empestait le pétrole. – Au Smerch, service du contre-espionnage ! lui jeta l'adjudant avec fierté et d'une voix plus sonore que la situation ne le commandait. (Les agents du contre-espionnage aimaient énormément ce mot fabriqué sans le moindre goût à partir de Smert chpionam ! – Mort aux espions ! – Ils lui trouvaient quelque chose de terrifiant.) – Eh bien, chez nous, on prend son temps, répondit d'une voix pensive le lieutenant. Son casque avait glissé en arrière, découvrant par-devant ses cheveux qu'on n'avait pas encore tondus. Son derrière tanné d'homme du front était exposé à un agréable petit vent frais. – Où ça donc, chez vous? aboya, plus fort que nécessaire, l'adjudant. – Dans l'Armée rouge », répondit fort paisiblement le lieutenant, toujours à croupetons, en mesurant du regard l'artilleur manqué. Telles furent les premières gorgées d'air de ma respiration de détenu. 1 En 1937, lors de la mise à sac de l'institut du docteur Kazakov, la « commission » brisa les bocaux qui contenaient son invention, les lysats, cependant que tout autour s'agitaient les estropiés déjà guéris ou en traitement, suppliant que l'on conservât ce remède miraculeux. (A en croire la version officielle, les lysats étaient des poisons: alors, pourquoi ne pas les avoir conservés à titre de pièce à conviction?) 2 Chose étonnante et preuve qu' on peu t tout de même être un homme ! Travkine n'eut pas d'ennuis. Nous nous sommes revus récemment comme de vieux amis et avons fait enfin connaissance. Il est général en retraite et inspecteur de l'Union des chasseurs. Chapitre 2 HISTOIRE DE NOS CANALISATIONS Quand on s'en prend actuellement à l'arbitraire du culte, on en revient encore et toujours aux sempiternelles années 1937-1938. Et cela s'enfonce dans la mémoire comme si l'on n'avait jeté les gens en prison ni avant, ni après, mais seulement en 1937-1938. Pourtant, je ne crains pas de me tromper en disant ceci : le flot de 1937-1938 n'a été ni le seul, ni même le principal, mais seulement peut-être l'un des trois plus grands qui ont distendu les conduites sinistres et puantes de notre réseau de canalisations pénitentiaires. Avant lui, il y avait eu celui de 1929-1930, gros comme l'Ob, largement, qui avait entraîné dans la toundra et la taïga une quinzaine de millions de moujiks (si ce n'est plus). Mais les moujiks sont gens sans voix ni écriture, ils n'ont ni rédigé de réclamations ni écrit leurs mémoires. Pas question non plus que les commissaires-instructeurs passent leurs nuits à s'échiner avec eux, ni qu'on perde son temps et son papier à dresser des procès-verbaux : c'était bien assez d'une décision du soviet rural. Ce flot s'est déversé, le sol du Grand Nord l'a absorbé, et même les esprits les plus ardents ne s'en souviennent plus guère. A croire qu'il n'a même pas égratigné la conscience russe. Et pourtant, Staline (et vous et moi avec lui) n'a pas commis de crime plus grave. Après, il y eut le flot de 1944-1946, un bon Iénisseï : on envoya dans les tuyaux de vidange des nations entières et encore des millions et des millions d'hommes, de retour après avoir connu la captivité (par notre faute là aussi !) ou la déportation en Allemagne. (Staline cautérisait ainsi les plaies pour qu'elles se recouvrent au plus vite d'une croûte et pour éviter que le corps tout entier n'éprouve le besoin de se reposer, de respirer à pleins poumons, de se refaire un peu.) Mais ce flot était surtout composé, lui aussi, de gens simples qui n'ont pas écrit de mémoires. Tandis que le flot de 1937 a saisi et déposé sur l'Archipel, outre des hommes simples, des gens qui avaient une situation, un passé de membres du parti, qui avaient fait des études et qui, en partant, laissèrent dans les villes, profondément blessés, quantité d'amis et de proches dont beaucoup savaient tenir une plume. Et tous à la fois, maintenant, d'écrire, de parler, de se souvenir : mil neuf cent trente-sept ! La Volga de l'affliction populaire ! Mais allez parler de « trente-sept » à un Tatar de Crimée, à un Kalmouk ou à un Tchétchène, vous n'obtiendrez qu'un haussement d'épaules. Que fut 1937 pour Leningrad, quand, auparavant, il y avait eu 1935 ? Et pour les récidivistes* ou les Baltes, les années 1948-1949 n'ont-elles pas été plus dures ? Si les fervents du style et de la géographie me reprochent d'avoir oublié des fleuves en Russie, qu'ils patientent un peu: je n'ai pas encore énuméré non plus tous les flots, cela va demander des pages et des pages. Les fleuves qui manquent, vous allez les voir se constituer sous vos yeux. Il est bien connu que tout organe qui ne travaille pas s'atrophie. Et quand on sait que les Organes (ils se sont eux-mêmes donné ce nom répugnant), ces Organes célébrés et placés au-dessus de tout ce qui vit, n'ont pas vu s'atrophier le moindre de leurs tentacules, qu'ils n'ont cessé, au contraire, d'en pousser de nouveaux et de développer leur musculature, il est facile de deviner qu'ils ont travaillé en permanence. Il y avait comme une pulsation dans les conduites, la pression était tantôt plus forte, tantôt plus faible que prévu dans le projet, mais jamais les canaux des prisons ne sont restés vides. Le sang, la sueur, l'urine en quoi on nous avait réduits n'ont jamais cessé d'y gicler. L'histoire de ce réseau de canalisations est l'histoire d'une ingestion et d'un écoulement incessants ; simplement, les périodes de crue alternent avec celles de basses eaux, les flots sont tantôt plus grands, tantôt plus petits, tandis que de tous les côtés coulent de surcroît des ruisseaux, des ruisselets, des eaux de gouttières et de simples gouttelettes capturées une à une. L'énumération chronologique que l'on trouvera ci-dessous, et où sont mentionnés de la même façon des flots constitués de millions de prisonniers et des ruisseaux de quelques imperceptibles dizaines, est loin encore d'être complète, elle est pauvre et limitée par ma capacité à pénétrer dans le passé. Les gens qui savent et qui sont encore en vie auront beaucoup à y rajouter. *** Ce qu'il y a de plus difficile dans cette énumération, c'est de la commencer. D'abord, parce que plus on s'enfonce dans les décennies, moins il reste de témoins. La rumeur publique s'est éteinte ou obscurcie, il n'existe pas d'annales ou bien elles sont sous clé. Ensuite, parce qu'il n'est pas tout à fait juste de mettre ici sur le même plan des années de particulier acharnement (la guerre civile) et les premières années de paix, où l'on se fût attendu à de la clémence. Mais, avant même qu'il eût été question de guerre civile, on s'était aperçu que, composée comme elle l'était, la Russie était totalement inapte au socialisme, qu'elle était toute pleine d'ordures. L'un des premiers coups de la dictature atteignit les Cadets (la pire engeance révolutionnaire sous le tsar et la pire engeance réactionnaire sous le pouvoir du prolétariat). A la fin du mois de novembre 1917, à la date où aurait dû pour la première fois se réunir l'Assemblée* constituante, le parti des Cadets* fut déclaré hors-la-loi et on commença à les arrêter. A peu près au même moment furent embarqués l'« Union* pour la Constituante » et le réseau des « Universités* de soldats ». Etant donné le sens et l'esprit de la révolution, on n'a aucun mal à deviner quelles gens, au cours de ces mois, remplirent les prisons des Croix, des Boutyrki et leurs nombreuses consœurs de province : gros richards, responsables d'oeuvres sociales, généraux et officiers en vue, mais aussi fonctionnaires des ministères et de tout l'appareil d'Etat qui n'exécutaient pas les ordres du nouveau pouvoir. L'une des premières opérations de la Tchéka fut l'arrestation du comité de grève de l'Association panrusse des employés. L'une des premières circulaires du NKVD, datée de décembre 1917, stipulait : « En raison du sabotage exercé par les fonctionnaires (...), faire preuve localement du maximum d'initiative sans s'interdire les confiscations, la contrainte et les arrestations1. » Bien que, dans le but d'instaurer un « ordre rigoureusement révolutionnaire », V.I. Lénine ait exigé à la fin de 1917 que l'on « écrasât impitoyablement les tentatives des ivrognes, des voyous, des élèves-officiers contre-révolutionnaires, des soldats de Kornilov, et cetera, pour semer l'anarchie2 », ce qui semblait indiquer que, pour lui, le principal danger guettant la révolution d'Octobre provenait des ivrognes, les contre-révolutionnaires étant relégués au second rang, – le même Lénine fixa également des objectifs plus larges. Dans l'article Comment organiser l'émulation (7 et 10 janvier 1918), il proclama que le but commun et unique de l'heure était de « nettoyer la terre russe de tous les insectes nuisibles3 ». Et, par le terme d'insectes, il entendait non seulement tous les éléments socialement étrangers au prolétariat, mais aussi « les ouvriers qui tirent au flanc », par exemple les typographes des imprimeries du parti à Petrograd. (Voilà ce que fait l'éloignement dans le temps. Aujourd'hui, nous avons peine à comprendre comment il a pu se faire que ces ouvriers, à peine devenus dictateurs, aient aussitôt incliné à tirer au flanc dans un travail qu'ils faisaient pour eux-mêmes.) Et encore: « ... dans quel quartier des grandes villes, dans quelle fabrique, dans quel village (...) n'y a-t-il pas (...) des saboteurs qui se qualifient d'intellectuels4 ? » Certes, les formes de nettoyage prévues par Lénine dans cet article étaient variées: ici, jeter en prison, là, mettre à curer les fosses d'aisance, ailleurs, « une fois purgée une peine de cachot, délivrer un passeport* jaune », ailleurs encore, fusiller comme parasite. Il y avait aussi, au choix, la prison « ou bien les travaux forcés les plus durs5 ». Mais tout en envisageant et en suggérant les directions principales du châtiment, Vladimir Ilitch proposait que la découverte des meilleures méthodes de nettoyage fît l'objet d'une compétition au sein des « communes et collectivités ». Nous ne sommes pas en mesure de dresser aujourd'hui une liste exhaustive de ce que recouvrait cette large dénomination d'insectes. La population de l'Empire russe était trop hétérogène et l'on rencontrait parmi elle des petits groupes isolés, totalement inutiles et d'ailleurs maintenant oubliés. Insectes étaient, bien sûr, les membres des zemstvos*. Insectes, les coopérateurs. Tous les propriétaires d'immeubles. Il y avait pas mal d'insectes parmi les professeurs de lycée. Les conseils paroissiaux étaient entièrement peuplés d'insectes. C'étaient des insectes qui chantaient dans les chorales des églises. Tous les prêtres étaient des insectes et, à plus forte raison, tous les moines et toutes les nonnes. Mais se dénonçaient également comme tels les tolstoïens qui, entrant dans l'administration soviétique, ou, par exemple, aux chemins de fer, ne prêtaient pas le serment écrit obligatoire de défendre le pouvoir soviétique les armes à la main (on verra plus loin certains d'entre eux traduits en justice). A propos des chemins de fer, eh bien ! de très nombreux insectes se cachaient sous l'uniforme de cheminot et il était indispensable de les extirper, voire, pour certains, de les buter. Quant à la grande masse des télégraphistes, c'étaient, on ne sait pourquoi, des insectes invétérés qui ne nourrissaient aucune sympathie à l'égard des Soviets. Pas grand-chose de bon, non plus, à dire du Vikjel ni des autres syndicats, souvent remplis d'insectes hostiles à la classe ouvrière. Les quelques groupes que nous venons d'énumérer représentent déjà une masse énorme. Du travail de nettoyage pour plusieurs années. Mais combien n'y avait-il pas encore d'intellectuels de malheur, d'étudiants turbulents, d'originaux, de chercheurs de vérité, d'innocents de toute sorte, engeance dont Pierre le Grand déjà s'était évertué à nettoyer la Sainte Russie et qui est une entrave permanente à l'instauration d'un Ordre sévère et harmonieux ? Il eût été impossible de procéder à ce nettoyage sanitaire, par-dessus le marché en période de guerre, si l'on avait usé de formes désuètes de procédure judiciaire et de normes juridiques dépassées. On adopta donc une méthode toute nouvelle : la répression sans jugement, et c'est la Vétchéka – Sentinelle de la Révolution – qui se chargea avec abnégation de cette tâche ingrate ; la Vétchéka, seul organe répressif dans l'histoire de l'humanité à avoir concentré entre ses mains à la fois la filature, l'arrestation, l'instruction, la représentation du ministère public, le jugement et l'exécution de la décision. En 1918, pour accélérer également la victoire culturelle de la révolution, on commença à farfouiller dans les reliques des saints pour les disperser au vent et à confisquer les objets liturgiques. Afin de défendre les églises et les monastères mis à sac, des émeutes éclatèrent. Çà et là, on sonnait le tocsin et les orthodoxes accouraient, parfois armés de bâtons. Il est naturel que l'on ait été amené à expédier sur-le-champ un certain nombre d'individus et à en arrêter d'autres. En réfléchissant aujourd'hui aux années 1918-1920, nous sommes embarrassés : faut-il rattacher aux flots éclusés par les canalisations pénitentiaires tous les gens qui ont été butés sans avoir eu le temps de mettre le pied dans une cellule? Et sous quelle rubrique faire figurer tous ceux que les comités de paysans pauvres ont nettoyés derrière le perron du soviet rural ou dans les arrière-cours? Ont-ils seulement eu le temps de poser le pied sur le sol de l'Archipel, les membres des conspirations que l'on découvrait par grappes, chaque gouvernement ayant la sienne (deux à Riazan, une à Kostroma, une à Vychni-Volotchok, une à Vélij, plusieurs à Kiev, plusieurs à Moscou, une à Saratov, une à Tchernigov, une à Astrakhan, à Séliguer, à Smolensk, à Bobrouïsk, une à Tambov dans la cavalerie, une à Tchembar, à Vélikié Louki, à Mstislavl, etc.), ou bien non ? Et, dans ce dernier cas, se rapportent-ils à l'objet de notre étude? Pour ne rien dire de l'écrasement des émeutes célèbres (celles de Iaroslavl, Mourom, Rybinsk, Arzamas), il y a des événements que nous ne connaissons que de nom, par exemple le massacre de Kolpino en juin 1918: qu'est-ce que c'est? sur qui a-t-on tiré ?... Et où dois-je l'enregistrer ? Autre difficulté et non des moindres: décider si l'on doit rattacher ici, c'est-à-dire aux flots des canalisations pénitentiaires, ou bien imputer à la guerre civile, les dizaines de milliers d'otages, ces paisibles citoyens qui ne faisaient l'objet d'aucune accusation personnelle, dont les noms n'étaient même pas portés au crayon sur une liste et qui furent exterminés par mesure d'intimidation ou de représailles contre l'ennemi militaire ou la masse révoltée. Après le 30 août 1918, le NKVD envoya en province l'instruction « d'arrêter immédiatement tous les socialistes-révolutionnaires de droite et de prendre, parmi la bourgeoisie et les officiers, un nombre important d'otages6 ». (Tenez, c'est comme si, par exemple, après l'attentat perpétré par le groupe d'Alexandre Oulianov, au lieu d'arrêter seulement ce groupe, on avait coffré tous les étudiants de Russie plus un nombre important de membres des zemstvos.) Et cette politique était prônée ouvertement (Latsis, dans le journal la Terreur rouge, numéro du 1er novembre 1918) : « Nous ne faisons pas la guerre à des individus. Nous exterminons la bourgeoisie en tant que classe. Au cours de l'instruction, ne cherchez pas à établir par des preuves concrètes que l'accusé s'est opposé aux soviets par des paroles et par des actes. La première question que vous devez lui poser concerne la classe sociale à laquelle il appartient, ses origines, son éducation, les études qu'il a faites ou la profession qu'il exerce. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Le sens et l'essence de la terreur rouge sont là. » Par un décret du Conseil de Défense du 15 février 1919 – apparemment sous la présidence de Lénine? - la Tchéka et le NKVD furent invités à prendre des otages parmi les paysans des contrées où le déneigement des voies ferrées « ne s'effectuait pas de façon entièrement satisfaisante », étant entendu que « si la neige n'était pas déblayée, ils seraient fusillés7 ». Un décret du Conseil des commissaires du peuple de la fin 1920 autorisa à prendre également comme otages des social-démocrates. Mais, même en nous en tenant strictement aux arrestations de type courant, nous devons signaler que dès le printemps 1918 commença à jaillir le flot des social-traîtres qui devait couler sans interruption durant bien des années. Les membres de tous ces partis – socialistes-révolutionnaires, menchéviks, anarchistes, socialistes-populistes - avaient seulement feint, pendant des dizaines d'années, d'être des révolutionnaires, ils n'avaient fait qu'en porter le masque et s'ils avaient été au bagne, c'était toujours pour donner le change. Il avait fallu attendre le mouvement impétueux de la révolution pour que fût brusquement dévoilée l'essence bourgeoise de ces social-traîtres. Il était tout de même naturel de procéder à leur arrestation ! A la suite des Cadets, après la dissolution de l'Assemblée constituante et le désarmement, entre autres, du régiment Préobrajenski, on se mit à ramasser petit à petit, d'abord discrètement, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks. A partir du 14 juin 1918, date à laquelle ils furent exclus de tous les soviets, ces arrestations se firent plus drues, plus massives. A partir du 6 juillet, on jeta dans ce flot les socialistes-révolutionnaires de gauche qui, plus perfides, s'étaient fait passer plus longtemps pour les alliés du seul parti prolétarien conséquent avec lui-même. Dès lors, il suffit, dans n'importe quelle usine ou dans n'importe quelle petite ville, de troubles ouvriers, d'un courant de mécontentement, d'une grève (il y en eut en grand nombre dès l'été 1918, et, en mars 1921, elles ébranlèrent Petrograd, Moscou, puis Kronstadt et contraignirent à adopter la Nep) pour que, en même temps que l'on prodiguait des apaisements, faisait des concessions et satisfaisait les justes revendications des ouvriers, la Tchéka agrafe sans bruit, de nuit, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires en tant que véritables responsables de ces désordres. Durant l'été 1918 et les mois d'avril et octobre 1919, on emprisonna en masse les anarchistes. En 1919, toute la partie accessible du Comité central des socialistes-révolutionnaires fut jetée en prison et elle devait moisir aux Boutyrki jusqu'à son procès en 1922. En cette même année 1919, un tchékiste de premier plan, Latsis, écrivait, parlant des menchéviks: « De tels gens font plus que nous gêner. C'est pourquoi nous les balayons de notre route, afin qu'ils ne viennent pas se fourrer dans nos jambes (...). Nous les mettons dans un petit coin tranquille, aux Boutyrki, et nous les obligeons à rester à l'ombre en attendant que s'achève la lutte du travail contre le capital8. » En juillet 1918, le congrès des ouvriers sans-parti fut arrêté, en bloc, par un détachement de la garde lettone du Kremlin et, arrivé à la Taganka, tout ce monde faillit être fusillé sur-le-champ. Dès 1919, on avait compris tout ce qu'avait de suspect la conduite de nos Russes qui rentraient de l'étranger (dans quel but revenaient-ils? avec quelle mission?) et c'est ainsi que furent arrêtés, dès leur retour, les officiers du corps expéditionnaire russe en France. Cette même année 1919, en déployant de larges filets autour des complots réels ou fictifs (« Centre national », Complot militaire) qui se tramaient à Moscou, à Petrograd et en d'autres villes, on procéda à un certain nombre d'exécutions sur listes (c'est-à-dire que l'on allait cueillir des gens chez eux pour les fusiller aussitôt), et on ratissa, pour la jeter en prison, l'intelligentsia désignée comme proche des Cadets. Mais qu'est-ce à dire: « proche des Cadets »? C'était l'intelligentsia qui n'était ni monarchiste, ni socialiste – donc, en fait, tous les milieux scientifiques, universitaires, littéraires et tout le corps des ingénieurs. A l'exception des écrivains appartenant aux bords extrêmes, des théologiens et des théoriciens du socialisme, l'intelligentsia, à 80 %, était « proche des Cadets ». C'est à cette catégorie que, selon Lénine, appartenait par exemple Korolenko, « ce pitoyable petit-bourgeois prisonnier de ses préjugés de classe9 » : « cela ne peut pas faire de mal à de pareils "talents" d'aller passer quelques semaines à l'ombre10 ». Par des protestations de Gorki, nous apprenons l'arrestation de certains groupes isolés. Le 15 septembre 1919, Ilitch lui répond : « ...il est clair pour nous que, là aussi, il y a eu des erreurs », mais: « Quel grand malheur, pensez donc! Quelle injustice!11 », et il conseille à Gorki de ne pas « gaspiller ses forces à se pencher sur les pleurnichailleries d'intellectuels pourris 12 ». A partir de janvier 1919 fut introduit le système de réquisition des produits agricoles, et des détachements furent constitués pour le faire appliquer. Ils se heurtèrent partout à la résistance de la campagne, résistance tantôt obstinément dilatoire, tantôt violente. Son écrasement donna naissance à un autre flot (pour ne rien dire des fusillés sur place) qui roula des eaux abondantes durant deux ans. C'est à dessein que nous laissons ici de côté un aspect important de l'opération de broyage menée par la Tchéka, par les sections spéciales et par les tribunaux révolutionnaires: celui qui est lié à l'avance du front, à l'occupation des villes et des campagnes. La même directive du NKVD du 30 août 1918 insistait pour qu'on fit porter l'effort sur « l'exécution inconditionnelle de toutes les personnes impliquées dans l'activité des Gardes blancs ». Mais on s'y perd parfois, on ne sait plus où faire passer exactement la ligne de démarcation. Ainsi, à partir de l'été 1920 – la guerre civile n'est pas encore tout à fait ni partout terminée, mais elle l'est dans la région du Don –, depuis cette dernière région, depuis Rostov et Novotcherkassk, on expédie à Arkhanguelsk une grande quantité d'officiers, puis on les charge dans des barges en direction des îles Solovki (plusieurs de ces barges seront coulées dans la mer Blanche, procédé utilisé également en mer Caspienne) : doit-on mettre encore cela au compte de la guerre civile, ou bien faut-il l'imputer au début de la période de construction pacifique? Et si, la même année, une femme enceinte est fusillée à Novotcherkassk pour avoir caché son mari officier, dans quelle rubrique la faire figurer? On connaît un décret du Comité central daté de mai 1920 « sur l'activité subversive à l'arrière ». Nous savons par expérience que tout décret de ce genre crée une impulsion engendrant partout un nouveau flot de prisonniers, qu'il est la marque visible de ce flot. Jusqu'en 1922, l'organisation de tous ces flots fut rendue particulièrement difficile (mais aussi particulièrement méritoire !) par l'absence de Code pénal, l'absence de tout système de lois pénales. C'était le seul sens révolutionnaire de la justice qui guidait (mais toujours infailliblement !) les extirpateurs et les canalisateurs, leur dictait qui cueillir et que faire des gens cueillis. Nous n'examinerons pas, dans cet aperçu, les flots de criminels et de délinquants de droit commun ; c'est pourquoi nous nous bornerons à rappeler que les malheurs et la pénurie engendrés partout par la réorganisation de l'administration et des institutions et par la transformation de toutes les lois ne pouvaient qu'augmenter fortement le nombre des vols, actes de brigandage et toutes autres violences, des cas de prévarication et de revente illicite (spéculation). Bien que ne représentant pas pour la République un danger aussi grave, ces crimes de droit commun étaient eux aussi poursuivis, au moins en partie, et allaient grossir de leurs prisonniers les flots des contre-révolutionnaires. Mais il y avait également une spéculation de caractère strictement politique, ainsi que l'indiquait un décret du Conseil des commissaires du peuple signé par Lénine et daté du 22 juillet 1918: « Les personnes coupables d'avoir vendu, acheté ou conservé pour la vente, à titre d'activité lucrative, des denrées alimentaires monopolisées par la République [un paysan garde du blé pour le vendre à titre d'activité lucrative: voyons, comment veut-on qu'il gagne sa vie autrement? – A.S.]... sont punies de peines privatives de liberté ne pouvant être inférieures à dix ans, associées aux travaux forcés les plus durs et à la confiscation de tous leurs biens. » A dater de cet été-là, la campagne tendue au-delà de ses forces livra chaque année sa récolte sans rien recevoir en échange. D'où des émeutes paysannes et, par voie de conséquence, la répression de ces émeutes et de nouvelles arrestations. (« On extirpait littéralement du peuple sa partie la plus laborieuse » – Korolenko, lettre à Gorki du 10.8.1921.) Nous avons (ou plutôt nous n'avons pas...) connaissance du procès de l'« Union paysanne de Sibérie » qui se déroula en 1920, et c'est à la fin de la même année que fut écrasée préventivement l'insurrection des paysans du gouvernement de Tambov, dirigée (comme le mouvement sibérien) par l'Union des Travailleurs Paysans. Sans procès, cette fois... Mais dans les villages du gouvernement de Tambov, la majeure partie des prélèvements humains eut lieu au mois de juin 1921. La région fut parsemée de camps de concentration destinés aux familles des paysans qui participaient à l'insurrection. En plein champ, on délimita par des poteaux et des barbelés des aires où l'on tint parquées pendant trois semaines toutes les familles dont un membre était soupçonné de faire partie des insurgés. Si celui-ci ne se présentait pas dans les trois semaines pour racheter sa famille au prix de sa personne, tous les siens étaient envoyés en exil13. Encore plus tôt, en mars 1921, avaient été envoyés sur les îles de l'Archipel, via le bastion Troubetskoï de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul, les matelots insurgés de Kronstadt, déduction faite des fusillés. Cette année 1921 s'était ouverte sur le décret n° 10 de la Vétchéka (du 8 janvier 1921) : « Renforçons la répression à l'égard de la bourgeoisie ! » Maintenant que la guerre civile était terminée, la répression ne devait pas se relâcher, mais s'intensifier ! Ce que cela donna en Crimée, Volochine l'a fixé pour nous dans certaines de ses poésies. Au cours de l'été 1921 fut arrêté le Comité public d'aide aux victimes de la famine (Kouskova, Prokopovitch, Kichkine et d'autres) qui tentait d'enrayer le déferlement sur la Russie d'une famine sans précédent. C'est que ces mains nourricières n'étaient pas les bonnes : on ne pouvait pas leur permettre de donner à manger aux affamés. Le président – épargné – de ce comité, l'écrivain Korolenko, alors mourant, en qualifia l'anéantissement de « politicaillerie de la pire espèce, celle qui vient du gouvernement lui-même » (lettre à Gorki du 14 septembre 1921). (Et le même Korolenko nous rappelle une particularité importante des prisons de 1921: « Elles étaient ravagées par le typhus. » Fait confirmé par Skripnikova et d'autres, qui les connurent à la même époque.) Cette année 1921 vit déjà pratiquer l'arrestation d'étudiants (par exemple, ceux de l'Académie* Timiriazev ou du groupe de lé. Doïarenko) accusés de « critiquer le régime » (non pas en public, mais au cours de conversations entre eux). Cas, semble-t-il, encore peu nombreux, puisque les membres du groupe susmentionné furent interrogés par Menjinski et Iagoda en personne. Mais pas si rare tout de même. Pouvait-elle déboucher sur autre chose que des arrestations, la grève hardie et inattendue des étudiants de l'Institut Technique Supérieur de Moscou au printemps 1921 ? Depuis les années marquées par la féroce réaction stolypinienne, la tradition voulait que le recteur de cet établissement fût élu parmi les professeurs qui y enseignaient. Le professeur Kalinnikov occupant donc cette fonction, le pouvoir révolutionnaire prétendit le remplacer par un médiocre ingénieur. La session d'examens battait alors son plein. Les étudiants cessèrent de passer les épreuves, se réunirent dans la cour en une assemblée bouillonnante, refusèrent de reconnaître le nouveau recteur et exigèrent que fût conservé le statut autogestionnaire de leur institut. Après quoi l'assemblée tout entière se dirigea à pied vers la rue Mokhovaïa pour y rencontrer les étudiants de l'Université. – Que doit faire le pouvoir dans un cas comme celui-là? Question difficile, mais pas pour des communistes. Du temps des tsars, toute la presse aux nobles idéaux et toute la Russie instruite fussent entrées en ébullition : à bas le gouvernement, à bas le tsar! En 1921, on nota le nom des orateurs et on laissa l'assemblée se disperser, puis on déclara close la session d'examens et on profita des vacances d'été pour arrêter un à un, là où ils se trouvaient, tous ceux que l'on avait repérés. Quant aux autres, aucun d'eux n'obtint jamais son diplôme d'ingénieur. Durant la même année 1921, la machine à arrêter les membres des autres partis étendit son champ d'activité et cerna plus précisément ses objectifs. A proprement parler, on avait déjà réglé leur compte à tous les partis politiques de Russie, à l'exception du parti vainqueur. (Oh! ne fais pas à autrui...). Mais, pour que la désagrégation des partis fût irréversible, il fallait encore que se désagrégeassent jusqu'aux adhérents de ces partis, jusqu'aux corps de ces adhérents. Il n'est pas de citoyen de l'Etat russe ayant un jour appartenu à un autre parti que celui des bolchéviks, qui ait échappé à son sort : il était condamné (s'il n'avait pas su au bon moment, comme Maïski ou Vychinski, sauter de planche en planche, une fois le navire coulé, pour filer chez les communistes). Il pouvait ne pas être arrêté tout de suite, il pouvait survivre (selon la gravité du danger qu'il représentait) jusqu'en 1922, 1932, 1937 même, mais les listes étaient conservées, son tour approchait, son tour arrivait: on l'arrêtait ou bien l'on se contentait de l'inviter aimablement à passer pour un petit entretien et on lui posait une seule et unique question : avait-il été membre du... depuis... jusqu'en...? (II arrivait aussi qu'on l'interrogeât sur son activité hostile, mais c'était la première question qui était déterminante, comme nous le voyons clairement aujourd'hui avec le recul de plusieurs dizaines d'années.) Son sort pouvait ensuite varier. Les uns échouaient immédiatement dans l'une des fameuses centrales de la Russie des tsars (par bonheur, elles étaient encore toute en état de marche, et certains socialistes se retrouvèrent même dans leurs anciennes cellules, et avec leurs anciens gardiens). D'autres se voyaient proposer de faire un tour en exil, oh ! pas pour longtemps, deux petites années ou trois. Encore plus doux: avoir seulement un moins dans son passeport (droit de résider partout « moins » tant de villes) et choisir soi-même son lieu de résidence ; mais ensuite – faites-nous ce plaisir – demeurer là à attendre le bon vouloir du Guépéou. Cette opération s'étira sur de nombreuses années parce que la condition principale de son succès était qu'elle fût menée sans bruit et passât inaperçue. Il s'agissait de nettoyer, avec une persévérance sans faille, Moscou, Petrograd, les ports, les centres industriels, puis chacun des districts, en les vidant de toutes les autres espèces de socialistes. Ce fut un grandiose et silencieux jeu de patience dont les règles étaient absolument incompréhensibles aux contemporains et dont il aura fallu attendre aujourd'hui pour apprécier l'ampleur. Un esprit prévoyant avait tout planifié à l'avance et, à la minute fixée, sans perdre une seconde, des mains soigneuses attrapaient une carte qui avait tiré trois ans dans un premier tas pour la faire passer doucement dans un autre tas. Vous aviez été détenu dans une centrale? on vous envoyait en exil (et dans un endroit qui fût bien loin) ; vous aviez purgé votre « moins » ? exil aussi (mais hors de vue des villes où vous aviez purgé le « moins ») ; vous étiez déjà en exil? re-exil ailleurs, et puis re-centrale (mais pas la même). La patience, encore la patience, était la vertu dominante de ces joueurs. Et sans bruit, sans cri, progressivement, les membres des autres partis s'enfonçaient dans l'oubli, peu à peu ils perdaient tout contact avec les gens et les lieux où on les connaissait, où l'on était au courant de leur passé révolutionnaire. Ainsi, sans qu'on s'en aperçût, mais inexorablement, se préparait l'anéantissement de ceux qui avaient jadis fulminé dans les meetings d'étudiants et qui faisaient fièrement tinter les fers portés dans les bagnes tsaristes. (Le 29 juin 1921, Korolenko écrivait à Gorki : « L'histoire notera un jour que la révolution bolchévique s'est débarrassée des révolutionnaires et des socialistes sincères en employant les mêmes moyens que le régime tsariste. » Ah! si seulement ç'avait été vrai! Ils en seraient tous sortis vivants.) Cette opération « Grande Patience » permit d'exterminer la plupart des anciens bagnards politiques, car ce sont justement les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes, et non les social-démocrates, qui avaient été condamnés par les tribunaux tsaristes aux peines les plus lourdes, ce sont eux qui constituaient la population des bagnes d'autrefois. L'ordre suivi dans l'extermination fut cependant juste : au cours des années 20, on invita tous ces gens à signer des déclarations écrites par lesquelles ils reniaient leur parti et son idéologie. Certains refusaient, et, tout naturellement, se retrouvaient dans la première tranche d'extermination ; les autres faisaient la déclaration demandée et se donnaient ainsi un sursis de quelques années. Mais leur tour arrivait tout aussi implacablement et tout aussi implacablement leur tête roulait de leurs épaules. Parfois, en lisant un article de journal, on reçoit un coup en pleine cervelle. Izvestia du 24 mai 1959: un an après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, Maximilian Hauke est arrêté pour son appartenance... pas à n'importe quel parti, non, au parti communiste. Exécuté? Non, condamné à deux ans. A la sortie, bien sûr, une nouvelle peine? Non, relâché. Comprenez cela comme vous voudrez. Il a ensuite vécu tranquillement, organisant la résistance clandestine, d'où cet article sur son courage. Au printemps de 1922, la Commission extraordinaire pour la Lutte contre la contre-révolution et la spéculation, qui venait de prendre le nom de Guépéou, décida de s'immiscer dans les affaires de l'Eglise. Il restait encore à accomplir une « révolution ecclésiale » : changer les chefs pour les remplacer par d'autres qui ne tendraient vers le ciel qu'une seule oreille et mettraient la seconde à l'écoute de la Loubianka. Les clercs de l'Eglise* vivante promettaient d'être ceux-là, mais ils ne pouvaient s'emparer de l'appareil de l'Eglise sans aide extérieure. C'est pour cette raison que fût arrêté le patriarche Tikhon et qu'on organisa deux procès retentissants, suivis d'exécutions: à Moscou, celui des fidèles qui avaient diffusé le message du patriarche, et à Petrograd, celui du métropolite Benjamin qui empêchait la remise du pouvoir ecclésiastique aux partisans de l'Eglise vivante. Dans les gouvernements et les districts furent arrêtés, çà et là, des métropolites, évêques et archevêques, après quoi, comme toujours, aux gros poissons succédèrent des bancs de menu fretin: archiprêtres, moines et diacres, dont on ne parla pas dans les journaux. On emprisonnait ceux qui refusaient de se soumettre à la pression rénovatrice en prêtant serment à l'Eglise vivante. Les serviteurs du culte constituaient une part obligatoire de la pêche journalière ; on remarquait leurs cheveux argentés dans chaque cellule, puis dans chaque transport à destination des Solovki. Dès le début des années 20, le filet ramassa aussi des groupes de théosophes, de mystiques, de spirites (comme celui du comte Pahlen qui dressait les procès-verbaux de ses conversations avec les esprits), des sociétés religieuses, des philosophes du cercle de Berdiaïev. Au passage, on régla leur compte aux « catholiques orientaux » (disciples de Vladimir Soloviov) qui furent tous embarqués, de même que le groupe d'A. I. Abrikossova. Quant aux catholiques tout court, les prêtres polonais, ils se retrouvaient pour ainsi dire d'eux-mêmes en prison. Cependant, l'extermination radicale de la religion dans le pays, qui tout au long des années 20 et 30 fut l'un des buts importants du Guépéou-NKVD, ne pouvait être réalisée que par l'arrestation massive des fidèles orthodoxes eux-mêmes. On se mit donc à harponner, coffrer et exiler toutes ces espèces de moines et de religieuses qui salissaient si fort de leur présence la Russie d'avant la révolution. On arrêta et jugea les noyaux militants des paroisses. Et le cercle s'élargissant sans cesse, on se mit bientôt à ratisser parmi les simples fidèles en prenant les vieilles gens : surtout les femmes, dont la foi était plus opiniâtre et qui devaient porter pendant de longues années, dans les prisons de transit et les camps, le surnom de bonnes sœurs. Officiellement, il est vrai, on les arrêtait et on les jugeait non pour leur foi elle-même, mais pour avoir exprimé leurs convictions à haute voix et élevé leurs enfants dans cet esprit. Comme l'a écrit Tania Khodkévitch, « Prier librement Tu le peux... Si nul ne t'entend Que ton Dieu. » (Cette poésie lui coûta dix ans.) Un homme intimement convaincu qu'il possède la vérité spirituelle doit la cacher... à ses propres enfants ! Le pli fut pris dans les années 20: le fait de donner une éducation religieuse à ses enfants tombait sous le coup de l'article 58, paragraphe 10. Propagande contre-révolutionnaire ! Certes, on laissait encore aux parents la possibilité d'abjurer devant le tribunal. Rarement, mais cela arrivait, le père reniait sa foi et restait à élever ses enfants, tandis que la mère de famille partait pour les Solovki. (Durant toutes ces décennies, les femmes ont fait preuve d'une plus grande fermeté dans la foi.) Tous ceux qui étaient condamnés pour leurs croyances religieuses se voyaient infliger une peine de dix ans, la plus élevée à l'époque. (En nettoyant les grandes villes pour préparer le terrain à la société sans tache qui se profilait à l'horizon, on envoya également aux Solovki, ces années-là et en particulier en 1927, pêle-mêle avec les « bonnes sœurs », des prostituées. Ces ferventes de la vie terrestre et pécheresse étaient condamnées, en vertu d'un article « léger », à trois ans. Les conditions qui régnaient dans les transports de détenus, les prisons de transit et aux Solovki mêmes ne les empêchaient pas de gagner de l'argent en exerçant leur joyeux métier avec les chefs comme avec les soldats d'escorte, et de revenir au bout de trois ans à leur point de départ chargées de lourdes valises. Pour les « religionnaires », au contraire, la perspective de retourner un jour auprès de leurs enfants et dans leur pays était exclue.) Dès le début des années 20 apparurent également des flots purement nationaux: encore maigres pour les contrées d'où ils s'écoulaient, et, à plus forte raison, par rapport aux proportions russes : moussavatistes* d'Azerbaïdjan, dachnaks* d'Arménie, menchéviks de Géorgie et basmatchs* turkmènes, qui s'opposaient à l'établissement du pouvoir soviétique en Asie centrale. En 1926 fut arrêtée en bloc la société sioniste « Hekhalouts » qui n'avait pas été capable de se hisser jusqu'à l'irrésistible élan de l'internationalisme. Nombreux sont ceux, dans les générations postérieures, chez qui s'est ancrée l'habitude de voir les années 20 comme je ne sais quel débordement d'une liberté que rien n'aurait limitée. Nous aurons encore l'occasion, dans ce livre, de rencontrer des gens qui ont ressenti ces mêmes années tout autrement. Les étudiants sans parti se battaient à l'époque pour « l'autonomie de l'enseignement supérieur », pour le droit de réunion, pour que les programmes ne soient plus surchargés d'instruction politique. On leur répondait par des arrestations. Avec des pointes au moment des fêtes (par exemple, à l'occasion du 1er mai 1924). En 1925, des étudiants de Leningrad (au nombre d'une centaine) furent tous condamnés à trois ans de détention dans un isolateur politique pour avoir lu le Messager socialiste et potassé Plékhanov (Plékhanov lui-même, dans ses jeunes années, s'en était tiré à bien meilleur compte pour avoir pris la parole au cours d'une manifestation antigouvernementale devant la cathédrale de Kazan). Dès 1925, on se mit à arrêter les premiers trotskystes – tout jeunets. (Deux naïfs soldats de l'Armée rouge qui, se rappelant la tradition russe, avaient entrepris une collecte en faveur des trotskistes arrêtés, écopèrent eux aussi de l'isolateur politique.) Il va de soi que les classes exploiteuses ne furent pas épargnées non plus. Tout au long des années 20, on continua à faire cuire à petit feu les ex-officiers qui étaient encore indemnes: blancs restés blancs (mais qui n'avaient pas mérité d'être fusillés pendant la guerre civile), blancs devenus rouges qui avaient combattu des deux côtés, rouges issus des cadres tsaristes, s'ils n'avaient pas servi tout le temps dans l'Armée rouge ou s'ils n'avaient pas de papiers justifiant leurs interruptions de service. Je dis « à petit feu » parce qu'on ne les condamna pas tout de suite : on leur faisait subir d'innombrables contrôles – encore un jeu de patience ! –, on les restreignait dans le choix d'un emploi ou d'un lieu de résidence, on les arrêtait, on les relâchait, on les réarrêtait ; et ce n'est que progressivement, les uns après les autres, qu'ils prirent le chemin des camps pour n'en plus revenir. Cependant, l'envoi des officiers sur l'Archipel n'était pas encore la solution complète du problème : ce n'en était que le début. Restaient en effet les mères de ces officiers, leurs femmes et leurs enfants. Une analyse sociale infaillible permettait de se représenter aisément l'état d'esprit qui devait être le leur après l'arrestation du chef de famille. Toutes ces personnes contraignaient ainsi purement et simplement le pouvoir à les arrêter. Et voilà un nouveau flot qui s'écoule. Dans les années 20, les Cosaques ayant participé à la guerre civile furent amnistiés. De l'île de Lemnos, beaucoup revinrent au Kouban où ils reçurent de la terre. Par la suite, tous furent arrêtés. Il y avait aussi tous les fonctionnaires de l'ancien régime qui s'étaient planqués un peu partout et qu'il fallait débusquer. Ils se camouflaient avec un art consommé et, comme il n'existait encore dans notre République ni système de passeport intérieur, ni livret de travail standard, ils en profitaient pour s'insinuer dans les administrations soviétiques. Là, on pouvait compter sur une parole de trop, sur une reconnaissance fortuite, sur la dénonciation... pardon, sur le « rapport opérationnel » d'un voisin. (Et, parfois, sur le pur hasard : un certain Mova avait, par simple amour de l'ordre, conservé chez lui la liste de tous les anciens fonctionnaires judiciaires de son gouvernement. En 1925, elle fut découverte fortuitement à son domicile: ils furent tous pris et tous fusillés.) Ainsi s'écoulaient des flots qui vous emportaient pour « dissimulation de votre origine sociale », pour votre « ancienne situation sociale ». Expressions qui avaient un sens fort large. On arrêtait les nobles parce que nobles. On arrêtait leurs familles. Enfin, sans faire le détail, on arrêtait aussi les nobles à titre personnel*, autrement dit tout simplement les gens qui, jadis, avaient achevé des études universitaires. Et, une fois pris, pas de retour en arrière possible, ce qui est fait est fait. La Sentinelle de la Révolution ne commet pas d'erreurs. (Si, il y a tout de même des retours en arrière! Ce sont de minces, de maigres contre-flots, mais ils parviennent parfois à se frayer un chemin. Nous mentionnerons ici le premier d'entre eux. Parmi les épouses et les filles de nobles et d'officiers, il n'était pas rare de rencontrer des femmes aux qualités remarquables et d'un extérieur attirant. Certaines d'entre elles réussirent à former un petit flot en sens inverse, à contre-courant ! Celles qui se souvinrent que la vie ne nous est donnée qu'une fois et que chacun n'a rien de plus précieux que sa propre vie. Elles proposèrent leurs services à la Tchéka-Guépéou en tant qu'informatrices, collaboratrices ou tout ce qu'on voulait, et celles qui plurent furent acceptées. Elles furent les plus fécondes des informatrices ! Elles aidèrent beaucoup le Guépéou : les « ci-devant » leur accordaient une grande confiance. On cite toujours le nom de la dernière princesse Viazemski, la moucharde la plus en vue de la période postrévolutionnaire (son fils aussi fut mouchard aux Solovki) ; celui de Konkordia Nikolaïevna lossé, femme aux qualités éblouissantes, semble-t-il : son mari officier ayant été fusillé en sa présence et elle-même envoyée aux Solovki, elle trouva moyen de se faire rapatrier et de tenir près de la Grande Loubianka un salon que se plaisaient à fréquenter les hauts responsables de cette maison. Elle ne fut à nouveau emprisonnée qu'en 1937, avec ses clients de l'équipe de Iagoda. ) Chose comique, la Croix-Rouge* politique de l'ancienne Russie s'était conservée, par on ne sait quelle tradition absurde. Elle avait trois filiales: à Moscou (lé. Pechkova), à Kharkov (Sandomirskaïa) et à Petrograd. La filiale de Moscou se tenait convenablement et ne fut pas dissoute avant 1937. Celle de Petrograd, au contraire (le vieux populiste Chvetsov, le boiteux Hartman, Kotchérovski) avait une conduite imbuvable, insolente, s'immisçait dans les affaires politiques, recherchait le soutien des anciens de Schlusselbourg (Novorousski, qui avait été impliqué dans la même affaire qu'Alexandre Oulianov) et venait en aide non seulement aux socialistes, mais aussi aux KR : contre-révolutionnaires. Elle fut interdite en 1926 et ses militants envoyés en exil. Les années passent et ce que rien ne vient rafraîchir s'efface de notre mémoire. A travers les brumes du lointain, nous ressentons 1927 comme une de ces années d'insouciance et d'abondance de la Nep, sur laquelle la hache ne s'était pas encore abattue. Or ce fut une année tendue, secouée de convulsions par les éclats des journaux, une année qui fut ressentie chez nous, que l'on nous fit ressentir comme une veillée d'armes avant la guerre pour la révolution mondiale. L'assassinat du plénipotentiaire soviétique à Varsovie inonda des pages entières de journaux au mois de juin ; Maïakovski lui consacra quatre poésies tonnantes. Mais quel contretemps! La Pologne présente des excuses, elle arrête l'assassin de Voïkov14, qui a agi seul. Comment faire maintenant, à qui s'en prendre pour obéir à l'appel du poète : Soudés, organisés, cuirassés, et justiciers! La meute est déchaînée, tordons-lui le cou! A qui faire justice? A qui tordre le cou? C'est là que commence le recrutement de la fournée Voïkov. Comme toujours lorsqu'il y a des troubles et des tensions, on coffre les ci-devant, on coffre les anarchistes, les SR, les menchéviks et l'intelligentsia tout court. De fait, qui coffrer dans les villes? Pas la classe ouvrière, tout de même ! Mais l'intelligentsia « proche des Cadets », on s'est déjà sérieusement employé à la tisonner et retisonner, depuis 1919. Alors le temps n'est-il pas venu de secouer un peu l'intelligentsia qui se donne pour progressiste ? De passer les étudiants au peigne fin ? Et on retrouve Maïakovski, qui clame: Pense au Komsomol au long des jours au long des semaines ! Tes rangs, scrute-les de plus près. Tous komsomols, vrais komsomols? Ou bien gens qui font semblant? Une philosophie commode donne naissance à un terme juridique tout aussi commode : la prophylaxie sociale. Il est introduit, reçu, tout le monde peut le comprendre immédiatement. (Bientôt, l'un des chefs du chantier de construction du canal Baltique-mer Blanche, Lazare Kogan, dira précisément : « Je crois que, personnellement, vous n'êtes coupable de rien. Mais vous êtes un homme instruit, vous devez donc comprendre qu'on a procédé à une vaste campagne de prophylaxie sociale! ») Quand, en effet, jeter en prison les compagnons de route peu sûrs, tout ce ramas branlant d'intellectuels pourris, si ce n'est à la veille de la grande guerre pour la révolution mondiale? Une fois cette guerre commencée, il sera trop tard. Aussi, à Moscou, entreprend-on le ratissage systématique de la ville, quartier après quartier. Partout quelqu'un doit être cueilli. Le slogan est: « Nous donnerons un tel coup de poing sur la table que le monde entier en tressaillira de peur! » Vers la Loubianka, vers les Boutyrki convergent, même de jour, fourgons cellulaires, automobiles, camions fermés, fiacres découverts. Embouteillage à l'entrée, embouteillage dans la cour. On n'arrive pas à décharger et à écrouer tous les gens arrêtés. (Mêmes scènes dans d'autres villes. A Rostov-sur-le-Don, dans la cave de la Maison numéro 33, il reste si peu de place par terre que Boïko, nouvelle arrivante, a grand-peine à trouver un endroit où s'asseoir.) Voici un exemple typique pris dans ce flot : plusieurs dizaines de jeunes gens se réunissent pour des soirées musicales sans avoir demandé l'accord du Guépéou. Ils écoutent de la musique, puis boivent du thé. Pour payer ce thé, de leur propre chef, ils se cotisent en versant chacun un certain nombre de kopecks. Il est parfaitement clair que la musique n'est là que pour camoufler leur état d'esprit contre-révolutionnaire et que l'argent qu'ils ramassent est destiné non pas à acheter du thé, mais à venir en aide à la bourgeoisie mondiale agonisante. On les arrête tous , on les condamne à des peines de trois à dix ans (Anna Skripnikova écope de cinq ans) et les meneurs qui refusent d'avouer (Ivan Nikolaïevitch Varentsov, entre autres) sont fusillés! Autre exemple. La même année, quelque part à Paris, des émigrés, anciens élèves du lycée de Tsarskoïé Sélo, se réunissent pour célébrer la fête du lycée, traditionnelle depuis Pouchkine. Le fait est rapporté dans les journaux. C'est là, clairement, une manigance de l'impérialisme blessé à mort. En conséquence, on arrête tous les anciens élèves du lycée de Tsarskoïé Sélo restant encore en URSS, et, par la même occasion, ceux de l'Ecole des juristes (autre établissement privilégié du même type). Le volume de la fournée Voïkov était encore limité : par les dimensions du Slon, le Camp à Destination spéciale des Solovki. Mais c'était l'Archipel du Goulag qui commençait ainsi sa croissance maligne, et bientôt il allait envoyer des métastases dans tout le pays. Un goût nouveau avait été découvert et avait fait naître un nouvel appétit. Il était grand temps de briser l'intelligentsia technicienne qui se croyait par trop irremplaçable et qui n'avait pas l'habitude de saisir les ordres au vol. Il faut s'entendre: certes, nous n'avions jamais fait confiance aux ingénieurs. Dès les premières années de la révolution, nous avions pris en saine suspicion ces laquais rampant devant leurs anciens maîtres capitalistes et les avions placés sous le contrôle de la classe ouvrière. Cependant, durant la période de reconstruction, nous les avions tout de même admis à travailler dans notre industrie, tandis que nous dirigions toute la force de l'offensive de classe contre le reste de l'intelligentsia. Mais, à mesure que mûrissaient nos organismes de direction économique – le Conseil supérieur de l'Economie nationale et le Gosplan – et que le nombre des plans s'accroissait, ceux-ci se bousculant et s'éjectant l'un l'autre, la nature nuisible de l'ancien corps des ingénieurs, son absence de sincérité, sa ruse, sa vénalité apparaissaient de plus en plus nettement. Alors la Sentinelle de la Révolution plissa son œil perçant et partout où se posa son regard, on vit aussitôt apparaître un foyer de nuisance. Ce travail d'assainissement fonctionna à plein régime à partir de 1927 et il révéla immédiatement au prolétariat, avec une netteté aveuglante, toutes les causes de nos échecs et carences économiques. Au NKPS (les chemins de fer) : nuisance (voilà pourquoi il est si difficile d'avoir une place dans un train, voilà pourquoi il y a des à-coups dans l'acheminement des marchandises). Au Moguès: nuisance (coupures de courant). Dans l'industrie pétrolière: nuisance (impossible de trouver du pétrole lampant). Dans le textile: nuisance (nos ouvriers n'ont rien à se mettre). Dans les houillères: nuisance colossale (voilà pourquoi nous crevons de froid !). Dans la métallurgie, l'armement, la construction mécanique, la construction navale, l'industrie chimique, les mines, l'industrie de l'or et du platine, les travaux d'irrigation, partout des abcès purulents de nuisance ! De tous côtés nous étions entourés d'ennemis armés de règles à calcul ! Le Guépéou s'essoufflait à harponner et coltiner les nuiseurs. Des commissions de l'Oguépéou et des tribunaux prolétariens fonctionnaient dans les capitales et en province, broyant cette flasque vermine et, chaque jour, avec des oh ! et des ah !, les travailleurs apprenaient par leurs journaux (ou parfois n'apprenaient pas) les dernières ignominies des nuiseurs. Ils entendirent parler de Paltchinski, de von Meck, de Vélitchko15, mais combien de noms sont restés inconnus? Chaque branche de l'économie, chaque fabrique, chaque coopérative d'artisans devait chercher les nuiseurs en son sein et à peine les recherches étaient-elles commencées qu'elles aboutissaient (avec l'aide du Guépéou). Si un ingénieur formé avant la révolution n'avait pas encore été démasqué comme traître, on pouvait à coup sûr le soupçonner d'en être un. Et comme ils étaient raffinés dans leurs méfaits, ces ingénieurs! Avec quelle habileté satanique ne trouvaient-ils pas moyen de nuire, chacun à sa façon ! Nikolaï Karlovitch von Meck, au Commissariat du Peuple aux Voies de Communication, faisait semblant d'être très dévoué à l'édification de la nouvelle économie, il était capable de parler des heures avec entrain des problèmes économiques de la construction du socialisme et aimait à donner des conseils. L'un de ces conseils si nuisibles était le suivant: allonger les convois de marchandises et ne pas craindre de les charger lourdement ! Grâce au Guépéou, von Meck fut démasqué (et fusillé) : il voulait mettre hors d'usage les voies ferrées, les wagons et les locomotives, privant ainsi, en cas d'intervention étrangère, la République de ses chemins de fer ! Et figurez-vous que peu de temps après, quand le camarade Kaganovitch, nouvellement nommé commissaire du peuple aux Voies de Communication, donna l'ordre de faire circuler justement des convois lourdement chargés, et même deux à trois fois plus lourds encore (laquelle découverte lui valut, ainsi qu'à un certain nombre d'autres dirigeants, l'ordre de Lénine), ces ingénieurs acharnés au mal revinrent à la charge, cette fois en tant que plafonnistes : ils se mirent à hurler que c'était trop, qu'il en résulterait une usure funeste du matériel roulant, et ils furent fusillés à juste titre pour manque de foi dans les capacités des moyens de transport socialistes. Ces plafonnistes, on va les combattre durant plusieurs années. Ils sévissent dans toutes les branches, ils brandissent leurs calculs et refusent de comprendre à quel point les ponts et les machines sont aidés par l'enthousiasme du personnel. (Au cours de ces années-là, toute la psychologie populaire est chavirée : on se gausse de l'ancienne sagesse circonspecte selon laquelle rien ne peut se faire vite et bien, et on retourne le vieux dicton « qui va lentement... ») La seule chose qui retarde parfois l'arrestation des vieux ingénieurs, c'est que la relève n'est pas prête. Nikolaï Ivanovitch Ladyjenski, ingénieur en chef aux usines d'armement d'Ijevsk, est d'abord arrêté pour « théories plafonnistes », pour « foi aveugle dans la marge de sécurité » – foi en vertu de laquelle il jugeait insuffisants les crédits alloués par Ordjonikidzé pour l'agrandissement des usines. (On raconte qu'Ordjonikidzé discutait avec les vieux ingénieurs en posant sur son bureau deux pistolets, l'un à sa gauche, l'autre à sa droite.) Mais bientôt notre homme est renvoyé sous surveillance à son domicile, avec ordre de reprendre son ancien poste (car sans lui, tout s'écroule). Il remet les choses sur pied. Cependant, les sommes allouées étant insuffisantes, elles le sont restées, et voici Ladyjenski recoffré pour « mauvaise utilisation des crédits »: si l'argent a manqué, c'est que l'ingénieur en chef l'a mal employé! Il mourra au bout d'un an à l'abattage des arbres. C'est ainsi qu'en quelques années on brisa le vieux corps des ingénieurs russes, gloire de la Russie, héros favoris de Garine-Mikhaïlovski et de Zamiatine. Il va de soi que ce flot, comme tous les autres, emporte au passage d'autres personnes proches des victimes ou liées à elles et jusqu'à... nous ne voudrions pas jeter d'ombre sur la lumineuse face de bronze de la Sentinelle, mais il le faut bien... jusqu'à des informateurs récalcitrants. Ce flot absolument secret, dont il n'a jamais été fait état publiquement, nous prierons le lecteur de toujours le garder en mémoire, surtout lorsqu'il sera question des dix premières années qui suivirent la révolution : à cette époque, il y avait encore des gens fiers, beaucoup n'avaient pas encore compris que la morale est une chose relative, dont le sens est étroitement limité aux intérêts de classe: ils osaient refuser la fonction qu'on leur proposait et tous étaient impitoyablement châtiés. C'est justement, tenez, le milieu des ingénieurs que l'on demanda à la jeune Magdalina Edjoubova d'espionner, et non seulement elle refusa, mais elle raconta la chose à son tuteur (alors que c'était lui qu'elle devait surveiller) : celui-ci n'évita pas, cependant, l'arrestation et, au cours de l'instruction, il avoua tout. Magdalina Edjoubova, alors enceinte, fut arrêtée pour « divulgation de secret opérationnel » et condamnée à être fusillée. (Au demeurant, elle s'en tira avec vingt-cinq années de détention faites d'un chapelet de peines successives.) A la même époque (1927), bien que dans un tout autre milieu – celui des communistes haut placés de Kharkov –, Nadejda Vitalievna Sourovtséva refusa, elle aussi, d'espionner et de moucharder les membres du gouvernement ukrainien : cela lui valut un embarquement pour le Guépéou et c'est seulement un quart de siècle plus tard qu'elle réussit à émerger, plus morte que vive, à la Kolyma. Mais ceux qui ne sont pas remontés à la surface? Ceux-là, nous n'en saurons jamais rien. (Les années 30 verront ce flot de récalcitrants se réduire à zéro : puisqu'on me demande de travailler comme indicateur, eh bien, c'est qu'il le faut, que voulez-vous que je fasse d'autre? « C'est la lutte du pot de fer et du pot de terre. » « Si ce n'est moi, ce sera un autre. » « Indic pour indic, mieux vaut quelqu'un de bien comme moi, plutôt qu'un méchant. » Du reste, les volontaires se bousculeront maintenant pour se faire embaucher, on en sera submergé : le travail étant à la fois avantageux et paré de l'auréole du courage civique.) En 1928, à Moscou, vient devant le tribunal la retentissante affaire de Chakhty, retentissante par la publicité qu'on lui donne et par les aveux étourdissants et l'autoflagellation des accusés (qui ne se livrent pourtant pas encore tous à cet exercice). Deux ans plus tard, en septembre 1930, on juge avec fracas les organisateurs de la famine (c'est eux! les voilà! les voilà!): quarante-huit nuiseurs de l'industrie alimentaire. A la fin de l'année 1930 se déroule à plus grand tapage encore le procès du Parti Industriel, dont cette fois les rôles ont été répétés de façon irréprochable : tous les accusés sans exception se chargent de n'importe quelle infamie, si extravagante qu'elle soit ; et voilà que devant les travailleurs, tel un monument que l'on vient de dévoiler, surgit une construction grandiose et ingénieuse reliant à Milioukov, Riabouchinski, Deterding et Poincaré, en un nœud unique et diabolique, tous les actes isolés de nuisance démasqués à ce jour. A présent que nous commençons à y voir clair dans nos pratiques judiciaires, nous comprenons que les procès qui se déroulent à la vue de tout le monde ne sont que les taupinières à la surface du champ, et que l'essentiel du travail se fait sous terre. Lors de ces procès, on n'exhibe qu'une faible partie des prisonniers, ceux-là seulement qui consentent à se charger eux-mêmes et à charger les autres d'accusations contre nature, dans l'espoir d'un jugement plus clément. La majorité des ingénieurs ont été assez courageux et raisonnables pour repousser les inepties des commissaires-instructeurs : eux sont jugés sans bruit et, bien qu'ils n'aient pas avoué, les commissions du Guépéou leur collent dix ans, comme aux autres. Les flots coulent sous terre le long des conduites, et, au-dessus, la vie fleurit sur la prairie drainée. C'est justement à ce moment-là qu'est entreprise l'importante démarche visant à faire participer tous les citoyens à l'œuvre de drainage, à en répartir la responsabilité dans le peuple tout entier: ceux dont le corps n'a pas encore basculé dans les bouches du réseau de canalisations, que les conduites n'ont pas encore déposés sur l'Archipel, doivent défiler à la surface en brandissant des drapeaux, glorifier les tribunaux et se réjouir des actes de répression. (Sage prévoyance! Les années passeront, l'histoire sortira de sa léthargie, mais quoi? les commissaires-instructeurs, les juges et les procureurs ne se retrouveront pas plus coupables que vous et moi, chers concitoyens ! Car si de dignes mèches blanches argentent aujourd'hui nos tempes, c'est qu'en toute dignité nous avons voté pour en notre temps.) Si l'on ne compte pas l'expérience faite par Lénine-Trotsky sur le procès des SR en 1922, le premier essai de ce genre fut effectué par Staline à l'occasion du procès des organisateurs de la famine - et comment n'aurait-il pas été concluant, alors que tout le monde était affamé sur la féconde terre de la Sainte Russie, alors que chacun regardait autour de soi en se demandant où avaient bien pu passer nos épis dorés. Ainsi donc, dans les usines et les administrations, devançant la décision du tribunal, ouvriers et employés votent avec colère pour la condamnation à mort de ces gredins d'accusés. Et lors du procès du Parti Industriel, ce sont déjà des meetings, des manifestations de toute la population (auxquelles on amène jusqu'aux écoliers). C'est une foule de plusieurs millions de personnes marchant au pas cadencé et hurlant sous les fenêtres du tribunal : « A mort ! A mort ! A mort ! » A cette cassure de notre histoire, des voix solitaires se sont élevées, des hommes ont protesté ou se sont abstenus ; il fallait beaucoup, beaucoup de courage au milieu de ce chœur et de ces hurlements pour dire « non ! », un courage qui ne peut se comparer à la facilité d'aujourd'hui ! (D'ailleurs, même aujourd'hui, les objections ne sont pas si nombreuses que ça.) A l'assemblée de l'Institut polytechnique de Leningrad, le professeur Dimitri Apollinarievitch Rojanski s'abstient (il est, n'est-ce pas, contre la peine de mort en général, parce que, voyez-vous, c'est ce qu'on appelle en langage scientifique un processus irréversible): coffré sur-le-champ ! L'étudiant Dima Olitski s'abstient lui aussi : coffré sur-le-champ ! Toutes les protestations moururent ainsi à peine écloses. Autant que nous le sachions, la classe ouvrière aux blanches moustaches approuva ces condamnations. Autant que nous le sachions, toute l'avant-garde – des brûlants komsomols aux guides du parti et aux légendaires chefs d'armée – fut unanime à les approuver. Nos révolutionnaires illustres, si forts pour théoriser et prévoir l'avenir, saluèrent ces hurlements de la foule, sept ans avant leur fin sans gloire, sans se douter que leur temps était déjà compté, que bientôt leurs noms aussi seraient roulés par ce rugissement: vermine! ordure! Cependant, la chasse aux ingénieurs touchait justement à sa fin. Au début de l'an 1931, lossif Vissarionovitch énonça les « Six conditions » de l'édification économique et il plut à Son Egocratie d'édicter comme cinquième condition: au lieu d'anéantir la vieille intelligentsia technicienne, l'amener à coopérer et avoir des égards pour elle. Des égards pour elle! Et notre juste colère, volatilisée ? Et nos accusations menaçantes, balayées ? Alors se déroulait justement le procès des nuiseurs de l'industrie porcelainière (là aussi, ils en avaient fait, des dégâts!) et tous les accusés, avec un bel ensemble, étaient déjà en train de se traîner eux-mêmes dans la boue et de tout avouer quand, soudain, avec le même bel ensemble, il s'exclamèrent : non coupables ! Et on les libéra ! (Un petit anti-flot alla même jusqu'à s'ébaucher cette année-là : des ingénieurs déjà passés par les douces mains des juges ou des commissaires-instructeurs furent rendus à la vie. C'est ainsi que rentra, entre autres, D.A. Rojanski. Ne pourrait-on pas dire que cet homme-là est sorti victorieux de son duel avec Staline ? Qu'un peuple qui eût fait preuve de courage civique n'aurait pas fourni la matière de ce chapitre, ni de ce livre?) La même année 1931, au mois de mars, Staline donna encore quelques coups de sabot aux menchéviks qui, depuis longtemps déjà, avaient été jetés à terre: ce fut le procès public du « Bureau fédéral des menchéviks », avec Grohman, Soukhanov et Iakoubovitch (Grohman était plutôt Cadet et Iakoubovitch presque bolchévik; quant à Himmer-Soukhanov, c'était le théoricien de Février, dans l'appartement duquel – sur le quai de la Karpovka, à Petrograd – le Comité central bolchévik s'était réuni le 23 octobre 1917 et avait pris le décision de déclencher l'insurrection armée). Et voici que soudain il eut une hésitation. Les habitants des rives de la mer Blanche disent précisément de la marée, lorsqu'elle est étale avant de redescendre: l'eau hésite. Enfin, bon, il ne sied pas de comparer l'âme trouble de Staline aux ondes de la mer Blanche. Du reste, peut-être n'y eut-il aucune hésitation. Et puis, il n'y eut pas le moindre reflux non plus. Mais l'année 1931 vit tout de même encore un autre prodige. Après le procès du Parti Industriel, on avait maintenant mis en chantier celui, grandiose, du Parti des Travailleurs Paysans (TKP) : sous ce nom aurait (n'a jamais) existé une vaste organisation clandestine regroupant des membres de l'intelligentsia rurale, des responsables de coopératives de consommation et d'exploitation ainsi que la partie la plus évoluée de la paysannerie, et qui était censée se préparer à renverser la dictature du prolétariat. Au procès du Parti Industriel, on avait mentionné ce TKP comme déjà repéré, comme une organisation bien connue. La machine à instruire du Guépéou fonctionnait sans ratés : de milliers d'inculpés avaient déjà avoué leur appartenance au TKP et leurs buts criminels. On avait promis en tout deux cent mille « membres ». « A la tête » du parti se trouvaient Alexandre Vassilievitch Tchaïanov, économiste spécialisé dans les questions agraires; N.D. Kondratiev, soi-disant futur «Premier ministre»; L.N. Iourovski ; Makarov ; Alexeï Doïarenko, professeur à l'Académie Timiriazev et futur « ministre de l'Agriculture ». Peut-être aurait-il mieux fait que ceux qui, par la suite, ont occupé cette fonction pendant quarante ans. Mais quel bizarre destin! Doïarenko s'était toujours tenu, par principe, à l'écart de la politique. Lorsque sa fille amenait à la maison des étudiants qui exprimaient des idées plus ou moins socialistes-révolutionnaires, il les mettait à la porte ! Or soudain, une belle nuit, Staline changea d'avis. Pourquoi? Nous ne le saurons peut-être jamais. Fut-ce le désir de sauver son âme? Il était trop tôt encore. Un accès d'humour, alors : encore et toujours la même chose, quelle scie à la fin... ? Non, non, nul n'osera jamais reprocher à Staline d'avoir eu le sens de l'humour ! Voici plutôt ce qui a dû se passer : sans doute a-t-il calculé que, de toute façon, la campagne allait bientôt être ravagée par une famine qui toucherait tout le monde, et pas seulement deux cent mille personnes : par conséquent, inutile de se fatiguer. Et c'est ainsi que le TKP rentra dans le néant, que l'on proposa à tous ceux qui avaient « avoué » de se rétracter (vous pouvez imaginer leur joie !) et qu'au lieu de tout cela on se contenta de régler son compte – sans procès, en le faisant comparaître devant une commission de l'Oguépéou – au petit groupe de Kondratiev et Tchaïanov16. (Mais, en 1941, Vavilov exténué de souffrances se verra présenter l'accusation suivante : le TKP a bel et bien existé et c'est lui, Vavilov, qui le dirigeait clandestinement. ) Les paragraphes s'amoncellent, les années se bousculent: impossible de rapporter dans l'ordre tout ce qui s'est passé (le Guépéou, lui, s'acquittait de sa tâche à merveille! Le Guépéou, lui, ne laissait rien passer !). Mais il nous faut toujours avoir en mémoire: - que l'on jette des croyants en prison sans désemparer, cela va de soi. (Ici émergent quelques dates et quelques sommets. Par exemple, la « nuit de la lutte contre la religion », la veille de Noël 1929 à Leningrad, durant laquelle on arrêta un grand nombre d'intellectuels croyants, et pas pour les relâcher au matin, comme dans un conte de Noël. Ou bien, toujours à Leningrad, en février 1932, la fermeture simultanée de nombreuses églises, accompagnée d'arrestations massives dans le clergé. Mais pour un bien plus grand nombre encore de dates et de lieux, nous n'avons aucune trace, aucun renseignement) ; - que l'on n'oublie pas non plus d'écraser les sectes, même celles qui sympathisent avec le communisme. Ainsi, en 1929, on coffra tous les membres sans exception d'une commune établie entre Sotchi et Khosta. Tout chez eux était conforme à la théorie communiste, la production comme la distribution, et il y régnait une honnêteté que, même en cent ans, notre pays sera bien incapable d'atteindre. Mais, hélas, ils étaient trop instruits, ils avaient lu trop de livres religieux et leur philosophie n'était pas l'athéisme, mais un mélange de baptisme, de tolstoïsme et de yoga. Pareille commune était donc criminelle et ne pouvait apporter le bonheur au peuple. De même, un groupe important de tolstoïens avait été exilé, au cours des années 20, dans les contreforts de l'Altaï. Avec des baptistes, ils y fondèrent des villages formant communes agricoles. Lorsque le combinat de Kouznetsk fut mis en chantier, ils le ravitaillèrent en produits alimentaires. Après quoi vinrent les arrestations. On commença par les instituteurs (ils n'appliquaient pas les programmes officiels), et les enfants de courir derrière les camions en poussant des cris ; puis ce fut le tour des responsables dirigeant les communes ; - qu'il faut bien que les nuées d'enfants et d'adolescents sans foyer qui, dans les années 20, prenaient d'assaut les goudronneuses pour y dormir au chaud, aient été éliminées (les mesures éducatives laissant la place, dans certains cas, à quelques grammes de plomb), puisqu'à partir de 1930 on n'en trouva plus trace ; - que les gestes de charité non autorisés ne manquent pas d'être sanctionnés (pour avoir collecté dans un atelier de l'argent destiné à la femme d'un ouvrier emprisonné, c'est l'arrestation) ; - que l'on continue sans cesse à déplacer les cartes de la Grande Patience des socialistes, cela va de soi ; - qu'en 1929, on arrête les historiens qu'on n'avait pas expulsés à temps à l'étranger (Platonov, Tarlé, Lioubavski, Gautier, Izmaïlov), ainsi que le remarquable spécialiste de la littérature M.M. Bakhtine et que Likhatchov, alors jeune savant ; - que les groupes nationaux affluent, tantôt d'un endroit et tantôt d'un autre. On jette en prison les Iakoutes après leur soulèvement de 1928. On jette en prison les Bouriates-Mongols après leur insurrection de 1929. (Il paraît qu'on en aurait fusillé dans les trente-cinq mille. Impossible de vérifier.) On jette en prison les Kazakhs après leur héroïque écrasement par la cavalerie de Boudionny en 1930-1931. Au début de 1930, on fait passer en jugement l'Union pour la libération de l'Ukraine (le professeur Iéfrémov, Tchékhov-ski, Nikovski, d'autres encore) et pour nous qui connaissons la proportion habituelle entre ce qui, dans ce pays, est rendu public et ce qui est gardé secret, – combien ceux-ci en cachent-ils d'autres? Combien furent condamnés sans bruit?... Et voici qu'arrive, lentement mais sûrement, le tour des membres du parti au pouvoir: à eux de se faire coffrer! Pour l'instant (1927-1929), c'est l'« Opposition* ouvrière » ou bien les trotskistes, coupables de s'être choisi un leader malencontreux. Quelques centaines de personnes pour l'instant, des milliers bientôt. Il n'y a que le premier pas qui coûte ! De même que ces trotskistes avaient tranquillement assisté à l'arrestation des membres des autres partis, de même, aujourd'hui, le reste du parti considère d'un œil approbateur l'emprisonnement des trotskistes. A chacun son tour. On enfournera dans quelque temps l'imaginaire opposition de « droite ». Et ainsi, dévorant membre après membre en commençant par la queue, la gueule arrivera jusqu'à sa propre tête. En 1928 vient le moment de régler son compte à la dernière couvée de la bourgeoisie, les nepmen. Le plus souvent, on les frappe d'impôts de plus en plus élevés et hors de proportion avec leurs ressources actuelles ; un beau jour, ils refusent de payer: aussitôt on les arrête pour insolvabilité et on confisque leurs biens. (Quant aux petits artisans – coiffeurs, tailleurs, réparateurs de réchauds –, on se contente de leur retirer leur patente.) Le développement du flot des nepmen présente un intérêt économique. L'Etat a besoin de biens, il a besoin d'or et nulle Kolyma n'existe encore. A partir de la fin de 1929 commence la fameuse fièvre de l'or: seulement, elle secoue non pas ceux qui cherchent de l'or, mais ceux à qui on le fait dégorger. Particularité de ce flot : le Guépéou ne reproche rien, en fait, à son nouveau gibier, il est prêt à ne pas l'envoyer au pays du Goulag ; il désire simplement le soulager de son or en vertu du droit du plus fort. C'est pourquoi, si les prisons sont bondées et les commissaires-instructeurs surmenés, – les prisons de transit, les transports de détenus et les camps ne sont pas, eux, alimentés en proportion ! Qui coffre-t-on dans le flot « aurifère »? Tous ceux qui, jadis – quinze années sont passées depuis –, ont possédé une « affaire », fait du commerce, exercé un métier artisanal et pourraient, d'après le Guépéou, avoir conservé de l'or. Mais il se trouve justement que, le plus souvent, ils n'en possèdent point : leur avoir consistait en biens meubles et immeubles, tout cela a péri ou a été confisqué lors de la révolution, il ne leur reste plus rien. L'espoir au cœur, on coffre, bien sûr, les mécaniciens dentaires, les joailliers, les horlogers. Une dénonciation peut vous apprendre que de l'or se trouve entre les mains les plus inattendues : un ouvrier « cent pour cent » s'est procuré on ne sait où et conserve soixante pièces d'or de cinq roubles frappées sous Nicolas II ; le célèbre partisan sibérien Mouraviov est arrivé à Odessa porteur d'un petit sac d'or (fruit des pillages opérés pendant la guerre civile) ; tous les rouliers tatars de Pétersbourg ont de l'or caché chez eux. Est-ce vrai, est-ce faux? On ne peut tirer la chose au clair que dans les chambres de torture. Rien, ni l'essence prolétarienne, ni les mérites révolutionnaires, ne peut protéger celui qu'a effleuré l'ombre de la dénonciation « aurifère ». On les arrête tous, on les entasse dans les cellules du Guépéou en quantités que l'on eût jugées jusqu'alors impossibles, mais c'est tant mieux : ils le cracheront plus vite ! On en arrive à des situations scabreuses, des hommes et des femmes sont détenus dans les mêmes cellules et vont à la tinette les uns devant les autres, mais qui se soucie de ces bagatelles? Crachez votre or, salauds! Les commissaires-instructeurs ne dressent pas de procès-verbaux, car ces paperasses ne servent à rien et la question de savoir si on donnera ensuite une peine à purger n'intéresse pas grand monde ; une seule chose compte : crache ton or, salaud ! L'Etat a besoin d'or; toi, à quoi pourrait-il te servir? Les commissaires-instructeurs n'ont plus assez de voix ni assez de forces pour menacer et torturer, mais il est un procédé communément appliqué : ne distribuer dans les cellules que de la nourriture salée, sans donner d'eau. Quiconque livrera son or, aura de l'eau à boire. Une pièce d'or contre un gobelet d'eau pure ! L'homme meurt pour le métal... Ce flot se distingue des précédents comme des suivants en ce que sinon la moitié, du moins une partie de ceux qu'il entraîne tiennent leur destin vacillant entre leurs propres mains. Si effectivement vous n'avez pas d'or, alors votre situation est sans issue : on vous battra, on vous brûlera, on vous torturera, on vous étuvera jusqu'à ce que mort s'ensuive ou jusqu'à ce qu'on finisse par vous croire. Mais si vous en avez, c'est vous-même qui déterminez la mesure de vos souffrances et de votre résistance, ainsi que votre destin à venir. Psychologiquement, du reste, ce n'est pas plus facile, c'est même plus pénible, parce que vous allez commettre une faute irréparable que vous vous reprocherez toute votre vie. Certes, celui qui a déjà assimilé les mœurs de cet établissement cédera et donnera son or, c'est plus simple. Mais attention, il ne faut pas non plus le donner trop facilement : on ne croirait pas que vous l'avez livré en entier et l'on vous garderait en prison. Pas question non plus de trop tarder: vous risquez de passer l'arme à gauche ou qu'ils vous collent, de rage, une peine à purger. L'un de ces rouliers tatars dont il a été question résista à toutes les tortures : je n'ai pas d'or ! Alors on coffra sa femme et on la tortura elle aussi ; il continua à chanter la même chanson : je n'ai pas d'or ! On arrêta sa fille : là, il n'y tint plus et livra cent mille roubles. On relâcha alors sa famille, mais lui, on lui colla une peine de camp. Les plus minables romans policiers ou opéras de brigands se trouvèrent réalisés pour de bon à l'échelle d'un grand Etat. L'introduction du système des passeports intérieurs, au seuil des années 30, envoya également dans les camps des renforts non négligeables. En son temps, Pierre le Grand avait simplifié la structure de la population en nettoyant toutes les rainures et tous les interstices entre les différentes catégories sociales : notre système socialiste de passeport intérieur produisit le même effet en balayant justement les insectes intermédiaires, en coinçant tous ces individus roublards, sans toit ni attaches fixes, qui constituaient une partie de la population. En outre, au début, les gens faisaient beaucoup d'erreurs avec ces passeports et l'on ratissait ceux dont les changements de domicile n'avaient pas été enregistrés, pour les envoyer passer sur l'Archipel au moins une petite année. Ainsi coulaient, couraient les eaux bouillonnantes, mais les années 1929-1930 engouffrèrent dans les conduites un flot qui roula par-dessus tous les autres: celui qui emporta, par millions, les paysans dékoulakisés. Il fut de proportions gigantesques et même notre réseau bien développé de maisons d'arrêt (déjà encombré par le flot aurifère) n'aurait pu le contenir, mais, sans y faire étape, il alla directement se répandre dans les prisons de transit, dans les convois, dans le pays du Goulag. Par le volume des eaux mises en mouvement au même instant, ce flot (cet océan) débordait les limites de ce que peut se permettre un système pénitentiaire et judiciaire, fût-ce celui d'un immense Etat. On n'avait jamais rien vu de comparable dans toute l'histoire de la Russie. Ce fut une véritable migration de peuples, une catastrophe ethnique. Mais les canalisations du Guépéou-Goulag avaient été si judicieusement dessinées que les villes ne se seraient aperçues de rien sans l'étrange famine qui les secoua pendant trois ans, une famine sans sécheresse ni guerre. Ce qui distingua ce flot de tous les précédents, ce fut, en outre, l'absence totale de chichis: on ne se donna pas les gants, cette fois, de commencer par arrêter le chef de famille pour voir ensuite ce qu'on allait faire du reste. Au contraire. Cette fois, on porta toujours la torche dans le nid, on embarqua toujours par familles entières et on veilla même avec un soin jaloux à ce qu'aucun des enfants, qu'il eût quatorze, dix ou six ans, ne se tire en douce : tout le monde devait être ratissé et aller au même endroit pour y connaître la même extermination commune. (Ce fut la première expérience de ce genre, en tout cas dans l'histoire moderne. Elle sera répétée plus tard par Hitler avec les Juifs, puis à nouveau par Staline avec les nations infidèles ou suspectées de l'être.) Ce flot contenait un nombre absolument infime des fameux « koulaks » dont le nom avait servi à le désigner pour détourner l'attention. En russe, on appelle « koulak » un revendeur de la campagne, grippe-sou et malhonnête, qui s'enrichit non par son travail, mais par celui d'autrui, en prêtant à usure et en servant d'intermédiaire de commerce. Dans chaque localité, pareils trafiquants n'étaient que des cas isolés, même avant la révolution, et celle-ci avait totalement supprimé le terrain où ils eussent pu continuer d'exercer leurs activités. Par la suite, après 1917, un glissement de sens fit donner le nom de « koulak » (dans les textes officiels et la langue de la propagande, d'où il est entré dans l'usage parlé) à tous ceux qui employaient des ouvriers agricoles, ne fût-ce qu'en raison d'une carence provisoire de leur famille. Mais ne perdons pas de vue qu'après la révolution, il était impossible de ne pas rémunérer grassement tout travail de ce genre. Les comités de paysans pauvres et les soviets ruraux veillaient à la défense des salariés agricoles : il aurait fait beau voir que quelqu'un essaie de léser un ouvrier! Or, pourvu qu'il soit juste, le louage de services est admis dans notre pays, aujourd'hui encore. Mais le terme cinglant de « koulak » continua à se gonfler irrésistiblement et, vers 1930, on appelait déjà ainsi tous les paysans solides : solides dans leur exploitation, solides dans le travail, voire tout simplement dans leurs convictions. Le nom de « koulak » fut utilisé pour broyer tout ce qu'il y avait de solide dans la paysannerie. Rappelons-nous les faits, reprenons nos esprits: douze années seulement s'étaient écoulées depuis le grand Décret* sur la Terre, celui-là même sans lequel les paysans n'auraient pas suivi les bolchéviks, sans lequel la révolution d'Octobre ne l'aurait pas emporté. Les sols avaient été partagés selon le nombre de bouches à nourrir, équitablement . Cela faisait à peine neuf ans que les moujiks étaient rentrés de l'Armée rouge et qu'ils s'étaient jetés sur la terre qu'ils venaient de conquérir. Et, déjà, on se trouvait en face de koulaks et de paysans pauvres. D'où cela venait-il? Parfois d'une différence dans l'équipement en matériel agricole, parfois de la composition plus ou moins heureuse de la famille. Mais n'était-ce pas avant tout une question d'ardeur au travail et d'opiniâtreté ? Or ce sont ceux-là, ces paysans solides qui, en 1928, nourrissaient la Russie de leur blé, ce sont ceux-là que les ratés du village, aidés de citadins accourus exprès, entreprirent frénétiquement de liquider. Devenus comme des fauves, totalement oublieux de ce qu'est une conduite « humaine », oublieux des notions accumulées par les hommes au cours des millénaires, ils se mirent à embarquer nos meilleurs céréaliers en même temps que de leurs familles pour les jeter sans rien, nus, dans les étendues désertiques du Nord, dans la toundra et la taïga. Pareil mouvement de masse ne pouvait aller sans complications. Il fallait également débarrasser le village des paysans qui, simplement, manifestaient quelque répugnance à entrer dans le kolkhoze et montraient peu d'inclination pour une vie collective qu'ils n'avaient jamais vue de leurs yeux et dont ils soupçonnaient (nous savons maintenant avec quel bien-fondé) que ce serait le pouvoir des fainéants, la trique et les vaches maigres. Il fallait encore se débarrasser de ceux (fort loin d'être riches, parfois) qui, pour leur hardiesse, leur force physique, leur esprit résolu, l'éclat de leur parole aux assemblées communales, leur sens de la justice, étaient aimés de leur village et que leur indépendance rendait dangereux pour la direction du kolkhoze. (Ce type de paysan et son destin ont été immortalisés sous sous les traits de Stépan Tchaoussov dans le roman de S. Zalyguine Sur les bords de l'Irtych. Et puis, dans chaque village, il y avait des gens qui s'étaient mis personnellement en travers du chemin des activistes locaux. Jalousie, envie, dépit – c'était maintenant le moment idéal pour leur régler leur compte. Pour désigner toutes ces victimes, on avait besoin d'un mot nouveau. Il naquit. Il n'avait plus rien de « social », ni d'économique, mais sonnait à merveille: koulakisant. Ce qui veut dire: je considère que tu es un suppôt de l'ennemi. Et ça suffit! Le plus déguenillé des ouvriers agricoles peut parfaitement se voir classer koulakisant. (Je me souviens fort bien que, dans notre jeunesse, ce vocable nous semblait tout à fait logique, nous ne lui trouvions rien d'obscur.) C'est ainsi qu'on enferma dans deux mots tous ceux qui étaient la substance de la campagne, son énergie, son esprit pratique et son ardeur au travail, sa résistance et sa conscience. On les déporta, et la collectivisation fut vite achevée. Mais la campagne collectivisée produisit, à son tour, de nouveaux flots : - le flot des nuiseurs de l'agriculture. Partout on se mit à découvrir des agronomes-nuiseurs qui, après avoir travaillé honnêtement toute leur vie, s'appliquaient maintenant à faire pousser des mauvaises herbes dans les champs russes (bien entendu, en suivant les consignes d'un certain institut de Moscou dont l'activité criminelle avait déjà été mise en pleine lumière. Eh bien, mais les voilà, tenez, les deux cent mille membres du TKP qui n'avaient pas été coffrés tout à l'heure!). Certains agronomes n'appliquaient pas les profondes directives de Lyssenko (c'est dans un flot de ce genre, en 1931, que fut expédié au Kazakhstan le « roi » de la pomme de terre, Lorch). D'autres les appliquaient trop à la lettre, révélant ainsi à quel point elles étaient stupides. (En 1934, des agronomes de Pskov semèrent du lin dans la neige, comme le voulait Lyssenko. Les graines gonflèrent, moisirent et périrent. Des champs immenses restèrent incultes pendant un an. Lyssenko ne pouvait pas dire que la neige était un koulak ou que lui-même était un âne. Il accusa les agronomes d'être des koulaks et d'avoir dénaturé sa technologie. Et les agronomes prirent le chemin de la Sibérie.) De plus, on découvrit presque dans chaque MTS de la nuisance à la réparation des tracteurs (ce qui expliquait les échecs des premières années d'agriculture kolkhozienne !) ; - le flot « pour pertes de récolte » (lesdites « pertes » étant calculées par rapport à un chiffre arbitraire, donné au printemps par la « Commission pour la détermination du volume de la récolte ») ; - le flot « pour non-exécution des engagements de livraison de grain à l'Etat » (le comité de rayon a pris des engagements, le kolkhoze ne les a pas tenus : en prison !) ; - le flot des cueilleurs d'épis. La cueillette des épis dans les champs, à la main et en pleine nuit ! Une forme tout à fait nouvelle de travail agricole et de ramassage de la récolte ! Ce ne fut pas un petit flot, ce furent des dizaines et des dizaines de milliers de paysans, généralement pas des adultes, mais des gars et des filles, des petits garçons et des fillettes que leurs aînés envoyaient la nuit à la cueillette, parce qu'ils n'avaient aucun espoir de rien recevoir du kolkhoze en rémunération du travail effectué de jour. Avec ceux qui se livraient à cette occupation amère et peu rentable (au temps du servage, les paysans n'avaient jamais été réduits à pareille misère!), les tribunaux n'y allaient pas de main morte: dix ans pour atteinte extrêmement grave à la propriété socialiste en vertu de la fameuse loi du 7 août 1932 (dite par le peuple des prisons loi des sept huitièmes). Cette loi du « sept-huit » donna encore un autre grand flot venu des chantiers des construction des deux premiers plans quinquennaux, des transports, du commerce, des usines. C'est le NKVD qui avait reçu l'ordre de s'occuper des gros vols commis au détriment de l'Etat. Nous devrons toujours garder en tête, à partir de maintenant, ce flot qui va couler sans interruption, avec une crue correspondant aux années de guerre, pendant quinze ans (jusqu'en 1947, date à laquelle il acquerra une ampleur et une violence nouvelles). Ah ! voici qu'enfin nous allons pouvoir souffler! Plus de flots massifs, c'est le camarade Molotov qui l'a dit, le 17 mai 1933: « Nous ne considérons pas que notre tâche consiste à effectuer des répressions de masse. » Ou-ouf ! il était temps! Finies les angoisses nocturnes! Mais quels sont ces aboiements? Tayaut! Tayaut! Oh ! Oh ! C'est le début du flot Kirov, originaire de Leningrad : la tension y a été jugée si forte que des états-majors du NKVD y ont été créés auprès de chaque comité exécutif d'arrondissement et qu'a été instaurée une procédure judiciaire « accélérée » (même avant, elle n'avait jamais frappé par sa lenteur) et sans droit de recours (même avant, personne ne faisait appel). On considère qu'entre 1934 et 1935, c'est le quart de Leningrad qui fut nettoyé. Si quelqu'un veut contester cette évaluation, il faudrait qu'il ait le chiffre exact, et qu'il le donne. (Du reste, ce flot ne fut pas limité à Leningrad ; il eut des répercussions sensibles dans tout le pays sous une forme classique, bien que peu cohérente : on exclut de la fonction publique tout ce qu'on put encore trouver, ici et là, comme fils de prêtres, femmes de la ci-devant noblesse, personnes ayant des parents à l'étranger.) Dans les raz-de-marée comme celui-là venaient régulièrement se perdre d'humbles et fidèles ruisselets qui, sans faire parler d'eux, coulaient, coulaient toujours: - un jour c'étaient les membres du Schutzbund, battus lors des affrontements de classe à Vienne et venus se réfugier dans la patrie du prolétariat mondial ; - le lendemain c'étaient les espérantistes (Staline appliqua le fer rouge à cette engeance nuisible au même moment qu'Hitler) ; - ou bien les tessons qui traînaient encore de l'Association* libre de philosophie, sous forme de cercles philosophiques illégaux ; - ou bien les maîtres qui n'étaient pas d'accord avec la méthode progressiste d'enseignement en équipes et laboratoires (en 1933, Natalia Ivanovna Bougaïenko fut emprisonnée au Guépéou de Rostov, mais, au cours du troisième mois de l'instruction, on apprit par un arrêté que la méthode en question était mauvaise et elle fut libérée) ; - ou bien les collaborateurs de la Croix-Rouge politique qui, grâce aux efforts de Iékatérina Pechkova, continuait encore à défendre son existence ; - ou bien c'étaient les montagnards insurgés du Caucase du Nord (1935) ; des groupes nationaux, il en partait sans cesse dans les conduites. (Sur les chantiers de construction du canal de la Volga, les journaux nationaux paraissaient en quatre langues : tatar, turc, ouzbek et kazakh. C'est donc qu'il y avait des gens pour les lire !) - et de nouveau des croyants, embarqués maintenant parce qu'ils ne voulaient pas aller travailler le dimanche (on était en train d'introduire la semaine de cinq jours, la semaine de six jours) ; ainsi que les kolkhoziens qui se livraient au sabotage les jours de fête religieuse, comme ils en avaient pris l'habitude à l'époque des exploitations agricoles individuelles ; - et toujours ceux qui avaient refusé de devenir informateurs du NKVD. (Ce flot entraînait également les prêtres qui entendaient respecter le secret de la confession. Les Organes avaient vite compris combien il pouvait être utile de connaître le contenu des confessions: c'était là le seul avantage de la religion.) ; - sans oublier que l'on arrêtait les membres des sectes en nombre sans cesse croissant ; - et que l'on continuait à déplacer les cartes de la Grande Patience des socialistes. Nommons enfin un flot qui n'a jamais encore été mentionné mais qui n'a cessé de couler sans désemparer, celui du Paragraphe Dix, alias KRA (propagande contre-révolutionnaire), alias ASA (propagande anti-soviétique). Non seulement il ne s'arrêta jamais, ce flot du paragraphe 10 qui fut sans doute le plus stable de tous, mais lorsque partirent d'autres grands flots, tels ceux de 1937, 1945 ou 1949, on vit des crues particulièrement fortes gonfler ses eaux. Ce flot sans défaillances attrapait qui on voulait, à la minute qu'on voulait. Cependant, quand il s'agissait d'intellectuels en vue, on trouva parfois plus raffiné, au cours des années 30, de leur mitonner un petit délit infamant (tel celui d'homosexualité ; ou bien, tenez, on accusa le professeur Pletniov de mordre les seins de ses patientes lorsqu'il restait seul avec elles. Ecrit dans un journal de Moscou: irréfutable !). *** Chose paradoxale, au cours de leurs nombreuses années d'activité, les Organes omniprésents et perpétuellement sur le qui-vive tirèrent leur force d'un seul et unique article, sur les cent quarante-huit que comptait la Partie spéciale du Code pénal de 1926. Oui, mais quel article c'était là ! Pour en faire l'éloge, on peut trouver encore plus d'épithètes que Tourguéniev n'en a jadis appliqué à la langue russe ou Nekrassov à la Bonne Mère Russie: le grand, le puissant, l'abondant, le ramifié, le diversifié, l'omni-raflant Article Cinquante-Huit qui englobe le monde entier, non pas tant par la formulation de ses paragraphes que par leur large et dialectique interprétation. Lequel d'entre nous n'a pas éprouvé sur lui-même l'effet de ses étreintes omniprenantes? En vérité, il n'est pas sous la voûte des cieux de délit, d'intention, d'action ou d'inaction qui ne puisse être châtié par la main de plomb de l'article 58. La formulation même de l'article ne pouvait lui conférer une portée aussi large ; il s'avéra que l'interprétation, elle, le pouvait. Cet article 58 ne constitue pas, dans le code, un chapitre sur les délits politiques et qu'il soit « politique », cela n'est écrit nulle part. Non, il est réuni avec les atteintes à la forme de gouvernement et avec le banditisme dans le chapitre des « crimes d'Etat ». Ainsi le Code pénal s'ouvre-t-il sur le refus de reconnaître qui que ce soit, sur notre territoire, comme criminel politique : pour lui, il n'y a que des criminels de droit commun. L'article 58 comprenait quatorze paragraphes. Le premier nous apprend que doit être considérée comme contre-révolutionnaire toute action – et, aux termes de l'article 6, toute inaction – tendant (...) à l'affaiblissement du pouvoir (...). Interprétation large : dans un camp, le refus d'aller au travail quand vous êtes affamé et exténué tend à l'affaiblissement du pouvoir. Donc vous serez fusillé. (Exécution des « refus de travail » pendant la guerre.) A partir de 1934, lorsque nous fut rendu le terme de Patrie, on inséra ici les sous-paragraphes 1-a, 1-b, 1-c, 1-d, sur la trahison envers la Patrie, en vertu desquels les actions portant atteinte à la puissance militaire de l'URSS sont punies de mort (1-b) ou, pour les seuls civils et seulement en cas de circonstances atténuantes, de dix ans de réclusion (1-a). Lecture large: lorsque nos soldats n'étaient condamnés, pour s'être constitués prisonniers (atteinte à la puissance militaire !), qu'à des peines de dix ans, c'était là un geste de pure humanité frisant l'illégalité! D'après le code stalinien, tous auraient dû être fusillés au fur et à mesure de leur rapatriement. (Voyez encore cet exemple de lecture large: je me rappelle très bien une rencontre faite aux Boutyrki pendant l'été 1946. C'était un Polonais, né à Lemberg du temps où cette ville faisait encore partie de l'Empire austro-hongrois. Jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, il avait vécu dans sa ville natale, alors polonaise, après quoi il était passé en Autriche, y avait travaillé, puis, en 1945, y avait été arrêté par les nôtres. Et il avait écopé de dix ans en vertu de l'article 54-1-a du Code ukrainien, c'est-à-dire pour trahison à l'égard de sa patrie, l'Ukraine, étant donné, n'est-ce pas, qu'à ce moment-là Lemberg était devenu la ville ukrainienne de Lviv! Le malheureux n'avait pu démontrer pendant l'instruction que s'il s'en était allé à Vienne, ce n'était pas dans l'intention de trahir l'Ukraine ! Devenir un traître dans des conditions pareilles, ce n'est pas à la portée de tout le monde!) Autre extension importante du paragraphe consacré à la trahison : son application par le détour de l'article 19 du Code pénal: « eu égard à l'intention ». C'est-à-dire que nulle trahison n'avait été commise, mais que le commissaire-instructeur diagnostiquait qu'il y avait eu intention de trahir, et c'était suffisant pour vous valoir le maximum, comme si vous aviez trahi pour de bon. Certes, ce que l'article 19 invite à châtier, c'est la préparation, et non l'intention ; toutefois, une lecture dialectique permet de considérer l'intention comme une préparation. Or « la préparation est punie de la même façon (c'est-à-dire par la même peine) que le délit lui-même » (Code pénal). D'une manière générale: « nous ne distinguons pas l'intention du crime lui-même, et c'est là l'une des supériorités de la législation soviétique sur la législation bourgeoise17! » Pour offrir un champ illimité à la lecture extensive de n'importe quel article du Code, il y avait aussi l'article 16: « par analogie ». Lorsque rien dans le Code ne s'appliquait directement à l'acte commis, le juge pouvait toujours qualifier celui-ci « par analogie ». Le paragraphe 2 traite de l'insurrection armée, de la prise du pouvoir, central ou local, en particulier dans l'intention de détacher de l'Union soviétique, par la violence, une partie quelconque de son territoire. Les peines prévues vont jusqu'à l'exécution (comme dans chacun des paragraphes suivants). En extrapolant (cela ne saurait être écrit noir sur blanc, mais notre sens révolutionnaire de la justice est là qui l'exige), on fait entrer sous cette rubrique toute tentative de n'importe quelle république fédérée pour exercer son droit de sécession. Le texte, en effet, dit « par la violence » sans préciser à l'égard de qui. Supposons, à la limite, que toute la population d'une république veuille se séparer de l'Union : du moment que Moscou n'est pas d'accord, il y a ipso facto tentative de séparation par la violence. Et c'est ainsi que tous les nationalistes estoniens, lettons, lituaniens, ukrainiens et turkestanais écopèrent sans problème de leurs dix et vingt-cinq ans. Paragraphe 3: « Concours apporté sous quelque forme que ce soit à un Etat étranger en guerre avec l'Union soviétique. » Ce paragraphe donnait la possibilité de condamner tout citoyen s'étant trouvé en territoire occupé, qu'il eût recloué son talon à un militaire allemand ou lui eût vendu une botte de radis ; ou toute citoyenne convaincue d'avoir remonté le moral d'un occupant en dansant et en passant une nuit avec lui. Tout le monde n'a pas été condamné en vertu de ce paragraphe (du fait de la pléthore d'anciens occupés), mais tout le monde pouvait l'être. Le paragraphe 4 parlait de l'aide (fantasmagorique) apportée à la bourgeoisie internationale. Vous vous demandez sans doute qui diable cela peut concerner? Eh bien, mais en lisant au sens large et en s'appuyant sur sa conscience révolutionnaire, on n'a eu aucune peine à trouver une catégorie de gens adéquate : tous les émigrés qui, ayant quitté notre pays avant 1920 – c'est-à-dire plusieurs années avant la rédaction du code dont nous parlons –, furent rattrapés par nos troupes en Europe, un quart de siècle plus tard (en 1944-1945), tous ces émigrés se sont vu appliquer l'article 58-4 : dix ans ou fusillés. Car que faisaient-ils donc à l'étranger, si ce n'est prêter main-forte à la bourgeoisie mondiale? (L'exemple d'une société de musique nous a déjà montré qu'on pouvait même la lui prêter, cette main, de l'intérieur de l'URSS.) Activité coupable qui a été également celle de tous les SR, de tous les menchéviks (c'est du reste à leur intention que l'article fut conçu), et, après eux, celle des ingénieurs du Gosplan et du VSNKh. Paragraphe 5 : incitation d'un Etat étranger à déclarer la guerre à l'URSS. Une occasion manquée: étendre le champ d'application de ce paragraphe à Staline et aux personnages qui constituaient son entourage diplomatique et militaire en 1940-1941. La guerre, leur aveuglement et leur folie y menaient bien tout droit. Qui donc, si ce n'est eux, a entraîné la Russie dans des défaites honteuses et inouïes, sans aucune comparaison avec celles qu'avait subies la Russie impériale en 1904 ou en 1915 ? Des défaites comme la Russie n'en avait pas connu depuis le XIIIe siècle. Paragraphe 6: espionnage. Objet d'une lecture si large que, si l'on calculait le nombre total des gens qu'il a servi à condamner, on pourrait en conclure que, du temps de Staline, notre peuple ne tirait sa subsistance ni de l'agriculture, ni de l'industrie, ni d'aucune autre occupation, mais seulement de l'espionnage pour le compte des puissances étrangères et qu'il vivait aux frais de leurs services de renseignements. L'espionnage, par sa simplicité même, était une notion très pratique, à la portée aussi bien d'un criminel peu évolué que d'un savant juriste, d'un journaliste ou de l'opinion publique en général18. La lecture large permettait aussi de ne pas condamner directement pour espionnage, mais pour: PCh : Présomption d'Espionnage ; NCh: Espionnage Non Prouvé, ce qui vous valait tout le paquet! et même pour SVPCh : Relations Donnant Lieu (!) à Présomption d'Espionnage. Exemple : une amie d'une amie de votre femme s'est fait faire une robe chez la même couturière (collaboratrice, bien sûr, du NKVD) que la femme d'un diplomate étranger. Et c'est qu'ils vous collaient à la peau, ces paragraphes 58-6, PCh et SVPCh : ils entraînaient un régime sévère de détention, une surveillance inlassable (en effet, les services de renseignements étrangers pouvaient lancer des tentacules vers leurs protégés jusqu'à l'intérieur d'un camp) et interdisaient la dispense d'escorte. D'une manière générale, tous les articles-sigles ou plutôt, car il ne s'agissait nullement d'articles à proprement parler, toutes ces terrifiantes combinaisons de majuscules (nous en rencontrerons encore d'autres dans ce chapitre) étaient empreintes d'un constant mystère. On n'arrivait jamais à comprendre si c'étaient des excroissances de l'article 58 ou bien quelque chose d'autonome et de très dangereux. Dans beaucoup de camps, les détenus condamnés en vertu de ces sigles subissaient encore plus de vexations que les « cinquante-huit ». Paragraphe 7: dégradation causée à l'industrie, aux transports, au commerce, à la circulation monétaire et aux coopératives. Dans les années 30, ce paragraphe se mit à marcher très fort, emportant des masses entières sous le terme plus simple et accessible à tous de nuisance. Effectivement, tout ce qu'énumère le paragraphe 7 se dégradait chaque jour de manière si spectaculaire, si évidente qu'il devait bien y avoir des responsables, non?... Cela faisait des siècles que le peuple construisait, créait, et il l'avait toujours fait honnêtement, même lorsque c'était pour le compte des seigneurs. Depuis le temps des Rurik, on n'avait jamais entendu parler de nuisance. Et maintenant que, pour la première fois, tout était devenu la propriété du peuple, voilà que les meilleurs de ses fils, par centaines de milliers, inexplicablement, s'étaient jetés à corps perdu dans la nuisance. (La nuisance dans le domaine de l'agriculture n'était pas prévue par le paragraphe, mais comme, sans elle, on ne pouvait expliquer logiquement les champs envahis de mauvaises herbes, les récoltes en baisse et les machines détraquées, le flair dialectique l'introduisit là aussi.) Paragraphe 8: terreur (non pas celle à laquelle le Code pénal soviétique était censé « donner un fondement théorique et des formes légales »19. La terreur s'entendait de façon on ne peut plus extensive: n'était pas réputé terreur le fait de poser des bombes sous les carrosses des gouverneurs tsaristes ; mais, par exemple, casser la gueule à son ennemi personnel, si celui-ci était un militant du parti, du Komsomol ou de la milice, était déjà un acte de terreur. A plus forte raison, le meurtre d'un militant n'était-il jamais mis sur le même plan que celui d'un homme du commun (au demeurant, il en allait déjà de même dans le code d'Hammourabi au XVIIIe siècle avant notre ère). Si un mari tuait l'amant de sa femme et que ce dernier ne fût pas du parti, le mari avait de la chance: article 136, c'était un « droit-commun », élément socialement proche, et il pouvait être dispensé d'escorte. Mais si l'amant était du parti, le mari devenait un ennemi du peuple : article 58-8. On obtenait une extension plus importante encore en appliquant le paragraphe 8 par le détour de l'article 19 déjà mentionné, c'est-à-dire en condamnant l'intention baptisée, pour les besoins de la cause, préparation. Non seulement la menace directe adressée à un militant à la porte d'un bistrot : « Attends voir un peu ! », mais même l'exclamation lancée au marché par une harengère impulsive : « Que la peste l'étouffe ! » – étaient qualifiées TN (Intentions Terroristes) et motivaient l'application de l'article dans toute sa rigueur. (Cela semble exagéré. Une farce? Oui, mais ce n'est pas nous qui en sommes les auteurs. Nous sommes seulement les compagnons de prison des victimes.) Paragraphe 9: destructions ou dégâts (...) provoqués volontairement (et, condition indispensable, dans un but contre-révolutionnaire) par explosion ou incendie. En abrégé: diversion. L'application extensive consistait à prêter automatiquement aux gens un but contre-révolutionnaire (le commissaire-instructeur savait mieux que personne ce qui s'était passé dans la conscience du criminel !), si bien que nulle défaillance humaine, nulle erreur, nul échec dans le travail et la production n'étaient pardonnés et que tout était considéré comme diversion. Mais aucun paragraphe de l'article 58 ne devait être interprété de façon aussi extensive et avec une conscience révolutionnaire aussi brûlante que le paragraphe 10. Il visait – tendez l'oreille ! – « la propagande ou l'agitation contenant un appel à renverser le pouvoir soviétique, à lui porter atteinte ou à l'affaiblir (...) ainsi que la diffusion, la fabrication ou le recel de littérature de même contenu ». Et il fixait – en temps de paix ! – seulement le minimum de peine encouru (ne jamais descendre au-dessous! pas de mollesse!). De limite supérieure, il n'y en avait pas ! Une Grande Puissance comme la nôtre, n'est-ce pas, ne saurait avoir peur du verbe de ses sujets. Les extensions les plus fameuses de ce paragraphe étaient les suivantes : - par « agitation contenant un appel », on pouvait entendre une conversation amicale (voire conjugale) en tête à tête, ou bien une lettre particulière ; quant à l'appel, ce pouvait être un simple conseil donné en privé. (« Pouvait entendre, pouvait être » – nous résumons ainsi des faits réels.) - « portait atteinte » au pouvoir et « l'affaiblissait » toute pensée qui ne concordait pas avec ce qu'on pouvait lire dans le journal du jour ou qui n'était pas chauffée à la même température. Car tout ce qui n'affermit pas, affaiblit ! Car tout ce qui ne concorde pas entièrement, porte atteinte! Et celui qui aujourd'hui ne chante pas avec nous, Celui-là est contre nous! (Maïakovski) – par « fabrication de littérature », on entendait toute rédaction en un seul exemplaire d'une lettre, de notes ou d'un journal intime. Et maintenant, dites-moi quelle pensée conçue, prononcée ou notée par qui que ce fût pouvait échapper à ce Paragraphe Dix si heureusement développé ? Le paragraphe 11 était d'un genre particulier: dépourvu de contenu propre, il n'était qu'un appoint aggravant qui venait s'ajouter à n'importe lequel des précédents délits, si les agissements avaient été préparés de façon organisée ou si leurs auteurs avaient formé une organisation: En fait, ce paragraphe était interprété si largement qu'il n'était nul besoin de quelque organisation que ce fût. J'ai pu constater par moi-même la manière fort élégante dont il était appliqué. Nous étions deux qui échangions en secret nos pensées : deux, autrement dit un embryon d'organisation, autrement dit une organisation! Plus que tous les autres, le paragraphe 12 mettait en jeu la conscience des citoyens: il portait sur la non-dénonciation de n'importe lequel des agissements énumérés ci-dessus. Et, pour le grave péché de non-dénonciation, 1 a peine encourue n'avait pas de limite supérieure ! Ce paragraphe était déjà par lui-même une extrapolation si gigantesque qu'il n'avait besoin d'aucune interprétation. Vous saviez et vous n'aviez rien dit: c'était comme si vous aviez fait la chose vous-même ! Le paragraphe 13, visiblement sans objet depuis belle lurette, concernait les gens qui avaient servi dans la police secrète des tsars. (L'exercice d'une fonction analogue, mais à une période plus récente, passait au contraire pour une noble manifestation de patriotisme.) On a des motifs psychologiques pour soupçonner Staline d'avoir été également justiciable de ce paragraphe-là de l'article 58. Les documents concernant ce genre d'activités n'ont pas tous, tant s'en faut, survécu à février 1917, ni reçu une large publicité. L'empressement avec lequel ont été brûlées les archives de la police, dès les premiers jours de la révolution de Février, ne trahit-il pas l'élan unanime d'un certain nombre de révolutionnaires intéressés à la chose? Et, de fait, quelles raisons peut-on bien avoir de brûler les archives de l'ennemi quand on vient de remporter la victoire ? Elles sont si passionnantes. Le paragraphe 14 punissait « la non-exécution consciente de certaines obligations ou la négligence volontaire dans leur exécution » par des peines allant, bien sûr, jusqu'au châtiment suprême. En abrégé, ce crime s'appelait « sabotage » ou « contre-révolution économique », et distinguer le volontaire de l'involontaire, seul le commissaire-instructeur était en mesure de le faire en s'appuyant sur son sens révolutionnaire de la justice. Ce paragraphe était appliqué aux paysans qui ne s'acquittaient pas de leurs livraisons. Aux kolkhoziens qui n'avaient pas réuni le nombre exigé de journées-travail*. Aux prisonniers des camps qui ne remplissaient pas la norme. Et, par ricochet, on se mit à l'appliquer, après la guerre, aux truands évadés des camps et repris: le joint consistait à regarder l'évasion d'un truand non comme un élan vers la douce liberté, mais comme une atteinte portée au système des camps. Telle était la dernière branche de l'éventail, cet éventail de l'article 58 qui recouvrait toute l'existence humaine. Maintenant que nous avons passé la revue du grand Article, nous aurons moins souvent, par la suite, l'occasion de nous étonner. Où il y a loi, il y a crime. *** La lame d'acier damassé de l'article 58, essayée en 1927 aussitôt après avoir été forgée, puis trempée dans tous les flots des dix années suivantes, tournoya, siffla et s'abattit à toute volée lors de l'attaque menée par la Loi contre le Peuple en 1937-1938. Il faut dire que l'opération de 1937 ne fut pas spontanée, mais planifiée et que, durant la première moitié de l'année, de nombreuses prisons de l'Union furent réaménagées : on sortit des cellules les lits individuels et construisit à la place, tout le long des murs, des châlits de planches à un ou deux étages. (Et ce n'est pas non plus par hasard que la Grande Maison* de Leningrad fut achevée en 1934, juste pour l'assassinat de Kirov.) S'il faut en croire les vieux prisonniers, l'attaque elle-même aurait été massive et peut-être même lancée simultanément, une certaine nuit d'août, dans le pays tout entier (mais là, connaissant notre balourdise, je suis sceptique). Et en automne, alors qu'on attendait avec confiance une grande amnistie générale pour le vingtième anniversaire d'Octobre, ce petit plaisantin de Staline ajouta au Code pénal de nouvelles peines, inconnues jusque-là : de quinze, vingt et vingt-cinq ans. Il n'est pas nécessaire de répéter ici, sur 1937, tout ce qui a déjà été écrit plus d'une fois et sera encore dit et redit: qu'un coup foudroyant s'abattit alors sur les dirigeants du parti, de l'administration soviétique, du commandement militaire et du Guépéou-NKVD lui-même. Sans doute n'est-il pas une seule province qui ait conservé son premier secrétaire du Comité du parti ou son président du Comité exécutif: Staline s'en choisit de plus dociles. Nous qui assistons aujourd'hui à la révolution culturelle chinoise (là aussi, seize ans après la victoire définitive des communistes), nous pouvons soupçonner sans grands risques d'erreur que nous sommes en présence d'une loi historique. Et, du coup, Staline lui-même commence à nous apparaître simplement comme un exécutant aveugle, un phénomène superficiel. Olga Tchavtchavadzé raconte ce qui se passa à Tbilissi : en 1938, on arrêta le président et le vice-président du Comité exécutif municipal, tous les chefs de service (au nombre de onze) ainsi que leurs adjoints, tous les agents comptables principaux et tous les responsables économiques. Puis on en nomma de nouveaux. Deux mois s'écoulèrent. Et voici que derechef on arrêta : le président, le vice-président, tous les chefs de service (au nombre de onze), tous les agents comptables principaux et tous les responsables économiques. Restèrent en liberté: les comptables subalternes, les dactylos, les femmes de ménage, les coursiers... Pour ce qui est des simples militants du parti, il semble que leur arrestation ait obéi à un principe secret dont aucune mention directe n'a jamais était faite dans les procès-verbaux ni les jugements: arrêter de préférence ceux qui avaient adhéré avant 1924. Ce principe fut appliqué de façon particulièrement stricte à Leningrad, car tous ceux-là, justement, avaient signé la « plate-forme » de la Nouvelle opposition*. (Et comment auraient-ils pu ne pas la signer? Comment auraient-il pu « ne pas faire confiance » à leur propre Comité de gouvernement?) Voici un petit tableau datant de ces années-là. Une conférence du parti au niveau du rayon (dans la région de Moscou). Elle est présidée par le nouveau secrétaire du Comité de rayon, remplaçant celui qui vient d'être coffré. A la fin de la conférence, adoption d'une motion de fidèle dévouement au camarade Staline. Bien entendu, tous se lèvent (de même que, tout au long de la conférence, tout le monde a bondi de son siège à chaque mention de son nom). Une « tempête d'applaudissements se transformant en ovation » éclate dans la petite salle. Pendant trois, quatre, cinq minutes, elle continue à faire rage et à se transformer en ovation. Mais déjà les paumes commencent à être douloureuses. Déjà les bras levés s'engourdissent. Déjà les hommes d'un certain âge s'essoufflent. Et même ceux qui adulent sincèrement Staline commencent à trouver cela d'une insupportable stupidité. Cependant, qui osera s'arrêter le premier? Le secrétaire du Comité de rayon, qui est debout à la tribune et vient de lire la motion, pourrait le faire, lui. Mais il est tout récent, il remplace un coffré, il a peur lui aussi ! Car, entre ces murs, parmi ces gens tous debout et qui applaudissent, il y a des membres du NKVD, l'œil aux aguets: voyons voir qui cessera le premier!... Et dans cette petite salle perdue, perdus pour le Chef, les applaudissements se prolongent pendant six minutes! sept minutes! huit minutes!... Ils sont flambés! Ils sont fichus! Maintenant ils ne peuvent plus s'arrêter, ils doivent continuer jusqu'à la crise cardiaque ! Au fond de la salle, perdu dans la foule, on peut encore un peu tricher, frapper moins souvent, moins fort, moins frénétiquement : mais sur l'estrade, au vu de tout le monde?! Le directeur de la fabrique de papier locale, homme solide et indépendant, y est justement, sur l'estrade, et, tout en comprenant à quel point la situation est fausse et sans issue, il applaudit ! Pour la neuvième minute consécutive ! Pour la dixième ! Il lance un regard de détresse au secrétaire du Comité de rayon, mais celui-ci n'ose pas s'arrêter. C'est de la folie ! De la folie collective ! Tout en regardant autour d'eux avec un faible espoir, mais en veillant à ce que l'enthousiasme demeure peint sur leur visage, les dirigeants du rayon vont ainsi continuer à applaudir jusqu'à tomber raides, jusqu'à ce qu'il faille les emporter sur des civières ! Et même alors, ceux qui resteront n'auront pas un tressaillement!... A la onzième minute, le directeur de la fabrique de papier prend l'air de quelqu'un qui a du travail et se rassied à la table de présidence. Et alors – ô miracle ! – où est donc passé l'indescriptible et irrésistible enthousiasme général? Tous s'arrêtent comme un seul homme au même claquement de mains et se rasseoient à leur tour. Sauvés ! L'écureuil a eu l'idée de sauter hors de la roue... Seulement, c'est de cette façon-là, justement, que l'on repère les esprits indépendants. C'est de cette façon-là, justement, qu'on les extirpe. La nuit même, le directeur de la fabrique est arrêté. On n'a aucun mal à lui coller dix ans pour un tout autre motif. Mais, après la signature du « 206 » (procès-verbal final de l'instruction), le commissaire-instructeur lui rappelle: « Et ne soyez jamais le premier à vous arrêter d'applaudir! » (Mais que faire? Il faut bien quand même s'arrêter un jour, non...?) Voilà comment on pratique la sélection selon Darwin. Comment on vient à bout des gens par la bêtise. Mais un nouveau mythe est actuellement en train de se créer. Tout récit imprimé sur l'année 1937, toute mention de 1937 dans la presse ou l'édition est inévitablement consacré à la tragédie des dirigeants communistes. Si bien qu'on a déjà réussi à nous mettre dans la tête – involontairement, nous nous laissons faire – que l'activité pénitentiaire des années 1937-1938 s'est réduite à l'arrestation des communistes haut placés et que personne d'autre n'a été touché. Or, en fait, sur les millions de personnes arrêtées à cette époque, les hauts gradés du parti et de l'Etat ne pouvaient représenter plus de 10 %. Même à Leningrad, les files d'attente qui se constituaient aux portes des prisons dans l'espoir de faire passer un colis comprenaient une grande majorité de femmes du peuple, genre livreuses de lait. Comme on le déduit indirectement, mais nécessairement, des statistiques et comme le confirment les témoins, ceux des « villages spéciaux » de paysans « dékoulakisés » où tout le monde n'était pas mort furent, en 1937, transférés sur l'Archipel : ou bien les habitants furent expédiés dans des camps, ou bien les villages furent entourés sur place d'une « zone* ». Ainsi le grand flot de 1929 vint-il se fondre dans celui de 1937, le grossissant encore de millions d'unités. La composition de la foule emportée dans le flot puissant de 1937-38 et déposée à demi morte sur les rivages de l'Archipel est si disparate, si capricieuse que celui qui tenterait de dégager scientifiquement des constantes risquerait fort d'y perdre son latin. (A plus forte raison le phénomène resta-t-il incompréhensible aux contemporains.) La véritable loi qui présida à ces arrestations, la voici : tout simplement un chiffre global à atteindre, avec ventilation catégorielle et répartition géographico-administrative. Chaque ville, chaque rayon, chaque unité militaire se virent assigner un quota, qu'ils devaient réaliser dans les délais. Le reste dépendait de la débrouillardise des agents de la Sécurité. L'ex-tchékiste Alexandre Kalganov se souvient de ce télégramme arrivé à Tachkent : « Envoyer deux cents ! » Or ils venaient de racler les fonds de tiroir et, apparemment, il ne restait plus personne à arrêter. D'accord, il y avait bien cette cinquantaine de personnes qu'on venait d'amener en provenance des rayons... mais ensuite? Ah, une idée ! Les droits-communs arrêtés par la milice, si on les rebaptisait « article 58 » ! Sitôt dit – sitôt fait. Mais le quota n'est toujours pas atteint ! Là-dessus, coup de téléphone de la milice qui demande que faire : des gitans ont eu le culot de dresser leur campement sur l'une des places de la ville. Idée! On les encercle, et tous les hommes de dix-sept à soixante ans sont ramassés au titre de l'article 58 ! Voilà, le plan est rempli ! Autre genre d'histoire de cette époque : les tchékistes d'Ossétie (récit du chef de la milice Zabolovski) s'étaient vu assigner le chiffre de cinq cents personnes à fusiller pour toute la République ; ils demandèrent une majoration du chiffre, on leur permit deux cent cinquante exécutions supplémentaires. Ces télégrammes étaient acheminés, à peine codés, par la voie ordinaire. A Temriouk, la télégraphiste transmit au standard du NKVD, avec une sainte naïveté, l'ordre d'expédier le lendemain à Krasnodar deux cent quarante caisses de savon. Le lendemain matin, elle apprit qu'il y avait eu de nombreuses arrestations et qu'un convoi avait quitté la ville: alors elle comprit et raconta à une amie quel télégramme elle avait transmis. Elle fut aussitôt coffrée. (Est-ce tout à fait par hasard que des êtres humains avaient été codés caisses de savon? Ou bien par allusion à la technique de la saponification ? ...) Bien entendu, on arrive malgré tout à saisir un certain nombre de constantes partielles. Sont arrêtés: - nos véritables espions à l'étranger. (Ce sont souvent des membres du Komintern ou des tchékistes tout à fait sincères, et il y a parmi eux de nombreuses femmes pleines de charme. On les rappelle au bercail ; à la frontière, on les arrête, puis on les confronte avec leur ancien chef du Komintern, Mirov-Korona, par exemple. Ce dernier confirme qu'il travaillait lui-même pour un service de renseignement étranger, donc ses subordonnés aussi, automatiquement, et en causant d'autant plus de dégâts qu'ils étaient plus honnêtes !) ; - les kavéjédistes. (Tous les employés soviétiques du KVJD sans exception, femmes, enfants, grands-mères inclus, s'avèrent être des espions japonais. Mais il faut reconnaître qu'on avait déjà commencé à les ramasser quelques années auparavant) ; - les Coréens de l'Extrême-Orient soviétique. (On les exile au Kazakhstan. C'est la première expérience de ramassage fondé sur le critère du sang) ; - les Estoniens de Leningrad. (Seul et unique critère : la consonance du nom de famille. Tous sont arrêtés comme espions de l'Estonie indépendante et réactionnaire) ; - tous les fusiliers* et tchékistes lettons ; eh oui, les Lettons, ces accoucheurs de la Révolution qui, encore tout récemment, étaient l'ossature et la fierté de la Tchéka ! Arrêtés aussi, les communistes de la Lettonie bourgeoise que l'on avait fait venir par voie d'échange en 1921, les soustrayant ainsi aux horribles peines de deux et trois ans auxquelles ils avaient été condamnés dans leur pays. (A Leningrad, on ferme la section lettone de l'institut Herzen, la maison de la culture des Lettons, le club estonien, le collège technique letton, les journaux letton et estonien.) Dans le tintamarre général, on achève de déplacer les cartes de la Grande Patience, on ratisse les derniers rogatons encore en liberté. Plus de raison de se cacher maintenant, le petit jeu a assez duré. On les enfourne dans les prisons, tous ces socialistes, par centres d'exil entiers (par exemple, à Oufa et à Saratov), on les fait passer en jugement tous ensemble et on les envoie par troupeaux aux abattoirs de l'Archipel. Les intellectuels ne sont pas plus oubliés par ce flot qu'ils ne l'ont été par les précédents. Il suffit que, dans la dénonciation d'un étudiant (le rapprochement de ces deux mots a cessé depuis longtemps de paraître étrange), un professeur de tel institut soit accusé de citer surtout Lénine et Marx en oubliant Staline, pour qu'on l'attende en vain au cours suivant. Et s'il ne fait pas du tout de citations ?... Embarqués, tous les savants léningradois formant la deuxième et la troisième génération d'orientalistes. Embarqué, tout le personnel de l'Institut du Nord (à l'exception des collaborateurs* secrets). On ne dédaigne pas non plus les professeurs de l'enseignement secondaire. A Sverdlovsk, une affaire est montée pour trente professeurs du secondaire ayant à leur tête le directeur de l'inspection académique de la région, un nommé Perel. Parmi les horribles chefs d'accusation: avoir organisé des arbres de Noël dans le but de mettre le feu aux écoles20. Quant aux ingénieurs (qui ne sont plus maintenant les ingénieurs « bourgeois », mais ceux de la génération soviétique), la massue s'abat sur leur tête avec la régularité d'un balancier. A la suite d'une anomalie dans les dispositions des strates, deux galeries convergentes creusées d'après les indications du géomètre souterrain Nikolaï Merkourievitch Mikov ne se rencontrent pas : 58-7, vingt ans ! Six géologues (le groupe de Kotovitch) sont accusés (sur dénonciation) « d'avoir caché intentionnellement des réserves d'étain dans le sous-sol (! c'est-à-dire de ne pas avoir découvert de gisements !) dans la perspective de l'arrivée des Allemands » : 58-7, dix ans chacun. Emboîtant le pas aux flots principaux, voici, en outre, une variété spécifique : les é pou ses, les Tch.S (membres de la famille) ! Les femmes des huiles du parti et, en certains endroits (à Leningrad), de tous ceux qui ont été condamnés à « dix ans avec privation du droit de correspondre », c'est-à-dire qui ne sont plus de ce monde. En règle générale, les Tch.S sont condamnés à huit unités. (La peine est tout de même plus douce que pour les dékoulakisés, et les enfants restent sur le continent.) Des monceaux, des montagnes de victimes ! Le NKVD monte à l'assaut des villes: S.P. Matveïeva voit arrêter dans la même vague, mais pour des « affaires » différentes, son mari et ses trois frères (de ces quatre hommes, trois ne reviendront jamais) ; - un électricien a dans son secteur une rupture de câble à haute tension : 58-7, vingt ans ; - à Perm, l'ouvrier Novikov est accusé de se préparer à faire sauter le pont sur la Kama ; - Ioujakov (à Perm également) est arrêté de jour et on vient chercher sa femme la nuit suivante. On présente à celle-ci une liste de personnes en exigeant qu'elle certifie que toutes ont assisté dans sa maison à des réunions menchéviko-SR (il va de soi que rien de tel n'a jamais eu lieu). On lui promet en échange de la laisser retourner auprès de ses trois enfants. Elle signe, causant la perte de tout le monde, et, bien entendu, n'est même pas relâchée ; - Nadejda Ioudénitch est arrêtée à cause de son nom de famille. Au bout de neuf mois, il est vrai, on établit qu'elle n'a aucun lien de parenté avec le général et on la libère (détail sans importance : entre temps sa mère est morte d'émotion) ; - à Staraïa Roussa, on passait le film Lénine en Octobre. Soudain, quelqu'un eut l'attention attirée par la phrase suivante: « Cela, Paltchinski doit le savoir! » (Or ce Paltchinski figurait dans le film comme l'un des défenseurs du palais d'Hiver.) – Eh mais, permettez, nous avons justement ici une infirmière qui s'appelle Paltchinskaïa ! Qu'on l'arrête ! Et on l'arrêta. Il s'avéra qu'en effet c'était bien la femme de ce Paltchinski-là. Après l'exécution de son mari, elle s'était cachée dans ce coin perdu de province ; - les frères Borouchko (Pavel, Ivan et Stépan) étaient arrivés de Pologne en 1930, encore enfants, pour vivre chez des parents. Adolescents à présent, ils furent gratifiés de PCh (présomption d'espionnage) : 10 ans ; - une conductrice de tramway de Krasnodar, rentrant à pied du dépôt tard dans la nuit, passa, pour son malheur, dans un quartier périphérique, devant un camion en panne près duquel des gens s'affairaient. Il était plein de cadavres et des bras et des jambes sortaient de dessous la bâche. On releva son nom et, le lendemain, on l'arrêta. Le commissaire-instructeur lui demanda ce qu'elle avait vu. Elle l'avoua franchement (la sélection selon Darwin). Agitation anti-soviétique: dix ans; - un plombier arrêtait le haut-parleur* de sa chambre chaque fois que la radio retransmettait les interminables lettres à Staline. (Qui s'en souvient, de ces lettres débitées pendant des heures et des heures chaque jour, toutes les mêmes au point qu'on se sentait devenir idiot? Le speaker Lévitan doit bien se les rappeler, lui: il les lisait avec de riches inflexions, en y mettant beaucoup de sentiment.) Un voisin le dénonça (où est-il, aujourd'hui, ce voisin?): SOE (élément socialement dangereux), huit ans; - un poêlier à demi illettré aimait, à ses heures de loisir, apposer sa signature: cela l'élevait à ses propres yeux. N'ayant pas de papier blanc, il utilisait les journaux. L'un de ceux-ci, couvert de paraphes traversant la face du Père et Maître, fut découvert par les voisins dans les cabinets communs, dans le petit sac où le poêlier mettait son papier: ASA (propagande anti-soviétique), 10 ans. Staline et ses familiers aimaient leurs propres portraits, ils en constellaient les journaux, ils les faisaient proliférer à des millions d'exemplaires. Ces portraits étaient sacrés, certes, mais enfin il y avait d'abord les mouches qui s'en souciaient peu, et puis ça faisait mal au cœur de ne pas pouvoir utiliser les journaux. Combien de malheureux ont été condamnés pour ce motif! Les arrestations se propageaient à travers rues et maisons comme une épidémie. De même que les gens se transmettent le microbe d'une épidémie sans le savoir, par une poignée de main, dans leur haleine, par la remise d'un objet, de même ils se transmettaient l'un à l'autre, par une poignée de main, dans leur haleine, au cours d'une rencontre dans la rue, le microbe de l'inéluctable arrestation. Supposons en effet que vous soyez destiné à avouer demain que vous avez tenté de constituer un groupe clandestin pour empoisonner l'eau de la ville : s'il se trouve qu'aujourd'hui je vous aie serré la main dans la rue, je suis perdu moi aussi. Durant les sept années précédentes, la ville avait regardé supplicier la campagne et trouvé la chose toute naturelle. Maintenant, c'est la campagne qui aurait pu à son tour regarder supplicier la ville, mais elle n'était pas assez évoluée pour cela, et, d'ailleurs, on était elle-même en train de l'achever: - l'arpenteur (!) Saounine écopa de quinze ans pour... épizootie (!) dans le rayon et mauvaises récoltes (!) (tous les responsables du rayon furent fusillés pour le même motif) ; - le secrétaire d'un Comité de rayon du parti s'était rendu sur le terrain pour activer les labours ; un vieux paysan lui demanda s'il savait que depuis sept ans, les kolkhoziens n'avaient pas reçu un seul gramme de grain en paiement de leurs journées-travail, mais seulement de la paille, et encore pas beaucoup. Cette question valut au vieillard dix ans pour ASA ; - autre fut le destin de ce paysan, père de six enfants. Avec toutes ces bouches à nourrir, il travaillait pour le kolkhoze sans ménager sa peine, espérant toujours obtenir un paiement en nature. Et il obtint en effet... une décoration. On la lui remit au cours d'une assemblée générale, avec des discours. Lui alors de répondre, le cœur sur les lèvres : « Ah ! si au lieu de c'te médaille, ça pouvait être un p'tit boisseau de farine ! Dites voir, c'est vraiment pas possible? » L'assemblée éclata d'un rire féroce et le nouveau décoré partit en exil avec ses six bouches à nourrir. Peut-être pourrait-on maintenant réunir tout cela sous une même rubrique et expliquer qu'on emprisonnait des innocents ? Mais nous avons omis de dire que le concept même de culpabilité avait été supprimé par la révolution prolétarienne et qu'au début des années 30, il avait été qualifié d'opportunisme de droite21 ! De sorte que nous ne pouvons plus spéculer sur les concepts périmés de culpabilité et d'innocence22. Les retours de 1939 sont un phénomène incroyable dans l'histoire des Organes, une véritable souillure! Il est vrai que ce contre-flot ne fut pas important: environ 1 à 2 % des gens qui, arrêtés tout récemment, n'avaient encore eu le temps ni d'être condamnés et expédiés au loin, ni de mourir. Un petit flot, donc, mais utilisé avec adresse. Un kopeck rendu sur un rouble, mais nécessaire pour tout faire retomber sur ce sale Iéjov, pour renforcer la position de Béria au moment de son entrée en fonctions et pour rehausser l'éclat du Chef. Grâce à ce kopeck, on put habilement enfoncer en terre le rouble restant. Car, n'est-ce pas, si « après avoir tiré les choses au clair, ils ont relâché ces gens-là » (les journaux eux-mêmes n'avaient pas peur de mentionner des cas isolés s de personnes victimes de la calomnie), cela signifie que les prisonniers qu'ils gardent sont bel et bien des gredins ! – Quant à ceux qui venaient de rentrer, ils se taisaient. Ils avaient signé un engagement. Ils étaient muets de peur. Et bien rares furent les gens qui apprirent si peu que ce fût des secrets de l'Archipel. La division antérieure subsistait: fourgons cellulaires la nuit, manifestations le jour. Ce kopeck, au demeurant, on ne tarda pas à le reprendre, au cours des mêmes années et en vertu des mêmes paragraphes de l'Article universel. Qui, par exemple, remarqua en 1940 le flot des femmes qui avaient refusé de renier leurs époux? Ou bien qui se souvient encore, même à Tambov, de l'orchestre de jazz qui jouait au cinéma « Le Moderne » et qui fut arrêté en bloc, cette même année paisible, parce qu'on avait découvert que ses musiciens étaient tous des ennemis du peuple? Et quelqu'un a-t-il remarqué les trente mille Tchèques qui, en 1939, quittèrent la Tchécoslovaquie occupée pour se réfugier dans la mère patrie slave, l'Union soviétique? On ne pouvait être assuré qu'il n'y avait pas au moins un espion parmi eux: tous furent donc envoyés dans les camps du Nord (et voici d'où émergea, pendant la guerre, le « corps tchécoslovaque »). Mais au fait, permettez, n'est-ce pas en 1939 que nous tendîmes une main secourable aux Ukrainiens et Biélorusses occidentaux, puis, en 1940, aux Baltes et aux Moldaves? Il s'avéra immédiatement que chez nos frères, en matière de nettoyage, tout restait à faire, et de toutes ces régions des flots de prophylaxie sociale – des centaines et des centaines de milliers de personnes – partirent pour le Nord ou l'Asie centrale. (Intéressantes, les étiquettes. Pour les habitants de l'Ukraine occidentale, ce fut « collaboration avec la Pologne blanche » ; pour ceux de la Bukovine et de la Bessarabie, collaboration avec la Roumanie blanche. Et pour les Juifs, demanderez-vous, qui avaient fui la partie allemande de la Pologne et s'étaient réfugiés chez nous? Eh bien, mais collaboration avec la Gestapo, bien entendu! Tel fut le destin de M. Pinkhassik.) On arrêta les gens trop aisés, trop influents et, du même coup, ceux qui étaient trop indépendants, trop intelligents, qui se voyaient trop ; partout on arrêta les officiers et, dans les anciens territoires polonais, on les ramassa en rangs particulièrement serrés (c'est alors que furent recrutées les malheureuses victimes du massacre de Katyn et que l'on mit à macérer dans les camps du Nord la future armée Sikorski-Anders). Ainsi secouées, privées de tous les individus capables de prendre la tête d'un mouvement de résistance, les populations s'enfoncèrent dans le silence. Les gens devenaient raisonnables, les liens se défaisaient, les relations s'effritaient. La Finlande nous abandonna un isthme vidé de sa population ; en compensation, toutes les personnes ayant du sang finnois furent extraites, en 1940, de Leningrad et de la Carélie et dûment transplantées. Ce ruisseau, nous ne l'avons pas remarqué: le sang qui coule dans nos veines n'est pas finnois. C'est également pendant le conflit avec la Finlande qu'on expérimenta le procédé consistant à juger comme traîtres à la patrie ceux de nos soldats qui avaient été faits prisonniers. La première expérience de ce genre dans l'histoire de l'humanité ! Et figurez-vous que nous ne l'avons pas remarquée ! A peine terminée cette sorte de répétition générale, ce fut la guerre et, avec elle, notre grandiose retraite. Dans les républiques occidentales qu'on abandonnait à l'ennemi, il fallut à la hâte, en quelques jours, ramasser encore qui l'on pouvait. En Lituanie, nous abandonnâmes, dans notre précipitation, des unités entières, des régiments d'infanterie, des groupes d'artillerie et de défense antiaérienne, – mais nous trouvâmes le moyen d'embarquer plusieurs milliers de familles suspectes (quatre mille de ces Lituaniens furent par la suite jetés dans un camp de Krasnoïarsk pour y être la proie des apaches). A partir du 23 juin, on procéda en toute hâte à des arrestations en Lettonie, en Estonie, mais on avait le feu aux trousses et il fallut battre en retraite encore plus vite. On oublia de déménager des forteresses entières, comme celle de Brest-Litovsk, mais on n'oublia pas de fusiller les détenus politiques dans les cellules et les cours des prisons de Lvov, de Rovno, de Tallin et de nombreuses autres villes de l'Ouest. Dans la prison de Tartu, cent quatre-vingt-douze personnes furent exécutées et leurs corps jetés dans un puits. Comment s'imaginer la scène? Vous ne savez rien, la porte de votre cellule s'ouvre et on vous tire dessus. Votre dernier cri, nul ne l'entend que les pierres de la prison, et nul jamais ne racontera votre mort. On dit pourtant que certains ne furent que blessés par les balles et en réchappèrent. Peut-être un jour lirons-nous un livre là-dessus ?... En 1941, les Allemands eurent si vite fait de contourner et isoler Taganrog que des détenus prêts à être évacués se trouvèrent bloqués à la gare, dans des wagons de marchandises. Que faire ? On ne pouvait quand même pas les libérer. Ni les livrer aux Allemands. On se fit donc amener des citernes pleines de pétrole et on arrosa les wagons avant d'y mettre le feu. Tous les détenus furent brûlés vifs. A l'arrière, le premier flot de la guerre fut constitué par les colporteurs de faux bruits et semeurs de panique, en vertu d'un décret spécial, hors code, pris dès les premiers jours des hostilités. C'était une saignée d'essai destinée à maintenir le tonus général. Tous furent condamnés à dix ans, mais ils n'étaient pas considérés comme relevant de l'article 58 (et les quelques rares qui survécurent aux camps des années de guerre furent amnistiés en 1945). C'est tout juste si je n'eus pas à éprouver moi-même les effets de ce décret : je faisais la queue à la porte d'une boulangerie, à Rostov-sur-le-Don, quand un milicien m'interpella et m'emmena pour faire nombre. Et j'étais bon pour commencer tout de suite mon séjour au Goulag au lieu de faire la guerre, n'eût été une heureuse intervention. Puis il y eut le flot de ceux qui n'avaient pas livré leurs postes de TSF ou les pièces détachées qu'ils possédaient. Une seule lampe de radio trouvée chez vous (à la suite d'une dénonciation), et vous écopiez de dix ans. En même temps, il y eut aussi le flot des Allemands: Allemands de la Volga, colons d'Ukraine et de Ciscaucasie et en général tous les Allemands vivant en Union soviétique. Le critère utilisé était celui du sang et l'on avait beau être un héros de la guerre civile ou un vieux membre du parti, si l'on était Allemand, on partait pour l'exil. Et du sang, on jugeait d'après le nom de famille. L'ingénieur Vassili Okorokov [« Dujambon »], trouvant gênant de signer ainsi les projets qu'il élaborait, avait échangé son nom – dans les années 30, époque où la chose était encore possible – contre celui de Robert Stecker: cela sonnait bien! et il avait mis au point un paraphe aux lignes pures. Or voici que, sans lui laisser le temps de démontrer quoi que ce soit, on l'arrête comme Allemand. « Quelle est la mission dont vous ont chargé les services de renseignements fascistes?... ». Et cet habitant de Tambov qui, dès 1918, avait changé son nom malsonnant de Kaverznev [« Lerossard »] en celui de Kolbe, quand a-t-il partagé le sort d'Okorokov? Au fond, cet exil des Allemands fut semblable à la déportation des koulaks, mais en plus doux, car on leur permit d'emporter davantage de choses et on ne les envoya pas dans des contrées aussi porteuses de malemort. Pas plus que la dékoulakisation, il ne reçut de forme juridique. Le Code pénal était une chose et la déportation de centaines de milliers de personnes en était une autre. C'était le fait du prince. En outre, comme il expérimentait pour la première fois une opération de ce type sur un groupe national, ledit prince y prenait un intérêt de théoricien. A la fin de l'été 1941 commença à déferler, pour grossir encore en automne, le flot des encerclés. C'étaient les défenseurs de la patrie, ceux-là mêmes dont nos villes avaient accompagné le départ, quelques mois auparavant, de fanfares et de fleurs : des hommes qui avaient essuyé les terribles attaques des blindés allemands, qui, ensuite, au milieu du chaos général et sans avoir rien à se reprocher, avaient passé un certain temps non par en captivité, oh non ! mais dans des groupes de combat isolés, encerclés par les Allemands, et qui avaient réussi enfin à sortir de ces poches. Eh bien, ces hommes, au lieu de les étreindre fraternellement en se réjouissant de leur retour (comme on l'aurait fait dans n'importe quelle autre armée au monde), au lieu de les laisser se reposer, aller voir leurs familles, puis revenir au combat, on les conduisait avec suspicion, avec défiance, en détachements désarmés, privés de tout droit, jusqu'à des centres de contrôle et de triage. Là, des officiers des Sections spéciales commençaient par mettre en doute chacune de leurs paroles et même leur identité. Comme méthodes de contrôle, on utilisait les interrogatoires croisés, les confrontations, les dépositions des uns sur le compte des autres. Après cette vérification, une partie des encerclés se voyaient rendre leur nom, leur grade, la confiance du pays, et étaient utilisés dans la formation de nouvelles unités. L'autre partie, plus petite pour l'instant, constitua le premier flot de traîtres à la patrie. Leur article était le 58-1-b, mais au début, avant que la norme soit mise au point, la peine infligée était inférieure à dix ans. C'est donc ainsi qu'on épurait l'armée combattante. Mais il y avait aussi, en Extrême-Orient et en Mongolie, une immense armée non-combattante. Ne pas la laisser rouiller, telle était la noble tâche des Sections spéciales. Dans l'inaction, les langues des héros du Khalkhin-Gol et du lac Hassan commençaient à se délier, d'autant plus que l'on venait de leur donner à étudier les pistolets mitrailleurs Degtiariov et les mortiers de 120 mm, armes jusque-là secrètes, dont l'existence avait été cachée à nos propres soldats. Avec des armes pareilles entre les mains, ils avaient peine à comprendre pourquoi nous battions en retraite à l'Ouest. Mais c'est qu'ils étaient séparés de nous par toute la Sibérie et par l'Oural: il leur était absolument impossible de saisir qu'en reculant de 120 kilomètres par jour, nous répétions tout simplement la manœuvre de Koutouzov et cherchions à attirer l'ennemi à l'intérieur du pays. Pour leur ouvrir l'esprit, il fallut qu'un flot parte de l'armée d'Orient vers l'Archipel. Les lèvres alors se refermèrent, et la foi devint de fer. Il va de soi que les hautes sphères émirent également un flot composé des responsables de la débâcle (on n'allait tout de même pas l'imputer au Grand Stratège !). Ce fut un petit flot de généraux, une cinquantaine, qui passèrent l'été 1941 dans les prisons de Moscou et furent mis dans des convois en octobre. Il y avait surtout parmi eux des généraux de l'armée de l'air: le commandant en chef des forces aériennes Smouchkévitch, le général Ié.S. Ptoukhine (il disait : « Si j'avais su, avant d'aller en prison, j'aurais commencé par vider mes soutes à bombes sur la tête de notre Père à tous ! ») et d'autres encore. La victoire devant Moscou donna naissance à un nouveau flot : celui des Moscovites coupables. Quand on examina les choses à tête reposée, après la bataille, il apparut clairement que les Moscovites qui n'avaient pas fui et n'avaient pas été évacués, mais étaient courageusement restés dans la capitale menacée et abandonnée par les autorités, se trouvaient de ce seul fait suspects: soit d'avoir affaibli l'autorité du pouvoir (58-10), soit d'avoir attendu les Allemands (58-1-a par le 19 ; ce flot devait assurer jusqu'en 1945 la subsistance des commissaires-instructeurs de Moscou et de Leningrad). Bien entendu, jamais l'article 58-10 (ASA) ne connut la moindre panne: durant toute la guerre, il suffit à pourvoir aux besoins du front et de l'arrière. Il était appliqué aux réfugiés qui racontaient les horreurs de la débâcle (à lire les journaux, il était clair que la retraite se déroulait selon un plan préétabli) ; à ceux qui, à l'arrière, affirmaient calomnieusement que les rations étaient trop chiches ; à ceux qui, sur le front, affirmaient calomnieusement que les Allemands avaient un matériel puissant ; à tous ceux, où qu'ils fussent, qui, en 1942, affirmaient calomnieusement que dans Leningrad assiégée les gens mouraient de faim. La même année, au cours de la grande retraite du Front sud en direction du Caucase et de la Volga qui suivit les échecs militaires de Kertch (120 000 prisonniers) et de Kharkov (encore plus), un nouveau flot très important fut aspiré, celui des officiers et soldats qui, refusant de se faire hacher sur place, battaient en retraite sans autorisation: ceux-là mêmes auxquels, selon les propres termes de l'immortel Ordre du jour n° 227 de Staline (juillet 1942), la Patrie ne pouvait pardonner son déshonneur. Ce flot n'atteignit cependant pas le Goulag: soumis au traitement accéléré des tribunaux divisionnaires, il fut dirigé tout entier vers des compagnies disciplinaires et disparut sans laisser de traces, absorbé par le sable rouge des premières lignes. Le ciment dont on maçonna les fondations de la victoire de Stalingrad, ce fut lui ; mais malgré cela il n'est pas entré dans l'histoire générale de la Russie et demeure confiné dans celle, particulière, de nos canalisations. (Du reste, nous nous bornons nous-mêmes ici à essayer de suivre les flots qui se sont déversés dans le Goulag depuis l'extérieur. Les transvasements d'un réservoir dans un autre qui s'opéraient constamment à l'intérieur de l'institution, ces fameuses condamnations internes qui firent particulièrement rage pendant les années de guerre, ne sont pas examinées dans le présent chapitre.) L'honnêteté exige que l'on évoque aussi les contre-flots du temps de guerre : les Tchèques déjà mentionnés ; les Polonais ; les détenus de droit commun relâchés des camps pour être envoyés au front. En 1943, lorsque la guerre tourna à notre avantage, on vit jaillir un nouveau flot qui devait grossir d'année en année jusqu'en 1946 et emporter des millions et des millions de personnes. Issu d'abord des territoires occupés, puis des pays d'Europe où entraient nos troupes, il comporta deux courants principaux : - l'un civil, fait de gens qui avaient vécu sous l'occupation ou avaient été embarqués par les Allemands (on leur flanquait dix ans avec la lettre « a » : 58-1-a) ; - l'autre militaire, constitué par des prisonniers de guerre (dix ans avec la lettre « b »: 58-1-b). Les gens qui s'étaient trouvés en territoire occupé avaient tout de même voulu continuer à vivre : ils avaient donc exercé une activité, et ainsi chacun, en même temps qu'il assurait sa subsistance, s'était virtuellement assuré un motif de condamnation: sinon la trahison envers la patrie, du moins la collaboration avec l'ennemi. En pratique, cependant, il suffisait d'indiquer dans les numéros de série des passeports que leurs détenteurs avaient vécu en territoire occupé ; les arrêter tous aurait été une aberration économique : on ne pouvait dépeupler de si vastes espaces. Pour élever le niveau de conscience général, il suffisait de jeter en prison un certain pourcentage de la population : coupables, demi-coupables, quarts de coupables et leurs cousins issus de germains. Il faut bien voir ceci : un pour cent (pas plus) sur un million (pas plus), et on a déjà une douzaine de camps florissants. Et n'allez pas penser que d'avoir honnêtement participé à un mouvement de résistance vous permettait à coup sûr d'échapper au flot. Le cas de ce komsomol de Kiev n'est pas unique : l'organisation clandestine à laquelle il appartenait l'avait envoyé servir dans la police de la ville pour les besoins du renseignement. Le garçon informait honnêtement de tout les autres komsomols, mais, lorsque les nôtres arrivèrent, il eut droit à ses dix ans, car vous pensez bien qu'il n'avait pas pu, travaillant ainsi à la police, ne pas s'imprégner de l'esprit de l'ennemi ni s'abstenir totalement d'exécuter les missions que celui-ci lui confiait. On mit plus d'âpreté et de rigueur à juger ceux qui avaient séjourné en Europe, fût-ce à titre d'esclaves, comme « Ostarbeiter », car ils avaient entr'aperçu un petit bout de la vie européenne et pouvaient en parler ; et si de tels récits ne nous font jamais plaisir (sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit des notes de voyage d'écrivains raisonnables), ils étaient du dernier désagréable pendant les années d'après-guerre, années de ruine et de désorganisation. Quant à raconter que ça allait tout à fait mal en Europe et que la vie y était absolument impossible, ce n'était pas à la portée de tout le monde. C'est pour cette raison-là, et nullement pour le simple fait de s'être rendus à l'ennemi, que furent jugés la plupart des prisonniers de guerre et, en particulier, ceux d'entre eux qui avaient vu de l'Occident un peu plus qu'un camp de la mort allemand. Cela ne s'est pas dessiné tout de suite aussi clairement: en 1943, il y avait encore quelques flots fourvoyés qui ne ressemblaient à rien, tel celui des « Africains », que l'on continua longtemps à appeler ainsi sur les chantiers de construction du camp de Vorkouta. C'étaient des prisonniers de guerre russes qui, alors qu'ils servaient comme auxiliaires « Hiwi » dans l'armée de Rommel en Afrique, avaient été pris par les Américains, puis renvoyés dans leur patrie en 1943, en camions Studebaker, via l'Egypte, l'Irak et l'Iran. On les mit tout de suite derrière des barbelés dans une baie déserte de la mer Caspienne, on leur arracha leurs insignes militaires, on les soulagea (au profit des fonctionnaires des Organes, bien entendu, non à celui de l'Etat) des effets qui leur avaient été donnés par les Américains et on les expédia à Vorkouta attendre qu'une décision soit prise à leur sujet, en omettant, par inexpérience, de les nantir d'un temps de peine et d'un numéro d'article. Ils vivaient à Vorkouta dans des conditions hybrides : pas gardés, mais pour faire le moindre pas il leur aurait fallu un laissez-passer, or ils n'en avaient pas ; payés comme des ouvriers libres, mais traités comme des détenus. Quant à la décision, ils l'attendaient et pouvaient toujours l'attendre: on les avait oubliés... On en a une preuve évidente dans le fait que les Soviétiques qui avaient été internés en pays neutre furent invariablement traduits en jugement au même titre que les prisonniers de guerre. Ainsi, durant les premiers jours de la guerre, un groupe de matelots de chez nous avait été jeté par la tempête sur la côte suédoise. Ce groupe passa tout le reste de la guerre en Suède, où il vécut librement dans une aisance et un confort qu'il n'avait jamais vus auparavant et qu'il ne devait plus jamais revoir après. Tandis que l'Union soviétique, affamée, reculait, avançait, attaquait et mourait, ces gredins se faisaient du lard en pays neutre. Après la guerre, la Suède nous les rendit. La trahison envers la patrie ne faisait aucun doute, mais il manquait un joint pour que ça colle. On les laissa donc rentrer chacun chez soi, et c'est seulement alors qu'on les assaisonna : propagande anti-soviétique pour récits alléchants sur la vie libre et repue de la Suède capitaliste (groupe de Kadenko). Une aventure succulente arriva ensuite à ce groupe. Au camp, ils ne parlèrent plus de la Suède, de peur que cela leur vaille une seconde condamnation. Mais, en Suède, on apprit je ne sais comment ce qui leur était advenu et des informations calomnieuses furent publiées dans la presse. Entre temps, nos gars avaient été dispersés dans divers camps, proches ou lointains. Soudain, en vertu d'ordres spéciaux, ils furent tous concentrés à la prison des Croix de Leningrad ; pendant deux mois environ on les engraissa comme des animaux de boucherie et on laissa leurs cheveux repousser. Puis on les habilla avec une sobre élégance, on procéda à une répétition de ce que chacun devait dire, en les prévenant que tout salaud qui dirait autre chose recevrait « neuf grammes » dans la nuque, et on les exhiba à une conférence de presse devant un parterre de journalistes étrangers invités pour la circonstance et de gens qui avaient bien connu tout leur groupe en Suède. Les anciens internés se montrèrent plein d'entrain et racontèrent à quel endroit ils vivaient, étudiaient, travaillaient ; ils s'indignèrent des calomnies bourgeoises qu'ils avaient lues récemment dans les journaux occidentaux (vendus chez nous, comme on sait, dans tous les kiosques !) : du coup, ils avaient échangé des lettres et décidé de se retrouver à Leningrad (la question des frais de voyage n'avait troublé personne). Avec leurs visages frais et luisants, ils étaient le meilleur démenti qu'on pût opposer au canard lancé par la presse occidentale. Les journalistes, couverts de honte, s'en allèrent rédiger des excuses. Leur courte imagination d'Occidentaux était bien incapable d'expliquer autrement ce qui s'était passé. Quant aux héros de l'interview, on les conduisit aussitôt aux bains, on les tondit, on leur repassa leurs vieilles loques et on les renvoya dans les camps d'où on les avait sortis. Comme ils s'étaient conduits convenablement, aucun d'eux ne fut frappé d'une seconde condamnation. Dans le grand flot des personnes libérées de l'occupation allemande s'écoulèrent l'un après l'autre, compacts et rapides, les flux des nations qui avaient fauté: en 1943, les Kalmouks, les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars, les Karatchaï ; en 1944, les Tatars de Crimée. Ils n'auraient pas filé si vite ni avec tant d'énergie vers leurs lieux d'exil éternel si les Organes n'avaient reçu l'assistance de troupes régulières et de camions militaires. Des unités de l'armée encerclaient avec brio les aouls* et en vingt-quatre heures, avec la célérité d'une opération de commando, ces gens dont les nids étaient faits là pour des siècles se voyaient véhiculés jusqu'aux gares et chargés dans des convois qui prenaient sur-le-champ le chemin de la Sibérie, du Kazakhstan, de l'Asie centrale, de la Russie du Nord. Vingt-quatre heures plus tard exactement, leurs terres et leurs biens immobiliers passaient dans les mains de leurs successeurs. Comme les Allemands de Russie au début de la guerre, les membres de toutes ces communautés nationales furent exilés en vertu d'un seul critère : le sang qui coulait dans leurs veines. Pas de papiers, pas de questionnaires : aussi bien les membres du parti que les héros du travail ou ceux d'une guerre encore inachevée, tout le monde s'en alla valdinguer. Pendant les dernières années de la guerre, il y eut bien sûr un flot de criminels de guerre allemands ; extraits des camps pour prisonniers de guerre, ils étaient transférés après jugement dans le réseau du Goulag. En 1945, bien que la guerre avec le Japon n'eût pas duré trois semaines, une grande quantité de prisonniers japonais, envoyés couvrir les besoins pressants des chantiers de Sibérie et d'Asie centrale, furent soumis à une opération identique: on sélectionna parmi eux des criminels de guerre destinés au Goulag. (Même sans connaître les détails, on peut être sûr que la plupart de ces Japonais n'ont pas pu être jugés de façon légale. C'était là un acte de vengeance et un moyen de retenir la main-d'œuvre plus longtemps.) A partir de la fin de l'année 1944, quand notre armée envahit les Balkans, et surtout en 1945 quand elle atteignit l'Europe centrale, un nouveau flot fut précipité dans les canaux du Goulag, celui des émigrés russes : vieillards partis pendant la révolution et jeunes qui avaient grandi là-bas. En général, c'étaient les hommes que l'on réexpédiait dans la mère patrie, femmes et enfants étant laissés sur place. (Les hommes eux-mêmes n'y passèrent du reste pas tous : seuls furent pris ceux qui avaient, fût-ce timidement, exprimé leurs opinions politiques au cours des vingt-cinq dernières années ou qui l'avaient fait jadis, pendant la révolution. Ceux qui avaient vécu d'une vie purement végétative ne furent pas touchés.) Les principaux flots vinrent de Bulgarie, de Yougoslavie, de Tchécoslovaquie et, à un moindre degré, d'Autriche et d'Allemagne ; dans les autres pays d'Europe orientale, il n'y avait pour ainsi dire pas de Russes. Un flot symétrique d'émigrés en provenance de Mandchourie vint faire le pendant en 1945. (Certains d'entre eux ne furent pas arrêtés immédiatement : on les invitait par familles entières à regagner la patrie sans aucune contrainte, et c'est seulement ensuite qu'on les séparait pour les envoyer en exil ou les jeter en prison.) Tout au long des années 1945-1946 roula vers l'Archipel un grand flot constitué cette fois de véritables adversaires du pouvoir (vlassoviens, Cosaques de Krasnov, musulmans des unités militaires nationales créées sous Hitler), les uns convaincus, les autres contraints. Le même flot emporta près d'un million de citoyens soviétiques qui avaient fui leur pays au cours des années de guerre : civils de tous âges et des deux sexes réfugiés dans les territoires contrôlés par les Alliés et qui furent perfidement remis par eux, en 1946-47, entre les mains des Soviétiques23. Un certain nombre de Polonais, membres de l'Armée Nationale – partisans de Mikolajczyk –, passèrent par nos prisons en 1945 avant de rejoindre le Goulag. Une certaine quantité, également, de Roumains et de Hongrois. Quant aux nationalistes ukrainiens (« bandéristes »), ils fournirent, à partir de la fin de la guerre, un flot abondant qui devait couler sans interruption durant de nombreuses années. Sur le fond de ce gigantesque remue-ménage d'après-guerre, qui brassait des millions de personnes, peu de gens remarquèrent des flots aussi ténus que: - celui des jeunes filles condamnées « pour cause d'étrangers » (1946-1947), c'est-à-dire pour avoir permis à des étrangers de leur faire la cour. On les stigmatisait au moyen de l'article 7-35 (éléments socialement dangereux) ; - celui des enfants espagnols évacués jadis vers l'URSS pour fuir la guerre civile et devenus maintenant adultes. Bien qu'élevés dans nos internats, ils s'adaptaient tous fort mal à notre vie et beaucoup aspiraient à rentrer dans leur pays. Eux aussi eurent droit à l'article 7-35 (éléments socialement dangereux), et s'ils étaient particulièrement obstinés, à l'article 58-6: espionnage au profit de... l'Amérique. (Pour être juste, nous n'oublierons pas non plus, en 1947, un petit contre-flot... de prêtres. Eh oui! ô miracle! Pour la première fois depuis trente ans, on libérait des prêtres ! En fait, on n'alla pas les chercher dans les camps, mais si quelqu'un, parmi les gens vivant en liberté, se souvenait d'eux et pouvait donner, en même temps que leur nom, leur lieu exact de détention, les individus ainsi désignés étaient convoyés hors de l'Archipel et rendus à l'Eglise afin d'aider à son relèvement.) *** Il faut rappeler que, dans ce chapitre, nous n'avons nullement pour but d'énumérer tous les flots partis fertiliser le Goulag, mais seulement ceux d'entre eux qui avaient une nuance politique. De même que, dans un cours d'anatomie, après avoir fait une description détaillée de la circulation sanguine, on peut repartir à zéro et recommencer le même travail à propos du système lymphatique, de même nous pourrions repartir maintenant de 1918 pour suivre jusqu'en 1953 les différents flots de « droits-communs » – simples délinquants ou criminels proprement dits. Et cette description, elle non plus, ne serait pas courte. Elle permettrait de remettre en lumière de nombreux décrets, fameux en leur temps et déjà en partie oubliés maintenant (bien qu'ils n'aient jamais été abrogés), qui ont fourni à l'insatiable Archipel un matériel humain surabondant. Décret sur l'absentéisme. Sur la mise en circulation de produits de mauvaise qualité. Sur la distillation illicite (celui-là eut une année de pointe en 1922, mais sa productivité resta soutenue tout au long des années 20). Décret contre les kolkhoziens n'ayant pas rempli la norme obligatoire de journées-travail. Décret instituant la loi martiale dans les services ferroviaires (avril 1943, donc pas du tout au début de la guerre, mais au moment où elle tournait à notre avantage). Aussitôt promulgué, chacun de ces décrets devenait à son tour ce qu'il y avait de plus important dans toute la législation, et on y eût cherché en vain la moindre intellection, voire même le moindre souvenir des lois antérieures. Le soin d'harmoniser tout cela était confié à de savants juristes, mais ils ne travaillaient pas avec un bien grand zèle, ni avec beaucoup de bonheur. Cette pulsation de décrets conféra au tableau des crimes et délits commis dans le pays une physionomie étrange. On pouvait remarquer que ni les vols, ni les meurtres, ni la distillation clandestine, ni les viols ne se produisaient tantôt ici et tantôt là, épisodiquement, comme des conséquences de la faiblesse humaine, de la luxure et du déchaînement des passions. Non ! Les crimes commis à travers tout le pays manifestaient une unanimité et une uniformité extraordinaires. C'est le pays tout entier qui grouillait aujourd'hui de violeurs et rien que de violeurs, demain d'assassins, après-demain de bouilleurs clandestins, répondant ainsi avec souplesse au dernier décret gouvernemental. On eût dit que, de lui-même, chaque crime présentait immédiatement les flancs au nouveau décret afin de disparaître au plus vite. Celui qui surgissait au même instant en tous lieux était précisément celui pour lequel notre législation venait, dans sa sagesse, de prévoir un châtiment renforcé. Le décret sur la militarisation des services ferroviaires envoya devant les tribunaux des multitudes d'adolescents et de femmes : c'étaient surtout eux qui travaillaient dans les chemins de fer pendant la guerre et, comme ils n'étaient pas passés par les casernes et n'avaient pas reçu d'instruction militaire, c'étaient surtout eux qui avaient des retards et commettaient des infractions. Quant au décret sur la non-réalisation de la norme obligatoire de journées-travail, il simplifia beaucoup la procédure de déportation des kolkhoziens indolents qui ne voulaient pas se contenter des bâtons* inscrits à leur crédit dans le registre du kolkhoze. Si, jusque-là, il fallait une décision de justice et l'application de l'article sur la « contre-révolution économique », il suffisait maintenant d'un arrêté du kolkhoze, ratifié par le Comité exécutif de rayon ; de là également un soulagement psychologique indéniable pour les condamnés eux-mêmes qui se voyaient toujours exiler, certes, mais plus classer ennemis du peuple. (La norme obligatoire à remplir variait d'une province à l'autre ; c'étaient les Caucasiens, avec soixante-quinze journées-travail, qui avaient la plus avantageuse, mais ils furent quand même un bon nombre à échouer pour huit ans dans le territoire de Krasnoïarsk.) Nous n'entreprendrons pas, dans ce chapitre, l'examen détaillé, qui serait pourtant si fécond, des flots produits par les crimes et délits de droit commun. Mais, puisque nous en sommes arrivés à l'année 1947, nous ne saurions passer sous silence l'un des plus grandioses décrets de Staline. Nous avons déjà eu l'occasion de mentionner, à propos de l'année 1932, la fameuse loi du « sept-huit », ou des « sept huitièmes », en vertu de laquelle on avait coffré à profusion pour un épi, un concombre, deux pommes de terre, un copeau de bois ou une bobine de fil (le procès-verbal portait « deux cents mètres de matériel de couture », car on avait tout de même honte d'écrire: « une bobine de fil »), et toujours pour dix ans. Mais chaque époque a ses exigences propres – Staline nourrissait là-dessus des idées très fermes – et ce ticket de dix ans qui semblait suffisant jadis, à la veille d'une guerre féroce, apparaissait maintenant, après une victoire qui faisait date dans l'histoire du monde, comme un peu maigrelet. Donc, méprisant une fois de plus le code ou oubliant qu'il existait déjà d'innombrables articles et décrets réprimant le vol et les détournements, on rendit public le 4 juin 1947 un nouveau décret qui les coiffa tous et que les détenus, sans se laisser abattre, baptisèrent aussitôt décret des « quatre sixièmes ». La supériorité du nouveau décret résidait, en premier lieu, dans le fait qu'il était tout frais : dès sa parution même, les délits qu'il punissait devaient fuser, assurant ainsi un flot abondant de nouveaux condamnés. Mais il avait un mérite encore plus grand qui tenait aux temps de peine prévus : si, histoire de se donner du courage, des jeunes filles s'en allaient à trois cueillir des épis (trois personnes: «bande organisée»), si des galopins d'une douzaine d'années se mettaient à plusieurs pour chaparder des concombres et des pommes, chacun encourait une peine allant jusqu'à vingt ans de camp ; dans les usines, le maximum fut porté à vingt-cinq ans (cette peine elle-même, dite du quarteron, remplaçait la peine de mort, supprimée quelques jours auparavant par humanisme24. Enfin, il redressait une vieille injustice: jusque-là, la non-dénonciation n'était crime d'Etat que si elle portait sur des matières politiques ; désormais, la vie courante avait sa part : pour non-dénonciation de vols commis au détriment de l'Etat ou d'un kolkhoze, on vous flanquait trois ans de camp ou sept d'exil. Dans les années qui suivirent immédiatement ce décret, des divisions entières d'habitants des villes et des campagnes furent envoyées cultiver les îles du Goulag pour y remplacer les indigènes décimés. Il est vrai que ces flots passèrent par la milice et les tribunaux ordinaires, sans aller engorger les canaux de la Sécurité qui n'avaient pas besoin de cela, dans les années d'après-guerre, pour se trouver en état de surpression. Bien entendu, cette nouvelle ligne adoptée par Staline, selon laquelle le moment était venu, après la victoire sur le fascisme, de coffrer avec plus d'énergie, plus massivement et pour plus longtemps que jamais, ne manqua pas de se répercuter aussitôt sur le sort des politiques. Les années 1948-1949, qui virent un renforcement des persécutions et de la surveillance policière dans tous les domaines de la vie sociale, furent marquées par la tragi-comédie des récidivistes, épisode inouï, même dans l'histoire des iniquités staliniennes. « Récidivistes », tel est le nom que reçurent, dans la langue du Goulag, les malheureux rescapés de 1937 qui, sortis vivants de dix années insupportables, invivables, venaient maintenant, épuisés et brisés, de poser un pied timide sur le sol du monde normal, dans l'espoir de finir tranquillement le peu de temps qui leur restait à vivre, mais que le Généralissime victorieux, pris d'on ne sait quelle lubie sauvage (hargne opiniâtre ou désir de vengeance inassouvi), ordonna de jeter derechef en prison. Il ne pouvait pourtant rien leur reprocher de nouveau, à ces pauvres estropiés ! Et même d'un point de vue économique et politique, il n'avait aucun avantage à bourrer la gueule de la machine avec les déchets qu'elle-même avait rejetés. Mais c'est néanmoins ce qu'il fit. Il est ainsi des cas où le caprice d'une personnalité de l'Histoire joue un tour à la nécessité historique. Et tous, à peine leur vie amarrée à un nouvel endroit ou à une nouvelle famille, tous on vint les reprendre. Avec une lassitude morne – la même lassitude avec laquelle ils se remirent en route. Car ils savaient tout d'avance, eux, ils connaissaient toutes les stations du chemin de croix. Ils ne demandaient pas « pourquoi? » et ne disaient pas à leurs proches « je reviendrai ». Ils enfilaient ce qu'ils avaient de plus sale, remplissaient de gros tabac gris leurs blagues rapportées du camp, et s'en allaient signer le procès-verbal. (Le même pour tous : « C'est vous qui avez déjà fait du camp ? – C'est moi. – Eh bien, en voici encore dix ans. ») Alors l'Egocrate s'avisa que cela n'était pas suffisant d'arrêter les survivants de 1937 ! Les enfants s de tous ces ennemis jurés, il fallait eux aussi les arrêter ! Ils grandissaient, n'est-ce pas : si l'idée leur venait de venger leurs parents? (Peut-être avait-il fait un trop bon dîner et ces enfants lui étaient-ils apparus dans quelque cauchemar.) On compulsa, on calcula: il y avait eu des enfants arrêtés, mais pas assez. Ceux des chefs militaires l'avaient été, mais pas tous ceux des trotskystes ! Et ce fut le flot des « enfants-vengeurs ». (Qui emporta aussi bien Léna Kossyreva, 17 ans, que Iélèna Rakovskaïa, 35 ans.) Après le grand chambardement européen, Staline était parvenu, en 1948, à reconstruire autour de lui quatre murs solides portant un plafond bien bas et à recréer dans cet espace clos, en l'épaississant encore, l'atmosphère de 1937. Et ainsi les flots emportèrent, en 1948, 1949 et 1950: - des espions imaginaires (dix ans auparavant, ils étaient germano-nippons ; maintenant ils étaient anglo-américains) ; - des croyants (cette fois, surtout des membres des sectes) ; - les généticiens et les sélectionneurs vaviloviens et mendélistes qui avaient échappé aux persécutions ; - les simples citoyens un peu cultivés qui avaient le malheur de penser (les étudiants étant l'objet d'une sévérité particulière) et auxquels on n'avait pas encore fait assez peur pour les détourner de l'Occident. On pouvait leur appliquer: VAT: exaltation de la technique américaine, VAD : exaltation de la démocratie américaine, PZ: vénération de l'Occident. Les flots étaient identiques à ceux de 1937, mais pas les peines : la norme n'était plus maintenant le bon vieux dizain patriarcal, mais le nouveau quarteron stalinien. Le ticket de dix ans faisait maintenant figure de peine pour bébé. Un flot assez important fut également produit par le nouveau décret sur la divulgation des secrets d'Etat (étaient considérés comme tels : le volume de la récolte dans votre rayon ; toute statistique sur une épidémie ; l'activité de n'importe quel atelier ou fabrique minuscule ; le nom de tout aérodrome civil ; les itinéraires des transports urbains ; tout nom de détenu se trouvant dans un camp). Les peines étaient de quinze ans de réclusion. Les flots nationaux ne furent pas oubliés non plus. Celui des bandéristes, capturés à chaud dans les forêts où ils se battaient, continuait à couler sans interruption. En même temps, on condamnait à des cinq, dix ans de camp et d'exil tous les habitants des campagnes d'Ukraine occidentale qui, d'une manière ou d'une autre, avaient été en rapport avec des partisans : il suffisait qu'ils les aient hébergés une nuit, leur aient donné à manger une fois ou ne les aient pas dénoncés. Et aux alentours de 1950 on mit également en route le flot des femmes de bandéristes : on leur flanquait dix ans pour non-dénonciation afin de venir plus vite à bout de leurs maris. A cette époque, la Lituanie et l'Estonie n'abritaient plus aucune résistance. Mais elles produisirent malgré tout, en 1949, de puissants flots dus à de nouvelles mesures de prophylaxie sociale et à la collectivisation. C'est par convois entiers qu'on exila en Sibérie citadins et paysans des trois républiques baltes. (Dans ces républiques, le rythme historique se trouvait faussé. Il leur fallait parcourir dans des délais très resserrés le même chemin que le reste du pays.) L'année 1948 vit encore un nouveau flot national gagner l'exil : celui des Grecs du littoral de la mer d'Azov, du Kouban et de Soukhoumi. Pendant la guerre, ils ne s'étaient pourtant souillés d'aucune tache aux yeux du Père. Peut-être celui-ci voulut-il leur faire payer son échec en Grèce? Ce flot semble avoir été, comme celui des récidivistes, le fruit de sa folie personnelle. La plupart des Grecs furent exilés en Asie centrale et les mécontents bouclés dans des isolateurs politiques. Et vers 1950, toujours pour se venger de cette guerre perdue ou par goût de la symétrie, il expédia dans l'Archipel les insurgés de l'armée Markos eux-mêmes, remis entre nos mains par la Bulgarie. Durant les dernières années de la vie de Staline, on vit aussi se dessiner nettement à l'horizon un flot de Juifs (dès 1950, on commença à les pomper par petites doses comme cosmopolites). C'est à cette fin que fut imaginée l'Affaire des médecins*. Il semble que Staline se soit préparé alors à organiser un grand massacre de Juifs. Cependant, ce fut le premier dessein de sa vie qui échoua. Dieu lui enjoignit – par l'entremise de mains humaines, semble-t-il, – de sortir de sa carcasse. L'exposé qui précède a montré, je l'espère, qu'au déracinement de millions d'hommes et au peuplement du Goulag ont présidé une logique froidement concertée et une inlassable obstination. Que jamais il n'y a eu chez nous de prisons vides : elles ont toujours été soit pleines, soit archicombles. Que tandis que vous preniez votre plaisir à percer les inoffensifs secrets du noyau atomique, à étudier l'influence de Heidegger sur Sartre ou à collectionner des reproductions de Picasso, tandis que des wagons moelleux vous emmenaient vers des villes d'eaux ou que vous acheviez de construire votre datcha dans les environs de Moscou, – sans cesse les fourgons cellulaires sillonnaient les rues, sans cesse les agents de la Sécurité frappaient et sonnaient aux portes. Car, je pense l'avoir aussi démontré, jamais les Organes n'ont volé le pain qu'ils mangeaient. 1 Vestnik NKVD [le Messager du NKVD], 1917, n° 1, p. 4. 2 Lénine, Polnoïé sobranié sotchinéniï [Œuvres complètes], 5e éd., t. 35, p. 66. 3 Ibid., p. 204. 4 Ibid., p. 204. 5 Ibid., p. 203. 6 Vestnik NKVD, 1918, n° 21-22, p. 1. 7 Dékrèty sovetskoï vlasti [les Décrets du pouvoir soviétique], t. 4, Moscou, 1968, p. 627. 8 M. la. Latsis, Dva goda borby na vnoutrennem fronté. Popouliarny obzor deïatelnosti Tch. K. [Deux années de lutte sur le front intérieur. Aperçu élémentaire de l'activité de la Tchéka], éditions d'Etat, Moscou, 1920, p. 61. 9 Lénine, Polnoïé sobranié sotchinéniï [Œuvres complètes], 5e éd., t. 51, p. 47, 48. 10 Ibid., p. 48. 11 Ibid., p. 47, 48. 12 Ibid., p. 49. 13 Toukhatchevski, « Borba s kontrrévolioutsionnymi vosstaniami » [la Lutte contre les insurrections contre-révolutionnaires], in revue Voïna i révolioutsia [Guerre et révolution], 1926, n° 7-8. 14 Il semble que le monarchiste Boris Koverda ait tué Voïkov par vengeance personnelle: commissaire régional à l'approvisionnement dans l'Oural, P.L. Voïkov avait, dit-on, dirigé en juillet 1918 le massacre de la famille impériale, ainsi que les opérations destinées à en faire disparaître les traces (cadavres découpés à la hache et à la scie avant d'être brûlés, cendres précipitées dans un puits de mine). 15 A.F. Vélitchko, officier du génie, ancien professeur à l'Académie militaire près l'Etat-Major général, général-lieutenant, à la tête de la Direction des Communications militaires dans le ministère de la Guerre tsariste. Fusillé. Oh ! comme il aurait été utile en 1941 ! 16 Kondratiev fut condamné à être détenu en isolateur: il y fut atteint de troubles mentaux et mourut. Iourovski mourut également. Quant à Tchaïanov, au bout de cinq ans d'isolateur, il fut exilé à Alma-Ata et coffré de nouveau en 1948. 17 Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs]. Recueil de l'Institut de politique pénale. Sous la direction de Vychinski, éd. « La Législation soviétique », Moscou, 1934, p. 36. 18 Il est bien possible, ma foi, que l'espionnite n'ait pas été seulement une manie obtuse de Staline. Ses avantages apparurent immédiatement à tous ceux qui étaient en train d'accéder au royaume des privilèges. Elle devint la justification naturelle de ce régime du secret dont l'heure était venue, amenant l'interdiction de l'information, les huis clos, le système des laissez-passer, les datchas entourées de palissades et les magasins spéciaux. Le peuple ne pouvait pas pénétrer derrière les défenses blindées de l'espionnite pour voir les bureaucrates s'entendre entre eux sur son dos, se tourner les pouces, commettre erreurs sur erreurs, bâfrer et se divertir. 19 Lénine, Polnoïé sobranié sotchinéniï [Œuvres complètes], 5e éd., t. 45, p. 190. 20 Cinq d'entre eux furent torturés si fort pendant l'instruction qu'ils succombèrent avant de passer en jugement. Vingt-quatre sont morts dans les camps. Le trentième, Ivan Aristaoulovitch Pounitch, est revenu et a été réhabilité. (S'il était mort lui aussi, nous n'aurions pas plus mentionné ces trente personnes-là que nous n'en mentionnons des millions d'autres.) Nombreux sont les « témoins » ayant déposé jadis au procès qui prospèrent aujourd'hui à Sverdlovsk : ils sont fonctionnaires « de nomenclature » ou titulaires d'une pension* à titre personnel. Toujours la sélection selon Darwin. 21 Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs], p. 63. 22 Il faudra qu'en 1946 (le 12.7.46) la Cour suprême de l'URSS, réunie en séance plénière, prenne une résolution spéciale (N° 8/5/Ou) stipulant que « ne pourront être frappées de sanctions pénales que les seules personnes qui auront commis un délit déterminé » (!). Mais ce texte-là aussi sera contourné sans vergogne. 23 En Occident, il est impossible de garder bien longtemps un secret politique, il finit toujours par être divulgué, par percer dans la presse ; aussi est-il étonnant que les gouvernements britanniques et américains successifs aient mis tant de soin à cacher cette trahison - 1 à et aient si bien réussi. En vérité, c'est, sinon le dernier, du moins l'un des derniers secrets de la Seconde Guerre mondiale. Ayant souvent rencontré de ces gens-là dans les prisons et les camps, je n'ai pu croire, un quart de siècle durant, que l'opinion occidentale ne savait rien de cette opération, grandiose par ses proportions, au cours de laquelle les gouvernements occidentaux livrèrent d'humbles gens de Russie à la répression et à la mort. C'est seulement en 1973 (Sunday Oklahoman, 21 janvier) que se firent jour des informations sur ce sujet, dans un article de Julius Epstein: je me permets de lui exprimer ici la reconnaissance des victimes, celles qui ont péri – c'est la plus grande masse – et celles, peu nombreuses, qui sont encore en vie. Mais on n'a imprimé là qu'un petit document isolé extrait de l'énorme dossier des rapatriements forcés en Union soviétique – un dossier en plusieurs volumes qui a été gardé secret jusqu'à nos jours. « Ayant passé deux ans sous la dépendance des autorités britanniques, dans un sentiment illusoire de sécurité, les Russes furent pris au dépourvu, ils ne comprirent même pas qu'on les rapatriait... C'étaient, pour la plupart, de simples paysans qui nourrissaient une âpre rancœur personnelle contre les bolchéviks ». Les autorités anglaises les traitèrent « comme des criminels de guerre : elles les livrèrent, contre leur gré, à des hommes dont on ne pouvait attendre un jugement équitable ». Effectivement, on les envoya tous crever sur l'Archipel. Dans quelle autre partie du monde les gouvernements occidentaux auraient-ils osé livrer une telle masse d'hommes sans craindre la colère de leur opinion publique? (Note de 1973). 24 Mais ladite peine de mort ne faisait que voiler son visage un moment: elle rejetterait ce voile avec un rictus deux ans et demi plus tard (janvier 1950). Chapitre 3 L'INSTRUCTION Si, aux intellectuels de Tchékhov qui passaient leur temps à essayer de deviner ce qu'il adviendrait dans vingt, trente ou quarante ans, on avait répondu que, quarante ans plus tard, dans la Sainte Russie, on torturerait les inculpés pendant l'instruction, on leur comprimerait le crâne à l'aide d'un cercle de fer1, on les plongerait dans des baignoires d'acide2, on les attacherait nus pour les livrer en pâture aux fourmis ou aux punaises, on leur enfoncerait dans l'anus une baguette à fusil chauffée à blanc sur un réchaud (opération du « marquage secret »), on leur écraserait lentement les organes génitaux sous la semelle des bottes, et, en guise de traitement le plus bénin, on leur infligerait pendant une semaine d'affilée le supplice de la privation de sommeil et de la soif tout en les battant jusqu'à ce que leur chair ne soit plus qu'une bouillie sanglante, aucune des pièces de Tchékhov ne serait arrivée jusqu'à son dénouement: tous ses héros auraient pris le chemin de l'asile. Et ils n'auraient pas été les seuls ! Quel Russe normal du début du siècle, et, entre autres, quel membre du parti social-démocrate aurait pu croire, aurait pu supporter pareille calomnie lancée contre notre avenir radieux? Ce qui s'harmonisait encore avec l'époque d'Alexis Mikhaïlovitch mais semblait déjà de la barbarie sous Pierre le Grand, qui put encore être appliqué à dix ou vingt personnes sous Biron mais devint tout à fait impossible à partir de Catherine, cela même a été perpétré au zénith de notre grand vingtième siècle, dans une société conçue selon les principes socialistes, alors que déjà volaient des avions et qu'étaient apparus le cinéma parlant et la radio, et perpétré non par un criminel isolé en un endroit caché, mais par des dizaines de milliers de bêtes humaines spécialement entraînées, et sur des millions de victimes sans défense. Et ce qui est affreux, est-ce seulement cette explosion d'atavisme baptisée aujourd'hui, par dérobade, « culte de la personnalité »? N'est-ce pas aussi qu'au cours de ces mêmes années nous ayons célébré le centième anniversaire de la mort de Pouchkine et eu l'impudence de jouer ces mêmes pièces de Tchékhov, alors que nous avions déjà reçu la réponse aux questions qu'elles posaient? Et n'est-il pas plus effrayant encore que, même trente ans plus tard, on nous dise : il ne faut pas parler de ces choses-là ! à rappeler les souffrances subies par des millions d'hommes, on fausse la perspective historique ! à s'efforcer de pénétrer l'essence de nos mœurs, on jette une ombre sur les progrès matériels accomplis ! Parlez plutôt des hauts fourneaux mis en service, des laminoirs, des canaux creusés... non, pas des canaux... alors, de l'or de la Kolyma... non, pas de ça non plus... Enfin, on peut parler de tout, à condition de savoir s'y prendre, à condition de célébrer... Je n'arrive pas à comprendre pourquoi nous maudissons l'Inquisition. N'y avait-il pas, outre les bûchers, des offices solennels? Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le servage nous inspire une telle aversion. Nul n'interdisait au paysan de faire son travail de tous les jours. A Noël, il pouvait aller chanter de maison en maison, et à la Trinité, les filles tressaient des couronnes... *** Le caractère exceptionnel que la légende écrite et orale attribue aujourd'hui à l'année 1937 réside, nous dit-on, dans l'invention de fautes imaginaires et l'application de la torture. Eh bien, mais ce n'est pas vrai, ce n'est pas exact. Quelles qu'aient été les années et les décennies, une instruction ouverte en vertu de l'article 58 n'a presque jamais eu pour objet la découverte de la vérité, elle s'est pratiquement toujours réduite à l'inévitable et nauséabonde procédure que voici: on prenait un homme qui la veille était encore libre, un homme parfois fier, toujours impréparé, on le pliait en deux et on le faisait passer dans un tuyau bien étroit, calculé pour que les crochets de l'armature lui déchirent les flancs, pour qu'il se sente étouffer et demande comme une grâce d'arriver enfin à l'autre bout – autre bout où le tuyau le recrachait, transformé en parfait indigène de l'Archipel, sur le sol de la terre promise. (Les benêts s'obstinant à se figurer que l'entrée du tuyau pouvait également servir de sortie.) Plus nombreuses s'accumulent, entre les faits et nous, les années sans écriture, et plus il est difficile de rassembler les témoignages épars des rescapés. Mais ces derniers nous disent que c'est dès le début de leur existence que les Organes ont commencé à fabriquer des affaires bidon – pour qu'on sente bien le poids de leur activité permanente, salvatrice et irremplaçable, car il n'aurait pas fallu qu'avec la chute du nombre des ennemis, lesdits Organes en vinssent, un jour funeste, à dépérir. Comme il ressort de l'affaire Kossyrev3, la Tchéka se trouva dans une position branlante dès le début de 1919. En lisant les journaux de 1918, je suis tombé sur l'annonce officielle de la découverte d'un terrible complot monté par un groupe de dix personnes qui voulaient (ils ne faisaient encore que vouloir!) hisser sur le toit de l'hospice des Enfants assistés (allez voir quelle hauteur ça fait) des canons, pour, de là-haut, tirer sur le Kremlin. Un groupe de dix personnes (comprenant peut-être des femmes et des adolescents)... pour combien de canons? on ne sait pas. Et ces canons, ils venaient d'où? quel était leur calibre ? et comment les hisser par l'escalier jusqu'au grenier? et comment les mettre en batterie sur un toit en pente? de façon, s'il vous plaît, qu'ils ne bougent pas sous l'effet du recul!... Pourtant, cette extravagance qui anticipait sur les élucubrations de 1937, les gens la lurent dans les journaux! et y crurent!... Un jour viendra sans doute où on nous démontrera que l'« affaire Goumiliov » de 1921 était, elle aussi, forgée de toutes pièces4. La même année, la Tchéka de Riazan monta la fausse affaire du « complot » de l'intelligentsia locale (mais les protestations des audacieux purent encore atteindre Moscou et elle fut stoppée). Toujours en 1921 furent fusillés tous les membres du Comité du Sapropel, qui faisait partie de la Commission de Protection de la Nature. Quand on connaît suffisamment la tournure d'esprit et les dispositions des milieux scientifiques russes d'alors, et quand on n'est pas séparé de cette période par le rideau de fumée du fanatisme, on n'a pas besoin, ma foi, de faire de fouilles pour comprendre ce que valait cette affaire. Dans une lettre adressée à la Vétchéka le 13 novembre 1920, Dzerjinski remarque qu'« il est souvent donné suite à des dénonciations calomnieuses ». Voici quels souvenirs Ié. Doïarenko a gardés de l'année 1921: la salle d'admission des nouveau prisonniers à la Loubianka, avec quarante à cinquante lits de planches et où, toute la nuit durant, on amène des femmes et encore des femmes. Personne ne sait de quoi on l'accuse, l'impression générale est qu'on arrête sans motif. Dans toute la salle, une seule femme sait pourquoi elle est là: c'est une socialiste-révolutionnaire. Première question de Iagoda: « Pour quelle raison êtes-vous ici ?» – c'est-à-dire : donnez vous-même des arguments, aidez-nous à fabriquer votre affaire! Et l'on raconte exactement la même chose du Guépéou de Riazan en 1930 ! L'impression unanime est que tout le monde se retrouve là sans motif. Les chefs d'accusation font à ce point défaut que I.D. T...v va se voir accuser... de porter un faux nom. (Et bien que son nom soit le plus authentique du monde, on va lui coller par Osso le 58-10, trois ans.) Ne sachant à quoi s'en prendre, le commissaire-instructeur demande : « Quelle est votre profession ? – Planificateur. – Eh bien, rédigez donc une note explicative sur le sujet suivant: "La planification à l'usine et la manière dont elle est réalisée". Ensuite, on vous dira pourquoi vous êtes arrêté. » (Le commissaire trouvera bien dans la note un bout par où le prendre.) Du reste, l'expérience de toutes ces décennies ne nous a-t-elle pas appris que c'est un endroit d'où on ne revient pas ? Si l'on excepte le bref mouvement de retour lancé consciemment en 1939, rarissimes sont les cas où quelqu'un vous racontera qu'il a été libéré à la suite de l'instruction. Et encore : ou bien il a été tout de suite recoffré, ou bien on ne l'avait relâché que pour le filer. C'est ainsi que s'est constituée la tradition qui veut que dans le travail des Organes il n'y ait pas de loupés. Mais alors, alors... et les innocents? Le dictionnaire de Dahl établit la distinction suivante : « L'enquête diffère de l'instruction en ce qu'elle est ouverte pour permettre d'établir préalablement s'il y a matière à instruction. » Sancta simplicitas! S'il y a une chose sûre, c'est que les Organes n'ont jamais su ce que c'était qu'ouvrir une enquête préliminaire ! Des listes reçues d'en haut, ou bien un premier soupçon, le rapport d'un « seksot* », voire une dénonciation anonyme5, suffisaient à entraîner l'arrestation, inévitablement suivie d'une inculpation. Quant au délai imparti à l'instruction, il n'était pas consacré à débrouiller l'affaire mais, dans quatre-vingt-quinze pour cent des cas, à épuiser le prévenu, à l'exténuer, le vider de ses forces, de façon qu'il soit prêt à trancher lui-même dans le vif, pourvu que ça cesse. Dès 1919, le principal procédé en usage au cours de l'instruction était le revolver sur la table. On instruisait ainsi non seulement les affaires politiques, mais aussi celles de droit commun. Au procès de la Direction centrale des Combustibles, en 1921, la prévenue Makhrovskaïa se plaignit que, durant l'instruction, on lui eût fait absorber de la cocaïne. Parade de l'accusateur public6: « Si elle affirmait qu'on a été grossier avec elle, qu'on l'a menacée de la descendre, on pourrait encore la croire, à la rigueur. » Le revolver est posé comme une menace, parfois il se braque sur vous et le commissaire-instructeur ne se fatigue pas les méninges à imaginer de quoi vous pourriez bien être coupable : « Allez, raconte! Ce que tu as fait, tu le sais bien toi-même ! » En 1927, le commissaire Khaïkine répétait cela à Skripnikova ; en 1929, Vitkovski entendit la même chose. Et, un quart de siècle plus tard, rien n'avait changé. En 1952, le chef du service d'instruction du MGB d'Ordjonikidzé, Sivakov, disait à la même Anna Skripnikova, qui en était alors à sa cinquième incarcération : « Le médecin de la prison nous communique que tu as 24/12 de tension. Ça ne suffit pas, salope [elle approchait de la soixantaine], on va te la faire monter à 34 pour que tu crèves, ordure, sans bleus, sans coups, sans fractures. On va tout simplement t'empêcher de dormir ! » Et si Skripnikova, après une nuit d'interrogatoire, fermait les yeux durant le jour dans sa cellule, le gardien faisait irruption et hurlait : « Ouvre les yeux, sinon je te tire par les pieds et je t'attache debout contre le mur! » Autre procédé qui devient dominant dès 1921: l'interrogatoire de nuit. Et l'on sait déjà, à cette époque, vous braquer des phares d'automobile en plein visage (Tchéka de Riazan, récit de Stelmakh). En 1926 (d'après le témoignage de Berta Gandal), on emploie à la Loubianka le système de chauffage Amossov, qui permet d'envoyer dans les cellules de l'air tantôt froid, tantôt puant. Et il y a aussi une cellule garnie de liège, sans air, et que, de plus, on surchauffe. Il semble que le poète Kliouïev ait connu une cellule de ce genre, et Berta Gandal également. D'un homme qui avait pris part au soulèvement de Iaroslavl en 1918, Vassili Alexandrovitch Kassianov, nous tenons qu'on chauffait la cellule jusqu'à ce que le prisonnier ait du sang qui lui sorte par les pores ; quand on voyait par le judas que ça y était, on le chargeait sur une civière et on l'emportait signer le procès-verbal. Les procédés « chauds » (et « salés ») de la période « aurifère » sont bien connus. En Géorgie, en 1926, on brûlait les mains des inculpés avec des cigarettes ; à la prison de Métekh, on les poussait en pleine obscurité dans un bassin rempli d'immondices. Tout se tient là-dedans et de façon fort simple : du moment qu'il fallait coûte que coûte parvenir à une mise en accusation, menaces, violences et tortures étaient inévitables, et plus le crime supposé était fantastique, plus il fallait, pour arracher les aveux, que l'instruction fût cruelle. Et du moment qu'il y a toujours eu des affaires bidon, il y a toujours eu également des violences et des tortures : ce ne fut pas l'apanage de l'année 1937, mais un phénomène durable et général. Aussi est-il surprenant de lire aujourd'hui dans certains souvenirs d'anciens zeks que « les tortures ont été autorisées à partir du printemps 19387 ». Il n'a jamais existé aucune barrière d'ordre spirituel ou moral capable d'empêcher les Organes de recourir à la torture. Au cours de la première année qui suivit la révolution, l'Hebdomadaire de la Vétchéka, ainsi que le Glaive rouge et la Terreur rouge, discutèrent ouvertement la question de savoir si l'emploi de la torture était admissible d'un point de vue marxiste. A en juger par les résultats, la conclusion de ces messieurs fut positive, même s'ils ne l'appliquèrent pas en tous lieux. S'agissant de 1938, il serait plus juste de dire ceci : alors qu'auparavant, pour recourir à la torture, il fallait régulariser la chose d'une certaine manière et obtenir pour chaque affaire instruite une autorisation (même si celle-ci était facilement accordée), en 1937-1938, le caractère exceptionnel de la situation (il fallait, dans un délai restreint, faire passer les millions d'hommes destinés à l'Archipel à travers l'appareil de l'instruction individuelle, ce que n'avaient pas connu les flots massifs des « koulaks » et des communautés nationales) fit que les commissaires-instructeurs reçurent l'autorisation d'appliquer la torture et la violence sans limitation, comme ils le jugeraient utile en fonction des exigences de leur travail et du délai imparti. Quant aux types de tortures, ils n'étaient pas réglementés non plus et toute invention personnelle était admise. En 1939, cette autorisation, si large et si générale, fut supprimée ; il fallut de nouveau régulariser par écrit l'emploi de la torture et demander une autorisation qui ne fut peut-être plus si facile à obtenir (quoique, soit dit en passant, ni le chantage, ni la simple menace, ni le mensonge, ni la privation de sommeil, ni l'envoi au cachot n'aient jamais été interdits). Mais, à la fin de la guerre et dans les années qui suivirent, on délimita par décret certaines catégories de prisonniers auxquels, d'avance, il était permis d'appliquer un large éventail de tortures. Cette mesure toucha les nationalistes, en particulier les Ukrainiens et les Lituaniens, et surtout dans les cas de filière clandestine, réelle ou supposée: il fallait dévider tout l'écheveau et faire cracher à ceux qu'on tenait les noms de tous les autres. Le groupe de Romualdas Prano Skirius, par exemple, comprenait environ cinquante Lituaniens. Ils furent accusés, en 1945, d'avoir placardé des tracts antisoviétiques. A l'époque, on était à court de prisons en Lituanie, aussi furent-ils expédiés dans un camp près de Velsk, dans la région d'Arkhanguelsk. Les uns furent torturés, les autres ne supportèrent pas le double régime de l'instruction et du travail forcé ; toujours est-il que le résultat fut le suivant : les cinquante hommes avouèrent tous sans exception. Quelque temps passa, et un beau jour arriva de Lituanie la nouvelle que les vrais coupables venaient d'être découverts et que les cinquante premiers n'y étaient pour rien ! – En 1950, je fis la rencontre, à la prison de transit de Kouïbychev, d'un Ukrainien de Dnepropetrovsk : afin de lui faire donner ses « contacts » et des noms de complices, on lui avait appliqué plusieurs sortes de torture, y compris le « cachot debout » avec barre d'appui horizontale introduite dans la cage toutes les vingt-quatre heures (pour que le prisonnier dorme un peu) et retirée au bout de quatre. C'est également après la guerre que fut martyrisée Lévina, membre correspondant de l'Académie des Sciences. On commettrait encore une autre erreur en attribuant à l'année 1937 cette « découverte » que les aveux faits par l'inculpé l'emportent sur les preuves et les faits quels qu'ils soient. Il s'agit d'un usage qui remonte aux années vingt. 1937 a seulement vu éclore au bout de ce rameau l'éblouissante doctrine de Vychinski. Doctrine qui, du reste, ne fut alors communiquée qu'aux commissaires-instructeurs et aux procureurs, pour leur affermissement moral: nous tous, simples mortels, ne devions en apprendre l'existence que vingt ans plus tard, lorsqu'on se mit à la vilipender dans la presse au détour d'une subordonnée ou au fond d'un paragraphe de second ordre, comme s'il s'agissait d'une chose connue d'un vaste public et depuis belle lurette. En cette année, donc, de terrifique mémoire, Andreï Ianouarievitch (comme on voudrait que la langue vous fourchât : Jagouarievitch) Vychinski fit un exposé qui devint célèbre dans les cercles spécialisés : dans l'esprit de la dialectique la plus souple (une dialectique dont le maniement est interdit aussi bien aux sujets de l'Etat que, de nos jours, aux machines électroniques, car pour elles un oui est un oui et un non est un non), il rappela que l'humanité, incapable d'établir aucune vérité absolue, n'accédait jamais qu'à une vérité relative. Et à partir de là, il fit un pas que, depuis deux mille ans, les juristes n'avaient jamais osé franchir: en conséquence, déclara-t-il, la vérité établie par l'instruction et le tribunal ne saurait, elle non plus, être absolue et ne peut être que relative. C'est pourquoi, en signant une condamnation à mort, jamais nous ne pouvons, de toute façon, être absolument sûrs de punir le coupable, nous le sommes seulement dans les limites d'une certaine approximation, en émettant certaines suppositions, en un certain sens. (Peut-être Vychinski lui-même n'avait-il pas moins besoin que ses auditeurs de cette consolation dialectique. Lorsque, du haut de sa tribune, il criait: « Qu'on les fusille tous comme des chiens enragés! », il comprenait bien, lui, méchant et intelligent comme il l'était, que les accusés étaient innocents. La passion avec laquelle lui-même et un pilier de la dialectique marxiste comme Boukharine s'attachèrent à enrober d'ornements dialectiques le mensonge judiciaire s'explique sans doute ainsi : c'était un trop bête et piètre destin, pour Boukharine, que de périr tout à fait innocent [il avait même besoin de trouver un crime dont s'accuser!] ; quant à Vychinski, il préférait se sentir un logicien qu'un salaud tout court.) Concrètement, il s'ensuit que c'est une pure et simple perte de temps que la recherche de pièces à conviction absolues (elles sont toutes relatives) et de témoins irréfutables (ils peuvent se contredire). Quant à trouver des preuves relatives, approchées, de la culpabilité, le commissaire-instructeur peut fort bien y arriver sans pièces à conviction et sans témoins, sans sortir de son bureau, « en s'appuyant non seulement sur sa propre intelligence, mais aussi sur son flair de membre du parti, sur ses forces morales » (c'est-à-dire sur la supériorité de celui qui a bien dormi, bien mangé et qui n'a pas reçu de coups) « et sur son caractère » (c'est-à-dire sa volonté d'être cruel) ! Certes, la mise en forme était beaucoup plus raffinée que dans les instructions de Latsis, mais l'essence était la même. Il n'est qu'un seul point, un seul, sur lequel Vychinski n'est pas allé jusqu'au bout et s'est écarté de la logique dialectique : quand il a laissé à 1 a balle dans la nuque son caractère absolu ... C'est ainsi que de déduction en déduction, suivant un développement en spirale, notre jurisprudence d'avant-garde en est revenue à des conceptions pré-antiques ou médiévales. A l'instar des exécuteurs des hautes oeuvres du Moyen Age, nos commissaires-instructeurs, procureurs et juges ont accepté de voir la preuve principale de la culpabilité dans l'aveu qu'en fait l'inculpé8. Cependant, le naïf Moyen Age recourait, pour arracher les aveux voulus, à des procédés dramatiques et spectaculaires : le chevalet, la roue, le gril, le hérisson, le pal. Au vingtième siècle, au contraire, grâce aux progrès de la médecine et à une expérience pénitentiaire non négligeable (il y a sûrement eu des thèses soutenues dans le plus grand sérieux sur ce sujet), il fut reconnu qu'une telle concentration de puissants moyens était superflue, qu'elle était encombrante dans les opérations de masse. Et puis... Et puis il y avait encore, apparemment, autre chose. Comme à son habitude, Staline se gardait de prononcer lui-même le dernier mot, laissant à ses subordonnés le soin de le deviner : telle était la musse de chacal qu'il se réservait pour se défiler, le moment venu, et écrire le Vertige du succès. C'était tout de même la première fois dans l'histoire de l'humanité que l'on entreprenait de martyriser des millions d'hommes de façon planifiée et, malgré toute sa puissance, Staline ne pouvait pas être absolument sûr du succès. Effectuée sur un matériau gigantesque, l'expérience pouvait se dérouler autrement qu'elle ne l'avait fait à une petite échelle. Or, quoi qu'il arrivât, lui devait rester vêtu de la robe angélique. (Mais les circulaires envoyées par le Comité central en 1937 et 1939 mentionnaient bel et bien les « moyens physiques de pression ».) On est ainsi conduit à penser qu'il n'a pas existé de liste de tortures et autres avanies remise aux commissaires-instructeurs sous forme imprimée. On exigeait seulement que chaque service d'instruction fournît au tribunal, dans un délai donné, un nombre donné de lapereaux ayant tout avoué. Et l'on disait simplement (oralement, mais en le répétant souvent) que toutes les mesures et tous les moyens étaient bons, puisqu'ils étaient dirigés vers un but élevé ; que personne ne demanderait de comptes à un commissaire si un inculpé venait à mourir, et que le médecin de la prison devait intervenir le moins possible dans le déroulement de l'instruction. Sans doute organisait-on des échanges d'expérience entre collègues, sans doute cherchait-on à « s'aligner sur les meilleurs » ; et puis, il devait y avoir un système d'« intéressement matériel », avec tarif plus élevé pour le travail de nuit et primes pour la compression des délais d'instruction ; enfin, les commissaires étaient prévenus que ceux qui ne se montreraient pas à la hauteur... De la sorte, si les choses avaient mal tourné au NKVD de telle ou telle région, le responsable local aurait, lui aussi, été sans tache aux yeux de Staline : il n'avait pas donné expressément la consigne d'appliquer la torture ! Et, en même temps, il avait tout arrangé pour que cela se fit. Comprenant que les chefs prenaient leurs précautions, une partie des commissaires-instructeurs du rang (pas les forcenés qui se délectaient) veillèrent de leur côté à commencer par les méthodes les plus douces et, lorsqu'il fallait aller plus loin, à éviter celles qui laissent des traces par trop voyantes : œil ou oreille arrachés, colonne vertébrale fracturée, ou même bleus sur tout le corps. Voilà pourquoi – si l'on met à part la privation de sommeil – nous n'observons pas, en 1937, une totale uniformité dans les procédés employés par les différentes directions régionales et par les différents commissaires-instructeurs au sein d'une même direction. La rumeur publique veut que Rostov-sur-le-Don et Krasnodar se soient distingués par la cruauté des tortures. Krasnodar avait inventé un procédé original: forcer l'inculpé à signer des feuilles vierges qu'on remplissait ensuite de mensonges. La torture proprement dite y était du reste inutile : en 1937, on y ignorait la désinfection, le typhus sévissait, les cadavres restaient des 5 jours au milieu des vivants entassés et quand l'un des occupants de la cellule devenait fou, on l'achevait dans le couloir à coups de bâton. Pourtant, il y avait quelque chose de commun : la préférence donnée aux moyens doux , si l'on peut dire (nous allons voir en quoi ils consistaient), et c'était là la bonne voie. En effet, les limites réelles de l'équilibre humain sont très étroites et il n'est nul besoin de gril ou de chevalet pour mettre un homme moyen en état d'irresponsabilité. Nous allons essayer d'énumérer quelques-uns des procédés les plus simples qui brisent la volonté et la personnalité du prisonnier sans laisser de traces sur son corps. Commençons par les méthodes psychologiques. Pour les simples lapereaux, qui ne se sont jamais préparés aux souffrances de la prison, ce sont des méthodes d'une puissance formidable, destructrice même. Et même pour un homme qui a des convictions, ça n'est pas drôle. 1. Prenons d'abord la nuit elle-même. Pourquoi est-ce la nuit que s'effectue l'essentiel du broyage des âmes? Pourquoi, dès leurs premières années d'existence, les Organes ont-ils choisi d'opérer de nuit ? Parce que la nuit, arraché au sommeil (même s'il n'est pas encore torturé par la veille forcée), le prisonnier ne peut avoir autant d'équilibre et de lucidité que pendant le jour, il est plus malléable. 2. La persuasion sur le ton de la franchise. C'est la chose la plus simple. A quoi bon jouer au chat et à la souris? Il est clair qu'après quelque temps passé en cellule avec d'autres prisonniers, l'inculpé a déjà une idée de la situation. Et voici que son commissaire-instructeur lui dit d'un ton amical et nonchalant : « Tu vois bien que de toute façon, tu n'y couperas pas d'une condamnation. Mais si tu résistes, la prison va te transformer en crevard*, te ruiner la santé. Tandis que si tu pars en camp, tu retrouveras l'air, la lumière... Tu as donc intérêt à signer tout de suite. » C'est la logique même. Le bon sens est du côté de ceux qui acceptent et signent, à condition... A condition qu'ils soient seuls en cause! Mais c'est rarement le cas. Et la lutte est inévitable. Autre variante, à l'intention, celle-là, d'un membre du parti: « Si, dans notre pays, il y a des choses qui ne vont pas, s'il y a même de la famine, vous qui êtes bolchévik, vous devez répondre en votre âme et conscience à la question suivante : pouvez-vous admettre que la faute en retombe sur le parti tout entier? ou sur le pouvoir soviétique ? – Oh, non, bien sûr! se hâte de répondre le directeur d'un centre linier. – Alors, soyez un homme : prenez la faute sur vous ! » Et il le fait ! 3. Les insultes grossières. Un procédé simplet, mais qui peut agir à merveille sur les gens bien élevés, raffinés, d'un naturel délicat. Je connais deux exemples de prêtres qui ont cédé à de simples insultes. L'un d'eux (Boutyrki, 1944) avait pour commissaire-instructeur une femme. Au début, il ne trouvait pas assez de mots, quand on le ramenait dans sa cellule, pour vanter la politesse de cette dame. Mais un jour, il revint tout abattu et refusa pendant longtemps de répéter les jurons recherchés qu'elle s'était mise à éructer, les jambes croisées avec désinvolture. (Je regrette de ne pouvoir rapporter ici une de ses jolies petites phrases.) 4. Le choc créé par le contraste psychologique. On passe brusquement d'un ton à un autre : pendant tout ou partie d'un interrogatoire, on est extrêmement aimable, on appelle l'inculpé par son prénom et son patronyme, on lui promet monts et merveilles. Puis, tout à coup, on brandit son presse-papier: « Bon Dieu d'ordure ! Ce qu'il te faut, c'est neuf grammes dans la nuque ! » et, tendant en avant, comme si on voulait les lui enfoncer dans les cheveux, des mains crochues qui semblent terminées par des aiguilles, on marche sur lui (procédé très efficace avec les femmes). En guise de variante, deux commissaires-instructeurs se relaient: l'un tout rage et violence, l'autre sympathique, presque cordial. Chaque fois qu'il entre dans le cabinet, l'inculpé tremble: lequel des deux va-t-il trouver? Le contraste fait qu'avec le second, il est prêt à tout signer et même à avouer ce qui n'a pas été. 5. L'humiliation préalable. Dans les célèbres caves du Guépéou de Rostov (« le 33 »), sous les épais pavés de verre du trottoir (il y avait là autrefois un entrepôt), on forçait les détenus en instance d'interrogatoire à s'étendre face contre terre dans le couloir et on les y laissait durant plusieurs heures, avec interdiction de relever la tête et de proférer le moindre son. Ils restaient ainsi comme des musulmans en prière jusqu'à ce que le gardien vînt leur toucher l'épaule pour les conduire à l'interrogatoire. – Alexandra O... va n'avait pas fait, à la Loubianka, les dépositions qu'on attendait d'elle. On la transféra à Léfortovo. Au bureau des entrées, une gardienne lui ordonna de se déshabiller puis, emportant ses vêtements sous prétexte de leur faire subir le traitement réglementaire, elle l'enferma nue dans un box. Là-dessus arrivèrent des gardiens hommes, qui se mirent à regarder par l'œilleton et à détailler son anatomie avec de grands rires. En interrogeant de nombreux témoins, on pourrait sans doute recueillir beaucoup d'autres exemples encore. Le but est toujours le même : créer chez l'inculpé un état d'abattement. 6. Tout procédé susceptible de désorienter l'inculpé. Voici comment fut interrogé F.I.V., de Krasnogorsk, région de Moscou (faits rapportés par LA. P... ev). Au cours des interrogatoires, sa commissaire-instructrice se déshabillait devant lui en plusieurs temps (du vrai strip-tease !), mais sans cesser de le questionner comme si de rien n'était, arpentant la pièce, s'approchant de lui et cherchant à le faire céder dans ses dépositions. Peut-être cela répondait-il chez elle à un besoin personnel, mais peut-être aussi n'était-ce qu'un froid calcul: l'inculpé aurait la raison troublée et finirait par signer! Elle-même ne courait aucun danger: elle avait son pistolet, sa sonnette. 7. L'intimidation. C'est la méthode la plus facile à appliquer et elle est très variée. Elle s'accompagne souvent de promesses alléchantes et, bien entendu, mensongères. 1924: « Vous n'avouez pas? Eh bien, il vous faudra aller faire un tour aux Solovki. Tandis que ceux qui avouent, nous les relâchons. » 1944: « C'est de moi que dépend le choix du camp où tu vas être envoyé. Il y a camp et camp. A présent, nous avons aussi des camps-bagnes. Si tu es sincère, tu iras dans un endroit douillet ; si tu t'obstines, tu es bon pour vingt-cinq ans au régime menottes aux poignets et travail sous terre ! » Ou bien on vous intimide en vous menaçant d'une prison plus dure : « Si tu t'obstines, tu vas être transféré à Léfortovo [vous dit-on à la Loubianka], transféré à la Soukhanovka [vous dit-on à Léfortovo] ; là, on discutera avec toi d'une autre manière. » Or vous avez déjà eu le temps de vous habituer à votre prison: le régime vous y semble à peu près acceptable, tandis que, là-bas, quelles tortures vous attendent? Et puis le transfert... Ne vaut-il pas mieux céder?... L'intimidation agit admirablement sur ceux qui n'ont pas encore été arrêtés, mais que l'on se contente pour l'instant de convoquer à la Grande Maison. Il (elle) a encore beaucoup à perdre, il (elle) a peur de tout: peur qu'on ne le (la) relâche pas aujourd'hui, peur qu'on lui confisque ses affaires, son appartement. Lui, pour éviter ces dangers, est prêt à bien des dépositions, à bien des concessions. Elle, bien sûr, ne connaît pas le Code pénal, et la moindre des choses consiste à lui glisser, au début de l'interrogatoire, une feuille qui en contient un extrait falsifié : « Je suis informée que le crime de faux témoignage est passible de... 5 (cinq) ans de réclusion » [en fait, l'article 95 prévoit une peine pouvant aller jusqu'à deux ans]... « que le refus de déposer est passible d'une peine de 5 (cinq) ans... » [en réalité, selon l'article 92, d'une peine pouvant aller jusqu'à trois ans, et de travaux de redressement, pas de réclusion]. Mais, ici, nous voyons déjà intervenir un autre procédé, qui va être constamment employé par les commissaires-instructeurs et qui est : 8. Le mensonge. Les pauvres agneaux que nous sommes n'ont pas le droit de mentir, mais le commissaire-instructeur, lui, ment tout le temps sans qu'aucun de ces articles s'applique à lui. Et nous avons trop perdu le sens des choses pour songer même à lui demander quelle peine il encourt. Il peut nous fourrer sous le nez autant de procès-verbaux qu'il veut, portant les signatures contrefaites de nos proches et amis: ce n'est rien de plus qu'un procédé d'instruction plein d'élégance. L'intimidation alliée aux promesses alléchantes et au mensonge est le principal moyen de pression sur les parents de l'inculpé convoqués pour témoigner. « Si vous ne déposez pas dans ce sens-là [celui qui est exigé], vous allez aggraver son cas... le perdre définitivement... [voit-on l'effet de ces paroles sur une mère ?] Ce n'est qu'en signant ce papier [fourré sous votre nez] que vous pouvez le sauver [causer sa perte]9. » 9. La méthode qui consiste à jouer sur l'attachement d'un homme pour ses proches agit également très bien sur l'inculpé. Elle est même la plus efficace des mesures d'intimidation : grâce à elle, on peut briser un homme par ailleurs intrépide (oh, elle est prophétique, la maxime : « Les ennemis de l'homme sont ses familiers ! »). Vous vous rappelez ce Tatar qui avait tout supporté, ses propres tourments et ceux de sa femme, mais n'a pu résister à ceux qu'on faisait subir à sa fille?... En 1930, la commissaire-instructrice Rimalis proférait cette menace : « Nous allons arrêter votre fille et la mettre dans une cellule de syphilitiques ! » On menace de jeter en prison tous ceux qui vous sont chers. Parfois cela se fait avec accompagnement sonore : ta femme est déjà en prison, mais son sort dépend de ta franchise. Tiens, on est justement en train de l'interroger dans la pièce voisine, écoute! Et en effet, de l'autre côté du mur, on entend des pleurs et des cris de femme (or ils se ressemblent tous, à plus forte raison à travers un mur; en outre, vous êtes surexcité, votre état d'esprit n'est pas celui d'un expert ; il s'agit parfois d'un simple disque qu'on fait passer avec la voix d'une « femme type », soprano ou contralto: procédé breveté). Mais voici qu'on vous la montre pour de bon : par une porte vitrée, vous la voyez marcher sans mot dire, la tête tristement courbée. Oui! c'est votre femme! dans les couloirs de la Sécurité ! votre entêtement a causé sa perte ! ça y est, elle est arrêtée ! (En fait, on l'a tout simplement convoquée pour quelque formalité sans importance et, à un instant convenu, on lui a enjoint d'aller jusqu'au bout du couloir en ajoutant: ne levez pas la tête, sinon vous ne ressortirez pas d'ici!) – Ou bien encore, on vous fait lire une lettre qui semble en effet écrite de sa main : je te renie ! après toutes les horreurs que l'on m'a racontées à ton sujet, je n'ai plus besoin de toi ! (Impossibles, dans notre pays, des épouses pareilles et des lettres de ce genre ? Allons donc ! Il ne vous reste plus qu'à décider en votre âme et conscience si votre femme est de cette race-là...) En 1944, le commissaire Goldmann cherchait à extorquer à V.A. Korneïeva des dépositions contre d'autres personnes. Il la menaçait: « On va confisquer ta maison et jeter tes vieilles à la rue. » Femme de convictions, ferme dans sa foi, Korneïeva ne craignait nullement pour elle-même ; elle était prête à souffrir. Mais nos lois sont ainsi faites que les menaces de Goldmann devaient être prises au sérieux et Korneïeva se tourmentait pour ses proches. Quand, au matin, après une nouvelle nuit de procès-verbaux repoussés et déchirés, Goldmann se mettait à rédiger une variante – la quatrième, peut-être - où elle seule était en cause, Korneïeva signait avec joie, tant elle avait le sentiment d'avoir remporté une victoire morale. Le simple instinct humain qui pousse à se justifier et à rejeter les accusations mensongères, nous ne le nourrissons plus en nous. Trop heureux lorsque nous réussissons à nous charger seuls de toute la faute10. De même que, dans la nature, aucune classification n'a de cloisons rigides, de même nous sommes ici dans l'impossibilité de séparer nettement les méthodes psychologiques des méthodes physiques. Nous ne savons trop à quelle catégorie rattacher, par exemple, l'amusement suivant: 10. Le procédé sonore. Faire asseoir l'inculpé à une distance de six à huit mètres et le forcer à parler très fort en répétant chaque phrase. Pour un homme déjà épuisé, ce n'est guère facile. Ou bien confectionner deux porte-voix en carton puis, avec le concours d'un collègue, s'approcher tout près du prisonnier pour lui corner à la fois dans les deux oreilles: « Avoue, ordure ! » Le prisonnier en reste abasourdi, parfois même il perd l'ouïe. Mais ce n'est pas là un procédé économique : tout simplement, dans la monotonie de leur travail, les commissaires-instructeurs ont envie de s'amuser un brin et chacun invente ce qu'il peut. 11. Les chatouilles. Autre amusement. On ligote le prisonnier ou on lui fait tenir bras et jambes tandis qu'on lui chatouille l'intérieur du nez avec une plume. Le malheureux se convulse, il a l'impression qu'on lui vrille le cerveau. 12. Eteindre une cigarette sur la peau de l'inculpé (méthode déjà signalée plus haut). 13. Le procédé lumineux. La lumière électrique crue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la cellule ou le box où vous êtes enfermé, avec une ampoule d'une puissance démesurée pour un local aussi exigu et aux murs peints en blanc (l'électricité économisée par les écoliers et les ménagères!). Vos paupières s'enflamment, c'est très douloureux. Dans le cabinet d'instruction, même chose : on braque sur vous de petits projecteurs. 14. Une charmante invention. Au Guépéou de Khabarovsk, durant toute la nuit du 1er mai 1933, c'est-à-dire durant douze heures d'affilée, Tchébotariov fut... pas interrogé, non, conduit à l'interrogatoire ! Un tel, les mains derrière le dos ! Il doit sortir de sa cellule, monter rapidement l'escalier, entrer dans le cabinet du commissaire-instructeur. Le gardien se retire. Mais sans lui poser aucune question, et parfois sans même l'avoir fait asseoir une minute, le commissaire-instructeur décroche le téléphone : « Bureau 107 : un inculpé à reconduire ! » On vient le chercher, on le ramène à sa cellule. A peine s'est-il étendu sur le châlit que la serrure se remet à grincer : « Tchébotariov ! A l'interrogatoire ! Les mains derrière le dos ! » Et une fois qu'il est là-haut : « Bureau 107 : un inculpé à reconduire ! » C'est du reste une vérité générale que vous pouvez être soumis à des méthodes de pression bien avant votre entrée dans le cabinet d'instruction. 15. La prison commence par le box, c'est-à-dire une sorte de coffre ou de placard. Représentez-vous un homme qui vient d'être arraché à la liberté: il est encore porté par son mouvement intérieur, il est prêt à essayer de tirer les choses au clair, à s'expliquer, à lutter ; or, à peine a-t-il franchi le seuil de la prison qu'on l'enferme dans une boîte parfois éclairée par une ampoule et assez grande pour qu'il s'asseye, parfois plongée dans l'obscurité et si exiguë qu'il ne peut s'y tenir que debout, et encore comprimé par la porte. On le laisse là plusieurs heures, une journée, vingt-quatre heures. Des heures d'ignorance totale! Peut-être est-il emmuré là pour la vie? Il n'a jamais rien vu de semblable, il ne peut pas deviner! Représentez-vous ces premières heures qui s'égrènent alors que tout son être n'est encore qu'un tourbillon brûlant d'idées et de sentiments. Les uns perdent courage: les voilà à point pour le premier interrogatoire ! Les autres s'énervent : c'est encore mieux, ils vont insulter le commissaire-instructeur, commettre une imprudence et il n'en sera que plus facile de leur coller une affaire sur le dos. 16. Quand on n'avait pas assez de boxes, on pouvait procéder autrement. Au NKVD de Novotcherkassk, Iélèna Stroutinskaïa dut rester six jours assise sur un tabouret, dans un couloir, sans qu'on la laisse ni s'appuyer contre quoi que ce soit, ni dormir, ni tomber, ni se lever. Six jours et six nuits ! Essayez donc de tenir seulement six heures. Variante de cette variante: faire asseoir le détenu sur une chaise haute, genre tabouret de laboratoire, de sorte que ses pieds ne touchent pas le sol ; c'est une position où les jambes s'engourdissent vite. Laisser ainsi huit ou dix heures. Ou alors, pendant un interrogatoire, profiter de ce qu'on a bien le prisonnier dans son champ de vision pour le faire asseoir sur une chaise ordinaire, mais tout au bord, juste sur l'arête du siège (avancez-vous encore ! encore !), de telle façon qu'il ne tombe pas, mais que l'arête le scie douloureusement pendant toute la durée de l'interrogatoire. Et on lui interdit de bouger, plusieurs heures durant. C'est tout? Oui, c'est tout. Essayez donc. 17. En fonction des conditions locales, le box peut être remplacé par une fosse divisionnaire, ainsi que cela se pratiquait dans les camps militaires de Gorokhovets pendant la Seconde Guerre mondiale. Le détenu était précipité dans une fosse de trois mètres de profondeur et environ deux mètres de diamètre, et durant plusieurs jours cette fosse à ciel ouvert, parfois battue par la pluie, lui servait à la fois de cellule et de lieu d'aisance. On lui descendait trois cents grammes de pain et un peu d'eau au bout d'une ficelle. Imaginez-vous dans cette situation et, par-dessus le marché, alors que vous venez seulement d'être arrêté et que tout bouillonne encore en vous. Que cela tînt à l'homogénéité des instructions adressées à toutes les Sections spéciales de l'Armée rouge ou à la vie de bivouac qu'elles devaient mener, toujours est-il que ce procédé connut une grande extension. Ainsi, dans la 36e division d'infanterie motorisée qui avait participé aux combats de Khalkhin-Gol et stationnait en 1941 dans le désert de Mongolie, un homme tout frais arrêté se voyait mettre entre les mains une pelle et, sans aucune explication (le chef de la Section spéciale s'appelait Samouliov), on lui ordonnait de creuser une fosse ayant exactement les dimensions d'une tombe (nous recoupons ici la méthode psychologique!). Lorsque le prisonnier s'enfonçait au-delà de la ceinture, il devait s'arrêter de creuser et s'asseoir au fond: sa tête ne dépassait plus. Plusieurs fosses semblables étaient gardées par une seule sentinelle et on avait l'impression que tout était désert alentour11. Les inculpés étaient laissés tête nue sous le soleil de feu de la Mongolie et sans vêtement dans le froid de la nuit ; on ne leur faisait pas subir la moindre torture : à quoi bon gaspiller ses forces? Leur ration était de cent grammes de pain et un verre d'eau toutes les vingt-quatre heures. Le lieutenant Tchoulpéniov, un boxeur de vingt et un ans taillé en colosse, passa ainsi un mois. Au bout de dix jours, il grouillait de poux. Ce n'est qu'au bout de quinze jours qu'il fut convoqué pour son premier interrogatoire. 18. On met l'inculpé à genoux: non pas au sens figuré, mais au sens propre. A genoux sans s'asseoir sur les talons et en gardant le dos bien droit. On peut le faire rester ainsi dans le cabinet du commissaire-instructeur ou dans le couloir des douze, vingt-quatre, quarante-huit heures de suite. (Pendant ce temps, le commissaire-instructeur peut rentrer chez lui, dormir, se distraire ; le système est bien au point : on place devant l'homme à genoux une sentinelle que l'on relève régulièrement12.) Pour qui ce traitement est-il bon? Pour les hommes déjà brisés qui inclinent déjà à se rendre. Et aussi pour les femmes. – Ivanov-Razoumnik indique une variante : après avoir fait mettre à genoux le jeune Lordkipanidzé, le commissaire-instructeur lui pissa au visage ! Et que croyez-vous ? Alors qu'il avait résisté à tout, cela le fit plier. Donc, le procédé est également efficace avec les êtres fiers... 19. Ou bien, tout simplement, on oblige l'inculpé à rester debout. Pendant la durée des interrogatoires, par exemple : c'est aussi une façon de le fatiguer et de le briser. A moins qu'on ne le laisse s'asseoir pendant les interrogatoires, mais en l'obligeant à passer debout tout le reste du temps (on place une sentinelle chargée de veiller à ce qu'il ne s'appuie pas contre le mur et, s'il s'endort et s'écroule, de le relever à coups de pied). Il suffit parfois de laisser un homme debout pendant vingt-quatre heures pour qu'il se vide complètement de ses forces et fasse toutes les dépositions voulues. 20. D'ordinaire, durant tout le temps où l'inculpé est laissé debout ou à genoux – trois, quatre, cinq fois vingt-quatre heures, on ne lui donne pas à boire. Nous voyons de mieux en mieux comment se combinent les méthodes psychologiques et physiques. Et nous comprenons sans peine que toutes les mesures déjà citées soient associées à 21. la privation de sommeil, méthode que le Moyen Age n'avait absolument pas appréciée à sa juste valeur, faute de savoir combien étroite est la marge à l'intérieur de laquelle l'homme conserve sa personnalité. La privation de sommeil (combinée de surcroît à la station debout ou à genoux, à la soif, à la lumière violente, à la peur et à l'incertitude – dépassée, la poire d'angoisse !) trouble la raison, mine la volonté et on cesse d'être soi-même. (C'est la nouvelle J'ai envie de dormir, mais la fillette de Tchékhov est soumise à un régime beaucoup moins dur, elle peut s'étendre un instant et avoir de ces pertes de conscience qui, même si elles ne durent qu'une minute, apportent au cerveau un rafraîchissement salutaire.) On agit dans un état de semi-inconscience, voire d'inconscience totale, si bien que nul ne saurait vous faire grief de vos dépositions... Imaginez maintenant, dans cet état d'hébétude, un étranger ignorant le russe et à qui l'on donne quelque chose à signer. Le Bavarois Jupp Aschenbrenner signa ainsi un papier où il déclarait avoir travaillé sur un camion à gaz. Ce n'est qu'au camp, en 1954, qu'il réussit à démontrer qu'à cette époque-là, il apprenait la soudure électrique dans une école professionnelle à Munich. On vous disait : « vous n'êtes pas sincère dans vos déclarations, et c'est pour cela a que nous ne vous laissons pas dormir ! » Parfois, pour plus de raffinement, au lieu de vous forcer à rester debout, on vous faisait asseoir sur un canapé moelleux et incitant particulièrement au sommeil (le gardien de service prenait place à côté de vous et vous donnait des coups de pied chaque fois que vos paupières se rapprochaient). Voici comment une victime (qui, avant cela, avait déjà séjourné vingt-quatre heures dans le box à punaises) décrit ses impressions après ce supplice : « Mon corps est parcouru de frissons à cause de tout le sang que j'ai perdu. J'ai les membranes de l'œil desséchées comme si on me tenait devant les yeux un morceau de fer incandescent. La soif m'a fait enfler la langue, elle me pique comme un hérisson au moindre mouvement. Des spasmes de déglutition me déchirent la gorge. » La privation de sommeil est un moyen de torture supérieur et qui ne laisse absolument aucune trace visible ni même aucun motif de porter plainte, au cas où surviendrait le lendemain - chose inouïe - une inspection13. « On ne vous a pas laissé dormir? Mais enfin, vous n'êtes pas en maison de repos ! Les fonctionnaires aussi ont dû veiller » (seulement eux, ils récupéraient dans la journée). On peut dire que la privation de sommeil est devenue un moyen universellement utilisé par les Organes, qu'elle est sortie de la catégorie des tortures pour devenir la règle même : aussi a-t-on appris à la pratiquer de la façon la plus économique, sans placer de sentinelles en faction. Dans aucune prison d'instruction les détenus ne peuvent dormir une seule minute entre le lever et le couvre-feu (dans certaines, comme la Soukhanovka, les couchettes sont escamotés dans le mur pendant la journée ; dans les autres, on vous interdit simplement de vous étendre ou même de baisser les paupières lorsque vous êtes assis). Or les interrogatoires importants ont toujours lieu de nuit. On arrive ainsi automatiquement à ce que l'inculpé dont l'affaire est en cours d'instruction reste sans dormir pendant au moins cinq jours et cinq nuits par semaine (la nuit du samedi au dimanche et du dimanche au lundi, les commissaires-instructeurs tâchent de prendre du repos). 22. Développement du procédé précédent : l'instruction à la chaîne. Non seulement vous ne dormez pas, mais vous êtes interrogé sans interruption, durant trois ou quatre fois vingt-quatre heures, par des commissaires qui se relaient. 23. Le box à punaises déjà mentionné. Dans une armoire en planches sans lumière, on a laissé proliférer des centaines ou peut-être des milliers de punaises. On retire au prisonnier sa veste ou sa chemise militaire et aussitôt, des cloisons et du plafond, les punaises affamées se jettent sur lui. Au début, il lutte avec acharnement, il les écrase sur son corps, sur les parois, et leur puanteur le suffoque ; au bout de quelques heures, il faiblit et se laisse docilement pomper le sang. 24. Les cachots. Aussi mal que vous soyez dans votre cellule, le cachot est toujours pire ; du cachot, la cellule vous apparaît toujours comme le paradis. C'est un endroit où on épuise les gens par la faim et d'ordinaire par le froid (à la Soukhanovka, il y a aussi des cachots brûlants). Ainsi, les cachots de la prison de Léfortovo ne sont pas du tout chauffés, il n'y a de radiateurs que dans le couloir et les gardes de service arpentent t ce couloir « chauffé » en bottes de feutre et en veste molletonnée. Le prisonnier, lui, n'a eu le droit de garder que ses sous-vêtements, parfois seulement son caleçon et il doit rester là, immobile (faute de place pour bouger), une fois, trois fois, cinq fois vingt-quatre heures (et pas de soupe chaude avant le troisième jour). Les premières minutes, on pense qu'on n'y résistera pas une heure. Et puis, je ne sais pas quel prodige, on tient le coup, on vient à bout de ses cinq jours, bien qu'en contractant peut-être une maladie pour le restant de sa vie. Les cachots présentent certaines variantes: l'humidité, l'eau. Après la guerre, à la prison de Tchernovtsy, Mâcha G. fut maintenue deux heures pieds nus dans l'eau glacée jusqu'aux chevilles: avoue ! (Elle avait dix-huit ans. Il en coûte à cet âge de mutiler ses pieds : on a encore tant d'années à vivre avec eux!) 25. Faut-il aussi considérer comme une variante du cachot le procédé consistant à enfermer le prisonnier debout dans une niche? Dès 1933, au Guépéou de Khabarovsk, S.A. Tchébotariov fut enfermé nu dans une niche de béton où il ne pouvait ni fléchir les genoux, ni étendre ou déplacer les bras, ni tourner la tête. Et ce n'est pas tout ! De l'eau froide se mit à lui tomber goutte à goutte sur le sommet du crâne (un vrai morceau d'anthologie !...) et à lui ruisseler le long du corps. Bien entendu, on ne lui avait pas dit qu'il n'était là que pour vingt-quatre heures. Qu'il y ait eu ou non de quoi prendre peur, le fait est qu'il perdit connaissance, qu'on le découvrit le lendemain comme mort, et qu'il reprit ses sens sur un lit d'hôpital. On le fit revenir à lui avec de l'ammoniaque, de la caféine, des massages. Il lui fallut un bon moment pour se rappeler d'où il venait et ce qui s'était passé la veille. Pendant un mois, il fut même impropre aux interrogatoires. (Nous osons supposer que cette niche et ce goutte-à-goutte n'ont pas été réalisés à l'intention du seul Tchébotariov. En 1949, mon Ukrainien de Dnepropetrovsk fut enfermé dans une niche semblable, sans goutte-à-goutte, il est vrai. Entre Khabarovsk et Dnepropetrovsk, et sur seize années de temps, on peut bien supposer d'autres points d'émergence de ce type de torture.) 26. La faim a déjà été mentionnée lors de la description de l'effet combiné. Extorquer des aveux par la faim, ce n'est pas un procédé si rare. En réalité, la faim est, comme le choix de la nuit pour les interrogatoires, un des éléments du système général de pression sur les inculpés. La frugale ration de pain des prisonniers - trois cents grammes en 1933, année de paix; quatre cent cinquante grammes à la Loubianka en 1945 –, le jeu des autorisations et interdictions de recevoir des colis et de cantiner, sont des procédés universels appliqués à tous les prisonniers. Mais il existe une utilisation renforcée de la faim : Tchoulpéniov, par exemple, resta pendant un mois au régime des cent grammes par jour, et quand le commissaire-instructeur Sokol le faisait sortir de sa fosse, il plaçait devant lui une gamelle de bortch marbré à souhait et un demi-pain blanc coupé en biais (sans importance, ce détail? que non! Tchoulpéniov insiste bien, aujourd'hui encore : le pain était vraiment coupé d'une façon qui vous mettait l'eau à la bouche). Mais pas une seule fois le commissaire ne le laissa manger. Comme tout cela est vieux, comme tout cela vous a un relent de féodalité, d'âge des cavernes! La seule nouveauté, c'est que ce soit appliqué dans une société socialiste ! – D'autres personnes encore disent avoir subi des procédés analogues, cela revient souvent. Mais nous allons de nouveau rapporter une aventure survenue à Tchébotariov, parce qu'elle représente un très joli effet combiné. On le garda enfermé pendant soixante-douze heures dans le cabinet d'instruction, avec seulement la permission d'aller aux toilettes. A part ça, défense de manger, défense de boire (il y avait à côté de lui de l'eau dans une carafe), défense de dormir. Dans le cabinet se trouvaient en permanence trois commissaires-instructeurs qui faisaient les « trois-huit ». L'un écrivait sans s'arrêter (et sans rien dire, sans déranger le moins du monde l'inculpé), le deuxième dormait sur le canapé, le troisième marchait de long en large et, dès que Tchébotariov s'endormait, il le battait. Ensuite ils permutaient (peut-être étaient-ils eux-mêmes aux arrêts de rigueur pour résultats insuffisants?). Et voilà que soudain, on apporte à Tchébotariov un repas complet : bortch à l'ukrainienne bien gras, côtelette garnie de pommes de terre sautées, vin rouge dans une carafe de cristal. Mais, n'ayant toute sa vie éprouvé que dégoût pour l'alcool, Tchébotariov ne toucha pas au vin, malgré l'insistance du commissaire-instructeur (celui-ci ne pouvait pas, malgré tout, se montrer trop pressant, c'eût été gâcher le jeu). Après le repas, on lui dit : « Et maintenant, tu vas signer les déclarations que tu as faites en présence de deux témoins! » – c'est-à-dire le texte rédigé en silence par l'un des commissaires, tandis que le second dormait et que le troisième marchait. Dès la première page, Tchébotariov constata qu'il était copain comme cochon avec tous les généraux japonais en vue et qu'il avait reçu de tous une mission d'espionnage. Il commença à barrer les feuilles l'une après l'autre. Alors on le passa à tabac et on le renvoya. Mais un autre employé du Chemin* de fer de l'Est chinois, Blaguinine, arrêté en même temps que lui et soumis aux mêmes épreuves, but le vin et signa dans un état d'agréable ébriété: fusillé. (Pensez à l'effet d'un seul verre de vin sur un homme qui n'a pas mangé depuis trois jours! On leur en offrait une carafe.) 27. Les coups qui ne laissent pas de trace. On vous tape dessus avec une matraque en caoutchouc, avec des maillets, avec des sacs de sable. Tout coup reçu sur un os fait très mal, par exemple quand le commissaire-instructeur vous envoie sa botte dans le tibia, là où l'os est à fleur de peau. Le commandant de brigade Karpounitch-Braven fut battu pendant vingt et un jours d'affilée. (Aujourd'hui, il dit: « Même au bout de trente ans, j'ai encore la tête et tous les os du corps qui me font mal. ») D'après ses propres souvenirs et les récits qu'il a entendus, il dénombre cinquante-deux procédés de torture. Voici encore une méthode : on prend les mains de l'inculpé dans un appareil qui maintient les paumes posées à plat sur une table, et on lui tape sur les articulations avec l'arête d'une règle ; il y a de quoi hurler ! Faut-il faire une rubrique à part pour les dents cassées? (Karpounitch en perdit huit.) Parmi les dents que cracha le secrétaire du Comité régional de Carélie G. Koupriïanov, arrêté en 1949, les unes étaient ordinaires et ne comptaient pas, mais les autres étaient en or. D'abord on lui donna un reçu comme quoi elles avaient été mises en dépôt. Puis on se ravisa et on lui reprit le reçu. Comme chacun sait, un coup de poing dans le plexus solaire coupe la respiration sans laisser la moindre trace. Après la guerre, le colonel Sidorov, à la prison de Léfortovo, faisait claquer à toute volée une chaussure de caoutchouc sur les attributs masculins des détenus (les joueurs de football qui ont reçu le ballon dans le bas-ventre peuvent apprécier le coup). Cette douleur n'a pas sa pareille et, en général, on perd connaissance14. 28. Au NKVD de Novorossiïsk furent inventés de petits appareils pour écraser les ongles. On put ensuite voir, dans les prisons de transit, de nombreux prisonniers venant de Novorossiïsk qui avaient perdu leurs ongles. 29. Et la camisole de force? 30. Et la fracture de la colonne vertébrale? (Toujours au même Guépéou de Khabarovsk, en 1933.) 31. Et le mors aux dents (« l'hirondelle »)? C'est une méthode de la Soukhanovka, mais elle est également attestée à la prison d'Arkhanguelsk (commissaire Ivkov, 1940). On prend une longue et étroite serviette de bain en toile rêche : on vous applique le milieu sur la bouche (c'est cela, passer le mors), puis on croise les deux bouts derrière votre dos et on les attache à vos talons. Et vous restez ainsi quarante-huit petites heures, sans boire ni manger, posé sur le ventre, dos arqué et vertèbres craquantes. Faut-il continuer cette énumération? Peut-on encore la continuer? Que ne sont pas capables d'inventer des hommes oisifs, repus, insensibles?... Mes amis! Ne condamnez pas ceux qui, dans cette situation, ne sont montrés faibles et ont signé ce qu'ils n'auraient pas dû... *** Seulement voilà: il n'est nul besoin de recourir ni à ces tortures, ni même aux procédés les plus « doux » pour faire parler la plupart des gens, pour saisir entre des crocs de fer ces agnelets qui ne sont prêts à rien et aspirent de toutes leurs forces à retrouver leur foyer bien chaud. Trop inégal est le rapport des forces et des positions respectives. Oh ! sous quel jour nouveau nous apparaît, depuis le cabinet du commissaire-instructeur, notre vie passée ! Une jungle africaine fourmillant de dangers... Et nous qui la croyions si simple! Soit vous-même, A, et votre ami B, qui vous connaissiez de longue date, aviez l'un en l'autre une confiance absolue et parliez hardiment, quand vous vous voyiez, de politique petite et grande. Personne d'autre n'assistait à ces conversations. Et personne ne pouvait vous écouter. Et il est absolument exclu que l'un de vous deux ait dénoncé l'autre. Pourtant voilà que, Dieu sait pourquoi, vous avez été, vous, A, repéré, saisi par les oreilles, extrait du troupeau et coffré. Et, pour une raison ou pour une autre – oh, peut-être cela n'a-t-il pas été sans qu'on utilise une dénonciation contre vous, ni sans que vous preniez peur pour vos proches, ni sans une petite privation de sommeil, ni sans un petit séjour au cachot – enfin, vous avez pris la décision de vous laisser couler, mais sans mouiller personne d'autre, quoi qu'il arrive ! Et vous avez signé quatre procès-verbaux attestant que vous reconnaissez être un ennemi juré du pouvoir soviétique, parce que vous avez raconté des petites histoires sur le Guide*, parce que vous souhaitiez, aux élections, avoir le choix entre deux candidats et passiez dans l'isoloir avec l'intention de barrer le seul nom proposé, mais il n'y avait pas d'encre dans l'encrier, et encore parce que vous aviez sur votre poste la bande des seize mètres et essayiez, à travers le brouillage, de saisir des bribes d'émissions occidentales. Vous êtes bon pour un ticket de dix ans mais vos côtes sont intactes, vous n'avez pas pour le moment de congestion pulmonaire, vous n'avez vendu personne et il vous semble que vous vous en êtes tiré avec intelligence. Dans votre cellule, vous annoncez déjà que votre instruction semble toucher à sa fin. Mais... holà! Tout en prenant le temps d'admirer son écriture, le commissaire-instructeur commence à remplir un cinquième procès-verbal. Question : étiez-vous lié d'amitié avec B ? Oui ? Parliez-vous sincèrement avec lui de questions politiques? Non, non, je n'avais pas confiance en lui. Mais vous vous voyiez souvent? Pas très. Comment cela, pas très? D'après les dépositions de vos voisins, il est venu chez vous, rien que pour le mois dernier, le tant, le tant et le tant : c'est exact? Ah, peut-être bien. Et on a remarqué que, comme toujours, vous n'avez pas bu, pas fait de bruit: vous avez parlé très bas, on ne vous entendait pas du couloir. (Ah, buvez, mes amis! cassez les bouteilles ! lancez des jurons à pleine voix ! C'est comme ça qu'on est des gens sûrs.) – Bon, et alors? - A votre tour, vous êtes allé chez lui, à la suite de quoi vous lui avez dit, tenez, au téléphone: nous avons passé une soirée vraiment intéressante. Plus tard, vous avez été vus à un carrefour: vous êtes restés tous deux une demi-heure debout dans le froid et vous aviez les sourcils froncés, une expression de mécontentement, tenez, vous avez même été photographiés pendant cet entretien. (La technique des agents de la Sécurité, mes amis, la technique des agents !) Alors dites-moi : d e quoi parliez-vous quand vous vous voyiez? De quoi? !... Ça, c'est une question ! Première idée de réponse : vous avez oublié de quoi vous parliez. Etes-vous vraiment tenu de vous en souvenir? Bon, mettons que vous ayez oublié la première conversation. Mais la deuxième aussi? Et la troisième également? Et même la soirée si intéressante ? Et ce que vous disiez, debout au carrefour? Et vos conversations avec C? Et avec D ? Non, vous dites-vous, « j'ai oublié », ce n'est pas une solution, ce n'est pas une position tenable. Et votre cerveau commotionné par l'arrestation, tenaillé par la peur, embrumé par la privation de sommeil et par la faim, votre cerveau cherche une astuce qui soit vraisemblable, qui puisse donner le change à votre commissaire. De quoi? !... Heureux si vous parliez hockey (c'est en toutes circonstances ce qu'il y a de plus sûr, mes amis!), si vous parliez femmes, si vous parliez science, même ! En ce cas vous pouvez tout répéter (la science, ce n'est pas loin du hockey - encore que tout dans la science soit aujourd'hui classé secret d'Etat et que vous risquiez de vous faire coincer pour infraction au décret sur la divulgation). Mais si, en fait, vous parliez des nouvelles arrestations survenues dans votre ville? Des kolkhozes (et, bien entendu, en mal, car qui en dit du bien?). De l'abaissement des taux de rémunération dans l'industrie ? Vous êtes restés une demi-heure au carrefour, les sourcils froncés: de quoi parliez-vous? Peut-être B a-t-il été arrêté (le commissaire vous assure que oui, et qu'il a déjà déposé contre vous, et qu'on est en train de l'amener pour une confrontation). Peut-être est-il bien tranquillement chez lui, mais on va l'en extirper pour l'interroger et comparer vos réponses : les sourcils froncés au carrefour, c'était quoi? Maintenant, avec l'esprit de l'escalier, vous avez compris: la vie étant ce qu'elle est, vous auriez dû, chaque fois que vous vous quittiez, vous demander : de quoi avons-nous bien pu parler aujourd'hui? Et graver ça dans votre mémoire. A n'importe quel interrogatoire, vous auriez fait alors des réponses concordantes. Mais vous ne vous êtes pas mis d'accord ! Vous n'aviez tout de même pas idée d'une jungle pareille. Faut-il affirmer que vous étiez en train de mettre au point une partie de pêche? Mais B, lui, va dire qu'il n'a absolument pas été question de pêche, que vous parliez de l'enseignement par correspondance. Au lieu de désamorcer l'instruction, vous n'aurez fait que resserrer encore le nœud: de quoi, de quoi, de quoi parliez-vous? Une autre idée vous vient : heureuse ou funeste? Il faut rester le plus près possible de la réalité (bien entendu, en arrondissant tous les angles et en laissant tomber toutes les choses dangereuses) : on dit qu'un bon mensonge doit être le plus près possible de la vérité. Peut-être que B aura la même idée, qu'il racontera quelque chose de voisin, que vos déclarations concorderont et qu'on finira par vous laisser en paix. Dans plusieurs années, vous comprendrez que c'était tout à fait déraisonnable et qu'il vaut beaucoup mieux, dans ces conditions, jouer le personnage invraisemblable de l'imbécile fini : je ne me rappelle pas un seul jour de ma vie, vous pouvez me couper en morceaux. Mais vous n'avez pas dormi depuis trois jours, vous n'arrivez qu'à grand-peine à maintenir de la suite dans vos idées et une expression impassible sur votre visage. Et pas une minute pour réfléchir. Et vous êtes harcelé par deux commissaires à la fois (ces gens-là aiment à se rendre de petites visites) ; de quoi, de quoi, de quoi parliez-vous? Et vous déclarez ceci : nous avons parlé des kolkhozes (en disant que tout n'était pas encore au point, mais que ça viendrait bientôt). Nous avons parlé de l'abaissement des taux de rémunération... Qu'en avez-vous dit exactement ? Vous vous en êtes félicités? Mais des gens normaux ne peuvent pas parler ainsi, nous retomberions dans l'invraisemblance. Donc, pour que ce soit tout à fait vraisemblable : nous avons un peu déploré que les gens soient un peu touchés par l'abaissement des taux. Cependant, le commissaire rédige lui-même le procès-verbal et il traduit dans sa langue à lui: au cours de cet entretien, nous avons calomnié la politique salariale du parti et du gouvernement. Un jour, B vous lancera ce reproche: espèce d'emplâtre! moi, j'avais dit que nous mettions au point une partie de pêche... Mais voilà, monsieur a voulu être plus rusé et plus malin que son commissaire-instructeur. Il a une pensée rapide et subtile ! Monsieur est un intellectuel! Et il en a trop fait... Dans Crime et Châtiment, Porphyre Petrovitch adresse à Raskolnikov une remarque d'une finesse extraordinaire. Il faut être passé soi-même par ce jeu du chat et de la souris pour aller chercher cela. Il lui dit: avec vous, les intellectuels, je n'ai pas besoin de me fatiguer à échafauder une version logique des faits, je sais que vous allez le faire pour moi et m'apporter la construction toute prête. Oui, il en va bien ainsi ! Un intellectuel est incapable de répondre avec la délicieuse incohérence du « malfaiteur » de Tchékhov. Il va obligatoirement s'efforcer de présenter l'histoire dont on l'accuse sous une forme aussi mensongère qu'on voudra, mais cohérente. Or, en réalité, nos commissaires-bouchers n'ont que faire de cette cohérence : ce qu'ils guettent, c'est deux ou trois petites phrases. Ils connaissent la musique. Alors que nous ne sommes, nous, préparés à rien!... Oh, on nous instruit, dans notre jeunesse ; oh, nous en recevons, des leçons : pour nous préparer à notre futur métier, à nos devoirs de citoyens, à notre service militaire ; pour nous apprendre à avoir soin de notre corps, à nous conduire comme il faut et même (enfin, ça, pas trop) à comprendre la beauté. Mais ni notre instruction, ni notre éducation, ni notre expérience ne nous préparent si peu que ce soit à ce qui sera la plus grande épreuve de notre vie : l'arrestation sans crime et l'instruction sans objet. Les romans, les pièces de théâtre, les films (comme on voudrait que leurs auteurs boivent eux-mêmes la coupe du GOULAG!) nous représentent les personnages auxquels on peut avoir affaire dans un cabinet d'instruction comme des chevaliers de la vérité pleins d'amour pour le genre humain, comme de vrais pères. – Des conférences, sur quels sujets ne nous en fait-on pas ! Et on nous force même à y assister! Mais jamais personne ne nous en fera une sur le sens exact et la lecture large des articles du Code pénal, dont les volumes ne sont, du reste, ni exposés sur les rayons des bibliothèques ni vendus dans les kiosques, de sorte qu'ils n'ont aucune chance de tomber entre les mains de la jeunesse insouciante. Nous avons peine à croire – c'est presque fabuleux – qu'il existe dans le vaste monde des pays où l'inculpé peut bénéficier de l'aide d'un avocat. Rendez-vous compte : il peut avoir auprès de lui, au moment le plus difficile de la lutte, un esprit clair qui connaît toutes les lois ! L'un des principes gouvernant chez nous l'instruction est en effet que l'inculpé ne doit même pas avoir connaissance des lois. On vous présente l'acte d'accusation... (et en même temps: « Signez. – Je ne suis pas d'accord. – Signez. – Mais je n'ai rien à me reprocher ! »). Vous êtes accusé en vertu des articles 58-10, alinéa 2, et 58-11 du Code pénal de la RSFSR. Signez ! – Mais que disent ces articles? Laissez-moi voir le code ! - Je ne l'ai pas. – Alors, allez le prendre chez le chef de service ! – II ne l'a pas non plus. Signez! – Mais je vous demande de me le montrer! – Nous n'avons pas à vous le montrer, ce n'est pas pour vous qu'il a été écrit, mais pour nous. Et puis, vous n'en avez pas besoin, je vais vous expliquer moi-même : ces articles, c'est exactement tout ce dont vous vous êtes rendu coupable. Et puis, enfin, votre signature ne signifie pas que vous êtes d'accord, elle veut dire seulement que vous avez lu l'acte d'accusation, qu'il vous a été présenté. Sur l'un des papiers qu'on vous tend, vous avez soudain l'œil attiré par une nouvelle combinaison de lettres: OuPK. Aussitôt sur vos gardes, vous demandez quelle différence il y a entre OuPK et OuK. Si cela tombe à un moment où le commissaire-instructeur est de bonne humeur, il vous expliquera que OuPK veut dire: Code de procédure pénale. Comment? Ainsi ce n'est pas un code, mais deux qui vous demeurent inaccessibles, et cela alors que vous allez justement être broyé par les dispositions qu'ils contiennent ! ... Dix ans, quinze ans ont passé depuis. Une herbe dense a envahi la tombe de ma jeunesse. J'ai purgé ma peine de camp et même ma relégation à perpétuité. Et nulle part, ni dans les sections « culturelles et éducatives » des camps, ni dans les bibliothèques municipales des chefs-lieux de rayon, ni même dans les villes de moyenne importance, je n'ai vu de mes yeux, je n'ai tenu dans mes mains, je n'ai pu acheter, me procurer ni même demander à voir le Code renfermant les lois de mon pays ! Et parmi les centaines d'anciens prisonniers que je connais, gens passés - souvent plus d'une fois – par l'instruction et le tribunal et qui ont tous purgé des peines de camp et de relégation, aucun non plus n'a jamais vu le Code, aucun n'en a jamais tenu un exemplaire entre les mains! (Ceux qui savent dans quelle atmosphère de méfiance nous vivons comprendront pourquoi il était impossible de demander à consulter le Code au siège d'un tribunal populaire ou d'un Comité exécutif de rayon. Cet intérêt pour le Code aurait fait sensation : voici un individu qui ou bien se prépare à commettre un crime, ou bien cherche à effacer les traces de ses méfaits!) Il a fallu que les deux codes parviennent au terme de leurs trente-cinq années d'existence et soient sur le point d'être remplacés par des recueils nouveaux pour que je les voie enfin, les deux petits frères brochés, OuK et OuPK, sur un éventaire, dans le métro de Moscou (on avait décidé de les brader, vu qu'on n'en avait plus besoin). Et maintenant, je les lis avec attendrissement. Par exemple, l'OuPK: Article 136 – Le commissaire-instructeur n'a pas le droit d'extorquer à l'inculpé des déclarations ou des aveux par la violence ni par la menace. (Quelle clairvoyance!) Article 111 – Le commissaire-instructeur est tenu d'élucider également les circonstances susceptibles d'innocenter l'inculpé ou d'atténuer sa faute. (« Mais j'ai contribué à instaurer le pouvoir soviétique en Octobre!... Je commandais le peloton qui a exécuté Koltchak !... J'ai dékoulakisé !... J'ai fait faire à l'Etat dix millions de roubles d'économies !... J'ai été blessé deux fois pendant la dernière guerre !... Je suis titulaire de trois décorations !... » « Ce n'est pas pour ça que nous vous jugeons ! rétorque l'histoire, sarcastique, par la bouche du commissaire-instructeur. Ce que vous avez pu faire de bien n'a rien à voir ici. ») Article 139 – L'inculpé a le droit de rédiger ses déclarations de sa propre main, et, dans le cas où elles sont consignées dans un procès-verbal rédigé par le commissaire-instructeur, il a le droit d'exiger des corrections. (Si nous avions su cela à temps ! Ou plutôt : s'il en était vraiment ainsi ! Mais c'est comme une faveur et toujours en vain que nous demandons à notre instructeur de ne pas écrire « mes infâmes allégations calomnieuses » au lieu de « mes propos erronés », et « notre dépôt d'armes clandestin » au lieu de « mon couteau à cran d'arrêt tout rouillé ».) Ah ! si l'on commençait par enseigner aux inculpés la science des prisons ! Si l'on procédait d'abord à une répétition, avant d'entamer l'instruction pour de vrai!... Pour les récidivistes de 1948, on ne s'est pas fatigué à remonter une seconde fois tout le guignol: ça n'aurait pas marché. Mais les délinquants primaires n'ont pas d'expérience, ils ne savent rien ! Et ils n'ont personne à qui demander conseil. La solitude de l'inculpé ! Voilà encore une des conditions qui assurent le succès de cette instruction inique ! Il faut que l'appareil pèse de tout son poids écrasant sur une volonté isolée et entravée. L'idéal est qu'à partir de l'arrestation et durant toute la première phase - la phase choc - de l'instruction, le prisonnier soit seul : seul dans sa cellule, dans le couloir, dans les escaliers, dans le cabinet des commissaires ; nulle part il ne doit rencontrer un de ses semblables, jamais il ne doit pouvoir puiser dans un sourire ou dans un regard la moindre compassion, le moindre conseil, le moindre soutien. Les Organes vont tout faire pour masquer à ses yeux l'avenir et déformer le présent : ils vont lui faire croire que ses amis et ses proches ont été arrêtés, que des preuves matérielles de sa culpabilité ont été découvertes. Ils vont s'attribuer des pouvoirs démesurés : comme s'ils pouvaient le broyer, lui et sa famille, et avaient le droit de le blanchir (ce qui échappe complètement à la compétence des Organes). Ils vont établir un lien (qui n'a jamais existé, jamais) entre la sincérité du « repentir » manifesté et l'adoucissement de la sentence et du régime de camp imposé. Le court laps de temps pendant lequel le prisonnier est abasourdi, épuisé et irresponsable, ils vont l'utiliser pour essayer d'obtenir de lui le plus grand nombre possible de déclarations irréparables, pour embringuer dans l'affaire le plus grand nombre possible d'autres innocents (certains inculpés sont tellement à fond de cale qu'ils demandent même qu'on ne leur lise pas le procès-verbal: pas la force de l'écouter, je signe et c'est tout, je signe et c'est tout), – et c'est seulement une fois la chose faite qu'ils le sortiront de son isolement et le transféreront dans une grande cellule où, le désespoir au cœur, il découvrira et recensera – trop tard – toutes ses erreurs. Comment ne pas commettre de fautes dans ce duel? Qui saurait s'en préserver ? Nous avons dit: « l'idéal est qu'il soit seul ». Cependant, dans l'état de surpeuplement qui était celui des prisons en 1937 (et en 1945 également), ce principe idéal prescrivant l'isolement absolu de l'inculpé fraîchement arrêté ne pouvait être respecté. Presque dès ses premières heures de détention, le prisonnier se retrouvait dans l'entassement d'une cellule commune. Mais cette situation présentait des avantages qui excédaient les inconvénients. La cellule surpeuplée n'était pas un simple succédané du box compresseur individuel, elle s'avérait une torture de première classe qui avait pour mérite particulier de fonctionner durant des jours et des semaines d'affilée sans que les commissaires-instructeurs eussent à fournir le moindre effort : les prisonniers se chargeaient eux-mêmes de se torturer mutuellement ! On les entassait dans chaque cellule en nombre suffisant pour qu'ils ne puissent pas tous disposer d'un petit morceau de plancher, qu'ils se marchent dessus ou restent même complètement bloqués et en soient réduits à s'asseoir sur les pieds les uns des autres. Ainsi, en 1945, dans le quartier de détention préventive de Kichiniov, on enfournait dix-huit personnes dans chaque cellule individuelle, à Lougansk, en 1937, quinze15 personnes, et, en 1938, Ivanov-Razoumnik se retrouva dans une cellule standard des Boutyrki qui contenait cent quarante prisonniers alors qu'elle était prévue pour vingt-cinq. La vie que l'on menait dans les cellules en 1937-38 est très bien décrite dans son livre. Les WC étaient tellement surchargés que les détenus n'y étaient conduits qu'une seule fois par vingt-quatre heures, ce qui pouvait aussi bien tomber la nuit, comme, du reste, la promenade !). Le même Ivanov-Razoumnik, enfermé à la Loubianka dans la cellule d'admission appelée « chenil », calcula que durant plusieurs semaines ses camarades et lui y furent trois au mètre carré (mesurez et prenez place !)16 ; ce chenil n'avait ni fenêtre ni bouche d'aération, la chaleur dégagée par les corps et l'haleine des prisonniers y entretenait une température de 40-45 degrés, tous étaient en simple caleçon (assis sur leurs effets d'hiver roulés en tapon), leurs corps nus étaient comprimés et leur peau, au contact de la sueur des autres, se couvrait d'eczéma. Ils restèrent ainsi des semaines durant, sans qu'on leur donne ni air ni eau (seulement de la soupe dans la journée et du thé le matin). La même année, aux Boutyrki, les prisonniers fraîchement arrêtés (une fois soumis à l'opération des bains et à celle des boxes) restaient plusieurs jours assis sur les marches des escaliers, attendant que les convois de détenus en partance libèrent des cellules. T... v, qui a connu la même prison sept ans auparavant, en 1931, raconte: tout était comble jusque sous les châlits, les gens couchaient à même le sol asphalté. Moi qui m'y suis trouvé sept ans plus tard, en 1945, j'y ai vu le même spectacle. Et voilà que, récemment, j'ai recueilli de M.K. B...tch un précieux témoignage personnel sur la presse qui y régnait déjà en 1918: en octobre de cette année-là (deuxième mois de la terreur rouge), la prison était si comble que l'on avait même installé une cellule pour soixante-dix femmes dans la buanderie! Mais quand les Boutyrki ont-ils été vides ? Si, par-dessus le marché, la tinette remplaçait les sorties aux cabinets pour tous les besoins (ou si, au contraire, d'une sortie à l'autre, il n'y avait pas de tinette dans la cellule, comme c'était le cas dans certaines prisons sibériennes) ; si on mangeait sur les genoux les uns des autres, à quatre dans la même gamelle ; s'il y en avait toujours un qu'on venait chercher pour l'interrogatoire et un autre qu'on renfournait dans la cellule, roué de coups, recru de sommeil et complètement brisé ; si le spectacle de ces êtres brisés avait un effet plus convaincant que n'importe quelles menaces du commissaire-instructeur et si ceux qui restaient là pendant des mois sans être convoqués nulle part finissaient par penser que n'importe quelle mort et n'importe quel camp étaient préférables à cet éternel recroquevillement – peut-être avions-nous là, n'est-ce pas, un bon succédané du procédé théoriquement idéal qu'est l'isolement? Ajoutons que, dans un tel chaos humain, on ne se décide pas toujours à s'ouvrir à quelqu'un et l'on ne trouve pas toujours à qui demander conseil. Et que pour vous faire croire à la réalité des tortures et des passages à tabac, les menaces d'un commissaire-instructeur ne valent pas ce que vos camarades vous montrent sur leurs corps. Ce sont les victimes elles-mêmes qui vous l'apprennent: on peut vous faire un lavage de gorge à l'eau salée et vous enfermer ensuite vingt-quatre heures dans un box pour que la soif vous torture (Karpounitch). On peut vous frotter le dos jusqu'au sang avec une râpe et y passer ensuite de l'essence de térébenthine. Le commandant de brigade Rudolf Pintsov eut droit à ces deux traitements ; outre cela, on lui enfonça des aiguilles sous les ongles et on lui entonna de l'eau dans le corps pour le faire gonfler à en éclater: on exigeait qu'il signât un procès-verbal disant qu'il avait eu l'intention de lancer sa brigade de tanks à l'assaut de la tribune du gouvernement pendant le défilé du 7 novembre17. Et de la bouche d'Alexandrov, ancien directeur de la section artistique du Voks, cet homme à la colonne vertébrale fracturée qui s'affaisse constamment sur le côté et pleure sans pouvoir se retenir, vous allez apprendre comment cogne (en 1948) Abakoumov en personne. Mais oui, mais oui, le ministre de la Sécurité d'Etat Abakoumov lui-même ne dédaigne pas de mettre la main à la pâte (tel le généralissime Souvorov en première ligne !) : il manie à l'occasion la matraque en caoutchouc. Et son adjoint Rioumine pratique la chose encore plus volontiers. Cela se passe à la Soukhanovka, dans un cabinet d'instruction qu'on appelle « le bureau du général ». Aux murs, des lambris imitant le noyer, les portes et fenêtres sont masquées par des portières de soie, un grand tapis persan recouvre le sol. Pour ne pas abîmer toute cette beauté, on jette sur le tapis, à l'intention du prisonnier, un « passage » sale, plein de taches de sang. Dans les séances de ce genre, Rioumine est assisté par le colonel et non par un simple surveillant. « Ainsi donc, commence-t-il poliment tout en caressant une matraque de caoutchouc d'environ quatre centimètres de diamètre, vous vous êtes tiré avec honneur de la première épreuve, la privation de sommeil (A. Dolgun avait réussi par ruse à tenir tout un mois: il dormait debout). Nous allons à présent essayer la matraque. Les gens que nous traitons ne résistent pas à plus de deux ou trois séances. Enlevez votre pantalon et étendez-vous sur le passage. » Le colonel s'assied à califourchon sur le dos de la victime. A. Dolgun s'apprête à compter les coups. Il ne sait pas encore ce que c'est que de recevoir une matraque en caoutchouc sur le nerf sciatique, quand on a les fesses décharnées par de longues privations. Une douleur fulgurante, pas à l'endroit frappé, non: dans la tête. On a l'impression qu'elle éclate. Dès le premier coup, la victime, folle de douleur, se casse les ongles en râclant le tapis. Rioumine frappe en s'efforçant de bien viser. Le colonel appuie de tout son poids de viande. C'est bien un travail digne de ses épaulettes à trois grosses étoiles qu'il fait là : il assiste le tout-puissant Rioumine ! (Après la séance, le malheureux n'est plus capable de marcher, mais on ne va pas le porter, bien sûr : on l'évacue en le traînant par terre. Bientôt ses fesses enflent tellement qu'il ne peut plus boutonner son pantalon, quoique la trace des coups ait presque disparu. Une violente diarrhée se déclenche et, seul dans sa cellule, assis sur la tinette, Dolgun rit aux éclats. Il aura encore à subir une deuxième puis une troisième séance ; la peau éclatera ; de rage, Rioumine se mettra à frapper sur le ventre, il transpercera le péritoine, les intestins s'échapperont en une énorme hernie, on transportera le prisonnier à l'hôpital des Boutyrki avec une péritonite et on cessera provisoirement de s'acharner sur lui pour l'obliger à commettre une bassesse.) Voilà le genre de martyre qu'on peut vous faire subir! Après cela, lorsqu'un instructeur de Kichiniov nommé Danilov bat le Père Victor Chipo-valnikov à coups de tisonnier sur la nuque et le traîne sur le plancher en le tirant par sa tresse, cela semble une caresse paternelle. (Il est commode d'attraper les prêtres par leurs longs cheveux ; les laïques, on peut les saisir par la barbe et les traîner ainsi d'un coin du cabinet à l'autre. Et pour Richard Akhola, garde rouge finlandais qui avait participé à la capture de Sidney Reilly et commandé une compagnie lors de l'écrasement de l'insurrection de Kronstadt, on inventa de prendre dans des pinces tantôt l'une, tantôt l'autre de ses grandes moustaches, et de s'en servir pour le soulever, en le maintenant chaque fois une dizaine de minutes suspendu en l'air sans que ses pieds touchent le sol.) Mais ce qui peut vous arriver de plus terrible, c'est ceci : on vous dénude le bas du corps et on vous fait allonger par terre sur le dos, jambes écartées ; des acolytes (le glorieux corps des sous-officiers!) s'asseyent sur vos jambes et vous maintiennent les bras ; alors le commissaire - les femmes ne dédaignent pas non plus de se livrer à cet exercice - se place debout entre vos cuisses écartées et, tout en écrasant contre le sol, avec le bout de sa chaussure, d'une pression calculée, progressive, de plus en plus forte, ce qui jadis faisait de vous un homme, il (elle) vous regarde dans les yeux en répétant, répétant inlassablement ses questions ou ses incitations à la trahison. A moins que la pression ne se fasse prématurément un tout petit peu trop forte, vous aurez encore quinze secondes pour crier que vous avouez tout, que vous êtes prêt à faire jeter en prison les vingt personnes dont on exige que vous donniez les noms ou à couvrir de boue dans la presse tout ce que vous avez de plus sacré... Et que Dieu vous juge, mais pas les hommes... « Il faut tout avouer! C'est la seule solution! chuchotent les moutons affectés à votre cellule. - D'abord, conserver la santé : c'est un calcul élémentaire, disent les gens lucides. - Vos dents, on ne vous les remplacera pas, ajoute avec un hochement de tête quelqu'un qui n'en a plus. - Qu'on avoue ou pas, de toute façon on sera condamné, concluent les sages qui ont saisi le fond des choses. - Ceux qui n'auront pas signé seront fusillés ! prophétise encore un autre dans son coin. A titre de représailles. Pour qu'il ne reste aucune trace de la façon dont l'instruction a été menée. - Et si vous mourez dans le cabinet d'instruction, l'annonce faite à votre famille sera: peine de camp avec privation du droit de correspondre. Les malheureux pourront toujours vous chercher... » Si vous êtes communiste orthodoxe, un autre orthodoxe va s'approcher furtivement de vous et, tout en maintenant à distance, par des regards haineux, les profanes qui pourraient écouter, il va vous souffler dans l'oreille, passionnément : « Notre devoir est d'aider la justice soviétique dans ses investigations. Le pays est dans une situation de lutte. Nous avons beaucoup à nous reprocher: c'est à cause de notre mollesse que cette pourriture s'est répandue partout. Une guerre sans merci se déroule en secret. Tiens, même ici, nous sommes entourés d'ennemis, tu entends ce qu'ils disent? Le parti n'est tout de même pas tenu de rendre des comptes à chacun de nous, de lui expliquer tous les tenants et les aboutissants. Du moment qu'on nous le demande, c'est clair, il faut signer. » Et voici encore un autre orthodoxe qui se faufile jusqu'à vous : « J'ai mouillé trente-cinq personnes, tous les gens que je connais. Je vous conseille de faire comme moi : donnez le plus grand nombre possible de noms, entraînez le plus possible de gens dans votre sillage ! L'absurdité de la chose deviendra vite évidente et tout le monde sera relâché. » Mais ce qu'il conseille, c'est justement ce que veulent les Organes! Coïncidence toute naturelle entre la conscience politique de l'orthodoxe et les buts du NKVD. Ce qu'ils veulent, c'est justement cet éventail de noms qui en produira d'autres, selon une progression géométrique. Témoignant de la qualité de leur travail et leur fournissant de nouvelles bases d'où lancer leurs lassos. « Qui sont tes complices? Qui partageait tes idées? » – et de secouer le pauvre diable jusqu'à ce qu'il crache des noms. (On raconte que R. Ralov nomma comme complice le cardinal de Richelieu : la chose fut consignée dans les procès-verbaux et jusqu'à l'interrogatoire de réhabilitation, en 1956, personne ne songea à s'en étonner.) A propos, puisque nous parlons des orthodoxes. Pour rendre possible pareille purge, il fallait certes un Staline, mais il fallait bien aussi un parti comme celui-là: jusqu'au jour de leur arrestation, la plupart de ses membres qui exerçaient le pouvoir ont eux-mêmes froidement expédié les autres en prison, ont eux-mêmes docilement anéanti leurs semblables en vertu des mêmes directives qui devaient se retourner contre eux, ont eux-mêmes abandonné aux bouchers n'importe lequel de leurs amis ou compagnons d'armes de la veille. Tous les bolchéviks de premier plan qu'on nous présente aujourd'hui nimbés de l'auréole du martyre se sont faits, en leur temps, les bourreaux des autres bolchéviks (sans compter le rôle de bourreaux des sans-parti que tous s avaient joué auparavant). Et peut-être 1937 était-il effectivement nécessaire pour montrer ce que valait cette idéologie qu'ils portaient si fièrement en bandoulière, tandis qu'ils mettaient la Russie cul par-dessus tête, démembraient ses forteresses et foulaient aux pieds ses trésors, cette Russie où eux-mêmes n'avaient jamais eu à craindre pareil traitement. Jamais on n'a vu, entre 1918 et 1936, les victimes des bolchéviks se conduire de façon aussi lamentable que les grands responsables bolchéviks lorsque l'orage finit par s'abattre sur eux. Si l'on examine en détail toute l'histoire des arrestations et des procès de 1936-1938, ce n'est pas seulement pour Staline et ses acolytes que l'on éprouve de la répulsion, mais pour ces accusés abjects chez qui une bassesse dégradante a remplacé l'orgueil et l'intransigeance d'antan. ... Mais comment faire, comment faire pour résister quand on est sensible à la douleur, et faible, et lié par des affections vivantes, et jeté là-dedans sans préparation?... Que faut-il pour être plus fort que le commissaire-instructeur et que ce piège bien huilé? Il faut franchir le seuil de la prison sans aucune nostalgie pour la douce existence qu'on vient de quitter. Dès qu'on passe la porte, il faut se dire : ma vie est finie – un peu tôt, mais je n'y puis rien. Jamais je ne recouvrerai la liberté. Je suis condamné à périr, maintenant ou un peu plus tard ; mais plus tard, ce sera encore plus dur, donc le plus tôt sera le mieux. Je ne possède plus sur cette terre de biens matériels. Mes proches sont morts pour moi, et moi pour eux. A partir d'aujourd'hui, mon corps ne m'est plus rien, c'est une défroque inutile et étrangère. Seuls comptent et gardent du prix à mes yeux mon esprit et ma conscience. Face à un tel prisonnier, c'est l'instruction qui pliera! Seul peut vaincre celui qui a renoncé à tout! Mais comment changer son corps en pierre? Voyons un peu. Les membres du cercle de Berdiaïev se laissèrent transformer en marionnettes pour un simulacre de jugement, mais Berdiaïev lui-même, non. On essaya de l'embringuer dans le procès : par deux fois il fut arrêté ; en 1922 il fut emmené pour un interrogatoire de nuit dans le bureau de Dzerjinski où se trouvait également Kaménev (ce qui montre que lui non plus ne dédaignait pas de pratiquer la lutte idéologique par l'intermédiaire de la Tchéka). Mais Berdiaïev ne s'humilia pas, il ne les supplia pas; au contraire, il leur exposa fermement les principes religieux et moraux qui l'empêchaient de donner sa caution au pouvoir nouvellement instauré en Russie ; et non seulement on le jugea inutilisable pour le procès, mais on le libéra. Voilà un homme qui savait ce qu'il pensait! N. Stoliarova se rappelle sa voisine de châlit, en 1937, à la prison des Boutyrki. C'était une vieille femme. On l'interrogeait chaque nuit. Deux ans auparavant, un ancien métropolite qui s'était enfui de son lieu de relégation avait dormi une nuit chez elle en passant par Moscou. « Seulement, ce n'est pas un ancien métropolite, il l'est toujours ! C'est vrai que j'ai eu l'honneur de l'accueillir. – Bien. Mais après, quand il a quitté Moscou, chez qui est-il allé ? – Je le sais, mais je ne le dirai pas ! » (Une filière de croyants avait fait passer le métropolite en Finlande.) Les commissaires-instructeurs se relayaient, ou bien ils s'assemblaient autour de la petite vieille et lui agitaient leurs poings sous le nez, mais elle répliquait : « Vous n'arriverez à rien avec moi, dussiez-vous me couper en morceaux. Regardez : vous avez peur de vos chefs, vous avez peur l'un de l'autre, vous avez même peur de me tuer. (Qu'elle meure, et adieu la filière.) Tandis que moi, je n'ai peur de rien ! S'il le faut, je suis prête à comparaître à l'instant même devant le Seigneur! » Il y a eu, oui, il y a eu en 1937 des gens qui, après l'interrogatoire, ne sont jamais revenus dans leur cellule chercher leur baluchon. Qui ont choisi la mort plutôt que de charger qui que ce fût. On ne saurait dire que l'histoire des révolutionnaires russes nous fournisse de meilleurs exemples de fermeté. Du reste, il n'est même pas de comparaison possible, car nos révolutionnaires n'ont jamais su ce qu'était une vraie instruction à cinquante-deux procédés. Radichtchev ne fut pas torturé par Chechkovski. Et il savait fort bien, car telle était la coutume du temps, que ses fils resteraient tout de même officiers de la Garde et que personne ne briserait leur vie. Il savait que personne non plus ne lui confisquerait son patrimoine. Et pourtant, au cours de la brève instruction de son affaire (elle ne dura que deux semaines), ce grand homme renia ses convictions, renia son livre et demanda qu'on lui fît grâce. Nicolas 1er n'eut pas la cruauté d'arrêter les femmes des décembristes* pour les faire crier dans le cabinet d'instruction voisin, ni de soumettre les conjurés eux-mêmes à la torture - mais pourquoi l'eût-il fait? L'instruction se déroula sans aucune contrainte ; on communiquait même d'avance aux prévenus, dans leurs casemates, le texte des questions qui leur seraient posées. Aucun d'eux ne devait laisser entendre, par la suite, qu'on eût interprété ses réponses de façon tendancieuse. Les personnes qui, « sachant qu'une mutinerie se préparait, ne l'avaient pas dénoncée », ne furent pas inquiétées. Nulle ombre ne tomba non plus sur les parents des condamnés (un manifeste fut publié à ce sujet). Et, bien entendu, tous les soldats qui s'étaient laissé entraîner furent graciés. Or on voit que même Ryleïev « répondit de manière circonstanciée, avec sincérité et sans rien cacher ». Même Pestel se mit à table: il nomma ceux de ses amis (encore en liberté) qu'il avait chargés d'enterrer la Justice Russe et indiqua l'endroit choisi. Rares furent ceux qui, comme Lounine, brillèrent par leurs manières irrespectueuses et leur mépris pour la commission d'instruction. La plupart furent lamentables, se compromettant les uns les autres, et beaucoup implorèrent humblement leur pardon ! Zavalichine mit tout sur le dos de Ryleïev. Quant à Ié.P. Obolenski et S.P. Troubetskoï, ils n'eurent rien de plus pressé que de porter contre Griboïedov des accusations mensongères auxquelles Nicolas Ier ne crut même pas. Dans son humble « Confession » à Nicolas 1er, Bakounine se couvrit lui-même de crachats, sauvant ainsi sa tête. Inconsistance morale ou astuce révolutionnaire ? On pourrait croire, à première vue, que les jeunes gens qui avaient entrepris d'assassiner Alexandre II étaient des parangons d'abnégation. Car enfin, ils savaient à quoi ils s'exposaient ! Eh bien, écoutez donc ceci. Tandis que Grinévitski partage le sort du tsar, Ryssakov reste en vie et tombe entre les mains des agents d'instruction. Et, le jour même, il balance les lieux de rendez-vous clandestins et les autres membres du complot ; tremblant pour sa chère petite vie, il se hâte de communiquer au gouvernement plus de renseignements que celui-ci ne pouvait supposer qu'il en détenait ! Il étouffe de repentir, il propose de « dévoiler tous les secrets des anarchistes ». A la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, un officier de la police politique retirait aussitôt la question qu'il venait de poser pour peu que l'inculpé l'estimât déplacée ou portant atteinte à sa vie privée. – En 1938, à la prison des Croix, le vieux prisonnier politique Zélenski fut fouetté à coups de baguettes de fusil, culotte baissée comme un gamin: revenu dans sa cellule, il éclata en sanglots : « Du temps des tsars, l'instructeur n'osait même pas me tutoyer! » – Encore un exemple, tiré d'une étude contemporaine18: elle nous apprend que les agents de la police politique tsariste avaient saisi le manuscrit de l'article de Lénine A quoi pensent nos ministres?, mais avaient été incapables de remonter jusqu'à son auteur : « Au cours de l'interrogatoire, les policiers, comme il fallait s'y attendre [ici et plus bas, c'est moi qui souligne – A.S.] n'apprirent de Vaneïev (un étudiant) que peu de chose. Il leur déclara en tout et pour tout que les manuscrits que l'on avait trouvés chez lui, lui avaient été apportés pour qu'il les garde en dépôt quelques jours avant la perquisition, tous emballés dans un seul paquet, par quelqu'un qu'il ne désirait pas nommer. L'agent d'instruction n'avait plus rien d'autre à faire [comment? et l'eau glacée jusqu'aux chevilles ? et le lavage de gorge au sel? et la matraque de Rioumine?...] que de soumettre le manuscrit à l'expertise. » Ce qui ne donna rien non plus. Péresvétov a, semble-t-il, tiré lui aussi un certain nombre d'années de camp : il aurait pu facilement énumérer tout ce qu'il restait à faire à un instructeur qui avait devant lui le dépositaire de l'article A quoi pensent nos ministres? Comme le dit S.P. Melgounov dans ses souvenirs: « C'était la prison tsariste, cette prison d'heureuse mémoire dont les détenus politiques d'aujourd'hui se souviennent presque avec un sentiment de joie19. » Il y a là une rupture, un changement d'échelle. De même que les charretiers du bon vieux temps étaient incapables de se représenter les vitesses qu'atteignent aujourd'hui les avions à réaction, de même les gens qui ne sont pas passés par le hachoir d'entrée au Goulag ne peuvent saisir dans toute leur ampleur les possibilités réelles ouvertes à l'instruction. Dans les Izvestia du 24 mai 1959, nous lisons ceci: pour faire dire à Ioulia Roumiantséva où se trouvait son mari qui venait de s'évader, les nazis l'enfermèrent dans la prison intérieure du camp. Elle savait où il était, mais refusa de répondre ! Un lecteur non initié voit là un modèle d'héroïsme. Mais celui qui a derrière lui l'amère expérience du Goulag y voit plutôt un modèle de maladresse dans la conduite d'une instruction : Ioulia n'est pas morte sous les tortures et n'est pas devenue folle – elle a été purement et simplement relâchée, bien vivante, au bout d'un mois! *** A l'époque, toutes ces idées selon lesquelles il faut devenir de pierre m'étaient encore absolument inconnues. Non seulement je n'étais pas prêt à trancher les liens douillets qui m'attachaient à ce monde, mais je gardai longtemps sur le cœur la centaine de crayons Faber – butin de guerre – qui m'avaient été confisqués lors de mon arrestation. En jetant plus tard, dans le long loisir de la prison, un coup d'œil rétrospectif sur mon instruction, je devais sentir qu'il n'y avait pas de quoi être fier. J'aurais pu sans aucun doute avoir une attitude plus ferme, et peut-être m'en tirer plus habilement. Esprit obscurci, moral effondré : tel fut mon état durant les premières semaines. Et si je ne suis pas rongé de remords en rappelant ces souvenirs, c'est parce que, Dieu merci, je n'ai fait arrêter personne. Mais il ne s'en est pas fallu de beaucoup. Nous nous fîmes pincer, mon co-inculpé Nikolaï Vitkévitch et moi, comme de vrais gamins et non comme des officiers combattant sur le front. Alors que nous échangions en temps de guerre, d'un secteur du front à un autre, des lettres soumises à la censure militaire, nous ne pouvions nous empêcher d'exprimer presque ouvertement nos indignations politiques et d'injurier le Sage entre les Sages, dont nous avions codé de façon transparente le nom de Père en celui de Caïd. (Chaque fois que, par la suite, dans les prisons, je racontai mon affaire, notre naïveté ne souleva que rire et étonnement. On me disait qu'il n'était pas possible de trouver pareils gogos. J'ai fini par me convaincre moi-même que c'était vrai. Et un beau jour, en lisant une étude consacrée à l'affaire Alexandre Oulianov, j'ai appris que son groupe s'était fait prendre de la même façon, à cause d'une correspondance imprudente, et que c'était uniquement à cette circonstance qu'Alexandre III avait dû ne pas être tué le 1er/13 mars 1887.) L'un des membres du groupe, Andreïouchkine, avait envoyé à un ami habitant Kharkov une lettre où il dévoilait le fond de sa pensée : « Je crois fermement qu'un jour viendra – et il n'est pas loin – où s'instaurera [chez nous] la terreur la plus impitoyable... La terreur rouge, voilà mon idée fixe... Je m'inquiète pour mon correspondant [ce n'était pas la première lettre de ce genre qu'il écrivait! – A.S.]... S'il lui arrive ce que je pense, je peux y passer moi aussi, ce qui n'est pas souhaitable, car j'entraînerais alors avec moi beaucoup de gens très efficaces. » L'enquête menée sans hâte, avec la collaboration de la police de Kharkov, pour établir qui, à Saint-Pétersbourg, était l'auteur de cette lettre, dura cinq semaines. Le nom d'Andreïouchkine fut découvert seulement le 28 février/12 mars et, le 1er/ 13 mars, les lanceurs de bombes durent arrêtés sur la perspective Nevski, leurs engins sur eux juste avant l'heure prévue pour l'attentat! Haut de plafond, spacieux, éclairé par une grande baie : tel était le cabinet de mon commissaire-instructeur, I.I. Iézépov (l'immeuble de la Compagnie d'assurances « La Russie » n'avait pas été construit pour qu'on y torture) ; profitant de ses dimensions, on y avait fixé au mur un portrait en pied, haut de quatre mètres, du puissant Souverain auquel j'avais, minuscule grain de sable, osé vouer ma haine. Parfois, le commissaire allait se placer devant lui et jurait avec un geste théâtral: « Pour lui, nous sommes prêts à donner notre vie ! Prêts, pour lui, à nous jeter sous les tanks ennemis ! » Devant la majesté quasi sacramentelle de cette effigie, mon bredouillis sur je ne sais quelle purification du léninisme semblait pitoyable et moi-même, blasphémateur impie, n'étais digne que de la mort. Le contenu de nos lettres offrait une matière tout à fait suffisante, à l'époque, pour nous faire condamner l'un et l'autre ; dès le moment où nos premières lettres avaient été déposées sur la table des agents opérationnels chargés de la censure, notre destin à tous deux avait été fixé, et on nous avait simplement laissés nous démener encore un peu sur le front où nous étions utiles. Mais il y avait plus grave : depuis un an, nous portions constamment dans notre sacoche, l'un et l'autre – afin que, quoi qu'il arrive, le texte soit conservé si l'un de nous restait en vie – un exemplaire de la « Résolution n° 1 » que nous avions composée au cours de l'une de nos rencontres au front. Ce document s'ouvrait par une critique énergique et concise du système d'oppression et de mensonge régnant dans notre pays ; il se poursuivait, comme tout programme politique qui se respecte, par l'ébauche d'un plan d'assainissement de la vie publique et se terminait par la phrase suivante : « La réalisation de tous ces objectifs a pour condition première l'existence d'une organisation. » Nul besoin d'un coup de pouce comme savaient en donner les commissaires-instructeurs : c'était bel et bien l'acte de naissance d'un nouveau parti. Auquel venaient s'ajouter les phrases de nos lettres où nous disions, Vitkévitch et moi, qu'une fois la victoire acquise nous engagerions « la guerre de l'après-guerre ». Mon instructeur n'avait donc rien besoin d'inventer pour me charger ; ses efforts tendaient uniquement à jeter des nœuds coulants sur d'autres têtes, celles de tous les gens à qui j'avais ou qui m'avaient un jour écrit, et à vérifier si notre groupe de jeunes n'avait pas un mentor plus âgé. Dans mes lettres à des jeunes gens et jeunes filles de mon âge, j'exprimais alors avec impertinence et presque avec bravade des pensées séditieuses et, Dieu sait pourquoi, mes amis continuaient à correspondre avec moi. Leurs réponses contenaient même, elles aussi, certaines expressions suspectes20. Et maintenant Iézépov, à l'instar de Porphyre Petrovitch, exigeait que je lui explique tout cela de façon cohérente. Si nous nous exprimions ainsi dans des lettres soumises à la censure, que nous disions-nous donc dans l'intimité? Impossible de lui faire croire que cette âpreté de ton n'affectait que notre correspondance. Avec mon cerveau embrumé, je devais mettre debout une version hautement vraisemblable de nos entretiens (le fait que nous nous voyions était attesté par notre correspondance), de façon que, retrouvant la tonalité des lettres, on soit constamment à la limite de la politique sans toutefois basculer dans les articles du Code pénal. De façon encore que toutes mes explications sortent d'un seul jet et arrivent à convaincre un vieux routier des interrogatoires qu'il avait devant lui un être sans détours, bien raplati et parfaitement sincère. De façon enfin – et c'était le plus important – que mon paresseux de commissaire ne soit pas sollicité par l'idée d'examiner le maudit chargement que j'avais apporté jusque-là dans ma maudite valise: les quatre blocs-notes de mon journal de guerre, écrits d'un crayon dur et pâle, en petits caractères fins comme des aiguilles et qui commençaient déjà à s'effacer par endroits. Ces carnets représentaient mon ambition de devenir écrivain. Je ne croyais pas en la puissance de notre étonnante mémoire et, tout au long des années de guerre, je m'étais efforcé de noter tout ce que je voyais (ce n'eût encore été que demi-mal) et tout ce que j'entendais de la bouche des gens. Sans la moindre précaution, j'y avais consigné in extenso les récits de mes camarades sur la collectivisation, sur la famine en Ukraine, sur l'année 1937, et, en témoin scrupuleux qui ne s'était jamais encore frotté au NKVD, j'indiquais à chaque fois de façon transparente de qui je tenais le récit. Depuis le jour de mon arrestation, depuis que ce journal, cacheté à la cire, avait été jeté dans ma valise par les agents opérationnels afin que je l'emporte moi-même jusqu'à Moscou, des tenailles brûlantes n'avaient cessé de me triturer le cœur. Et voici que tous ces récits si naturels en première ligne, face-à-face avec la mort, gisaient maintenant aux pieds du Staline de quatre mètres, soufflant l'air humide du cachot sur mes purs, courageux et indociles compagnons d'armes. Ce fut ce journal qui me pesa le plus durant mon instruction. Pour éviter à tout prix que mon commissaire ne s'en aille transpirer sur mes carnets et en extraire le nerf vital de la libre confrérie des combattants, je manifestai ce qu'il fallut de repentir et abandonnai ce qu'il fallut de mes erreurs politiques. Je m'épuisai ainsi à marcher sur le fil du rasoir jusqu'au moment où je remarquai que l'on n'amenait personne pour le confronter avec moi ; jusqu'au moment où des signes évidents m'annoncèrent la fin de l'instruction ; jusqu'à ce jour du quatrième mois suivant mon arrestation où les quatre blocs-notes de mon journal de guerre furent balancés dans la gueule infernale du poêle de la Loubianka et s'éparpillèrent en une gerbe de paillettes écarlates témoignant qu'une fois de plus, on venait en Russie d'assassiner un roman, avant de s'envoler, papillons de suie noire, par la plus haute des cheminées. Nos promenades avaient justement lieu au pied de cette cheminée, dans une boîte de béton, sur le toit de la Grande Loubianka, au niveau du cinquième étage. Les murs qui nous entouraient faisaient trois hauteurs d'homme. Nous entendions Moscou, les klaxons des voitures qui se répondaient. Mais nous ne voyions que cette cheminée, une sentinelle sur un mirador à hauteur du sixième étage et le malheureux lambeau de ciel condamné par le Bon Dieu à s'étendre au-dessus de la Loubianka. Oh, cette suie ! Comme elle tombait, comme elle tombait en ce premier mois de mai de l'après-guerre ! Nous en voyions tant, à chacune de nos promenades, que nous avions fini par imaginer que la Loubianka brûlait toutes ses archives accumulées depuis vingt-sept ans. Mon journal sacrifié n'avait fourni là-dedans qu'une petite volute éphémère. Et je me rappelais un certain matin de mars glacé et ensoleillé, où j'étais assis dans le cabinet du commissaire-instructeur. Il me posait, comme à l'accoutumée, ses questions grossières et notait mes paroles en les déformant. Le soleil jouait dans les arabesques de givre qui fondaient peu à peu sur la grande fenêtre, cette fenêtre par laquelle j'étais parfois très fort tenté de me jeter – afin que Moscou voie au moins fulgurer l'éclair de ma mort, à la minute où j'irais du quatrième étage m'écraser sur la chaussée, comme l'avait fait mon prédécesseur inconnu, jadis, quand j'étais enfant, à Rostov-sur-le-Don (au « Trente-trois »). Là où le givre avait fondu, la vitre laissait voir les toits de Moscou – des toits, des toits et encore des toits d'où montaient de joyeuses fumées. Mais ce n'était pas cela que je regardais, c'était le monceau de manuscrits qu'on venait de déverser sur le plancher en attendant de le trier et qui occupait tout le milieu de ce cabinet de trente mètres carrés à moitié vide. Cahiers, chemises, cartonnages improvisés, papiers en liasses, en tas ou simplement feuilles volantes, ces manuscrits amoncelés formaient le tumulus funéraire de l'esprit humain, tumulus conique qui s'élevait plus haut que le bureau du commissaire et me cachait presque ce personnage. Et j'avais le cœur serré de compassion fraternelle pour le travail de l'inconnu arrêté la nuit précédente et dont l'appartement perquisitionné avait livré toute cette récolte, déversée au petit matin sur le parquet du cabinet de torture, au pied du Staline de quatre mètres. Assis sur ma chaise, j'essayais de deviner quelle était la vie hors du commun qu'on avait amenée là cette nuit pour la supplicier, la dépecer et enfin la brûler. Oh ! qu'il en a péri, dans ce bâtiment, de projets et de travaux ! Toute une civilisation engloutie. Oh! cette suie vomie par les cheminées de la Loubianka ! Ce qui fait le plus mal, c'est que nos descendants tiendront notre génération pour plus sotte, plus dénuée de talent, plus muette qu'elle ne le fut!... *** Pour tracer une droite, il suffit de marquer deux points. Ehrenbourg raconte qu'en 1920, la Tchéka lui présenta le problème en ces termes : « C'est à vous s de faire la preuve que vous n'êtes pas un agent de Wrangel. » Et en 1950, l'un des colonels en vue du MGB, Foma Fomitch Jélézov, déclara aux prisonniers : « Nous n'allons pas nous donner la peine de prouver à chacun sa culpabilité. C'est à lui i de nous prouver qu'il n'avait pas d'intentions hostiles. » Sur la droite qu'une grosse main de cannibale a tracée entre ces deux points, s'alignent, innombrables, les souvenirs de millions d'hommes. Quelle accélération et quelle simplification de l'instruction inconnues jusqu'alors de l'humanité! Les Organes se sont libérés de l'obligation de chercher des preuves ! C'est le gibier capturé, ce lapereau tremblant et blême qui ne peut ni écrire, ni téléphoner à personne, qui n'a rien pu apporter avec lui, qu'on prive de sommeil, de nourriture, de papier, de crayon et même de boutons, c'est ce lapereau assis dans un coin sur le bois nu d'un tabouret qui doit lui-même e trouver et exposer à son fainéant de commissaire les preuves démontrant qu'il n'a pas eu d'intentions hostiles ! Et s'il ne les trouve pas (d'où les tirerait-il?) il apporte par là même à l'instruction des preuves approchées de sa culpabilité! J'ai connu un vieillard, ancien prisonnier des Allemands, qui, assis sur son tabouret, avait tout de même réussi en argumentant avec ses mains nues à démontrer à son monstre de commissaire-instructeur qu'il n'avait pas trahi la patrie, et même qu'il n'en avait pas eu l'intention ! Oh, scandale ! Il a donc été libéré? Oui-da ! C'est à la prison des Boutyrki, et non dans un square, qu'il m'a fait ce récit. Un deuxième commissaire se joignit au principal, ils passèrent avec le vieillard une agréable soirée à échanger des souvenirs, puis tous deux signèrent une déclaration dans laquelle ils certifiaient à titre de témoins que, ce soir-là, le vieillard affamé et somnolent leur avait fait de la propagande antisoviétique ! On veut bien causer, mais on a des oreilles ! Le vieillard fut déféré devant un troisième commissaire-instructeur qui le déchargea de l'accusation non fondée de trahison, mais lui infligea tout de même en bonne et due forme dix ans pour propagande antisoviétique au cours de l'instruction. A partir du moment où elle cessa d'être la recherche de la vérité, que devint l'instruction pour les commissaires eux-mêmes? Dans les cas difficiles, l'exercice d'une fonction de bourreau ; dans les cas faciles, une simple manière de passer le temps et la justification d'un salaire. Des cas faciles, il y en a toujours eu, même pendant la fameuse année 1937. Un exemple: Borodko fut accusé d'être allé, seize ans auparavant, rendre visite à ses parents en Pologne sans avoir demandé de passeport pour l'étranger (papa-maman habitaient à dix verstes de chez lui, mais les diplomates avaient ratifié la cession de cette partie de la Biélorussie à la Pologne : en 1921, les gens n'y étaient pas encore habitués et continuaient à se rendre de l'autre côté comme par le passé). L'instruction ne prit qu'une demi-heure : « Tu y es allé ? - Oui. – Comment ? - A cheval. – Dix ans pour KRD ! » (Activités contre-révolutionnaires.) Mais une telle rapidité sent le stakhanovisme, mouvement qui n'a pas trouvé d'adeptes chez les casquettes bleues. Le Code de procédure pénale fixait à deux mois la durée de toute instruction et, en cas de difficultés, il était permis de demander aux procureurs plusieurs prolongations d'un mois chacune (naturellement, les procureurs ne refusaient pas). Il eût été stupide de se ruiner la santé, de ne pas profiter de rallonges et, comme on dit à l'usine, de gonfler soi-même les normes. Après avoir travaillé de la voix et du poing durant la première semaine - la « phase-choc » de toute instruction - et dépensé ainsi un peu de leur volonté et de leur caractère (selon l'expression de Vychinski), les commissaires avaient ensuite intérêt à faire traîner chaque instruction en longueur, de façon à avoir le plus possible d'affaires anciennes et de tout repos, et le moins possible de nouvelles. On considérait qu'il était tout simplement inconvenant de terminer en deux mois l'instruction d'une affaire politique. Le système voyait se retourner contre lui-même sa méfiance et son manque de souplesse. Cette méfiance s'étendait même aux cadres d'élite: je pense qu'ils étaient tenus de pointer à l'arrivée et au départ ; en tout cas, pour les détenus convoqués à l'instruction, le pointage était obligatoire et servait de contrôle. Que restait-il à faire aux commissaires pour avoir leur compte d'heures? Convoquer un de leurs inculpés, le faire asseoir dans un coin, lui poser quelque question effrayante, puis l'oublier là et lire longuement le journal, rédiger un résumé de texte pour le cours d'instruction politique, faire leur courrier, rendre visite à un collègue (en plantant un surveillant comme chien de garde devant le détenu). Ou encore on taillait paisiblement une bavette, assis sur le canapé, avec un ami venu en visite, non sans s'interrompre de temps à autre pour vous envelopper d'un regard terrible et lancer: « En voilà un salaud ! Une ordure comme il y en a peu ! Enfin, ça fera neuf grammes de plomb bien employés! » Mon commissaire, lui, faisait en outre un large usage du téléphone. Par exemple, il appelait chez lui et disait à sa femme, tout en me foudroyant du regard, qu'il allait interroger toute la nuit et qu'elle ne devait pas l'attendre avant le matin (mon cœur défaillait: ainsi, il y en avait donc pour toute la nuit !). Mais, aussitôt, il composait le numéro de sa maîtresse et lui annonçait d'une voix susurrante qu'il allait venir tout de suite et passer la nuit chez elle (soulagement: bon, je vais pouvoir dormir!). C'est ainsi que ce système sans défauts n'était adouci que par les défauts de ses exécutants. Certains commissaires-instructeurs, plus curieux que les autres, aimaient à utiliser ces interrogatoires factices pour enrichir leur expérience personnelle : ils posaient à l'inculpé force questions concernant, par exemple, la vie au front (ces fameux tanks allemands sous lesquels ils n'arrivaient pas à trouver le loisir de se jeter) ; cela pouvait être aussi les us et coutumes des pays d'Europe ou d'Outre-mer où avait séjourné l'inculpé ; leurs magasins, les produits qu'on y trouvait ; et surtout l'organisation des bordels étrangers et les histoires de femmes. Toujours selon le Code de procédure pénale, le procureur est censé veiller avec une attention sans relâche à la régularité de chaque instruction. Mais, à l'époque, personne ne voyait jamais ce personnage avant ce qu'on appelait l'« interrogatoire chez le procureur », formalité qui annonçait la fin d'une instruction. J'y fus soumis moi aussi. Le lieutenant-colonel Kotov, un blond paisible, repu et insipide, sans une once ni de méchanceté, ni de bonté, ni de quoi que ce soit d'autre, était assis à son bureau et prenait connaissance, en bâillant, de mon dossier qu'il voyait pour la première fois. Quand je fus entré, il continua encore pendant une quinzaine de minutes en silence (cet interrogatoire étant absolument inévitable et sa durée enregistrée, le procureur aurait été bien bête d'étudier le dossier à un autre moment, en dehors des horaires contrôlés, ce qui l'aurait obligé, par-dessus le marché, à garder en mémoire pendant un certain nombre d'heures toutes sortes de détails). Enfin, il leva vers le mur des yeux indifférents et me demanda nonchalamment ce que j'avais à ajouter à mes déclarations. Il aurait dû me demander quelles réclamations j'avais à formuler concernant le déroulement de l'instruction ; si ma volonté n'avait pas été bafouée et la légalité violée. Mais, depuis longtemps déjà, les procureurs ne posaient plus ces questions-là. Et quand même ils les auraient posées? Aussi bien le siège central du Ministère – cet édifice aux mille pièces dans lequel nous nous trouvions – que les cinq mille maisons, wagons, cavernes et cagnas d'instruction dispersés sur tout le territoire de l'Union soviétique ne vivaient que de cela : la violation de la légalité ; ce n'était pas nous deux qui allions y changer quelque chose. Du reste, tous les procureurs d'un rang tant soit peu élevé avaient besoin, pour entrer en fonctions, de l'accord de cette même Sécurité d'Etat... qu'ils étaient chargés de contrôler. Sa mollesse, son humeur pacifique, la lassitude que lui inspiraient ces innombrables et stupides affaires se communiquèrent à moi. Je ne soulevai pas devant lui la question du vrai et du faux. Je lui demandai seulement de corriger une absurdité trop manifeste : nous étions, au départ, deux suspects ; mais nos affaires avaient été instruites séparément (la mienne à Moscou et celle de mon ami au front), si bien que me trouvant, dans le dossier qu'il avait sous les yeux, seul inculpé, je l'étais pourtant en vertu du paragraphe 11, c'est-à-dire en tant que groupe. Je lui demandais fort raisonnablement de supprimer cette référence au paragraphe 11. Il continua encore pendant cinq minutes à feuilleter le dossier, puis n'y trouvant, de toute évidence, aucune trace de notre organisation, il soupira, écarta les bras en signe d'impuissance et dit: « Que voulez-vous? Un, c'est un, mais deux, c'est déjà plusieurs. » Ayant parlé, il appuya sur un bouton pour qu'on vînt me chercher. Bientôt, un soir de la fin du mois de mai, mon commissaire-instructeur me fit ramener à une heure tardive dans ce même cabinet où la cheminée de marbre supportait une pendule de bronze ouvragé, pour la formalité du « deux cent six » : c'est ainsi que l'on appelait, d'après le numéro d'un article de l'OuPK, l'opération au cours de laquelle l'inculpé examinait lui-même son dossier et donnait sa dernière signature. Sans douter un seul instant qu'il obtiendrait la mienne, le commissaire-instructeur était déjà assis au bureau et rédigeait l'acte d'accusation. A peine avais-je ouvert l'épais dossier que je lus, dans le texte imprimé sur l'envers de la couverture, cette chose renversante: pendant la durée de l'instruction, on avait le droit de porter plainte par écrit contre toute irrégularité et le commissaire-instructeur était tenu de verser ces pièces au dossier dans l'ordre chronologique ! Pendant l'instruction ! Mais pas quand elle était terminée... Hélas, aucun des milliers de prisonniers avec qui je me suis ensuite trouvé ne soupçonnait l'existence de ce droit. Je continuai à tourner les pages. Je vis des photocopies de mes lettres et l'interprétation complètement aberrante qu'en donnaient des commentateurs inconnus (un certain capitaine Libine, par exemple). Et je vis le mensonge hyperbolique dans lequel le capitaine Iézépov avait enveloppé mes prudentes déclarations. « Je ne suis pas d'accord. Vous avez instruit l'affaire de façon irrégulière, dis-je, pas très sûr de moi. – Bon, eh bien, on va tout recommencer depuis le début ! fit-il en pinçant les lèvres avec une moue sinistre. Tu vas voir, on va te flanquer au quartier des politsaï*. » Et il fit même mine de tendre la main pour me retirer le dossier. (Que je retins aussitôt du doigt.) Derrière les fenêtres du quatrième étage de la Loubianka brillait le soleil doré du crépuscule. Dehors, c'était le mois de mai. Mais les fenêtres du cabinet étaient hermétiquement closes, comme toutes les ouvertures donnant sur le monde extérieur ; bien que l'hiver fût fini, on n'avait même pas décollé les bourrelets de calfeutrage, afin que nul souffle n'amène au fond de ce repaire une bouffée de douceur tiède et fleurie. Le dernier rayon de soleil se détacha de la pendule de bronze de la cheminée ; elle sonna doucement. Depuis le début?... Il me sembla qu'il valait mieux mourir que de tout recommencer depuis le début. Ce qui s'ouvrait à présent devant moi était quand même une vie. (Si j'avais su quelle vie !...) Et puis, il y avait ce quartier des politsaï. Enfin, il ne fallait pas irriter le commissaire, le ton général de l'acte d'accusation s'en ressentirait... Et je signai. Tout, y compris le paragraphe 11 (que le texte de notre « Résolution » justifiait tout de même un peu). J'en ignorais alors le poids: on m'avait seulement dit qu'il n'allongeait pas la peine. Or c'est à cause de lui que je devais me retrouver dans un camp-bagne. C'est à cause de lui que je devais, après ma « libération », être relégué à perpétuité sans l'ombre d'un jugement. Mais peut-être est-ce mieux ainsi. Car sans le bagne et sans l'exil, je n'aurais pas écrit ce livre... Mon commissaire-instructeur ne m'avait appliqué aucun traitement spécial, hormis la privation de sommeil, le mensonge et l'intimidation, méthodes on ne peut plus légales. Il n'eut donc pas besoin de se couvrir, comme le faisaient ses collègues trop entreprenants, en me fourrant sous le nez, au moment du 206, un « engagement de non-divulgation » : je soussigné Un tel m'engage, sous peine de châtiment pénal (prévu par on ne sait quel article), à ne jamais faire part à personne des méthodes d'instruction auxquelles j'ai été soumis. Dans certaines directions régionales du NKVD, cette disposition était appliquée en série : un formulaire imprimé d'engagement de non-divulgation était tendu au prisonnier en même temps que la sentence de l'Osso. (Et de même, plus tard, lorsqu'on lui rendait la liberté, on lui faisait signer l'engagement de ne raconter à personne la façon dont fonctionnaient les camps.) Le fait est là. Notre habitude de la soumission, notre dos courbé (ou brisé) ne nous permettaient ni de refuser notre signature, ni de nous indigner devant ce camouflage scélérat. Nous avons perdu l'étalon de la liberté. Nous n'avons plus de repère pour déterminer où elle commence et où elle finit. Indéfiniment, toujours et partout, on nous fait signer ces éternels engagements de non-divulgation. Nous ne sommes même plus sûrs d'avoir le droit de raconter ce qui fut notre propre vie. 1 Comme au docteur S., d'après le témoignage de A.P.K...v. 2 Comme à Kh. S. T...é. 3 Première partie, chapitre 8. 4 A.A. Akhmatova m'a donné le nom du tchékiste qui avait inventé cette affaire : Iakov Agranov. 5 L'article 93 du Code de procédure pénale le disait bien: « Une déclaration anonyme peut donner lieu à l'ouverture d'un procès criminel » (il ne faut pas s'étonner du mot « criminel » : tous les politiques étaient considérés comme des criminels de droit commun). 6 N.V. Krylenko, Za piat let [En cinq ans], éditions d'Etat, Moscou-Petrograd, 1923, p. 401. 7 Ievguénia Guinzbourg écrit que l'autorisation de recourir aux « moyens physiques de pression » fut donnée en avril 1938. V. Chalamov considère que les tortures ont été autorisées vers le milieu de 1938. Le vieux prisonnier Mitrovitch est persuadé qu'il y eut un « décret sur la procédure d'interrogatoire simplifiée et la substitution des méthodes physiques aux méthodes psychologiques ». Ivanov-Razoumnik distingue une « période où la cruauté des interrogatoires atteignit son paroxysme : le milieu de 1938 ». 8 Comparez avec le cinquième amendement à la Constitution des Etats-Unis : « dans aucune affaire criminelle, nul ne pourra être contraint de témoigner contre lui-même ». 9 D'après les féroces lois de l'Empire russe, les proches parents de l'inculpé pouvaient purement et simplement refuser de déposer. Et, s'ils avaient fait des dépositions au cours de l'instruction préparatoire, ils pouvaient à leur gré les retirer et empêcher qu'elles fussent transmises au tribunal. Chose étrange: à cette époque, le fait de connaître un criminel ou d'être son parent n'était même pas considéré, en soi, comme une charge!... 10 Voici ce qu'elle dit maintenant: « Onze ans plus tard, au moment de ma réhabilitation, on m'a fait relire ces procès-verbaux et j'ai été envahie par un sentiment d'écœurement. De quoi avais-je bien pu être fière?... » – J'ai moi aussi éprouvé le même sentiment lors de ma réhabilitation, quand on m'a lu des extraits de mes anciens procès-verbaux. Aujourd'hui encore, je ne me reconnais pas : comment ai-je pu signer cela et considérer, par-dessus le marché, que je ne m'en étais pas mal tiré et avais même remporté une victoire? 11 Il y a là, apparemment, une inspiration mongole. Dans la revue Niva du 15 mars 1914, page 218, on trouve ce croquis d'une prison mongole: chaque prisonnier est enfermé dans un coffre avec une petite ouverture pour passer la tête ou recevoir la nourriture. Un gardien marche entre les coffres. 12 Eh oui, il y en a qui ont commencé comme ça dans leur jeunesse : sentinelle à côté d'un homme à genoux. On peut penser qu'ils occupent aujourd'hui un poste élevé et que leurs enfants sont adultes... 13 Du reste, une inspection était chose à ce point impossible et jamais vue qu'en 1953, lorsqu'une commission entra dans la cellule où était emprisonné l'ancien ministre de la Sécurité Abakoumov, celui-ci crut à une mystification et éclata de rire. 14 En 1918, le Tribunal révolutionnaire de Moscou jugea un ancien gardien de prison tsariste du nom de Bondar. L'acte d'accusation citait comme exemple suprême de sa cruauté le fait qu'« une fois il avait frappé un détenu politique avec une telle force que son tympan avait éclaté » (Krylenko, Za piat let [En cinq ans], p. 16). 15 Or l'instruction durait de huit à dix mois. « Sûr que Klim Vorochilov était tout seul, lui, dans une cellule comme celle-ci », disaient les gars. (Et encore faudrait-il voir s'il a vraiment fait de la prison.) 16 Et en 1948, dans la prison intérieure* de Vladimir, il y avait en permanence trente personnes dans une cellule de trois mètres sur trois ! (S. Potapov). Au Guépéou de Krasnodar, en 1937, quatre e personnes au mètre carré. 17 En réalité, il avait bien défilé à la tête de sa brigade, mais, allez donc savoir pourquoi, il ne l'avait pas lancée à l'assaut de la tribune. Détail négligeable. Cependant, après ce récital de tortures, il ne fut condamné qu'à dix ans par Osso. C'est dire le peu d'illusions que se faisaient nos sbires sur la qualité de leur production. 18 Novy Mir, 1962, n° 4, R. Péresvétov. 19 S.P. Melgounov, Vospominania i dnevniki (Mémoires et Carnets), 1er fasc., Paris, 1964 p. 139. 20 L'un de nos amis, ancien camarade de classe, K. Simoniants, faillit alors nous rejoindre. Quel ne fut pas mon soulagement lorsque j'appris qu'il était resté en liberté ! Mais voici qu'à présent, vingt-deux ans plus tard, il m'écrit ceci : « Il ressort de tes œuvres publiées que tu ne vois qu'un seul côté des choses... Tu deviens objectivement le porte-drapeau de la réaction fascisante en Occident, par exemple en Allemagne de l'Ouest et aux USA... Lénine que, j'en suis sûr, tu continues à aimer et à vénérer comme par le passé, et aussi nos bons vieux Marx et Engels porteraient sur toi la condamnation la plus sévère. Réfléchis ! » C'est bien ce que je fais : ah ! quel dommage qu'on ne t'ait pas coffré jadis! Si tu savais ce que tu as perdu!... Chapitre 4 LES LISERÉS BLEUS Tout au long de ce laminage entre les meules de l'illustre Etablissement de nuit où l'on broie notre âme, tandis que notre chair pend comme des haillons de clochard, nous souffrons trop, nous sommes trop enfoncés dans notre douleur pour poser sur la blême engeance nocturne qui nous martyrise un regard aigu et prophétique. N'était ce trop-plein de souffrance qui noie notre regard, quels historiens auraient en nous nos tortionnaires! - car jamais eux-mêmes ne se peindront en pied. Hélas, tout ancien prisonnier qui raconte son instruction évoquera dans les moindres détails les moyens de pression employés et les saletés qu'on lui a extorquées – mais il est si loin de s'être posé des questions sur la personnalité de son commissaire que, souvent, il sera même incapable de retrouver son nom. Je peux moi-même me rappeler plus de choses, et plus intéressantes, sur n'importe lequel de mes campagnons de cellule, que sur le capitaine de la Sécurité d'Etat Iézépov avec lequel j'ai pourtant passé de longs moments, face à face et seul à seul, dans le cabinet d'instruction. L'unique souvenir qui nous reste, général et fort juste, est celui d'une pourriture, d'un espace totalement envahi par la putréfaction. Et des dizaines d'années plus tard, une fois passés les accès de haine et de rancune, nos cœurs rassis conservent toujours la même impression : des êtres vils, sans foi ni loi, heureux de faire le mal – peut-être des hommes fourvoyés. On connaît l'épisode de la visite rendue à la Maison de détention préventive de la rue Chpalernaïa (la tante de la Grande Maison) par Alexandre II, cible permanente des révolutionnaires qui tentèrent à sept reprises de le faire périr : il se fit enfermer dans la cellule d'isolement N° 227 et y passa plus d'une heure, animé par le désir de comprendre l'état d'esprit de ceux qu'il y maintenait emprisonnés. On ne peut refuser de reconnaître que ce fut, de la part du monarque, un mouvement profondément moral, qu'il y eut là un besoin et une tentative de considérer la chose d'un point de vue spirituel. Mais impossible d'imaginer un seul de nos commissaires-instructeurs, Abakoumov et Béria inclus, désirant se mettre, ne fût-ce que pour une heure de temps, dans la peau d'un prisonnier, et prenant place dans une cellule d'isolement pour y méditer un peu. Leur fonction n'exige pas qu'ils soient instruits, qu'ils aient une vaste culture ni une grande ouverture d'esprit, et ils ne possèdent rien de tout cela. Leur fonction n'exige pas que leur pensée ait une logique, et elle n'en a pas. Leur fonction requiert seulement de la ponctualité dans l'exécution des directives et de l'insensibilité aux souffrances d'autrui: cela, ils l'ont: ces qualités-là, ils les possèdent. Nous qui sommes passés entre leurs mains, nous sentons la réalité étouffante de cette corporation radicalement privée des notions communes à tout le genre humain. S'il y a des gens pour qui il était clair que les affaires étaient bidon, c'étaient bien les commissaires-instructeurs ! Sortis de leurs réunions officielles, ils ne pouvaient tout de même pas se dire sérieusement, entre eux et à eux-mêmes, qu'ils démasquaient des criminels ! Et pourtant, ils remplissaient des pages et des pages de procès-verbaux destinés à nous envoyer pourrir dans les camps. C'est exactement, ni plus ni moins, le principe des truands: « Aujourd'hui, à toi de crever ; moi, ce sera pour demain ! » Ils comprenaient que les affaires étaient bidon et, pourtant, ils poursuivaient leur labeur, année après année. Comment expliquer cela?... On peut supposer qu'ils s'efforçaient de ne pas penser (ce qui signifie déjà la destruction de la personne humaine) : ils avaient tout simplement admis une fois pour toutes qu'il fallait obéir, les personnes qui donnaient les directives ne pouvant se tromper. Mais, si j'ai bonne mémoire, ce raisonnement était aussi celui des nazis? La coïncidence est telle, à la fois entre les époques et entre les méthodes, que nul ne saurait refuser cette comparaison. Elle venait encore plus naturellement à l'esprit de ceux qui étaient passés à la fois par la Gestapo et le MGB, comme Ievguéni Ivanovitch Divnitch, un émigré. Il avait été accusé par la Gestapo d'activités communistes parmi les ouvriers russes en Allemagne, et par le MGB d'avoir des contacts avec la bourgeoisie internationale. Sa conclusion n'était pas en faveur du MGB : il avait été torturé ici et là, mais la Gestapo cherchait tout de même à établir la vérité, et, quand l'accusation s'était effondrée, on l'avait relâché. Tandis que le MGB ne se souciait nullement de la vérité et, une fois ses griffes refermées sur quelqu'un, il n'avait aucune intention de les rouvrir. On peut aussi évoquer la force de la Doctrine d'Avant-Garde, cette idéologie de granit. Le commissaire-instructeur du sinistre Orotoukan (commando disciplinaire de la Kolyma en 1938), attendri par la facilité avec laquelle M. Lourié, ancien directeur du combinat de Krivoï-Rog, venait de donner la signature qui lui garantissait une seconde peine de camp, profita du temps gagné pour lui tenir les propos suivants : « Tu penses que ça nous fait plaisir d'employer des moyens? [Vocable gentil pour désigner la torture.] Mais nous devons faire ce qu'exige de nous le parti. Toi qui es un vieil adhérent, dis-moi ce que tu ferais à notre place ! » Et Lourié, semble-t-il, tomba presque d'accord avec lui (s'il avait signé aussi facilement, peut-être était-ce parce qu'il avait déjà ces idées-là en tête?). De fait, ça peut convaincre. Mais ce qui était le plus courant, c'était le cynisme. Les liserés bleus comprenaient bien le fonctionnement du hache-viande et ils l'aimaient. Le commissaire Mironenko, des camps de la Djida, parlant (en 1944) à Babitch dont le destin était déjà scellé, disait, tout fier d'avoir mis debout une construction aussi rationnelle : « L'instruction et le jugement ne sont qu'une mise en forme juridique, ils ne peuvent rien changer à votre sort qui a été fixé d'avance. S'il est nécessaire que vous soyez fusillé, eh bien, même si vous êtes absolument innocent, on vous fusillera quand même. Si, au contraire, il est nécessaire que vous soyez acquitté [variante apparemment réservée aux gens de la maison – A.S.], quelles que soient les fautes dont vous puissiez être coupable, on vous blanchira et on vous acquittera. » – Le chef du premier service d'instruction de la Sécurité d'Etat pour la région du Kazakhstan occidental, Kouchnariov, déclara tout de go à Adolphe Tsivilko : « On ne va tout de même pas te relâcher, toi, un type de Leningrad ! » (c'est-à-dire un vieux militant du parti, suspect a priori). « Donnez-nous un homme, nous monterons une affaire! » – plaisanterie fréquente dans leur bouche, dicton de la corporation. Ce qui pour nous est torture n'est pour eux que travail bien fait. La femme du commissaire Nikolaï Grabichtchenko (Volgokanal) disait avec attendrissement à ses voisins: « Mon Kolia est un très bon fonctionnaire. Il y avait depuis longtemps un prévenu qui refusait d'avouer: on le lui a confié. Kolia a passé une nuit à discuter avec lui et il a avoué. » Pourquoi se lancèrent-ils tous avec tant de zèle dans cette course non à la vérité, mais à la quantité d'individus traités par la machine et condamnés? Parce qu'ils s'abandonnaient ainsi au courant général et que c'était la solution la plus commode. Parce que ces chiffres représentaient pour eux une vie tranquille, des primes, des récompenses, de l'avancement, ainsi que l'extension et la prospérité des Organes eux-mêmes. Des chiffres élevés, c'était la possibilité de se tourner un peu les pouces, de cochonner le travail, de passer une nuit à faire la fête (et ils ne s'en privaient pas). Des chiffres trop bas, ç'aurait été la suppression d'emplois, la rétrogradation, la perte de ce râtelier bien garni – car jamais Staline n'aurait pu croire qu'il se fût soudain trouvé un rayon, une ville ou une unité militaire où il n'eût pas d'ennemis. Aussi n'était-ce pas un élan de compassion, mais le dépit et la rage que suscitait en eux l'obstination maligne de ceux des prisonniers qui refusaient d'entrer dans les additions et ne cédaient ni à la privation de sommeil, ni au cachot, ni à la faim. En refusant d'avouer, ils portaient atteinte à la situation personnelle du commissaire-instructeur! C'était comme s'ils avaient voulu le faire tomber, lui ! Dès lors, toutes les méthodes étaient bonnes. Quand on se bat, on se bat ! Fourrez-lui le tuyau dans la gorge et apportez l'eau salée ! Coupés, par leur type d'activité et la voie qu'ils avaient choisie, de la sphère supérieure de la vie humaine, les serviteurs de la Maison Bleue n'en vivaient que plus intensément et plus avidement dans la sphère inférieure. Et ils étaient dominés et conduits par les deux instincts les plus forts (après la faim et le sexe) de cette sphère inférieure : la volonté de puissance et le goût du lucre. (Surtout la volonté de puissance. A notre époque, elle a pris le pas sur l'argent.) Le pouvoir est un poison : on le sait depuis des millénaires. Jamais, oh, jamais un homme ne devrait posséder un pouvoir physique sur ses semblables ! Encore, s'il a foi en quelque chose qui nous dépasse tous, et donc conscience de ses limites, ce poison ne lui sera pas mortel. Mais pour les êtres coupés de la sphère supérieure, le pouvoir est une gangrène foudroyante. Pour eux, pas de salut. Vous vous rappelez ce que Tolstoï dit du pouvoir? Ivan Ilitch avait accédé à une fonction qui lui donnait la possibilité de causer la perte de qui il voulait! Tous les hommes, sans exception, étaient entre ses mains, tous, même les plus haut placés, pouvaient lui être amenés un jour en qualité d'accusés. (Mais cet Ivan Ilitch, ce sont nos hommes en bleu! Il n'y a même rien à ajouter!) La conscience de ce pouvoir (« et la possibilité de se montrer clément », ajoute Tolstoï - mais, du coup, cela n'a plus rien à voir avec nos gaillards) constituait pour lui l'intérêt et l'attrait principaux de sa fonction. L'attrait ? Que dis-je ? La griserie! Mais oui, c'est grisant : vous n'êtes qu'un petit jeunot, entre nous, un petit morveux dont les parents s'arrachaient les cheveux, il n'y a pas si longtemps, en se demandant où caser ce grand dadais qui ne voulait pas étudier, mais vous avez fait trois ans dans une certaine école – et quelle ascension ! comme votre position dans la vie a changé ! comme vos mouvements se sont transformés, et votre regard, et votre manière de tourner la tête ! Dans un institut, le conseil scientifique tient séance : vous entrez, et tout le monde le remarque, sursaute même. Vous n'allez pas occuper le siège du président, non, c'est bon pour le recteur d'y suer sang et eau ; vous prenez place sur le côté, mais toute l'assemblée comprend que le personnage principal, c'est vous, l'homme de la Section spéciale. Vous pouvez rester cinq minutes et repartir (c'est votre avantage sur les professeurs, cette possibilité d'être appelé ailleurs par des affaires plus importantes) ; il vous suffira ensuite, en examinant leur décision, de froncer les sourcils (ou mieux, de faire une petite moue) en disant au recteur : « Impossible. Certaines raisons... » Et hop ! Ce sera enterré. – Ou bien tenez, vous voici dans les Sections spéciales de l'armée, agent du Smerch. Vous n'êtes qu'un petit lieutenant de rien du tout, mais le vieux colonel corpulent qui commande l'unité se lève quand vous entrez, il s'efforce de vous flatter, de vous être agréable, et jamais il ne boira un coup avec son chef d'état-major sans vous inviter. Peu importe que vous ayez seulement deux petites étoiles, c'est même amusant : car elles ont un tout autre poids, vos étoiles, elles relèvent d'une tout autre échelle que celles qu'arborent les officiers ordinaires (et parfois, pour des missions spéciales, on vous permet, par exemple, de mettre des étoiles de commandant, c'est une sorte de pseudonyme, de signe convenu). Le pouvoir que vous avez ainsi sur tous les hommes d'une unité militaire, tous les travailleurs d'une usine, tous les habitants d'un rayon va incomparablement plus loin que celui du commandant de l'unité, du directeur de l'usine, du secrétaire du Comité de rayon. Eux sont maîtres de la carrière, du salaire et de la réputation de leurs subordonnés – vous, vous êtes maître de leur liberté. Et jamais personne n'osera parler de vous dans une réunion, jamais personne n'osera écrire un mot sur vous dans un journal ; et pas seulement en mal, même en bien! Vous êtes comme une divinité secrète dont le nom ne doit même pas être prononcé ! Vous existez, tout le monde sent votre présence, mais, en même temps, c'est comme si vous n'existiez pas. Et voilà pourquoi, à partir du moment où vous avez coiffé la casquette d'azur, vous vous êtes retrouvé au-dessus de tous les pouvoirs normaux. Ce que vous faites, vous, personne n'ose le vérifier, cependant que tous les autres sont soumis à votre contrôle. Aussi l'attitude la plus digne, devant les simples mortels qu'on appelle citoyens (et qui pour vous ne sont que des quilles), consiste-t-elle à prendre un air profond et énigmatique. Vous seul êtes au courant des raisons spéciales. Et, par conséquent, vous avez toujours raison. La seule chose que vous ne devez jamais perdre de vue est celle-ci : vous ne seriez, vous aussi, qu'une quille comme les autres si vous n'aviez pas eu la chance de devenir un maillon des Organes, cet être vivant, souple et profondément un, établi à l'intérieur de l'Etat comme un ver solitaire dans les entrailles de l'homme. Tout est à vous, certes, tout est pour vous! Mais à une condition : que vous soyez fidèle aux Organes ! En toutes circonstances ils prendront votre défense. Toujours ils vous aideront à engloutir quiconque vous aura offensé et à écarter de votre route le moindre obstacle. Mais soyez-leur fidèle ! Faites tout ce qu'ils ordonnent ! La place où vous devez être, c'est eux qui la fixeront : aujourd'hui responsable d'une Section spéciale, demain commissaire-instructeur et peut-être, après-demain, envoyé comme ethnographe sur les bords du lac Séliguer (1931, Iline), histoire aussi, sans doute, de vous soigner les nerfs. Ou bien, quittant une ville où vous vous serez rendu trop célèbre, vous partirez à l'autre bout du pays comme délégué aux questions religieuses (c'est à ce titre que le féroce instructeur de Iaroslavl, Voikopialov, fut expédié en Moldavie). Ou encore vous deviendrez secrétaire de l'Union des écrivains (comme cet autre Iline – Viktor Nikolaïevitch – qui était général-lieutenant de la Sécurité). Ne vous étonnez de rien : seuls les Organes connaissent la vraie destination et le rang véritable de chaque homme. Ceux qui semblent lui échapper, ils les laissent tout simplement faire un peu joujou. Voyez cet artiste émérite, voyez ce héros du travail socialiste : un souffle, et ils ne sont plus. (« Qui es-tu? demanda le général Sérov à Timofeïev-Ressovski, biologiste de réputation mondiale, qu'il interrogeait à Berlin. – Et toi? répliqua sans se démonter ce dernier, avec sa crânerie cosaque héréditaire. - Vous êtes un savant? » rectifia Sérov.) Certes, le métier de commissaire-instructeur n'est pas une sinécure : il faut travailler de jour comme de nuit, rester assis pendant des heures et des heures à un bureau, mais enfin, vous n'avez nul besoin de vous casser la tête pour trouver des « preuves » (ça, c'est le travail de l'inculpé : à lui de se torturer les méninges), vous n'avez pas à vous demander si vous avez devant vous un coupable ou un innocent. Faites ce que demandent les Organes et tout ira pour le mieux. A ce moment-là, il dépendra de vous que l'instruction soit plutôt agréable, point trop fatigante, avantageuse si possible ou du moins distrayante. Vissé à votre chaise depuis des heures, vous imaginez tout à coup un nouveau moyen. Eurêka! Un coup de téléphone aux amis, un petit tour dans le bureau des collègues pour leur faire part de la chose : quelle rigolade ! Dites, les gars, si on essayait? Oui, mais sur qui? C'est lassant, à la fin, ces mains tremblantes, ces yeux suppliants, cette docilité poltronne. S'il y en avait seulement un qui résiste un peu ! « J'aime les adversaires forts ! C'est agréable de leur briser les reins! » (Paroles dites à G. G...v par le commissaire Chitov, de Leningrad.) Supposons maintenant un inculpé si fort qu'il n'y a pas moyen d'en venir à bout et que tous vos procédés se révèlent vains. Vous êtes hors de vous? Inutile de contenir votre rage ! Quel plaisir énorme, quel envol dans cette fureur qui se donne libre cours ! Cogne, cogne et vas-y donc ! c'est quand on est bien lancé qu'on leur tient la bouche grande ouverte et qu'on crache dedans ! Qu'on leur plonge la tête dans un crachoir plein ! (traitement infligé par Vassiliev à Ivanov-Razoumnik.) Qu'on traîne les prêtres sur le sol en les tirant par leur natte ! Qu'on fait mettre les prisonniers à genoux pour leur uriner au visage! Ah, quand on s'est ainsi déchaîné, on se sent vraiment un homme ! Supposons encore que vous interrogez une jeune fille arrêtée « pour cause d'étranger » (Esfir R., 1947). Bien sûr, vous la traitez de tous les noms, vous lui demandez si c'est parce que les Ricains ont la... ciselée, si les Russes ne lui suffisaient pas. Et puis, tout à coup, – idée ! Elle a bien dû apprendre à faire des petites choses. Ne laissons pas passer l'occasion: c'est comme un petit voyage à l'étranger ! Et vous la pressez de questions : comment faisiez-vous ça? dans quelles positions?... et puis encore?... raconte en détail! tout! (C'est pour votre usage personnel, et aussi pour en faire part aux copains!) La fille est écarlate, en pleurs, elle balbutie que ça n'a rien à voir dans l'affaire : « Mais si, mais si, allez, parle ! » Et si grand est votre pouvoir qu'elle va tout vous raconter en détail, et si vous voulez elle va vous faire des dessins, elle va même prendre les poses : elle est coincée, le cachot et le temps de peine sont entre vos mains. Vous avez demandé une sténo pour prendre en note un interrogatoire (commissaire Pokhilko, de la Sécurité de Kémérovo) et il se trouve qu'elle est mignonne. Commencez tout de suite à la peloter devant le gosse assis sur la chaise (Micha B., lycéen), inutile de vous gêner: un inculpé n'est pas un être humain. Devant qui, du reste, auriez-vous besoin de vous gêner? Si vous aimez les femmes (et qui ne les aime?), vous seriez bien stupide de ne pas profiter de la situation: les unes seront attirées par votre puissance, les autres vous céderont par peur. Vous avez rencontré quelque part une jeune fille et jeté sur elle votre dévolu? Elle sera à vous, impossible qu'elle vous échappe. C'est une femme mariée que vous avez remarquée ? Elle est à vous : éliminer son mari est un jeu d'enfant. Je garde depuis longtemps en réserve le sujet d'un récit qui s'appellerait: « La femme abîmée ». Mais, apparemment, je n'en ferai jamais rien. Le voici donc. Dans une unité d'aviation cantonnée en Extrême-Orient soviétique, à la veille de la guerre de Corée, un lieutenant-colonel apprit, au retour d'une mission, que sa femme était à l'hôpital. Les médecins ne lui cachèrent pas qu'elle avait une lésion aux organes sexuels, par suite de rapports anormaux. Le lieutenant-colonel se précipita auprès de sa femme et lui fit avouer qu'il s'agissait d'un lieutenant, membre de la Section spéciale de leur unité (au demeurant, l'épouse avait dû être plus ou moins consentante). Fou furieux, il courut trouver l'homme à son bureau, dégaina son pistolet et menaça de le tuer. Mais bien vite, son élan brisé, il ressortit du bureau écrasé et pitoyable : le lieutenant l'avait menacé de l'envoyer pourrir dans le plus effroyable des camps, où il en serait réduit à supplier qu'on le fasse mourir sans souffrance. Il lui avait ordonné de reprendre sa femme telle quelle (avec ses lésions irrémédiables) et de vivre avec elle sans songer à divorcer ni à porter plainte : c'est à ce prix qu'il resterait en liberté ! Et le lieutenant-colonel obéit point par point. (L'histoire m'a été racontée par le chauffeur de l'homme aux liserés bleus.) Les cas de ce genre ne doivent pas manquer : nous sommes là dans un domaine où il est particulièrement tentant de profiter de son pouvoir. En 1944, un agent de la Sécurité obligea la fille d'un général de l'armée à l'épouser en la menaçant de jeter son père en prison si elle refusait. Elle avait un fiancé, mais, pour sauver son père, elle accepta. Durant sa courte période de mariage, elle tint un journal intime qu'elle remit à celui qu'elle aimait avant de se suicider. Non, pour savoir ce que c'est que d'être une casquette bleue, il faut l'avoir vécu. Tout objet aperçu est à vous! Tout appartement qui vous plaît: à vous! Toute femme : à vous ! Tout ennemi : à vous, pieds et poings liés ! A vous est la terre sous votre talon, à vous le ciel au-dessus de votre tête : il est bleu, lui aussi ! Mais ce qui est vraiment leur passion à tous, c'est le lucre. Quand on jouit d'un tel pouvoir, et sans aucun contrôle, comment ne pas l'utiliser pour s'enrichir? Il faudrait être un saint!... S'il nous était donné de mettre au jour le moteur caché de chaque arrestation, nous verrions non sans étonnement que, sur un fond général de coffrage intensif, le choix des victimes - donc le sort de chaque individu - était dicté dans les trois quarts des cas par des intérêts privés et des vengeances personnelles, et que la moitié de ce chiffre était représentée par les calculs intéressés du NKVD local (et du procureur : bien sûr, nous n'allons pas nous amuser à les distinguer). Vassili Grigorievitch Vlassov, par exemple, devait exécuter dans l'Archipel un périple de dix-neuf ans. Voulez-vous savoir ce qu'il y eut à l'origine ? Une vente de tissus qu'il avait organisée, en tant que directeur de la coopérative de consommateurs du rayon, à l'intention des militants du parti (que le commun des mortels n'y eût pas droit, cela ne choquait personne). La femme du procureur Roussov n'avait rien pu acheter parce qu'elle n'était pas là, le procureur lui-même n'avait pas osé approcher du comptoir, et Vlassov n'avait pas eu l'idée de dire qu'il « leur garderait quelque chose » (du reste, il ne l'aurait jamais dit: ce n'était pas dans son caractère). Ajoutez encore l'incident suivant : le procureur Roussov avait amené dans une cantine réservée à une certaine catégorie de membres du parti un ami qui n'avait pas le droit d'en bénéficier (étant d'un rang moins élevé), et le directeur n'avait pas voulu qu'on le serve. Le procureur avait enjoint à Vlassov de prendre une sanction contre lui, mais Vlassov n'en avait rien fait. Ajoutez enfin un camouflet tout aussi cuisant qu'il avait infligé au NKVD du rayon. Et allez, embarqué pour opposition de droite ! ... Les motivations et les actes des liserés bleus sont parfois si mesquins que les bras vous en tombent. Le délégué* opérationnel Sentchenko confisqua à un officier du front arrêté son porte-cartes et sa sacoche et se mit à les utiliser en sa présence. Une autre fois, ce furent des gants de fabrication étrangère que je ne sais quelle astuce dans la rédaction du procès-verbal lui permit de s'approprier. (Quand nos troupes progressaient, ces individus étaient particulièrement rongés par l'idée qu'ils ne seraient pas les premiers à ramasser le butin.) L'agent du contre-espionnage de la 48e Armée chargé de m'arrêter fut séduit par mon porte-cigarettes, qui n'était qu'une vulgaire petite boîte à je ne sais quoi prise aux Allemands, mais d'une alléchante couleur pourpre. Eh bien, pour entrer en possession de cette petite merde, il monta toute une manœuvre : il commença par omettre de la mentionner dans le procès-verbal (« Ça, vous pouvez le garder »), puis il ordonna de me soumettre à une deuxième fouille, bien qu'il sût parfaitement que je n'avais plus rien dans mes poches. «Ah! Il a encore ça? Confisquez! » Et pour m'empêcher de protester : « Emmenez-le au cachot ! » (Quel sbire du temps des tsars se serait permis d'agir de la sorte avec un défenseur de la patrie?) - Chaque commissaire-instructeur avait droit à un certain nombre de cigarettes destinées à encourager les prisonniers sur la voie des aveux et à récompenser les mouchards. Eh bien, il s'en trouvait pour les empocher toutes. – Même sur leurs heures de travail (le service de nuit étant mieux payé), ils trouvaient le moyen de carotter: nous remarquions sur les procès-verbaux les coups de pouce donnés à la durée « de... à... » des interrogatoires nocturnes. – Le commissaire Fiodorov (gare de Réchéty, boîte postale 235) vola lui-même une montre au cours d'une perquisition dans l'appartement d'un citoyen libre, Korzoukhine. – Le commissaire Nikolaï Fiodorovitch Kroujkov déclara pendant le blocus de Leningrad à lélizavèta Viktorovna Strakhovitch, femme de l'inculpé K.I. Strakhovitch dont il s'occupait : « J'ai besoin d'une couverture ouatée. Apportez-m'en une. » Elle lui répondit que la porte de la pièce où elle gardait ses affaires chaudes avait été plombée. Il se rendit alors chez elle ; sans faire sauter le plomb, il démonta entièrement la poignée de la porte (« Voilà comment on travaille au NKVD », lui expliquait-il avec entrain), puis il se mit en devoir de ramasser les effets d'hiver qui se trouvaient dans la pièce, non sans fourrer au passage dans ses poches un certain nombre d'objets en cristal (et comme lé. V. Strakhovitch essayait à son tour d'emporter quelques petites choses, bien à elle pourtant: « Dites donc, vous, ça suffit comme ça ! » lui jeta-t-il tout en continuant lui-même à se servir.) En 1954, cette femme énergique et inflexible (son mari, qui avait tout pardonné, même sa condamnation à mort, essaya en vain de l'en dissuader) témoigna en justice contre Kroujkov. Comme cette affaire n'était pas la première du genre dans la vie de Kroujkov et que pareille conduite lésait les intérêts des Organes, il écopa de vingt-cinq ans. Combien il fit en réalité, c'est une autre question... Des cas semblables, il y en a eu une infinité, on pourrait éditer mille « Livres blancs » (en commençant dès 1918) ; il suffirait d'interroger systématiquement les anciens prisonniers et leurs épouses. Peut-être cela existe-t-il et a-t-il existé, des liserés bleus qui n'ont jamais volé, qui ne se sont rien approprié ; moi, en tout cas, je n'arrive absolument pas à me les représenter ! Etant donné leur vision du monde, je ne vois pas ce qui pourrait les retenir à partir du moment où un objet leur a tapé dans l'œil. Au début des années trente, alors que, vêtus de la chemise kaki du Komsomol, nous réalisions le premier plan quinquennal et qu'ils passaient, eux, leurs soirées dans des salons aristocratiques à l'occidentale comme celui de Konkordia Iossé, - déjà leurs épouses paradaient dans des toilettes étrangères : d'où les sortaient-elles, hein? Et leurs noms ! On les jurerait choisis exprès ! Prenez par exemple le Guébé de la province de Kémérovo au début des années cinquante: procureur Troutnev [Parasite] ; chef du service d'instruction, commandant Chkourkine [Mapeau] ; adjoint, lieutenant-colonel Balandine [Soupeclaire] ; commissaire instructeur Skorokhvatov [Leharpon]. On ne l'inventerait pas ! Et tous dans le même coin! (Je ne reviens pas sur Volkopialov [Ecarteloup] et Grabichtchenko [Détrousseur].) Des noms pareils, et à un tel degré de concentration, est-il possible que ça ne veuille rien dire? Les prisonniers ont souvent mauvaise mémoire, et Ivan Korneïev a malheureusement oublié le nom du colonel de la Sécurité, ami de Konkordia lossé (ils devaient se découvrir cette relation commune), avec lequel il s'est trouvé un moment à l'isolateur de Vladimir. Ce colonel était l'incarnation même de la volonté de puissance et de l'instinct de lucre réunis. Au début de 1945, au plus fort de la chasse au butin, il s'était fait admettre dans le service des Organes (dirigé par Abakoumov en personne) qui avait pour rôle de contrôler le pillage, ces contrôleurs s'efforçant de rafler le plus de choses possible non au profit de l'Etat, mais pour leur propre compte (et y réussissant parfaitement). Notre héros déménagea le butin par wagons entiers et se fit construire plusieurs datchas (dont une à Kline). Après la guerre, il vivait sur un tel pied qu'un jour, arrivant à la gare de Novossibirsk, il donna l'ordre de mettre à la porte tous les clients du restaurant et de les remplacer, pour lui et ses compagnons de beuverie, par des filles et des femmes qu'il fit danser nues sur les tables. Cependant, cette incartade elle aussi serait restée sans conséquences s'il n'avait, à l'instar de Kroujkov, enfreint une loi primordiale en s'attaquant aux siens. Kroujkov trompait les Organes, lui faisait peut-être encore pire : séducteur de femmes mariées, il concluait des paris concernant... les propres épouses de ses camarades tchékistes ! Pas de pardon: article 58, incarcération dans un isolateur politique. Il était furieux qu'on eût osé le coffrer, et persuadé qu'on se raviserait. (Peut-être la suite lui donna-t-elle raison.) Il n'est pas si rare que les liserés bleus finissent ainsi par échouer eux-mêmes en prison. Contre ce tragique retour du sort ils n'ont aucune véritable garantie, et pourtant les leçons du passé restent pour eux lettre morte. La raison en est sans doute, encore une fois, qu'il leur manque la couche supérieure de l'intelligence. Seule leur parle l'inférieure, qui dit: ça n'arrive pas souvent, ce sont des cas isolés, tu passeras bien au travers, et, de toute façon, les copains ne te laisseraient pas tomber. En effet, ces gens-là s'efforcent de ne pas laisser tomber ceux qui sont des leurs. Une convention tacite veut qu'ils leur assurent au moins un régime de faveur (comme celui dont bénéficia le colonel I. la. Vorobiov à la prison spéciale de Marfino, ou à la Loubianka, pendant plus de huit ans, ce V.N. Iline dont nous venons de parler). Grâce à cette prudente politique de caste, ceux qui sont coffrés à titre individuel, pour avoir mal calculé leurs coups, s'en tirent généralement fort bien, et c'est ce qui conforte le sentiment d'impunité éprouvé quotidiennement par les liserés bleus dans l'exercice de leurs fonctions. Quant aux quelques cas que nous connaissons d'« opers* » de camps jetés pour purger leurs peines dans des camps ordinaires où ils tombèrent sur d'anciens zeks à eux et passèrent un mauvais quart d'heure (Mounchine, par exemple, qui en son temps haïssait farouchement les « Cinquante-Huit » et s'appuyait sur les truands, et qui fut forcé par ces mêmes truands à se réfugier sous les châlits), nous n'avons pas les moyens de rassembler assez de détails pour être en mesure de les expliquer. Mais les agents de la Sécurité qui sont happés par un flot (car eux aussi ont leurs flots !...), ceux-là risquent tout. Un flot, c'est une force élémentaire plus puissante que les Organes eux-mêmes : là, nul ne vous viendra en aide, de peur d'être soi-même entraîné dans le gouffre. Remarquons cependant qu'avec de bonnes informations et une conscience tchékiste aiguë, vous avez jusqu'au dernier moment la possibilité d'échapper à l'avalanche en faisant la preuve qu'elle ne vous concerne pas. Ainsi, par exemple, le capitaine Saïenko (pas le menuisier tchékiste de Kharkov qui, en 1918-1919, s'est rendu célèbre à force d'exécutions, de sabres enfoncés en vrille dans les chairs, de tibias brisés, de peaux brûlées et de crânes écrasés à coups de poids1 – mais peut-être était-ce un parent?), le capitaine Saïenko, donc, avait eu la faiblesse d'épouser par amour une employée du KVJD nommée Kokhanskaïa. Et voilà que soudain, au moment où la vague était juste en train de naître, il apprit qu'on allait arrêter le personnel du KVJD. Il était alors chef de la Section tchékiste opérationnelle du Guépéou d'Arkhanguelsk. Que croyez-vous qu'il fit, sans perdre une minute? Eh bien, il coffra sa femme chérie! Et pas en tant qu'employée du KVJD, non : il lui fabriqua une affaire ! Moyennant quoi non seulement il resta sain et sauf, mais il monta en grade et devint chef du NKVD de Tomsk. (Encore un sujet de nouvelle comme on en trouve à chaque pas ! Peut-être serviront-ils un jour à quelqu'un.) Ces flots naissaient en vertu d'une mystérieuse loi de renouvellement des Organes : c'était un petit sacrifice rituel qu'on offrait périodiquement afin de refaire une virginité à ceux qui restaient. Il était nécessaire que les Organes se renouvellent selon un rythme plus rapide que celui de la croissance et du vieillissement normaux des générations humaines : de même que les esturgeons s'en vont mourir sur le fond pierreux des rivières pour laisser la place aux alevins, de même les guébistes devaient périr par bancs entiers selon une périodicité inéluctable. Parfaitement accessible à la couche supérieure de l'intelligence, cette loi était cependant volontairement ignorée par les Bleus eux-mêmes. Et à l'heure fixée par les astres, on voyait les rois des Organes, les satrapes, les ministres eux-mêmes se coucher, sans avoir rien prévu, sous le couperet de leur propre guillotine. Le premier banc fut celui que Iagoda entraîna derrière lui. Il est vraisemblable que bon nombre des glorieuses figures qui susciteront notre émerveillement lorsque nous parlerons du Bélomorkanal, partirent dans ce banc – à la suite de quoi leurs noms furent rayés des dithyrambes. Peu de temps après partit un second banc, entraîné par l'éphémère Iéjov. Quelques-uns des beaux chevaliers de 1937 trouvèrent là leur perte (mais pas tous, tant s'en faut: n'exagérons rien). Iéjov lui-même fut battu au cours de l'instruction, il avait l'air pitoyable. La même opération décapita aussi le Goulag. Ainsi furent coffrés en même temps que Iéjov le chef de la Direction financière, le chef de la Direction sanitaire, le chef de la Vokhra2 et même le chef de la Section tchékiste opérationnelle du Goulag, c'est-à-dire le grand patron de tous les « potes* » des camps ! Ensuite, il y eut le banc de Béria. Quant au gros Abakoumov, si sûr de lui, il s'était déjà cassé la figure avant, tout seul. Tout cela, les futurs historiens des Organes nous le raconteront un jour par le menu (à moins que les archives ne brûlent), dans une pluie de chiffres et de noms étincelants. Je ne puis pour ma part raconter ici que peu de chose: cela concerne l'histoire de Rioumine et d'Abakoumov, arrivée jusqu'à moi par hasard. (Je ne répéterai pas ce que j'ai eu ailleurs l'occasion de dire à leur sujet3.) Rioumine, familier d'Abakoumov et qui lui devait son ascension, vint le trouver à la fin de 1952 pour lui communiquer une nouvelle sensationnelle : le Professeur Étinguer venait d'avouer qu'il avait prescrit à Jdanov et à Chtcherbakov (afin de les assassiner) un traitement inadéquat. Abakoumov, qui connaissait la musique, n'en crut pas un mot et trouva que Rioumine dépassait les bornes. (Mais Rioumine sentait beaucoup mieux que lui ce qui voulait Staline!) Pour vérifier la chose, ils organisèrent le soir même un interrogatoire croisé d'Étinguer et en tirèrent des conclusions différentes: Abakoumov, qu'il n'y avait pas d'« affaire des médecins » ; Rioumine, qu'il y en avait une. Ils devaient renouveler leurs vérifications le lendemain matin, mais, par une de ces prodigieuses particularités de l'Etablissement nocturne, Étinguer mourut dans la nuit! Le matin venu, Rioumine se permit, en passant par-dessus la tête d'Abakoumov et sans le mettre au courant, de téléphoner au Comité central pour demander à être reçu par Staline ! (A mon avis, ce n'est pas à cette minute-là qu'il franchit le pas décisif. Ce pas qui mettait sa tête en jeu, il l'avait franchi la veille, en contredisant Abakoumov, ou peut-être pendant la nuit, en supprimant Étinguer. Mais qui connaît les secrets de ces Cours? Peut-être Rioumine avait-il déjà pris contact avec Staline avant?) Staline le reçut, donna le feu vert à l'Affaire des médecins et fit arrêter Abakoumov. Il semble qu'ensuite, Rioumine ait mené l'Affaire des médecins à sa guise, en allant même contre la volonté de Béria ! (On a des raisons de penser que, juste avant la mort de Staline, Béria se trouvait dans une situation précaire, et il n'est pas impossible que Staline ait été éliminé par ses soins.) L'un des premiers actes du nouveau gouvernement fut de renoncer à l'Affaire des médecins. Rioumine fut arrêté (Béria étant encore en place), mais sans qu'Abakoumov fût libéré pour autant ! De nouvelles règles furent introduites à la Loubianka et, pour la première fois de son histoire, un procureur (D.P. Térékhov) en franchit le seuil. Rioumine se montra nerveux, servile (« Je ne suis pas coupable, on me garde ici sans raison ») et demanda à être interrogé. A son habitude, il suçait un bonbon acidulé et lorsque Térékhov lui en fit la remarque, il le recracha dans sa main en disant: « Excusez-moi. » Quant à Abakoumov, sa réaction fut, comme nous l'avons déjà rapporté, d'éclater de rire: « C'est une mystification. » Térékhov lui montra son mandat de contrôle de la Prison intérieure du MGB. « Des papiers comme ça, on peut en fabriquer cinq cents ! » rétorqua Abakoumov. Il avait un tel esprit de clocher que ce qui lui faisait le plus mal au cœur n'était pas de se retrouver lui-même coffré, mais de voir toutes ces tentatives pour réduire la puissance des Organes: rien au monde ne devait être au-dessus d'eux ! En juillet 1954, Rioumine fut jugé (à Moscou) et fusillé. Abakoumov était toujours en prison. Au cours d'un interrogatoire, il lança à Térékhov: « Tu as de trop beaux yeux, ça me fera de la peine de te faire fusiller! Laisse tomber mon affaire, tire ton épingle du jeu pendant qu'il est encore temps4 ! » Un jour, Térékhov le fit amener et lui donna à lire le journal annonçant que Béria avait été démasqué. C'était à l'époque une nouvelle sensationnelle, presque cosmique. Abakoumov lut le communiqué sans sourciller, puis tourna la page et se mit à lire le sport ! Une autre fois, où l'interrogatoire se déroulait en présence d'un guébiste important qui, peu de temps auparavant, était encore sous les ordres d'Abakoumov, celui-ci lui demanda : « Comment avez-vous pu tolérer que l'instruction de l'Affaire Béria soit menée non par le MGB, mais par la Procurature? (Toujours la même obsession qui le taraudait !) Et tu crois vraiment qu'on va me juger, moi, le ministre de la Sécurité?! – Oui. – Dans ce cas, c'est fini, tu peux aller t'acheter un haut-de-forme, les Organes n'existent plus!... » (Il avait, bien sûr, une vision trop pessimiste des choses, cet estafier mal dégrossi.) Que redoutait Abakoumov, emprisonné à la Loubianka? Pas le tribunal, non. En digne fils des Organes, il craignait qu'on cherche à l'empoisonner. Aussi refusait-il en bloc toute la nourriture de la prison: il ne mangeait que des œufs, qu'il achetait à la cantine. (Sous-estimant la technique moderne, il pensait que les œufs étaient impossibles à empoisonner.) A la très riche bibliothèque de la Loubianka, il ne prenait que les livres... de Staline (qui l'avait fait coffrer) ! Mais enfin, c'était plutôt par ostentation, ou bien par calcul : les partisans de Staline, n'est-ce pas, ne pouvaient manquer de reprendre le dessus. Il resta là deux ans. Pourquoi ne le relâchait-on pas? La question n'a rien de naïf. Si on compte les crimes contre l'humanité qu'il avait commis, bien sûr, bien sûr il baignait dans le sang jusqu'aux yeux – mais il n'était pas le seul dans ce cas ! Or, aucun des autres ne fut inquiété. Il y a encore un mystère là-dessous : le bruit court en sourdine qu'en son temps il aurait personnellement roué de coups la belle-fille de Khrouchtchov, Liouba Sédykh, épouse de son fils aîné, condamné sous Staline aux bataillons disciplinaires où il devait laisser sa peau. Cela expliquerait pourquoi, emprisonné par Staline, il fut jugé sous Khrouchtchov (à Leningrad) et fusillé le 18 décembre 19545. Mais il avait eu tort de se faire du mauvais sang: les Organes n'en sont pas morts pour autant. *** Cependant, écoutons aussi la sagesse populaire : poignez le loup, plaignez le loup. Cette engeance féroce, comment est-elle apparue dans notre peuple? N'a-t-elle pas les mêmes racines que nous? n'est-elle pas du même sang? Pour ne pas se pavaner trop vite dans sa tunique immaculée de juste, que chacun de nous se demande : si ma vie avait tourné autrement, ne serais-je pas devenu, moi aussi, l'un de ces bourreaux? C'est une question terrible si l'on veut y répondre honnêtement. Je me rappelle ma troisième année d'université, en automne 1938. Les gamins de komsomols que nous étions se virent par deux fois convoqués au Comité de rayon du mouvement. Presque sans nous demander notre avis, on nous fourra dans les mains un formulaire à remplir : nous devions comprendre que nous avions assez fait de physique, de maths et de chimie comme ça et que nous serions plus utiles à la Patrie en entrant dans les écoles du NKVD. (Présentation classique: ce n'est pas un tel ou un tel qui vous demande quelque chose, c'est la Patrie elle-même, par la bouche omnisciente d'un gradé de la police.) Une année plus tôt, le même Comité de rayon nous avait incités à entrer dans des écoles d'aviation. Nous avions déjà refusé (peu soucieux de quitter l'Université), mais pas avec la même fermeté que cette fois-ci. Un quart de siècle s'est écoulé depuis et on pourrait être tenté de dire : c'est tout naturel, vous voyiez la vague d'arrestations qui déferlait autour de vous, vous saviez les tortures qu'on infligeait dans les prisons, vous sentiez dans quel océan de boue on cherchait à vous entraîner. Eh bien non ! ! Car la ronde des fourgons cellulaires, c'était la nuit, et nous, nous défilions de jour, avec nos drapeaux. Comment aurions-nous eu connaissance des arrestations et pourquoi y aurions-nous pensé? Que toutes les autorités de notre région eussent changé, voilà qui nous était rigoureusement égal. On avait bien coffré deux ou trois professeurs, mais enfin ce n'était pas avec eux que nous allions au bal, et puis les examens n'en seraient que plus faciles. Nous avions vingt ans, nous marchions dans les rangs de la jeunesse née en même temps qu'Octobre et, à ce titre, un avenir radieux nous attendait. Ce qui nous retenait d'entrer dans les écoles du NKVD, c'était un sentiment intime qui n'était fondé sur aucun argument logique et qu'il n'est pas si facile de cerner. Ce sentiment ne nous venait pas des cours de matérialisme historique : nous y avions appris au contraire que lutter contre les ennemis de l'intérieur, c'était combattre en première ligne et remplir une haute mission. Il était également en contradiction avec notre intérêt matériel : à l'époque, une université de province ne pouvait nous offrir d'autre débouché qu'un petit poste d'enseignement chichement payé dans quelque trou perdu, alors que les écoles du NKVD nous promettaient la prestation régulière d'avantages en nature et un salaire double ou triple. Ce que nous ressentions, nous n'avions pas de mots pour le dire (et même si les mots nous étaient venus à l'esprit, la peur nous aurait empêchés d'en faire part aux autres). La résistance n'était pas dans notre tête, elle était quelque part dans notre poitrine. Il peut arriver qu'on vous crie de tous côtés : « il le faut ! » et que votre propre tête vous dise également : « il le faut! », mais que votre poitrine se rebelle : « Je ne veux pas, ça me dégoûte. Faites comme bon vous semble, mais moi, je ne veux pas tremper là-dedans. » Cela venait de très loin, de Lermontov peut-être ? De cette époque qui a duré en Russie des dizaines et des dizaines d'années et où c'était chose reconnue et proclamée à voix haute que rien ne pouvait être plus vil et plus dégoûtant pour un honnête homme que de servir dans la police politique... Non, il faut aller plus profond encore. Sans le savoir, nous rachetions notre liberté avec ce qui nous restait – sous de billon et piécettes d'argent – des écus d'or de nos aïeux, héritage du temps où la morale n'était pas encore considérée comme relative et où c'était tout simplement le cœur qui servait à distinguer le bien du mal. Malgré tout, certains d'entre nous s'enrôlèrent alors. Je pense que, si on avait exercé sur nous de très fortes pressions, nous aurions tous cédé. Et voici ce que j'essaie de m'imaginer: si, au moment où éclata la guerre, j'avais déjà porté des insignes de lieutenant sur pattes de col bleues, quel genre de personnage serais-je devenu? Après coup, on peut toujours se bercer de douces idées: mon cœur fier n'aurait pas supporté cela, je me serais insurgé, j'aurais claqué la porte. Mais il se trouve qu'un jour, étendu sur le châlit de la prison, je me suis mis à repasser dans mon esprit ma vie d'officier telle qu'elle avait été – et que j'ai été saisi d'effroi. Quand j'ai été nommé officier, je n'étais pas un étudiant tout frais émoulu de l'université et encore abruti d'intégrales. D'abord, j'avais mené pendant six mois la vie opprimée du simple soldat, et ce que cela veut dire que se tenir constamment, le ventre rentré, prêt à exécuter les ordres de gens qui peut-être ne vous valent pas – je l'avais en principe suffisamment imprégné dans le cuir. Ensuite, j'avais été rudoyé pendant six autres mois dans une école militaire. J'aurais donc dû, n'est-ce pas, avoir senti pour toujours l'amertume de la vie de soldat, la peau qui gèle et qui pèle ? Eh bien, non ! On me mit du baume dans le cœur en agrafant sur mes épaulettes d'abord deux étoiles, puis une troisième, une quatrième – et j'oubliai tout! Vous pensez que je gardais au moins de ma vie d'étudiant l'amour de la liberté? Mais nous ne l'avions jamais eu, cet amour! Ce que nous aimions, c'était les rangs bien nets et la marche au pas. Je me souviens fort bien que c'est précisément dans cette école d'officiers que j'ai commencé à éprouver le bonheur d'une vie simplifiée: la vie du militaire qui ne se pose pas de questions. Le bonheur de vivre comme les autres, immergé dans ce qui est la vie normale des milieux militaires. Le bonheur d'oublier certaines subtilités morales inculquées depuis l'enfance. Dans cette école, nous étions constamment tenaillés par la faim, nous passions notre temps à essayer de rafler un morceau supplémentaire et à surveiller jalousement les autres pour voir s'ils y arrivaient. Ce que nous craignions par-dessus tout, c'était de ne pas décrocher nos insignes de lieutenant (ceux qui n'y parvenaient pas étaient envoyés à Stalingrad). On nous dressait comme de jeunes fauves: il s'agissait de nous rendre méchants, de façon que nous ayons envie, ensuite, de nous rattraper sur quelqu'un. Nous ne dormions déjà pas notre compte ; une punition courante consistait par exemple à marcher tout seul au pas de parade (sous les ordres d'un sergent) après l'extinction des feux. Ou bien c'était la section tout entière qu'on réveillait en pleine nuit pour la faire ranger en cercle autour d'une botte mal astiquée: regardez! maintenant ce salaud va nettoyer sa botte, et tant qu'elle ne brillera pas, vous resterez tous debout. Dans l'attente passionnée de nos galons, nous nous composions une démarche de tigre et une voix de commandement aux inflexions métalliques. Le jour vint enfin où je reçus mes insignes ! Et quelque chose comme un mois plus tard, dans la batterie en cours de formation que je commandais à l'arrière, on pouvait voir, après l'extinction des feux, le petit soldat Berbéniov, coupable d'indolence, marcher au pas de parade sous la surveillance du sergent Metline coupable d'indocilité à mes ordres... (Cela, figurez-vous que je l'avais oublié ! sincèrement, depuis des années je l'avais oublié ! Je viens de m'en souvenir à l'instant, devant cette feuille de papier...) Un vieux colonel membre d'une commission de contrôle me convoqua pour me faire honte. Mais moi (et dire que j'étais passé par l'Université !), j'alléguai que c'était ainsi qu'on avait fait notre instruction à l'école militaire. Ce qui revenait à dire : de quelles lois humaines universelles peut-il être question, puisque nous sommes à l'armée? (A plus forte raison dans les Organes...) Le cœur s'empâte d'orgueil comme le cochon de lard. Je jetais à mes subordonnés des ordres sans réplique, convaincu qu'il ne pouvait y en avoir de meilleurs. Même au front où l'on aurait pu penser que la mort nous mettait tous à égalité, le pouvoir dont j'étais investi m'élevait au-dessus des autres. Ils se tenaient debout au garde-à-vous, et moi je les écoutais assis. Je les interrompais, je leur lançais des directives. Je tutoyais pères de famille et grands-pères (tandis qu'eux, bien sûr, me vouvoyaient). Je les envoyais réparer sous les obus des fils coupés dans le seul but de ne pas laisser s'interrompre le repérage par le son et de ne pas m'attirer de reproches de mes supérieurs (Andreïachine y a laissé la vie). Je mangeais mon beurre et mes biscuits d'officier sans me demander pourquoi j'y avais droit, moi, et pas les soldats. Chaque groupe de deux officiers avait, bien sûr, son « tampon » (ou, pour parler noblement, son ordonnance) : je houspillais le nôtre et le faisais tourner en bourrique, exigeant qu'il prenne le plus grand soin de ma personne et fasse toute notre cuisine à part. (Les commissaires de la Loubianka, eux, n'ont pas d'ordonnances, voilà toujours un reproche qu'on ne peut leur adresser.) Dans chaque nouvel endroit, mes soldats devaient assurer mes aises et ma sécurité en me creusant un abri particulier qu'ils recouvraient de rondins bien épais. Et puis, attendez... Mais oui, ma batterie avait même sa salle de police. En pleine forêt, ça ne pouvait guère être qu'une fosse comme celle de Gorokhovets, à cela près qu'elle était couverte et que les prisonniers y recevaient leur ration. Viouchkov y a fait un séjour pour avoir perdu un cheval et Popkov pour avoir mal pris soin de sa carabine. Attendez, attendez encore! Voilà un autre souvenir qui me revient: on m'avait fabriqué un porte-cartes en peau allemande (non, pas de la peau humaine : elle avait été découpée dans un siège de voiture), mais il y manquait une courroie pour le porter. J'en était fort contrarié. Or voici qu'un beau jour, nous aperçûmes sur la personne d'un commissaire de partisans (membre d'un Comité de rayon du parti) la courroie qu'il me fallait. Il dut s'en séparer : nous étions l'armée, n'est-ce pas? nous passions avant ! (Vous vous rappelez, un peu plus haut, l'agent opérationnel Sentchenko?) Et enfin, il y avait ce porte-cigarettes pourpre auquel je tenais tant : ce n'est pas un hasard si je n'ai jamais pu oublier la façon dont il me fut soustrait... Voilà ce que les épaulettes font d'un homme. Elles étaient loin, les leçons de ma grand-mère devant l'icône ! Ils étaient loin, mes rêves de pionnier sur l'avènement de la sainte Egalité ! Et lorsque, au PC de la brigade, les agents du Smerch m'arrachèrent ces maudites épaulettes, m'enlevèrent mon ceinturon et me poussèrent devant eux pour me faire monter dans leur automobile, j'eus encore, dans le naufrage de ma vie, un sursaut d'orgueil outragé à l'idée que j'allais devoir traverser ainsi dégradé la pièce des téléphonistes: il ne fallait pas que de simples soldats me vissent dans cet appareil! Le lendemain de mon arrestation commença ma route de Vladimir: le contre-espionnage de l'Armée expédiait à celui du Groupe d'armées le produit de la dernière pêche. On nous expédia à pied d'Osterode à Brodnica. Lorsque je fus extrait du cachot pour aller rejoindre la colonne de prisonniers, ils étaient déjà sept, trois rangs de deux et un tout seul, qui me tournaient le dos. Six d'entre eux portaient des capotes de soldats russes, des capotes toutes râpées, qui en avaient vu de toutes les couleurs et étaient marquées dans le dos, en grosses lettres blanches indélébiles imprégnées dans le tissu: « SU ». Cela signifiait « Sowjet-Union »; je connaissais déjà cette marque pour l'avoir vue plus d'une fois dans le dos de nos prisonniers de guerre russes, alors qu'ils se traînaient d'un air triste et coupable à la rencontre de l'armée libératrice. Oui, ils avaient été libérés par les leurs, mais où était la joie de part et d'autre? Leurs compatriotes leur faisaient encore plus grise mine qu'aux Allemands, et je voyais maintenant ce qui les attendait à l'arrière du front: la prison. Quant au septième prisonnier, c'était un civil allemand vêtu d'un costume trois-pièces noir, d'un manteau noir et d'un chapeau noir. La cinquantaine passée, grand, bien soigné, il avait le visage blanc d'un homme nourri de fine provende. On me fit compléter le quatrième rang et le chef d'escorte, un sergent tatar, m'ordonna d'un signe de prendre ma valise qui, munie de scellés, était posée à l'écart. Cette valise contenait toutes mes affaires d'officier et tous les écrits qu'on m'avait confisqués – matériel devant assurer ma condamnation. Comment cela, prendre ma valise? Ce sergent voulait donc que moi, un officier, je me charge d'une valise? Alors que le nouveau règlement intérieur nous interdisait de porter des objets encombrants et que six simples soldats allaient cheminer à mes côtés les mains vides ! Six soldats, plus un représentant de la nation vaincue! Sans développer tout cela au sergent, je dis : « Je suis officier. L'Allemand peut la porter. » Aucun des prisonniers ne se retourna lorsque je prononçai ces mots : c'était interdit. Seul celui qui était à côté de moi, un SU lui aussi, me regarda avec stupéfaction (lorsqu'ils avaient quitté notre armée, elle n'était pas encore comme ça). Mais le sergent du contre-espionnage, lui, ne fut pas étonné. A ses yeux, certes, je n'étais plus un officier, mais ce qu'on nous avait appris, à lui et à moi, concordait. Il appela l'Allemand, qui n'avait en rien mérité cette punition mais qui heureusement n'avait pas compris notre dialogue, et lui ordonna de porter la valise. Tous les autres, moi compris, mirent les mains derrière le dos (les prisonniers de guerre n'avaient pas la moindre musette, ils revenaient dans leur patrie comme ils en étaient partis : les mains vides), et notre colonne de huit hommes en rang par deux se mit en branle. Inutile de compter que les soldats de l'escorte nous adressent la parole ; quant à bavarder entre nous, c'était absolument interdit, aussi bien en chemin que pendant les haltes ou à l'étape... Nous étions des inculpés et devions marcher comme séparés par des cloisons invisibles, comme étouffant chacun dans notre cellule d'isolement. C'étaient les jours changeants du printemps à son début. Tantôt un léger brouillard se répandait et, même sur le revêtement dur de la route, une boue liquide clapotait, maussade, sous nos bottes. Tantôt le ciel se purifiait et un doux soleil jaune, encore mal assuré de son pouvoir, chauffait les collines dont la neige avait presque entièrement fondu, et donnait au monde que nous allions quitter un aspect transparent. Tantôt c'était un tourbillon hostile qui s'abattait sur nous et arrachait aux nuages noirs une neige grisâtre dont il nous fouettait le visage, le dos, les pieds, imprégnant d'une humidité glaciale capotes et chaussettes. Six dos devant moi, six dos toujours les mêmes. J'avais le temps d'examiner et de réexaminer les marques « SU », tordues, affreuses, ainsi que le velours noir brillant qui ornait le col de l'Allemand. J'aurais eu le temps aussi de reconsidérer toute ma vie antérieure et de prendre conscience de la réalité présente. Mais cela, j'en étais incapable. J'avais pourtant bien reçu mon coup de masse en plein front, mais je ne comprenais rien. Six dos. Nulle trace d'approbation ni de condamnation dans leur oscillation. L'Allemand ne tarda pas à peiner. Il se mit à faire passer la valise d'une main dans l'autre, à se tâter la poitrine à l'endroit du cœur, à indiquer par signes aux soldats d'escorte qu'il n'en pouvait plus. Alors celui qui marchait à côté de lui, un prisonnier de guerre qui venait de subir Dieu sait quoi en captivité chez les Allemands (mais peut-être y avait-il aussi connu la pitié), lui prit spontanément la valise des mains. Puis ce furent les autres prisonniers de guerre qui la portèrent, toujours sans que l'escorte intervînt. Et de nouveau l'Allemand. Mais pas moi. Et personne ne me dit mot. Nous croisâmes en chemin un long convoi vide. Les conducteurs des chariots tournèrent tous la tête vers nous avec le plus grand intérêt ; certains, sautant sur leurs pieds, se dressaient de toute leur taille et nous fixaient avec des yeux exorbités. J'eus vite fait de me rendre compte que c'était moi qui suscitais leur excitation et leur hostilité : je tranchais nettement sur les autres, en effet, avec ma capote neuve, longue, bien ajustée, avec mes pattes de col pas encore arrachées et mes boutons encore intacts que le soleil, qui venait de percer les nuages, faisait miroiter en or de pacotille. Il était parfaitement visible que j'étais un officier et un gibier tout frais capturé. Peut-être le spectacle d'un officier déchu était-il déjà fait, en lui-même, pour les émoustiller (il y avait là comme le reflet d'une justice supérieure), mais surtout leurs têtes farcies de séances d'instruction politique se refusaient à admettre qu'un tel sort pût frapper, par exemple, leur propre commandant de compagnie, et ils avaient décidé comme un seul homme que je venais de l'autre côté. « Alors, tu t'es fait pincer, saleté de vlassovien?... Au poteau, l'ordure ! ! » criaient avec flamme les conducteurs en proie à la sainte colère des gens de l'arrière (chacun sait que c'est toujours à l'arrière que le patriotisme est le plus fort), et ils éructaient force jurons obscènes. Je leur apparaissais comme une espèce de combinard international qui venait enfin de se faire pincer, moyennant quoi l'offensive allait progresser encore plus vite et la guerre serait plus tôt finie. Que pouvais-je leur répondre? Il m'était interdit de prononcer un seul mot – or c'est toute ma vie qu'il aurait fallu raconter à chacun d'eux. Quel moyen avais-je de leur faire savoir que je n'étais pas un agent de l'ennemi, que j'étais leur ami, que c'était à cause d'eux que j'en étais réduit là? Je me mis à sourire... Tout en marchant dans la colonne de prisonniers, je tournai la tête vers eux et leur souris ! Mais ce sourire à pleines dents leur sembla la pire des moqueries et ne fit que redoubler la hargne et la fureur avec laquelle ils m'insultaient et me menaçaient du poing. Je leur souriais, fier d'avoir été arrêté non pour vol, trahison ou désertion, mais pour avoir deviné par la force de la déduction les secrets criminels de Staline. Je leur souriais pour leur dire que j'avais la volonté et trouverais peut-être le moyen d'infléchir, si peu que ce soit, le cours de notre vie à tous sur la terre de Russie. Cependant, on me portait ma valise... Et je ne ressentais même pas de gêne ! Si mon voisin au visage hâve, couvert d'une souple végétation de quinze jours, m'avait alors dit en bonne langue russe que j'avais failli à mon honneur de prisonnier en demandant aide et protection à l'escorte, s'il m'avait reproché de vouloir m'élever au-dessus des autres, d'être hautain, je ne l'aurais pas compris ! Je n'aurais tout simplement pas compris de quoi il parlait! N'étais-je pas officier?... Si sept d'entre nous avaient dû mourir sur la route et que l'escorte ait pu sauver le huitième, je ne vois pas ce qui m'aurait empêché de crier: « Sergent! C'est moi que vous devez sauver: je suis officier!... » Voilà ce que c'est qu'un officier, même lorsque ses épaulettes ne sont pas bleues! Mais si, de surcroît, elles sont bleues? Si, de surcroît, on lui a inculqué l'idée qu'il est la fine fleur du corps des officiers? que plus de choses lui sont confiées, plus de choses lui sont connues et qu'il doit en conséquence fourrer à l'inculpé la tête entre les jambes et le balancer ainsi plié dans l'embouchure du tuyau? Pourquoi donc ne le ferait-il pas? Je me targuais de désintéressement et d'esprit de sacrifice. En réalité, j'étais fin prêt à devenir bourreau. Et si je m'étais retrouvé dans une école du NKVD sous Iéjov, n'aurais-je pas été bien placé pour faire carrière sous Béria?... Que le lecteur referme ici ce livre s'il en attend une accusation politique. Ce serait trop simple si tout se réduisait à de sombres personnages qui se livreraient dans un coin à de noires machinations, et qu'il suffirait d'identifier et de supprimer. Non. La ligne qui sépare le bien du mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui est prêt à détruire un morceau de son propre cœur?... Au fil des ans, cette ligne se déplace à l'intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l'éclosion du bien. Un seul et même homme s'incarne en des personnages très différents selon les âges de sa vie et les situations où il est placé. Tantôt proche du diable. Tantôt presque un saint. Mais son nom, lui, ne change pas et pour les autres il recouvre le tout. Socrate nous l'a bien recommandé : connais-toi toi-même ! Au bord de la fosse où nous nous apprêtions déjà à pousser nos persécuteurs, nous nous arrêtons, interdits : seules les circonstances ont fait que les bourreaux, ç'a été eux et pas nous. Si c'était nous s que Maliouta Skouratov avait appelés, il n'aurait sans doute pas été déçu!... Du bien au mal il n'y a qu'un branlis, dit le proverbe. Du bien au mal et, par suite, du mal au bien. Quand le souvenir de ces iniquités et de ces tortures vint crever à la surface de notre société, les protestations affluèrent de tous côtés : on nous expliquait que dans le nombre (des collaborateurs du NKGB-MGB) il y avait aussi des gens bien! Leurs « gens bien », on les connaît : c'étaient ceux qui soufflaient à l'oreille des vieux bolcheviks : « tiens le coup ! » ou même leur refilaient un petit sandwich, et bourraient tous les autres de coups de pied. – Mais n'y avait-il pas, tout de même, des gens vraiment bien, au-dessus des partis, des gens bien humainement? Normalement, il n'aurait pas dû y en avoir: on évitait de prendre ces gens-là, on les repérait à temps. Et eux-mêmes faisaient tout pour ne pas être enrôlés. Pendant la guerre, à Riazan, un aviateur originaire de Leningrad qui sortait de l'hôpital militaire suppliait en ces termes les médecins du dispensaire antituberculeux : « Trouvez-moi quelque chose ! on veut me faire entrer dans les Organes! » Les radiologues lui inventèrent une infiltration tuberculeuse et aussitôt les guébistes le laissèrent tranquille. Quant à ceux qui, par erreur, se trouvaient quand même embarqués, ou bien ils s'intégraient au système, ou bien ils étaient vite éjectés, éliminés, sinon précipités eux-mêmes sous les roues. – Mais enfin, malgré tout, n'en restait-il pas?... A Kichiniov, un jeune lieutenant de la Sécurité vint trouver Chipovalnikov, un mois avant son arrestation : partez, partez, on veut vous arrêter ! (Etait-il venu spontanément, ou avait-il été envoyé par sa mère désireuse de sauver le prêtre?) Après l'arrestation, c'est justement à lui qu'échut la mission de convoyer le père Victor. Il se lamentait : « Pourquoi donc n'êtes-vous pas parti? » Tenez, encore. L'une de mes sections était commandée par un certain lieutenant Ovsiannikov. Au front, personne ne m'a été plus proche. Pendant la moitié de la guerre, nous avons mangé ensemble dans la même gamelle, et plus d'une fois sous le feu de l'ennemi, entre deux explosions, pour éviter que la soupe ne refroidisse. Ce garçon de la campagne avait l'âme si pure et posait sur la vie un regard si libre de tout préjugé que ni l'école militaire par laquelle nous étions passés ni son grade d'officier ne l'avaient le moins du monde abîmé. Il me rendait plus doux, moi aussi, en bien des choses. Etre officier, pour lui, voulait dire uniquement ceci: faire en sorte que ses soldats (beaucoup parmi eux avaient déjà un certain âge) conservent leur vie et leurs forces. C'est lui qui le premier m'apprit l'état de la campagne et des kolkhozes. (Il en parlait sans irritation, sans indignation, simplement comme l'eau de la forêt reflète les arbres: tout entiers, avec leurs plus menus rameaux.) Mon arrestation le secoua profondément; il rédigea sur ma conduite au front le meilleur rapport qu'il put et alla le faire signer par le commandant de division. Une fois démobilisé, il se mit en rapport avec ma famille pour essayer de m'aider (or on était en 1947, une année qui ne valait guère mieux que 1937!). C'est en grande partie à cause de lui que, pendant mon instruction, je craignais que ne soit lu mon journal de guerre : j'y avais consigné ses récits. Lorsque je fus réhabilité, en 1957, j'eus très envie de le retrouver. Je me rappelais son adresse à la campagne. J'écrivis une première fois, puis une seconde : pas de réponse. Je tins un petit fil quand j'appris qu'il avait obtenu le diplôme de l'Institut pédagogique de Iaroslavl ; j'écrivis et on me répondit : « Il a été envoyé travailler dans les Organes de la Sécurité. » Eh bien ! Mais ça n'en était que plus intéressant. Je lui écrivis à son adresse en ville: pas de réponse. Plusieurs années passèrent, on publia Ivan Dénissovitch. Bon, cette fois, il allait faire signe! Non! Trois années se passèrent encore, puis je demandai à un correspondant que j'avais à Iaroslavl d'aller le trouver et de lui remettre une lettre en mains propres. Il s'exécuta et m'écrivit : « J'ai l'impression qu'il n'a même pas lu Ivan Dénissovitch... » C'est logique : qu'ont-ils à faire de savoir ce que deviennent les condamnés sortis de leurs mains ?... Mais cette fois Ovsiannikov ne pouvait plus garder le silence ; il me répondit ceci : « Après l'Institut, on m'a proposé d'entrer dans les Organes et j'ai pensé que ça marcherait aussi bien. [Quoi, ça?...] Au début, je n'ai pas bien réussi dans ma nouvelle carrière, il y avait des choses qui me déplaisaient, mais enfin j'abats ma besogne sans rechigner et, sauf erreur, jamais je ne laisserai tomber un camarade. [Voilà sa justification: la camaraderie!] Aujourd'hui, je ne me pose plus de questions sur mon avenir. » C'était tout... on aurait dit qu'il n'avait pas reçu les lettres précédentes. Et aucune envie de me revoir. (Si nous nous étions revus, sans doute tout ce chapitre aurait-il été meilleur.) Durant les dernières années du règne de Staline, il était déjà commissaire-instructeur. A une époque où tout le monde avait droit automatiquement à son quarteron... Comment les choses se sont-elles redistribuées dans sa tête? Comment sa conscience s'est-elle obscurcie? Malgré tout, moi qui me rappelle le garçon d'autrefois, son abnégation, sa pureté d'eau de source, je n'arrive pas à croire que tout cela soit irréversible, qu'il ne reste pas en lui quelques pousses vivantes... Lorsque le commissaire Goldman donna à signer à Véra Korneïeva son article 206, elle comprit quels étaient ses droits et se mit à étudier en détail l'affaire des dix-sept membres de leur « groupe religieux ». Le commissaire entra en fureur, mais il ne pouvait refuser de la laisser faire. Pour ne pas perdre son temps avec elle, il l'emmena dans un grand bureau où se trouvaient une demi-douzaine de fonctionnaires divers, puis sortit. Korneïeva commença par lire son dossier en silence, mais au bout d'un moment les autres – peut-être par ennui - engagèrent la conversation et Véra se mit à leur faire un véritable sermon. (Il faut la connaître. C'est un être rayonnant, à l'esprit vif et à la parole aisée, bien que dans sa vie elle n'ait jamais été que serrurier, fille d'écurie et ménagère.) Ils l'écoutaient en retenant leur souffle et en l'invitant de temps en temps, par une question, à aller plus profond. Elle leur présentait la vie sous un jour tellement inattendu. Bientôt la pièce fut comble: les gens arrivaient d'autres bureaux. Certes, ce n'étaient pas des commissaires-instructeurs, c'étaient des dactylos, des sténos, des relieurs de dossiers – mais c'était quand même le milieu, les Organes, en 1946. Impossible de reproduire ici son monologue : en peu de temps, elle réussit à en dire beaucoup. Elle toucha la question des traîtres à la patrie : pourquoi donc n'y en avait-il pas eu pendant la guerre de 1812, en pleine époque du servage ? Ç'aurait pourtant été bien naturel ! Mais elle leur parla surtout de la foi et des croyants. Avant, leur dit-elle, vous misiez tout sur le déchaînement des passions (« pillons les pillards ! ») et on comprend que les croyants vous gênaient. Mais ce que vous voulez aujourd'hui, c'est construire et être heureux en ce monde : alors, pourquoi persécutez-vous les meilleurs citoyens que compte votre Etat? Les croyants sont pour vous un matériau inestimable : des gens qu'on n'a pas besoin de surveiller, qui ne volent pas, qui ne tirent pas au flanc. Croyez-vous que c'est avec des profiteurs et des envieux que vous allez construire une société juste ? Vous voyez bien que tout vous craque dans les mains au fur et à mesure. Pourquoi crachez-vous au visage de vos meilleurs éléments? Laissez vraiment l'Eglise séparée de l'Etat, ne la touchez pas: vous n'aurez pas à le regretter! Vous êtes matérialistes? Alors, faites confiance au développement de l'instruction pour dissiper la foi. Mais à quoi bon arrêter les gens? – Là-dessus Goldman entra et voulut lui couper grossièrement la parole. Mais ce ne fut qu'un cri : « Ferme-la !... Tais-toi !... Parle, parle, femme!... » (Comment l'appeler en effet? Citoyenne? Camarade ? Tout cela était interdit par un nœud de conventions inextricables. Femme ! En disant ainsi, comme le Christ, on ne pouvait se tromper.) Et Véra continua, en présence de son commissaire ! Ces auditeurs de Korneïeva dans les bureaux du Guébé, dites-moi, pourquoi les paroles d'une insignifiante détenue les atteignirent-ils si vivement? D.P. Térékhov se rappelle aujourd'hui encore son premier condamné à mort : « il me faisait pitié ». Il faut bien que ce souvenir ait une racine au fond de son cœur, non? (Mais les nombreux autres qui ont suivi, il ne s'en souvient pas, il n'en a pas tenu le compte.) Petite anecdote concernant Térékhov. Tandis qu'il m'expliquait l'excellence du système judiciaire khrouchtchévien, il ponctuait son discours en frappant énergiquement du tranchant de la main la plaque de verre qui recouvrait son bureau, et tout-à-coup il se coupa le poignet contre le rebord. Coup de sonnette. Le personnel entre, ultra-stylé. L'officier supérieur de garde auprès de lui apporte teinture d'iode et eau oxygénée. Et tandis que se poursuit l'entretien, je vois le malheureux Térékhov tenir pendant plus d'une heure le coton humide appliqué sur la blessure : il a le sang qui se coagule mal, figurez-vous. Dieu a imprimé dans sa chair ce signe des limites humaines – et pourtant, combien de ses semblables a-t-il jugés du haut de sa grandeur, combien en a-t-il envoyés à la mort... Aussi glacial que soit le personnel de surveillance de la Grande Maison, il doit bien avoir, tout au fond, conservé un peu d'âme – le noyau du noyau? N.P...va raconte qu'un jour où elle était conduite à l'interrogatoire par une gardienne impassible, muette et sans regard, des bombes se mirent à tomber tout près: on avait l'impression, dit-elle, que dans une fraction de seconde ç'allait être sur nous. Et voilà la gardienne qui se jette sur sa prisonnière et qui l'étreint, cherchant dans son épouvante la chaleur et la sympathie humaines. Mais le bombardement se termine et elle redevient l'être sans regard : « Les mains derrière le dos ! Avancez! » Certes, ce n'est pas un bien grand mérite que de redevenir un être humain dans l'épouvante qui vous saisit face à la mort. De même que ce n'est pas une preuve de bonté que d'aimer ses propres enfants (« c'est un bon père de famille », vous dira-t-on souvent pour défendre un gredin). Prenez par exemple I. T. Goliakov, président de la Cour suprême : on vous le montrera jardinant, aimant les livres, fréquentant les bouquinistes, familier de Tolstoï, Korolenko, Tchékhov – oui, mais ces lectures, qu'en a-t-il retenu? Combien de milliers de personnes a-t-il fait périr? Voyez aussi ce colonel, ami de lossé, qui, incarcéré à l'isolateur de Vladimir, riait encore aux éclats en se rappelant les vieillards juifs qu'il faisait enfermer dans une cave pleine de glace. Au milieu de tous ses dérèglements, il n'avait qu'une seule crainte: que cela revienne aux oreilles de sa femme. Elle voyait en lui un homme de valeur, un être noble, et lui tenait à cette admiration. Mais irons-nous jusqu'à faire de ce sentiment une petite tête de pont que le bien aurait occupée dans son cœur? Pourquoi, depuis deux siècles déjà, tiennent-ils tant à la couleur des cieux? A l'époque de Lermontov, c'était : « Et vous, les uniformes bleus ! » ; ensuite vinrent les casquettes bleues, les épaulettes bleues, les pattes de col bleues : on leur avait ordonné d'être moins voyants, et plus cela allait, plus les surfaces bleues, se dérobant à la reconnaissance populaire, rétrécissaient sur leurs têtes et leurs épaules – jusqu'au moment, où il ne resta plus que des liserés, d'étroites petites bordures – mais bleues! Est-ce là pure et simple mascarade? N'est-ce pas plutôt que toute noirceur a besoin de communier avec le ciel, au moins de temps en temps? L'idée est jolie. Mais quand on sait la forme que prenait chez lagoda, par exemple, l'aspiration vers les choses saintes... Un témoin (appartenant à l'entourage de Gorki qui, à l'époque, était proche de lagoda) rapporte ceci : dans la propriété de ce grand personnage, aux environs de Moscou, il y avait des icônes placées tout exprès dans l'antichambre du sauna pour que le maître de maison et ses amis, une fois déshabillés, tirent dessus à coups de revolver avant d'aller se laver... Comment comprendre ce mot: un scélérat? Que désigne-t-il? Correspond-il à une réalité? Notre pente serait plutôt de dire que non, que des êtres pareils ne peuvent exister et n'existent pas. Que les contes en dépeignent, passe encore : ils sont faits pour les enfants, et les choses doivent y être simples. Mais quand la grande littérature mondiale des siècles passés – Shakespeare, Schiller ou Dickens – nous souffle au nez comme des ballons de baudruche une ribambelle de scélérats plus noirs les uns que les autres, cela nous paraît relever quelque peu du théâtre de foire, s'accorder mal avec la sensibilité contemporaine. Voyez surtout comment ils sont dépeints, ces scélérats. Ils ont pleine conscience de leur scélératesse et de la noirceur de leur âme. Et voici comment ils raisonnent : Je ne peux vivre sans commettre le mal. En conséquence, allez, je m'en vais exciter mon père contre mon frère ! Allez, je m'en vais me délecter des souffrances de ma victime ! Iago dit sans ambages que ses buts et ses mobiles sont noirs, engendrés par la haine. Non, ce n'est pas ainsi que les choses se passent ! Pour faire le mal, l'homme doit l'avoir auparavant pensé comme un bien ou comme une nécessité comprise et acceptée. Telle est, par bonheur, la nature de l'homme qu'il a besoin de chercher à ses actes une justification. Des justifications, Macbeth n'en avait que de faibles, et c'est pourquoi le remords finit par le tuer. Iago ? un agneau lui aussi. Voyez tous ces scélérats de Shakespeare : leur imagination et leur force intérieure ne vont pas plus loin qu'une dizaine de cadavres : parce qu'ils n'ont pas d' idéologie. L'idéologie ! C'est elle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir, au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s'appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l'idée de civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins et les bolchéviks sur l'égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures. C'est l'Idéologie qui a valu au xxe siècle d'expérimenter le crime à l'échelle de millions d'individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus, oserions-nous encore affirmer que les scélérats n'existent pas ? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d'hommes? Sans scélérats, il n'y aurait pas eu d'Archipel. Dans les années 1918-1920, le bruit se répandit que la Tchéka de Petrograd et celle d'Odessa, au lieu de fusiller tous leurs condamnés, en donnaient certains à dévorer (vivants) aux fauves des ménageries municipales. Vrai? Faux? Si c'est vrai, combien y eut-il de cas ? Je ne saurais le dire. Et puis, je ne vais pas m'amuser à chercher des preuves : empruntons aux liserés bleus leur méthode et décidons que c'est à eux de nous démontrer que la chose n'a pas pu être. Voyons. Dans une période de famine comme celle-là, où pouvait-on prendre de quoi nourrir les fauves ? Fallait-il imposer pour eux des restrictions à la classe ouvrière? De toute façon, on avait là des ennemis qui devaient mourir: pourquoi n'auraient-ils pas, du même coup, aidé à notre marche vers l'avenir en contribuant à l'entretien des fauves de la jeune République? N'était-ce pas rationnel? Nous touchons ici la limite que jamais un scélérat de Shakespeare ne franchira, mais qu'un scélérat armé d'une idéologie franchit, lui, et en gardant des yeux limpides. Il est, en physique, des grandeurs et des phénomènes liés à la notion de seuil. Tant que ne se trouve pas franchi un certain seuil connu de la nature et codé par elle, rien ne se produit. On a beau projeter de la lumière jaune sur du lithium, il ne libère pas d'électrons, mais que jaillisse une petite étincelle bleue et les voilà qui sortent (le seuil de l'effet photo-électrique est franchi) ! Refroidissez l'oxygène à moins cent et au-delà, comprimez-le à la pression que vous voulez, le gaz se maintient, il résiste. Mais dès que vous franchissez les cent quatre-vingts degrés, le voilà qui se met à couler: ça y est, c'est un liquide. De même, c'est sans doute par un phénomène de seuil qu'on devient un scélérat. Oui, toute sa vie, l'homme hésite et se débat entre le bien et le mal, il glisse, tombe, remonte, bat sa coulpe, s'égare à nouveau : tant qu'il n'a pas franchi le seuil critique, le retour est encore possible, il y a encore de l'espoir. Mais dès que la densité de ses mauvaises actions, ou leur degré d'horreur, ou le caractère absolu de son pouvoir lui font franchir ce seuil, le voilà en dehors de l'humanité. Et peut-être à jamais. *** Depuis des temps immémoriaux, l'idée que les hommes se font de la justice comporte deux volets: la vertu triomphe et le vice est puni. Nous avons la chance d'avoir vécu assez vieux pour connaître un temps où la vertu, si elle ne triomphe pas, n'a pas toujours, malgré tout, les chiens à ses trousses. Battue, souffreteuse, la vertu en haillons peut à présent entrer et s'asseoir dans un coin, à condition de ne pas moufter. Cependant, personne n'ose souffler mot du vice. Oui, la vertu a été bafouée, mais sans qu'il y ait eu vice. Oui, il y a eu tant de millions d'hommes passés par profits et pertes, mais sans qu'il y ait eu de responsables. Et si quelqu'un a le malheur d'ouvrir seulement la bouche: « mais enfin, et ceux qui... » – on lui tombe dessus de tous les côtés, amicalement au début: « Allons, voyons, camarade! qu'est-ce qui vous prend? à quoi bon réveiller les vieilles blessures? » (Objection que les retraités de la maison bleue m'ont même servie à propos d'Ivan Dénissovitch : pourquoi donc raviver les plaies de ceux qui ont été enfermés dans les camps? – Comme si c'étaient eux, n'est-ce pas, qu'il fallait ménager!) Puis viennent les coups de bâton: « Silence, les rescapés ! On avait bien besoin de vous réhabiliter, tous tant que vous êtes! » En Allemagne de l'Ouest, entre la fin de la guerre et l'année 1966, il a été condamné quatre-vingt-six mille criminels nazis6 – et, suffoquant d'indignation, nous ne lésinons pas sur les pages de journaux ni les heures d'antenne, nous restons même après notre travail pour assister à des meetings et voter : ça n'est pas assez ! Même 86 000, ça n'est pas assez ! Vingt ans de poursuites, ça n'est pas assez! Il faut continuer! Chez nous (selon les données officielles), il a été condamné une trentaine de personnes. Ce qui se passe au-delà de l'Oder et du Rhin, cela, oui, ça nous travaille. Mais que nous ayons à côté de nous, protégés par des palissades vertes, dans la banlieue de Moscou ou aux environs de Sotchi, les hommes qui ont assassiné nos maris et nos pères, et qu'ils caracolent dans nos rues tandis que nous leur cédons le passage – peu importe, cela ne nous touche pas, le voir c'est « remuer le passé ». Et pourtant, si, respectant les proportions, on convertissait en Russes ces 86 000 Allemands de l'Ouest, cela ferait pour notre pays le quart d'un million! Mais en un quart de siècle, nous n'en avons pas trouvé un seul, nous n'en avons pas cité un seul en justice : nous craignons de raviver leurs plaies. Et, vivant symbole de toute leur tribu, on peut voir, au 3 de la rue Granovski, le vieux Molotov content de lui, obtus, qui n'a rien compris, le vieux Molotov gorgé de notre sang qui traverse noblement le trottoir pour prendre place dans une longue et spacieuse limousine. Voilà une énigme dont nous autres, contemporains, n'arriverons jamais à trouver la clef: pourquoi est-il donné à l'Allemagne de châtier ses criminels et pourquoi cela n'est-il pas donné à la Russie? Quelle voie funeste sera la nôtre s'il ne nous est pas donné de nous laver des impuretés qui pourrissent dans notre corps? Quelle leçon la Russie pourra-t-elle enseigner au monde? Au cours de ces procès qui ont lieu en Allemagne, il se produit, tantôt ici, tantôt là, un phénomène extraordinaire: l'inculpé se prend la tête à deux mains, renonce à se faire défendre et ne demande plus rien au tribunal. Il dit qu'à entendre évoquer et retracer devant lui la longue série de ses crimes, il est submergé par le dégoût et n'a plus envie de vivre. Un tribunal ne saurait jouer de rôle plus haut que celui-là: faire peser sur le vice une condamnation si forte que le criminel lui-même s'en détourne avec horreur. Quand, à quatre-vingt-six mille reprises, un pays a condamné le vice du haut de l'estrade des tribunaux (et qu'il l'a irrévocablement condamné dans la littérature et au sein de la jeunesse), cela veut dire que peu à peu, année après année, marche après marche, il s'en purifie. Mais nous, nous?... Un jour, nos descendants nous appelleront les générations de chiffes molles : après nous être docilement laissé massacrer par millions, nous aurons bichonné tendrement les assassins dans leur vieillesse quiète. Que faire avec ces gens-là, si la grande tradition du repentir russe leur semble incompréhensible et ridicule? Que faire si la peur animale de subir ne fût-ce que la centième partie de ce qu'ils ont fait subir aux autres l'emporte en eux sur tout mouvement vers la justice? S'ils s'agrippent avidement des deux mains à la moisson de biens matériels qui a poussé pour eux sur le sang de leurs victimes? Certes, ceux qui tournaient la manivelle du hachoir en 1937, par exemple, ne sont plus tout jeunes, ils ont de cinquante à quatre-vingts ans, ils ont passé les meilleures années de leur vie dans l'aisance, l'abondance et le confort et on ne peut plus leur infliger un châtiment équitable, il est trop tard. Soit ! Nous nous montrerons magnanimes, nous ne les fusillerons pas, nous ne les gorgerons pas d'eau salée, nous ne les saupoudrerons pas de punaises, nous ne leur passerons pas le mors pour qu'ils fassent « l'hirondelle », nous ne les maintiendrons pas debout pendant une semaine sans dormir, nous ne les frapperons pas à coups de botte ni de matraque en caoutchouc, nous ne leur enserrerons pas le crâne dans un anneau de fer, nous ne les entasserons pas dans une cellule comme des colis, pour qu'ils ne puissent s'étendre que les uns sur les autres, nous ne leur ferons rien de ce qu'ils ont fait, eux. Mais, face à notre pays et face à nos enfants, nous avons le devoir de les rechercher tous et de les traduire tous en justice ! Non pas tant pour juger leurs personnes que leurs crimes. Pour obtenir que chacun dise au moins, à haute et intelligible voix : « Oui, j'ai été un bourreau et un assassin. » Et si cette phrase était prononcée seulement un quart de million de fois (pour que nous ne soyons pas en reste, proportionnellement, par rapport à l'Allemagne de l'Ouest), peut-être cela suffirait-il? On ne peut tout de même pas, au xxe siècle, continuer pendant des décennies à confondre les atrocités relevant du tribunal et le « passé » qu'«il ne faut pas remuer » ! Nous devons condamner publiquement l'idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d'autres hommes. En taisant le vice, en l'enfouissant dans notre corps pour qu'il ne ressorte pas à l'extérieur, nous le semons, et dans l'avenir il n'en donnera que mille fois plus de pousses. En nous abstenant de châtier et même de blâmer les scélérats, nous ne faisons pas que protéger leur vieillesse dérisoire, nous descellons en même temps sous les pas des nouvelles générations toutes les dalles sur lesquelles repose le sens de la justice. C'est pour cela que les jeunes d'aujourd'hui sont « indifférents », pour cela et non à cause de « l'insuffisance du travail éducatif ». Ils se pénètrent de l'idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité. Oh, comme ce pays sera inhospitalier, oh, comme il sera effrayant! 1 Roman Goul, Dzerjinski, Paris, 1936. 2 La Garde paramilitaire, qui s'appelait auparavant Garde intérieure de la République. 3 Dans le Premier Cercle. 4 D.P. Térékhov: un homme d'une volonté et d'une audace exceptionnelles (il le fallait pour juger les grands staliniens quand tout oscillait encore) et aussi un esprit vif. Si les réformes de Khrouchtchov avaient été plus conséquentes, elles auraient permis à Térékhov de se distinguer. Ainsi avortent chez nous les personnalités historiques. 5 Voici encore une de ses excentricités de grand seigneur: avec le chef de sa garde, Kouznetsov, il se mettait en civil et se promenait à pied à travers Moscou, faisant l'aumône à sa fantaisie avec l'argent de la Tchéka. Le vieux geste qui libère l'âme du poids des péchés? 6 On n'a pas entendu dire qu'il se soit rien fait de semblable en Allemagne de l'Est: c'est donc qu'ils se sont reconvertis et qu'on apprécie leurs services dans l'Administration. Chapitre 5 PREMIÈRE CELLULE – PREMIER AMOUR Une cellule et de l'amour... comment comprendre? Ah, dit le lecteur, j'y suis : vous avez dû être coffré à Leningrad, dans la Grande Maison, pendant le blocus. Tout est clair: si vous êtes encore en vie, vous le devez à ce séjour à l'ombre. C'était le meilleur endroit de tout Leningrad, et pas seulement pour les commissaires-instructeurs qui habitaient sur place et se retiraient, quand l'artillerie tapait, dans des caves aménagées en bureaux. Blague à part. Tandis que personne à Leningrad ne se lavait plus et que tous les visages étaient recouverts d'une croûte noire, les prisonniers de la Grande Maison avaient droit à une douche chaude tous les dix jours. Certes, seuls les couloirs étaient chauffés, pour les gardiens, mais dans chaque cellule l'eau courante fonctionnait, et les cabinets aussi : dans quel autre endroit de la ville aurait-on pu trouver la même chose? La ration de pain était de cent vingt-cinq grammes, comme à l'extérieur. Et on distribuait en plus, une fois par jour, du bouillon de cheval! et une fois par jour de la kacha* liquide ! Voyez-moi cet oison qui envie les chapons ! Que faites-vous du cachot? Et de la suprême*? Non, ça n'est pas ça. Pas ça du tout... Asseyez-vous, fermez les yeux, rappelez-vous toutes les cellules où vous êtes passé. Le compte n'est pas facile : il y en a eu tant ! Et tous ces hommes, ces hommes à chaque fois... Dans celle-ci, ils étaient deux ; dans telle autre, cinquante. Ici, vous êtes resté cinq minutes ; là, tout un long été. Mais, entre toutes, vous mettrez toujours à part celle où pour la première fois vous vous êtes retrouvé avec des hommes semblables à vous, au destin brisé comme le vôtre. Il n'est rien – si ce n'est, peut-être, votre premier amour – que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d'émotion. Et ces hommes qui ont partagé avec vous le sol et l'air de ce cube de pierre, en ces jours où vous repensiez de fond en comble toute votre vie, ils seront un jour, dans votre souvenir, comme des membres de votre famille. Du reste, en ces jours-là, votre famille c'était eux et eux seuls. Ce que vous avez vécu dans votre première cellule d'instruction n'a rien de commun ni avec toute votre vie d'avant ni avec toute votre vie d'après. Les prisons peuvent bien avoir existé durant des millénaires avant vous et devoir durer encore après vous (un peu moins longtemps, si possible...), il est une cellule unique et sans pareille : celle où vous avez vécu votre instruction. Peut-être était-elle atroce pour un être humain. Taule infestée de poux et de punaises, sans fenêtre ni aération, sans châlits, au sol dégoûtant – cette espèce de boîte appelée KPZ qui est annexée à un soviet rural, à un poste de milice, à une gare ou un port1 (les KPZ et DPZ, c'est ce qui nous manque le moins, le pays en est constellé, et ils sont bourrés de gens). « Cellule individuelle » de la prison d'Arkhanguelsk aux vitres enduites de minium de façon que la lumière du Bon Dieu n'y entre que mutilée, teintée de pourpre, et que brûle éternellement au plafond une ampoule de quinze watts. « Cellule individuelle » de Tchoïbalsan où vous êtes restés pendant des mois empilés à quatorze sur six mètres carrés, dépliant une jambe pour replier l'autre tous ensemble au commandement. Ou bien encore l'une des cellules « psychologiques » de la prison de Léfortovo, la 111, par exemple: peinte en noir avec, elle aussi, son ampoule de vingt watts qui brûle jour et nuit ; pour le reste, conforme à n'importe quelle autre cellule de la maison: sol asphalté, manette du chauffage dans le couloir, à la disposition du gardien, et, surtout, hurlement de sirène qui se prolonge pendant des heures (il provient de la soufflerie de l'Institut central d'Aérodynamique et d'Hydrodynamique qui se trouve à côté ; mais on n'arrive pas à croire que ce ne soit pas fait exprès), un hurlement tel que les vibrations font tomber de la table gamelles et quarts, que toute conversation est impossible mais qu'on peut chanter à tue-tête sans être entendu du gardien et que lorsque le silence revient, il paraît plus suave que la liberté même. Mais ce que vous avez aimé, ce n'est pas ce sol dégoûtant, ni ces murs sombres, ni l'odeur de la tinette : ce sont ces hommes avec qui vous vous retourniez au commandement ; ce quelque chose qui battait entre vos âmes ; leurs paroles parfois étonnantes ; et les pensées libérées, planantes, qui sont nées en vous précisément dans cette cellule et qu'aucun bond hors de vous-même, aucun envol spirituel n'aurait pu vous faire atteindre auparavant. Que d'épreuves, aussi, avant d'arriver enfin dans cette première cellule! On a commencé par vous jeter dans une fosse, dans un box ou dans une cave. Pas une seule parole humaine, pas un seul regard humain – seulement des becs de fer qui vous picoraient le cerveau et le cœur ; vous criiez, vous gémissiez, et en face on ricanait. Pendant une semaine ou un mois, vous avez été seul, entouré d'ennemis ; déjà vous sentiez la raison et la vie vous abandonner, déjà vous cherchiez à vous laisser tomber du haut du radiateur de telle sorte que votre tête aille s'écraser contre le cône de fonte du tuyau d'écoulement – or voici que vous vous retrouvez vivant, entouré d'amis. Et que la raison vous revient. La première cellule, c'est cela! Vous l'attendiez, cette cellule, vous en rêviez presque comme de la liberté, tandis qu'on vous transférait de fente de souris en trou de rat, de Léfortovo dans quelque diabolique et légendaire Soukhanovka. La Soukhanovka est la plus effrayante de toutes les prisons du MGB. Elle sert d'épouvantail, les commissaires-instructeurs prononcent son nom avec un chuintement sinistre. (Et de ceux qui y ont été enfermés, rien à attendre : ou ils débitent des absurdités incohérentes, ou ils ne sont plus de ce monde.) La Soukhanovka, c'est l'ancien monastère Sainte-Catherine : deux corps de bâtiment dont l'un sert de maison de détention et l'autre, avec ses 68 cellules, de maison d'arrêt. Le fourgon met deux heures pour y parvenir, et bien peu de gens savent que cette prison ne se trouve qu'à quelques kilomètres des Gorki Léninskié et de l'ancienne propriété de Zinaïda Volkonskaïa. Le pays, tout autour, est ravissant. Dès votre arrivée, on commence par vous enfermer pour vous abasourdir dans un « cachot-debout », encore un de ces cachots si étroits que, si vous n'avez pas la force de vous tenir sur vos jambes, il ne vous reste plus qu'une solution: coincer vos genoux contre la paroi et laisser tout le poids du corps reposer dessus. On peut vous maintenir là plus de vingt-quatre heures, le temps que votre esprit perde son arrogance. A la Soukhanovka, la nourriture est délicate et savoureuse comme nulle part ailleurs au MGB : elle vient de la maison de repos des architectes, car la prison n'a pas de cuisine à elle pour préparer l'habituelle soupe à cochons. Mais ce qu'un architecte mange seul – pommes de terre sautées et boulette de viande – on le partage ici entre douze. Résultat: non seulement la faim vous tenaille constamment, comme partout, mais elle se trouve excitée de manière particulièrement douloureuse. Les anciennes cellules des moines sont toutes aménagées pour deux personnes, mais, le plus souvent, on n'y détient qu'un seul inculpé à la fois. Elles font un mètre et demi sur deux2. Deux petits sièges ronds sont soudés, telles des souches d'arbre, dans le sol de pierre ; lorsque le gardien fait fonctionner une serrure de sécurité scellée dans le mur, sur chacune de ces souches vient s'abattre, pour une durée de sept heures (c'est-à-dire pour le temps réservé aux interrogatoires, qui ont toujours lieu la nuit), une planche garnie d'un matelas de la taille enfant. Durant la journée, le siège est libre, mais on n'a pas le droit de s'y asseoir. Il y a aussi, posée sur quatre tubes, une sorte de planche à repasser : la table. Le vasistas est toujours fermé, le gardien ne l'ouvre que pour dix minutes, le matin, avec une clé en té. Les carreaux sont en verre armé. Jamais de promenade ; quant aux toilettes, on vous y mène une seule fois, à six heures du matin, alors que les entrailles n'en ressentent pas encore le besoin, et c'est tout jusqu'au lendemain matin. Pour chaque bloc de sept cellules, on compte deux gardiens, si bien que l'œilleton vous regarde à intervalles très rapprochés: le temps qu'il faut pour passer devant deux portes et atteindre la troisième. Car le but de la silencieuse Soukhanovka est précisément de ne pas vous laisser une seule minute de sommeil ni de vie personnelle : sans cesse vous êtes regardé, sans cesse vous êtes à leur merci. Mais si le long duel avec la folie, si toutes les tentations de la solitude n'ont pas eu raison de vous, alors vous avez bien mérité votre première cellule commune! Là, votre âme va se cicatriser. Et si vous vous êtes vite rendu, si vous avez cédé sur tout et trahi tout le monde, dans ce cas aussi vous êtes mûr pour votre première cellule commune ; bien qu'il eût mieux valu pour vous-même ne pas voir cet heureux instant, mais mourir plutôt vainqueur dans quelque sous-sol sans avoir donné une seule signature. Maintenant, pour la première fois, vous allez voir des gens qui ne sont pas des ennemis. Maintenant, pour la première fois, vous allez voir d'autres êtres vivants3 qui font la même route et que vous allez pouvoir englober avec vous dans ce mot joyeux : nous. Oui, ce mot que peut-être vous méprisiez lorsque vous étiez en liberté, parce qu'on l'avait substitué à votre individualité (« nous sommes tous comme un seul homme!... nous brûlons d'indignation!... nous exigeons!... nous jurons!... »), vous en découvrez à présent la douceur: vous n'êtes pas seul au monde ! Il existe encore de sages créatures douées de vie spirituelle qui ont nom les hommes! *** Alors que mon duel avec le commissaire-instructeur durait depuis quatre jours et quatre nuits, le gardien attendit que je me fusse couché, au signal du couvre-feu, dans mon box éclairé d'une lumière électrique aveuglante, et se mit à déverrouiller ma porte. J'entendais tout, mais tant qu'il n'avait pas dit : « Debout ! A l'interrogatoire! », je voulais encore rester trois centièmes de seconde la tête sur l'oreiller et m'imaginer que je dormais. Cependant, il dévia de la phrase rituelle et dit : « Debout ! Pliez votre literie ! » Perplexe et furieux parce qu'il me privait du moment le plus précieux, j'enroulai mes chaussettes russes, mis mes bottes, ma capote, ma chapka, et saisis mon matelas à pleins bras. En marchant sur la pointe des pieds et me rappelant par signes, à chaque minute, de ne pas faire de bruit, le gardien me fit parcourir le couloir, silencieux comme une tombe, du troisième étage de la Loubianka ; nous passâmes devant le bureau du surveillant de quartier, devant les numéros brillants des cellules et les couvercles vert olive rabattus sur les œilletons ; enfin il m'ouvrit la cellule 67. J'entrai, et il referma aussitôt la porte. Bien qu'il ne se fût guère écoulé qu'un quart d'heure depuis le couvre-feu, le temps de sommeil dont disposent les inculpés est si fragile, si incertain et si maigre, qu'à mon à entrée les habitants de la cellule 67 dormaient déjà sur leurs lits métalliques, les bras par-dessus la couverture. Peu à peu ont été ainsi inventées, dans les prisons intérieures du Guépéou-NKVD-KGB, différentes mesures vexatoires qui sont venues s'ajouter aux règlements carcéraux traditionnels. Cette brimade, les détenus des années vingt ne l'ont pas connue; de même, à l'époque, on éteignait les lumières la nuit, comme cela se pratique depuis que le monde est monde. Mais on se mit un jour à laisser la lumière allumée, et pour une raison logique: il fallait qu'on puisse voir les détenus à tout instant de la nuit (lorsqu'on allumait pour inspecter la cellule, c'était encore pire). Quant à l'obligation de garder les bras par-dessus la couverture, elle était censée empêcher que les détenus ne trouvent le moyen de s'étrangler en cachette, interrompant ainsi le cours d'une juste instruction. Et comme on put vérifier par l'expérience que justement un homme a toujours envie, en hiver, de rentrer les bras pour les réchauffer, la mesure fut définitivement adoptée. Au bruit de la serrure, tous trois sursautèrent et levèrent instantanément la tête. Pour qui était-ce? Eux aussi pensaient interrogatoire. Et ces trois têtes levées avec effroi, ces trois visages blêmes, fripés, pas rasés, me semblèrent si humains, si proches que je restai planté là, étreignant mon matelas, avec un sourire de bonheur. Et eux aussi me sourirent. Oh! comme je l'avais oubliée, cette expression, rien qu'en une semaine! « Tu viens de l'extérieur? » me demandèrent-ils. (Première question rituelle aux nouveaux arrivants.) « Non-on », répondis-je. (Première réponse rituelle des nouveaux arrivants.) Ils voulaient dire que j'avais sans doute été arrêté récemment et que, par conséquent, je venais de l'extérieur. Mais moi qui venais de subir quatre-vingt-seize heures d'instruction, je ne me considérais nullement comme venant de l'extérieur: pouvait-on dire que je n'étais pas un prisonnier chevronné?... Et pourtant, c'était vrai que je venais de l'extérieur ! Déjà, un vieillard imberbe et aux sourcils noirs très mobiles m'interrogeait sur l'actualité militaire et politique. C'était stupéfiant ! Bien qu'on fût aux derniers jours de février, ils ne savaient rien ni de la conférence de Yalta, ni de l'encerclement de la Prusse orientale, et n'avaient pas la moindre idée ni de l'offensive menée par nos troupes en direction de Varsovie depuis la mi-janvier, ni même de la piteuse retraite de nos alliés en décembre. Les instructions disaient que les inculpés ne devaient rien apprendre sur le monde extérieur, et, en effet, ils ne savaient rien ! J'étais prêt maintenant à passer la moitié de la nuit à tout leur raconter : avec fierté, comme si toutes les victoires et toutes les manœuvres d'enveloppement avaient été l'œuvre de mes mains. Mais, sur ces entrefaites, le gardien de service m'apporta un lit et il fallut l'installer sans bruit. Je fus aidé par un garçon de mon âge, militaire lui aussi: sa tunique et son calot d'aviateur étaient suspendus à l'un des montants de son lit. Avant même que le vieillard se fût mis à m'interroger, il m'avait posé une question – pas sur la guerre : pour savoir si j'avais du tabac. Mais bien que j'eusse l'âme grande ouverte à mes nouveaux amis et qu'il n'eût été prononcé que fort peu de mots depuis mon entrée dans la cellule, je sentis quelque chose d'étranger émaner de ce garçon de mon âge qui venait lui aussi du front, et je me fermai à lui immédiatement et pour toujours. (Je ne connaissais encore ni le mot « mouton », ni la règle selon laquelle il doit y en avoir un dans chaque cellule ; je n'avais pas encore eu le temps de réfléchir ni de me dire que cet homme, G. Kramarenko, ne me plaisait pas – et pourtant un mécanisme avait déjà joué en moi, un mécanisme de détection qui m'avait fermé comme une huître. Je n'aurais pas mentionné cet épisode s'il était resté unique dans ma vie, mais bientôt je devais constater avec étonnement, enthousiasme et inquiétude que le fonctionnement de ce détecteur était inhérent à ma personne, naturel et permanent. Les années passaient ; sur les châlits, dans les colonnes de marche, dans les brigades de travail, je côtoyais des centaines et des centaines d'hommes, et toujours ce mystérieux détecteur installé en moi sans que j'y eusse l'ombre d'un mérite fonctionnait avant même que je me fusse souvenu de son existence: il fonctionnait à la vue d'un visage ou d'une paire d'yeux, aux premiers sons d'une voix – et ou bien il ouvrait mon âme à deux battants, ou bien il laissait à peine une petite fente, ou bien il me fermait hermétiquement. Cela a toujours marché de façon si infaillible que tout le tintouin que se donnaient les opers pour nous entourer de dénonciateurs finit par m'apparaître comme une danse de moucherons : si quelqu'un a décidé de jouer les traîtres, son visage et sa voix le disent toujours ; on pourrait croire parfois que le camouflage est habile – mais non, ça sonne faux. Et inversement, mon détecteur m'aidait à distinguer les hommes à qui l'on peut dévoiler, dès les premières minutes, ce que l'on a de plus intime, les profondeurs et les secrets susceptibles de vous coûter la vie. C'est ainsi que j'ai traversé mes huit années de détention, mes trois années d'exil et les six autres – qui ne furent pas les moins dangereuses, loin de là – passées à écrire clandestinement: dix-sept années au cours desquelles je me suis ouvert, selon ma première impulsion, à des dizaines de gens. Et pas une fois je n'ai fait un faux pas ! Je n'ai jamais rien lu là-dessus et je mentionne la chose à l'intention des amateurs de psychologie. Il me semble que beaucoup d'entre nous possèdent des mécanismes intérieurs de ce genre ; mais parce que nous appartenons à un siècle trop technique et intellectuel, nous négligeons ce prodige et ne lui permettons pas de s'épanouir en nous). Nous installâmes le lit et c'est à ce moment-là que j'aurais pu commencer pour de bon mes récits (bien sûr, à voix basse et en restant couché, pour ne pas être aussitôt arraché à ce bien-être et envoyé au cachot), mais notre troisième compagnon de cellule, un homme d'âge moyen dont la tête rasée était pourtant déjà hérissée de petites aiguilles blanches et qui me regardait d'un air pas tout à fait content, dit avec cette rudesse qui est l'ornement des gens du Nord: « Demain. La nuit est faite pour dormir. » C'était le plus raisonnable. A tout instant, n'importe lequel d'entre nous pouvait être traîné à l'interrogatoire et gardé jusqu'à six heures du matin, heure à laquelle le commissaire-instructeur irait se coucher mais où, dans la cellule, il ne serait plus question de dormir. Une nuit de sommeil non perturbé était plus importante que tous les destins de la planète ! Et puis, il y avait encore quelque chose qui ne se laissait pas immédiatement saisir, mais constituait un obstacle, comme je l'avais senti dès les premières phrases de mon récit sans qu'il me fût pourtant donné de pouvoir le formuler encore : il s'était produit en chacun de nous (au moment où il avait été arrêté) une permutation des pôles de l'univers, un retournement à cent quatre-vingts degrés de tous les concepts, et ce que je m'étais mis à raconter avec une telle ivresse pouvait bien ne rien avoir de réjouissant pour nous. Ils se tournèrent de l'autre côté, mirent leur mouchoir sur leurs yeux pour se protéger de l'ampoule de deux cents watts, enroulèrent dans leur serviette de toilette le bras qui allait rester, bien visible, exposé au froid, rentrèrent l'autre subrepticement et s'endormirent. Quant à moi, je demeurai étendu, le cœur en fête: j'avais retrouvé la compagnie des hommes. Une heure auparavant, je n'aurais pas osé en espérer autant. Je pouvais tout aussi bien finir avec une balle dans la nuque (comme le commissaire-instructeur ne cessait de me le promettre) sans avoir revu aucun être humain. Bien sûr, l'instruction restait suspendue au-dessus de ma tête, mais combien moins menaçante à présent! Demain, j'allais leur raconter des masses de choses (pas sur mon affaire, bien entendu) et eux aussi m'en raconteraient : quelle journée intéressante ç'allait être ! une des meilleures de ma vie ! (Ce sentiment, je l'ai eu très tôt et très net : que la prison ne serait pas pour moi un gouffre, mais le tournant décisif de mon existence.) Le moindre détail de la cellule m'intéressait, je n'avais plus du tout envie de dormir et, entre les coups d'œil du gardien par l'œilleton, j'examinai furtivement les lieux. En haut de l'un des murs, voici un petit renfoncement de la taille de trois briques masqué par un rideau de coton bleu foncé. Mes compagnons m'ont déjà renseigné : c'est une fenêtre. Oui ! il y a une fenêtre dans la cellule ! et le rideau sert pour la défense passive. Demain, la lumière du jour pénétrera faiblement dans la cellule et, au milieu de la journée, on éteindra pendant quelques minutes l'ampoule qui blesse les yeux. Vivre pendant le jour à la lumière du jour: comme c'est déjà beaucoup! Dans la cellule, il y a aussi une table. Dessus, bien en vue, sont posés une bouilloire, un jeu d'échecs et une petite pile de livres. (Je ne savais pas encore pourquoi tous ces objets étaient précisément posés à l'endroit le plus en vue. C'était là aussi une conséquence du régime particulier de la Loubianka : le gardien qui regardait toutes les minutes par l'œilleton devait pouvoir s'assurer que les prisonniers ne faisaient pas un mauvais usage de ces dons de l'administration : qu'ils n'utilisaient pas la bouilloire pour percer le mur ; que personne n'était en train d'avaler des pièces du jeu d'échecs – un moyen pour se retrouver quitte de tout et dépouiller la citoyenneté soviétique – ; enfin, que personne ne s'était arrangé pour mettre le feu aux livres dans l'espoir d'incendier la prison. Quant aux lunettes que portaient certains prisonniers, elles étaient considérées comme une arme si dangereuse qu'elles ne pouvaient même pas rester posées sur la table pendant la nuit et que l'administration les confisquait jusqu'au matin.) Quelle vie confortable ! Des échecs, des livres, des sommiers à ressorts, de bons matelas, du linge propre. Je ne me souviens pas d'avoir été si bien pour dormir depuis le début de la guerre. Un plancher ciré. Presque un espace de quatre pas pour se promener entre la fenêtre et la porte. Non, il n'y a pas à dire, cette prison politique numéro un, c'est une véritable maison de repos. Et pas d'obus qui tombent... Je me rappelle : ou bien ce froissement mouillé, quand ils passent très haut au-dessus de votre tête, ou bien ce sifflement qui va s'amplifiant jusqu'au hoquet de l'explosion. Et le sifflement tout doux des obus de mortier. Et les quatre charges du grinceur* qui ébranlent tout. Je me rappelle l'humidité boueuse des environs de Wormditt où j'ai été arrêté : là-bas, les nôtres continuent à patauger dans la gadoue et la neige fondante pour empêcher les Allemands de sortir de la poche. Oh, et puis zut ! Vous ne voulez plus que je fasse la guerre ? Eh bien, je ne la ferai plus. *** Parmi les nombreuses choses dont nous avons perdu l'échelle, il y a celle-ci : la haute valeur de ceux qui ont parlé et écrit en russe avant nous. Il est étrange que notre littérature d'avant la révolution ne les ait presque pas décrits : elle nous montre tantôt des « hommes de trop*», tantôt des rêveurs mous et inadaptés. Il est à peu près impossible de comprendre, en lisant la littérature russe du xixe siècle, comment ce pays a tenu debout, sur quels hommes il s'est appuyé pendant mille ans. – N'est-ce pas, du reste, aux mêmes hommes qu'elle doit d'avoir survécu aux cinquante dernières années? Si, à plus forte raison. Il y avait aussi les rêveurs. Eux voyaient trop de choses pour s'en tenir à une seule. Et aspiraient trop fortement au sublime pour avoir les pieds sur terre. Avant la chute d'une société, il y a souvent ainsi une couche de sages qui pensent, pensent et ne font rien d'autre. Ces gens-là, comme on s'est gaussé d'eux ! Que n'a-t-on pas fait pour les tourner en dérision ! Jamais on ne les appelait autrement que cette pourriture. Parce qu'ils étaient une fleur trop précoce, à l'arôme trop subtil, on les a jetés sous là lame de la faucheuse. Dans leur vie personnelle, ils étaient particulièrement désarmés: ils ne savaient ni plier, ni simuler, ni se montrer arrangeants ; chacune de leurs paroles était opinion, élan, protestation. C'est justement ces gens-là que ramasse la faucheuse. C'est justement ceux-là que le hache-paille déchiquette4. Nos cellules, ils y avaient séjourné avant nous. Mais les murs – mis à nu, replâtrés, rechaulés, repeints plus d'une fois depuis – ont refusé de rien nous restituer du passé (au contraire, ils tendaient leurs micros pour nous épier). Sur ces prisonniers de jadis, sur leurs conversations, sur les pensées avec lesquelles ils sont partis de là pour l'exécution ou pour les Solovki, rien n'a été dit nulle part, et le volume que cela ferait et qui vaudrait quarante wagons de littérature soviétique, ce volume ne verra sans doute jamais le jour. Quant à ceux qui sont encore en vie, ils nous racontent toutes sortes de vétilles. Ils disent qu'autrefois, les lits étaient en bois et les matelas remplis de paille. Qu'avant qu'on ne pose des muselières* aux fenêtres, les carreaux étaient déjà badigeonnés de blanc jusqu'en haut, et cela dès 1920. Que les muselières étaient déjà en place, la chose est sûre, en 1923 (alors que tous en chœur nous les attribuions à Béria). Que, dans les années vingt, on tolérait encore que les prisonniers communiquent entre eux par des coups tapés contre les murs : survivance de l'absurde tradition des prisons tsaristes selon laquelle il était normal qu'un prisonnier occupe ainsi son temps. Enfin que tout au long des années vingt, les gardiens de la Loubianka étaient des Lettons (certains issus des régiments de fusiliers lettons, d'autres non) et que la nourriture était distribuée par de grandes et fortes Lettones. Vétilles peut-être, mais qui donnent à penser. J'éprouvais pour ma part le besoin de connaître la principale prison politique de l'Union, et j'étais reconnaissant qu'on m'y eût interné : je pensais beaucoup à Boukharine et désirais me faire une idée de toutes ces choses. Cependant, nous avions l'impression de n'être guère que des touffes isolées, oubliées jusque-là par la faucheuse et qui auraient été aussi bien dans n'importe quelle prison intérieure5 d'un chef-lieu de région. La Loubianka, c'était nous faire beaucoup d'honneur. Mais, avec les hommes que je trouvai là, on ne pouvait pas s'ennuyer. Il y avait de quoi écouter, il y avait de quoi comparer. Le vieillard aux sourcils mobiles (du reste, à soixante-trois ans, il n'avait rien d'un vieillard dans le maintien) s'appelait Anatoli Ilitch Fastenko. Il était vraiment la parure de notre cellule de la Loubianka, aussi bien comme gardien des vieilles traditions des prisons russes que comme histoire vivante de nos révolutions. Grâce à ce que sa mémoire avait conservé, il voyait en perspective tous les événements passés et présents. De tels hommes ne sont pas seulement précieux dans une cellule, ils font cruellement défaut à l'ensemble de notre société. Ce nom de Fastenko, nous le retrouvâmes dans un livre sur la révolution de 1905 que nous eûmes en lecture. Fastenko était un membre si ancien du parti social-démocrate qu'il donnait l'impression de ne plus en être. Sa première peine de prison remontait à sa jeunesse. Il avait été condamné en 1904, mais libéré sans conditions en vertu du Manifeste* du 30 octobre 1905. Qui de nous n'a entendu à l'école, lu dans l'Abrégé* d'histoire du parti communiste et ressassé par cœur que ce « manifeste abject et provocateur » était une injure à la liberté et que le tsar avait en fait octroyé « aux morts la liberté, aux vivants une place en prison»? Mais cette épigramme est mensongère. Le manifeste annonçait que tous les partis politiques étaient désormais autorisés, qu'une Douma serait convoquée et il proclamait une amnistie honnête et extrêmement large : elle touchait ni plus ni moins que tous les prisonniers politiques sans exception, indépendamment de la durée et de la nature de leur peine. Seuls restaient en prison les condamnés de droit commun. L'amnistie stalinienne du 7 juillet 1945, elle, fit exactement l'inverse: elle laissa en prison tous les politiques. Son récit sur les circonstances de cette amnistie était intéressant. En ces années-là, il n'était bien sûr pas question de quelque « muselière » que ce fût aux fenêtres des prisons, et depuis les cellules de la maison d'arrêt de Bélaïa Tserkov où Fastenko était détenu, les prisonniers balayaient du regard toute la cour, voyaient les nouveaux venus et les sortants, observaient la rue et communiquaient en criant avec les gens du dehors. Le 30 octobre, ces derniers, qui avaient appris l'amnistie par le télégraphe, l'annoncèrent aux détenus. Les politiques se lancèrent alors dans un joyeux chahut, brisant les carreaux, cassant les portes et exigeant du directeur de la prison leur libération immédiate. Un seul d'entre eux reçut-il une ration de coups de botte dans la gueule? un seul d'entre eux fut-il jeté au cachot? une seule cellule fut-elle privée de livres ou de cantine? Mais non, voyons ! Le directeur de la prison courait, désemparé, d'une cellule à l'autre en adjurant: « Messieurs, je vous en supplie, soyez raisonnables! Je n'ai pas le droit de vous libérer sur la foi d'une dépêche. Il faut que je reçoive des instructions directes de mes supérieurs de Kiev. Je vous prie instamment de comprendre que vous allez devoir passer encore une nuit ici. » – Et en effet, ils furent encore sauvagement retenus pendant vingt-quatre heures!... (Après l'amnistie promulguée par Staline, comme on aura encore l'occasion de le raconter, les amnistiés furent gardés pendant deux ou trois mois supplémentaires où ils durent continuer à trimer comme avant, et personne ne trouva cela illicite.) Dès qu'ils eurent recouvré la liberté, Fastenko et ses camarades se replongèrent dans l'action révolutionnaire. En 1906, il fut condamné à huit ans de bagne, soit quatre ans dans les fers et quatre ans de relégation. Il purgea les quatre premières années à la centrale de Sébastopol où, du reste, se produisit pendant sa détention une évasion massive de prisonniers, organisée de l'extérieur par la confédération des partis révolutionnaires: socialistes-révolutionnaires, anarchistes et social-démocrates. Une brèche, au moins de la taille d'un homme à cheval, fut ouverte dans un mur de la prison à l'aide d'une bombe, et une vingtaine de prisonniers (pas tous ceux qui l'auraient voulu, seulement ceux qui avaient été désignés par leur parti et munis au préalable de pistolets introduits dans la prison par l'intermédiaire des gardiens!) se précipitèrent par la brèche et réussirent à s'enfuir, sauf un. Quant à Anatoli Fastenko, il avait reçu du parti social-démocrate une mission qui consistait non pas à s'évader lui-même, mais à détourner l'attention des gardiens et à semer la confusion. En revanche, il ne devait pas rester longtemps en relégation sur l'Iénisseï. Si on rapproche ses récits (et ceux d'autres rescapés) du fait bien connu que nos révolutionnaires s'évadaient par centaines de leurs lieux de relégation – et le plus souvent pour gagner l'étranger –, on finit par se convaincre que, sous les tsars, seuls les fainéants ne levaient pas le pied, tant c'était facile. Fastenko « s'évada », c'est-à-dire qu'il quitta tout simplement sans passeport l'endroit où il avait été relégué. Il se rendit à Vladivostok, espérant que, grâce à un ami, il pourrait monter à bord d'un bateau. Mais, pour une raison ou pour une autre, ce ne fut pas possible. Alors, toujours sans passeport, il traversa tranquillement en train notre Bonne Mère Russie dans toute sa longueur et aboutit en Ukraine, c'est-à-dire précisément dans la province où il avait travaillé dans la clandestinité pour les bolchéviks et où il avait été arrêté. Là, on lui apporta le passeport de quelqu'un d'autre et il s'en alla passer la frontière autrichienne. Cette entreprise était si peu dangereuse et Fastenko si loin de sentir le souffle des poursuivants lui chauffer les talons qu'il fit preuve d'une insouciance étonnante: à la frontière, alors qu'il avait déjà remis son passeport au fonctionnaire de police, il s'aperçut soudain qu'il ne se rappelait pas son nouveau nom ! Que faire ? Il y avait là une quarantaine de voyageurs et le fonctionnaire avait déjà commencé à appeler les noms. Fastenko eut une idée : il fit semblant de dormir. Il entendit distribuer tous les passeports et appeler plusieurs fois le nom de Makarov, mais il n'était pas encore sûr que ce fût le sien. Enfin, le cerbère du régime impérial se pencha sur le clandestin et lui toucha poliment l'épaule : « Monsieur Makarov ! Monsieur Makarov! Veuillez reprendre votre passeport, s'il vous plaît ! » Fastenko se rendit à Paris. Il y connut Lénine et Lounatcharski, et remplit je ne sais quelle fonction d'intendance à l'école du parti du Longjumeau. En même temps, il étudiait le français, regardait tout autour de lui, et l'envie lui vint de pousser un peu plus loin, histoire de voir le monde. Quelque temps avant la guerre, il quitta la France pour le Canada où il travailla comme ouvrier, puis séjourna aux Etats-Unis. La tradition de liberté ancrée dans la vie quotidienne de ces pays le frappa: il en conclut qu'il ne s'y produirait jamais de révolution prolétarienne, et même qu'elle n'y était sans doute pas nécessaire. C'est alors que survint en Russie, devançant les prévisions, la révolution tant attendue. Les exilés rentrèrent en masse. Là-dessus, seconde révolution. Fastenko n'était plus porté vers ces choses par le même élan que jadis. Cependant il rentra, obéissant à la même loi qui gouverne les migrations des oiseaux. Peu après Fastenko, une de ses connaissances du Canada regagna également la patrie ; c'était un ancien matelot du « Potiomkine » qui s'était réfugié là-bas et y était devenu un fermier prospère. Il vendit tout, ferme et bétail, et rentra au pays en emportant son argent et un tracteur tout neuf, pour aider à construire ce socialisme tant rêvé. Il s'inscrivit dans l'une des premières communes et lui fit don de son tracteur. Utilisé par n'importe qui et n'importe comment, celui-ci fut rapidement hors d'usage. Et les choses apparurent à notre ancien du « Potiomkine » radicalement différentes de l'image qu'il s'en faisait vingt ans auparavant. Les gens qui commandaient n'auraient jamais dû avoir le droit de le faire et, pour un fermier sachant son métier, les ordres qu'ils donnaient étaient autant d'absurdités. Avec cela, il avait maigri, ses vêtements s'étaient usés et il ne lui restait presque plus rien de ses dollars canadiens qu'il avait changés contre des roubles de papier. Il supplia qu'on le laissât repartir avec sa famille et franchit de nouveau la frontière, pas plus riche que jadis lorsqu'il avait fui le « Potiomkine » ; il retraversa l'océan, cette fois encore en qualité de matelot (faute d'argent pour payer la traversée), et recommença sa vie au Canada comme ouvrier agricole. Il y avait chez Fastenko beaucoup de choses que je n'étais pas encore en état de comprendre. Alors que, pour moi, le fait qu'il eût connu personnellement Lénine était presque ce qu'il y avait de plus important et de plus étonnant dans sa vie, lui-même évoquait ce souvenir sans la moindre chaleur. (Tenez, jugez plutôt de mon état d'esprit. L'un de nos camarades de cellule appela un jour Fastenko par son patronyme seul, en omettant le prénom : « Ilitch, c'est toi aujourd'hui qui vides la tinette? » Je bondis, outré du blasphème : ce nom dans un contexte pareil, ce nom qui de toute façon ne pouvait désigner que le seul, l'unique Lénine!) Voici pourquoi il y avait encore bien des choses que même Fastenko ne pouvait pas m'expliquer comme il l'aurait voulu. Il me disait clairement, en bon russe : « Tu ne te feras point d'idoles ! » Mais je ne comprenais pas. Voyant mon exaltation, il me répéta plus d'une fois en insistant bien: « Vous êtes mathématicien, vous n'avez pas le droit d'oublier Descartes : tout doit être révoqué en doute ! tout ! » Comment ça, « tout » ? Pas tout , quand même ! Il me semblait que j'avais déjà révoqué en doute pas mal de choses et que cela suffisait. Ou bien il me disait encore : « Des bagnards politiques de l'ancien temps, il n'en reste presque plus, je suis l'un des derniers. Tous les autres ont été exterminés et notre association a été dissoute dès les années 30. – Mais pourquoi? – Pour nous empêcher de nous réunir, de discuter des événements. » Et alors que ces paroles toutes simples, prononcées d'un ton serein, auraient dû crier ver le ciel et briser les vitres, je ne voyais là qu'un des crimes de Staline parmi les autres. Un fait dur à avaler, mais sans racines. Il est absolument certain que tout ce qui entre dans nos oreilles ne va pas jusqu'à notre conscience. Les choses qui heurtent trop notre mentalité se perdent – restent-elles dans l'oreille ou en quelque autre point du trajet, je ne sais, en tout cas elles se perdent. Ainsi, bien que je me rappelle fort bien les innombrables récits de Fastenko, ses raisonnements, eux, n'ont laissé dans ma mémoire qu'un dépôt trouble. Il me nommait souvent des livres qu'il me conseillait fortement de me procurer et de lire plus tard, quand je serais libre. Lui-même ne comptait pas sortir vivant de prison, vu son âge et son état de santé, mais il avait plaisir à espérer qu'un jour je me familiariserais avec toutes ces idées. Je n'ai rien noté – c'était impossible –, et j'ai eu suffisamment d'autres choses à retenir durant mon séjour en prison, mais les noms qui étaient les plus proches de mes goûts d'alors me sont restés en mémoire : Gorki, Pensées à contretemps (à cette époque, je plaçais Gorki très haut : écrivain prolétarien, il était par là-même supérieur à tous nos grands classiques) et Plékhanov, Une année dans la patrie. Lorsqu'il était rentré en Russie, on avait voulu à toute force, en considération de ses mérites d'ancien clandestin, le pousser en avant ; il aurait pu être nommé à un poste important, mais refusa et entra aux Editions de la Pravda pour occuper un petit emploi, puis un autre encore plus modeste, et passa enfin au trust municipal « Mosgoroformlénié » où il se perdit dans l'anonymat. Je m'étonnais: pourquoi ce parti pris de dérobade? Il me répondait de façon incompréhensible : « Vieux chien ne se met pas à la chaîne. » La vérité est que, comprenant l'impossibilité de faire quoi que ce soit, il avait cherché, tout simplement et humainement, à rester sain et sauf. Le voilà donc à la retraite, bien tranquille, avec une petite pension (pas une pension à titre personnel, oh non: cela aurait rappelé qu'il avait eu des liens avec beaucoup de fusillés) – et peut-être aurait-il réussi à vivre comme cela jusqu'en 1953. Mais, par malheur, on arrêta son voisin d'appartement, un écrivain débauché et perpétuellement saoul, L. Soloviov, qui s'était vanté en public, après boire, de posséder un pistolet. Pistolet égale terrorisme, c'est évident, et Fastenko, avec son long passé de social-démocrate, était le portrait tout craché du terroriste. Actuellement, donc, son commissaire-instructeur était en train de l'estampiller terroriste, et en même temps, bien entendu, agent des services de renseignement français et canadien, et par conséquent indicateur de l'Okhrana tsariste6. En l'an de grâce 1945, un fonctionnaire bien gras se faisait grassement payer pour compulser avec le plus grand sérieux les archives des directions provinciales de la police des tsars et rédiger avec le même sérieux des procès-verbaux d'interrogatoires portant sur des faux noms, des mots de passe, des rendez-vous et des réunions remontant à 1903. La vieille épouse d'Anatoli Ilitch (ils n'avaient pas eu d'enfants) lui faisait parvenir tous les dix jours, comme c'était permis, un colis où elle mettait ce qu'elle pouvait : un morceau de pain noir d'environ trois cents grammes (il fallait l'acheter au marché libre où il coûtait cent roubles le kilo !) et une douzaine de pommes de terre bouillies et épluchées (qu'on avait, de surcroît, sondées avec une grosse aiguille). La vue de ces pauvres colis – si pauvres qu'ils en étaient saints ! – déchirait le cœur. Voilà de quoi cet homme était jugé digne après soixante-trois années d'honnêteté et de doutes. *** Nos quatre lits laissaient encore au centre de notre cellule un petit passage où se trouvait une table. Mais, quelques jours après mon arrivée, on nous gratifia d'un compagnon supplémentaire et son lit fut placé au milieu. Le nouveau fit son entrée au petit matin, alors qu'il ne restait plus avant le lever que cette dernière heure douce et fondante entre toutes, et nous fûmes trois à ne pas même lever la tête ; seul Kramarenko bondit pour tenter de gratter un peu de tabac (et peut-être aussi quelques informations destinées au commissaire-instructeur). Ils se mirent à parler à voix basse et nous essayâmes de ne pas les écouter ; mais on ne pouvait pas ne pas entendre les chuchotements du nouveau : ils étaient si forts, si angoissés, si tendus et même si proches des larmes que l'on comprenait tout de suite qu'un drame exceptionnel venait d'entrer dans notre cellule. Le nouveau demandait si beaucoup d'inculpés étaient envoyés au poteau. Malgré tout, je les incendiai un bon coup, sans tourner la tête, pour qu'ils fassent moins de bruit. Quand, au signal du lever, nous bondîmes comme un seul homme (on risquait le cachot si on traînait au lit), nous aperçûmes... un général ! Certes, il n'avait pas de galons, pas même de traces d'insignes décousus ou dévissés, pas même de pattes de col, – mais cette belle vareuse, cette capote moelleuse, et puis cette silhouette, ce visage ! Aucun doute, c'était un général, un général conforme au modèle déposé et même sûrement bardé d'étoiles, pas un quelconque général-major. Petit, trapu, très large de torse et d'épaules, il avait le visage fort gras, mais cette graisse de bien-mangeant, loin de lui conférer un air de bonhomie avenante, affirmait son importance et son appartenance aux grands de ce monde. Ce visage était couronné – non pas vers le haut, mais vers le bas – par une mâchoire de bouledogue, et là se trouvaient concentrés l'énergie, la volonté, le goût de l'autorité qui lui avait permis d'atteindre, en même temps que le milieu de son âge, un grade aussi élevé. Nous commençâmes les présentations et il s'avéra que L.V.Z...v était encore plus jeune qu'il ne le paraissait, puisqu'il devait fêter dans l'année son trente-sixième anniversaire (« si je ne suis pas fusillé avant ») et, plus étonnant encore, qu'il n'était nullement général, ni même colonel et n'avait rien à voir avec l'armée : il était ingénieur. Ingénieur?! J'avais justement été élevé dans un milieu d'ingénieurs et je me rappelais bien ceux des années 20: cette intelligence rayonnante, cet humour innocent et dégagé, cet esprit mobile et largement ouvert, cette aisance avec laquelle ils sautaient d'une branche à l'autre à l'intérieur de leur discipline, ou même passaient de la technique aux questions sociales et artistiques. Et puis, cette bonne éducation, cette finesse de goûts ; ce beau parler bien ajusté, sans mots parasites ; celui-ci faisait un peu de musique, celui-là un peu de peinture ; et sur leurs visages à tous la vie de l'esprit avait imprimé son sceau. Au début des années 30, j'avais perdu contact avec ce milieu. Puis ç'avait été la guerre. Et voici que j'avais devant moi un ingénieur. Un de ceux qui avaient remplacé la génération exterminée. Impossible de lui refuser au moins une supériorité sur eux : beaucoup plus de force, beaucoup plus de tripes. Il avait conservé des épaules et des mains puissantes, bien qu'il eût cessé depuis longtemps d'en avoir besoin. Libéré des fanfreluches encombrantes de la politesse, il lançait des regards abrupts et parlait d'un ton sans réplique, sans même soupçonner qu'il pût y avoir des objections. Du reste, il avait grandi et exercé son métier dans de tout autres conditions que les ingénieurs d'antan. Son père travaillait la terre au sens le plus littéral du mot. Lionia Z...v était un de ces gamins de la campagne, mal peignés et incultes, dont Bélinski et Tolstoï pleuraient les talents étouffés. Ce n'était pas un Lomonossov et il ne serait pas venu tout seul frapper à la porte de l'Académie, mais il était doué. Cependant, sans la révolution, il aurait travaillé la terre comme son père ; vif et intelligent, il aurait acquis de l'aisance et aurait peut-être fini dans la peau d'un petit marchand. Sous le nouveau régime, il entra au Komsomol et c'est ce levier-là qui joua le premier, avant que ne se découvrent ses autres talents, pour l'arracher à l'obscurité, aux basses couches, à la campagne, pour le faire passer comme une fusée par la Faculté* ouvrière et le propulser jusqu'à l'Académie industrielle. Il y entra en 1929, juste au moment où l'on chassait par troupeaux entiers vers le Goulag l'ancienne génération d'ingénieurs. Il fallait d'urgence en former de nouveaux, des hommes à forte conscience politique, dévoués, sûrs à cent pour cent, et même qui ne fassent pas tant le métier d'ingénieurs que celui de capitaines d'industrie, qui deviennent en fait des businessmen soviétiques. Les fameux postes de commande de l'industrie encore à bâtir étaient vacants : le sort de sa promotion fut de les occuper. A partir de ce moment, la vie de Z...v fut une guirlande de succès qui l'entraîna toujours plus haut vers les sommets. Les années 1929-1933, ces années épuisantes de guerre civile où les chiens-loups avaient remplacé les mitrailleuses et où on voyait des files d'agonisants torturés par la faim se traîner jusqu'aux stations de chemin de fer dans l'espoir de gagner la ville, pays de Cocagne où les épis foisonnent, mais on leur refusait des billets et, ne sachant comment faire pour partir, ils mouraient dans le fossé, docilement, énorme tas humain en vieux sarraus et chaussons de tille, – ces années-là Z...v les passa non seulement sans savoir que les habitants des villes avaient des cartes de pain, mais en touchant une bourse d'étudiant de neuf cents roubles (un manœuvre en gagnait alors soixante). Son cœur ne saignait pas pour la campagne : il avait secoué la poussière de ses souliers et sa nouvelle vie se tressait ailleurs, parmi les vainqueurs et les dirigeants. On ne le laissa pas commencer comme simple contremaître : il eut tout de suite sous ses ordres des dizaines d'ingénieurs et des milliers d'ouvriers, en tant qu'ingénieur en chef des grands chantiers de la banlieue moscovite. Dès le début de la guerre, il bénéficia, bien entendu, d'une affectation spéciale et fut évacué avec son Glavk à Alma-Ata ; là, il dirigea des travaux de construction plus importants encore sur l'Ili, seulement, à présent, ses ouvriers étaient des détenus. La vue de ces petits hommes gris le préoccupait alors fort peu, elle ne l'incitait ni à réfléchir ni à y regarder de plus près. Sur l'orbite étincelante où il se mouvait, une seule chose comptait : les chiffres d'exécution du plan ; Z...v se contentait de donner ses instructions: tâche à accomplir, numéro du camp, nom du conducteur de travaux – à eux de se débrouiller, ensuite, pour remplir la norme ; combien d'heures ils travaillaient par jour, avec quelles rations, c'étaient là détails sur lesquels il ne se penchait pas. Ces années de guerre au fin fond de l'arrière furent les meilleures dans la vie de Z...v ! La guerre a, en effet, cette propriété éternelle et universelle: plus elle rassemble de malheurs à un pôle, plus elle libère de joies à l'autre. Z...v ne possédait pas seulement la mâchoire du bouledogue, il en avait aussi la détente juste et rapide. Il sut immédiatement s'adapter au rythme nouveau imposé à l'économie par la guerre : tout pour la victoire, cravache, arrache et fonce, la guerre est là pour tout couvrir! Il ne fit qu'une concession: il renonça aux complets et aux cravates et, pour se fondre dans le kaki, il se fit faire des bottes en box-calf et endossa une vareuse de général, celle-là même avec laquelle il devait faire son apparition parmi nous. C'était la bonne manière d'être à la mode, vêtu comme tout le monde et de ne susciter ni l'irritation des invalides ni les regards réprobateurs des femmes. Mais le plus souvent, c'est avec d'autres yeux que les femmes le regardaient : elles venaient à lui pour manger un peu, pour se réchauffer, pour faire la fête. Des torrents d'argent lui passaient entre les mains, cela sortait en bouillonnant de son portefeuille comme d'un tonneau trop plein ; dix roubles étaient pour lui comme un kopeck, mille roubles comme un seul: pas d'avarice, pas d'économies, pas de comptes. Il ne comptait en fait qu'une seule chose : les femmes qu'il s'envoyait et en particulier celles qu'il décapsulait ; cette comptabilité était son sport. Dans notre cellule, il nous assura que son arrestation l'avait interrompu à deux cent quatre-vingt-dix et des poussières, sans lui laisser atteindre, ce qui était vexant, le chiffre de trois cents. Comme c'était la guerre, que les femmes étaient seules et qu'en plus du pouvoir et de l'argent il avait la force virile d'un Raspoutine, on pouvait le croire. Il nous aurait, du reste, volontiers raconté tout dans l'ordre et par le menu: c'est nous qui ne voulions pas y prêter nos oreilles. Bien qu'aucune menace ne pesât encore sur lui, il n'avait cessé, durant ces dernières années – comme on saisit une écrevisse dans le plat, un coup de dents, on suce et on passe à une autre – de saisir convulsivement les femmes pour les pétrir un instant et les rejeter aussitôt. Il était tellement accoutumé à la malléabilité de la matière, à foncer droit devant lui comme un sanglier! (Lorsqu'il était particulièrement excité, il courait justement de long en large dans la cellule comme un sanglier puissant qui semble capable de renverser un chêne, quand il est bien lancé.) Il était tellement habitué à ne rencontrer parmi les dirigeants que des hommes de son clan, tellement habitué à trouver toujours un arrangement, un accommodement, un subterfuge ! Il avait oublié que mieux on réussit, plus on est envié. Ainsi qu'il venait de l'apprendre au cours de l'instruction, un dossier le suivait depuis 1936, à cause d'une histoire drôle racontée étourdiment un jour où il avait bu avec des amis. Dossier qu'étaient venus peu à peu gonfler de menues dénonciations et des rapports d'agents (les femmes, n'est-ce pas, il faut bien les mener au restaurant, et là tout le monde vous voit!). Ajoutez enfin une dénonciation disant qu'en 1941 il ne s'était pas dépêché de quitter Moscou parce qu'il attendait les Allemands (effectivement, il avait un peu traîné, à cause d'une femme, je crois). Z...v, qui veillait d'un œil d'aigle à ce que toutes ses combines financières soient ficelées bien proprement, avait totalement oublié l'existence de l'article 58. Mais, malgré tout, l'énorme bloc aurait pu rester encore longtemps sans s'abattre sur lui si, passant toute mesure, il n'avait refusé à je ne sais quel procureur des matériaux de construction pour sa datcha. Du coup son dossier sortit du sommeil, s'ébranla et se mit à dévaler la pente. (Ce qui illustre encore une fois le principe selon lequel les affaires qui viennent en justice ont toujours leur origine dans l'appétit de lucre régnant chez les Bleus...) Son niveau intellectuel était le suivant: il pensait qu'il existait une langue autonome : l'américain ; durant les deux mois qu'il passa dans notre cellule, il ne lut pas un seul livre, ni même une seule page en entier ; et s'il lui arrivait d'aller jusqu'au bout d'un paragraphe, c'était uniquement pour échapper un instant au sombre souci que lui causait l'instruction. Il ressortait clairement de ses conversations qu'il lisait encore moins avant, quand il était libre. Il ne connaissait Pouchkine que comme héros d'histoires scabreuses et de Tolstoï, il devait seulement savoir qu'il était député au Soviet suprême. Mais peut-être, en revanche, était-il soviétique à cent pour cent? peut-être était-il le type même de cet ingénieur prolétaire, à forte conscience politique, destiné à remplacer les Paltchinski et les von Meck? Eh bien, si étrange que cela paraisse, figurez-vous que non! Un jour où je discutais avec lui du cours de la guerre en général, je lui confiai que pas un instant, depuis le premier jour, je n'avais douté de notre victoire sur les Allemands. Il me heurta d'un regard incrédule: « Qu'est-ce que tu dis là? » puis se prit la tête entre les mains : « Aïe, Sacha, Sacha, eh bien moi, j'étais persuadé que les Allemands l'emporteraient. Et c'est ce qui m'a perdu ! » Ça alors ! Voilà un homme qui faisait partie des « organisateurs de la victoire » et qui n'avait jamais cessé de croire à la victoire des Allemands et d'attendre leur arrivée! – non par sympathie pour eux, mais parce qu'il connaissait trop bien notre économie (moi, bien sûr, je ne la connaissais pas, d'où ma foi). Nous étions tous d'humeur sombre dans la cellule, mais aucun d'entre nous ne se laissa démoraliser comme Z...v, aucun ne vécut à ce point son arrestation comme une tragédie. A notre contact, il finit par comprendre qu'il risquait au maximum dix ans, qu'il ferait bien entendu ces années de camp comme conducteur de travaux et serait à l'abri du malheur, comme il l'avait toujours été. Mais cela ne lui apporta aucune consolation. Il était trop secoué par le naufrage d'une vie si bien commencée, cette belle vie, la sienne à lui, la seule qui l'eût jamais intéressé depuis trente-six ans qu'il était au monde ! Plus d'une fois nous le vîmes, assis sur son lit devant la table, sa tête aux traits épais appuyée sur son bras court et dodu, entonner d'une voix douce et traînante, les yeux perdus dans un brouillard: Bonnes gens, ayez pitié D'un enfant abandonné. Orphelin je suis resté... Jamais il ne put aller plus loin ! Chaque fois il explosait en sanglots. Toute l'énorme force qui bouillonnait en lui, il l'employait, faute de pouvoir s'en servir pour défoncer les murs, à se lamenter sur son sort. Et aussi sur celui de sa femme. Cette femme qu'il n'aimait plus depuis longtemps et qui maintenant lui apportait tous les dix jours (on ne le permettait pas plus souvent) de riches et abondants colis : pain ultra-blanc, beurre, caviar rouge, veau, esturgeon. Il nous donnait à chacun un petit sandwich et de quoi rouler une cigarette, puis il se penchait sur les victuailles étalées devant lui (à côté des pommes de terre bleuâtres du vieux clandestin, c'était un festival jubilant de fumets et de couleurs) et redoublait de sanglots. Il rappelait à haute voix tout ce que sa femme avait pleuré, des années entières remplies de larmes : tantôt à cause de billets doux trouvés dans son pantalon ; tantôt à cause d'une culotte de femme que, pressé, dans sa voiture, il avait fourrée dans la poche de son pardessus et oubliée là. Et lorsqu'il était ainsi en proie à un accès de chaude pitié envers lui-même, son armure d'énergie mauvaise tombait à ses pieds et nous n'avions plus devant nous qu'un être brisé qui, manifestement, était un brave homme. Je m'étonnais qu'il pût sangloter de la sorte. L'Estonien Arnold Susi, notre compagnon de cellule à la tête hérissée d'aiguilles blanches, m'expliqua : « La cruauté repose obligatoirement sur un tapis de sentimentalité. C'est la loi de la complémentarité. Chez les Allemands, par exemple, cette combinaison constitue même un trait national. » A l'opposé, c'était Fastenko qui avait le meilleur moral de toute la cellule – et pourtant, vu son âge, il était le seul à ne pouvoir escompter vivre assez vieux pour recouvrer jamais la liberté. Un bras autour de mes épaules, il déclamait : Vous avez des idées? C'est peu que d'être ferme, Pour les consolider, venez qu'on vous enferme! Ou bien il m'apprenait une chanson des bagnards de l'ancien temps qu'il avait adoptée: Si nous devons, amis, trouver la mort Au fond des mines, au fond des cachots, Nous savons bien que notre triste sort Eveillera sur la terre un écho. Comme lui, j'y crois! Et puissent ces pages contribuer à réaliser son espérance ! *** Les journées de notre cellule, qui durent seize heures, sont pauvres en événements extérieurs, mais elles sont si intéressantes que, pour ma part, je trouve bien plus ennuyeux d'attendre le trolleybus pendant seize minutes. Quoiqu'il ne se produise aucun événement digne d'attention, on soupire, quand vient le soir, en se disant qu'une fois encore on a manqué de temps, une fois encore la journée a passé comme un éclair. Les événements sont minuscules, mais, pour la première fois de sa vie, on apprend à les observer à travers un verre grossissant. Les heures les plus pénibles de la journée sont les deux premières : dès que nous entendons le crac-croc de la clef dans la serrure (à la Loubianka, il n'y a pas de guichet7 et, même pour crier « debout », il faut ouvrir la porte), nous nous levons d'un bond, sans traîner, et faisons nos lits, puis nous restons assis dessus, le corps désœuvré et l'âme vide, sous la lumière de l'ampoule électrique. Cette veille forcée à partir de six heures du matin, heure où votre cerveau ensommeillé est encore si paresseux, où le monde entier vous semble odieux et votre vie irrémédiablement fichue, et où de plus il n'y a pas une gorgée d'air dans la cellule, cette veille est particulièrement absurde pour ceux qui ont subi un interrogatoire pendant la nuit et venaient à peine de s'endormir. Mais n'allez pas ruser ! Si vous tentez malgré tout de somnoler un peu, légèrement appuyé contre le mur ou accoudé à la table comme pour jouer aux échecs, ou bien encore tassé sur vous-même, un livre ostensiblement ouvert sur les genoux, vous allez entendre une clef frapper la porte en signe d'avertissement, ou pire : la porte à la serrure criarde va s'ouvrir tout à coup sans un bruit (les gardiens de la Loubianka sont entraînés à cet exercice) et, ombre rapide et silencieuse, tel un esprit passe-muraille, un sergent va être sur vous en trois enjambées et vous tirer à grands coups de poing de votre assoupissement, après quoi vous allez peut-être filer au cachot, toute la cellule va peut-être se retrouver privée de livres ou de promenade – injuste et cruelle punition collective –, sans compter qu'il y a encore de la ressource dans les lignes noires du règlement intérieur de la prison : lisez-le, il est affiché dans toutes les cellules. A moins, bien sûr, que vous n'ayez besoin de lunettes ; dans ce cas, impossible de lire ni aucun livre, ni même le sacro-saint règlement intérieur, au cours de ces deux heures morfondantes : les lunettes ont été retirées pour la nuit à tous les détenus, et il y aurait danger à ce qu'ils en disposent entre six et huit. Durant ces deux heures, personne n'apporte quoi que ce soit dans la cellule, personne n'entre, ne vient poser la moindre question, aucun détenu n'est convoqué nulle part: les commissaires-instructeurs dorment encore paisiblement, les autorités de la prison n'en sont qu'à se frotter les yeux, seul veille le vertoukhaï8 qui soulève à tout instant le couvercle de l'œilleton. Si, il y a tout de même une opération qui s'effectue au cours de ces deux heures : la visite aux cabinets. En donnant à votre cellule le signal du lever, le gardien a fait une importante déclaration : il a désigné celui d'entre vous qui aura aujourd'hui charge et mission de porter la tinette. (Dans les prisons folkloriques, sans panache, les prisonniers ont assez de liberté de parole et d'autogestion pour résoudre eux-mêmes cette question. Mais à la Prison politique centrale, un événement de cette ampleur ne saurait être abandonné à l'improvisation.) Vous voici donc bientôt avançant à la queue leu leu, les mains derrière le dos, tandis que le tinettophore de service ouvre la marche en tenant devant sa poitrine le récipient de fer-blanc coiffé de son couvercle. Arrivés au but, on vous enferme à nouveau ; mais, auparavant, on vous remet autant de petites feuilles de papier – chacune un tout petit plus grande qu'une boîte d'allumettes – que vous êtes de personnes. (A la Loubianka, ce n'est pas intéressant: les feuilles sont blanches. Mais il est des prisons passionnantes où l'on vous donne des morceaux de pages arrachées à des livres. Ah, cette lecture, quel régal! Deviner d'où ça vient, lire des deux côtés, assimiler le contenu, apprécier le style – oui, oui, on y arrive malgré les mots tronqués – faire échange avec les camarades ! Il peut se trouver, dans certaines prisons, qu'on découpe à cet usage l'encyclopédie « Granat », jadis d'avant-garde, ou même – chose horrible à dire – des œuvres des classiques, vous m'entendez bien, pas des classiques de la littérature... Ainsi la visite aux cabinets devient-elle un moyen d'enrichir ses connaissances.) Mais, en fait, ce n'est pas drôle. Il s'agit de cette nécessité grossière dont il n'est pas de mise de parler en littérature (bien que, là encore, on ait dit avec une immortelle légèreté: « Heureux qui au petit matin... »). Cette manière de commencer la journée, qui semble naturelle, renferme déjà un piège où le prisonnier va rester englué pour le reste du temps – où son esprit va rester englué, voilà le plus vexant. Le manque d'exercice, la nourriture frugale, la lourde torpeur de la nuit font que vous êtes absolument hors d'état de vous mettre en règle avec la nature dès le lever. Or on vous ramène bien vite dans votre cellule où vous allez rester enfermé jusqu'à six heures du soir (voire même, dans certaines prisons, jusqu'au lendemain matin). Maintenant l'approche de l'heure des interrogatoires diurnes et les différents événements de la journée vont commencer à vous travailler, maintenant vous allez vous lester de pain, d'eau et de soupe-lavure, mais personne ne vous laissera retourner dans cet endroit grandiose auquel le reste de l'humanité accède si facilement, sans apprécier son bonheur. Ce besoin vulgaire et lancinant peut vous assaillir chaque jour presque immédiatement après l'excursion matinale aux cabinets et vous tenir ensuite toute la journée sous son empire tyrannique en vous enlevant la faculté de parler, de lire, de penser, et même d'absorber votre maigre pitance. On discute parfois dans les cellules sur les origines du règlement de la Loubianka et de toutes les prisons en général: est-il le fruit d'une cruauté calculée ou simplement celui des circonstances? Il me semble que c'est selon. Le lever à six heures est, bien entendu, un calcul inspiré par la méchanceté, mais beaucoup d'autres choses se sont d'abord instaurées tout à fait mécaniquement (comme bien des usages cruels dans notre vie à tous), et ensuite seulement elles ont été jugées utiles et approuvées par les autorités. La relève des gardiens a lieu à huit heures du matin et huit heures du soir: le plus commode, pour chaque équipe, est donc de conduire les prisonniers aux cabinets à la fin de son tour de garde (quant à les y laisser aller un à un dans la journée, ce serait beaucoup de soucis et de précautions supplémentaires – on n'est pas payé pour ça). De même pour les lunettes: pourquoi s'en préoccuper dès le lever? il suffira bien de les rendre juste avant la relève. Tenez, ils commencent à les rapporter: on entend ouvrir les portes. Cela permet de se rendre compte si quelqu'un porte des lunettes dans la cellule voisine. (Votre co-inculpé n'en a-t-il pas, justement? Mais nous n'osons pas tenter de communiquer en tapant contre le mur, c'est puni très sévèrement.) Voici pour nous. Celles de Fastenko, qui ne les met que pour lire ; celles de Susi, qui les porte tout le temps. Ça y est, il les a sur le nez, fini de plisser les paupières. Avec cette monture de corne qui trace des lignes droites au-dessus de ses yeux, il a tout de suite un visage sévère, pénétrant, le visage même que nous prêtons à l'homme cultivé du vingtième siècle. Il a fait des études à Petrograd, à la faculté des lettres, juste avant la révolution, et malgré vingt ans passés depuis en Estonie indépendante, il a gardé un russe extrêmement pur, indiscernable du nôtre. Ensuite, à Tartu cette fois, il a reçu une formation juridique. Comme, outre l'estonien, sa langue maternelle, il possède l'anglais et l'allemand et n'a pas cessé, durant toute sa vie active, de lire régulièrement l'Economist de Londres ainsi que des recueils périodiques d'information scientifique édités en Allemagne et d'étudier les codes et constitutions de divers pays, il assume dans notre cellule, avec dignité et retenue, le rôle de représentant de l'Europe. En Estonie, c'était un avocat célèbre et on l'appelait « Kuldsuu » (bouche d'or). Nouveau mouvement dans le couloir : un parasite en blouse grise – encore un solide gaillard qui n'est pas au front – nous apporte sur un plateau nos cinq rations de pain et dix morceaux de sucre. Notre mouton s'affaire. Nous allons tirer les parts au sort, inéluctablement ; que ce soit le croûton ou le milieu, qu'il y ait plus ou moins de lichettes pour faire l'appoint, que la croûte soit plus ou moins décollée de la mie, tout a en effet son importance et il faut s'en remettre au destin (où cela ne s'est-il pas fait? C'est notre longue habitude nationale de la disette. A l'armée, tous les partages de nourriture s'effectuaient de la même manière. Et les Allemands, à force de nous entendre depuis leurs tranchées, s'amusaient à nous singer : « Pour qui ce morceau? – Pour le politrouk! »). Mais le mouton veut au moins tenir un instant le tout entre ses paumes et garder sur la peau quelques molécules de pain et de sucre. Ces quatre cent cinquante grammes de pain humide, mal levé, à la mie spongieuse comme le sol d'un marécage, et qui est fait pour moitié avec des pommes de terre, sont notre béquille* et le clou de la journée. La vie commence ! C'est maintenant, maintenant que la journée commence. Chacun a une foule de problèmes: a-t-il bien utilisé sa ration de la veille? faut-il couper le morceau avec un fil? ou bien le rompre avidement? ou bien encore l'écharpiller à petits coups? faut-il attendre le thé ou se jeter dessus tout de suite ? en laisser pour le dîner ou seulement pour le déjeuner, et combien ? Mais, outre ces pauvres hésitations, que de vastes débats (à présent nos langues ont commencé à se délier: le pain a refait de nous des hommes!) suscite ce morceau d'une livre que nous tenons entre nos mains, plus gorgé d'eau que lourd de grain! (Au reste, Fastenko nous explique qu'en ce moment les travailleurs de Moscou mangent exactement le même.) Y a-t-il seulement de la farine là-dedans? Qu'est-ce qu'on y a fourré comme ersatz? (Dans chaque cellule, il y a toujours quelqu'un qui s'y connaît en ersatz, car qui n'en a pas mangé au cours des dernières décennies?) Les raisonnements s'enchaînent, les souvenirs défilent. Quel beau pain blanc faisait-on encore dans les années vingt! Des miches élastiques, gonflées de bulles d'air, la croûte du dessus brun-roux, dorée au beurre, celle du dessous cendreuse, avec de petits charbons laissés par la sole du four. Un pain à jamais disparu ! Ceux qui sont nés en 1930 ne sauront jamais ce que c'est que du pain ! Eh là, mes amis, halte! Sujet interdit! Nous sommes convenus de ne jamais parler nourriture. Encore un mouvement dans le couloir: c'est la distribution de thé. Un autre grand gaillard en blouse grise passe avec des seaux. Nous posons notre bouilloire dans le corridor et il verse avec son seau sans bec : ça tombe dans le récipient et à côté, sur le passage, alors que tout le couloir reluit comme dans un hôtel de première catégorie. Bientôt, le biologiste Timofeïev-Ressovski, arrêté à Berlin, dont j'ai déjà parlé ici, viendra nous rejoindre dans notre cellule. Je crois bien que rien à la Loubianka ne l'affectera davantage que ce thé renversé sur le sol. Il y versa un signe éclatant du manque d'intérêt du personnel de la prison (comme de nous tous) pour son travail. Il multipliera les vingt-sept années d'existence de la Loubianka par les sept cent trente distributions de thé annuelles, puis par les cent onze cellules de la prison, et se répandra encore longtemps en discours furieux : comment se fait-il qu'on ait trouvé plus facile de renverser deux millions cent quatre-vingt-huit mille fois de l'eau bouillante sur le sol et de revenir autant de fois avec un chiffon pour l'essuyer, que de se faire fabriquer des seaux à bec verseur? En attendant, c'est tout pour nos estomacs. Les aliments cuits nous seront apportés plus tard et coup sur coup : à une heure de l'après-midi, puis à quatre heures – après quoi nous aurons vingt et une heures pour vivre de souvenirs. (Cela non plus, ce n'est pas par cruauté : les gens des cuisines veulent avoir fini au plus vite pour pouvoir s'en aller.) Neuf heures. Inspection du matin. Depuis un bon moment déjà, nous entendons des tours de clefs particulièrement fracassants, des claquements de portes particulièrement secs, et voilà que l'un des lieutenants responsables de l'étage – celui qui prend son service – se présente sur le seuil, presque au garde-à-vous, avance de deux pas dans la cellule et nous jette un regard sévère. Nous nous sommes levés. (Que des politiques puissent rester assis, c'est un principe dont nous n'osons même pas nous souvenir.) Il n'a pas de mal à nous compter, un coup d'œil suffit, mais cet instant marque la mise à l'épreuve de nos droits ; nous en avons en effet quelques-uns que, hélas, nous ne connaissons pas et que lui doit faire son possible pour nous cacher. C'est l'école de la Loubianka, dont toute la force réside dans un automatisme total : visage sans expression, paroles sans intonation, aucun mot superflu. Les droits que nous nous connaissons? Demander qu'on répare nos chaussures ; demander à voir le médecin. Mais si on vous y conduit, chez le médecin, vous n'aurez guère de quoi vous réjouir, car c'est là que l'automatisme de la Loubianka est le plus frappant. Aucun souci du malade dans le regard de cet homme – même pas la plus élémentaire attention. Il ne va pas vous demander: « De quoi vous plaignez-vous? », cela ferait trop de mots et c'est impossible à prononcer sans intonation ; il va laisser tomber, comme un couperet : « Symptômes? » Si vous vous étendez trop sur votre maladie, vous vous ferez interrompre. Suffit, inutile. Mal de dents? Extraction. Arsenic possible. Soigner? Ici, on ne soigne pas. (Le nombre des visites en serait multiplié et cela introduirait dans l'atmosphère quelque chose d'humain.) Le médecin de la prison est le meilleur auxiliaire du commissaire-instructeur et du bourreau. Après un passage à tabac, vous revenez à vous, par terre, et vous entendez la voix du médecin : « On peut continuer, le pouls est normal. » Alors que vous venez de rester cinq jours et cinq nuits dans un cachot glacial, il examine votre corps nu, transi, et dit: « On peut continuer. » Si vous mourez sous les coups, il signera l'acte de décès: cirrhose du foie, infarctus. Si on l'appelle d'urgence dans la cellule où vous êtes en train d'agoniser, il prendra tout son temps. Ceux qui se conduisent autrement ne font pas long feu dans nos prisons. Jamais un docteur Haas n'aurait pu s'y maintenir. Mais notre mouton est mieux renseigné que nous sur nos droits (il prétend que son affaire est en instruction depuis déjà onze mois ; lui n'est jamais conduit à l'interrogatoire que de jour). Le voici qui fait un pas en avant et sollicite un rendez-vous chez le directeur de la prison. Comment, chez le directeur de la Loubianka? Mais oui. Et on le lui accorde. (Ce soir, après le couvre-feu, quand les commissaires-instructeurs auront rejoint leur poste, on l'emmènera et il reviendra avec du tabac. Le procédé de surveillance est grossier, certes, mais on n'a pas encore trouvé mieux pour l'instant. Passer complètement à un système d'écoutes par micros reviendrait très cher : allez donc écouter à longueur de journées ce qui se dit dans les cent onze cellules. A qui faire faire cela? Non, tout bien pesé, les moutons sont plus économiques et on les utilisera encore pendant longtemps. Mais Kramarenko n'est pas à la noce avec nous. Parfois, il sue à grosses gouttes dans son effort pour suivre nos conversations, et, à l'expression de son visage, on voit bien qu'il n'y comprend rien.) Encore un droit : celui de présenter des requêtes (ceci pour remplacer la liberté de la presse, la liberté de réunion et le droit de vote que nous avons perdus en même temps que la liberté tout court!). Deux fois par mois, l'officier du matin nous demande : « Qui veut rédiger une requête ? » Et il inscrit, sans jamais refuser, tous ceux qui le désirent. Dans le courant de la journée, on vient vous chercher et on vous emmène dans un box individuel où on vous boucle. Vous pouvez écrire à qui vous voulez : au Père des Peuples, au Comité central, au Soviet suprême, au ministre Béria, au ministre Abakoumov, à la Procurature générale, à la Procurature générale des Armées, à l'Administration pénitentiaire, au Service d'instruction, vous pouvez vous plaindre de votre arrestation, du commissaire-instructeur, du directeur de la prison ! – de toute façon votre requête n'aura pas le moindre effet, ne sera jamais annexée à aucun dossier et le personnage le plus important qui la lira est votre commissaire-instructeur ; mais allez donc le prouver. Au fait, que dis-je, même lui ne la lira pas , car elle sera rigoureusement illisible : à peine aurez-vous trempé votre plume fourchue ou recourbée en forme de bec dans l'encrier plein de bouts de chiffons ou rempli d'eau, et tracé tant bien que mal sur le rectangle de 7 x 10 cm, juste un peu plus grand que celui pour aller aux cabinets, les lettres « Requ... », que l'ignoble papier va se mettre à boire, à boire comme un buvard, et voilà que vous n'avez plus la place d'écrire « ête » sur la même ligne tandis que, de l'autre côté, tout a traversé. Peut-être avez-vous encore bien d'autres droits, mais l'officier de service n'en dit mot. Du reste, il est probable que vous ne perdez pas grand-chose à les ignorer. L'inspection finie, la journée commence. Les commissaires-instructeurs arrivent à leur bureau. Si vous êtes convoqué, le maton fait de grands mystères pour vous appeler : il ne prononce que la première lettre de votre nom (et de la manière suivante: « qui est en Se? », « qui est en Fe? », ou même « qui est en Am? »). A vous de faire preuve d'agilité d'esprit et de vous offrir en victime. Ce système est destiné à prévenir toute erreur des gardiens : supposez qu'ils se trompent de cellule en appelant un nom et que nous apprenions ainsi qui sont nos voisins. Cependant, bien qu'isolés de tout le reste de la prison, nous ne sommes pas privés de nouvelles intercellulaires : comme on s'efforce de bourrer au maximum, les prisonniers se retrouvent battus comme des cartes et chacun apporte dans sa nouvelle cellule toute l'expérience accumulée dans la précédente. Nous qui n'avons jamais quitté le troisième étage, nous savons ainsi qu'il y a des cellules au sous-sol et des boxes au rez-de-chaussée, que le premier étage, où sont concentrées les femmes, est très sombre, qu'au quatrième il y a deux galeries superposées, et enfin que le numéro de cellule le plus élevé y est le 111. Dans la cellule où je suis actuellement, mon prédécesseur immédiat a été l'écrivain pour enfants Bondarine qui avait fait auparavant un séjour à l'étage des femmes avec un correspondant de presse polonais, lequel, à son tour, avait eu avant pour compagnon le feld-maréchal Paulus - et c'est ainsi que, nous aussi, nous savons tout sur Paulus. Une fois passée l'heure des convocations aux interrogatoires, ceux qui restent dans la cellule voient s'ouvrir devant eux une longue et agréable journée, riche en possibilités et pas trop assombrie par les obligations. En quoi peuvent-elles consister, ces obligations? Par exemple, à passer deux fois par mois nos lits à la lampe à souder (à la Loubianka, les allumettes sont strictement prohibées, pour allumer une cigarette nous devons patiemment lever le doigt au moment où s'ouvre le mouchard et demander du feu au gardien ; mais on nous confie le plus tranquillement du monde des lampes à souder). – Cela peut être aussi quelque chose qui a l'air d'un droit mais dérape fortement vers l'obligation : une fois par semaine, on nous fait sortir un par un dans le couloir et on nous râcle le visage avec une tondeuse émoussée. – Cela peut être encore d'astiquer le parquet de notre cellule (Z...v évite toujours d'y participer : ce serait pour lui une humiliation, comme du reste n'importe quel travail). Nous nous essoufflons vite parce que nous sommes sous-alimentés, sinon, vrai, cette obligation pourrait être classée parmi les droits, tant c'est là un travail sain et joyeux. Le pied nu posé sur la brosse, allez donc ! jambe en avant – tronc en arrière, jambe en arrière – tronc en avant: avant, arrière, avant, arrière, et foin des soucis! Un parquet comme un miroir ! Une prison à la Potiomkine ! Du reste, nous ne sommes plus à l'étroit comme dans notre vieille cellule 67. Au milieu du mois de mars, on nous a adjoint un sixième homme et, comme cette prison-ci ignore les châlits de planches continus et l'usage de dormir par terre, on nous a transférés au grand complet dans la cellule 53, une petite merveille. (Je vous recommande chaudement, si vous ne la connaissez pas, d'aller y faire un petit séjour !) Ce n'est pas une cellule, c'est une salle de palais aménagée en chambre à coucher pour voyageurs de marque! Sans regarder à la dépense, la Compagnie d'assurances « La Russie9 » s'était offert, dans cette aile, des plafonds de cinq mètres. (Ah, quels châlits à quatre étages vous aurait collés ici le chef du contre-espionnage du Groupe d'armées : il vous aurait casé cent hommes, garanti sur facture !) Et la fenêtre ! Même debout sur le rebord, le gardien peine à atteindre le vasistas ; chacun des carreaux pourrait à lui seul servir de fenêtre pour une pièce entière. Seules les feuilles d'acier rivetées de la muselière recouvrant les quatre cinquièmes de la fenêtre nous rappellent que nous ne sommes pas dans un palais. Et malgré tout, quand il fait beau, un pâle rayon de soleil, reflété dans la cour-puits de la Loubianka par une fenêtre du cinquième ou du sixième étage, saute par-dessus la muselière et atterrit dans notre cellule. Pour nous, c'est vraiment une visite, un être vivant et aimé ! Nous le regardons tendrement glisser sur le mur ; chacun de ses pas est plein de sens : il annonce la promenade, puis compte une à une les demi-heures qui nous séparent du déjeuner et, juste avant l'arrivée des rations, il disparaît. Les perspectives qui s'ouvrent devant nous, les voici: aller à la promenade ! lire des livres ! nous raconter les uns aux autres notre vie passée ! écouter et nous instruire! discuter et nous former! Avec, par-dessus le marché, un déjeuner de deux plats comme récompense. Incroyable! Pour les prisonniers du rez-de-chaussée et des deux premiers étages, la promenade a peu d'attraits : on les fait sortir dans la cour exiguë et humide qui forme le fond du puits étroit enserré par les bâtiments de la prison. Par contre, les détenus des troisième et quatrième étages sont conduits sur un nid d'aigle: le toit du quatrième. Sol de béton, murs de béton s'élevant à trois hauteurs d'homme, gardien sans armes à côté de nous, gardien à mitraillette dans un mirador – mais nous avons l'air et nous avons le ciel ! « Les mains derrière le dos ! en rang par deux ! défense de parler ! défense de s'arrêter ! », mais on oublie de vous dire : défense de rejeter la tête en arrière ! Et, bien sûr, vous marchez la tête renversée. Cette fois, ce n'est pas un reflet venu d'ailleurs, c'est lui, en personne, le Soleil éternellement vivant ! ou ce sont les paillettes d'or qu'il tamise à travers les nuages printaniers. Pour tous, le printemps est promesse de bonheur, mais pour le prisonnier, il l'est au décuple ! O ciel d'avril ! Peu importe que je sois en prison. Il semble que je ne doive pas être fusillé. Et, en revanche, je vais devenir plus intelligent, ici. Je vais comprendre beaucoup de choses, tu sais ! Les fautes que j'ai commises – pas devant eux, devant Toi – je les réparerai ! Je les ai comprises, ici, et je les réparerai! De la place Dzerjinski, tout en bas, monte vers nous comme des profondeurs d'une fosse le chant terrestre, rauque et ininterrompu des klaxons. Ces gens qui filent à toute allure croient faire retentir des appels triomphants – d'ici, tout ce vacarme n'est plus que dérision. La promenade dure seulement vingt minutes, mais que de soucis l'entourent, que de choses il faut arriver à faire! Tout d'abord, il est très intéressant d'utiliser les trajets aller et retour pour essayer de comprendre la disposition générale de la prison et l'emplacement de ces petites cours suspendues : ainsi, plus tard, lorsque vous passerez sur la place, vous saurez. On nous fait tourner maintes fois et j'invente le système suivant : à partir de la porte de la cellule, compter pour chaque tournant à droite plus un, et pour chaque tournant à gauche, moins un. Et aussi vite qu'on vous fasse virevolter, tenir simplement votre compte à jour, sans essayer de vous représenter les choses tout de suite. Si, de surcroît, vous avez pu apercevoir, par l'œil-de-bœuf d'un escalier, le dos des naïades bien connues qui s'appuient contre la tourelle à colonnettes dominant la place, pour peu que vous vous rappeliez à quel chiffre vous en étiez alors, vous n'aurez aucune peine à vous orienter, une fois rentré dans votre cellule, et vous saurez désormais où donne votre fenêtre. Ensuite, la promenade est faite pour respirer, tout simplement, respirer en se concentrant de son mieux. Mais c'est aussi le moment, pendant que vous êtes seul, sous le ciel lumineux, d'imaginer votre vie future – lumineuse, pure de péchés et d'erreurs. Et c'est aussi le moment le plus commode pour s'entretenir des sujets brûlants. Bien sûr, il est interdit de parler pendant la promenade, mais peu importe, il suffit de savoir s'y prendre, – au moins vous êtes sûr que ni moutons, ni micros ne vous entendent. Nous nous efforçons toujours, Susi et moi, de nous retrouver appariés: nous discutons aussi dans la cellule, mais le fond de notre pensée, nous préférons le dire pendant la promenade. Arriver à nous comprendre l'un l'autre est un travail de longue haleine, nous progressons lentement, mais il m'a déjà tout de même beaucoup raconté. J'acquiers à son contact une faculté nouvelle pour moi : celle de me laisser patiemment imprégner, jour après jour, par des choses qui n'ont jamais figuré dans mon plan de vie et semblent n'avoir aucun rapport avec la ligne si nette que je me suis tracée. Depuis l'enfance, j'ai la certitude, venue je ne sais d'où, que mon but est l'histoire de la révolution russe et que le reste ne me concerne absolument pas. Et, pour comprendre la révolution, il est entendu depuis longtemps que je n'ai besoin de rien d'autre que du marxisme ; tout ce qui n'était pas lui et tendait de m'agripper au passage, j'avais jusqu'ici l'habitude de le trancher et de m'en détourner. Mais voici que le destin m'a mis en face de Susi, qui a les poumons remplis d'un tout autre air et ne cesse de me parler avec passion de ce qui a fait sa vie. Or, ce qui a fait sa vie, c'est l'Estonie et la démocratie. Et bien qu'il ne me soit jamais venu à l'idée jusqu'à présent de m'intéresser à l'Estonie, ni, à plus forte raison, à la démocratie bourgeoise, je ne me lasse pas d'écouter ses récits enflammés sur les vingt ans de liberté vécus par ce petit peuple discret et laborieux, avec ses hommes taillés en force, aux manières lentes et sérieuses ; je l'écoute m'exposer les principes de la constitution estonienne, tirés du meilleur de l'expérience européenne, et la manière dont, sur ces bases, fonctionnait un parlement à une seule chambre, comprenant cent députés ; et bien que je ne sache pas à quoi peuvent me servir toutes ces choses, elles commencent à me plaire et à s'intégrer à ma propre expérience. (Susi dira plus tard que j'étais un curieux mélange de marxiste et de démocrate. Oui, il y avait alors en moi une combinaison plutôt baroque.) Je m'initie volontiers à la tragique histoire de l'Estonie, petite enclume placée depuis toujours entre deux marteaux, le teuton et le slave. Est, Ouest, Est, Ouest, alternativement les deux marteaux s'abattaient sur elle, et jamais on n'en voyait la fin, et on ne la voit toujours pas. En 1918, c'est l'épisode bien connu (totalement ignoré...): nous tentons de les prendre d'assaut, mais ils résistent. Après quoi, les voici méprisés par Ioudénitch en tant que sales Finnois et traités par nous de bandits blancs, tandis que leurs lycéens s'engagent comme volontaires. Nouveaux coups en 1940, en 1941, en 1944 ; une partie de leurs fils est happée par l'armée russe, une autre par l'armée allemande, le reste s'enfuit dans les forêts. A Tallin, les intellectuels d'un certain âge se tuent alors à répéter qu'il faudrait rompre enfin le cercle vicieux, se dégager pour de bon et vivre indépendants (cela aurait pu donner : premier ministre Tiif et ministre de l'Education nationale, mettons, Susi). Mais ni Roosevelt ni Churchill ne se soucient d'eux, à la différence de « l'oncle Joe » (Joseph) qui les a à l'œil. Et durant les premières nuits qui suivent l'entrée de nos troupes en Estonie, tous ces rêveurs sont arrêtés dans leurs appartements. A présent, une quinzaine d'entre eux se trouvent détenus à la Loubianka, chacun dans une cellule différente, et inculpés, en vertu de l'article 58-2, d'aspiration criminelle à l'autodétermination. Le retour de la promenade est chaque fois une arrestation en miniature. Même dans notre somptueuse cellule, l'air nous semble vicié. Et puis ce serait bien le moment de casser la croûte, mais en aucun cas il ne faut y penser ! Malheur si l'un de ceux qui reçoivent des colis manque assez de tact pour étaler ses provisions et se mettre à manger. – Enfin, tant pis, aiguisons notre maîtrise de soi ! – Et malheur si l'auteur d'un livre nous trahit en décrivant des victuailles avec délectation! Au diable ce livre! Au diable Gogol ! Au diable aussi Tchékhov! Il y a trop de nourriture là-dedans. « Il n'avait pas faim, mais il mangea tout de même [le salaud !] un morceau de veau et but de la bière. » Ce qu'il faut à des prisonniers, c'est la vie de l'esprit. Dostoïevski, oui, voilà une lecture ! Et pourtant, même chez lui, écoutez ce qu'on trouve : « Les enfants souffraient de la faim, cela faisait plusieurs jours de suite qu'ils n'avaient rien vu d'autre que du pain et du saucisson. » La bibliothèque de la Loubianka est l'ornement de cette institution. La bibliothécaire? Elle est repoussante, cette fille blonde, à la carcasse un peu chevaline, qui fait tout pour s'enlaidir: couche de blanc si épaisse que le visage semble un masque immobile de poupée, lèvres violettes et sourcils épilés d'un noir de jais. (C'est son affaire, bien entendu, seulement nous aimerions mieux, nous, voir apparaître une pin-up, - du reste, peut-être tout cela a-t-il été pesé et repesé par le directeur de la Loubianka.) Mais, ô miracle, lorsque cette créature vient reprendre les livres, tous les dix jours, elle écoute nos commandes! Elle le fait, du reste, avec l'automatisme inhumain qui règle à la Loubianka: impossible de savoir si elle a déjà entendu ces noms, ces titres, ni même si elle entend ce que nous lui disons. Puis elle s'en va. Nous traversons alors plusieurs heures d'angoisse et de joie mêlées. Pendant ce temps, là-bas, on feuillette pour les vérifier tous les livres que nous venons de rendre : on cherche si nous n'avons pas percé de petits trous ou mis des points sous certaines lettres (c'est un moyen de correspondre entre prisonniers), si nous n'avons pas coché avec l'ongle les endroits qui nous ont plu. Et, bien que nous n'ayons rien fait de semblable, nous sommes inquiets : s'ils reviennent en disant qu'ils ont trouvé des points, c'est eux qui auront raison, comme toujours, nul besoin de preuves, comme toujours, et nous serons privés de livres pour trois mois, heureux encore si ça n'est pas le régime cachot pour toute la cellule. Nos meilleurs mois de prison, ces mois lumineux avant le plongeon dans le gouffre des camps, comme cela ferait mal au cœur de les passer sans livres ! C'est peu de dire que nous avons peur ; nous frémissons de tout notre être, comme dans notre jeunesse, quand nous avions envoyé un billet doux et attendions une réponse : répondra, répondra pas, répondra quoi? Enfin les livres arrivent, et ce sont eux qui déterminent notre emploi du temps pour les dix jours suivants : ou bien nous allons mettre l'accent sur la lecture, ou bien, si on ne nous a apporté que des saletés, nous allons forcer sur la conversation. Chaque cellule reçoit autant de livres qu'elle a d'occupants, conception de panetier et non de bibliothécaire: un livre par tête, six livres pour six. Les cellules chargées y gagnent. Il arrive que la donzelle exécute nos commandes à la perfection. Mais même quand elle les néglige, c'est malgré tout intéressant. Car la bibliothèque de la Grande Loubianka est unique en son genre. D'abord parce que son fonds vient sans doute de la confiscation de bibliothèques particulières (les bibliophiles qui les avaient constituées ont aujourd'hui rendu leur âme à Dieu). Mais surtout parce que cette même Sécurité qui, décennie après décennie, a censuré et émasculé toutes les bibliothèques du pays, n'a jamais songé à fouiller dans sa propre musette. Et c'est ainsi que, dans la gueule même du monstre, nous pouvons lire Zamiatine, Pilniak, Pantéleïmon Romanov et n'importe quel tome des œuvres complètes de Mérejkovski. (Certains plaisantaient, disant: on a fait une croix sur nous, c'est pour ça qu'on nous laisse lire les livres interdits. Moi, je pense plutôt que les bibliothécaires de la Loubianka n'avaient pas la moindre idée de ce qu'ils nous donnaient: paresse et ignorance.) En ces heures qui précèdent le déjeuner, l'esprit est vif à saisir les choses lues. Mais vous pouvez tomber sur une phrase qui va vous faire bondir et marcher de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre. Il faut que vous montriez à quelqu'un ce que vous venez de lire, que vous lui expliquiez ce qui en découle – et voilà une discussion qui s'engage. On discute vif, aussi, avant le déjeuner. J'ai souvent des empoignades avec Iouri Ievtoukhovitch. *** Depuis le matin de mars où on nous a transférés tous les cinq dans la royale cellule 53, nous avons, en effet, un nouveau compagnon. Il entra comme une ombre, sans bruit de semelles, comme s'il ne touchait pas terre. Il entra et, mal assuré sur ses jambes, s'adossa au montant de la porte. Notre ampoule ne brûlait plus, la lumière matinale était terne et, cependant, le nouveau n'avait pas les yeux grands ouverts. Il gardait les paupières plissées. Et ne disait mot. Le drap de sa vareuse militaire et de son pantalon ne permettait de le ranger ni dans l'armée soviétique, ni dans l'armée allemande, ni chez les Polonais, ni chez les Anglais. Il avait un visage allongé, de type peu russe. Et comme il était maigre ! D'une maigreur qu'accentuait encore sa très haute taille. Nous lui posâmes des questions en russe : silence. Susi passa à l'allemand : silence. Fastenko essaya le français, puis l'anglais : silence. Mais lentement, lentement, son visage jaune, exténué, à demi mort, s'épanouit en un sourire: de ma vie je n'ai vu pareil sourire ! « Des hommes... » fit-il faiblement, comme s'il revenait à lui après un évanouissement ou comme s'il avait passé la nuit précédente à attendre l'exécution. Et il tendit une main faible et squelettique. Cette main tenait un petit paquet enveloppé dans un bout de chiffon. Notre mouton avait déjà compris ce que c'était, il se précipita, attrapa le paquet, le défit sur la table : il y avait là environ deux cents grammes de tabac léger ; aussitôt, il se roula une cigarette quadruple. C'est ainsi qu'apparut parmi nous, après trois semaines passées dans un des boxes du sous-sol, Iouri Nikolaïevitch Ievtoukhovitch. Depuis le conflit qui avait éclaté en 1929 sur la ligne du KVJD, on chantait d'un bout à l'autre du pays: Voici la Vingt-septième Qui balaie l'ennemi, Voici la Vingt-septième Qui défend le pays. Or l'artillerie de cette 27e division de tirailleurs, formée pendant la guerre civile, était commandée par un ancien officier de l'armée tsariste nommé Nikolaï Ievtoukhovitch (je me rappelais en effet avoir vu figurer ce nom parmi les auteurs de notre manuel d'artillerie). Il avait passé les temps héroïques à franchir la Volga et l'Oural tantôt d'Ouest en Est, tantôt d'Est en Ouest, en compagnie de son inséparable épouse, dans un wagon à bestiaux aménagé. Et c'est dans ce wagon que son fils Iouri, né en 1917, contemporain de la révolution, avait passé ses premières années. Depuis cette lointaine époque, le père s'était fixé à Leningrad, à l'Académie militaire, pour mener une vie douillette de personnage de marque, et le fils avait fait l'Ecole des Cadres de l'Armée. Pendant la guerre de Finlande, comme Iouri brûlait de combattre pour la patrie, les amis de son père le firent nommer aide de camp à l'état-major de l'armée. On ne vit donc pas Iouri ramper vers les blockhaus finnois, ni se faire encercler pendant une mission de reconnaissance, ni geler dans la neige sous les balles des snipers*, – et cependant l'ordre du Drapeau rouge, rien que ça, vint délicatement se poser sur sa chemise militaire. Si bien qu'il lui resta le sentiment d'une guerre juste dans laquelle il avait joué un rôle utile. Mais la guerre suivante fut moins douce pour lui. Comme il possédait à la perfection l'allemand parlé, on l'envoya en reconnaissance vêtu de l'uniforme et muni des papiers d'un officier ennemi capturé. Sa mission remplie, Iouri avait endossé, pour revenir, un uniforme soviétique (pris à un mort), lorsqu'il fut lui-même capturé par les Allemands. Et il se retrouva dans un camp de concentration pour officiers aux environs de Vilnius. Il y a, dans la vie de chacun d'entre nous, un événement qui détermine l'homme tout entier avec son destin, ses convictions et ses passions. Iouri fut complètement retourné par les deux ans qu'il passa en captivité. La réalité de ce camp, ce n'est pas en alignant des mots ni en enchaînant des syllogismes qu'on pouvait en faire le tour. C'était un endroit où il fallait mourir – ou bien tirer la conclusion qui s'imposait. Qui pouvait survivre? D'abord les « Ordner », c'est-à-dire la police intérieure du camp, recrutée parmi les prisonniers. Bien entendu, Iouri ne se fit pas Ordner. Ensuite les cuisiniers. Les interprètes aussi: ils étaient même recherchés. Mais Iouri dissimula sa connaissance de l'allemand, car il comprenait que s'il devenait interprète, il serait amené à trahir les siens. On pouvait encore différer la mort en travaillant à creuser les tombes, mais c'était l'affaire d'hommes plus solides et plus alertes que lui. Iouri prit le parti de déclarer qu'il était artiste. Dans la riche éducation qu'il avait reçue chez lui entraient en effet des leçons de peinture, il peignait assez bien à l'huile et seul le désir de suivre l'exemple d'un père dont il était fier l'avait empêché de s'inscrire aux Beaux-Arts. On lui affecta, à lui et à un autre peintre, âgé celui-là (je regrette d'avoir oublié son nom), une cabine séparée dans l'un des baraquements, et Iouri se mit à peindre, à l'intention des Allemands commandant le camp, des tableaux de bas étage : le festin de Néron, la ronde des Elfes ; en échange, on lui apportait à manger. La méchante lavasse pour laquelle les officiers prisonniers devaient faire la queue, gamelle à la main, dès six heures du matin et recevoir les coups de bâton des Ordner et les coups de louche des cuisiniers, cette triste rinçure ne pouvait en effet suffire à maintenir un homme en vie. Et maintenant, chaque soir, de la fenêtre de sa cabine, Iouri voyait le tableau, le seul, l'unique tableau pour lequel lui avait été donné l'art du pinceau : le léger brouillard du soir est suspendu au-dessus d'un pré jouxtant un marécage ; le pré est entouré de fils de fer barbelés et parsemé d'une multitude de feux ; autour de ces feux se pressent des êtres qui furent jadis des officiers russes et ressemblent maintenant à des bêtes sauvages, des êtres qui rongent des os de chevaux crevés, font cuire des épluchures de pommes de terre façonnées en galettes, fument des cigarettes de fumier et grouillent de poux des pieds à la tête. Ils ne sont pas encore tous crevés, ces bipèdes. Ils n'ont pas encore tous perdu le langage articulé et, dans les reflets pourpres du feu, on voit les dernières lueurs de l'intelligence affleurer sur leurs visages qui, peu à peu, redescendent vers Néanderthal. Une poche de fiel dans la bouche ! Cette vie que Iouri réussit à conserver ne l'intéresse plus par elle-même. Il n'est pas de ceux qui acceptent aisément d'oublier. Non. Puisque le destin veut qu'il s'en sorte, il doit tirer les conclusions de ce qu'il a vu. Nos prisonniers savent à présent que les responsables ne sont pas les Allemands, ou pas seulement les Allemands ; ils savent que parmi les prisonniers de tant de nationalités différentes seuls eux, les Soviétiques, vivent ainsi, meurent ainsi : il n'est pas de sort pire que le leur. Même les Polonais, même les Yougoslaves sont détenus dans des conditions bien plus supportables, sans parler des Anglais et des Norvégiens qui, submergés de colis par la Croix-Rouge internationale et par leurs familles, ne vont même pas chercher la nourriture distribuée par les Allemands. Lorsque les camps sont côte à côte, les Alliés, par bonté, jettent par-dessus les barbelés quelques morceaux à nos prisonniers qui se précipitent dessus comme une meute sur un os. Ce sont les Russes qui supportent tout le poids de la guerre et ce sont eux les plus mal traités. Pourquoi? Glanées ici et là, les explications arrivent peu à peu : l'URSS ne reconnaît pas la signature de la Russie au bas de la convention de La Haye sur les prisonniers de guerre, c'est-à-dire que d'une part elle ne souscrit à aucune obligation concernant le traitement des prisonniers qu'elle détient, et que d'autre part elle renonce à défendre ses fils tombés aux mains de l'ennemi10. L'URSS ne reconnaît pas la Croix-Rouge internationale. L'URSS ne reconnaît plus ses soldats: venir en aide à des captifs – quel intérêt? Le froid envahit le cœur de notre enthousiaste contemporain d'Octobre. Dans leur cabine réservée, le vieux peintre et lui se heurtent et discutent (Iouri renâcle et résiste, mais le vieillard gratte une couche après l'autre). Qu'y a-t-il à la base de tout? Staline ? Mais n'est-ce pas exagéré de tout mettre sur son compte, de voir partout son petit bras trop court? Quand on veut aboutir à une conclusion, si on s'arrête à mi-chemin, on n'a rien fait du tout. Et les autres? Ceux qui sont en place autour de Staline, et au-dessous de lui, et partout dans le pays – bref tous ceux qui ont reçu de la Patrie l'autorisation de parler en son nom? Que devez-vous faire si votre propre mère vous a vendu à des bohémiens – non, pire, si elle vous a jeté aux chiens ? Cette mère en est-elle encore une ? Si votre femme est partie traîner dans les bouges, lui devez-vous encore fidélité? Une patrie qui a trahi ses soldats, est-ce encore une patrie? Comme tout se retourne dans l'âme de Iouri ! Alors qu'il admirait tant son père, voici qu'il le maudit ! Pour la première fois, il réfléchit que son père a, en fait, violé le serment de l'armée dans laquelle il avait grandi, et cela justement afin d'aider à instaurer ce régime qui aujourd'hui trahit ses propres soldats. Pourquoi lui, Iouri, serait-il maintenant lié par son serment à ce régime félon? Lorsque, au printemps de 1943, les agents recruteurs des premières « légions » russes se présentèrent au camp, certains prisonniers les suivirent pour échapper à la faim, mais Ievtoukhovitch s'engagea avec fermeté et lucidité. Cependant, il ne devait pas s'attarder dans ces unités: celui qui se noie ne regarde pas l'eau qu'il boit. Iouri avait cessé de dissimuler sa bonne connaissance de l'allemand, et bientôt un des chefs, un Allemand de la région de Kassel qui avait reçu mission de créer une école d'espionnage à formation accélérée, le prit comme bras droit. C'est ainsi que s'ébaucha un glissement que Iouri n'avait pas prévu et que, voulant faire une chose, il commença à en faire une autre. Il brûlait de libérer sa patrie et voici qu'on le mettait à former des espions: les Allemands avaient leurs plans. Mais où était la limite ?... A partir de quel moment fallait-il refuser d'aller plus loin? Iouri devint lieutenant de l'armée allemande. A présent, il sillonnait l'Allemagne en uniforme allemand, faisant des séjours à Berlin, rendant visite aux émigrés russes, lisant les livres jusqu'alors inaccessibles de Bounine, Nabokov, Aldanov... Chez tous, et chez Bounine le premier, Iouri s'attendait à voir palpiter à chaque page les plaies vives de la Russie. Mais que leur était-il arrivé? A quoi avaient-ils gaspillé leur inestimable liberté ? C'était encore et toujours le corps féminin, l'explosion des passions, les couchers de soleil, la beauté des fines têtes aristocratiques, les anecdotes poussiéreuses du temps passé. Ils écrivaient comme s'il n'y avait eu aucune révolution en Russie ou comme s'il était vraiment au-dessus de leurs forces d'en donner une explication. Ils laissaient les jeunes Russes chercher seuls vers quoi orienter leur vie. Iouri s'agitait fiévreusement, avide de voir et de savoir, et en même temps, selon l'antique coutume russe, il noyait de plus en plus souvent, et toujours plus lourdement, le trouble de son esprit dans l'alcool. Qu'était-ce au juste que cette école d'espionnage? Rien de sérieux, bien entendu. En six mois de temps, on pouvait tout juste apprendre aux élèves à manier un parachute, des explosifs et un émetteur radio. Du reste, on ne mettait guère d'espoirs en eux. Les envoyer de l'autre côté était plutôt une opération de dumping dans la course à la confiance. Mais pour les prisonniers russes, abandonnés comme ils l'étaient, morts en sursis, ces drôles d'écoles étaient, selon Iouri, une planche de salut : bien nourris, ils se remplumaient ; et ils recevaient des vêtements chauds tout neufs ; et, par-dessus le marché, on leur bourrait les poches d'argent soviétique. Les élèves (et les instructeurs aussi) faisaient semblant de croire que tout se passerait comme prévu : une fois parachutés derrière les lignes soviétiques, ils espionneraient, feraient sauter les objectifs indiqués, communiqueraient avec leur base par messages codés, et enfin reviendraient. Alors qu'en réalité entrer dans cette école avait été simplement pour eux un moyen d'échapper à la mort et à la captivité ; ils voulaient rester en vie, mais pas à n'importe quel prix, et jamais ils n'auraient tiré sur leurs camarades combattant au front. Bien entendu, nos commissaires-instructeurs ne voulaient rien savoir. De quel droit ces gens-là avaient-ils tenu à rester en vie ? Les familles à cartes spéciales avaient fort bien vécu, elles, au fin fond de l'arrière, et sans se contorsionner... Qu'ils se fussent arrangés pour ne pas prendre en mains la carabine allemande, on refusait d'en tenir compte. Avoir joué un peu à l'espion leur valut de se retrouver avec le très lourd article 58-6, assorti, « eu égard à l'intention », d'actes de sabotage. Ce qui voulait dire qu'on les tiendrait bouclés jusqu'à ce qu'ils crèvent. On leur faisait traverser les lignes, et la voie qu'ils choisissaient alors dépendait de leur caractère et de leur conscience. Le TNT et l'émetteur, tous s'empressaient de les planter là. La seule différence était que les uns allaient immédiatement se rendre aux autorités (comme cet « espion » au nez en trompette que j'avais vu le premier jour au contre-espionnage de l'armée), tandis que les autres commençaient par festoyer et s'en payer une tranche avec l'argent qui garnissait leurs poches. La seule chose qu'aucun ne faisait jamais, en tout cas, c'est de retraverser le front pour s'en retourner chez les Allemands. Pourtant, un beau jour de fin décembre 44, on vit revenir un gaillard déluré qui déclara: mission accomplie (allez donc vérifier !). La chose sortait de l'ordinaire. Le chef ne douta pas qu'il fût envoyé par le Smerch et décida de le faire fusiller (soyez donc un espion consciencieux!). Mais Iouri obtint au contraire qu'il fût décoré et reçût des honneurs publics, devant tous les élèves de l'école. Là-dessus, notre grand espion proposa à Iouri de vider avec lui un litre de gnôle et, cramoisi, penché par-dessus la table, il lui fit cette révélation : « Iouri Nikolaïevitch ! Le commandement soviétique vous promet le pardon si vous repassez sans tarder, vous aussi, de notre côté. » Iouri fut secoué de frissons. Sur son cœur cuirassé de haine et qui avait renoncé à tout, une chaude vague déferla. La Patrie?... Terre de malheur, mère injuste, elle lui était toujours aussi chère! Il serait pardonné?... Il pourrait rentrer dans sa famille? Et arpenter de nouveau la perspective Kamennoostrovski ? Comment ne pas être tenté? Car enfin, nous sommes russes ! Accordez-nous le pardon, nous rentrons, et vous verrez comme nous nous conduirons bien !... Les dix-huit mois qui avaient suivi sa sortie du camp n'avaient pas apporté le bonheur à Iouri. Il ne regrettait pas ce qu'il avait fait, mais ne se voyait pas non plus d'avenir. Lorsqu'il se retrouvait autour d'une bouteille de Schnaps avec d'autres Russes traînant eux aussi comme des âmes en peine, tous ressentaient clairement que leur vie n'avait pas d'assise : de tout façon, elle était factice. Les Allemands les manipulaient à leur guise. A présent que l'Allemagne était manifestement en train de perdre la guerre, Iouri venait de se voir offrir une porte de sortie : son chef, qui l'aimait bien, lui avait révélé qu'il tenait en réserve une propriété en Espagne ; lorsque le Reich craquerait pour de bon, ils fileraient tous deux là-bas. Mais voilà. Il y avait ce compatriote ivre, assis en face de lui, qui était revenu au péril de sa vie pour tenter de le convaincre : « Iouri Nikolaïevitch ! Le commandement soviétique apprécie votre expérience et vos connaissances, il veut les utiliser : vous connaissez l'organisation des services de renseignements allemands... » Deux semaines durant, Iouri fut en proie à l'hésitation. Mais lors de l'offensive soviétique sur la rive gauche de la Vistule, tandis qu'il repliait son école vers l'intérieur, il ordonna à ses hommes de prendre le chemin d'une tranquille ferme polonaise ; là, il les fit ranger devant lui et déclara : « Je passe du côté soviétique! Libre à chacun de choisir! » Et ces espions à la manque, tout juste sortis de l'adolescence et qui une heure auparavant faisaient encore semblant d'être dévoués au Reich, s'écrièrent avec enthousiasme : « Hourra ! Nous aussi ! » (Ils criaient « hourra ! » aux travaux forcés qui les attendaient...) Alors l'école d'espionnage au grand complet se terra jusqu'à l'arrivée des chars soviétiques, puis du Smerch. Iouri ne devait plus revoir ses hommes. On le détacha du groupe et on le fit parler pendant dix jours d'affilée : histoire de l'école de A jusqu'à Z, programmes, missions de sabotage, si bien qu'il pensa effectivement que « son expérience et ses connaissances... » Il était même déjà question qu'il fasse un voyage chez lui, pour revoir les siens. C'est seulement une fois à la Loubianka qu'il comprit que, même à Salamanque, il aurait été plus près de sa chère Néva... Il pouvait s'attendre à être fusillé ou à faire, en tout cas, un minimum de vingt ans. Ainsi l'homme, incorrigible, se laisse toujours séduire par le filet de fumée qui monte du pays natal... De même qu'une dent nous poursuit de ses élancements jusqu'à ce qu'elle ait été dévitalisée, de même ne cesserons-nous sans doute de nous élancer vers la patrie que le jour où nous aurons avalé une petite dose d'arsenic. Les Lotophages de l'Odyssée avaient, eux, pour oublier, une espèce de lotus... Iouri passa en tout trois semaines dans notre cellule. Trois semaines de discussions continuelles avec moi. Je disais que notre révolution avait été merveilleuse et juste, la seule chose affreuse étant la déformation qu'elle avait subie en 1929. Il me regardait avec pitié, ses lèvres nerveuses se serraient: avant d'entreprendre une révolution, il aurait fallu débarrasser le pays des punaises ! (Par là il rejoignait étrangement Fastenko, bien que son point de départ fût totalement différent.) Je disais que, pendant longtemps, le pays des Soviets avait été gouverné exclusivement par des hommes animés des intentions les plus élevées et d'un total esprit d'abnégation. – Jolis cocos, lançait-il, tous de la même farine que Staline, dès le début. (Que Staline fût un gangster, là-dessus nous étions d'accord.) Je portais Gorki aux nues: quelle intelligence ! quelle justesse de vues ! quel grand artiste ! Il rétorquait : personnalité insignifiante et d'un ennui mortel ! Il s'est fabriqué lui-même de toutes pièces, il a fabriqué ses héros, ses livres suent le fabriqué d'un bout à l'autre. Léon Tolstoï, voilà le roi de notre littérature! Des discussions quotidiennes, auxquelles notre jeunesse donnait un tour très vif, nous empêchèrent de nous lier plus intimement et de voir l'un dans l'autre plus que ce qui nous séparait. Un jour, on l'emmena ; et depuis personne, de tous les gens que j'ai interrogés, ne l'a eu comme compagnon aux Boutyrki, personne ne l'a rencontré dans une prison de transit. Pensez que même les vlassoviens obscurs, les soldats du rang, ont tous disparu sans laisser de traces : engloutis par la terre, sans doute, pour la plupart, et certains toujours bloqués à l'heure actuelle, faute de papiers, dans les solitudes du Nord. Et n'oubliez pas que Iouri Ievtoukhovitch se détachait des autres par son destin peu ordinaire11. Ici comme plus loin, j'emploie le mot « vlassovien » dans le sens vague, mais vivace, avec lequel il est apparu et s'est enraciné dans la langue soviétique (jamais il n'a reçu de définition précise, car en chercher une eût été dangereux pour un simple particulier et malséant pour un personnage officiel) : on appelle « vlassovien » tout citoyen soviétique qui a porté les armes dans le camp ennemi pendant la dernière guerre. Il faudra encore beaucoup d'années et beaucoup de livres pour analyser cette notion et distinguer les différentes catégories qu'elle recouvre ; alors, quand on aura fait toutes les soustractions nécessaires, on obtiendra les « vlassoviens » au sens propre, c'est-à-dire ceux qui furent les partisans déclarés ou les subordonnés du général Vlassov à partir du moment où, prisonnier des Allemands, il accepta de donner son nom à un mouvement antibolchévique. Durant certains mois de la guerre, ces partisans furent tout juste quelques centaines et quant à l'armée Vlassov proprement dite, elle n'eut pas le temps de se constituer comme unité soumise à un commandement centralisé, ni même tout simplement comme entité réelle. Mais en décembre 1942, les Allemands eurent recours à un truc de propagande: ils publièrent la nouvelle (fausse) que « l'assemblée constitutive » d'un certain « Comité russe » s'était tenue à Smolensk – ce comité prétendait-il ou non être un simulacre de gouvernement russe? Le communiqué laissait planer l'incertitude –, et ils donnèrent des noms: ceux du général-lieutenant Vlassov et du général-major Malychkine. Les Allemands pouvaient se permettre des foucades de ce genre : annoncer à grand bruit une entreprise, puis l'annuler, puis même faire le contraire ; mais les tracts tombèrent du ventre des avions, ils se déposèrent dans les champs traversés par le front, ils se déposèrent dans nos mémoires, derrière le « comité Vlassov » nous imaginâmes naturellement un mouvement, des forces armées, et lorsque nous commençâmes à voir apparaître en face de nous, dans l'armée allemande, des compatriotes portant les armes au sein d'unités russes ou d'autres nationalités, nous leur donnâmes le seul nom que nous connaissions, celui de « vlassoviens », et nos politrouks ne songèrent pas à s'y opposer. Voilà ce qui fit que le mouvement tout entier se retrouva lié de façon accidentelle, mais solide, au nom de Vlassov. Combien furent-ils donc, nos concitoyens, à prendre les armes contre leur patrie? « Les organisations combattantes ayant pour but la lutte contre l'Etat soviétique n'ont pas rassemblé moins de 800 000 citoyens de l'URSS », affirme un chercheur (Thornwald, Wen sie verderben wollen..., Stuttgart, 1952). Les autres font des estimations du même ordre (par exemple, Sven Steenberg, Wlassow – Verräter oder Patriot?, Köln, 1968). La difficulté d'établir des chiffres exacts s'explique en partie par la lutte qui opposait différentes tendances à l'intérieur de l'administration et du commandement militaire allemand: les instances inférieures, qui voyaient avec réalisme le cours de la guerre, éprouvaient le besoin de minimiser les effectifs afin que les hautes sphères ne fussent pas effrayées par la croissance trop rapide d'une force antibolchévique, certes, mais non pro-allemande. Tout cela étant du reste largement antérieur à la création de l'Armée Russe de Libération, fin 44. *** Enfin arrivait le déjeuner de la Loubianka. Longtemps avant, nous entendions un joyeux tintement dans le couloir, puis on nous apportait à chacun – sur un plateau, comme au restaurant – deux assiettes d'aluminium (pas des gamelles) : il y avait là une louchée de soupe et une louchée de kacha aqueuse sans trace de matière grasse. Dans l'angoisse des premiers temps de l'instruction, on ne peut rien avaler: certains restent plusieurs jours sans même toucher à leur pain, ils ne savent qu'en faire. Mais, peu à peu, l'appétit revient, pour se transformer bientôt en une fringale permanente qui confine à la boulimie. Par la suite, si l'on parvient à se modérer, l'estomac se rétrécit, s'adapte : la maigre pitance qu'on vous sert finit même par vous suffire exactement. C'est un apprentissage qui requiert de l'autodiscipline ; il faut perdre l'habitude de loucher sur ceux qui mangent un morceau de plus, interdire les conversations touchant à la nourriture, habituelles dans les prisons mais dangereuses pour l'estomac, et s'élever le plus possible dans les sphères éthérées. L'adaptation est facilitée à la Loubianka par la permission de rester étendu pendant deux heures après le déjeuner: encore une chose qui sent merveilleusement la maison de repos. Nous nous étendons, le dos au mouchard, un livre posé devant nous pour donner le change, et nous somnolons. A vrai dire, il est interdit de dormir, et les gardiens voient bien quand on reste longtemps sans tourner les pages, mais, d'ordinaire, ils s'abstiennent de cogner à la porte pendant ces heures-là. (Pareille humanité s'explique par le fait que ceux des détenus qu'il ne faut pas laisser dormir ont été emmenés à l'interrogatoire de jour. Pour les obstinés qui refusent de signer leurs procès-verbaux, le contraste entre leur sort et celui des autres n'en est que plus fort : lorsqu'ils reviennent, c'est justement la fin de la sieste.) Or le sommeil est le meilleur remède contre la faim et la mélancolie : votre organisme ne brûle rien et votre cerveau cesse de ressasser les fautes que vous avez commises. Sur ces entrefaites, on apporte le dîner: encore une louche de kacha liquide. La vie se hâte d'étaler tous ses dons devant vous. Maintenant, pendant les cinq ou six heures qui restent jusqu'au couvre-feu, vous n'avalerez plus rien, mais ce n'est pas terrible, on s'habitue facilement à ne pas avoir faim le soir. La médecine militaire sait cela depuis longtemps : dans les unités de réserve, on ne donne pas non plus à manger le soir. Voici qu'arrive l'heure de la seconde visite aux cabinets – cet instant que vous avez sans doute attendu avec fièvre toute la journée. A la sortie, comme le monde entier est devenu plus léger à vos épaules! Cette simplification subite de toutes les grandes questions, vous l'avez ressentie, n'est-ce pas? Ô soirées sans pesanteur de la Loubianka ! (Sans pesanteur, du reste, à une condition: c'est que vous n'attendiez pas un interrogatoire de nuit.) Le corps ne pèse plus rien : la ration de kacha qu'il vient d'absorber suffit pour qu'il ne fasse plus sentir à l'âme sa tyrannie. Comme la pensée est légère et libre! Nous nous croyons transportés sur les hauteurs du Sinaï, et la vérité nous apparaît au milieu des flammes. N'était-ce pas, au fait, le rêve de Pouchkine : Nous souffrons, nous pensons et il n'y a rien d'autre dans notre vie. Comme il s'est révélé facile à atteindre, cet idéal... Je veux vivre pour penser et souffrir! Le soir nous voit reprendre, bien entendu, des discussions qui nous arrachent à nos livres ou à une partie d'échecs avec Susi. Et c'est de nouveau Ievtoukhovitch et moi qui nous heurtons le plus violemment, parce que toutes les questions que nous abordons sont explosives : celle de l'issue de la guerre, par exemple. Ah, voici que sans un mot et sans la moindre expression sur le visage, le gardien vient d'entrer dans la cellule pour dérouler devant la fenêtre le rideau bleu de la défense passive. De l'autre côté du rideau, Moscou commence à faire péter ses salves d'honneur. Pas plus que les lueurs dans le ciel vespéral nous ne voyons la carte de l'Europe, mais nous essayons de nous la représenter dans ses moindres détails et de deviner quelles sont les villes qui ont été prises. Toutes ces salves mettent particulièrement à l'épreuve les nerfs de Iouri. Appelant le destin à réparer les erreurs qu'il a commises, il affirme que la guerre est loin de toucher à sa fin: maintenant l'Armée Rouge et les Anglo-Américains vont se rentrer dedans, et c'est seulement alors que ça va commencer pour de bon. La cellule accueille cette prédiction avec un intérêt avide. Et alors, ça finira comment? Iouri affirme que l'Armée Rouge sera facilement battue à plate couture (et nous, en conséquence, libérés? ou fusillés?). Là, je refuse obstinément de le suivre et nous nous empoignons avec une fureur redoublée. Ses arguments sont que notre armée est exténuée, exsangue, mal ravitaillée en vivres et en munitions et, surtout, qu'elle ne luttera pas contre les Alliés avec la même opiniâtreté. Moi, au contraire, je m'appuie sur l'exemple des unités que je connais pour soutenir que notre armée s'est moins vidée de sa substance qu'elle n'a acquis d'expérience, qu'elle est aujourd'hui pleine de force et de hargne, et qu'en cas de conflit, elle règlerait leur compte aux Alliés encore plus proprement qu'aux Allemands. « Jamais ! » hurle (à voix basse) Iouri. «Et les Ardennes? » hurlé-je (à voix basse) de mon côté. Là-dessus Fastenko intervient en se moquant de nous: ni l'un ni l'autre nous ne comprenons l'Occident et il n'est pas d'homme au monde qui puisse actuellement obliger les troupes alliées à se battre contre nous. Toutefois, nous avons moins envie, le soir, de discuter que d'écouter quelque récit intéressant, apaisant même, et de bavarder en bonne entente. Un des sujets dont les détenus raffolent pour ce genre de conversations est la tradition carcérale: comment c'était, avant, dans les prisons12. Avec Fastenko, nous sommes documentés de première main. Ce qui nous attendrit le plus, c'est d'apprendre qu'autrefois, la qualité de prisonnier politique était un motif de fierté et que non seulement on n'était pas renié par ses propres parents, mais que des jeunes filles inconnues se présentaient comme votre fiancée pour obtenir le droit de visite. Et l'ancienne et universelle tradition des colis aux prisonniers pour les jours de fête? Personne en Russie ne se serait mis à table le jour de Pâques sans avoir porté à des prisonniers anonymes un colis pour améliorer l'ordinaire. Les gens donnaient des jambons de Noël, des pâtés en croûte de toutes sortes, des brioches de Pâques. Même une pauvre vieille qui n'avait rien apportait une dizaine d'œufs durs qu'elle avait teints, et repartait le cœur léger. Cette bonté russe, où donc est-elle passée? Elle a été remplacée par la conscience politique! Radicalement, irrémédiablement, la terreur a fait son œuvre et notre peuple a désappris de penser à ceux qui souffrent. Aujourd'hui pareille conduite serait impensable. Allez proposer dans le bureau où vous travaillez que soit organisée, à la veille d'une grande fête, une collecte en faveur des détenus de la prison locale : c'est tout juste si nos argus ne verront pas là-dedans une insurrection contre le pouvoir soviétique ! Voilà quelles bêtes féroces on a fait de nous ! Et pourtant, ces offrandes, c'était quelque chose pour les prisonniers ! Pas seulement de la bonne nourriture. C'était de la chaleur qui leur arrivait: les gens du dehors pensaient à eux, se préoccupaient de leur sort. Fastenko nous raconte que, même à l'époque soviétique, il a existé en Russie une Croix-Rouge politique : nous voudrions bien le croire, seulement nous n'arrivons pas à nous représenter la chose. Il dit que Ié. P. Pechkova profitait de son immunité personnelle pour aller à l'étranger collecter des fonds (chez nous, on ne l'aurait pas laissée en ramasser beaucoup), et que cet argent servait à acheter de la nourriture pour les politiques qui n'avaient pas de parents. Comment, on ne faisait pas de distinction entre les politiques? Finalement, nous apprenons que si : il n'y avait rien pour les KR, c'est-à-dire les contre-révolutionnaires (c'est-à-dire l'article cinquante-huit) ; tout allait aux membres des anciens partis socialistes. Ah bon! il fallait le dire plus tôt!... Du reste, à part Pechkova l'intouchable, l'essentiel de cette Croix-Rouge se retrouva bientôt, lui aussi, à l'ombre... Un autre sujet dont il est agréable de causer le soir, lorsqu'on n'a pas d'interrogatoire à attendre, c'est le retour à la liberté. Oui, il paraît que cette chose étonnante se produit parfois, qu'il y a des gens qu'on relâche. Tenez, par exemple, Z...v. On est venu le chercher « avec ses affaires »: si c'était pour le libérer? Impossible que son instruction ait été déjà terminée. (Dix jours plus tard, il revient... d'un petit séjour à Léfortovo. Il semble qu'une fois là-bas, il se soit mis à signer sans tarder, moyennant quoi on l'a renvoyé chez nous.) « Si on te relâche – écoute, tu as été arrêté pour une peccadille, c'est toi-même qui le dis –, promets-moi d'aller voir ma femme et le signe sera qu'elle me mette dans mon colis, disons, deux pommes... – On n'en trouve pas en ce moment. – Alors, trois craquelins. – Mais il peut se faire qu'on n'en trouve pas non plus à Moscou. – Bon, eh bien alors, quatre pommes de terre ! » (Ils s'entendent ainsi. Et puis un jour, effectivement, on vient chercher N. avec ses affaires, après quoi M. trouve dans un de ses colis quatre pommes de terre. Extraordinaire! Stupéfiant! Il a été relâché et pourtant son cas était bien plus grave que le mien, alors peut-être que moi aussi, je vais bientôt... ? Mais, en fait, la cinquième pomme de terre préparée par la femme de M. s'est tout simplement écrasée dans son sac, et N. vogue, à fond de cale, vers la Kolyma.) Ainsi, la conversation roule sur toutes sortes de sujets, ponctuée d'histoires plaisantes, et vous vous sentez gai, à l'aise, au milieu de ces gens intéressants dont la vie et l'expérience sont si étrangères aux vôtres. Cependant, la silencieuse inspection du soir a déjà eu lieu et les lunettes ont été confisquées. Bientôt l'ampoule cligne par trois fois: dans cinq minutes, ce sera le couvre-feu. Vite, vite, sautons sur nos couvertures ! De même qu'au front le soldat ignore si là, maintenant, à la minute qui vient, une rafale d'obus ne va pas s'abattre à côté de lui, de même nous ignorons quand viendra pour nous la nuit fatidique de l'interrogatoire. Nous nous couchons, un bras étendu par-dessus la couverture, et essayons de chasser de notre tête le grand vent des pensées. Dormons! C'est justement à cette heure-là qu'un soir d'avril, après nos adieux à Ievtoukhovitch, la serrure de notre cellule gronda soudain. Nos cœurs se serrèrent : à qui le tour? Nous attendions le chuchotement sifflant du gardien : « en Se ! », « en Ze ! ». Mais rien ne vint. La porte se referma. Nous levâmes la tête. Devant la porte se tenait un nouveau: maigre, jeune, vêtu d'un complet bleu tout simple et coiffé d'une casquette bleue. Rien dans les mains. Il regardait autour de lui, l'air désemparé. « C'est la cellule numéro combien? » demanda-t-il avec anxiété. – Cinquante-trois. » Il tressaillit. « Tu viens de l'extérieur? demandâmes-nous. – No-on... fit-il en hochant la tête d'un air douloureux. – Quand as-tu été arrêté? – Hier matin. » Eclat de rire général. Il avait un visage un peu simplet, très doux, avec des sourcils presque blancs. « Et tu es là pour quoi? » (Ça, ce n'est pas une question honnête, on ne peut pas compter recevoir de réponse.) « Je n'en sais rien... Ils m'ont pris comme ça, pour des bêtises... » Réponse classique. Tout le monde se retrouve toujours en prison pour des bêtises, le plus convaincu étant l'intéressé lui-même. « Mais tout de même? – J'ai... écrit une proclamation. Au peuple russe. – Quoi-oi ? ? ? (Des « bêtises » de cette taille, nous n'en avions encore jamais vu!) – On va me fusiller? » demanda-t-il, et sa figure s'allongea. Il tortillait la visière de sa casquette qu'il n'avait toujours pas ôtée. Nous le rassurâmes: « Non, sans doute pas. On ne fusille personne de nos jours. C'est le billet de dix à tous les coups. – Vous êtes ouvrier? employé? demanda le social-démocrate, fidèle au principe de classe. – Ouvrier. » Fastenko lui tendit la main, puis me lança d'un air triomphant: « Vous voyez, A.I., vous voyez l'état d'esprit de la classe ouvrière! » Et il se retourna vers le mur pour dormir, jugeant qu'après cela on pouvait mettre un point et cesser d'écouter le nouveau. Mais il se trompait. « Qu'est-ce qui vous a pris d'écrire une proclamation? C'était au nom de qui? – En mon nom à moi. – Mais qui êtes-vous donc? » Le nouveau sourit d'un air coupable: « L'empereur. L'empereur Michel. » Nous sursautâmes comme sous l'effet d'une décharge électrique. Nous nous redressâmes encore un peu plus sur nos lits et le dévisageâmes. Non, sa figure timide d'homme du peuple ne rappelait en rien celle de Michel Romanov. Du reste, l'âge... « Demain, demain! A présent il faut dormir », lança sévèrement Susi. Nous nous endormîmes en savourant d'avance le réveil: demain, les deux heures à passer avant l'arrivée du pain ne seraient pas ennuyeuses. Quant à l'empereur, on lui apporta lit, matelas et couverture et il se coucha sans bruit près de la tinette. *** En 1916, un inconnu, homme corpulent à la barbe d'un blond roux, entra dans la maison de Bélov, conducteur de locomotive à Moscou, et dit à sa pieuse épouse : « Pélagueïa ! Tu as un fils d'un an. Prends soin de lui pour le Seigneur. Lorsque ce sera l'heure, je reviendrai. » Et il s'en fut. Qui était ce vieillard, Pélagueïa l'ignorait, mais il avait parlé si net et si dur que son cœur de mère fut subjugué. Elle soigna l'enfant comme la prunelle de ses yeux. Doux, obéissant, pieux, Viktor voyait souvent les anges et la Sainte Vierge. Par la suite, les apparitions se firent plus rares. Le vieillard ne revenait toujours pas. Viktor apprit le métier de chauffeur ; en 1936, il fut envoyé sous les drapeaux et expédié au Birobidjan pour servir dans une compagnie motorisée. Il n'avait rien de dégagé dans les manières, mais peut-être est-ce justement par cette modestie et cette douceur, inhabituelles chez un chauffeur, qu'il séduisit le cœur d'une jeune auxiliaire civile, barrant ainsi la route à son chef de section qui cherchait à conquérir la même jeune fille. Sur ces entrefaites, le maréchal Blucher vint assister à des manœuvres et son chauffeur personnel tomba gravement malade. Blucher ordonna au commandant de la compagnie de lui envoyer son meilleur chauffeur ; convoqué, le chef de section supplanté par Bélov eut tout de suite l'idée de refiler son rival au maréchal. (Il en va souvent ainsi dans l'armée : est promu non pas celui qui en est digne, mais celui dont on veut se débarrasser.) De plus, Bélov ne buvait pas et travaillait consciencieusement: rien à craindre, c'était une valeur sûre. Bélov plut à Blucher et resta à son service. Bientôt Blucher fut rappelé à Moscou sous un prétexte plausible (avant de l'arrêter, on éloignait ainsi le maréchal de l'Extrême-Orient qui lui était acquis) et il emmena son chauffeur. Resté orphelin, Bélov échoua au garage du Kremlin et il conduisit tantôt Mikhaïlov (LKSM), tantôt Lozovski, tantôt un autre encore et, enfin, Khrouchtchov. Ce monde, avec ses festins, ses mœurs, ses précautions, Bélov put le contempler à loisir (et il nous raconta une foule de choses). En qualité de représentant du prolétariat de Moscou, il assista même au procès de Boukharine à la Maison* des Syndicats. De tous ses anciens patrons, Khrouchtchov était le seul dont il parlât avec chaleur : sa maison était la seule où on le faisait manger à la table de famille et non à l'office ; la seule à conserver, en ces années, la simplicité ouvrière. Ce bon vivant de Khrouchtchov s'attacha lui aussi à Viktor Alexeïevitch et, lorsqu'il partit en 1938 pour l'Ukraine, il insista beaucoup pour l'emmener. « Khrouchtchov, je serais bien resté avec lui toute ma vie », disait Viktor Alexeïevitch. Mais quelque chose le retint à Moscou. En 1941, vers le début de la guerre, il y eut un raté : comme il avait cessé de travailler au garage gouvernemental, le commissariat militaire profita de ce qu'il était sans défense pour le mobiliser. Toutefois, vu sa faible santé, il ne fut pas expédié au front, mais affecté à un bataillon de travailleurs : il dut aller à pied jusqu'à Inza, et là creuser des tranchées et construire des routes. Après la vie insouciante et repue des années précédentes, c'était une belle chute, gueule en avant, et ça faisait mal. Il puisa à pleines louches sa part de détresse physique et morale et s'aperçut en regardant autour de lui qu'à la veille de la guerre, le peuple n'avait pas du tout commencé à vivre mieux, comme on le disait : au contraire, il était descendu au fond de la misère. Bélov en réchappa tout juste ; libéré pour cause de santé maladive, il rentra à Moscou et retrouva pour quelque temps une bonne place : chauffeur de Chtcherbakov13, puis du commissaire du peuple à l'Industrie pétrolière, Sédine. Mais ce dernier détourna des fonds (en tout, 35 millions de roubles) : il fut écarté sans bruit et Bélov, qui n'avait pourtant rien fait, perdit pour la seconde fois son travail dans les hautes sphères. Il alla s'engager comme chauffeur dans une base de messageries et réparations automobiles ; à ses heures de liberté, il faisait des transports au noir vers Krasnaïa Pakhra. Mais, depuis quelque temps, ses pensées étaient ailleurs. En 1943, il se trouvait un jour chez sa mère ; elle faisait la lessive. Alors qu'elle venait de sortir avec ses seaux pour aller chercher de l'eau à la borne-fontaine, la porte s'ouvrit et un vieillard inconnu, corpulent, à la barbe blanche, entra dans la maison. Il se signa devant l'icône, regarda Bélov d'un air sévère et dit: « Bonjour, Michel ! La bénédiction de Dieu est sur toi ! – Je m'appelle Viktor, répondit Bélov. – Et pourtant tu seras Michel, empereur de la Sainte Russie ! » insista le vieillard. Sur ce, la mère de Bélov rentra ; elle eut si peur qu'elle lâcha ses seaux et s'assit par terre, les jambes coupées : c'était le même vieillard qui était venu vingt-sept ans plus tôt. Il avait blanchi, mais c'était bien lui. « Que Dieu te bénisse, Pélagueïa, car tu as su préserver ton fils », dit le vieillard. Puis il s'isola avec le futur empereur pour l'introniser comme doit le faire le patriarche. Il révéla au jeune homme abasourdi qu'en 1953 un changement de pouvoir se produirait et qu'il deviendrait alors empereur de toutes les Russies14 (voilà pourquoi il avait été si frappé que le numéro de la cellule fût le 53 !) ; il devait préparer son avènement en rassemblant, à partir de 1948, les forces populaires. Comment il faudrait s'y prendre, le vieillard partit sans l'avoir dit. Et Viktor Alexeïevitch n'eut pas la présence d'esprit de le lui demander. Finie, maintenant, la vie simple et tranquille ! Un autre, à sa place, aurait battu en retraite devant un destin si exorbitant, mais Bélov, lui, s'était justement frotté aux grands de ce monde, il avait vu tous ces Mikhaïlov, Chtcherbakov et Sédine, il avait entendu les récits des autres chauffeurs – et il avait compris que point n'était besoin d'être un homme exceptionnel, et même au contraire. Doux, scrupuleux, sensible comme Fiodor Ivanovitch, dernier descendant de Rurik, le tsar nouvellement oint sentit la chapka de Monomaque comme un étau autour de sa tête. La misère et la détresse environnantes, dont il n'avait pas été, jusque-là, responsable, pesaient à présent de tout leur poids sur ses épaules : c'était sa faute si cela durait. Il lui sembla étrange de devoir attendre jusqu'en 1948 et, dès l'automne 1943, il rédigea son premier manifeste au peuple russe et le lut à quatre employés du garage du Commissariat du Peuple à l'Industrie pétrolière... ... Dès le réveil, nous avions entouré Viktor Alexeïevitch et il s'était mis à nous raconter tout cela avec une douce modestie. Parce que nous n'avions pas compris qu'il était confiant comme un enfant, parce que nous étions pris par son récit extraordinaire, nous avions négligé – oui, la faute retombe sur nous – de le mettre en garde contre le mouton. Jamais, du reste, nous n'aurions imaginé que le commissaire-instructeur ne savait pas encore tout ce qui était si ingénument déballé devant nous ! ... Quand le récit fut achevé, Kramarenko demanda l'autorisation d'aller « chez le directeur de la prison pour chercher du tabac », à moins que ce ne fût chez le médecin, je ne sais plus ; en tout cas on ne tarda pas à venir le chercher. Et il balança ces quatre employés du Commissariat du Peuple à l'Industrie pétrolière dont personne, autrement, n'aurait jamais rien su... (Le lendemain, Bélov revint de son interrogatoire en se demandant de quelle manière le commissaire-instructeur avait bien pu entendre parler d'eux. Nous réalisâmes d'un coup...) Les quatre employés, donc, lurent le manifeste, en approuvèrent tous les termes, et aucun d'eux ne dénonça a l'empereur ! Mais lui sentit que c'était prématuré, qu'il était encore trop tôt, et il brûla son papier. Une année s'écoula. Viktor Alexeïevitch travaillait maintenant comme mécanicien au garage de sa base automobile. Au cours de l'automne 1944, il écrivit un nouveau manifeste qu'il fit lire à dix personnes, chauffeurs et ajusteurs. Tous approuvèrent ! Et il n 'y eut pas un seul traître ! (Pas un seul traître sur dix personnes, par ces temps de mouchardage généralisé, c'était une chose rare ! Fastenko ne s'était donc pas trompé dans ses conclusions sur « l'état d'esprit de la classe ouvrière ».) Certes, l'empereur recourait, pour sa propagande, à d'innocentes astuces: il laissait entendre qu'il bénéficiait d'un puissant appui au gouvernement ; et il promettait à ses partisans de les envoyer en mission pour souder les forces monarchistes en province. Les mois passèrent. L'empereur se confia encore à deux jeunes filles du garage. Mais cette fois, il n'y eut pas de raté : les jeunes filles se montrèrent idéologiquement à la hauteur ! le cœur de Viktor Alexeïevitch se serra du reste aussitôt, pressentant un malheur. Le dimanche suivant l'Annonciation, alors qu'il se promenait au marché avec son manifeste sur lui, il rencontra par hasard un de ses partisans, un vieil ouvrier ; « Dis, Viktor, si tu le brûlais, pour l'instant, ton papier? » Viktor perçut avec acuité que c'était juste, qu'il était trop tôt, qu'il fallait brûler le papier ! « Je vais le faire tout de suite, tu as raison. » Et il voulut rentrer chez lui pour exécuter la chose. Mais il n'avait pas encore quitté le marché que deux sympathiques jeunes gens le hélèrent : « Viktor Alexeïevitch, venez un peu avec nous ! » Et, dans leur voiture de tourisme, ils l'emmenèrent jusqu'à la Loubianka. Quelle hâte, quel émoi dans la maison! On en oublia la fouille rituelle, et il y eut un moment où l'empereur faillit détruire sa proclamation aux cabinets. Mais il se dit qu'on ne l'en cuisinerait que plus méchamment pour savoir où elle était. Un ascenseur le conduisit sans tarder jusqu'à un général assisté d'un colonel, et c'est le général qui, de sa propre main, tira le manifeste de la poche qu'il gonflait. Cependant, un seul interrogatoire suffit pour que la Grande Loubianka retrouvât son calme : en fait, tout cela n'était pas bien terrible. Il y eut dix arrestations au garage de la base automobile et quatre au garage du Commissariat du Peuple à l'Industrie pétrolière. Après quoi la suite de l'instruction fut confiée à un simple lieutenant-colonel qui analysa le manifeste avec de grands éclats de rire: « Voyons, Sire, vous écrivez ici : "Je donnerai à mon ministre de l'Agriculture l'instruction de dissoudre les kolkhozes dès le premier printemps." Mais comment partager le matériel et le bétail? Votre projet n'est pas au point... Plus loin vous dites : "Je développerai la construction de logements et j'établirai chacun à proximité de son lieu de travail... j'augmenterai le salaire des ouvriers..." Et les fafiots, Sire, vous les prendrez où? Ce sera la planche à billets, hein, à plein rendement? Puisque vous supprimez les emprunts !... Plus loin encore: "J'effacerai le Kremlin de la face de la terre." Mais où installerez-vous votre propre gouvernement? Le bâtiment de la Grande Loubianka vous conviendrait-il, par exemple? Vous aimeriez peut-être le visiter?... » De jeunes commissaires-instructeurs venaient écouter pour se payer la tête de l'empereur de toutes les Russies. Ils voyaient là de quoi rire, rien de plus. Nous non plus, dans notre cellule, nous ne pouvions pas toujours nous empêcher de sourire. « Vous ne nous oublierez pas en 1953, j'espère? » disait Z...v en nous adressant un clin d'œil. Tout le monde se moquait de lui... Ce Viktor Alexeïevitch aux sourcils blancs, à l'air simplet, aux mains calleuses, lorsque sa mère – Pélagueïa la mal inspirée – lui envoyait des pommes de terre bouillies, il les posait devant nous sans rien se réserver : « Mangez, mangez, camarades... » Il souriait d'un air timide. Il comprenait fort bien à quel point c'était désuet et ridicule d'être empereur de toutes les Russies. Mais si le choix du Seigneur s'était arrêté sur lui, qu'y pouvait-il? Bientôt, on le retira de notre cellule15. *** La veille du 1er Mai, on ôta de la fenêtre le rideau de défense passive. Nous touchions du doigt la fin de la guerre. Ce soir-là, la Loubianka était silencieuse comme jamais : c'était aussi, je crois, le lundi de Pâques, les fêtes se chevauchaient. Tous les commissaires-instructeurs festoyaient en ville et pas un seul détenu n'était conduit à l'interrogatoire. Au milieu du silence, nous entendîmes soudain quelqu'un protester contre quelque chose. On le fit sortir de sa cellule, on le conduisit dans un box (nous nous rendions compte à l'oreille de la disposition de toutes les portes) et, acculé là-dedans, on le battit longuement, porte ouverte. Dans le silence qui s'était étendu sur la prison, nous distinguions nettement chaque coup: tantôt dans le mou, tantôt sur une bouche qui cherche l'air. Le 2 mai, Moscou lança une salve de trente coups, ce qui voulait dire: capitale européenne. Comme il ne restait plus à prendre que Prague et Berlin, nous avions le choix entre ces deux villes. Le 9 mai, on nous apporta le dîner en même temps que le déjeuner, ce qui ne se faisait à la Loubianka que le 1er Mai et le 7 Novembre. Et c'est à cela que nous devinâmes que la guerre était finie. Le soir, il y eut une nouvelle salve de trente décharges d'artillerie. La dernière capitale avait été prise. Puis on tira encore une salve, de quarante coups je crois : c'était vraiment la fin des fins. Par-dessus la muselière de notre fenêtre, comme dans toutes les cellules de la Loubianka, comme dans toutes les prisons de Moscou, nous aussi, anciens prisonniers de guerre et combattants du front, nous regardions le ciel de Moscou enluminé par les feux d'artifice et zébré par les projecteurs. Boris Gammérov, jeune soldat d'une section antichar qui, démobilisé pour cause d'invalidité (blessure incurable au poumon), avait déjà eu le temps de se faire arrêter avec un groupe d'étudiants, se trouvait ce soir-là aux Boutyrki dans une cellule comble, peuplée pour moitié de prisonniers de guerre et de combattants du front. Il décrivit cette dernière salve en un huitain parcimonieux et on ne peut plus terre-à-terre: les détenus sont déjà couchés sur leurs châlits, enveloppés dans leurs capotes ; le bruit les réveille ; ils lèvent la tête et, en clignant des paupières, jettent un regard vers la muselière : tiens, une salve ; ils retombent sur leurs planches Et tous s'enroulent à nouveau dans leurs capotes. Ces capotes encore raidies par la boue des tranchées, poudrées par la cendre des feux de camps, déchirées par les éclats d'obus allemands. Elle n'était pas pour nous, cette Victoire-là. Il n'était pas pour nous, ce printemps-là. 1 KPZ (DPZ) : Kaméry (dom) predvaritelnovo zaklioutchénia « cellules (maison) de détention préventive ». Non pas l'endroit où l'on purge sa peine, mais celui où l'on est enfermé durant l'instruction. 2 Plus exactement: 156 x 209 cm. Comment le sait-on? C'est là que triomphent les calculs d'un ingénieur et la force d'une âme que la Soukhanovka n'a pas réussi à abattre: nous devons ces chiffres à Alexandre Dolgun. Pour ne pas se laisser démoraliser ni gagner par la folie, il s'efforçait de compter le plus possible. A Léfortovo, il comptait ses pas et les transformait en kilomètres ; en se rappelant les cartes, il avait calculé combien il y avait de Moscou à la frontière, puis d'un bout à l'autre de l'Europe et d'une rive à l'autre de l'océan Atlantique. Son objectif était de rentrer mentalement chez lui, en Amérique. Au bout d'une année passée au secret à Léfortovo, il était descendu au fond de l'Atlantique. C'est alors qu'on vint le prendre pour l'emmener à la Soukhanovka. Là, comprenant que rares seraient ceux qui parleraient plus tard de cette prison (c'est de lui que nous tenons tout ce que nous rapportons ici), il inventa le moyen de mesurer sa cellule. Sur le fond de sa gamelle de prisonnier, il découvrit la fraction 10/22 et devina que « 10 » désignait le diamètre du fond et « 22 » celui du bord. Il tira alors un fil de sa serviette de toilette, se fabriqua un mètre et mesura toutes choses. Après quoi, il s'efforça de trouver le moyen de dormir debout, un genou appuyé contre l'un des deux sièges, de façon à donner au gardien l'impression qu'il avait les yeux ouverts. Il y parvint et c'est uniquement grâce à cela qu'il ne perdit pas la raison. (Rioumine le maintint un mois sans sommeil.) 3 Si vous étiez à la Grande Maison pendant le blocus de Leningrad, ce pouvaient être aussi des cannibales : des gens qui avaient mangé de la chair humaine, qui avaient vendu des foies humains volés dans les salles d'autopsie. Ils étaient, je ne sais pourquoi, détenus au MGB avec les politiques. 4 J'hésite à le dire, mais à la veille des années soixante-dix de ce siècle, ces deux types d'hommes semblent émerger à nouveau. C'est étonnant. Inespéré, presque. 5 C'est-à-dire les prisons de la Sécurité d'Etat à proprement parler. 6 C'était une des rengaines de Staline : imputer à chacun de ses camarades de parti qu'il faisait arrêter (et, en général, à tous les anciens révolutionnaires) des services rendus à l'Okhrana tsariste. Méfiance outrancière? Ou bien... sentiment intime et raisonnement par analogie ? 7 Panneau mobile découpé dans la porte de la cellule et qui s'abat à l'intérieur en formant tablette. C'est par le guichet que l'on vous parle, que l'on vous donne votre nourriture, que l'on vous fait signer les papiers courants. 8 A l'époque où j'étais en prison, ce mot était déjà très répandu. On disait qu'il avait pour origine le cri des matons ukrainiens: Stoï, ta ne vertoukhaïs [Halte-là, et défense de tourniquer !] Mais on peut également rappeler l'anglais turnkey [gardien de prison, mot-à-mot « tourne-clef »]. Peut-être notre vertoukhaï est-il lui aussi l'homme qui tourne la clef (vertit klioutch) ? 9 Le destin avait attribué à cette compagnie une parcelle de terre moscovite qui a un faible pour le sang: c'est en face, sur l'autre trottoir du passage Fourkassovski, devant la maison de Rostoptchine, que fut massacré sans raison, en 1812, le malheureux Véréchtchaguine ; et c'est de l'autre côté de la rue Grande Loubianka qu'habitait (et tuait ses serfs) la sinistre Saltytchikha. (Po Moskvè [A travers Moscou], rédaction de N.A. Heinike et al., Moscou, éditions Sabachnikov, 1917, p. 231.) 10 Cette convention (La Haye 1907), renégociée à Genève en 1929, n'a été reconnue par l'U.R.S.S. qu'en 1955. 11 Selon le témoignage d'un ancien zek paru en 1974 (dans la Pensée russe du 27 juin), Iouri aurait été condamné à 25 ans de camp et aurait purgé sa peine à Sakhaline, sur le chantier n° 505. 12 Dans la précipitation de la révolution de Février, le journaliste radical Er. Pétcherski s'est vanté (dans le numéro du Ranneïé outro, « Le Petit Matin », du 7/20 mars 1917) d'avoir observé jour après jour, alors qu'il était détenu à l'Okhrana de Moscou, toute la vie de cet établissement en regardant par l'œilleton depuis l'intérieur de sa cellule. Son but était de nous terrifier en décrivant les horreurs de l'Okhrana, mais nous en retenons que ledit œilleton n'avait même pas de couvercle extérieur. 13 Il nous racontait que lorsque l'adipeux Chtcherbakov arrivait à son travail au Bureau d'information, il avait horreur de voir des gens, et que tout le personnel évacuait en vitesse les pièces qu'il devait traverser. Ployant en ahanant son corps obèse, il retournait un coin du tapis. Malheur à tout le Bureau s'il trouvait de la poussière. 14 A cela près qu'il confondait chauffeur et passager, l'auguste vieillard n'était pas loin de la vérité! 15 Lorsqu'on me présenta à Khrouchtchov, en 1962, la langue me démangeait de lui dire: « Vous savez, Nikita Sergueïevitch, nous avons une connaissance commune. » Mais je prononçai une autre phrase, plus utile, au nom des anciens prisonniers. Chapitre 6 CE PRINTEMPS-LÀ En juin 1945, chaque jour, matin et soir, montait jusqu'aux fenêtres de la prison des Boutyrki le son des cuivres : les orchestres devaient se trouver à proximité, du côté de la rue Lesnaïa ou de la rue Novoslobodskaïa. C'étaient toujours des marches, et on les reprenait indéfiniment. Nous, nous nous tenions près des fenêtres de la prison, grandes ouvertes mais sans laisser entrer d'air, derrière les muselières verdâtres en verre armé, et nous tendions l'oreille. Etaient-ce des unités militaires qui défilaient? ou bien des travailleurs qui se faisaient un plaisir de consacrer leurs loisirs à marcher au pas? nous l'ignorions, mais le bruit était déjà parvenu jusqu'à nous que l'on préparait la grande parade de la Victoire qui devait se dérouler sur la place Rouge, le 22 juin, pour le quatrième anniversaire du début de la guerre. Les pierres dont on a fait les fondations sont là pour gémir et s'enfoncer dans le sol, ce n'est pas à elles de couronner l'édifice. Mais même le droit d'occuper une place honorable dans les fondations fut refusé à ceux qui, abandonnés de façon insensée, avaient reçu sur leurs corps sacrifiés, en plein front et en pleine poitrine, le premier choc de cette guerre, et volé à l'ennemi sa victoire. Pour le traître, que sont les fanfares du triomphe?... Ce printemps 1945, dans nos prisons, fut surtout celui des prisonniers russes. Ils passaient dans les prisons de l'Union par immenses bancs gris, compacts, comme harengs dans l'océan. En la personne de Iouri Ievtoukhovitch, j'avais vu la première pointe d'un de ces bancs. Maintenant j'étais enveloppé tout entier, de tous côtés, par leur mouvement uniforme et plein d'assurance, qui semblait connaître sa destination. Les prisonniers de guerre n'étaient pas les seuls à passer dans ces cellules ; elles recevaient le flot de tous ceux qui avaient séjourné en Europe : émigrés de la guerre civile, Ostarbeiter* de la dernière guerre, officiers de l'Armée rouge qui se montraient trop tranchants et trop hardis dans leurs déductions, si bien que Staline pouvait craindre qu'il ne leur vînt à l'idée de rapporter, de leur campagne en Europe, la liberté européenne, comme cela s'était produit cent vingt ans auparavant. Mais les plus nombreux étaient tout de même les prisonniers. Et parmi ces prisonniers de tous âges, c'étaient mes contemporains qui dominaient, ou plus exactement les contemporains d'Octobre, ces garçons nés en même temps que la révolution, qui, en 1937, avaient défilé massivement, l'âme sereine, pour le vingtième anniversaire, et dont la classe formait justement, au début de la guerre, l'armée active qui devait être balayée en quelques semaines. Ainsi ce printemps passé à languir dans les prisons aux sons des marches de la Victoire fut-il le printemps expiatoire de ma génération. Nous à qui l'on chantait, penché sur notre berceau : « Tout le pouvoir aux soviets ! » ; nous qui tendions nos petites mains hâlées de pionniers vers la poignée du clairon et, au cri de « Soyez prêts! », répondions en saluant « Toujours prêts ! » ; nous qui avions introduit des armes à Buchenwald et avions adhéré, dans le camp même, au parti communiste, – voilà que maintenant que nous nous retrouvions parmi les brebis galeuses pour le seul crime de nous être obstinés à rester en vie. (C'est bien la raison exacte pour laquelle les rescapés de Buchenwald furent jetés dans nos camps : comment as-tu pu réchapper d'un camp de la mort? Il y a là quelque chose de louche !) Déjà, tandis que nous coupions en deux la Prusse orientale, j'avais vu de mornes colonnes de prisonniers qui rentraient, seuls affligés au milieu de l'allégresse générale, et leur tristesse m'avait stupéfié, bien que je n'en comprisse pas encore la raison. Je sautais à terre et m'approchais de ces colonnes spontanément formées (pourquoi des colonnes? pourquoi se mettaient-ils en rangs? personne ne les y obligeait, les prisonniers de toutes les autres nations rentraient en ordre dispersé ! Mais les nôtres voulaient se faire le plus soumis possible...). Je portais alors les épaulettes de capitaine: avec cela sur soi, et en quelques mots échangés sur le bord de la route, pas question d'arriver à savoir pourquoi ils étaient si tristes. Mais voilà qu'à mon tour, le destin m'avait jeté dans leur sillage. Ç'avait été d'abord la route à pied, avec eux, du contre-espionnage de l'Armée jusqu'à celui du Front ; là, au Smerch du Front, j'avais écouté, sans bien encore les comprendre, leurs premiers récits ; ensuite Iouri Ievtoukhovitch m'avait tout décortiqué ; et maintenant, sous les coupoles du château de briques rouges des Boutyrki, je sentais que cette histoire, qui était celle de plusieurs millions de prisonniers de guerre russes, me clouait à elle pour toujours, comme un cafard percé d'une épingle. L'histoire de ma propre incarcération m'apparaissait comme insignifiante, je ne pensais plus à pleurer les épaulettes qu'on m'avait arrachées. Là où s'étaient trouvés les hommes de mon âge, le hasard seul m'avait évité d'y être. Je comprenais soudain que mon devoir était de glisser mon épaule sous un coin de leur fardeau commun et de le porter jusqu'au bout de mes forces, jusqu'à ce qu'il m'écrase. En même temps qu'eux, j'avais été capturé au passage du Dniepr près de Soloviovo, ou dans la poche de Kharkov, ou dans les carrières de Kertch, et, les mains au dos, j'avais emporté avec moi ma fierté de Soviétique derrière les barbelés d'un camp de concentration ; j'avais fait la queue des heures durant, par une température glaciale, pour recevoir une louche de kawa (ersatz de café) froid, et j'étais finalement resté étendu par terre, mort, sans avoir pu arriver jusqu'à la marmite; à l'oflag 68 (Souvalki), j'avais creusé avec mes mains et le couvercle de ma gamelle un trou en forme de cloche (rétréci vers le haut) pour ne pas avoir à passer l'hiver en plein vent ; et alors que j'étais en train de mourir, un prisonnier devenu bête fauve s'était approché de moi en rampant pour ronger près du coude ma chair encore tiède ; et jour après jour, avec la conscience aiguë que donne la faim, dans le baraquement des typhiques ou devant les barbelés du camp anglais contigu, mon cerveau agonisant s'était pénétré d'une idée claire: la Russie soviétique avait renié ses fils expirants. « Les fiers enfants de la Russie », elle avait eu besoin d'eux aussi longtemps qu'ils s'étaient jetés sous les tanks, aussi longtemps qu'on avait encore pu les faire monter à l'assaut. Mais se charger de les nourrir en captivité ? Ce n'étaient plus que des bouches inutiles. Et d'inutiles témoins de défaites honteuses. Il arrive parfois que nous voulions mentir et que la Langue nous en empêche. Ces hommes furent déclarés traîtres, mais juges, procureurs et instructeurs firent à cette occasion une curieuse faute de langue. Et les condamnés eux-mêmes, le peuple entier, les journaux la reprirent à leur tour et l'ancrèrent dans l'usage, mettant involontairement à nu la vérité : on avait voulu les déclarer traîtres à la patrie, mais personne, en parlant ou en écrivant, et jusque dans les documents judiciaires, ne les appelait autrement que « traîtres de la patrie ». Tu l'as dit ! Ce n'étaient pas des traîtres à la patrie , c'étaient ses traîtres, les siens. Ce n'étaient pas eux, les malheureux, qui avait trahi leur patrie, c'était elle, la patrie calculatrice, qui les avait trahis, et cela par trois fois . La première fois, elle les avait trahis par incurie sur le champ de bataille, notre gouvernement bien-aimé ayant fait tout son possible pour que nous perdions la guerre en démantelant les lignes fortifiées, en exposant l'aviation à l'anéantissement, en faisant mettre en pièces détachées les tanks et l'artillerie, en éliminant les généraux compétents et en interdisant aux armées toute résistance1. Les prisonniers, c'étaient justement ceux dont les corps avaient servi à encaisser le choc et à arrêter la Wehrmacht. La deuxième fois, elle les avait trahis par cruauté, en les laissant crever en captivité. Et elle venait maintenant de les trahir pour la troisième fois, avec cynisme, en leur faisant miroiter son amour maternel (« La patrie vous a pardonné ! la patrie vous appelle! ») pour leur passer la corde au cou dès la frontière2. Gigantesque infamie dont furent victimes des millions et des millions d'hommes: déclarer traîtres ses propres soldats après les avoir soi-même trahis ! Et avec quelle facilité nous les avons balayés de notre horizon! Des traîtres, quelle honte! A la trappe! Avant nous, du reste, le Père de la nation les avait déjà rayés des cadres : quand il précipitait dans le hachoir de Viazma la fine fleur de l'intelligentsia moscovite, avec des pétoires à un coup modèle 1866, à raison d'une pour cinq hommes. (Ce Borodino- là , quel Léon Tolstoï le déploiera devant nous?) Ou quand, en décembre 1941, poussant sur la carte d'un geste obtus son doigt court et adipeux, ce Grand Stratège faisait traverser le détroit de Kertch – gratuitement, uniquement pour avoir un beau communiqué de Jour de l'An – à cent vingt mille de nos hommes – presque le nombre de Russes engagés à Borodino – et les livrait sans combat aux Allemands. Pourtant, le traître, voyez-vous, ce n'est pas lui, c'est chacun d'eux. Et avec quelle facilité nous nous prêtons au collage des étiquettes, avec quelle facilité nous avons accepté de considérer comme traîtres ces hommes qu'on avait trahis! Dans l'une des cellules des Boutyrki se trouvait, en ce printemps-là, le vieux Lébédev, un métallurgiste qui avait le titre de professeur mais ressemblait plutôt, par son allure, à un robuste ouvrier du XIXe ou même du XVIIIe siècle qui aurait travaillé aux usines Démidov. Large d'épaules, le front haut, une barbe à la Pougatchov, il avait des paluches faites pour empoigner une cuiller de fondeur à contenance d'un quintal. Dans la cellule, il portait à même ses sous-vêtements une blouse grise d'ouvrier toute décolorée, il était malpropre, et on aurait pu le prendre pour quelque auxiliaire technique employé par la prison – jusqu'au moment où il s'asseyait avec un livre et où, fidèle à l'habitude, la majesté souveraine de la pensée illuminait son visage. Les détenus s'agglutinaient souvent autour de lui ; de métallurgie il parlait peu, préférant expliquer, d'une grosse voix de basse qui résonnait comme une timbale, que Staline était de la même engeance de chacal qu'Ivan le Terrible : « fusille! étrangle! pas de quartier! » – et Gorki une lavette et un baratineur, un apologiste des bourreaux. J'étais enthousiasmé par ce Lébédev : j'avais l'impression que c'était le peuple russe tout entier qui s'incarnait devant moi dans ce corps trapu à la tête intelligente, aux mains et aux pieds de laboureur. Il avait déjà médité sur tant de choses! J'apprenais de lui à comprendre le monde! Et voilà qu'un beau jour, avec un geste tranchant de son énorme main, il déclara d'une voix tonnante que les 1-b étaient des « traîtres de la patrie » et que pour eux il ne devait pas y avoir de pardon. Or c'étaient justement des 1-b qui s'entassaient tout autour sur les châlits. Ah! comme ils furent blessés ! Le vieillard vaticinait avec assurance au nom de la Russie terrienne et laborieuse, et se défendre sur ce nouveau front était pour eux difficile et humiliant. C'est à moi et à deux gamins inculpés en vertu du « paragraphe 10 » qu'il revint de plaider leur cause et de discuter avec le vieillard. Mais à quel degré d'enténèbrement peut mener le mensonge monotone distillé par l'Etat! Même ceux d'entre nous qui ont la tête la plus spacieuse ne sont capables d'embrasser que la part de vérité où ils ont fourré leur propre museau. Vitkovski se livre sur ce sujet à des considérations plus générales (à partir de son expérience des années 30) : il remarque avec étonnement que les pseudo-nuiseurs, tout en comprenant fort bien qu'ils n'étaient pas eux-mêmes des saboteurs, disaient que l'on avait raison de secouer les puces aux militaires et aux curés. Et les militaires, de leur côté, tout en sachant parfaitement qu'ils n'avaient pas travaillé pour les services de renseignements étrangers et ne s'étaient pas employés à causer la ruine de l'Armée rouge, croyaient volontiers que les ingénieurs étaient des nuiseurs et que les curés étaient dignes d'être exterminés. Le raisonnement du citoyen soviétique coffré était le suivant: moi, personnellement, je ne suis pas coupable, mais avec les autres, qui sont des ennemis, tous les moyens sont bons! Ces gens-là, ni les leçons de l'instruction, ni celles de la cellule ne les éclairaient, et même une fois condamnés, ils conservaient l'aveuglement propre aux gens du dehors, continuant de croire au règne universel des complots, empoisonnements, actes de nuisance et d'espionnage. Dans toutes les guerres que la Russie a faites (il aurait mieux valu qu'elle en fît moins...), a-t-elle compté beaucoup de traîtres? A-t-on jamais remarqué que la trahison fût enracinée dans l'âme du soldat russe? Mais que sous le régime le plus juste au monde éclate la plus juste des guerres, et voilà des millions de traîtres qui surgissent des couches les plus populaires du pays. Comment comprendre cela? Comment l'expliquer? Dans la lutte contre Hitler, nous avons eu à nos côtés l'Angleterre capitaliste avec sa classe ouvrière dont la misère et les souffrances ont été décrites par Marx avec tant d'éloquence : pourquoi donc n'ont-ils eu, eux , au cours de cette guerre, qu'un seul et unique traître, le commerçant « Lord Haw-Haw »? alors que nous en avons eu des millions? On a peur de déclouer le bec pour le dire, mais c'est peut-être tout de même une question de régime?... Déjà, un proverbe russe très ancien justifiait la captivité: « Chetif crier poet, mort ne sçaurait ». Sous le tsar Alexis Mikhaïlovitch, pour avoir souffert l'injure d'estre captif, on était anobli! Et durant toutes les guerres qui suivirent, la société se fit un devoir de rapatrier, par voie d'échange, ses prisonniers, de les choyer et de les réconforter. Chaque évasion était magnifiée comme un acte d'héroïsme suprême. Pendant toute la Première Guerre mondiale, des collectes furent organisées en Russie pour venir en aide à nos prisonniers ; nos infirmières pouvaient leur rendre visite en Allemagne, et chaque numéro de journal rappelait à ses lecteurs que leurs compatriotes languissaient dans une cruelle captivité. Tous les peuples occidentaux firent encore de même lors de la dernière guerre: colis, lettres, secours de toutes sortes circulèrent sans difficulté par l'intermédiaire des pays neutres. Les prisonniers occidentaux ne s'abaissaient pas à puiser dans la marmite allemande, et c'est avec mépris qu'ils parlaient aux soldats de garde. Leurs gouvernements leur assuraient la prise en compte des années d'ancienneté, un avancement normal et même une solde. Seul le soldat de l'Armée rouge, cas unique au monde, ne se constitue pas prisonnier! C'était écrit dans le règlement (« Iévan plen nicht », comme le criaient les Allemands depuis leurs tranchées), mais qui pouvait se représenter tout ce que cela signifiait? La guerre existe, et la mort aussi, mais pas la captivité! quelle découverte! Cela veut dire : marche et crève pendant que nous autres continuerons à vivre. Et si tu as le malheur d'avoir été fait prisonnier et de revenir vivant, quand bien même tu aurais été amputé des deux jambes et avancerais sur des béquilles (comme le Leningradois Ivanov, commandant d'une compagnie de mitrailleuses pendant la guerre de Finlande et expédié à son retour au camp d'Oust-Vym), nous te ferons passer en jugement. Seul le soldat russe, rejeté par sa patrie et tenu pour moins que rien tant par nos ennemis que par nos Alliés, tendait sa gamelle vers la rinçure à cochons distribuée dans les arrière-cours du IIIe Reich. A lui seul la porte du retour était close, hermétiquement, même si les plus jeunes s'efforçaient de ne pas y croire : vous dites, un article 58-1-b et qui ne prévoit pas, en temps de guerre, de peine plus douce que l'exécution?... Eh bien, si : parce qu'il n'avait pas voulu mourir d'une balle allemande, le prisonnier russe devait mourir d'une balle soviétique! D'ordinaire, ça vient des autres; chez nous, ça vient des nôtres. (D'ailleurs, c'est une naïveté de dire: parce que. De tout temps, les gouvernements n'ont rien été moins que des moralistes. Jamais ils n'ont jeté en prison ou exécuté les gens parce que ceux-ci avaient fait telle ou telle chose. Ils les ont jetés en prison ou exécutés pour éviter que! Si tous nos prisonniers se sont retrouvés en prison, ce n'est évidemment pas parce qu'ils avaient trahi leur patrie, car le premier imbécile venu comprenait que seuls les vlassoviens pouvaient être jugés pour trahison. Non, on les a tous coffrés pour éviter qu'ils ne parlent de l'Europe dans leurs villages. Ce que n'ai vu, rêver n'y puis...) Ainsi donc, quelles voies s'offraient au prisonnier de guerre russe? De voie légale, il n'y en avait qu'une : s'étendre à terre et se laisser piétiner. Pour vivre, chaque brin d'herbe pousse où il peut sa tige fragile. Mais toi, tu dois te coucher et te laisser piétiner. Puisque tu n'as pas pu mourir sur le champ de bataille, meurs maintenant, mieux vaut tard que jamais ; dans ce cas, nous ne te jugerons pas. Toutes les autres voies que peut inventer votre cerveau désespéré, toutes conduisent à un conflit avec la Loi. Les soldats dorment. Ils ont dit ce qu'ils avaient à dire, Etendus, justifiés, à jamais. S'évader pour regagner la Patrie en traversant le réseau de barbelés du camp, puis la moitié de l'Allemagne, et enfin la Pologne ou les Balkans, conduisait au Smerch et sur le banc des accusés : comment se fait-il que tu te sois évadé, toi, alors que les autres ne le peuvent pas? Il y a là quelque chose de louche! Allons, avoue, ordure, de quelle mission on t'a chargé (Mikhaïl Bournatsev, Pavel Bondarenko et beaucoup, beaucoup d'autres). Il est de règle, dans notre critique littéraire, d'écrire que dans son immortel récit le Destin d'un homme, Cholokhov a exprimé « l'amère vérité » sur « cet aspect de notre vie », qu'il a « mis à nu » le problème. Nous sommes obligés de répondre que dans ce récit en somme très faible, où les pages militaires sont pâles, peu convaincantes (l'auteur, visiblement, ne connaît pas la dernière guerre) et la description des Allemands stéréotypée comme une image d'Epinal, au point qu'elle en devient comique (seule l'épouse du héros est réussie, mais c'est une pure chrétienne sortie d'un roman de Dostoïevski), dans ce récit, donc, consacré au destin d'un prisonnier de guerre, le véritable problème de la captivité est ou bien dissimulé, ou bien déformé: 1 L'auteur a choisi à dessein le cas le moins délictueux – celui d'un prisonnier capturé évanoui – afin de rendre le héros « incontestable » et de pouvoir esquiver toute l'acuité du problème. (Et quand on s'était rendu en ayant toute sa connaissance, comme ce fut le cas pour la majorité... hein, que se passait-il alors?) 2 D'après ce récit, le problème essentiel de la captivité n'est pas dans le fait que la Patrie nous ait abandonnés, reniés, maudits (Cholokhov n'en dit mot), et que cela, justement, nous ait mis dans une situation sans issue, – il est dans le fait que des traîtres se soient déclarés parmi nous. (Mais si on admet que c'est là l'essentiel, il faudrait gratter un peu plus loin et expliquer d'où ils sortaient, ces traîtres, un quart de siècle après une révolution soutenue par le peuple tout entier!) 3 L'auteur a inventé un récit d'évasion rocambolesque, digne d'un roman policier, avec une foule de détails tirés par les cheveux, pour éviter l'opération obligatoire et inexorable attendant tout homme qui revenait de captivité : le passage par le Smerch et le Camp de Contrôle et de Filtrage. Non seulement on ne flanque pas Sokolov derrière des barbelés, comme l'ordonnent les instructions, mais – galéjade ! – un colonel lui donne un mois de permission! (Autrement dit, le temps de remplir la « mission » que lui on confiée les services de renseignements fascistes? Voilà un colonel qui ne va pas tarder à filer où je pense, lui aussi!) S'évader pour rejoindre les maquis occidentaux, les forces de la Résistance, cela retardait seulement l'heure où il faudrait répondre de tout devant un tribunal, et cela faisait de vous un personnage encore plus dangereux: en vivant librement au milieu des Européens, vous aviez pu y contracter un fort mauvais esprit. Et si vous n'aviez pas craint de vous évader, puis de combattre, c'est que vous étiez un homme décidé, doublement dangereux une fois de retour dans la patrie. S'arranger pour survivre, au camp, sur le dos de ses compatriotes et de ses camarades? Devenir surveillant, chef de bloc, auxiliaire des Allemands et de la mort? La loi stalinienne ne châtiait pas cette conduite plus sévèrement que la participation à la Résistance: même article, même peine (et l'on peut deviner pourquoi: c e genre d'homme - 1 à est moins dangereux!). Mais une loi intime, inexplicablement ancrée en nous, interdisait cette voie à tous, sauf à la racaille. Une fois exclues ces quatre voies, impraticables ou inacceptables, il en restait une cinquième: attendre les agents recruteurs et voir ce qu'ils proposeraient. Parfois, ces agents étaient par bonheur des délégués de cantons ruraux qui embauchaient des ouvriers agricoles pour les Bauer* ; ou bien des représentants de firmes venant se choisir des ingénieurs et des ouvriers. D'après les suprêmes impératifs staliniens, vous deviez là encore renier votre qualité d'ingénieur, dissimuler celle d'ouvrier qualifié. Ingénieur-constructeur ou technicien en électricité, vous n'aviez qu'un seul moyen de préserver votre pureté de patriote: rester au camp à creuser la terre, à pourrir et à fouiller dans les détritus. Il n'y aurait eu alors que trahison simple et vous auriez pu, la tête haute, escompter une peine de dix ans, plus cinq de muselière*. Tandis qu'à présent, pour trahison aggravée de travail au service de l'ennemi – et, par-dessus le marché, dans votre spécialité – vous vous entendiez condamner, la tête basse, à... dix ans, plus cinq de muselière! Telle était la fine orfèvrerie d'hippopotame dans laquelle excellait Staline! Mais le camp voyait aussi débarquer des agents recruteurs d'une tout autre espèce: c'étaient des Russes qui d'ordinaire étaient la veille encore instructeurs politiques dans l'Armée rouge (les Gardes blancs ne s'adonnaient pas à ce genre de travail). Ils tenaient dans le camp un meeting au cours duquel ils vilipendaient le pouvoir soviétique et appelaient les prisonniers à s'enrôler dans des écoles d'espionnage ou dans les unités de Vlassov. Celui qui n'a pas souffert de la faim comme nos prisonniers de guerre, qui n'a pas comme eux rongé les chauves-souris égarées dans le camp, qui n'a pas fait bouillir de vieilles semelles, je doute qu'il puisse comprendre la puissance matérielle invincible qu'acquiert tout appel, tout argument, quand il a derrière lui, aux portes du camp, une roulante qui fume et que chacun de ceux qui acceptent peut aussitôt se remplir la panse de kacha: s'en mettre jusque-là encore une fois! au moins une fois avant de mourir! Mais, en plus de cette kacha fumante, il y avait dans les exhortations de l'agent recruteur le mirage de la liberté et de la vraie vie – ailleurs! Dans les bataillons de Vlassov. Dans les régiments cosaques de Krasnov. Dans les bataillons d'ouvriers chargés de bétonner le futur mur de l'Atlantique. Dans les fjords de Norvège. Dans les sables de Libye. Dans les rangs des « Hiwi », les Hilfswillige, auxiliaires volontaires de la Wehrmacht (chaque compagnie allemande comptait 12 Hiwi). Dans les rangs, enfin, des « politsaï » ruraux, pour faire la chasse aux partisans (dont beaucoup devaient eux aussi être reniés par leur patrie). Ailleurs, n'importe où! – plutôt que de rester crever là comme une bête de somme oubliée. Un homme qu'on a réduit à ronger des chauves-souris, on l'a soi-même relevé de toute obligation, non seulement envers la patrie mais envers l'humanité! Et ceux de nos prisonniers qui s'engageaient comme « espions accélérés », ceux-là ne tiraient pas encore les conclusions extrêmes de l'abandon dont ils avaient été victimes et agissaient encore avec un patriotisme remarquable. Ils voyaient là le moyen le moins onéreux d'échapper au camp. Presque tous envisageaient les choses ainsi : dès que les Allemands les auraient fait passer en territoire soviétique, ils iraient se présenter aux autorités, livreraient leur équipement et les instructions reçues, riraient un bon coup, avec des supérieurs bienveillants, de ces idiots d'Allemands, remettraient leur uniforme de l'Armée rouge et reprendraient place avec entrain dans les rangs des braves. Dites-moi, qui pouvait humainement s'attendre à autre chose? comment pouvait-il en aller autrement? C'étaient des garçons au cœur simple; j'en ai beaucoup rencontré: visage rond sans complications, accent charmant de Viatka ou de Vladimir. Ils s'engageaient avec entrain comme espions, alors qu'ils n'avaient été à l'école que quatre ou cinq ans dans leur village et ne savaient absolument pas se servir d'une boussole et d'une carte. On pourrait croire, n'est-ce pas, qu'ils se représentaient les choses de la seule manière raisonnable. On pourrait croire que toute cette entreprise n'était qu'une sottise inutilement coûteuse pour le commandement allemand. Eh bien, mais pas du tout! Hitler jouait à l'unisson de son frère en despotisme! L'espionnite était un des traits fondamentaux de la folie stalinienne. Staline avait l'impression que son pays grouillait d'espions. Tous les Chinois vivant en Extrême-Orient soviétique eurent droit à l'article 58-6 - espionnage – et furent expédiés dans les camps du Nord où ils périrent. Les Chinois ayant participé à la guerre civile subirent le même sort, sauf ceux qui avaient décampé à temps. Plusieurs centaines de milliers de Coréens furent exilés au Kazakhstan, victimes en bloc des mêmes soupçons. Tous les Soviétiques qui s'étaient une fois dans leur vie rendus à l'étranger, qui avaient un jour ou l'autre ralenti le pas devant un hôtel « Intourist », dont les traits s'étaient trouvés fixés sur la même pellicule qu'une physionomie étrangère ou qui avaient eux-mêmes photographié un bâtiment dans une ville (la Porte* d'Or de Vladimir, par exemple), étaient accusés d'espionnage. Accusés d'espionnage, les gens qui avaient regardé trop longtemps une voie de chemin de fer, un pont routier ou une cheminée d'usine. Accusés d'abord et avant tout d'espionnage, tous les communistes étrangers – et ils étaient nombreux – fixés en Union soviétique, ainsi que tous les fonctionnaires du Komintern, petits et grands, sans distinction de personnes3. Même les fusiliers lettons – les baïonnettes les plus sûres des premières années de la révolution – furent accusés d'espionnage lorsqu'on les arrêta massivement en 1937! On eût dit que Staline avait retourné le fameux aphorisme de Catherine II en le multipliant: il préférait envoyer au pourrissoir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf innocents plutôt que de laisser échapper un seul vrai espion. Dans ces conditions, comment aurait-on pu faire confiance à des soldats russes qui étaient effectivement passés entre les mains des services de renseignements allemands? Et comme ils facilitaient la tâche des bourreaux du MGB, ces soldats qui déferlaient d'Europe par milliers sans faire mystère qu'ils s'étaient volontairement enrôlés comme espions! Quelle frappante confirmation des pronostics du Sage des Sages! Allez, rentrez bien vite, benêts que vous êtes! Il y a beau temps que tout est prêt pour vous: numéro d'article et juste rétribution! Mais le moment est venu de poser une question: il y a tout de même bien eu des prisonniers qui ont refusé tout enrôlement; qui n'ont jamais travaillé dans leur spécialité pour le compte des Allemands; qui n'ont pas été Ordner dans leur camp; qui ont passé toute la guerre derrière les barbelés sans mettre le nez dehors; et qui malgré tout ne sont pas morts, bien que ce soit presque incroyable! Par exemple, ils confectionnaient des briquets avec des débris de ferraille, comme les ingénieurs électriciens Nikolaï Andreïevitch Sémionov et Fiodor Fiodorovitch Karpov, et se procuraient ainsi un petit supplément de nourriture. Ceux-là, voyons, est-ce que vraiment la patrie ne leur a pas pardonné de s'être laissé faire prisonniers? Non, elle ne leur a pas pardonné! Aux Boutyrki, j'ai fait la connaissance de Sémionov et de Karpov, alors déjà condamnés, comme ils le méritaient, à... combien? – mon lecteur perspicace le sait d'avance: dix ans, plus cinq de muselière. Et pourtant, brillants ingénieurs tous deux, ils avaient repoussé la proposition des Allemands de travailler dans leur spécialité! Et en 1941, le sous-lieutenant Sémionov était parti volontaire pour le front. Et en 1942, il ne portait toujours qu'un étui vide en guise de pistolet (son commissaire-instructeur refuserait de comprendre pourquoi il ne s'était pas brûlé la cervelle avec son étui). Et il s'était évadé trois fois de captivité. Enfin, en 1945, tout juste libéré de son camp de concentration allemand, il avait été fourré à titre disciplinaire dans un tank russe (pour un raid de blindés), avait participé à la prise de Berlin et été décoré de l'Etoile rouge – après quoi, et après quoi seulement, on l'avait chopé pour de bon et gratifié d'une peine de camp. Ce destin est le fidèle miroir de notre Némésis. Rares furent les anciens prisonniers de guerre qui traversèrent la frontière soviétique en hommes libres et si, à la faveur du désordre, certains réussirent à se faufiler, on leur mit la main au collet par la suite, même jusqu'en 1946 ou 1947. Les uns étaient arrêtés dans les centres de rassemblement en Allemagne. Les autres n'étaient pas arrêtés officiellement, mais à partir de la frontière on les transportait sous escorte, dans des wagons à bestiaux, jusqu'à l'un des innombrables Camps de Contrôle et de Filtrage (PFL) qui parsemaient tout le pays. Ces camps ne se distinguaient des Camps de Redressement par le Travail que par une chose: ceux qui s'y trouvaient n'avaient pas encore été condamnés et devaient l'être au cours de leur séjour dans le camp. Tous ces PFL avaient eux aussi une affectation économique: ils étaient rattachés soit à une usine, soit à une mine, soit à un chantier, et les anciens prisonniers de guerre, voyant la patrie retrouvée à travers les barbelés, comme ils avaient vu l'Allemagne, pouvaient dès le premier jour se réinsérer dans la journée de travail de dix heures. On occupait leurs loisirs – le soir et la nuit – par des interrogatoires, et chaque camp regorgeait à cet effet d'agents opérationnels et de commissaires-instructeurs. Comme toujours, l'instruction partait du principe que vous étiez notoirement coupable. C'est vous qui, sans sortir des barbelés, deviez apporter la preuve que vous ne l'étiez pas. Or vous ne pouviez pour cela vous appuyer que sur des témoins qui étaient eux aussi d'anciens prisonniers et risquaient fort de se trouver dans un tout autre camp, à mille lieues de là; alors les agents de Kémérovo envoyaient des demandes de renseignements à ceux de Solikamsk, lesquels interrogeaient les témoins et expédiaient à leur tour, en même temps que les réponses, des demandes de renseignements, moyennant quoi vous étiez vous aussi interrogé comme témoin. Certes, le démêlage de votre histoire pouvait prendre une année ou deux, mais la Patrie n'avait rien à y perdre, puisque vous alliez chaque jour extraire votre ration de charbon. Et si l'un de vos témoins disait sur vous une parole de travers ou si aucun d'eux n'était plus en vie – ma foi, tant pis pour vous: vous étiez homologué comme « traître de la patrie » et un tribunal siégeant en session volante vous tamponnait votre billet de dix. Si, au contraire, de quelque façon que l'on tournât les choses, tout concordait et semblait prouver qu'effectivement vous n'aviez pas travaillé pour les Allemands et surtout n'aviez pas eu le temps de voir d'Américains ni d'Anglais en chair et en os (avoir été délivré par eux, et non par nous, était une circonstance lourdement aggravante), alors les agents opérationnels décidaient du degré d'isolation que vous méritiez. A certains, ils prescrivaient un changement de lieu de résidence (cela rompt toujours vos liens avec votre entourage et vous rend plus vulnérable). A d'autres, ils proposaient noblement d'entrer dans la Vokhra, c'est-à-dire la garde militaire des camps: tout en restant libre en apparence, vous perdiez toute liberté individuelle et étiez expédié dans des endroits perdus. Aux troisièmes, enfin, ils serraient la main et, bien que pour le simple fait de s'être constitués prisonniers pareils individus eussent mérité d'être fusillés, ils les laissaient fort humainement rentrer chez eux. Mais les malheureux se réjouissaient trop tôt! Leurs dossiers les précédaient, expédiés au pays par les canaux secrets des services spéciaux. De toute façon, ces gens-là avaient définitivement cessé d'être des nôtres et, dès la première vague d'arrestations massives (comme celle qui survint en 1948-1949), ils furent coffrés avec l'étiquette « agitateur » ou n'importe quelle autre convenablement choisie; ce sont des cas que j'ai également côtoyés en prison. « Ah! si j'avais su!... » Telle était la rengaine des cellules en ce printemps-là. Si j'avais su que je serais accueilli ainsi! dupé de cette façon! réduit à un sort pareil! – Voyons, est-ce que je serais rentré? Jamais de la vie! Je me serais débrouillé pour passer en Suisse, en France! J'aurais traversé la mer! l'océan! filé au bout du monde. Souvent, du reste, même quand ils savaient, les prisonniers choisissaient de rentrer. Vassili Alexandrov, fait prisonnier, fut emmené en Finlande. Là, un vieux marchand de Saint-Pétersbourg le dénicha, lui fit préciser son prénom et son patronyme et lui dit: « Depuis 1917, je reste redevable à votre père d'une importante somme d'argent que je n'ai jamais eu l'occasion de lui rembourser. Veuillez avoir l'obligeance de toucher cette somme! ». Une aubaine. Après la guerre, Alexandrov fut admis dans le milieu des émigrés russes, où il trouva même à se fiancer – et pas n'importe comment: par amour. Son futur beau-père lui donna à lire, pour son édification, toute la collection de la Pravda de 1918 à 1941, telle quelle, sans estompages ni corrections. En même temps, il lui raconta, eh bien, à peu près l'histoire des flots qui figure dans le chapitre 2. Et malgré tout... Abandonnant sa fiancée et son aisance, Alexandrov rentra en URSS où, comme on peut facilement le deviner, il écopa de dix ans, plus cinq de muselière. Trop heureux, en 1953, dans son camp spécial, de s'embusquer brigadier*... Les têtes logiques rectifiaient: non, notre erreur remonte à plus loin! Quel besoin avions-nous, en 41, de nous ruer en première ligne! Que diable allions-nous faire dans cette galère? Il aurait fallu se planquer à l'arrière dès le début, bien pépères; ces types-là, maintenant, ce sont des héros. Mais le mieux, ç'aurait été encore de déserter: on sauvait sa peau à coup sûr, et au lieu du billet de dix, c'était huit ans, sept ans – ce qu'on donne dans ce cas-là ; et puis, au camp, plus question de se faire vider d'aucune fonction: un déserteur, vous comprenez, ce n'est pas un ennemi, ce n'est pas un traître, ce n'est pas un politique, c'est un type sûr, un brave droit-co. A quoi on leur objectait avec animation: oui, mais les déserteurs sont bons pour faire leur temps jusqu'au bout et pourrir là-bas, jamais on ne leur pardonnera. Tandis que nous, nous allons bientôt être amnistiés, nous allons bientôt être tous relâchés. (Le principal privilège des déserteurs, on l'ignorait encore, à l'époque!...) Quant à ceux qui avaient été piqués, chez eux ou dans une unité de l'Armée rouge, en vertu du paragraphe 10, ils regardaient souvent avec envie les prisonniers de guerre: bon sang, dire que pour le même prix (le même billet de dix) on aurait pu, comme ces gars-là, voir tant de choses intéressantes, tant d'endroits différents! Au lieu de partir crever dans un camp sans avoir jamais rien vu d'autre que notre escalier puant. (Mais en même temps, ces 58-10 cachaient mal un pressentiment jubilant: ce seraient eux les premiers amnistiés!) Les seuls à ne pas soupirer « Ah! si j'avais su! » (parce qu'ils avaient toujours su à quoi ils s'exposaient), les seuls à n'attendre ni clémence ni amnistie, étaient les vlassoviens. *** Bien avant notre rencontre inattendue sur les châlits des prisons, je connaissais leur existence et m'interrogeais sur leur compte. Ce furent d'abord des tracts maintes fois trempés par la pluie et séchés par le soleil, qui traînaient dans l'herbe haute (cela faisait trois ans qu'elle n'était plus fauchée) de la zone du front, près d'Oriol. On y voyait une photo du général Vlassov, accompagnée de sa biographie. L'image floue montrait un visage repu d'homme qui a réussi, le visage de tous nos généraux de formation soviétique. (En réalité, c'était faux, Vlassov était grand et maigre, et les clichés plus fins permettent de le voir mieux: plutôt un moujik qui a fait quelques études et chaussé des lunettes d'écaille.) La biographie qui suivait semblait confirmer cette réussite: pendant les années d'arrestations tous azimuts il avait été envoyé comme conseiller militaire auprès de Tchang-Kaï-Chek. Mais à quelles phrases imprimées là pouvait-on ajouter foi? Andreï Andreïevitch Vlassov naquit en 1900 dans la famille d'un paysan du gouvernement de Nijni-Novgorod. Grâce à la sollicitude de son frère, instituteur de campagne, il fit toutes les classes de l'école religieuse de Nijni-Novgorod, mais quitta le séminaire sans avoir terminé ses études: la révolution l'entraînait. Au printemps 1919, il fut mobilisé dans l'Armée rouge et à la fin de l'année, il commandait déjà une section contre Dénikine; il termina la guerre civile à la tête d'un compagnie et demeura dans l'armée. En 1928, ce furent les cours « Vystrel », puis le travail d'officier d'état-major. En 1930, il adhéra au VKP(b), ce qui lui ouvrit de nouvelles possibilités d'avancement. En 1938, arrivé au grade de commandant de régiment, il fut envoyé comme conseiller militaire en Chine. N'ayant pas de liens avec les sphères supérieures de l'armée et du parti, il eut la chance de se trouver dans le « deuxième échelon » appelé par Staline à prendre la relève des commandants d'armée, de division et de brigade qui venaient d'être exterminés. En 1939, le voici commandant de division et en 1940, à la première fournée de nominations aux « nouveaux » (anciens) grades, général-major. La suite permet d'inférer que parmi les généraux de cette nouvelle vague, souvent obtus et sans expérience, Vlassov était l'un des plus capables. Sa 99e division de tirailleurs, qui jusque-là traînait en queue de l'Armée rouge, se vit bientôt citée en exemple par l'Etoile* rouge et, la guerre venue, elle ne fut pas prise au dépourvu par l'attaque d'Hitler, bien au contraire: alors que tout refluait vers l'Est, elle marcha à l'Ouest, reconquit Pérémychl et s'y maintint durant six jours. Après un bref passage à la tête d'un corps d'armée, le voici en 1941, aux abords de Kiev, commandant la 37e Armée. Pris dans l'énorme poche de Kiev, il réussit à forcer le passage avec un détachement de belles dimensions. En novembre, Staline lui confia la 20e Armée; il engagea le combat aux portes de Khimki, lança une contre-offensive qui le conduisit jusqu'à Rjev et fut ainsi l'un des sauveurs de Moscou. (Dans le bulletin de l'Informburo en date du 12 décembre, la liste des généraux est la suivante: Joukov, Léliouchenko, Kouznetsov, Vlassov, Rokossovski...) Au rythme précipité de ces mois-là, il eut encore le temps d'être promu adjoint au commandant du Front du Volkhov (général Méretskov), et, en mars, lorsque la 2e Armée de choc, lancée étourdiment à l'assaut du blocus de Léningrad, se retrouva coupée de ses arrières, il en prit le commandement sur place, dans la poche. On pouvait encore passer sur les derniers chemins gelés, mais Staline interdit de battre en retraite, forçant au contraire l'armée déjà dangereusement enfoncée à continuer sa progression dans une région marécageuse transformée en bourbier, sans vivres, sans armes, sans appui aérien. Après deux mois de famine et de mort lente pour l'armée encerclée (des soldats qui y avaient été me racontèrent plus tard, dans les cellules des Boutyrki, qu'ils râclaient la corne des sabots de chevaux en putréfaction, faisaient bouillir ces râclures et les mangeaient), les Allemands déclenchèrent le 14 mai 1942 une offensive concentrique (dans les airs il n'y avait, bien entendu, que des avions allemands!). Et c'est seulement alors – ô dérision – qu'ils reçurent de Staline l'autorisation de repasser le Volkhov. D'où ces tentatives désespérées qu'ils firent encore, jusqu'au début de juin, pour rompre l'encerclement. Ainsi périt (comme pour répéter le destin de la 2e Armée de Samsonov, précipitée elle aussi dans une poche par des ordres fous) la 2e Armée de choc de Vlassov. Bien sûr, la Patrie avait été trahie! Bien sûr, il y avait là cruelle trahison! Mais... de la part de Staline. Trahir, ce n'est pas forcément se vendre. Impéritie et négligence dans la préparation de la guerre, affolement et couardise au début de l'invasion, sacrifices absurdes d'armées et de corps d'armée qu'il ordonne uniquement pour sauver son uniforme de maréchal – y a-t-il trahison plus lourde pour un commandant suprême? A la différence de Samsonov, Vlassov ne se suicida pas; après avoir erré encore dans les forêts et les marécages, il se constitua prisonnier le 12 juillet, dans la région de la rivière Siverskaïa. Bientôt il se retrouva à Vinnitsa, dans un camp spécial pour hauts gradés créé par le comte von Stauffenberg, le futur conspirateur. – Cette protection des milieux militaires d'opposition (de nombreuses têtes devaient ensuite émerger et tomber dans l'affaire du complot contre Hitler) accompagna Vlassov durant les deux années suivantes. – Dès ses premières semaines de captivité, il rédigea avec le colonel Boïarski, ex-commandant de la 41e division de la Garde, un rapport où ils exposaient que la population et l'armée de leur pays accueilleraient favorablement, dans leur majorité, le renversement du gouvernement soviétique, si l'Allemagne reconnaissait la nouvelle Russie comme son égale. (Il est possible que sur cette décision rapide soit venue également peser l'expérience personnelle de Vlassov: les parents de sa femme avaient été « dékoulakisés » et elle les avait officiellement reniés, tout en les aidant en secret. Mais maintenant, c'était elle-même et son fils qui se trouvaient sacrifiés par la nouvelle ligne de conduite du général: à partir d'une certaine date, ils disparaissent tous deux dans la gueule du NKVD.) Quand on tenait ce tract entre les mains, on avait peine à croire que ce fût là un homme de grande envergure ou que cet officier qui avait servi fidèlement, toute sa vie, le pouvoir soviétique, prît à cœur, profondément et depuis longtemps, le sort de la Russie. Les tracts suivants annonçaient la création de la ROA, « Armée russe de Libération »: cette fois, ils étaient écrits non seulement en mauvais russe, mais avec un esprit étranger, de toute évidence allemand, et sans aucun intérêt pour le sujet traité – ce qu'ils compensaient en vantant grossièrement la soupe bien grasse et l'humeur joyeuse des soldats. Cette armée, il était déjà difficile de croire à son existence, mais si elle existait réellement, comment parler à son propos d'humeur joyeuse?... Seuls les Allemands pouvaient raconter pareilles sornettes. Le fait est que la ROA n'a eu aucune existence réelle presque jusqu'à la fin de la guerre. Ce qu'on a eu, c'est en permanence, durant toutes les années de guerre, quelques centaines de milliers de« « Hilfswillige » disséminés dans toutes les unités allemandes, tantôt soldats à part entière, tantôt non. Et il a existé également des formations antisoviétiques de volontaires composées d'ex-citoyens de l'URSS, mais sous les ordres d'officiers allemands. Les premiers à apporter ainsi leur soutien aux Allemands furent les Lituaniens (nous leur en avions déjà fait déguster, en l'espace d'un an!). Ensuite apparurent une division SS composée de volontaires ukrainiens et des détachements SS composés d'Estoniens. En Biélorussie, une milice populaire contre les partisans (et qui atteignit le chiffre de 100 000 hommes!). Un bataillon turkestanais. En Crimée, un bataillon tatare. (Et tout cela semé par les Soviets eux-mêmes. En Crimée, par exemple, ils avaient sottement fait la guerre aux mosquées – alors qu'au moment de la conquête du pays la Grande Catherine, qui voyait loin, avait fait subventionner par le Trésor leur construction et leur agrandissement. Et que les hitlériens surent eux aussi, dès leur arrivée, se poser en défenseurs des mosquées.) Lorsque les Allemands eurent conquis le Sud du pays, le nombre des bataillons de volontaires s'accrut encore: un pour la Géorgie, un pour l'Arménie, un pour le Caucase du Nord et 16 pour les Kalmouks. (Dans le Midi, il n'y eut presque pas de partisans.) Quand ils durent décrocher du Don, un convoi cosaque partit avec eux: environ 15 000 personnes, dont la moitié capables de porter les armes. En 1941, dans les environs de Lokot (région de Briansk), la population procéda à la dissolution des kolkhozes avant même que l'ennemi ne fût là, puis elle s'arma contre les partisans et créa une région autonome (à sa tête, l'ingénieur K.P. Voskoboïnikov) qui devait durer jusqu'en 1943; elle disposait d'une brigade armée de 20 000 hommes (drapeau à l'effigie de saint Georges) qui se désignait elle-même par le nom de RONA, Armée populaire russe de Libération. Cependant, il ne devait pas être créé de véritable armée pan-russe de libération, en dépit des projets et des tentatives qui émanèrent aussi bien de Russes brûlant de libérer leur pays les armes à la main, que d'un groupe de militaires allemands jouissant d'une influence limitée et occupant des postes de moyenne importance, mais réalistes et conscients qu'avec la politique hitlérienne de colonisation à outrance, la guerre contre l'URSS ne pouvait pas être gagnée. On comptait parmi ces militaires un assez grand nombre d'Allemands des pays baltes ayant parfois derrière eux toute une tradition de service de la Russie et qui sentaient avec acuité la situation de notre pays; ainsi, par exemple, le capitaine Strick-Strickfeldt. Ce groupe essaya vainement de faire comprendre dans les hautes sphères hitlériennes la nécessité d'une alliance germano-russe. Déjà, ils imaginaient le nom de la future armée, et le statut qu'on lui donnerait, et l'écusson (à champ de Saint-André*) que les soldats, en uniforme allemand, porteraient sur la manche. En 1942, dans le village d'Ossintorf près d'Orcha, fut créée avec l'aide d'un certain nombre d'émigrés russes (Ivanov, Kromiadi, Igor Sakharov, Grigori Lamsdorf) une « unité d'essai » composée de prisonniers soviétiques: avec un uniforme et des armes soviétiques, ils portaient les anciennes épaulettes et la cocarde nationale russe. Fin 42, cette formation comptait 7000 hommes, soit quatre bataillons destinés à devenir des régiments, et se considérait comme le début de la RNNA, Armée populaire nationale russe. On avait plus de volontaires que l'unité n'en pouvait accueillir. Mais on se sentait mal assuré, faute de confiance en les Allemands, et à juste titre. En décembre 1942 arriva un ordre de dislocation: les bataillons devaient être dissociés, revêtus de l'uniforme allemand et incorporés à des unités allemandes. La même nuit, 300 hommes passèrent chez les partisans. C'est en automne 1942 que Vlassov permit que l'on réunît sous son nom toutes les formations antibolchéviques, et en ce même automne 1942 que le Grand Quartier Général d'Hitler repoussa les tentatives faites par les cadres moyens de l'armée pour obtenir que l'Allemagne renonce à ses plans de colonisation à l'Est et les remplace par la création de forces nationales russes. Ainsi, à peine avait-il pris sa décision fatale et fait le premier pas dans la voie choisie, Vlassov se voyait privé de tout rôle autre que de propagande – et jusqu'à la fin, il devait en être ainsi. Les milieux militaires qui le protégeaient, pensant donner plus de poids à leur idée par un début de réalisation, décidèrent de lancer la fameuse proclamation du « Comité de Smolensk » (elle fut jetée au-dessus des lignes soviétiques le 13 janvier 1943) qui promettait toutes les libertés démocratiques, ainsi que l'abolition des kolkhozes et du travail forcé. (Or c'est justement de janvier 43 que date l'interdiction de toute unité militaire russe supérieure au bataillon...) Bien que non autorisée, la proclamation se répandit aussi dans les régions occupées par les Allemands, où elle suscita beaucoup d'émotion et une grande attente. Les partisans la démolissaient en disant que ni le Comité de Smolensk ni l'Armée russe de Libération n'avaient l'ombre d'une existence, que tout ça n'était que bourrage de crâne allemand. Cette première initiative appelait obligatoirement la seconde, c'est-à-dire les tournées de propagande de Vlassov dans les régions occupées (action de franc-tireur, cette fois encore, réalisée à l'insu et contre la volonté du Grand Quartier Général et de Hitler; notre esprit de sujets d'un état totalitaire peine à imaginer pareille indépendance: chez nous, nul ne saurait faire un pas sans le visa de l'autorité suprême, mais c'est que notre système est incomparablement plus rigide et qu'à l'époque nous avions déjà derrière nous un quart de siècle de calcification, les nazis 10 ans seulement). Vêtu d'une capote faite avec les moyens du bord et qui n'était celle d'aucune armée: en tissu marron, avec des revers rouges de général mais sans insignes de grade, Vlassov effectua son premier voyage en mars 1943 (Smolensk, Moguiliov, Bobrouïsk) et le second en avril (Riga, Pétchory, Pskov, Gdov, Louga). Ces tournées enfiévrèrent la population russe; elles créaient l'illusion tangible qu'un mouvement russe indépendant était en train de naître, qu'une Russie indépendante pouvait ressusciter. Vlassov parla à Smolensk et à Pskov dans des salles de théâtre pleines à craquer et traita des buts poursuivis par le mouvement de libération, disant ouvertement que pour la Russie le national-socialisme était inacceptable, mais qu'il était d'autre part impossible de renverser le bolchévisme sans les Allemands. Les gens lui posèrent des questions tout aussi directes: était-il vrai que les Allemands avaient l'intention de transformer la Russie en colonie et les Russes en bêtes de somme? pourquoi personne n'avait-il encore annoncé officiellement le sort qui attendait la Russie après la fin de la guerre? pourquoi les Allemands n'autorisaient-ils pas les Russes à s'auto-gouverner dans les régions occupées? pourquoi les volontaires contre Staline étaient-ils toujours tous sous commandement allemand? A ces questions, Vlassov répondit avec gêne, en montrant un optimisme qui dépassait ce qu'il lui restait d'espérances à l'époque. Quant au GQG allemand, il répondit par un ordre du maréchal Keitel: « Etant donné les déclarations irresponsables et éhontées auxquelles s'est livré le général russe prisonnier Vlassov au cours d'un voyage dans le Groupe d'armées Nord, voyage effectué à l'insu du Führer et au mien, ledit général sera immédiatement transféré dans un camp pour prisonniers de guerre ». Utiliser le nom du général à des fins de propagande – cela, et cela seul, était autorisé; si lui-même se permettait encore une fois de prendre la parole en son nom propre, il serait livré à la Gestapo et mis hors d'état de nuire. Les mois qui s'écoulaient étaient les derniers où des millions de Soviétiques restaient encore soustraits au pouvoir de Staline, aptes à prendre les armes contre leur esclavage bolchevique et capables de s'organiser une vie indépendante – mais nulle hésitation n'effleura les dirigeants allemands: le 8 juin 1943, juste avant la bataille de Koursk-Oriol, Hitler confirma qu'il ne serait jamais créé d'armée russe indépendante et que l'Allemagne n'avait besoin des Russes que comme ouvriers. Hitler était incapable de concevoir que la seule possibilité offerte par l'Histoire de renverser le régime communiste résidait dans un mouvement de la population elle-même, dans un soulèvement du peuple martyrisé. Cette Russie- là, cette victoire- là, Hitler les redoutait plus que toute défaite. Et même après Stalingrad, même après la perte du Caucase, il ne sut rien remarquer de nouveau. Tandis que Staline s'attribuait le rôle de défenseur suprême de la Patrie, rétablissait les anciennes épaulettes russes ainsi que l'Eglise orthodoxe et dissolvait le Komintern, Hitler s'employait à l'aider dans la mesure de ses moyens, décidant d'abord, en septembre 1943, que toutes les unités de volontaires seraient désarmées et leurs membres expédiés dans les mines de charbon, puis changeant d'avis et ordonnant qu'elles soient transférées sur le Mur de l'Atlantique pour se battre contre les Alliés. En fait, le projet d'armée russe indépendante se trouvait dès lors totalement ruiné. Que fit donc Vlassov? Il faut dire à la fois qu'il ignorait à quel point ses affaires allaient mal (il ignorait être, depuis ses tournées, considéré de nouveau comme prisonnier de guerre et gravement menacé) et qu'il était irrémédiablement engagé dans la voie funeste des vains espoirs et des compromis avec la Bête, alors que le seul salut, avec les bêtes d'Apocalypse, est de se montrer intraitable de la première minute jusqu'à la dernière. Mais le Mouvement de Libération des citoyens russes a-t-il jamais disposé de lui-même une seule minute? Dès sa naissance il était condamné à mort, victime tardive jetée sur l'autel encore chaud de l'an 1917. Et l'hiver 41-42, ce premier hiver de guerre qui avait anéanti plusieurs millions de prisonniers soviétiques, avait assuré la soudure en continuant la chaîne d'ossements commencée par les milices populaires de l'été, armée sans armes levée en hâte pour sauver le bolchévisme. Une comparaison s'impose ici entre Vlassov et le général-major Mikhaïl Loukine, commandant de la 19e Armée, qui, d'accord en principe, dès 1941, pour lutter contre le régime stalinien, avait exigé des garanties d'indépendance nationale pour la Russie sans communistes et, faute d'en avoir obtenu, n'avait pas fait un seul pas hors de son camp de prisonniers. Vlassov, lui, se laissa prendre à de vains espoirs que rien ne garantissait et, quand il fut engagé dans cette voie, il céda plus d'une fois aux arguments lénifiants de ses conseillers. Il avait des velléités de s'arrêter, de renoncer, de tout rompre, mais jamais les bonnes raisons ne manquaient: « ils vont en profiter pour désarmer toutes les unités de volontaires », « les prisonniers n'auront plus aucune issue », « ça va détériorer la situation des Ostarbeiter » (les travailleurs russes en Allemagne). Et c'est pris dans les crochets de toutes ces raisons que Vlassov signa en octobre 1943 une lettre ouverte aux volontaires transférés sur le front de l'Ouest: sur le caractère transitoire de cette mesure et la nécessité de s'y soumettre... Sa dernière trace de sens, leur amer volontariat la perdit ce jour-là: voici qu'ils étaient envoyés comme chair à canon contre les Alliés et les Résistants français, c'est-à-dire contre les seuls que les Russes prisonniers ou déportés en Allemagne regardaient avec une sympathie sincère, abreuvés qu'ils étaient de cruauté allemande et d'auto-glorification allemande. Cette décision torpillait l'espoir secret mis dans les Anglo-Américains par l'entourage de Vlassov: puisque les Alliés soutenaient les communistes, pourraient-ils ne pas soutenir contre Hitler une Russie démocratique non-communiste?... Au moment de la chute du Troisième Reich, en particulier, – lorsque se dessinerait nettement la poussée des Soviets pour étendre leur régime à l'Europe et au reste du monde, – se pourrait-il que l'Occident continue à soutenir la dictature bolchévique? Il y avait là rupture entre la conscience russe et la conscience occidentale, et la faille n'est toujours pas comblée aujourd'hui. L'Occident faisait la guerre à Hitler seul, et dans cette lutte tous les moyens, tous les alliés lui étaient bons – en particulier les Soviets. Plus qu'une impossibilité, c'était un refus d'admettre – parce que c'eût été perturbant et entravant – que les peuples de l'URSS pussent avoir des aspirations propres ne coïncidant pas avec les objectifs du gouvernement communiste. Détail tragi-comique, les Alliés répandirent parmi les volontaires des bataillons anti-bolchéviques, à leur arrivée sur le front de l'Ouest, des proclamations qui promettaient aux transfuges le rapatriement immédiat en Union soviétique!... Dans ses rêves et ses espérances, l'entourage de Vlassov se voyait comme une « troisième force »: ni Staline, ni Hitler, autre chose. Mais ces étais sur lesquels cherchait à s'appuyer le mouvement, aussi bien les Occidentaux qu'Hitler et que Staline s'employèrent toujours à les culbuter: aux yeux de l'Occident, les vlassoviens ne furent jamais plus qu'une catégorie un peu étrange d'auxiliaires du nazisme, qui n'avaient rien de plus remarquable que les autres. Qu'il y eût effectivement des Russes engagés contre nous, et plus coriaces au combat que n'importe quels SS, nous en fîmes bientôt l'expérience. En juillet 1943, par exemple, une section de Russes en uniforme allemand défendait le village de Sobakinskié Vyselki, dans la région d'Oriol. Ils se battaient avec un tel acharnement que l'on eût dit qu'ils avaient construit ce village de leurs propres mains. L'un d'eux fut refoulé jusque dans une cave, on lui jeta des grenades à main et, à chaque nouvelle explosion, on le croyait réduit; mais dès que l'on essayait de descendre dans la cave, il se remettait à tirer des rafales de mitraillette. Il fallut balancer une grenade antichar pour en finir et comprendre: dans sa cave, il avait encore une fosse où il se cachait pour échapper à l'explosion des grenades anti-personnel. On imagine dans quel état il avait continué à se battre: à quel point il devait être sonné, commotionné, désespéré. C'est eux, également, qui défendirent l'imprenable tête de pont sur le Dniepr au sud de Toursk, où l'on se disputa pendant deux semaines, sans résultat, quelques centaines de mètres : combats terribles par un froid terrible (décembre 1943). Dans l'exaspération nauséeuse de ce combat d'hiver qui s'éternisait, nous portions tous, eux comme nous, des combinaisons de camouflage qui cachaient nos capotes et nos chapkas, et près de Malyïé Kozlovitchi se produisit, à ce qu'on m'a raconté, l'épisode suivant. Au cours d'une progression par bonds au milieu des sapins, deux hommes s'égarèrent et se retrouvèrent allongés côte à côte, continuant à tirer sans plus très bien comprendre ni sur qui, ni sur quoi. L'un comme l'autre avait une mitraillette soviétique. Ils partageaient les cartouches, saluaient les beaux tirs, lâchaient de terribles jurons contre la graisse des mitraillettes qui gelait. Enfin, quand les armes se furent complètement enrayées, ils décidèrent de fumer une cigarette, rejetèrent leurs capuchons blancs – et les chapkas apparurent, portant l'une un aigle et l'autre une étoile. D'un bond ils furent debout! Et leurs mitraillettes qui ne tiraient plus ! Ils les empoignèrent et, s'en servant comme de matraques, ils se lancèrent à la poursuite l'un de l'autre : cette fois, plus question de politique ni de mère patrie, on était revenu à la méfiance élémentaire de l'homme des cavernes: si je l'épargne, c'est lui qui me descend. Un jour, en Prusse orientale, on fit passer sur l'accotement de la route, à quelques pas de moi, trois vlassoviens prisonniers ; un T-34 avançait en grondant sur la chaussée. D'un seul coup, l'un des prisonniers se dégagea, bondit et plongea sous le tank. Celui-ci fit un écart mais écrasa cependant l'homme avec le bord d'une de ses chenilles. Ecrasé, il continuait à se tordre, une écume rouge lui perlait aux lèvres. On pouvait le comprendre ! Il avait préféré la mort du soldat à la pendaison dans une geôle. On ne leur avait pas laissé le choix. Ils ne pouvaient pas se battre autrement. On ne leur avait pas laissé la possibilité d'être moins impitoyables envers eux-mêmes. Si la captivité « simple » était en effet considérée chez nous comme une impardonnable trahison, que dire de ceux qui avaient pris les armes offertes par l'ennemi? Notre propagande en gros sabots expliquait leur conduite: 1) par la traîtrise (biologique? coulant dans les veines?) et 2) par la couardise. La couardise, ça non! Le couard va là où l'attendent l'indulgence, la complaisance. Ce qui les avait conduits, eux, dans les détachements « Vlassov » de la Wehrmacht, ce ne pouvait être qu'une extrême détresse, un désespoir au-delà de toutes limites, l'incapacité à traîner encore le reste de leur vie sous le régime bolchévique et le mépris de leur propre sauvegarde. Car ils le savaient: jamais ne poindrait pour eux, dans leur pays, le moindre rayon de miséricorde ! Prisonniers, ils étaient fusillés dès qu'on entendait sortir de leur bouche un mot russe intelligible. (Un jour, près de Bobrouïsk, j'arrivai à temps pour arrêter et prévenir un groupe prêt à se rendre : je leur conseillai de s'habiller en paysans et de se disperser dans les villages pour s'y faire adopter.) Chez les Russes comme chez les Allemands, c'étaient toujours les prisonniers russes les plus maltraités. Cette guerre nous aura révélé, en somme, que ce qu'il y a de pire sur cette terre, c'est d'être russe. Je me rappelle, la honte au front, que lors du nettoyage (c'est-à-dire du pillage) de la poche de Bobrouïsk, comme je marchais sur une route au milieu des véhicules allemands détruits ou renversés et des pièces éparses d'un superbe butin, j'entendis soudain, venant de plus bas – d'une cuvette où gisaient chariots et voitures embourbés, où erraient, perdus, de gros chevaux allemands et où fumaient des feux de camp alimentés par le butin – une voix qui hurlait au secours : « Monsieur le capitaine ! Monsieur le capitaine ! » Celui qui implorait ainsi ma protection dans un russe très pur était un homme à pied, portant le pantalon allemand mais nu au-dessus de la ceinture et déjà – visage, poitrine, épaule, dos – tout ensanglanté : un sergent des Sections spéciales, monté sur un cheval, le faisait avancer devant lui en le cinglant de son fouet et en le talonnant avec sa bête. Il sillonnait de coups son corps nu, l'empêchant de se retourner et d'appeler au secours, il le poussait devant lui et le flagellait, laissant à chaque fois sur sa peau de nouvelles marques rouges. Nous n'étions plus au temps des guerres puniques, nous n'étions plus au temps des guerres médiques! Tout homme revêtu d'une autorité, tout officier, à quelque armée qu'il appartînt sur cette terre, se devait de mettre fin à ce supplice gratuit. Tout officier de n'importe quelle armée, oui, - mais de la nôtre?... Avec notre dichotomie féroce et absolue de l'humanité? (Si tu n'es pas avec nous, si tu n'es pas des nôtres, etc., tu ne mérites que le mépris et l'extermination.) Eh bien, j'ai eu la frousse, je n'ai pas osé défendre ce vlassovien contre le sergent des Sections spéciales, je n'ai rien dit ni rien fait, j'ai passé mon chemin comme si je n'avais pas entendu – de peur que cette peste bien connue de tous ne se transmette à moi (et si ce vlassovien était un super-criminel?... et si le sergent allait penser que... ? et si... ?). D'ailleurs, il y avait plus simple, et quiconque sait quelle était alors la situation à l'intérieur de l'armée le dira: un sergent des Sections spéciales aurait-il obéi à un capitaine de l'armée? Et le sergent continua, avec son expression de fauve, à cingler et pousser devant lui comme du bétail cet homme sans défense. Ce tableau est resté à jamais gravé devant mes yeux. Car il est presque le symbole de l'Archipel, et pourrait illustrer la couverture de ce livre. Tout cela, ils le pressentaient, tout cela, ils le savaient, et pourtant ils cousaient sur la manche gauche de leur uniforme allemand l'écusson portant le champ de Saint-André et les initiales ROA. La brigade Kaminski, formée à Lokot, dans la région de Briansk, comportait cinq régiments d'infanterie, un groupe d'artillerie, un bataillon blindé. Elle engagea une unité sur le front, près de Dmitrovsk-Orlovski, en juillet 1943. A l'automne, l'un de ses régiments défendit pied à pied la ville de Sevsk et y fut exterminé jusqu'au dernier homme : les troupes soviétiques achevèrent les blessés, et le commandant du régiment fut attaché à un tank et traîné jusqu'à ce que mort s'ensuive. Lorsque la brigade dut battre en retraite, c'est avec les familles des soldats et des files de chariots qu'elle quitta son rayon de Lokot : un exode de plus de 50 000 personnes. (On peut s'imaginer le peignage, quand le NKVD eut repris pied dans ce rayon autonome antisoviétique !) Ce qui les attendait maintenant, c'était un long voyage amer, une attente humiliante aux portes de Lepel, l'envoi en opération contre les partisans, puis le repli sur la Haute Silésie, où Kaminski reçut l'ordre d'aller réprimer l'insurrection de Varsovie et ne sut pas désobéir: il partit avec 1700 hommes non mariés, portant l'uniforme soviétique avec un brassard jaune. On voit ici comment les Allemands comprenaient toutes ces cocardes tricolores, champs de Saint-André et effigies de saint Georges. Entre les deux langues, la russe et l'allemande, aucune traduction, aucune transmission, aucune correspondance n'était possible. Les bataillons issus de la dissolution de l'unité d'Ossintorf étaient promis, eux aussi, à l'envoi contre les partisans ou au transfert sur le front de l'Ouest. En 1943, la « brigade de la Garde de la ROA », comptant plusieurs centaines d'hommes, se trouvait cantonnée près de Pskov (à Strémoutka) et elle entretenait des contacts avec la population russe des alentours, mais le commandement allemand fit obstacle à sa croissance. Les malheureuses feuilles de chou des unités de volontaires passaient sous le couperet de la censure allemande. Que restait-il à ces hommes? se battre à mort et, le reste du temps, boire et encore boire. Toutes leurs années de guerre et d'exil, ils les vécurent en condamnés. Pas d'issue, jamais, nulle part. Même en pleine retraite sur tous les fronts, même à la veille du désastre, Hitler et son entourage restèrent incapables de vaincre leur méfiance bien assise à l'égard des formations russes autonomes et de se décider à tolérer une ombre de Russie indépendante qui ne leur fût pas subordonnée. Ce n'est que dans le fracas de l'effondrement final, en septembre 1944, que Himmler donna son accord à la création de la ROA, formée de divisions entièrement russes et dotée même d'une petite aviation, et ce n'est qu'en novembre de la même année qu'on autorisa ce spectacle tardif: la convocation d'un Comité de Libération des Peuples de Russie. Ainsi il fallut attendre l'automne 44 pour que le général Vlassov reçoive une première possibilité d'action efficace: de toute évidence, il était trop tard. Ajoutez à cela que le principe fédéraliste n'attira pas beaucoup de monde : Bandéra, que les Allemands venaient d'extraire (au cours de la même année 1944) du fond de leurs prisons, refusa de s'allier à Vlassov ; les unités nationales à tendance séparatiste voyaient en lui un impérialiste russe et ne voulaient pas tomber sous son contrôle ; le général Krasnov, lui aussi, refusa au nom des Cosaques – et il faudra qu'on soit à dix jours de la chute de l'Allemagne pour que Himmler donne enfin son accord – le 28 avril 1945 ! – à la mise sous les ordres de Vlassov d'un corps de Cosaques. Le chaos commençait à s'installer parmi les dirigeants nazis : les uns permettaient que s'opère le rassemblement des unités de volontaires russes dans la ROA, les autres y faisaient obstacle. Et puis, concrètement, il était difficile de retirer des premières lignes chacun de ces détachements qui se trouvait alors au feu, comme, du reste, il l'était d'arracher aux travaux de l'arrière les Ostarbeiter désireux de s'engager. Enfin, les Allemands n'allaient pas vite à libérer les prisonniers volontaires pour l'armée Vlassov: dans ce sens-là, la machine fonctionnait mal. Malgré tout, en février 1945, la première division de la ROA (composée pour moitié d'hommes de Lokot) était formée, et la 2e commençait à se constituer. On ne pouvait plus penser, à l'époque, que ces divisions iraient au combat comme alliées de l'Allemagne ; et les chefs de l'armée Vlassov se laissaient embraser par un espoir longtemps nourri en secret : celui d'un conflit entre les Soviets et les Alliés. La chose fut notée dans un rapport du ministère allemand de la Propagande (en février 1945) : « le mouvement Vlassov ne se considère pas comme solidaire de l'Allemagne à la vie et à la mort, on y trouve de fortes sympathies anglophiles et des idées de changement de cap. Le mouvement n'est pas national-socialiste et refuse purement et simplement de reconnaître l'existence de la question juive ». L'ambiguïté de cette situation imprima également sa marque au Manifeste du Comité de Libération des Peuples de Russie, lancé à Prague (il fallait que ce fût en terre slave) le 14 novembre 1944. Il contenait les inévitables couplets sur « les forces de l'impérialisme conduites par les ploutocrates de cette Angleterre et de cette Amérique dont la grandeur est fondée sur l'exploitation des autres pays et des autres peuples » et qui « camouflent leurs buts criminels sous des slogans de défense de la démocratie, de la culture et de la civilisation » – mais pas une seule courbette adressée directement au national-socialisme, à l'antisémitisme ou à la Grande Allemagne ; il se contentait d'appeler « peuples épris de liberté » tous les ennemis des Alliés, de se féliciter de recevoir « l'aide de l'Allemagne dans des conditions qui ne portent pas atteinte à l'honneur ni à l'indépendance de notre patrie » et d'attendre « que soit conclue avec l'Allemagne une paix honorable ». Honorable? Sans doute pas pire, en tout cas, que celle de Brest-Litovsk : étant donné les circonstances, elle aurait même été plus avantageuse – bien que destinée, elle aussi, à être modifiée par le traité conclu plus tard entre toutes les puissances européennes. Le Manifeste faisait de grands efforts pour afficher une doctrine démocrate et fédéraliste (avec liberté de sécession pour les nations membres) ; mal assurée sur ses courtes jambes, la pensée politique née sous la botte des Soviets hasardait ainsi prudemment ses premiers pas, en s'empêtrant encore dans « le régime tsariste qui se survivait à lui-même », « le retard économique et culturel » de l'ancienne Russie, et « la révolution populaire de 1917 »... Seul l'antibolchévisme y était conséquent. Tout cela fut fêté à Prague en pompe réduite, avec des représentants du « Protectorat de Bohême », c'est-à-dire des fonctionnaires allemands de troisième ordre. J'étais alors au front et j'entendis à la radio le manifeste ainsi que les émissions qui l'accompagnèrent: mon impression fut celle d'un spectacle qui se trompait d'époque et était condamné d'avance. Dans le monde occidental, ce manifeste passa totalement inaperçu et jamais il ne fit progresser d'un pas la compréhension des choses de l'Est ; son succès fut grand, en revanche, parmi les Ostarbeiter: on dit qu'il y eut un flot de demandes d'engagement dans la ROA (selon Sven Steenberg, 300 000) – et cela au cours des mois sans espoir, alors que l'Allemagne s'effondrait sous nos yeux à tous et que ces malheureux Soviétiques abandonnés ne pouvaient plus compter, pour résister au déferlement de l'Armée rouge trempée par les combats, que sur la force de leur horreur du bolchévisme. Quels pouvaient donc être les plans de l'armée en formation? On pense tout de suite : se frayer un passage jusqu'en Yougoslavie, s'unir aux Cosaques, au corps formé par les émigrés et à Mihajlovic, et défendre le pays contre le communisme. Seulement, voyons, était-il possible que le commandement allemand, qui vivait ses mois les plus difficiles, laisse tranquillement se constituer sur ses arrières une armée russe autonome? Impatient, il exigeait des départs pour le front de l'Est: c'était tantôt un détachement antichar (commandé par I. Sakharov-Lamsdorf) à envoyer en Poméranie, tantôt la 1ère division tout entière à faire monter sur l'Oder. Et que faisait Vlassov? Il cédait docilement – car telle est la loi des faiseurs de concessions – bien qu'en se séparant de la seule division dont il disposait alors, il vidât de tout sens son plan de création d'une armée. Dans ces cas-là, les arguments accourent toujours avec complaisance : « Les Allemands n'ont pas confiance en nous. La conduite au feu de la 1ère division va les convaincre, et à partir de ce moment-là la formation de la ROA marchera plus vite. » Le fait est qu'elle marchait mal. La 2e division et la brigade de réserve – 20 000 hommes en tout – devaient rester jusqu'en mai 1945 une masse sans armes: aucune artillerie, presque aucun armement d'infanterie, même pas d'habillement correct. La 1ère division (16 000 hommes) fut donc envoyée à la mort dans une opération désespérée, et ce n'est que grâce à l'effondrement général de l'Allemagne que Bouniatchenko, son commandant, put prendre sur lui de la retirer des premières lignes et réussit à la faire passer, malgré l'opposition des généraux, en Bohême. (Sur leur route, ils libéraient les prisonniers soviétiques et ceux-ci se joignaient à eux « pour que les Russes soient ensemble ».) Ils arrivèrent aux portes de Prague début mai. Les Tchèques, soulevés le 5 mai dans la capitale, les appelèrent à la rescousse ; le 6 mai, la division de Bouniatchenko entra dans Prague et le 7, au terme d'un rude combat, elle assura à la fois le salut de l'insurrection et celui de la ville. Ainsi, comme par dérision et pour attester la clairvoyance des moins clairvoyants parmi les Allemands, la première et dernière action indépendante de la première division Vlassov fut précisément un combat contre les Allemands, combat dans lequel les poitrines russes déchargèrent toute la fureur et l'amertume qu'elles avaient accumulées sous la botte allemande pendant ces trois années cruelles et ineptes. (Les Tchèques accueillirent les Russes avec des fleurs: à l'époque, ils comprenaient, mais ont-ils bien tous continué à se rappeler, par la suite, qui étaient les Russes sauveurs de leur ville ? La version qui a cours chez nous actuellement veut que Prague ait été libérée par les troupes soviétiques, et le fait est, du reste, que Churchill, obéissant au désir de Staline, tardait à fournir des armes aux Praguois, que les Américains avaient ralenti leur avance pour laisser les Soviétiques prendre la ville et que le dirigeant communiste praguois Jozef Smrkovsky, ignorant ce que réservait à son pays un avenir encore lointain, couvrait d'injures les traîtres vlassoviens et n'entendait recevoir la liberté que des mains des Soviétiques.) Durant toutes ces semaines-là, on ne voit pas Vlassov se manifester comme chef de guerre ; il est en plein désarroi, coincé dans une situation sans issue. Il ne donne pas d'instructions à la 1ère division pendant l'opération de Prague, laisse dans l'indétermination la 2e division ainsi que les petites unités, et, tandis que le temps file, personne ne trouve la force de réaliser la fusion projetée avec les Cosaques. Vlassov ne se montre conséquent que dans son refus de fuir seul (un avion l'attendait pour le conduire en Espagne) et c'est, semble-t-il, dans un état de paralysie de la volonté qu'il laisse venir la fin. Son unique activité, durant les dernières semaines, est l'envoi de délégations secrètes et la recherche de contacts avec les Anglo-Américains. D'autres membres de son état-major (les généraux Troukhine, Méandrov, Boïarski) font de même. Seule l'idée qu'ils pourraient un jour, quand la fin serait proche, être utiles aux Alliés avait éclairé la longue attente des vlassoviens, la gorge serrée par le nœud coulant, dans le camp allemand. Maintenant, cet espoir couvait toujours, ou plutôt il flambait : voici la fin de la guerre, voici venir le moment où les puissants Anglo-Américains pourront exiger de Staline qu'il modifie sa politique intérieure; regardez, les armées de l'Est et de l'Ouest se rapprochent, elles vont se rejoindre sur le cadavre de Hitler! comment l'Occident n'aurait-il pas intérêt à nous conserver et à nous utiliser, nous? Car enfin, ils comprennent bien, là-bas, que le bolchévisme est l'ennemi de l'humanité tout entière? Non. Ils étaient loin de le comprendre. O sottise obtuse des démocrates occidentaux! – Comment? vous prétendez être une opposition politique? mais enfin est-ce que ça existe, chez vous, une opposition? pourquoi, alors, ne s'est-elle jamais manifestée publiquement? Si vous êtes mécontents de Staline, vous n'avez qu'à rentrer chez vous et à le vider aux prochaines élections : voilà qui serait un procédé honnête. Tandis que prendre les armes comme vous l'avez fait, et qui plus est des armes allemandes... Non, nous sommes dans l'obligation de vous livrer aux Soviétiques, le contraire ne serait pas correct et nos relations avec notre valeureux allié en souffriraient. L'Occident a fait la deuxième guerre mondiale pour défendre s a liberté, et tout en reconquérant cette liberté pour lui-même, il nous a enfoncés, nous (et l'Europe orientale avec nous) à deux profondeurs de plus dans l'esclavage. La dernière tentative de Vlassov fut la déclaration suivante : les chefs de la ROA étaient prêts à comparaître devant un tribunal international, mais livrer l'armée aux Soviétiques, qui l'enverraient à la mort, serait leur livrer un mouvement d'opposition et contrevenir au droit international. Cri dérisoire que nul n'entendit. Du reste, la plupart des chefs militaires américains étaient tout stupéfaits d'apprendre qu'il existât des Russes qui n'étaient pas soviétiques, et ils trouvaient naturel de les rendre à l'URSS. La ROA ne fit pas simplement acte de capitulation devant les Américains ; elle les supplia d'accepter sa reddition et de lui donner une seule garantie : qu'elle ne serait pas livrée aux Soviets. Et il se trouva des officiers américains de rang moyen, peu versés dans la grande politique, pour prendre, dans la simplicité de leur âme, l'engagement demandé. (Toutes promesses qui devaient être trahies par la suite: les prisonniers furent dupés.) Mais la 1ère division au complet (c'était le 11 mai, près de Pilsen) et la 2e presque en son entier se heurtèrent à un mur hérissé d'armes : refus de les faire prisonniers, refus de les laisser entrer en zone américaine : Churchill et Roosevelt avaient signé à Yalta le rapatriement obligatoire de tous les citoyens soviétiques, en particulier les militaires, et la question du retour volontaire ou forcé n'avait même pas été soulevée, car enfin existe-t-il un autre pays au monde que ses fils ne soient pas prêts à regagner de leur plein gré? Toute la myopie de l'Occident est là, concentrée, dans les paraphes de Yalta. Les Américains n'avaient pas accepté la capitulation, et les tanks soviétiques avalaient leurs derniers kilomètres. De deux choses l'une : ou bien on livrait un dernier combat, ou bien... Bouniatchenko et Zvérev (2e division) se décidèrent dans le même sens: il n'y eut pas de combat. (Cela aussi fait partie du caractère russe: et si jamais ? ... malgré tout, ce sont les nôtres... J'en ai beaucoup entendu, dans les prisons, de ces récits de reddition à l'étourdie ou en état d'ivresse, parce que c'étaient les nôtres. Le 12 mai, dans une forêt, la 1ère division reçut, alors qu'elle avait encore toutes ses armes et ses effectifs au complet, l'ordre de dispersion. On enfila des vêtements civils, on décousit ses insignes, on brûla ses papiers, on se tira une balle dans la tête. Dans la nuit, les troupes soviétiques entreprirent un ratissage. Environ dix mille hommes furent tués et faits prisonniers ; les autres réussirent à passer en zone américaine, mais la plus grande partie de ces rescapés de la 1ère division, ainsi que de la 2e, de l'aviation et de différents détachements, devait être livrée par la suite aux troupes soviétiques. Pour certains, la détention dans les camps américains dura de longs mois (ainsi pour le groupe de Méandrov). Etait-ce que les Américains les tenaient pour quantité négligeable ou qu'ils voulaient leur souffler de filer par leurs propres moyens, en tout cas ils les faisaient crever de faim, comme naguère les Allemands, et les battaient à coups de pied et de crosse – mais ils les gardaient mal. Certains s'évadèrent, mais la plupart restèrent! Confiance en l'Amérique? Incapacité à imaginer que les Américains pussent les trahir? Ils restèrent à attendre leur terrible destin, gangrenés déjà par la propagande soviétique, par l'auto-accusation et par le découragement – et groupe après groupe, au cours des années 45 et 46, généraux, officiers et soldats furent livrés à l'URSS pour qu'elle leur règle leur compte. (Le 2 août 1946, les journaux soviétiques publièrent un communiqué annonçant l'arrêt rendu par la Chambre militaire de la Cour suprême contre Vlassov et onze de ses collaborateurs les plus proches : la mort par pendaison.) Durant ce même mois de mai 1945, en Autriche, l'Angleterre fit elle aussi acte de loyauté à l'égard de son alliée (notre modestie habituelle empêcha que l'événement fût ébruité dans notre pays) : elle livra au commandement soviétique un corps d'armée cosaque (quarante à quarante-cinq mille hommes) qui venait de sortir, les armes à la main, de Yougoslavie. L'opération fut effectuée avec une perfidie digne de la diplomatie anglaise traditionnelle. Il faut dire que les Cosaques étaient décidés à se battre jusqu'à la mort ou à passer l'océan – dussent-ils aller jusqu'au Paraguay ou en Indochine – plutôt que de se laisser capturer vivants. Les Britanniques commencèrent donc par leur allouer des rations renforcées, leur fournir de superbes uniformes anglais et leur promettre l'intégration dans leur armée, allant même jusqu'à les passer en revue. Si bien qu'ils purent, sans éveiller leur méfiance, proposer aux Cosaques de déposer leurs armes, soi-disant pour raison d'unification. Le 28 mai, tous les officiers de grade égal ou supérieur à chef d'escadron (cela faisait plus de 2000 hommes) furent convoqués sans leurs soldats dans la ville de Judenburg, officiellement pour conférer avec le maréchal Alexander sur l'avenir de l'armée. En chemin ils furent trompés et placés sous forte garde (les Anglais les rouèrent de coups jusqu'au sang), puis la colonne automobile s'engagea peu à peu dans une tenaille de tanks soviétiques, et enfin, une fois entrée dans Judenburg, elle aboutit dans un demi-cercle de fourgons cellulaires auprès desquels se tenaient déjà les hommes d'escorte, des listes à la main. Une balle dans la tête, un coup de poignard – impossible, ils n'avaient plus d'armes. Certains se jetèrent du haut du viaduc sur les rochers et dans la rivière. La plupart des généraux ainsi livrés étaient des émigrés que l'Angleterre avait eus pour alliés durant la 1ère guerre mondiale. N'ayant pas trouvé le temps de bien témoigner leur reconnaissance durant la guerre civile, les Anglais payaient leur dette maintenant. Au cours des journées qui survirent, les simples soldats furent livrés à leur tour de façon tout aussi déloyale : dans des wagons bardés de fil de fer barbelé. (Le 17 janvier, les journaux soviétiques publièrent un communiqué annonçant la pendaison des généraux cosaques: Piotr Krasnov, Chkouro et quelques autres.) Cependant, un convoi de 35 000 personnes, « le Grand Camp cosaque », venait de sortir d'Italie et de s'arrêter près de Lienz dans la vallée de la Drave. Il y avait là des Cosaques portant les armes, mais aussi beaucoup de vieillards, d'enfants et de femmes – et tous étaient unanimes pour refuser le retour vers les fleuves ancestraux. Mais les Anglais ne sentirent pas pour autant leur cœur défaillir ni leur démocratique cervelle s'obscurcir. Le major Davies, qui commanda l'opération et dont le nom est assuré, à présent, d'entrer au moins dans l'histoire russe, le major Davies, donc, tantôt fondant d'amabilité et tantôt impitoyable, annonça tout crûment, une fois les officiers éliminés par le procédé que l'on sait, que la reddition forcée aurait lieu le 1er juin. Des cris sortant de milliers de poitrines lui répondirent : « Nous n'irons pas ! » Le camp des réfugiés se couvrit de drapeaux noirs, et dans la chapelle volante les célébrations se succédèrent sans interruption: ces vivants faisaient dire pour eux-mêmes l'office des morts!... Tanks et soldats anglais arrivèrent. L'ordre de monter dans les camions fut donné par haut-parleurs. La foule chantait l'office des morts ; les prêtres levèrent bien haut leurs croix, les hommes jeunes formèrent une chaîne autour des vieillards, des femmes et des enfants. Les Anglais se mirent à frapper à coups de crosses et de matraques, à détacher un à un les individus de la masse et à les jeter par paquets, même blessés, dans les camions. En reculant, la foule défonça l'estrade où se tenaient les prêtres, puis renversa la clôture du camp ; elle se rua sur le pont qui enjambait la Drave – des tanks lui barrèrent la route ; des familles entières se suicidèrent en sautant dans la rivière ; un détachement anglais parcourait les environs pour capturer et abattre les fuyards. (On peut voir à Lienz le cimetière où furent enterrés les fusillés et les piétinés.) C'est avec la même perfidie et la même cruauté que des milliers d'opposants furent également livrés, durant ces jours-là, aux communistes yougoslaves: ces hommes que les Anglais avaient eus pour alliés en 1941, ils les envoyèrent pourtant à l'exécution sommaire et à l'extermination. Et dans la libre Angleterre fière de sa presse indépendante, personne*, depuis 25 ans, n'a encore manifesté le désir de raconter l'histoire de cette trahison, personne n'a sonné l'alarme dans l'opinion publique. (Dans leurs pays respectifs, Roosevelt et Churchill sont considérés comme des parangons de sagesse politique et il se peut que l'Angleterre soit un jour couverte de monuments à la gloire de son grand homme. Mais pour nous qui discutions au fond de nos prisons russes, c'était une évidence frappante que la myopie systématique et même la sottise de l'un comme de l'autre. Comment ont-ils pu se laisser glisser de la situation de 1941 jusqu'à celle de 1945 et n'assurer par aucune garantie l'indépendance de l'Europe orientale? Comment ont-ils pu, en échange d'un hochet dérisoire – cette division de Berlin en quatre zones qui devait devenir leur talon d'Achille – abandonner les vastes provinces de Saxe et de Thuringe? Et quelle raison militaire et politique avaient-ils de remettre entre les mains de Staline, pour qu'il les tue, des centaines de milliers de citoyens soviétiques qui avaient pris les armes et refusaient d'être rapatriés? On dit que c'est le prix dont ils auraient payé l'engagement de Staline dans la guerre contre le Japon. Ainsi, des gens qui disposaient déjà de la bombe atomique auraient payé Staline pour qu'il veuille bien occuper la Mandchourie, renforcer en Chine Mao Tsé-toung et en Corée du Nord Kim Il Sung!... Peut-on imaginer calcul politique plus indigent? Et quand ils virent ensuite Mikolajczyk évincé, Benes et Masaryk éliminés, Berlin enfermé dans un blocus, quand ils virent Budapest flamber et sombrer dans le silence, des colonnes de fumée monter au-dessus de la Corée et les conservateurs s'enfuir de Suez à toutes jambes – se peut-il que les plus doués de mémoire parmi eux ne se soient pas rappelé... tenez, par exemple, l'épisode des Cosaques?) Et pourtant ces redditions-là n'étaient qu'un début. Tout au long des années 1946 et 1947, les fidèles alliés occidentaux de Staline continuèrent encore et encore à lui livrer, pour qu'il leur règle leur compte, des citoyens soviétiques réfractaires au retour, anciens militaires et simples civils: vos histoires, on s'y perd – allez, ouste! L'Autriche, l'Allemagne, l'Italie, la France, le Danemark, la Norvège, la Suède, les zones américaines livrèrent des contingents. Durant ces années-là, les zones anglaises entretinrent même des camps de concentration qui n'avaient pas grand-chose à envier, semble-t-il, à ceux de Hitler. (Par exemple, celui de Wolfsberg en Autriche : les femmes devaient, les reins pliés mais sans s'accroupir, couper u n à u n les brins d'herbe avec de petits ciseaux et les lier par « gerbes » de onze avec un douzième brin, opération à poursuivre pendant des heures et des heures4. Que pareille chose soit concevable de la part d'un peuple de vieille tradition parlementaire comme les Anglais, voilà qui force à s'interroger sérieusement sur l'épaisseur de notre croûte civilisée.) Dans l'Occident d'après-guerre, nombreux furent les Russes qui vécurent durant de longues années avec de faux papiers, rongés par la peur d'être réexpédiés en URSS, redoutant l'administration anglo-américaine comme ils redou-taient jadis le NKVD. Et là où les autorités ne réexpédiaient personne, une grande quantité d'agents soviétiques allaient et venaient en toute liberté, effectuant sans aucune difficulté les enlèvements qu'ils voulaient, en plein jour et jusque dans les rues des capitales européennes. Outre la ROA en cours de formation, il y avait encore, en 1945, bon nombre de petites unités russes marinant dans les profondeurs de l'armée allemande et fondues sous le même uniforme. Elles finirent la guerre dans des secteurs différents, chacune à sa manière. Quelques jours avant mon arrestation, je fus pris moi aussi sous les balles vlassoviennes. La poche que nous encerclions en Prusse orientale contenait également des Russes. Une nuit de la fin janvier, leur unité tenta une percée vers l'ouest à travers notre dispositif, sans préparation d'artillerie, sans bruit. En l'absence de front continu, ils s'enfoncèrent rapidement dans nos lignes et prirent en tenailles ma batterie de repérage par le son qui occupait à l'avant une position en flèche, si bien que j'eus tout juste le temps de la retirer de là par la dernière route restée libre. Mais revenu ensuite sur les lieux pour récupérer une voiture endommagée – c'était un peu avant l'aube – je les vis, tapis en tas dans la neige avec leurs combinaisons de camouflage, se dresser brusquement, se jeter, avec des « hourrah! », sur les emplacements de tir occupés par notre groupe de 152 mm près d'Adlig-Schwenkitten, et arroser d'une pluie de grenades douze de nos canons lourds avant même que les nôtres aient réussi à tirer un seul coup de feu. C'est poursuivie par leurs balles traçantes que notre dernière poignée d'hommes dut faire au pas de course, dans la neige vierge, les trois kilomètres qui la séparaient du pont sur le petit fleuve Passarge. Là, on les stoppa enfin. Peu après, je fus arrêté, et voilà que nous nous trouvions réunis, à la veille du défilé de la Victoire, sur les châlits des Boutyrki, et que je finissais leur cigarette et eux la mienne, et que je faisais équipe avec l'un d'eux pour aller vider la grosse tinette en fer-blanc de soixante-quinze litres. Parmi les « vlassoviens », comme parmi les « espions d'un jour », beaucoup étaient des jeunes gens nés, en gros, entre 1915 et 1922, membres de cette « jeune génération inconnue » que s'était hâté de saluer au nom de Pouchkine Lounatcharski l'agité. La plupart avaient été jetés dans les formations militaires par la même vague de circonstances fortuites qui avait, dans le camp voisin, transformé leurs camarades en espions : tout dépendait de l'agent recruteur. Ces agents leur expliquaient à grand renfort de sarcasmes (des sarcasmes? ce n'était que la vérité!) : « Staline vous a reniés! Staline se fout pas mal de vous! » Avant de se mettre hors la loi soviétique, ils l'étaient déjà, puisqu'elle les avait rejetés. Et ils s'enrôlaient... Les uns, uniquement pour sortir d'un camp de mort. D'autres, avec l'idée de rejoindre la résistance soviétique (et il y en a qui l'ont fait! et qui se sont battus ensuite aux côtés des partisans! – ce qui, selon les normes staliniennes, ne devait même pas leur valoir une condamnation plus douce). Mais il ne pouvait pas ne pas y en avoir qui portaient comme une écharde dans leur chair la honteuse année 41, la défaite stupéfiante après tant d'années de vantardise ; il ne pouvait pas ne pas y en avoir qui voyaient en Staline le premier responsable de ces camps inhumains. Et ceux-là sortirent eux aussi des rangs, pour se manifester et dire leur expérience terrible : pour dire qu'ils étaient eux aussi des parcelles de la Russie et qu'ils voulaient avoir une influence sur son avenir, et non être le jouet des erreurs d'autrui. « Vlassovien », ce mot a chez nous la même résonance qu'« immondices », on dirait que nous nous salissons la bouche rien qu'en le prononçant, si bien que personne n'oserait énoncer deux ou trois phrases dont le sujet serait le mot « vlassovien ». Mais on n'écrit pas l'histoire ainsi. Aujourd'hui, alors qu'un quart de siècle s'est écoulé, alors que la plupart d'entre eux ont péri dans les camps et que les rescapés finissent leurs jours dans l'Extrême-Nord, j'ai voulu, par ces pages, rappeler qu'il y a là un phénomène assez extraordinaire dans l'histoire du monde : plusieurs centaines de milliers de jeunes gens âgés de vingt à trente ans prenant les armes contre leur patrie en faisant alliance avec son pire ennemi. Rappeler qu'il faut peut-être se demander qui est le plus coupable: ces jeunes gens ou leur patrie aux cheveux blancs? Rappeler qu'on ne saurait expliquer leur conduite par une tendance biologique à la trahison et qu'elle doit avoir eu des causes sociales. Car, comme le dit le vieux proverbe : cheval bien nourri ne fuit pas l'écurie. Cette image : une plaine – où courent, abandonnés, affamés, des chevaux fous. *** En ce printemps-là, il y avait aussi dans les cellules des prisons de nombreux émigrés russes. C'était presque comme un rêve : le retour d'une histoire engloutie. Depuis longtemps l'histoire de la guerre civile était écrite jusqu'au dernier mot, les volumes refermés sur des problèmes résolus, les événements rangés dans les chronologies des manuels scolaires. Les membres du mouvement blanc avaient cessé d'être nos contemporains sur cette terre, ils n'étaient plus que les spectres d'un passé évanoui. Dans notre idée de Soviétiques, si les émigrés russes – plus cruellement dispersés que les tribus d'Israël – continuaient quelque part à traîner leur existence, c'était comme pianistes dans des restaurants miteux, comme laquais, blanchisseuses, mendiants, morphinomanes, cocaïnomanes, comme des cadavres en décomposition. Avant la guerre de 1941, ni nos journaux, ni notre littérature, ni notre critique d'art ne contenaient le moindre indice (et jamais nos bonzes repus ne lâchaient le moindre mot) permettant de soupçonner que la Diaspora russe était tout un monde spirituel ; que la philosophie russe se développait avec Boulgakov, Berdiaïev, Frank, Lossky ; que l'art russe charmait le monde avec Rachmaninov, Chaliapine, Benois, Diaghilev, Pavlova, le chœur cosaque de Jarov ; que Dostoïevski (alors tout à fait honni chez nous) était l'objet d'études approfondies ; qu'il existait un extraordinaire écrivain du nom de Nabokov-Sirine ; que Bounine était encore vivant et n'avait pas cessé d'écrire au long de ces vingt ans ; qu'il se publiait des revues littéraires ; que des spectacles étaient montés; que des associations d'émigrés se réunissaient en des congrès où résonnait la langue russe ; enfin que les hommes n'avaient pas perdu la capacité de prendre femme parmi les émigrées et que celles-ci avaient su mettre au monde des enfants qui se trouvaient être nos contemporains. Notre pays s'était forgé de l'émigration une image si fausse que, même si on le leur avait dit, jamais les Soviétiques n'auraient pu croire qu'il y ait eu des émigrés pour combattre en Espagne dans le camp des Républicains et non dans celui de Franco, et qu'en France Mérejkovski et Hippius se soient retrouvés dans un isolement glacial pour avoir refusé de prendre leurs distances vis-à-vis d'Hitler. Ajoutons pour l'anecdote, ou même plus sérieusement, que Dénikine eut des vélléités d'aller combattre contre Hitler aux côtés de l'Union soviétique et que Staline faillit presque, à un certain moment, le faire rentrer en Russie (non pas, sans doute, comme force militaire, mais comme symbole d'union nationale). Pas plus que l'Occident dans son ensemble, l'émigration russe, coupée de son pays depuis 25 ans, n'avait l'expérience vécue du régime soviétique, indispensable à une saine compréhension des événements. D'où le trouble qui envahit les esprits, les questions du genre : « peut-on serrer la main aux vlassoviens ? » (« parce qu'il faut toujours être pour la Russie », disaient les uns, « parce qu'il faut toujours être pour la démocratie », disaient les autres). Entre les anciens émigrés et les nouveaux, tout frais sortis d'Union Soviétique, il y eut beaucoup de dissensions et d'incompréhension, aussi bien pendant la guerre, sous la botte allemande, que plus tard, dans les camps alliés. On vit bien se former un corps de tirailleurs émigrés volontaires pour le front de l'Est (15 000 hommes), mais les Allemands l'envoyèrent contre Tito et il s'en tint, au lieu de se battre, à une politique neutre de non-intervention. En France, pendant l'occupation, de nombreux émigrés russes, jeunes et vieux, rallièrent la Résistance, et, une fois Paris libéré, ils se présentèrent en foule à l'ambassade d'URSS pour déposer des demandes de rapatriement. Leur devise était: la Russie, quelle qu'elle soit! – et ils administrèrent la preuve qu'ils n'avaient jamais menti en proclamant leur amour pour elle. (Dans les prisons, en 1945-1946, ils étaient presque heureux d'avoir devant eux des barreaux et des gardiens russes ; ils regardaient avec étonnement les jeunes Soviétiques rapatriés se gratter la nuque : « Qu'est-ce qui nous a pris de rentrer en Russie? On se sentait donc à l'étroit en Europe? ») Mais la logique stalinienne voulant que fût jeté dans un camp tout Soviétique qui avait séjourné à l'étranger, comment les émigrés russes eussent-ils pu échapper au même sort? Dans les Balkans, en Europe centrale, à Kharbine, ils furent arrêtés dès l'arrivée des troupes soviétiques, cueillis dans leurs appartements ou en pleine rue comme cela se faisait chez nous. Au début, on ne ramassa que les hommes, et encore pas tous : seulement ceux qui s'étaient manifestés d'une manière ou d'une autre sur le plan politique. (Leurs familles furent expédiées plus tard, sous bonne garde, jusqu'aux lieux d'exil russes ; sauf certaines qu'on laissa sur place, en Bulgarie, en Tchécoslovaquie.) En France, on leur conféra la nationalité soviétique en grande cérémonie, avec des fleurs, puis on les réexpédia confortablement dans la mère patrie, et c'est seulement là qu'on les agrafa. Avec les émigrés de Shanghaï, l'opération fut plus longue : en 1945, cette ville était encore hors de notre portée. Mais un représentant du gouvernement soviétique se rendit sur place et publia à son de trompe un décret du Présidium du Soviet suprême : tous les émigrés étaient pardonnés! Comment ne pas le croire? Le gouvernement ne pouvait tout de même pas mentir! (Que ce décret existât ou non, de toute façon il ne liait en rien les Organes.) Les émigrés de Shanghaï exultèrent. On leur annonça qu'ils avaient le droit de prendre avec eux toutes les affaires qu'ils voulaient, sans aucune limitation (ils emportèrent même leurs automobiles, pensant que la Patrie en avait besoin), et qu'ils pourraient s'installer en Union Soviétique dans le lieu de leur choix et, bien entendu, travailler dans n'importe quelle spécialité. Ils quittèrent Shanghaï par mer. Là, première différence de traitement: sur certains bateaux, Dieu sait pourquoi, aucune nourriture ne fut distribuée. Après le débarquement à Nakhodka (l'un des principaux centres de transbordement du Goulag), nouvelle différence. On les fit presque tous monter dans des convois de wagons de marchandises, comme des détenus, à cela près qu'il n'y avait pas d'escorte sévère ni de chiens. Mais les uns furent conduits jusque dans des régions habitées, dans des villes où les laissa effectivement vivre en paix durant deux ou trois ans. Tandis que les autres étaient directement acheminés vers un camp et débarqués dans quelque forêt d'Outre-Volga où ils dévalaient le haut remblai avec leurs pianos à queue laqués de blanc et leurs jardinières. En 1948-1949, enfin, un dernier coup de raclette ramassa dans les coins tous les rapatriés d'Extrême-Orient encore en liberté. Lorsque j'avais neuf ans, je lisais plus volontiers que Jules Verne les petits livres bleus de V.V. Choulguine, qu'à cette époque on vendait en toute sérénité dans nos kiosques. C'était une voix venue d'un monde englouti sans retour, et même avec l'imagination la plus débridée je n'aurais pu supposer que, moins de vingt ans plus tard, mes pas et ceux de l'auteur se croiseraient en un invisible pointillé dans les couloirs silencieux de la Grande Loubianka. Pour le rencontrer vraiment, lui, en chair et en os, je devais attendre encore une vingtaine d'années, mais le printemps de 1945 me donna le loisir d'observer de nombreux autres émigrés, jeunes et vieux. Je passai un jour une visite médicale en même temps que le capitaine de cavalerie Borchtch et le colonel Mariïouchkine, et l'image pitoyable de leurs corps nus, ridés, jaune foncé, presque momifiés déjà, est restée gravée dans ma mémoire. A la veille de descendre dans la tombe, ils avaient été arrêtés, véhiculés sur des milliers de kilomètres, jusqu'à Moscou, et c'est le plus sérieusement du monde qu'on venait d'ouvrir, en 1945, une instruction sur... leur lutte contre le pouvoir soviétique en 1919! Nous sommes tellement habitués au monceau d'injustices accumulées par nos instructions et nos procès que nous ne savons plus y distinguer de degrés. Ce capitaine de cavalerie et ce colonel étaient des militaires de carrière de l'armée impériale. Tous deux avaient déjà la quarantaine passée et plus de vingt ans de service dans l'armée lorsque le télégraphe annonça que l'empereur venait d'être renversé à Petrograd. Fidèles depuis vingt ans à leur serment au tsar, ils prêtèrent alors à contre-cœur (et peut-être en murmurant au fond d'eux-mêmes : « Vade retro, Satana! ») un nouveau serment qui les liait au Gouvernement provisoire. D'autre serment, on ne devait plus leur en demander par la suite, l'armée s'étant effondrée en morceaux. Comme ils ne trouvaient pas à leur goût un régime sous lequel on arrachait les épaulettes et tuait les officiers, ils s'unirent à d'autres officiers pour lutter contre ce régime, et c'était naturel. Comme il était naturel que l'Armée rouge se battît contre eux et les jetât à la mer. Mais quels fondements pouvait avoir un pays doté ne fût-ce que d'un embryon de pensée juridique pour les traduire en justice et, qui plus est, un quart de siècle plus tard? (Un quart de siècle qu'ils avaient vécu en simples particuliers: Mariïouchkine l'était encore le jour de son arrestation ; quant à Borchtch, on l'avait certes capturé dans les équipages de l'armée cosaque en Autriche, mais justement pas dans une unité combattante : dans les équipages, au milieu des vieillards et des femmes.) Et pourtant, en 1945, au siège central de la juridiction soviétique, ils se trouvaient bel et bien accusés d'actes visant à renverser le pouvoir des Soviets ouvriers et paysans ; d'irruption armée sur le territoire soviétique (c'est-à-dire de ne pas avoir quitté immédiatement le sol de la Russie lorsque, de Petrograd, elle avait été proclamée soviétique) ; d'avoir prêté leur concours à la bourgeoisie internationale (bourgeoisie qu'ils ne connaissaient ni d'Ève ni d'Adam) ; d'avoir été au service de gouvernements contre-révolutionnaires (c'est-à-dire d'être restés sous les ordres de leurs propres généraux, des hommes auxquels ils avaient obéi leur vie durant). Et tous ces chefs d'accusation, paragraphes 1-2-4-13 de l'article 58, appartenaient à un Code pénal adopté... en 1926, c'est-à-dire six à sept ans après la fin de la guerre civile! (Exemple classique et éhonté d'effet rétroactif de la loi!) Sans compter que l'article 2 dudit code précisait que celui-ci concernait uniquement les citoyens arrêtés sur le territoire de la RSFSR. Mais la dextre du Guébé ne se gênait pas pour empoigner des gens qui n'avaient rien de citoyens soviétiques et qu'elle piquait dans tous les pays d'Europe et d'Asie5 ! Quant à la prescription, n'en parlons pas : comme la loi le prévoyait avec souplesse, elle ne s'appliquait pas à l'article 58. La prescription (« A quoi bon remuer le passé?... ») ne s'applique qu'aux bourreaux bien de chez nous qui ont pourtant fait tant et tant de fois plus de victimes parmi leurs compatriotes que toute la guerre civile. Mariïouchkine, au moins, se souvenait clairement de tout et racontait en détail l'embarquement à Novorossiïsk. Mais Borchtch était comme retombé en enfance ; il vous expliquait dans un bredouillis naïf comment il venait de fêter Pâques à la Loubianka : durant toute la semaine des Rameaux et toute la semaine sainte, il n'avait mangé que la moitié de sa ration de pain, mettant l'autre de côté et échangeant au fur et à mesure les morceaux rassis contre des frais. Si bien qu'il se trouvait, au matin de Pâques, à la tête de sept rations et qu'il avait fait bombance pendant trois jours. Que ces hommes se soient trouvés inculpés et jugés ne prouve en aucune manière qu'ils aient été réellement coupables, même dans un lointain passé: tout simplement, l'État soviétique se vengeait d'eux parce qu'ils s'étaient opposés au communisme un quart de siècle auparavant, et peu lui importait qu'ils eussent mené depuis une existence précaire de proscrits sans refuge. Le colonel Konstantin Konstantinovitch Iassévitch se distinguait de ces deux pauvres momies d'émigrés. Voilà quelqu'un, cette fois, pour qui la lutte contre le bolchévisme ne s'était visiblement pas arrêtée avec la fin de la guerre civile. Avec quelles armes, où et comment il avait bien pu poursuivre la lutte, il ne me le raconta jamais. Mais jusque dans la cellule, il semblait avoir le sentiment d'être encore un combattant. Au milieu du chaos de concepts, au milieu des lignes de vision en zigzags flous qui emplissaient l'esprit de la plupart d'entre nous, il avait visiblement un point de vue clair et tranché sur le monde qui nous entourait, et la netteté de sa position morale conférait également à son corps une solidité, une souplesse, une énergie constantes. Soixante ans passés, le crâne absolument chauve, sans le moindre petit cheveu, derrière lui l'instruction (comme nous tous, il attendait la sentence), avec cela, bien entendu, aucune aide de nulle part, – et pourtant il avait conservé une peau jeune, teintée même de rose, et de tous les détenus de la cellule il était le seul à faire sa gymnastique matinale et à s'asperger d'eau sous le robinet (nous autres, au contraire, nous économisions les calories apportées par la ration de pain). Il ne laissait pas échapper le moment où se libérait le passage entre les châlits et il parcourait inlassablement ces cinq ou six mètres en marquant le pas, le profil sculptural, les bras croisés sur la poitrine, ses yeux jeunes et clairs regardant au-delà des murs. Alors que nous étions tous stupéfaits de ce qui nous arrivait, lui ne voyait rien autour de lui qui contredît son attente et c'est pourquoi, dans notre cellule, il était absolument seul. Cette tenue qu'il avait en prison, je n'en pris la mesure qu'un an plus tard : je me trouvais alors de nouveau aux Boutyrki et, dans l'une des mêmes cellules de la série 70 et quelques, je rencontrai de jeunes co-inculpés de Iassévitch, déjà condamnés à des peines de dix et quinze ans. Je ne sais pourquoi, ils avaient entre les mains le texte de la sentence concernant tout le groupe, tapé à la machine sur du papier à cigarettes. Le premier de la liste était Iassévitch : condamné à mort. C'était donc cela que voyaient d'avance, à travers les murs, ses yeux qui n'avaient pas vieilli, tandis qu'il marchait de la table à la porte et de la porte à la table ! Mais la conviction sans repentir qu'il avait choisi la voie juste lui donnait une force peu commune. Parmi ces émigrés se trouvait également un jeune homme de mon âge, Igor Tronko. Nous nous liâmes d'amitié. Affaiblis, desséchés, la peau gris jaunâtre tendue sur les os (et, de fait, pourquoi résistions-nous si mal? désarroi moral, je pense), deux corps maigres, tout en longueur, vacillant sous les rafales du vent d'été dans les cours de promenade des Boutyrki, nous déambulions toujours côte à côte, d'une démarche précautionneuse de vieillards, et discutions de nos vies parallèles. Nous étions nés la même année dans le Sud de la Russie. Nous n'étions pas encore sevrés quand le destin, farfouillant dans son vieux sac élimé, nous avait tendu à moi une courte paille, à lui une longue. Et hop! il s'était retrouvé au-delà des mers, bien que son « garde blanc » de père ne fût qu'un petit employé du télégraphe sans sou ni maille. Je prenais un intérêt aigu à me représenter, à travers sa vie, toute la génération de mes compatriotes qui s'était retrouvée au loin. Ils avaient grandi sous bonne surveillance familiale et dans des conditions matérielles modestes, sinon dans la gêne. Tous avaient reçu une excellente éducation et, dans la mesure du possible, une bonne instruction. Ils avaient grandi sans connaître ni la crainte ni la contrainte, encore que l'autorité des organisations blanches ait pesé sur eux d'un certain poids jusqu'à ce que s'affirment leurs propres forces. Ils avaient grandi sans être atteints par les vices du siècle, plaies de toute la jeunesse européenne (attitude légère vis-à-vis de l'existence, absence de pensée, rage de vivre, forte criminalité): parce qu'ils avaient poussé comme à l'ombre du malheur ineffaçable de leurs familles. Dans tous les pays où ils avaient vécu, ils n'avaient voulu pour patrie que la seule Russie. Leur éducation spirituelle s'était faite à travers la littérature russe, d'autant plus aimée que, n'étant pas soutenue, à l'arrière-plan, par la patrie physique, elle était pour eux, à elle seule, tout leur pays. Par rapport à nous, ils avaient accès à un éventail beaucoup plus large et à une quantité beaucoup plus grande de publications contemporaines, mais les éditions soviétiques, justement, leur parvenaient mal, et cette lacune était leur plus grand souci : ils avaient l'impression que c'était elle qui les empêchait de comprendre la Russie soviétique dans ce qu'elle avait d'essentiel, de plus haut et de plus beau, et que ce qui arrivait jusqu'à eux était déformé, mensonger, incomplet. Ils avaient sur notre vie véritable les notions les plus floues, mais leur nostalgie était telle qu'en 1941, il aurait suffi de leur lancer un appel pour qu'ils accourent en foule s'enrôler dans l'Armée rouge en rêvant de s'y faire tuer. A l'âge de vingt-cinq ou vingt-sept ans, ces jeunes gens avaient déjà formulé et défendu avec fermeté une position nouvelle. Ainsi le groupe d'Igor était composé d'« anti-aprioristes ». Selon eux, nul homme, s'il n'avait pas porté avec la Russie le fardeau complexe des dernières décennies, n'avait le droit de rien décider sur l'avenir de ce pays, ni même d'avancer aucune proposition ; la seule chose qu'il pouvait faire était d'aller se mettre au service de ce qu'aurait décidé le peuple. Nous passâmes beaucoup de temps côte à côte sur les châlits. Je fis tout mon possible pour appréhender le monde qui était le sien, et cette première rencontre me révéla une chose que d'autres devaient confirmer ensuite : le reflux qui a emporté, pendant la guerre civile, une bonne part de nos forces spirituelles, nous a coupés de toute une branche, vaste et importante, de la culture russe. Et quiconque nourrit pour cette culture un amour authentique se doit d'œuvrer pour que les deux rameaux, celui de la métropole et celui de la diaspora, finissent par se réunir. Car c'est seulement alors qu'elle atteindre à la plénitude, c'est seulement alors qu'elle se montrera capable d'un développement sans déficiences. Je rêve de voir ce jour. *** Faible, faible est l'homme. Au fond, même les plus coriaces d'entre nous désiraient, en ce printemps-là, être pardonnés. On racontait la blague suivante : « Accusé, votre dernière déclaration! – Je demande à être envoyé dans un endroit, n'importe lequel, où il y ait le pouvoir soviétique! et aussi du soleil!... » Le pouvoir soviétique, nous ne risquions pas d'en être privés, mais le soleil... Personne n'avait envie d'être expédié près du pôle, au royaume du scorbut et de la dystrophie. Et il courait alors dans les cellules, je ne sais pourquoi, une légende particulièrement florissante, celle de l'Altaï. Les rares détenus qui y étaient allés, et surtout ceux qui n'y avaient jamais mis les pieds, inspiraient à leurs compagnons des rêves mélodieux : quel pays, cet Altaï ! Les vastes étendues de la Sibérie, plus un climat doux. Des rives de froment, des fleuves de miel. La steppe et les montagnes. Des troupeaux de moutons, du gibier, du poisson. Des villages riches à la population abondante... Les prisonniers n'auraient-ils pas hérité du vieux rêve de l'Altaï, répandu jadis chez les paysans? L'Altaï, où s'étendaient les terres dites du « Cabinet* de Sa Majesté », fut pendant longtemps, pour cette raison, plus fermé à la colonisation que le reste de la Sibérie – tout en étant le lieu où les paysans rêvaient le plus d'aller s'installer (et ils y allaient). N'a-t-on pas ainsi l'origine de cette légende si tenace? Ah! se réfugier dans cette paix! Entendre le chant clair et sonore du coq monter dans l'air pur! Caresser la bonne tête sérieuse d'un cheval! Et qu'ils aillent au diable, tous les grands problèmes, qu'un autre plus sot que moi y prenne des gnons s'il veut. Me reposer là-bas des obscénités qu'éructent les commissaires-instructeurs, de ce fastidieux dévidage de toute une vie, du fracas des serrures, de l'atmosphère étouffante et viciée de la cellule! Nous n'avons qu'une vie, une petite vie si courte! Et nous commettons le crime de l'exposer au tir d'on ne sait quelles mitrailleuses ou de la jeter, cette pauvre immaculée, dans les mêlées dégoûtantes de la politique! Là-bas, dans l'Altaï, je vivrais dans l'isba la plus basse et la plus sombre, tout au bout du village, près de la forêt. J'irais dans la forêt – non, pas chercher du bois ni des champignons, comme ça, simplement, et je serrerais un tronc d'arbre dans chaque bras: oh, mes amis! je n'ai besoin de rien de plus!... Et puis, ce printemps lui-même incitait à la clémence, lui qui avait marqué la fin d'une guerre si gigantesque ! Nous voyions que nous étions des millions à inonder les prisons et qu'en arrivant dans les camps, nous y trouverions des masses encore plus importantes. Il n'était quand même pas pensable qu'on laisse autant d'hommes en prison après la plus grandiose des victoires! Si on nous gardait encore, c'était seulement pour nous faire peur, afin que nous nous le tenions pour dit. Assurément, il allait y avoir une grande amnistie et nous serions bientôt tous relâchés. Quelqu'un jurait même avoir lu de ses propres yeux dans un journal que Staline, répondant à un correspondant de presse américain (son nom? je l'ai oublié...), avait dit qu'après la guerre, il y aurait chez nous une amnistie comme le monde n'en avait jamais vu. Et un autre avait entendu de la bouche même de son commissaire-instructeur qu'il y aurait bientôt une amnistie générale. (Ce genre de bruits étaient tout profit pour l'instruction, car ils affaiblissaient notre volonté : oh et puis zut, je signe, de toute façon ça ne durera pas.) Mais voilà: clémence est fille de raison. Nous n'écoutions pas les quelques têtes lucides qui jouaient les oiseaux de malheur: en un quart de siècle, disaient-ils, il n'y avait jamais eu d'amnistie pour les politiques et il n'y en aurait jamais. (Nous les écoutions d'autant moins qu'il se trouvait toujours dans la cellule un grand expert, sous la forme du mouchard de service, pour bondir et répliquer: « Mais voyons, en 1927, pour le dixième anniversaire d'Octobre, toutes les prisons étaient vides et des drapeaux blancs flottaient sur les bâtiments ! » L'image saisissante de ces drapeaux blancs flottant au-dessus des prisons – pourquoi blancs? – touchait particulièrement nos cœurs6.) Nous envoyions promener les raisonneurs qui expliquaient que si nous étions des millions dans les prisons, c'était précisément parce que la guerre était terminée: au front, on n'avait plus besoin de nous ; à l'arrière, nous serions dangereux ; sur les chantiers lointains, au contraire, pas une seule brique ne pouvait être posée sans nous. (Nous n'étions pas assez détachés de nous-mêmes pour pénétrer sinon les motivations haineuses, du moins le simple calcul de Staline : qui donc, une fois démobilisé, aurait accepté de quitter sa famille et sa maison pour s'en aller à la Kolyma, à Vorkouta, en Sibérie, dans des pays encore sans routes ni maisons? Cela entrait presque dans le travail du Gosplan que de fixer au MVD le nombre d'individus à incarcérer.) L'amnistie ! une amnistie large et magnanime! Nous soupirions, nous languissions après elle! Tenez, on dit qu'en Angleterre, il y en a même une pour chaque anniversaire du couronnement, c'est-à-dire tous les ans. Jadis, de nombreux politiques ont été amnistiés pour le tricentenaire* des Romanov. Est-il donc possible qu'aujourd'hui, alors qu'il vient de remporter une victoire à l'échelle du siècle, et même plus grande encore, le gouvernement de Staline se montre assez mesquinement vindicatif pour garder mémoire de chaque faux pas, de chaque dérapage du moindre de ses sujets ?... C'est une vérité toute simple, mais qui demande elle aussi à être découverte dans la souffrance: que dans une guerre, l'issue bénie est la défaite, non la victoire! Les victoires sont nécessaires aux gouvernements, les défaites le sont aux peuples. Après une victoire, on en veut d'autres ; après une défaite, on veut la liberté – et généralement on l'obtient. Les défaites sont nécessaires aux peuples comme les souffrances et les malheurs aux individus : elles les obligent à approfondir leur vie intérieure, à s'élever spirituellement. La victoire de Poltava a été un malheur pour la Russie, elle a amené deux siècles de grandes tensions, de dévastations, de servitude, de guerres à répétition. La défaite de Poltava a été bienfaisante pour les Suédois: délivrés de leur humeur guerrière, ils sont devenus le peuple le plus florissant et le plus libre d'Europe7. Trop habitués à tirer gloire de notre victoire sur Napoléon, nous oublions que c'est précisément à cause d'elle que la libération des serfs n'a pas eu lieu un demi-siècle plus tôt. (Alors que l'occupation française n'avait eu aucune réalité.) Voyez au contraire la guerre de Crimée et les libertés qu'elle nous a apportées. Ce printemps-là, nous croyions donc à l'amnistie, mais la chose n'avait rien d'original. Lorsqu'on parle avec de vieux prisonniers, on s'aperçoit peu à peu que cette soif de clémence et cette foi en la clémence n'abandonnent jamais les murs gris des prisons. Décennie après décennie, les différents flots de prisonniers ont toujours vécu dans l'attente et cru tantôt à une amnistie, tantôt à un nouveau Code, tantôt à une révision générale de toutes les affaires (tous bruits que les Organes entretenaient avec une adroite précaution). Cette descente tant désirée de l'ange de la libération, à quoi l'imagination des prisonniers ne l'accrochait-elle pas! Un anniversaire d'Octobre qui sonnait un peu rond, la date de naissance ou de mort de Lénine, la fête de la Victoire, celle de l'Armée rouge ou de la Commune de Paris, l'ouverture d'une nouvelle session du Vtsik, la fin d'un plan quinquennal, un plénum de la Cour suprême – tout était bon. Et plus les prisonniers étaient incultes, plus l'ampleur des flots devenait homérique et folle, – plus la foi en l'amnistie supplantait tout bon sens! Toutes les sources de lumière peuvent, à un degré ou à un autre, être comparées au Soleil. Le Soleil, lui, ne peut être comparé à rien. De même, toutes les attentes du monde peuvent être comparées à l'attente d'une amnistie, mais elle-même ne peut être comparée à rien. Au printemps 1945, la première question que l'on posait à un nouveau était toujours celle-ci: que savait-il de l'amnistie? Et si deux ou trois détenus étaient invités à sortir de la cellule avec leurs affaires, les connaisseurs se livraient aussitôt à une étude comparative de leurs dossiers, d'où il ressortait que c'étaient des « poids plume » et que, bien entendu, on les avait emmenés pour les remettre en liberté. Donc, ça y était, ça commençait! Aux cabinets et aux bains, ces deux bureaux de poste des prisonniers, nos excités cherchaient partout quelque trace, quelque graffiti annonçant l'amnistie. Et soudain, début juillet, dans le fameux vestibule carrelé de violet par lequel on sortait des bains des Boutyrki, nous lûmes une énorme prophétie tracée au savon sur la surface émaillée, bien au-dessus de nos têtes (ils s'étaient donc juchés sur les épaules de leurs camarades afin que ça reste le plus longtemps possible sans être effacé): « Hourrah!!! Amnistie le 17 juillet8! » Quelle jubilation parmi nous! (« S'ils n'en avaient pas été sûrs, ils ne l'auraient pas écrit! ») Tout ce qui battait, pulsait, coulait dans notre corps, se figeait sous ce coup de joie: ainsi, la porte allait s'ouvrir et... Mais voilà: clémence est fille de raison... Au milieu du mois de juillet, justement, le surveillant d'étage envoya un vieillard de notre cellule nettoyer les cabinets et là, il lui demanda entre quatre yeux (devant témoins, il ne s'y serait pas risqué), en considérant avec compassion ses cheveux blancs: « Tu as quel article, toi, papa? – Le 58 ! » répondit, tout content, le vieux qui était pleuré chez lui par trois générations. « Tu n'y a pas droit... » soupira alors le gardien. Balivernes! décida-t-on dans la cellule ; le gardien ne sait pas lire, c'est tout. Il y avait dans notre cellule un jeune homme de Kiev prénommé Valentin (je ne me rappelle plus son nom de famille), doté de grands yeux beaux comme ceux d'une femme et tout-à-fait terrorisé par l'instruction. Il possédait – peut-être temporairement et grâce à l'état d'excitation où il se trouvait – un don incontestable de voyance. Plus d'une fois, le matin, il fit le tour de la cellule, le doigt pointé : aujourd'hui, c'est toi et toi qu'on va emmener, je l'ai vu en songe. Et effectivement, on venait les chercher! Ceux-là mêmes! Du reste, l'âme du prisonnier est si portée au mysticisme que le don de double vue l'étonne à peine. Le 27 juillet, Valentin s'approcha de moi : « Alexandre! Aujourd'hui, c'est notre tour à tous les deux. » Et il me raconta un songe où figuraient tous les attributs des rêves de prisonniers: un petit pont au-dessus d'un ruisseau trouble, une croix. J'entrepris de me préparer et en effet, après la distribution d'eau chaude du matin, on appela nos deux noms. La cellule retentit de vœux bruyants, beaucoup de nos camarades assuraient que nous allions recouvrer la liberté (conclusion suggérée par l'examen comparatif de nos dossiers « poids plume »). On a beau se dire sincèrement qu'on n'y croit pas, on a beau s'interdire d'y croire et répondre par des moqueries, il y a soudain ces tenailles de feu qui vous travaillent l'âme, plus brûlantes que tout ce qu'on peut imaginer: et si c'était vrai?... Nous étions une vingtaine, cueillis dans diverses cellules, et on commença par nous conduire aux bains (à chaque coude de sa vie, le prisonnier doit toujours commencer par passer aux bains). Là, nous eûmes le temps – environ une heure et demie – de nous livrer à nos supputations et réflexions. Puis, amollis et alanguis par le bain, nous traversâmes le petit jardin couleur d'émeraude de la cour intérieure des Boutyrki où les oiseaux (ce n'étaient sans doute que des moineaux) chantaient à tue-tête et où le vert des arbres parut à nos yeux déshabitués d'une intensité insupportable. Jamais je n'ai perçu le vert des arbres avec autant de force qu'en ce printemps-là! Et jamais je n'ai rien vu dans ma vie qui fût plus proche du paradis du Bon Dieu que ce jardinet des Boutyrki que l'on traversait en trente secondes par des allées goudronnées9 ! Nous entrâmes dans la gare de Boutyrki (c'est-à-dire l'endroit où arrivent et d'où partent les prisonniers ; le nom est fort bien trouvé, d'autant plus que le hall principal rappelle tout à fait celui d'une gare assez importante), et on nous poussa dans un grand box spacieux. La pénombre, un air frais et pur: l'unique petite fenêtre était haut perchée et dépourvue de muselière. Elle donnait justement sur le jardinet plein de soleil et son imposte ouverte laissait entrer le pépiement assourdissant des oiseaux et voir un rameau vert cru qui se balançait, nous promettant à tous la liberté et le retour à la maison. (Vous voyez! Jamais nous n'avons été dans un box aussi bien! Ce n'est pas un hasard!) Nous relevions pourtant tous de l'Osso10! Et voilà qu'il s'avérait que nous étions en prison pour des broutilles. Pendant trois heures, personne ne nous toucha, personne n'ouvrit la porte. Nous marchions sans fin de long en large et lorsque nous n'en pouvions plus, nous nous asseyions sur les bancs carrelés. Le rameau oscillait toujours, là-haut, dans l'étroite ouverture, et les moineaux piaillaient comme des forcenés. Soudain la porte s'ouvre avec fracas et on appelle l'un de nous, un doux comptable d'environ trente-cinq ans. Il sort. La porte se referme. Nous nous remettons de plus belle à tourner dans notre boîte. Nous grillons. Nouveau fracas. On appelle un second prisonnier et on fait rentrer le premier. Nous nous précipitons sur lui. Mais ce n'est plus lui! Sur son visage, la vie s'est arrêtée. Ses yeux grands ouverts sont aveugles. D'un pas mal assuré, il se déplace en vacillant sur le sol lisse du box. Etat de choc? Il a reçu un coup de planche à repasser sur le crâne? « Alors? alors? » demandons-nous tout palpitants. (Ce n'est pas encore le retour de la chaise électrique, mais on vient à coup sûr de lui lire sa condamnation à mort.) Et d'une voix qui annonce la fin de l'Univers, le comptable laisse tomber: « Cinq!!! Ans!!! » De nouveau la porte. Les détenus reviennent aussi vite que si on les avait emmenés aux cabinets faire un petit besoin. Celui-là rentre tout rayonnant. Visiblement, on lui a signifié sa remise en liberté. Nous nous agglutinons autour de lui avec un regain d'espoir: « Eh bien, eh bien? » Il agite la main – il suffoque de rire: « Quinze ans! » C'était trop absurde pour qu'on y crût sur l'instant. 1 On va voir désormais se multiplier les livres honnêtes sur la dernière guerre, et plus personne n'appellera le gouvernement de Staline autrement que gouvernement de folie et de trahison. 2 C'est l'un des principaux criminels de guerre, le colonel-général Golikov, ancien chef de la Direction des Services de Renseignements de l'Armée rouge, qui conduisit cette opération destinée à appâter, puis à engloutir les rapatriés. 3 Josip Tito échappa de justesse à ce sort. Mais Popov et Tanev, compagnons de Dimitrov au procès de Leipzig, eurent tous les deux droit à leur peine de camp. Quant à Dimitrov lui-même, Staline lui préparait un autre avenir. 4 Ce camp est décrit par Ariadna Delianitch, qui y a été détenue, dans son livre Wolfsberg 373 (édité en russe à San-Francisco par « Rousskaïa Jizn »). 5 Moyennant quoi aucun président africain ne peut être sûr que, dans dix ans, nous ne promulguerons pas une loi qui nous permettra de le juger pour ses actes d'aujourd'hui. 6 Le recueil Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs] donne (page 396) le chiffre suivant : l'amnistie de 1927 toucha 7,3 % des détenus. C'est une affirmation à laquelle on peut prêter foi. Bien maigrelet pour un dixième anniversaire! Parmi les politiques, on libéra les femmes qui avaient des enfants, plus ceux à qui il ne restait que quelques mois à purger. A l'isolateur de Verkhné-Ouralsk, par exemple, sur deux cents prisonniers, une douzaine furent relâchés. Mais bientôt, même cette amnistie misérable parut exorbitante et on s'employa à la neutraliser: certains furent gardés en prison, pour d'autres ce fut, au lieu d'une libération pure et simple, un passeport « avec des moins* ». 7 Si l'on en croit ce qui se raconte, il aura fallu attendre le XXe siècle pour que cette satiété figée commence à leur brûler les parois de l'âme. 8 Et ils ne s'étaient trompés que d'un bâton, les salauds! Pour plus de détails sur la grande amnistie stalinienne du 7 juillet 1945, cf. IIIe partie, chapitre 6. 9 Je devais voir un autre jardinet comme celui-là, plus petit, certes, mais aussi plus intime, en visitant comme touriste, bien des années plus tard, le bastion Troubetskoï de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Les gens poussaient des oh! et des ah! devant l'obscurité des couloirs et des cellules, mais moi je pensais qu'avec un jardinet comme celui-là, les prisonniers du bastion Troubetskoï n'étaient pas des hommes perdus. Nous, c'est dans des cubes de pierres mortes qu'on nous faisait promener. 10 Ossoboïé SOvechtchanié: Comité délibératif spécial près le Guépéou-NKVD. Chapitre 7 DANS LA CHAMBRE DES MACHINES Aujourd'hui, à la « gare » des Boutyrki, le box voisin du nôtre (il servait à fouiller les entrants et ses dimensions permettaient à cinq ou six gardiens de traiter jusqu'à vingt zeks en une seule fournée), ce fameux box de la barbotte, donc, était désert, et vides les grossières tables porte-fourbi ; on voyait seulement sur le côté, assis à un petit bureau de fortune, sous une ampoule, un homme propret aux cheveux noirs, commandant du NKVD. Un ennui patient, telle était l'expression dominante de son visage. Cette manière d'amener et de remmener les zeks un à un lui faisait perdre son temps. On aurait pu réunir les signatures bien plus vite. Il m'indiqua un tabouret en face de lui, de l'autre côté de la table, puis me demanda mon nom. A droite et à gauche de l'encrier, devant lui, s'élevaient deux petites piles de papiers blancs, tous identiques, de la taille d'une demi-feuille de papier machine : le format utilisé dans les immeubles pour les certificats d'allocation de combustible et dans les administrations pour les bons d'achat de matériel de bureau. Le commandant feuilleta la pile de droite et trouva le papier qui me concernait. Il le tira, le lut à toute vitesse, d'une voix indifférente (je compris que j'écopais de huit ans), et sans attendre une seconde se mit à écrire sur l'envers, avec son stylo, que le texte m'avait été notifié le tant. Mon cœur n'eut pas un demi-battement de plus: tout était si ordinaire... Etait-ce vraiment là ma condamnation, le tournant décisif de ma vie? J'aurais voulu être ému, ressentir intensément cet instant, mais je n'y arrivais pas. Déjà le commandant me présentait la feuille tournée à l'envers. Et un porte-plume d'écolier à sept kopecks, dont la mauvaise plume avait pêché dans l'encrier un bout de chiffon, était posé devant moi. « Non, il faut que je lise moi-même. – Vous croyez peut-être que je veux vous tromper? répliqua nonchalamment le commandant. Tenez, lisez. » Et, à contrecœur, il lâcha le papier. Je le retournai et me mis exprès à l'examiner lentement, plus que mot par mot: lettre par lettre. Le texte était tapé à la machine, mais ce que j'avais sous les yeux n'était pas la première frappe, c'était une copie: de l'arrêté pris par l'Osso du NKVD de l'URSS le 7 juillet 19451, sous le numéro... EXTRAIT Tout cela était souligné en pointillé et, dans le sens vertical, la feuille était également divisée en deux par une ligne de pointillés: Signer, sortir en silence, et ce serait tout? Je regardai le commandant: n'allait-il pas me dire quelque chose, me fournir une explication? Non, il n'y songeait pas. D'un signe de tête, il avait déjà enjoint au gardien debout dans l'embrasure de la porte de préparer le suivant. Pour conférer au moins quelque gravité à cet instant, je proférai d'un ton tragique : « Mais c'est épouvantable! Huit ans! Pourquoi? » Et j'entendis moi-même que mes paroles sonnaient faux. Ni lui ni moi n'avions le sentiment d'une chose épouvantable. « Ici », me dit-il en me désignant à nouveau l'endroit où signer. Je signai. Aucune autre idée ne me venait à l'esprit. « Mais alors, si vous permettez, je vais rédiger un pourvoi ici même. Car enfin la sentence est injuste. – Dans les formes prévues, acquiesça mécaniquement le commandant tout en reposant mon papier sur la pile de gauche. – Suivez-moi! » ordonna le gardien. Et je le suivis, (Là, j'ai manqué d'à-propos. Guéorgui Tenno – il faut dire qu'on venait de lui servir un billet de vingt-cinq ans – lança cette réplique : « Mais c'est la perpétuité! Jadis, quand on condamnait un homme à perpétuité, on battait le tambour, on rassemblait la foule. Tandis qu'avec vous, on se croirait à la distribution des savonnettes: attrape, émarge et file! » Arnold Rappoport, lui, prit le porte-plume et inscrivit sur l'envers de la feuille : « Je proteste catégoriquement contre cette sentence de terreur et son illégalité, et j'exige ma libération immédiate. » L'officier avait d'abord attendu patiemment, mais lorsqu'il eut lu, il entra en fureur et déchira le papier du haut jusqu'en bas, texte de l'arrêté compris. Aucune importance, la condamnation resta en vigueur: ce n'était qu'une copie. Véra Korneïeva s'attendait à quinze ans: elle fut folle de joie en constatant que la feuille portait seulement cinq ans. Elle éclata de son rire radieux et s'empressa de signer, de peur qu'on lui retire la feuille. L'officier fut pris d'un doute: « Mais vous avez compris ce que je viens de vous lire? – Oui, oui, merci beaucoup! Cinq ans de camp de rééducation par le travail ! » Quant au Hongrois János Rôzsas, condamné à dix ans, on lui lut le papier en russe sans le lui traduire, dans un couloir. Il signa sans comprendre et continua longtemps à attendre qu'on le fasse comparaître devant un tribunal ; ce n'est que plus tard, une fois au camp, qu'il retrouva un vague souvenir de cet épisode et devina la vérité.) Je rentrai dans le box en souriant. Chose étrange, de minute en minute je me sentais plus gai, plus soulagé. Tous rapportaient des billets de dix, et ce fut aussi le cas de Valentin. Le seul de notre groupe à être gratifié d'une vraie « peine pour bébé » resta le comptable cinglé (il était toujours dans un état second). Moi, je venais juste après. Tout éclaboussé de soleil, sous la brise de juillet, le rameau continuait à se balancer joyeusement dans l'étroite ouverture de l'imposte. Nous bavardions avec animation. Çà et là, des rires fusaient, de plus en plus fréquents. Nous riions parce que tout s'était passé sans histoires ; nous riions du comptable traumatisé : nous riions de nos espoirs du matin, des adieux de nos compagnons de cellule et des colis codés dont nous étions convenus : quatre pommes de terre! deux craquelins! « Mais il va y avoir une amnistie, affirmaient certains. Ils cherchent seulement à nous faire peur, comme ça, pour la forme, pour qu'on ne risque pas d'oublier. Staline a dit à un correspondant américain... – Comment s'appelle-t-il? – Je ne sais pas... » Sur ces entrefaites, on nous ordonna de ramasser nos affaires et de nous mettre en rang par deux, puis on nous refit traverser le merveilleux jardinet empli à ras bords par l'été. Et pour nous emmener où? De nouveau aux bains! Cette fois, ce furent de grands éclats de rire. Quels abrutis ! C'est en riant que nous nous déshabillâmes, suspendîmes nos habits aux mêmes crochets et les enfournâmes dans la même étuve où ils étaient passés le matin même. C'est en riant que nous reçûmes chacun une languette de savon infect et entrâmes dans la salle spacieuse et sonore, pour laver les traces de nos débauches. Et de nous asperger, et de faire couler, ruisseler sur nos corps l'eau pure et chaude en nous ébattant comme des lycéens après leur dernier examen. Ce rire qui purifiait, qui soulageait, je pense même qu'il n'avait rien de morbide : c'était une défense active et une réaction salvatrice de notre organisme. Tout en s'essuyant, Valentin me dit, lénitif et quiet : « Ça n'est pas terrible : nous sommes encore jeunes, nous aurons encore le temps de vivre. L'essentiel est de ne plus faire de faux pas, maintenant. Une fois au camp : pas un mot à personne, pour éviter qu'on nous flanque une nouvelle peine. Nous travaillerons honnêtement et nous nous tairons, motus et bouche cousue. » Il y croyait tant, à ce programme, il était si plein d'espoir, ce petit grain de blé innocent happé par les meules staliniennes ! On avait envie de lui donner raison : purger bien quiètement sa peine et rayer ensuite de sa mémoire tout ce qu'on aurait vécu. Mais voilà que je commençais à sentir en moi autre chose : si, pour vivre, il fallait ne pas vivre, alors à quoi bon?... *** On ne saurait affirmer que l'Osso ait été inventé après la révolution. Lorsque Catherine II donna quinze ans au publiciste Novikov qui avait encouru sa défaveur, on peut dire que ce fut déjà par Osso, car elle ne le traduisit pas en justice. Quant à ses successeurs, ils ont toujours su exiler sans jugement, d'une main paternelle, telle ou telle personne qui leur avait déplu. Les années soixante du XIXe siècle virent une réforme radicale du système judiciaire. On eût dit que quelque chose comme une conception juridique de la société commençait à prendre corps à la fois chez les souverains et chez leurs sujets. Mais, malgré cela, Korolenko signale, dans les années 70 et encore dans les années 80, des cas où la répression administrative se substitua à la condamnation judiciaire. Lui-même fut du reste exilé en 1876, avec deux étudiants, sans jugement ni instruction, sur ordre du vice-ministre des domaines nationaux (exemple typique d'Osso). Et c'est à nouveau sans jugement qu'il partit pour son second exil, à Glazov cette fois, avec son frère. Le même Korolenko cite le cas de Fiodor Bogdan, mandataire d'une commune paysanne qui parvint jusqu'au tsar et fut ensuite exilé ; celui de Piankov, acquitté par le tribunal mais exilé sur ordre de Sa Majesté, et de quelques autres encore. La tradition existait donc, mais elle manquait par trop de vigueur. Et puis, voyez cet anonymat : qui donc était-ce, l'Osso? Tantôt le tsar, tantôt un gouverneur, tantôt un vice-ministre. Enfin, pardon, mais quel manque d'envergure, si l'on peut énumérer les noms et les cas. L'envergure apparut dans les années vingt, avec la création de troïkas fonctionnant en permanence pour passer en permanence par-dessus les tribunaux. Au début, on en fit même étalage avec fierté. La Troïka du Guépéou! Non seulement on ne cachait pas les noms de ses membres, mais on les claironnait! Qui, aux Solovki, ne connaissait la fameuse troïka de Moscou: Gleb Boki, Voul et Vassiliev? Il faut dire aussi que ça sonne bien, « troïka » ! C'est un peu les clochettes des attelages et le tourbillon du carnaval, mais entrelacés de mystère: pourquoi ce chiffre trois? Que veut-il dire? Car enfin, dans un tribunal non plus il n'y a pas quatre juges! et pourtant, une troïka n'est pas un tribunal. Mais ce qui accroît encore le mystère, c'est qu'elle siège en votre absence. Vous n'y étiez pas, vous n'avez rien vu, on vous met un papier sous le nez: signez! Voilà une invention encore plus redoutable que le tribunal révolutionnaire. Ajoutez à cela qu'un beau jour elle s'est isolée, emmitouflée, enfermée dans une pièce à part, et que les noms des hommes qui y siégeaient sont devenus secrets. Ainsi nous sommes-nous faits à l'idée que les membres de la Troïka ne boivent ni ne mangent, ni ne se déplacent parmi les humains. Un jour ils se sont éloignés pour délibérer – et la porte s'est refermée sur eux à jamais: seules leurs décisions nous parviennent, par l'intermédiaire des dactylos. (Et avec retour obligatoire: pareils documents ne sauraient être laissés entre nos mains.) Ces troïkas (à tout hasard, nous employons le pluriel car il en va comme d'une divinité: qui peut dire où elle est présente?) – ces troïkas, donc, répondaient à un besoin nouveau et pressant : une fois arrêtés, les gens ne devaient plus être relâchés (au fond, c'était en quelque sorte le service de vérification technique du Guépéou: il ne fallait pas de loupés). Si quelqu'un s'avérait innocent et qu'on ne pût absolument pas le faire passer en jugement, eh bien, la troïka était là pour lui donner son « moins trente-deux » (chefs-lieux de gouvernement) ou l'envoyer gentiment en exil – pour deux ou trois ans –, et ça y était, il avait sa marque imprimée sur le poil ; la prochaine fois, il serait « récidiviste » ! (Que le lecteur nous pardonne : nous voici encore retombés dans l'ornière de l'opportunisme de droite avec ce concept de « culpabilité », cette opposition entre « coupable » et « non coupable ». On nous a pourtant bien expliqué que ce n'est pas une question de culpabilité personnelle, mais de danger social: un innocent peut être emprisonné s'il est socialement étranger, et un coupable relâché s'il est socialement proche. Mais enfin, nous sommes bien pardonnables, nous qui n'avons pas reçu de formation juridique. Pensez : le Code de 1926, qui pendant vingt-cinq ans nous a abrités sous son aile protectrice, s'est fait lui-même critiquer pour « approche bourgeoise inacceptable », « approche de classe insuffisante », « souci bourgeois de doser le châtiment en fonction de la gravité de l'acte commis2 »). Hélas, ce n'est pas à nous qu'il reviendra d'écrire la passionnante histoire de cet Organe. De dire si son droit de condamner les gens sans même les avoir vus s'est étendu pendant toutes les années de son existence jusqu'à la peine capitale (on sait qu'en 1927 la Troïka du Guépéou fit fusiller le prince Pavel Dolgoroukov, ancien Cadet connu, et en 1929 Paltchinski, von Meck et Vélitchko). De dire si les troïkas ne fonctionnaient que dans les cas où l'on manquait de preuves contre un prévenu dont la personnalité présentait pourtant un danger social manifeste, ou si leur champ d'action était plus vaste. De raconter qu'en 1934, lorsque l'Oguépéou fut tristement rebaptisé NKVD, la Troïka fonctionnant dans la blanche Moscou reçut le nom de « Comité spécial » et chacune des troïkas locales celui de « Chambre spéciale du tribunal de la région » – mais c'étaient toujours trois membres perma-nents siégeant sans aucun assesseur populaire et à huis clos. Et qu'à partir de l'été 1937 s'y ajoutèrent, dans les régions et les républiques autonomes, d'autres troïkas réunissant cette fois le secrétaire du comité local du parti, le chef du NKVD et le procureur de la région. (Tandis qu'au-dessus d'elles s'élevait un simple Doublet composé du commissaire du peuple à l'Intérieur et du Procureur général de l'URSS ; avouez qu'on ne pouvait décemment inviter Iossif Vissarionovitch à faire le troisième.) Mais à partir de la fin de 1938 ces troïkas et ce Doublet se résorbèrent discrètement (il faut dire que Nikolaï Iéjov avait cassé sa pipe) et notre bon vieil Osso se renforça d'autant en héritant du droit de condamner sans comparution ni procès : d'abord à des peines n'excédant pas dix ans, puis à des sanctions plus lourdes qui allèrent finalement jusqu'à la peine capitale. Et le cher vieil organisme mena une existence prospère jusqu'en 1953, date à laquelle Béria, notre bienfaiteur, trébucha à son tour. L'Osso a donc vécu dix-neuf ans. Et pourtant, allez donc demander qui, de nos grands hommes au cœur fier, en a fait partie? quelle était la fréquence et la durée des réunions? si on y servait du thé? et avec quoi? comment se déroulait la délibération elle-même: avec échange de vues ou en silence? Tout cela, ce n'est pas nous qui l'écrirons, car nous n'en savons rien. La seule chose que nous sachions, par ouï-dire, c'est que l'Osso était d'essence trinitaire ; et bien qu'il nous soit impossible d'en nommer les membres zélés, du moins connaissons-nous les trois organismes représentés chacun par un délégué permanent: le Comité central du parti, le MVD, la Procurature. Cependant, il ne faudra pas trop nous étonner si, un jour, nous apprenons qu'il n'y a jamais eu aucune séance, mais seulement un secrétariat où, sous les ordres d'un chef de service, des dactylos expérimentées tapaient des extraits de procès-verbaux inexistants. Des dactylos, ça, il y en avait, nous sommes là pour le garantir! Bien qu'il ne fût mentionné nulle part, ni dans la Constitution ni dans le Code, l'Osso se révéla cependant une moulinette des plus pratiques: une machine docile et peu exigeante qui se passait fort bien du lubrifiant des lois. Le Code était une chose, l'Osso en était une autre et il tournait parfaitement rond sans jamais utiliser ni mentionner aucun des deux cent cinq articles. Comme on dit dans les camps : sur l'homme honnête la loi est muette, mais en tout cas l'Osso est là. Il lui fallait bien, pourtant, un système de codage pour enregistrer les entrants. Qu'à cela ne tienne! Il élabora lui-même, à son usage personnel, des articles-sigles qui facilitaient grandement les opérations (plus besoin de se casser la tête pour faire cadrer les accusations avec les formules du Code), et si peu nombreux qu'un enfant pouvait les retenir (nous en avons déjà mentionné certains): et enfin, le très accueillant – Tch.S ... Membre de la famille (d'une personne condamnée en vertu d'un des articles précédents). Tous ces sigles, il ne faut pas l'oublier, ne furent jamais répartis régulièrement, d'année en année, entre les individus : comme les articles du Code et les paragraphes des décrets, c'est par épidémies soudaines qu'ils se manifestaient. Entendons-nous bien: l'Osso ne prétendait nullement rendre des jugements! Non, non! Il infligeait des sanctions administratives, pas plus. Rien de plus naturel, donc, que de le voir jouir d'une entière liberté juridique. Et pourtant, bien qu'elle ne prétendît pas être une condamnation judiciaire, la sanction pouvait aller jusqu'à vingt-cinq ans de détention, voire jusqu'à la peine de mort, et comprendre : - le retrait des grades et distinctions ; - la confiscation de tous les biens ; - la mise au régime cellulaire ; - la privation du droit de correspondre, – si bien que les gens disparaissaient de la surface de la terre encore plus sûrement que par le procédé primitif de la condamnation judiciaire. L'Osso présentait encore cet avantage important de prononcer des condamnations sans appel, sans aucun recours possible: aucune autre instance n'existait ni au-dessus, ni au-dessous de lui. Il ne relevait que du Ministère de l'Intérieur, de Staline et de Satan. Autre grand mérite de l'Osso : sa rapidité ; elle n'avait pour limites que les impératifs techniques de la dactylographie. Enfin, non seulement l'Osso n'avait nul besoin de voir l'accusé en chair et en os (ce qui décongestionnait le trafic intercarcéral), mais il n'exigeait pas même sa photo. Et lorsque les prisons étaient engorgées, il présentait encore un avantage supplémentaire : au lieu de continuer à encombrer le plancher d'une cellule et à se faire nourrir à l'œil, le détenu pouvait, dès la fin de son instruction, être dirigé sur un camp pour y travailler honnêtement. La copie de l'extrait, on avait bien le temps de la lui faire lire, plus tard. Au mieux, les choses se passaient ainsi: quand les détenus avaient tous déboulé des wagons, à la gare de destination, on les faisait mettre à genoux près des rails (à genoux – pour prévenir les évasions, mais on avait l'impression que c'était pour une prière à l'Osso), et on leur donnait lecture des condamnations. Variante: dans les convois qui arrivaient en 1938 à Pérébory, personne ne connaissait son article ni sa peine, mais le commis aux écritures chargé de l'accueil était déjà au courant et trouvait aussitôt dans la liste: SVE, cinq ans. Mais d'autres commençaient par travailler plusieurs mois dans un camp sans connaître leur condamnation. Puis... écoutons Ivan Dobriak. Un beau jour – pas n'importe quel jour, le 1er mai 1938, il y avait des drapeaux rouges partout – on les fit mettre en rangs solennellement et on leur notifia les condamnations prononcées par la troïka de la région de Stalino : de dix à vingt ans pour chacun. Quant à Sinébrioukhov, mon futur brigadier, la même année 1938 le vit expédié, dans un train entier de prisonniers sans condamnation, de Tchéliabinsk à Tchérépovets. Des mois s'écoulèrent ; les zeks travaillaient. Soudain, en hiver, un jour de repos (vous remarquez quels jours on choisissait? Quel avantage offrait l'Osso?), alors qu'il gelait à pierre fendre, on les fit sortir dans la cour et mettre en rangs ; un lieutenant inconnu s'avança vers eux et se présenta ; il était chargé de leur notifier les décisions de l'Osso. Mais ce n'était pas un mauvais bougre et quand il eut jeté un coup d'œil sur leurs pieds mal chaussés, puis sur les colonnes de gel montant vers le soleil, il prononça ces paroles: « Au fond, les gars, pourquoi vous faire crever de froid? Ecoutez-moi bien : l'Osso vous a donné à tous dix ans, il n'y en a que très, très peu qui ont huit ans. Compris? Rompez!... » *** Mais, direz-vous, quand on fait fonctionner aussi ouvertement une mécanique comme l'Osso, à quoi bon conserver encore des tribunaux? A quoi bon l'omnibus hippomobile quand on dispose de tramways modernes et silencieux, d'où nul ne risque de sauter en marche? Pour ne pas réduire au chômage les fonctionnaires de la justice? Non : simplement, il n'est pas convenable pour un Etat démocratique d'être totalement dépourvu de tribunaux. Le programme adopté en 1919 par le VIIIe Congrès du parti comportait la résolution suivante : s'efforcer de faire participer la population laborieuse tout entière à l'exercice des fonctions judiciaires. Faire participer « la population tout entière », on n'y est pas arrivé, car rendre la justice est chose délicate, mais on n'est pas non plus resté complètement sans tribunaux! Au demeurant, nos tribunaux politiques – les Chambres spéciales des tribunaux des régions civiles, les tribunaux des régions militaires ainsi que toutes les Cours suprêmes – ont suivi comme un seul homme l'exemple de l'Osso : ils ont su éviter de s'enliser dans les audiences publiques et les débats contradictoires. Leur première et principale caractéristique est le huis clos. D'abord et avant tout, huis clos : c'est plus commode. Nous sommes tellement habitués à voir condamner à huis clos des millions et des millions de personnes, c'est tellement entré dans notre vie que vous trouverez toujours un pauvre type abruti de propagande, fils, frère ou neveu de victime, pour vous lancer du haut de sa conviction: « Mais tu ne voudrais quand même pas...? Huis clos, c'est signe que l'affaire a un rapport... Nos ennemis pourraient apprendre des choses. On n'a pas le droit... » Ainsi, de peur que « nos ennemis n'apprennent des choses », nous nous coinçons nous-mêmes la tête entre nos propres genoux. Qui, hormis quelques rats de bibliothèque, se souvient aujourd'hui dans notre pays que Karakozov, qui avait tiré sur le tsar, eut droit à un défenseur? Que l'on fit un procès public à Jéliabov et à tous les membres du groupe Volonté* du peuple, sans craindre le moins du monde « que les Turcs apprennent des choses » ? Que Véra Zassoulitch, qui avait tiré, pour traduire dans notre terminologie, sur le chef de la Direction moscovite du MVD (et peu s'en fallut que la blessure ne fût mortelle : elle avait mal visé, mais la balle était d'un calibre à tuer un ours), Véra Zassoulitch, donc, non seulement ne fut pas liquidée dans une geôle ni jugée à huis clos, mais fut acquittée e par des jurés (et non par une troïka) à l'issue d'un procès public et repartit libre, en berline, sous les ovations? Je ne veux pas dire, par ces comparaisons, qu'il y ait eu jadis en Russie une justice parfaite. Sans doute une justice digne de ce nom est-elle le fruit le plus tardif de la société la plus mûre. Ou alors, il faut un Salomon. Vladimir Dahl note que dans la Russie d'avant les réformes, « il n'y avait pas un seul proverbe favorable aux tribunaux ». Cela veut certes dire quelque chose. Il semble de même qu'aucun dicton favorable aux chefs* ruraux n'ait eu le temps de voir le jour. Mais la réforme judiciaire de 1864 a tout de même engagé au moins la partie urbaine de notre société sur la voie du modèle anglais. En disant cela, je n'oublie pas non plus les critiques adressées par Dostoïevski à nos cours d'assises (dans le Journal d'un écrivain): ces avocats qui abusent de l'éloquence (« Messieurs les jurés! quelle femme eût-elle été si elle n'avait pas égorgé sa rivale?... Messieurs les jurés! qui de vous n'aurait jeté l'enfant par la fenêtre?... ») ; ces impulsions d'un instant qui peuvent l'emporter, chez les jurés, sur la responsabilité civique3. Mais ce qui faisait peur à Dostoïevski n'était pas ce qui était réellement à craindre. Il tenait la publicité des procès pour acquise à jamais! ... (Du reste, qui de ses contemporains aurait pu croire possible notre Osso?...) Et il écrit lui-même en un autre endroit: « Mieux vaut clémence imméritée que châtiment injuste. » Oh oui! mille fois oui ! L'abus de l'éloquence n'est pas seulement la maladie d'une justice adolescente ; c'est un mal plus répandu qui frappe également les démocraties adultes (quand elles ont perdu, en mûrissant, leurs objectifs moraux). Ainsi l'Angleterre – toujours elle – nous fournit l'exemple de leaders de l'opposition qui n'hésitent pas, pour faire triompher leur parti, à noircir la situation du pays sous le gouvernement en place. L'abus de l'éloquence est un mal. Mais quel terme appliquer alors à l'abus du huis clos? Dostoïevski rêvait d'un système judiciaire où tous les arguments nécessaires à la défense de l'accusé seraient avancés par le procureur. Cela, combien de siècles devrons-nous encore l'attendre? Jusqu'ici, notre système ne nous a dotés que de ce trésor inappréciable: des avocats qui chargent l'accusé (« en tant qu'honnête citoyen soviétique et authentique patriote, je ne puis m'empêcher d'éprouver, à l'examen de ces forfaits, un sentiment de dégoût... ») Comme c'est confortable, un procès à huis clos! Pas besoin de toge, on peut même retrousser ses manches. Et que le travail est facile sans micros, sans correspondants de presse et sans public! (Enfin si, il peut y avoir du public, mais sous forme de commissaires-instructeurs. Au tribunal de la région de Leningrad, par exemple, ils venaient dans la journée voir comment se comportaient leurs pupilles ; puis, la nuit, ils se rendaient à la prison pour visiter ceux qu'il convenait de rappeler à leurs devoirs4.) Deuxième caractéristique essentielle de nos tribunaux politiques : c'est un travail sans aléas. Avec sentences prédéterminées. Des documents, toujours publiés dans le recueil Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs], nous obligent à constater que la prédétermination des sentences est un phénomène ancien et que dans les années 1924-1929 les condamnations étaient déjà dictées uniquement par des impératifs administratifs et économiques. A partir de 1924, à cause du chômage qui régnait dans le pays, les tribunaux se mirent à donner moins de travail rééducatif avec maintien à domicile et plus de courtes peines de prison (il s'agit, bien sûr, des délinquants de droit commun). Du coup, les prisons se trouvèrent bourrées de détenus condamnés à des peines inférieures à six mois, tandis qu'on manquait de main-d'œuvre dans les colonies de travail. Si bien qu'au début de 1929, dans sa circulaire n° 5, le commissaire du peuple à la Justice condamna le principe des courtes peines, et que le 6 novembre 1929 (à la veille du douzième anniversaire de la révolution d'Octobre et alors qu'on entrait dans la phase de construction du socialisme), un arrêté du Comité central exécutif et du Conseil des commissaires du peuple interd i t purement et simplement d'infliger des peines inférieures à un an! Le juge sait d'avance – grâce à une directive vous concernant ou à des instructions plus générales – quelle est la sentence souhaitée. (Sans compter le téléphone qui trône d'ordinaire dans la salle des délibérations!) Il arrive même qu'à l'instar des décisions de l'Osso, les condamnations soient dactylographiées à l'avance et qu'on se contente d'y rajouter les noms à la main. Si un quelconque Strakhovitch s'écrie à l'audience : « Mais enfin, je n'ai pas pu être enrôlé par Ignatovski à l'âge de dix ans! », le président (tribunal de la Région militaire de Leningrad, 1942) pourra se contenter d'aboyer : « Je vous interdis de calomnier les services de renseignements soviétiques! » La décision est prise depuis longtemps: tous les membres du groupe d'Ignatovski – au poteau. Ah, il y a encore ce Lipov, atterri là on ne sait comment, puisqu'aucun membre du groupe ne le connaît et qu'il n'en connaît aucun. Bon, d'accord, Lipov: dix ans. Des sentences prédéterminées, comme cela adoucit la voie semée d'épines qu'est la vie d'un juge! Soulagement intellectuel, bien sûr, puisqu'on n'a plus besoin de réfléchir, – mais aussi et surtout soulagement moral: finis les tourments à l'idée qu'on peut mettre à côté de la plaque et rendre orphelins ses propres enfants. Même un forcené comme le juge-assassin Ulrich – quelle est, parmi les grosses condamnations à mort, celle qui n'est pas sortie de sa bouche? – s'en trouve tout disposé à la bienveillance. Tenez, nous sommes en 1945 et l'affaire des « séparatistes estoniens » passe devant la Chambre militaire. C'est Ulrich qui préside, petit, trapu, débonnaire. Il ne laisse pas passer une occasion de plaisanter, non seulement avec ses collègues, mais même avec les détenus (les voilà, les rapports nouveaux! la voilà, l'humanisation! quel pays peut citer un trait comme celui-là?). Apprenant que Susi est avocat, il lui dit en souriant : « Eh bien, vous voilà en pays de connaissance! » Et, de fait, pourquoi ne pas s'entendre ? à quoi bon s'irriter? Le procès se déroule suivant une agréable ordonnance : on fume à la table des juges ; au bon moment, on fait pour aller déjeuner une pause confortable. Le soir survient, il faut délibérer? Mais a-t-on jamais vu délibérer de nuit? Les juges rentrent chez eux, laissant les accusés à leur banc jusqu'au matin. Eux reviennent le lendemain à neuf heures, tout frais, rasés de près: « Debout! La Cour! » Dix ans par tête de pipe. Troisième et dernière caractéristique: la dialectique (exprimée jadis par cette formule grossière : « C'est noir ou blanc, à la tête du client »). Le Code ne doit pas être une pierre inamovible en travers du chemin des juges. Les articles qui le constituent ont déjà derrière eux dix, quinze, vingt ans d'une vie accélérée et, comme disait Faust : La face de ce monde est neuve à chaque instant, Et je n'oserais pas manquer à mon serment? Tous les articles ont donc poussé des protubérances : interprétations, modalités d'application, directives. Et si rien dans le Code ne correspond aux actes commis par l'accusé, on peut toujours le condamner: - par analogie (quel éventail!) ; - tout bonnement pour son origine sociale (article 7-35 : appartenance à un milieu socialement dangereux) ; - pour relations avec des individus dangereux5 (voilà au moins qui est large! quelles sont les personnes dangereuses, en quoi consistent les relations coupables – le juge seul le sait). Il faut seulement bien se garder de chipoter sur la lettre des textes promulgués. Prenez par exemple le décret du 13 janvier 1950, rétablissant la peine de mort (laquelle n'avait, vraisemblablement, jamais cessé d'être en vigueur dans les caves de Béria). Il stipule que peuvent être punis de mort les auteurs d'attentats et de sabotages. Qu'est-ce à dire? Rien ne le précise. Iossif Vissarionovitch aime ainsi ne pas tout dire, procéder par allusions. S'agit-il seulement des gens qui font sauter les rails avec un bâton de dynamite? Le texte est muet. Ce que c'est que le « sabotage », nous le savons depuis longtemps : là où il y a produit de mauvaise qualité, il y a sabotage. Mais les attentats? Imaginons par exemple quelqu'un qui a tenu, dans un tramway, des propos attentatoires à l'autorité du gouvernement... Et quand une femme épouse un étranger, n'y a-t-il pas attentat à la dignité de notre patrie?... Au demeurant, ce n'est pas le juge qui rend la justice (lui se borne à toucher son salaire) : ce sont des instructions venues d'en haut. Instructions de 1937 : dix ans – vingt ans – le poteau. Instructions de 1943 : vingt ans de bagne – la potence. Instructions de 1945: dix ans plus cinq ans de privation de droits6, tarif unique (et main-d'œuvre assurée pour trois plans quinquennaux). Instructions de 1949 : vingt-cinq ans, tarif unique. (C'est ainsi qu'un véritable espion – Schultz, Berlin, 1948 – pouvait n'avoir que dix ans, et Günther Waschkau, qui ne l'avait jamais été, vingt-cinq ans: effet de la vague de 1949.) C'est la machine à condamner. Quand un citoyen est arrêté, il perd tous ses droits dès l'instant où, sur le seuil du GB, on lui coupe ses boutons, et il écopera inéluctablement d'un temps de peine. Les zélés travailleurs de notre justice sont, du reste, tellement habitués à cet état de choses qu'ils ont commis, en 1958, une énorme bourde : en publiant dans la presse un projet de nouveaux « Fondements de la procédure criminelle en URSS », ils ont oublié de consacrer un paragraphe au contenu éventuel d'une sentence d'acquittement! D'où cette douce réprimande du journal du gouvernement (Izvestia, 10 septembre 1958) : « On risquerait d'avoir l'impression que nos tribunaux ne prononcent jamais que des sentences de condamnation. » Mettons-nous à la place des juristes : pourquoi les procès devraient-ils avoir deux issues possibles, alors que les élections générales se font avec un seul candidat? Et puis, enfin, une sentence d'acquittement serait un non-sens économique! Elle voudrait dire que tous les rouages – indicateurs, agents opérationnels, commissaires-instructeurs, procureurs, gardiens de prison, soldats d'escorte – tous les rouages ont tourné à vide! Voici une histoire de tribunal militaire aussi simple que typique. En 1941, dans nos troupes inactives stationnées en Mongolie, les sections tchékistes devaient faire preuve d'activité et de vigilance. L'aide-médecin Lozovski, à qui une femme avait donné quelques raisons d'être jaloux du lieutenant Pavel Tchoulpéniov, saisit parfaitement la conjoncture. Dans un entretien en tête-à-tête, il posa au lieutenant les trois questions suivantes : 1. « D'après toi, pourquoi reculons-nous devant les Allemands ? » (Tchoulpéniov : « Ils possèdent plus de matériel et ont achevé plus tôt leur mobilisation. » Lozovski : « Non, c'est une manœuvre, nous les attirons à l'intérieur des terres. ») 2. « Crois-tu à l'aide des Alliés? » (Tchoulpéniov: « Je crois qu'ils nous aideront, mais pas de manière désintéressée. » Lozovski: « Non, ils nous laisseront tomber sans nous apporter aucune aide. ») 3. « Pourquoi a-t-on envoyé Vorochilov commander le Front Nord-Ouest? » Tchoulpéniov répondit et oublia cette discussion. Mais Lozovski, lui, rédigea une dénonciation. Voici Tchoulpéniov convoqué à la section politique de sa division et exclu du Komsomol: état d'esprit défaitiste, exaltation du matériel allemand, dénigrement de la stratégie de notre haut commandement. C'est Kaliakine, le responsable du Komsomol, qui se montre le plus éloquent. (A Khalkhin-Gol, quelques années auparavant, il a fait preuve de lâcheté devant Tchoulpéniov : aujourd'hui, il saute sur l'occasion d'éliminer pour toujours un témoin gênant.) Arrestation. Une seule confrontation avec Lozovski. Le commissaire-instructeur ne reprend même pas les termes de la fameuse conversation. Unique question: « Connaissez-vous cet homme? – Oui. – Témoin, vous pouvez sortir. » (L'instructeur craint que l'accusation ne s'écroule7.) Abattu par sa détention d'un mois au fond d'une fosse, Tchoulpéniov est traduit devant le tribunal de la 36e division motorisée. Sont présents le commissaire politique de la division, Lébédev, et le chef de la section politique, Slessarev. Le témoin Lozovski n'a même pas été convoqué. (Toutefois on prendra soin, après la séance, de faire signer Lozovski et le commissaire politique Sérioguine, afin de conférer une valeur juridique à leurs faux témoignages.) Questions de la Cour: Avez-vous eu une conversation avec Lozovski? que vous a-t-il demandé? que lui avez-vous répondu? Tchoulpéniov répond avec candeur ; il ne voit toujours pas ce qu'on peut lui reprocher. « Mais il y a beaucoup de gens qui disent ça ! » s'écrie-t-il naïvement. La Cour saisit la balle au bond: « Qui? Des noms! » Mais Tchoulpéniov n'est pas de cette race-là ! On lui donne la parole pour sa déclaration finale : « Je demande au tribunal de mettre encore une fois mon patriotisme à l'épreuve. Qu'une mission comportant un péril de mort me soit confiée... » Et il ajoute, notre preux au cœur simple : « ... à moi et à celui qui m'a calomnié. Nous irons ensemble. » Non, non, pas question. Toute cette quincaillerie chevaleresque, nous devons l'extirper de notre peuple. Lozovski est là pour distribuer des comprimés, Sérioguine pour éduquer les soldats8. Et qu'est-ce que ça peut faire, que tu meures ou pas? Ce qui compte, c'est que nous, nous ayons monté bonne garde. La Cour sortit le temps de fumer une cigarette, puis elle rentra: dix ans, plus trois de privation de droits. Des affaires comme celle-là, chaque division en connut au cours de la guerre bien plus d'une dizaine (autrement, l'entretien d'un tribunal serait revenu trop cher). Au lecteur de calculer lui-même le nombre total de divisions. ... Les séances de ces tribunaux se ressemblent d'une façon sinistre. Sinistre est l'impersonnalité et l'insensibilité des juges : ils font penser à des gants de caoutchouc. Les sentences sont fabriquées à la chaîne. Chacun garde un air sérieux, mais que ce soit du guignol, tout le monde le comprend, et surtout les soldats d'escorte, hommes simples. A la prison de transit de Novossibirsk, en 1945, on fait l'appel des arrivants par articles. « Un tel ! – 58-1-a, vingt-cinq ans! » Le chef d'escorte est intrigué : « Pour quel motif? – Sans motif! – Pas vrai! Sans motif, c'est dix ans ! » Lorsque les juges sont pressés, la « délibération » prend tout juste une minute, le temps de sortir et de rentrer. Quand la Cour siège sans interruption des seize heures par jour, on peut entrevoir, par la porte de la salle des délibérations, une nappe blanche, une table servie, des assiettes montées pleines de fruits. Mais si les juges ont un peu de temps devant eux, ils aiment à « faire de la psychologie » en proclamant la sentence : « ... de condamner l'accusé à la mesure suprême !... » Une pause. Le juge regarde l'accusé dans les yeux, c'est intéressant : comment encaisse-t-il ? que peut-il bien éprouver à cette minute? « ... Toutefois, eu égard à son repentir sincère... » Les murs de la salle d'attente sont tout couverts de graffiti tracés au crayon ou avec la pointe d'un clou: « condamné à mort », « condamné à vingt-cinq ans », « condamné à dix ans ». On n'efface pas ces inscriptions: elles sont édifiantes. Tremble, plie et ne pense pas que tu puisses changer quoi que ce soit par ta conduite. Quand bien même tu plaiderais ta cause comme Démosthène en personne, devant cette salle vide où quelques chaises sont occupées par des commissaires-instructeurs (Olga Sliozberg devant la Cour suprême en 1938), cela ne te serait d'aucun secours. La seule chose qui soit en ton pouvoir, c'est de décrocher plus : la mort au lieu de dix ans, par exemple. Crie-leur donc : « Vous êtes des fascistes! J'ai honte d'avoir appartenu quelques années au même parti que vous ! » (Nikolaï Sémionovitch Daskal devant la Chambre spéciale du Territoire de la mer d'Azov et de la mer Noire, président Khélik, à Maïkop, en 1937). Ils monteront une nouvelle affaire et te règleront ton compte. Tchavdarov raconte qu'une fois, en pleine audience, les inculpés revinrent soudain, devant le tribunal, sur toutes les fausses dépositions qu'ils avaient faites au cours de l'instruction. Eh bien? S'il y eut un flottement - le temps pour ces messieurs d'échanger un regard –, il ne dura que quelques secondes. Le procureur réclama, sans plus d'explications, une suspension d'audience. Les commissaires-instructeurs étaient à la prison: ils rappliquèrent ventre à terre, flanqués de leurs acolytes aux gros bras. Tous les accusés furent répartis dans des boxes et retabassés de main de maître, avec promesse de les achever s'il y avait une deuxième suspension. L'audience reprit. Le juge recommença l'interrogatoire et, cette fois, tous confirmèrent leurs aveux. Alexandre Grigorievitch Karetnikov, directeur d'un institut de recherche sur les textiles, fit preuve d'une remarquable habileté. Juste avant l'heure où devait s'ouvrir l'audience de la Chambre militaire de la Cour suprême (pourquoi encore et toujours ces tribunaux militaires, cette Chambre militaire, pour juger des civils libres de toute obligation envers l'armée? nous ne songeons plus à nous en étonner et ne posons même pas la question), il déclara, par le truchement des gardes, qu'il désirait faire des dépositions supplémentaires. Ah, intéressant ! C'est le procureur qui le reçut. Karetnikov dénuda sa clavicule purulente, cassée d'un coup de tabouret par son commissaire-instructeur, et déclara : « J'ai tout signé sous la torture. » Le procureur se maudit d'avoir mordu à l'hameçon des dépositions « supplémentaires », mais il était trop tard. Ces gens-là sont intrépides tant qu'ils restent des rouages cachés dans les entrailles de la machine. Mais que l'un d'eux sente une responsabilité précise se concentrer sur lui, qu'il voie un projecteur se braquer sur sa personne, – et le voilà qui pâlit, comprenant qu'il n'est rien, lui non plus, et qu'il peut glisser sur la moindre peau de banane. Karetnikov avait coincé le procureur, qui n'osa pas étouffer l'affaire. L'audience fut ouverte et Karetnikov répéta sa déposition... Du coup, la Chambre alla délibérer pour de bon ! Mais la seule sentence qu'elle pouvait rendre était l'acquittement, ce qui eût entraîné la libération immédiate de Karetnikov. Alors... elle n'en rendit t pas! Comme si de rien n'était, on ramena Karetnikov à la prison, où il reçut quelques soins et resta sous clé pendant trois mois. Après quoi un deuxième commissaire-instructeur se présenta, fort poli, qui décerna contre lui un nouveau mandat d'arrêt (si la Chambre militaire avait été moins hypocrite, il aurait eu au moins trois mois de liberté !) et lui reposa les mêmes questions que le premier. Karetnikov, pressentant la liberté, tint bon et ne se reconnut coupable de rien. Et que croyez-vous... Huit ans par Osso. Cet exemple suffit à montrer les possibilités respectives du prisonnier et de l'Osso. Comme l'écrivait Derjavine: Un tribunal injuste est pire qu'un voleur. Là où dorment les lois, ennemis sont les juges : Les simples citoyens ont perdu tout refuge, Les voici sans recours devant l'exécuteur. Mais la Chambre militaire de la Cour suprême ne connut pas souvent pareils désagréments, et on peut même dire que rares furent les cas où elle frotta ses yeux embrumés pour regarder l'un des petits sujets de plomb qui défilaient devant elle. En 1937, A.D. Romanov, ingénieur électricien, fut hissé quatre à quatre par deux gardiens – un sous chaque bras – jusqu'au troisième étage (l'ascenseur marchait sans doute, mais avec un pareil va-et-vient de prisonniers les fonctionnaires n'auraient jamais pu monter). Croisant un condamné qui sortait, ils entrèrent en trombe dans la salle d'audience. La Chambre était si bousculée que les trois juges restaient debout, ils n'avaient pas le temps de s'asseoir. Romanov reprit son souffle à grand-peine (une longue instruction l'avait épuisé) et lança ses nom, prénom et patronyme. Les juges grommelèrent, échangèrent un coup d'œil et Ulrich, toujours lui, éructa: « Vingt ans ! » Hop, voici Romanov traîné dehors et on enfourne le suivant. Ce fut comme un songe : en février 1963, je me trouvai gravir moi aussi ce même escalier (voulant le regarder de près, j'avais refusé de prendre l'ascenseur), mais courtoisement accompagné par un colonel des cadres politiques de l'armée. Le destin faisait de moi ce jour-là l'envoyé de l'Archipel tout entier. Et dans la salle entourée d'une colonnade circulaire où, dit-on, se réunit en séance plénière la Cour suprême de l'Union soviétique, dans cette salle où une immense table en fer à cheval en entoure une autre, ronde celle-ci et pourvue de sept chaises anciennes, – dans cette salle, donc, je parlai devant soixante-dix magistrats de la Chambre militaire, celle-là même qui avait jugé Karetnikov, et Romanov, et caetera, et ainsi de suite et tous les autres... Et je leur dis: « Quel jour mémorable! Condamné d'abord à la détention dans un camp, puis à la relégation à perpétuité, jamais jusqu'ici je n'avais vu un juge en face. Et voilà qu'aujourd'hui, je vous vois tous rassemblés! » (Eux aussi, c'est la première fois qu'ils voyaient, les yeux dessillés, un zek en chair et en os.) Mais il s'avéra que ce n'était pas eux ! Eh oui. A présent, ils affirmaient que ce n'était pas eux. Il m'assurèrent que ceux-là n'étaient plus parmi eux. Certains étaient partis, avec honneur, à la retraite, quelques-uns avaient été révoqués. (A ce que j'appris, Ulrich, l'un des bourreaux les plus éminents, avait été relevé de ses fonctions dès 1950, sous Staline, pour... manque de fermeté !) Un petit nombre (à compter sur les doigts de la main) étaient même passés en jugement sous Khrouchtchov. Du banc des accusés, ils menaçaient : « Fais attention, aujourd'hui c'est toi qui nous juges, mais demain, ce sera notre tour ! » Cependant, comme toutes les entreprises de Khrouchtchov, ce mouvement, très énergique au début, devait être bientôt oublié et abandonné par son initiateur sans avoir atteint le point de non-retour ni être sorti, par conséquent, des limites habituelles. A présent, les vétérans de notre appareil judiciaire égrenaient à plusieurs voix leurs souvenirs, me livrant ainsi involontairement des matériaux pour ce chapitre. (Ah ! s'ils décidaient eux-mêmes de gratter leur mémoire et de tout publier! Mais les années passent, cinq se sont déjà écoulées au moment où j'écris, et on n'y voit toujours pas plus clair9.) Ils rappelèrent qu'au cours des conférences de magistrats, des juges se vantaient dans leurs interventions d'avoir réussi à ne pas appliquer l'article 51 du Code pénal sur les circonstances atténuantes et d'avoir ainsi distribué des peines de vingt-cinq ans au lieu de dix! Et l'humiliante subordination des tribunaux aux Organes! Un magistrat avait eu à juger un citoyen soviétique qui, rentrant des Etats-Unis, avait tenu ce propos diffamatoire: ils ont de bonnes routes là-bas. C'était tout. Rien de plus dans le dossier! Le magistrat eut l'audace de renvoyer l'affaire pour complément d'instruction aux fins de recueillir des « matériaux antisoviétiques dignes de ce nom », c'est-à-dire pour que l'on torture et tabasse un peu le prisonnier. Mais cette noble intention du juge ne fut pas prise en considération; on lui répondit avec colère : « Comment? Vous ne faites pas confiance à nos Organes? » Et on le... relégua à Sakhaline comme greffier du tribunal militaire! (Sous Khrouchtchov, le traitement était plus doux: les juges « fautifs étaient envoyés travailler comme... allons, que suggérez-vous?... comme avocats10!) La Procurature elle aussi s'inclinait devant les Organes. En 1942, quand les abus commis par Rioumine dans les services du contre-espionnage de la flotte du Nord éclatèrent en un scandale criant, la Procurature n'osa pas faire usage de ses pouvoirs : elle se contenta de signaler respectueusement à Abakoumov que ses petits faisaient des bêtises. On comprend pourquoi Abakoumov considérait les Organes comme le sel de la terre ! (Quant à Rioumine, il le rappela auprès de lui et le promut très haut, pour sa propre perte.) Le temps leur manqua, sinon ils m'en auraient raconté dix fois plus. Mais j'avais déjà de quoi réfléchir: si les tribunaux et la Procurature n'avaient été que des pions manipulés par le ministre de la Sécurité, peut-être ne fallait-il pas leur consacrer un chapitre spécial? Tandis qu'ils parlaient à qui mieux mieux, je les regardais autour de moi et j'étais plein d'étonnement : mais ce sont des hommes! oui, des hommes! Tenez, les voilà qui sourient! Qui soutiennent, en toute sincérité, n'avoir jamais cherché que le bien. Et pourtant, si la roue tournait encore une fois et que je repasse en jugement devant eux – ici même? (on est justement en train de me montrer la grande salle). Eh bien oui, ils me recondamneraient. Qu'est-ce qui est à la source: la poule ou l'œuf? les hommes ou le système ? Pendant des siècles, on a répété chez nous ce proverbe : Ne crains pas la loi, crains le juge. Mais il me semble qu'aujourd'hui la loi a devancé les hommes, qu'elle les a dépassés en cruauté. Il est temps de retourner le proverbe: Ne crains pas le juge, crains la loi. Celle d'Abakoumov, bien sûr. Les voici à présent qui montent à la tribune : on discute d'Ivan Dénissovitch. Ils affirment, réjouis, que ce livre a soulagé leur conscience (ce sont leurs propres paroles...). Ils admettent que j'ai encore donné un tableau très adouci, que chacun d'eux connaît des camps plus durs. (Ainsi, ils savaient?...) Parmi les soixante-dix hommes assis autour du fer à cheval, plusieurs montrent dans leurs interventions qu'ils s'y connaissent en littérature et sont même lecteurs de Novy Mir; ils ont soif de réformes, ils discutent avec animation des plaies de notre société, de la grande misère des campagnes... Et moi je pense, en les écoutant: si cette première et minuscule goutte de vérité a explosé comme une bombe psychologique, que se passera-t-il dans notre pays le jour où la Vérité déferlera en cataractes? Or ce jour viendra. Inéluctablement. 1 Ils avaient donc siégé le jour même de l'amnistie: le travail n'attend pas. 2 Recueil Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs]. 3 Nous voyons parfois la chose se produire dans l'Occident contemporain et ne pouvons en être enthousiasmés. Ce que redoutait Dostoïevski, en anticipant largement sur la Russie de son temps, nous l'avons ici sous les yeux. 4 Groupe de Tch...n. 5 Cela, nous l'ignorions. Nous l'avons appris par les Izvestia en juillet 1957. 6 Comme leur cria Babaïev, un droit-commun il est vrai: « La muselière, vous pouvez m'en flanquer trois cents ans si vous voulez! De toute façon, mes chers bienfaiteurs, on m'enterrera avant que j'aie voté pour vous ! » (La « muselière » étant ici la privation des droits politiques.) 7 Lozovski est aujourd'hui docteur en médecine ; il habite Moscou et n'a pas à se plaindre de l'existence. Tchoulpéniov, lui, est conducteur de trolleybus. 8 Viktor Andreïevitch Sérioguine habite actuellement Moscou et travaille dans une entreprise de services domestiques dépendant du Mossoviet. Il vit bien. 9 Voici encore passés dix ans de plus, et quelle brouée impénétrable est maintenant retombée! (Note de 1978.) 10 Izvestia du 9-6-1964. Une bien intéressante conception de la défense!... Ajoutons que, dès 1918, Lénine demandait que les juges qui prononçaient des condamnations trop clémentes fussent exclus du parti. Chapitre 8 LA LOI ENFANT Nous oublions tout. Que gardons-nous en tête? Pas le réel, non, pas l'histoire. Mais une ligne uniforme de pointillés, la même pour tous, qu'on a pris soin de nous buriner jour après jour dans la mémoire. Je ne sais s'il faut voir là un trait commun à tous les hommes, mais, assurément, c'est un trait de notre peuple. Un trait vexant. Découlant de la bonté, peut-être, mais vexant. Il fait de nous la proie des menteurs. Tenez: même les procès publics, s'il ne faut pas que nous nous les rappelions, eh bien, nous ne nous les rappelons pas. Ils se sont déroulés au grand jour, la presse en a parlé, mais on ne nous les a pas gravés en creux dans la cervelle – donc nous ne nous les rappelons pas. (Pour la marque en creux, il faut le rabâchage quotidien à la radio.) Je ne parle pas de la jeunesse, il est naturel qu'elle ne sache pas; je parle des contemporains de ces procès. Demandez à l'homme de la rué d'énumérer les procès publics retentissants, il se rappellera Boukharine, Zinoviev. Et encore, en plissant un peu le front, le Parti Industriel. Terminé: il n'y a pas eu d'autres procès publics. Que dire alors des procès à huis clos?... Et pourtant combien de tribunaux ont fonctionné à plein rendement dès 1918 ! – époque où il n'y avait encore ni lois, ni codes, et où les juges ne pouvaient se référer qu'aux besoins du pouvoir ouvrier et paysan. Se trouvera-t-il un jour quelqu'un pour retracer en détail leur histoire? Nous ne saurions nous dispenser, pour notre part, de les passer rapidement en revue. Il va bien falloir aller chercher à tâtons, jusque dans le brouillard rose de ce tendre matin, quelques ruines calcinées. En ces années dynamiques, les sabres de la guerre n'avaient pas le temps de rouiller dans leurs fourreaux ni les revolvers du châtiment de refroidir dans leurs étuis. C'est plus tard que l'on s'avisa de dissimuler les exécutions dans les ténèbres de la nuit et des caves, et de tirer dans la nuque. En 1918, le célèbre tchékiste de Riazan, Stelmakh, fusillait en plein jour dans la cour, si bien que les condamnés à mort qui attendaient leur tour pouvaient observer la scène par les fenêtres de la prison. Il existait alors un terme officiel : la répression extrajudiciaire. Non qu'il n'y eût point encore de tribunaux, mais parce qu'il y avait la Tchéka. Cet oisillon dont le bec commençait à durcir, Trotsky le réchauffait de son baleine : « L'intimidation est un puissant moyen de la politique et il faut être un hypocrite pour ne pas le comprendre. » Et Zinoviev, qui ne prévoyait pas encore sa fin, exultait: « Il n'y a pas plus populaire, à l'échelle du monde, que les initiales Gué.Pé.Ou. et Vé.Tché.Ka. » Extrajudiciaire, c'était plus efficace. Il y avait des tribunaux, et qui rendaient la justice et condamnaient à mort, mais il faut se rappeler que, parallèlement à eux et indépendamment d'eux, la répression extrajudiciaire suivait son chemin. Comment se faire une idée de son envergure? Dans l'ouvrage qu'il a écrit pour le grand public sur l'activité de la Tchéka, M. Latsis donne des chiffres1 pour un an et demi (1918 et la première moitié de 1919) et vingt gouvernements de Russie centrale (« les chiffres cités ici sont loin d'être complets », ce qu'il faut peut-être attribuer en partie à une certaine modestie tchékiste). Ces chiffres, les voici : fusillés par la Tchéka (c'est-à-dire sans jugement, en dehors des tribunaux) : 8389 (huit mille trois cent quatre-vingt neuf) ; organisations contre-révolutionnaires découvertes : 412 (chiffre fantastique pour qui connaît l'inaptitude à l'organisation dont témoigne toute notre histoire, ainsi que l'abattement et le repli de chacun sur soi caractéristiques de ces années-là) ; total des arrestations : 87 000. (Ce dernier chiffre, lui, sent le sous-estimé.) Un point de comparaison? En 1907, un groupe d'hommes engagés dans la vie publique a fait paraître un recueil d'articles Contre la peine de mort (sous la rédaction de Ghernett) qui donne la liste nominale de tous les condamnés à mort entre 1826 et 1906. Les auteurs précisent que leur liste est incomplète (elle ne saurait, malgré tout, être plus défectueuse que les données de Latsis recueillies en pleine guerre civile). Elle comporte 1397 noms, desquels il faut retrancher 233 personnes dont la peine fut commuée et 270 qui ne purent être retrouvées par la police (pour la plupart des insurgés polonais réfugiés en Occident). Reste 894. Comme ce chiffre couvre une période de quatre-vingts ans, il est en fait 255 fois plus faible que celui de la Tchéka, qui porte pourtant sur moins de la moitié des gouvernements (et n'englobe pas les nombreux fusillés de la Ciscaucasie et de la Basse-Volga). Les auteurs du recueil produisent également, il est vrai, un deuxième chiffre, estimatif celui-là (et vraisemblablement tiré dans le sens souhaité): le nombre de personnes condamnées à mort (ce qui ne veut pas dire exécutées, car de nombreuses grâces furent accordées) se serait élevé à 1310 pour la seule année 1906. On sait que la fameuse réaction stolypinienne (répondant au déchaînement de la terreur révolutionnaire) battait alors son plein, comme en témoigne encore un autre chiffre : 950 exécutions en six mois2. (Car elles ne fonctionnèrent que six mois, les cours martiales de Stolypine.) C'est horrible à dire, mais, pour nos nerfs endurcis, ce chiffre-là ne fait pas le poids, lui non plus : le nôtre, rapporté à six mois, nous donne de toute façon trois fois plus, et encore pour vingt gouvernements seulement, et encore sans compter les condamnations à mort prononcées par les tribunaux. Les tribunaux? Et comment donc! Le mois qui suivit la révolution d'Octobre en vit créer de deux sortes. En premier lieu, des Tribunaux populaires élus librement par les ouvriers et les paysans – mais à la condition expresse que les juges choisis aient déjà acquis « une expérience politique dans les organisations prolétariennes du parti et après une opération préliminaire et obligatoire exécutée par les comités exécutifs des soviets de rayon pour « vérifier soigneusement l'aptitude des candidats à exercer les fonctions postulées », fonctions que les mêmes comités pouvaient ensuite leur retirer à n'importe quel moment, (Décret N° 1 sur les tribunaux, 24 novembre/7 décembre 1917, articles 12 et 13). Si bien qu'on en vint, au lieu d'élire les juges au suffrage universel, à les faire nommer par les comités exécutifs des soviets, – ce qui revenait au même puisque, comme chacun sait, lesdits soviets expriment précisément les intérêts des masses laborieuses. En second lieu ou plutôt à nouveau en premier lieu, le même décret du 24 novembre/7 décembre 1917 institua des Tribunaux révolutionnaires ouvriers et paysans, implantés dès le niveau du canton et du district. Ceux-là étaient conçus comme un instrument de la dictature du prolétariat et il s'ensuivit tout naturellement qu'ils apparurent aussitôt en tous lieux, tandis que les Tribunaux populaires mettaient de longs mois à se constituer, en particulier dans les endroits reculés. On vit donc les Tribunaux révolutionnaires se charger de toutes les affaires, y compris celles qui relevaient du droit commun. Mais rassurez-vous: la différence entre les deux types de tribunaux n'était de toute façon pas si grande. Lorsqu'un peu plus tard, en 1919, seront publiés les fondements du droit pénal de la RSFSR, les Tribunaux populaires et révolutionnaires recevront presque la même définition: aucune limite n'est assignée aux peines qu'ils infligent, les uns comme les autres doivent avoir les mains absolument libres; nulle sanction pénale n'est fixée par la loi, et les Cours jouissent à la fois d'une entière liberté dans le choix des mesures répressives et de droits illimités dans leur application (ainsi, la privation de liberté peut être prononcée pour une durée indéterminée, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'une mesure particulière y mette fin). De même que la justice révolutionnaire, la justice populaire a pour seuls guides son sens de la légalité révolutionnaire et sa conscience révolutionnaire. Les sentences prononcées par les unes et les autres Cours sont définitives: aucun appel n'est possible devant quelque instance que ce soit. Comme les Tribunaux révolutionnaires, les Tribunaux populaires sont libres de toute obligation de forme ; leur unique critère d'appréciation est l'ampleur du tort causé par les agissements de l'accusé aux intérêts de la lutte révolutionnaire, et la sentence est dictée par les impératifs de la défense du nouveau régime et les besoins de ses chantiers. (Au début, les Tribunaux révolutionnaires comportaient des assesseurs désignés par les soviets locaux, mais ils prirent ensuite leur forme plus affûtée de troïkas permanentes dont l'un des membres émanait de la commission locale de la Tchéka de la région, de façon qu'une soudure vivante fût réalisée à tous les niveaux entre lesdits tribunaux et la Tchéka.) Le 4 mai 1918 fut pris un décret instituant un Tribunal révolutionnaire suprême auprès du Vtsik, et l'on crut voir là le couronnement et la fin de l'activité tribunaligène. Mais oh, comme on en était encore loin! Il s'avéra en effet nécessaire de créer, pour soutenir l'activité des voies ferrées, un système unifié, couvrant tout le pays, de Tribunaux ferroviaires révolutionnaires. Puis un système unifié de Tribunaux révolutionnaires des forces armées de la Sécurité intérieure. Dans le courant de l'année 1918, tous ces systèmes fonctionnaient déjà avec un bel ensemble, sans laisser sur le territoire de la RSFSR aucun refuge au crime ni aux actes attentatoires à la lutte révolutionnaire des masses ; cependant le camarade Trotsky vit de son œil perçant que cette plénitude était encore imparfaite et, le 14 octobre 1918, il signa un décret qui créait encore un réseau supplémentaire : celui des Tribunaux militaires révolutionnaires. Entièrement absorbé par les soucis du Soviet militaire révolutionnaire de la RSFSR et par la nécessité de sauver la République de ses ennemis extérieurs, ce grand guide et inspirateur n'accompagna pas son décret d'un plan d'application détaillé ; mais il choisit en revanche avec un bonheur exceptionnel le président du Tribunal militaire révolutionnaire central de la République – en la personne du camarade Danichevski qui, non content de créer et développer le réseau de ces tribunaux encore nouveaux, leur fournit une base théorique en écrivant sur eux une brochure3. Un exemplaire de cet ouvrage, conservé par miracle, est tombé entre nos mains. Il porte, il est vrai, la mention « secret », mais peut-être son ancienneté me fera-t-elle pardonner d'en ébruiter certaines données (ce que j'ai dit plus haut des différents tribunaux en était également tiré). Aussitôt après Octobre, dans l'esprit de ses mots d'ordre et comme la pratique s'en était déjà instaurée dans l'armée depuis Février, on pensa que c'étaient des tribunaux élus qui allaient fonctionner, au niveau du régiment et de la division, dans l'Armée rouge. Mais avant qu'on ait eu le temps de se rassasier d'une institution aussi démocratique, ces tribunaux furent supprimés. Il faut dire qu'on assistait alors partout à l'éclosion spontanée de cours martiales et de troïkas et que, bien entendu, fonctionnaient (fusillaient) d'une part les antennes de la Vétchéka au front et, d'autre part, les organes du contre-espionnage, prédécesseurs des Sections spéciales. Durant ces mois cruels pour la République, où le camarade Trotsky disait au Vtsik : « Fils de la classe ouvrière, nous avons conclu un pacte avec la mort, et donc avec la victoire », il fallait obliger tous et chacun à se discipliner et à accomplir son devoir. « Les Tribunaux militaires révolutionnaires sont en premier lieu des organes destinés à anéantir, isoler, mettre hors d'état de nuire et terroriser les ennemis de notre patrie ouvrière et paysanne, et seulement en second lieu des Cours qui établissent le degré de culpabilité du prévenu » (p. 5). « Les Tribunaux militaires révolutionnaires sont encore plus des organes d'ex-ception que les Tribunaux révolutionnaires qui se sont insérés dans notre harmonieux système général de justice populaire unifiée » (p. 6). « Encore plus des organes d'exception » ? On en a le souffle coupé et on reste même d'abord incrédule: comment aller plus loin dans ce domaine qu'un tribunal révolutionnaire? Un vétéran de l'institution, pourvoyeur de nombreuses sentences prononcées durant ces années-là, nous l'explique: « A côté des organismes de justice il doit en exister d'autres, de répression judiciaire, si vous voulez » (p. 8). Le lecteur s'y reconnaît, à présent? D'un côté la Tchéka, qui représente la répression extrajudiciaire. De l'autre, le Tribunal révolutionnaire, Cour fort inclémente et au fonctionnement très simplifié, mais assimilable tout de même en partie à un organisme judiciaire. Et entre e eux? Devinez! Eh bien, mais entre eux bée justement la place d'un organisme de répression judiciaire, c'est-à-dire précisément de notre Tribunal militaire révolutionnaire! « Dès le premier jour de leur existence, les Tribunaux militaires révolutionnaires furent des instruments de combat du pouvoir révolutionnaire... D'emblée furent adoptés un ton et une orientation qui excluaient toute hésitation... Notre tâche fut d'utiliser habilement l'expérience accumulée par les Tribunaux révolutionnaires et de continuer à la développer » (p. 13) - toutes phrases écrites dès avant les premières directives, qui datent de janvier 19. L'un des traits empruntés aux Tribunaux révolutionnaires fut le maintien d'un lien étroit avec la Tchéka grâce à la nomination à chaque Tribunal militaire révolutionnaire de l'un des membres de la Section spéciale du Front concerné. Certes, la durée d'existence des Fronts était limitée, mais les Tribunaux militaires révolutionnaires, loin de disparaître avec eux, s'installaient alors dans les régions et dans les districts nationaux pour y « poursuivre la lutte et exercer une répression immédiate durant les soulèvements » (p. 19). Les Tribunaux militaires révolutionnaires jugeaient les cas de « désertion du front du travail », crime qui était « dans les circonstances actuelles un acte de contre-révolution au même titre que l'insurrection armée contre les ouvriers et paysans » (p. 21). – Tiens, qui donc était assez nombreux pour se soulever contre les ouvriers et les paysans réunis? - Ils jugeaient même les cas de « grossièreté envers des subordonnés, négligence dans l'exécution de ses obligations, incurie, ignorance de ses droits... (p. 23), etc., etc. Les Tribunaux militaires révolutionnaires n'étaient absolument pas réservés aux militaires, mais jugeaient également tous les civils domiciliés dans la région où était établi le Front. Ils étaient un instrument de la lutte des classes aux mains du peuple travailleur. Afin d'éviter tout conflit avec les Tribunaux révolutionnaires qui fonctionnaient à côté, on délimita ainsi les compétences: à partir du moment où l'un des tribunaux avait engagé une procédure, c'est lui qui jugeait l'affaire – sans révision ni appel possible. Les sentences étaient fonction de la situation militaire: après la victoire sur les Blancs dans le Sud du pays, au printemps 1920, des directives furent envoyées aux Tribunaux militaires révolutionnaires pour qu'ils réduisent leur nombre de fusillés : et effectivement, il n'y en eut que 1426 au cours du premier semestre (sans compter ni les Tribunaux révolutionnaires, ni les Tribunaux ferroviaires ni ceux de la Vokhra, ni la Tchéka ni les Sections spéciales ! – rappelons-nous encore une fois les 950 exécutions avec lesquelles Stolypine avait arrêté l'anarchie meurtrière dans l'ensemble du pays et le chiffre de 894 pour 80 ans d'histoire de Russie). Mais l'été 1920 vit le début de la guerre contre la Pologne, et rien qu'en juin et juillet les Tribunaux militaires révolutionnaires prononcèrent (toujours à eux seuls, sans compter tous les autres) 1976 condamnations à mort (p. 43 ; aucun chiffre n'est donné pour les mois suivants). Les Tribunaux militaires révolutionnaires disposaient d'un droit de répression directe et immédiate sur les déserteurs et les personnes faisant de la propagande contre la guerre civile (c'est-à-dire les pacifistes, cf. p. 37). Ils devaient distinguer entre le meurtre de droit commun (qui n'entraînait pas la peine de mort) et le meurtre politique (qui envoyait son auteur au poteau, cf. p. 38) ; le vol commis aux dépens d'une personne privée (cas où les tribunaux devaient se montrer « doux et compréhensifs », car les richesses bourgeoises poussent les gens à voler), et celui consistant à s'approprier les biens du peuple (« tout le poids du châtiment révolutionnaire » s'abattait alors sur le coupable). « Il est impossible et il serait déraisonnable de codifier les peines », mais « on ne saurait se passer de directives et d'instructions » (p. 39). « Très fréquemment, les Tribunaux militaires révolutionnaires sont contraints de siéger dans des circonstances où il devient même difficile de déterminer si le Tribunal fonctionne en tant que tel ou simplement en tant que détachement de combat. Il n'est pas rare... que le travail s'effectue de façon parallèle dans la salle des séances et dans la rue ». L'exécution capitale « ne saurait être considérée comme un châtiment, elle n'est que l'élimination physique d'un ennemi de la classe ouvrière » et « peut être utilisée afin d'intimider (de terroriser) ce type de criminels » (p. 40). « La peine n'est pas un prix à payer pour la "faute" ; elle n'est pas une expiation de la faute... » Le tribunal « définit la personnalité du criminel dans la mesure... où son mode de vie et son passé permettent de l'élucider » (p. 44). Dans les Tribunaux militaires révolutionnaires, « le droit d'appel institué par la bourgeoisie perd toute signification... Cette manière de faire traîner les choses en longueur est totalement inutile sous le régime soviétique » (p. 46). « Il serait absolument inadmissible d'instaurer la pratique de l'appel », « le droit de déposer des recours en cassation n'est pas reconnu » (p.49). « On est amené à faire exécuter la sentence presque immédiatement, afin que l'effet produit par la répression soit le plus fort possible » (p. 50) ; « il est indispensable d'enlever aux criminels tout espoir de faire casser ou modifier le jugement prononcé par le Tribunal militaire révolutionnaire » (p. 50). « Le Tribunal militaire révolutionnaire est un instrument indispensable et sûr de la Dictature du Prolétariat, qui doit faire accéder la classe ouvrière, en passant par des dévastations inouïes et des océans de sang et de larmes,... au monde du travail libre, du bonheur pour les travailleurs et de la beauté » (p. 59). On pourrait continuer à enfiler les citations, mais ça suffit! Laissons maintenant notre regard s'enfoncer dans le passé, voyager sur la carte en feu de notre pays et se représenter tous ces lieux pleins de vie humaine, dont les noms ne figurent pas dans la brochure. Au cours de la guerre civile, chaque prise de ville était marquée non seulement par la fumée des décharges de fusils dans la cour de la Tchéka, mais par des nuits de veille au tribunal. Et pour avoir droit à sa balle dans la tête, il n'était pas obligatoire d'être officier blanc, sénateur, propriétaire foncier, moine, Cadet ou SR. En ces années-là, de douces mains blanches, non calleuses, suffisaient parfaitement à vous attirer une sentence de mort. Mais on devine aisément qu'à Ijevsk ou Votkinsk, Iaroslavl ou Mourom, Kozlov ou Tambov, les mains rugueuses payèrent, elles aussi, fort cher leur révolte. Ce qui nous étonnera le plus dans les deux chroniques - celle de la répression extrajudiciaire et celle de la répression judiciaire – si ces rouleaux se déploient un jour sous nos yeux, ce sera le chiffre des simples paysans. Car innombrables furent les troubles et soulèvements qui se succédèrent dans les campagnes de 1918 à 1921, encore qu'ils n'ornent pas les pages en couleurs de l'Histoire de la guerre civile et que personne n'ait photographié ni filmé ces foules surexcitées, armées de pieux, de fourches et de haches, qui marchaient au-devant des mitrailleuses, puis ces hommes aux mains liées derrière le dos - dix pour un! - alignés en rangs pour être fusillés. C'est seulement à Sapojok qu'on se souvient de l'insurrection de Sapojok, et seulement à Pitélino de celle de Pitélino. L'ouvrage de Latsis déjà cité nous apprend également le nombre d'insurrections écrasées, toujours au cours de la même période d'un an et demi et dans vingt gouvernements: 3444. (Dès 1918, les insurrections paysannes furent qualifiées d'émeutes de koulaks », car enfin, ça ne pouvait tout de même pas être des paysans qui s'insurgeaient contre le pouvoir ouvrier et paysan! Pourtant, comment expliquer qu'à chaque coup, ce n'étaient pas trois isbas qui se soulevaient, mais le village tout entier? Pourquoi la masse des paysans pauvres, au lieu de tuer les « koulaks insurgés avec ces fourches et ces haches qu'ils brandissaient, marchaient-ils du même pas qu'eux au-devant des mitrailleuses? Latsis: « A force de promesses, de calomnies et de menaces, [le koulak] obligeait les autres paysans à participer à ces soulèvements5 . » Pourtant, que peut-on imaginer de plus prometteur que les slogans des comités de paysans pauvres? et de plus menaçant que les mitrailleuses des Tchon (Unités à destination spéciale)? Et combien furent-ils qu'un pur hasard précipita entre les meules, combien furent ces victimes fortuites dont le massacre constitue pour moitié, inéluctablement, l'essence de toute révolution fusillante? Voici, telle qu'il la raconte lui-même aujourd'hui, l'affaire montée en 1919 contre le tolstoïen I. Ié...v. Bien que nous soyons en 1968, il m'est encore impossible d'écrire son nom. A partir du moment où fut décrétée la mobilisation générale et obligatoire dans l'Armée rouge (un an après les « A bas la guerre! Crosse en l'air ! Rentrons chez nous ! ») et jusqu'en septembre 1919, il y eut, dans la seule région de Riazan, « 54 697 déserteurs rattrapés et envoyés au front »6 (plus un certain nombre de fusillés sur place pour l'exemple). Ié...v n'avait rien d'un déserteur ; il refusait ouvertement, pour des motifs religieux, de porter les armes. Mobilisé de force, il ne touche pas une arme, ne va pas à l'exercice. Le commissaire de son unité, indigné, le remet aux mains de la Tchéka avec le billet suivant: « Ne reconnaît pas le pouvoir soviétique. » Interrogatoire. Trois hommes sont assis à une grande table, chacun avec son revolver posé devant lui. « Les héros comme toi, on connaît, tu ne vas pas tarder à te mettre à genoux ! Tu vas accepter immédiatement de faire la guerre ou bien on te descend ! » Mais Ié...v reste ferme : il ne peut pas faire la guerre, il est adepte du christianisme libre. L'affaire est déférée au tribunal révolutionnaire de la ville de Riazan. Audience publique. Dans la salle, une centaine de personnes. Un vieil avocat plein d'urbanité. Un accusateur (le mot « procureur » demeurera interdit jusqu'en 1922) plein de science, vieux juriste lui aussi, nommé Nikolski. L'un des assesseurs tente de faire préciser à l'accusé ses idées (« comment, vous qui êtes un représentant du peuple travailleur, pouvez-vous partager les vues d'un aristocrate comme le comte Tolstoï? »), mais le président du tribunal l'interrompt et l'empêche de poursuivre. Dispute. L'assesseur: Vous ne voulez pas tuer et vous dissuadez les autres de le faire. Mais enfin les Blancs nous attaquent et vous, vous cherchez à nous empêcher de nous défendre. On va vous envoyer chez Koltchak: c'est là qu'il faut la prêcher, votre non-violence ! Ié ... ?: J'irai où vous m'enverrez. L'accusateur: Le Tribunal révolutionnaire n'a pas à connaître des agissements délictueux en général, mais seulement de ceux qui sont dirigés contre la révolution. Vu le corps du délit, je demande que cette affaire soit transmise au Tribunal populaire. Le président: Ha-ha ! Les agissements délictueux ! Voyez-moi ce pion ! Notre guide, ce ne sont pas vos lois, c'est notre conscience révolutionnaire. L'accusateur: J'insiste pour que ma requête soit inscrite au procès- verbal. L'avocat: Je me joins à l'accusateur. L'affaire doit être entendue par un tribunal ordinaire. Le président: En voilà un vieux crétin! Où est-on allé le déterrer? L'avocat: En quarante ans de barreau, c'est la première fois que j'entends pareille insulte. Inscrivez au procès-verbal. Le président (avec un gros rire): Oui, oui, ça sera inscrit! Rires dans la salle. Les juges se retirent pour délibérer. A travers la porte parviennent des bruits de dispute. Les juges reviennent et prononcent la sentence: condamné à être fusillé . Rumeurs d'indignation dans la salle. L'accusateur: Je proteste contre cette sentence et me plaindrai au Commissariat à la Justice. Le défenseur: Je me joins à l'accusateur! Le président: Qu'on fasse évacuer la salle!!! Les hommes d'escorte qui reconduisaient Ié...v à la prison lui dirent: « Mon vieux, si tout le monde était comme toi, ça serait chouette ! Plus de guerre, plus de Blancs, plus de Rouges! » De retour dans leur caserne, ils réunirent une assemblée de base de l'Armée rouge. Elle condamna la sentence et une motion de protestation fut envoyée à Moscou. Ié...v passa trente-sept jours à attendre la mort et à observer de sa fenêtre les exécutions dans la cour. Puis arriva la nouvelle : peine commuée en quinze ans d'isolement sévère. Voilà un exemple édifiant. La légalité révolutionnaire l'avait bien emporté dans une certaine mesure, mais quels efforts cela n'avait-il pas coûtés au président du tribunal ! Que de désordre encore, quel manque de discipline et de conscience politique ! Une accusation qui est de mèche avec la défense ! Des hommes d'escorte qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et envoient des motions ! Ah, comme elles peinent à s'établir, la Dictature du Prolétariat et la justice nouvelle ! Certes, toutes les audiences ne sont pas aussi brinquebalantes, mais la nôtre n'est pas non plus seule en son genre! Combien d'années faudra-t-il encore attendre avant que se dégage, s'affirme et se fixe la ligne juste, avant que la défense ne fasse plus qu'un avec le procureur et la Cour, eux-mêmes rejoints par l'accusé, et tous rejoints enfin par des motions unanimes émanant des masses! Etudier ce long cheminement est une tâche féconde pour l'historien. Mais nous, comment allons-nous avancer dans ce brouillard rose ? Qui allons-nous interroger? Les fusillés ne parleront pas, les témoins dispersés non plus. Et même s'ils sont encore en vie, on ne nous permettra de rechercher ni les accusés, ni les avocats, ni les hommes d'escorte, ni le public. Visiblement, seule l'accusation peut nous aider. Grâce à de bonnes âmes, nous avons entre les mains un livre échappé à la destruction: c'est un recueil de réquisitoires prononcés par un révolutionnaire acharné, premier commissaire du peuple à la Guerre de la République des Ouvriers et Paysans, commandant en chef des Forces armées, puis fondateur de la Section des tribunaux d'exception du Commissariat du Peuple à la Justice (on voulait créer à son intention le poste de Tribun, mais Lénine supprima le terme7, glorieux accusateur public lors des plus grands procès, et, pour terminer, farouche ennemi du peuple enfin démasqué - j'ai nommé N.V. Krylenko8. Si nous tenons malgré tout à passer rapidement en revue les procès publics, si nous cédons à la tentation d'aller aspirer une goulée d'air dans les tribunaux des premiers temps, il faut que nous sachions faire une bonne lecture de ce livre. Nous n'avons rien d'autre. Et tout ce qui manque, tout ce qui concerne la province, il faudra y suppléer mentalement. Certes, nous aurions préféré voir les comptes rendus sténographiques des procès, entendre les voix dramatiques de ces premiers accusés et de ces premiers avocats monter d'outre-tombe, du fond d'une époque où personne ne pouvait encore prévoir dans quelle succession inexorable tout cela irait s'engloutir, juges y compris. Cependant, explique Krylenko, « tout un ensemble de raisons techniques rendaient malaisée » (p. 4) la publication des comptes rendus sténographiques ; le plus commode était de s'en tenir aux réquisitoires et aux sentences – lesquelles collaient déjà parfaitement aux exigences de l'accusation. Il dit avoir constaté que les archives du Tribunal révolutionnaire de Moscou et du Tribunal révolutionnaire suprême étaient (en 1923) « loin d'être en ordre... Pour toute une série d'affaires, les comptes rendus... étaient rédigés de façon si peu intelligible que j'ai dû biffer des pages entières, ou bien rétablir le texte de mémoire » (!). Et une « série de procès de première importance » (entre autres l'affaire du putsch des SR de gauche, celle de l'amiral Chtchastny, celle de l'ambassadeur de Grande-Bretagne Lockhart) « n'ont pas été sténographiés du tout » (pp. 4-5). Bizarre. La condamnation des SR de gauche n'a pas été une mince affaire. Après Février et Octobre, ce fut le troisième nœud déterminant de notre histoire: le passage au système du parti unique. Il y eut bon nombre d'exécutions. Et les débats n'ont pas été sténographiés! Quant au « complot militaire » de 1919, il fut « liquidé par la Vétchéka dans le cadre de la répression extrajudiciaire » (p. 7), ce qui – remarquez bien – « démontra son existence » (p. 44). (En tout, plus de mille personnes avaient été arrêtées9: fallait-il vraiment engager une procédure judiciaire contre chacune d'elles?) Allez donc raconter en bel ordre et justes proportions les procès de ces années-là... Mais, malgré tout, nous apprenons les principes essentiels. Par exemple, l'accusateur suprême nous dit que le Vtsik avait le droit d'intervenir dans n'importe quelle affaire judiciaire. « Le Vtsik possède un droit illimité de gracier et de condamner à mort selon son bon plaisir » (p. 13 ; c'est nous qui soulignons – A.S.). Par exemple, il pouvait porter une condamnation de six mois à dix ans (et le lecteur comprend bien que le Vtsik n'allait pas pour autant se réunir en assemblée plénière ; c'était, disons, Sverdlov qui corrigeait la sentence entre les quatre murs de son cabinet). Tout cela, explique Krylenko, « distingue avantageusement notre système de la fausse théorie de la séparation des pouvoirs » (p. 14) qui prône l'indépendance du pouvoir judiciaire. (Exact, faisait en écho Sverdlov: « C'est une bonne chose que, chez nous, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne soient pas séparés comme en Occident par une cloison étanche. Ainsi tous les problèmes peuvent être rapidement réglés. » Notamment par téléphone.) Dans ses réquisitoires prononcés devant les tribunaux, Krylenko formule avec encore plus de franchise et de précision les objectifs généraux visés par la justice soviétique à une époque où le tribunal était « en même temps 1 e créateur du droit t (c'est Krylenko qui souligne)... et l'instrument d'une politique »(p.3; c'est moi qui souligne – A.S.). Créateur du droit parce que, quatre années durant, il n'y eut pas le moindre code : ceux de l'empire des tsars avaient été jetés aux orties et nous n'avions pas encore élaboré les nôtres. « Que l'on ne vienne pas me dire que notre justice pénale doit agir en s'appuyant exclusivement sur des normes écrites préexistantes. Nous vivons un processus révolutionnaire... » (p. 407). Notre tribunal n'est plus le prétoire de jadis où l'on doive voir renaître subtilités et astuces juridiques... Nous sommes en train de créer un nouveau droit... et de nouvelles normes éthiques » (p. 22; c'est moi qui souligne – A.S.). « On peut toujours nous parler de la loi éternelle du droit, de la justice et de toutes ces histoires, nous savons, nous... combien cela nous a coûté » (p. 505 ; c'est moi qui souligne – A.S.). (Si l'on compare v o temps de peine aux n ô t r es, ça ne faisait peut-être pas si cher? La justice éternelle, c'est peut-être un peu plus confortable ?...) La raison qui rend caduques les subtilités juridiques, c'est qu'il n'est nul besoin de tirer au clair la culpabilité ou l'innocence de l'accusé: la notion de culpabilité, ce vieux concept bourgeois, est maintenant extirpée (p. 318). Ainsi, nous venons d'apprendre de la bouche du camarade Krylenko que le tribunal révolutionnaire n'est plus le prétoire de jadis. Une autre fois, nous l'entendrons dire que le tribunal révolutionnaire n'est pas une cour de justice: « Le tribunal révolutionnaire est un organe de lutte utilisé par les ouvriers contre leurs ennemis de classe », et il doit agir « du point de vue des intérêts de la Révolution... en poursuivant les résultats les plus souhaitables pour les masses ouvrières et paysannes » (p. 73). Les hommes ne sont pas des hommes, mais des « porteurs déterminés d'idées déterminées ». « Quelles que soient les qualités individuelles [de l'accusé], on ne saurait lui appliquer qu'une seule méthode d'appréciation: celle qui se fonde sur la rationalité sociale » (p. 79). Donc, si la chose est rationnelle pour la classe ouvrière – et seulement dans ce cas –, vous pouvez exister. Mais « si la même considération de rationalité exige que le glaive du châtiment s'abatte sur la tête des accusés, nul... effort de persuasion par la parole ne pourra les sauver » (p. 81) – c'est-à-dire nul argument des avocats, etc. « Dans notre justice révolutionnaire, ce ne sont pas des articles de code ni des degrés dans les circonstances atténuantes qui nous guident ; nous devons nous fonder sur des considérations de rationalité » (p. 524). En ces années-là, beaucoup de gens qui vivaient tout tranquillement apprirent soudain que leur existence était irrationnelle. Il faut comprendre : ce qui pèse sur l'accusé, ce n'est pas ce qu'il a déjà fait, mais ce qu'il pourra faire si on ne le fusille pas sur-le-champ. « Nous nous protégeons non seulement contre le passé, mais aussi contre l'avenir. » (p. 82) Les déclarations de principes du camarade Krylenko sont claires et valent pour l'ensemble du système. Elles plantent déjà devant nous la période avec tout son relief. A travers les exhalaisons printanières on voit percer soudain la transparence de l'automne. Alors, ce n'est peut-être pas la peine de continuer ? A quoi bon tout feuilleter, procès après procès? Nous n'allons trouver que l'application inexorable des principes énoncés. Fermons seulement les yeux une minute. Une petite salle encore sans dorures. Les zélateurs de la vraie justice qui siègent là portent une tunique militaire toute simple, ils sont plutôt maigres – les couches de lard viendront plus tard. Quant à l'autorité accusatrice (titre dont aime à se parer Krylenko), elle est en veston civil déboutonné et l'échancrure de la chemise laisse voir un coin de maillot rayé. L'accusateur suprême s'exprime dans le russe que voici : « Ce qui m'intéresse, c'est la question du fait » ; « Concrétisez le moment de la tendance » ; « Nous opérons au plan de l'analyse de la vérité objective ». Parfois, tiens, une maxime latine (à la vérité, c'est toujours la même d'un procès à l'autre ; au bout de quelques années, on change). Il faut dire qu'au milieu du remue-ménage révolutionnaire, il a quand même trouvé le moyen de passer deux licences. Ce qui le rend sympathique, c'est que pour qualifier les accusés, il laisse parler son coeur: « des gredins professionnels! » Et jamais aucune hypocrisie. Si le sourire d'une accusée ne lui revient pas, il éructe d'un ton menaçant, bien avant qu'il soit question de sentence : « Quant à vous, citoyenne Ivanova, avec votre petit sourire, nous saurons vous apprécier à votre juste valeur et faire en sorte que vous ne souriiez plus jamais! » (p. 296 c'est moi qui souligne – A. S.). Alors, on y va?... Procès des « Rousskiïé Védomosti » (les Nouvelles russes). Ce procès, l'un des premiers et des plus précoces, est celui de la parole. Le 24 mars 1918, ce célèbre « journal de professeurs » avait publié un article de Savinkov intitulé « En voyage ». On aurait préféré attraper Savinkov en chair et en os, mais où le chercher, puisqu'il était en voyage ? Alors on ferma le journal et on traîna sur le banc des accusés son rédacteur en chef, P. V. Iégorov, homme d'un très grand âge, afin qu'il s'explique. Comment avait-il osé? Depuis quatre mois déjà le pays était entré dans l'Ere Nouvelle : il était temps de s'y habituer ! Iégorov tente naïvement de se justifier: l'article émane « d'un homme politique en vue dont les idées présentent un intérêt général, qu'elles soient ou non partagées par la rédaction ». Il ajoute qu'il n'a pas vu de calomnie dans la phrase de Savinkov: « N'oublions pas que Lénine, Natanson et Cie sont revenus en Russie en passant par Berlin, c'est-à-dire que les autorités allemandes les ont aidés à regagner leur patrie », parce que les choses se sont bien passées ainsi et que l'Allemagne impériale en guerre a effectivement aidé le camarade Lénine à rentrer. Krylenko s'exclame qu'il n'a pas l'intention (pourquoi donc?...) de retenir la calomnie comme chef d'accusation : c'est pour avoir tenté d'exercer une influence sur les esprits que le journal est jugé. (Comment, juste ciel, un journal peut-il oser se proposer pareil but?!) L'accusation ne retient pas non plus cette autre phrase de Savinkov: « C'est une folie criminelle que d'affirmer sérieusement que le prolétariat international va nous soutenir » – car enfin c'est évident, l'aide va venir, il suffit d'attendre un peu... Reste que pour avoir tenté d'exercer une influence sur les esprits, ce journal qui paraissait depuis 1864 et avait survécu à toutes les réactions les plus incroyables, de Pobédonostsev à Stolypine en passant par Loris-Mélikov, Kasso et je ne sais qui encore, fut définitivement interdit ! (Interdit à jamais, pour un seul article ! Voilà comme il faut gouverner!) Quant au rédacteur Iégorov, il fut condamné... on a honte de le dire, c'est tout juste digne d'un pays comme la Grèce... à trois mois de régime cellulaire. (Enfin, consolons-nous en pensant que nous sommes seulement en 1918 ! Si le vieux survit, on pourra toujours le recoffrer, et autant de fois qu'il faudra!) Aussi étrange que cela paraisse, ces années fulminantes connurent la douce pratique des pots-de-vin : on donnait, on touchait benoîtement, comme cela s'est toujours fait dans l'ancienne Russie et se fera toujours en Union soviétique. Les offrandes affluaient même – et surtout – vers les organismes judiciaires. Et – on ose à peine l'ajouter – vers la Tchéka. Les gros livres d'histoire reliés de rouge et frappés d'or sont muets sur ce point, mais de vieilles gens, témoins oculaires, se rappellent qu'au début de la révolution, à la différence de ce qu'on devait voir ensuite durant la période stalinienne, le sort des inculpés politiques dépendait fortement des pots-de-vin : on les acceptait sans se gêner et, en retour, on libérait honnêtement les gens. Krylenko qui, sur cinq ans, n'a choisi qu'une douzaine d'affaires, nous en cite deux de cet ordre. Hélas, le Tribunal révolutionnaire suprême et celui de Moscou ne sont pas toujours montés en ligne droite vers la perfection, et il leur est arrivé de s'embourber dans l'inconvenance. Procès de trois commissaires-instructeurs du Tribunal révolutionnaire de Moscou (avril 1918). En mars 1918 fut arrêté un certain Béridzé, trafiquant de lingots d'or. Sa femme, comme c'était l'usage, chercha le moyen de racheter la liberté de son mari. Grâce à une filière de relations, elle réussit à remonter jusqu'à l'un des commissaires-instructeurs qui mit lui-même dans le coup deux collègues ; lors d'une rencontre secrète, ils exigèrent 250 000 roubles, puis, après marchandage, ils descendirent à 60 000, la moitié payable d'avance, par le truchement de l'avocat Grine. Tout se serait déroulé dans l'ombre et sans histoires, comme des centaines de tractations du même genre, et l'affaire n'aurait pas été mentionnée dans la chronique de Krylenko, ni dans la nôtre (et n'aurait pas été évoquée, comme elle le fut, à une séance du Conseil des commissaires du peuple), si la dame ne s'était mise à lésiner, apportant à Grine 15 000 roubles au lieu des 30 000 convenus, et si, surtout, une agitation bien féminine ne l'avait fait changer d'avis pendant la nuit, décider que Grine n'était pas sérieux et courir le lendemain matin chez un autre avocat, Iakoulov. Bien que l'histoire ne le dise pas, c'est visiblement Iakoulov qui décida de coincer les trois instructeurs. Il est intéressant de voir que, dans ce procès, tous les témoins, à commencer par la malencontreuse épouse, s'efforcent de déposer en faveur des instructeurs et de désamorcer l'accusation (attitude impossible lors d'un procès politique!). Esprits petit-bourgeois, explique Krylenko, ces gens se sentent étrangers à notre Tribunal révolutionnaire. (Mais notre propre esprit petit-bourgeois se permet d'avancer la supposition suivante : et si les témoins, en dix-huit mois de dictature du prolétariat, avaient appris à avoir peur? C'est qu'il en faut, de l'audace, pour enfoncer des commissaires-instructeurs appartenant au Tribunal révolutionnaire. Dieu sait ce qui peut vous arriver, à vous, après ça...) L'argumentation de l'accusateur ne manque pas non plus d'intérêt. Un mois plus tôt, en effet, les accusés étaient ses frères d'armes, ses compagnons, ses fidèles seconds, des hommes dévoués sans partage aux intérêts de la Révolution ; l'un d'eux, Leist, était même un « accusateur sévère, capable de lancer feu et flamme contre tout individu ayant porté atteinte aux bases de notre société ». Que dire d'eux à présent? Pour les noircir (car les pots-de-vin, par eux-mêmes, ne noircissent pas suffisamment), où chercher? Eh bien, mais dans leur passé! dans leur curriculum vitae! « Si l'on se penche attentivement » sur ce Leist, « on trouve à son sujet des renseignements extrêmement curieux. » Nous voici intrigués: serait-ce un aventurier de longue date? Non, mais c'est le fils d'un professeur à l'Université de Moscou! Et pas de n'importe lequel : d'un professeur qui est resté vingt ans en place en traversant toutes les périodes de réaction, parce qu'il était indifférent à la chose politique! (Mais enfin, malgré la réaction, Krylenko lui aussi a bien été admis à passer ses examens comme étudiant dispensé d'assiduité...) Avec un tel père, faut-il s'étonner de la duplicité du fils ? Podgaïski, lui, est le fils d'un fonctionnaire de la justice qui était assurément un cent-noir* : sinon, comment aurait-il exercé pareil métier pendant vingt ans? Son fiston se préparait lui aussi à la carrière judiciaire. Mais la révolution éclate et hop, le voici au Tribunal révolutionnaire. Hier encore, cela paraissait noble, mais aujourd'hui – pouah! Le plus ignoble des trois, bien sûr, est Gouguel. Jadis éditeur, que proposait-il donc aux ouvriers et aux paysans comme pâture spirituelle ? Il « nourrissait les masses de littérature de mauvaise qualité », leur proposant non pas Marx, comme il aurait dû, mais des ouvrages de professeurs bourgeois connus dans le monde entier (ces professeurs, nous les retrouverons bientôt, eux aussi, sur le banc des accusés). Krylenko tonne et s'étonne : comment pareille racaille s'est-elle infiltrée au Tribunal révolutionnaire? (Nous partageons sa perplexité : où donc a été pris le personnel des tribunaux ouvriers et paysans? Pourquoi est-ce à de tels individus que le prolétariat a confié la mission de pourfendre ses ennemis?) Quant à l'avocat Grine, qui « avait ses petites entrées » chez les commissaires-instructeurs et pouvait faire libérer n'importe qui, c'est un « représentant typique de cette variété de l'espèce humaine que Marx qualifiait de sangsues du régime capitaliste » et dans laquelle entrent les gendarmes*, les prêtres et... les notaires (p. 500), sans oublier, bien entendu, l'ensemble des avocats. Il semble que Krylenko n'ait pas ménagé ses forces pour requérir une sentence cruelle et impitoyable qui sache négliger les « nuances individuelles de la faute » ; mais une sorte de viscosité, une espèce torpeur s'étaient emparées du tribunal pourtant toujours si alerte, et il trouva tout juste la force de bredouiller ceci: six mois de prison à chacun des commissaires-instructeurs, et pour l'avocat, une amende. (C'est seulement en recourant au droit du Vtsik de « condamner sans aucune limite » que Krylenko obtint, à l'hôtel Métropole, que l'on flanque dix ans aux commissaires-instructeurs et cinq ans à l'avocat-sangsue, avec confiscation de tous leurs biens. Krylenko passa pour un héros de vigilance et faillit du coup obtenir son titre de Tribun.) Nous avons conscience que ce malheureux procès n'a pas pu ne pas ébranler, tant chez les masses populaires d'alors qu'aujourd'hui même chez nos lecteurs, la foi dans la sainteté du Tribunal révolutionnaire. Et c'est avec d'autant plus de timidité que nous passons au procès suivant, qui concerne une institution encore plus élevée. L'affaire Kossyrev (15 février 1919). F. M. Kossyrev et ses bons amis Liebert, Rottenberg et Soloviov avaient d'abord travaillé à la commission de ravitaillement du front Est (contre les troupes de l'Assemblée constituante, avant Koltchak). C'est un fait établi qu'ils avaient trouvé le moyen de toucher des sommes allant de 70 000 à un million de roubles, qu'ils paradaient en équipages de luxe et faisaient la foire avec des infirmières. La commission avait acquis une maison et une automobile, son intendant bambochait au « Jar ». (Voilà un tableau inhabituel de l'année 1918, mais il est garanti par le témoignage du Tribunal révolutionnaire.) Au demeurant, là n'est point le fond de l'affaire : aucun d'eux ne fut jugé pour ces histoires du front Est, ils furent même entièrement absous. Mais, ô prodige ! A peine la commission avait-elle cessé d'exister qu'ils furent invités – tous les quatre plus un certain Nazarenko, ancien vagabond sibérien lié avec Kossyrev depuis leur séjour au bagne comme condamnés de droit commun, – à constituer... le Collège de contrôle et de vérification de la Vétchéka! Ce qu'était ce collège, je vais vous le dire. Il avait pleins pouvoirs pour vérifier la régularité des actes de tous les autres organes de la Vétchéka, il jouissait du droit de se faire communiquer n'importe quel dossier à n'importe quel stade de la procédure et d'annuler les décisions de tous les organes de la Vétchéka, à la seule exception du Présidium!!! (p. 507). Rien que ça! La deuxième autorité dans la Vétchéka après le Présidium, le rang juste au-dessous de Dzerjinski-Ouritski-Peters-Latsis-Menjinski-Iagoda! Cependant, nos compères ne changent pas de façon de vivre. Ils ne conçoivent nul orgueil, nulle prétention: ils ramassent Dieu sait quels Maksimytch, Lionka, Rafaïlski et Marioupolski, individus « n'ayant absolument rien à voir avec l'organisation communiste », et s'installent avec eux dans des appartements privés et à l'hôtel Savoy: «mobilier de luxe... royaume des cartes (le banquier tient des enjeux d'un millier de roubles), des beuveries et des petites femmes ». Kossyrev se meuble avec faste (70 000 roubles), il ne répugne pas à voler à la Vétchéka des cuillers à soupe et des tasses en argent (qui venaient d'où, hein, au fait?...), et même de simples verres. « Voilà où va son attention, voilà ce qui remplace pour lui le domaine des principes, voilà ce qu'il retire, pour son compte, du mouvement révolutionnaire. » (En se défendant aujourd'hui d'avoir reçu des pots-de-vin, cet éminent tchékiste avance sans sourciller qu'il a... un héritage de 200 000 roubles déposé dans une banque de Chicago !... Situation qui semble parfaitement compatible, dans son esprit, avec la révolution mondiale.) Ce pouvoir absolu, qui vous place au-dessus de l'humanité, d'arrêter et de libérer qui on veut, comment l'utiliser au mieux? Visiblement, il faut repérer les poules dont les œufs sont les plus dorés. En 1918, les cages en contenaient bon nombre. (La révolution s'était faite dans une trop grande hâte, on n'avait pu avoir l'œil à tout: que de pierres précieuses, colliers, bracelets, bagues et boucles d'oreilles les dames de la haute n'avaient-elles pas eu le temps de cacher?) Ensuite, il faut chercher à entrer en contact avec les parents des prisonniers par l'intermédiaire de quelque homme de paille. Des personnages de ce genre, le procès nous en présente également. Voici une jeune fille de vingt-deux ans nommée Ouspenskaïa. Sortie d'un lycée de Saint-Pétersbourg, elle n'a pas réussi à entrer aux cours féminins d'enseignement supérieur. Là-dessus vient le pouvoir des Soviets. Alors, au printemps 1918, elle se présente à la Vétchéka pour proposer ses services en qualité d'indicatrice. Elle a le physique de l'emploi: on l'engage. Dans le mouchardage lui-même (à l'époque, seksotstvo, collaboration secrète) Krylenko déclare « ne rien voir dont nous puissions, nous, avoir honte ; nous considérons cette activité comme un devoir ;... en soi, elle n'a rien de honteux ; du moment que l'on reconnaît ce travail comme indispensable à la cause de la révolution, on ne doit pas s'y soustraire » (p. 512 ; c'est moi qui souligne – A. S.). Seulement – hélas! – Ouspenskaïa n'a pas de credo politique: voilà ce qui est horrible. Ses réponses en disent long: « J'ai accepté qu'on me paie un certain pourcentage pour chaque affaire découverte, et aussi « de partager moitié-moitié » avec une certaine personne dont le Tribunal évite de parler et ordonne de taire le nom. Krylenko définit ainsi son activité : « Ouspenskaïa ne faisait pas partie du personnel de la Vétchéka, elle travaillait aux pièces (p. 507). » Du reste, humainement, il la comprend, et il nous explique qu'elle avait l'habitude de dépenser sans compter: que représentaient pour elle les malheureux 500 roubles qu'elle gagnait au VSNKh, alors que d'un seul coup elle pouvait extorquer 5000 roubles (à un marchand, en intervenant pour qu'on ôte les scellés de sa boutique), voire 17 000 (à Mechtcherskaïa-Grews dont le mari venait d'être arrêté) ? Ajoutons qu'elle n'était pas restée longtemps simple « seksot » : au bout de quelques mois elle était déjà, grâce à l'appui de tchékistes de haut rang, membre du parti et commissaire-instructeur. Néanmoins, avec tout cela, nous ne sommes toujours pas au fond de l'affaire. A. P. Mechtcherski, gros industriel, avait été arrêté pour s'être montré intraitable dans des négociations économiques avec le gouvernement soviétique (représenté par lou. Larine). Sa femme, Ié. I. Mechtcherskaïa-Grews, que l'on soupçonnait de détenir des bijoux et de l'argent, fit alors l'objet d'un chantage de la part de certains tchékistes : ils venaient en personne la voir, lui peignant à chaque fois son mari toujours plus près du poteau d'exécution et exigeant, pour le tirer de là, des sommes importantes. Au désespoir, Mechtcherskaïa-Grews dénonça ce chantage (par l'intermédiaire du même avocat Iakoulov qui avait déjà coulé les commissaires-instructeurs corrompus et qui nourrissait visiblement une haine de classe contre tout le système de procédure et d'improcédure prolétarienne). Et le président du tribunal eut lui aussi une conduite de classe erronée : au lieu de prévenir simplement le camarade Dzerjinski et de tout arranger en famille, il fit fournir à Mechtcherskaïa des billets de banque dont on avait relevé les numéros, et posta dans son appartement une sténo derrière un rideau. Quand un certain Godéliouk, ami intime de Kossyrev, se présenta pour fixer le montant de la rançon (il réclama 600 000 roubles !), tout fut sténographié: Godéliouk parlant de Kossyrev, de Soloviov, d'autres commissaires encore et racontant qui à la Vétchéka prenait des billets de mille, et combien ; puis recevant, à titre d'avance, son paquet de coupures repérées et remettant à Mechtcherskaïa des laissez-passer déjà signés par Liebert et Rottenberg au nom de la Commission de Contrôle et de Vérification, pour qu'elle se rende à la Vétchéka (le marchandage devait se poursuivre là-bas). A la sortie, on lui mit la main au collet. Et, dans son désarroi, il déposa ! (Cependant, Mechtcherskaïa s'était déjà présentée à la Commission de Contrôle, qui avait réclamé le dossier de son mari pour vérification.) Mais enfin, permettez ! Une telle révélation macule les robes célestes de la Tchéka ! Ce président du Tribunal révolutionnaire de Moscou avait-il bien toute sa tête? De quoi se mêlait-il? Hélas, il y a bel et bien eu ces accrocs dans les débuts, même si les plis majestueux de notre Histoire les dissimulent à nos yeux! C'est un fait: la première année de travail de la Tchéka suscita une certaine répulsion jusque dans le parti du prolétariat, qui manquait encore d'habitude. Une seule année écoulée, un seul pas fait dans la voie qui devait être si glorieuse, – et déjà, comme l'écrit non sans quelque obscurité Krylenko, on voyait surgir « un conflit entre, d'une part, le tribunal et ses fonctions, et, d'autre part, les fonctions extrajudiciaires de la Tchéka... conflit qui divisa en deux camps le parti et les quartiers ouvriers » (p. 14). D'où l'affaire Kossyrev (jusque-là c'était l'impunité générale) et le niveau national auquel elle fut portée. La Vétchéka est en danger ! Sauvons la Vétchéka ! Soloviov demande au Tribunal l'autorisation de rendre visite à Godéliouk emprisonné à la Taganka (et non à la Loubianka, hélas) pour avoir avec lui un entretien. Refusé. Soloviov s'arrange tout de même pour s'introduire dans la cellule de Godéliouk. Là-dessus, coïncidence, Godéliouk tombe gravement malade. (« Il semble impossible d'attribuer à Soloviov une intention mauvaise », énonce Krylenko en claquant des talons.) Sentant sa fin venir, Godéliouk se repent à gros hoquets d'avoir osé calomnier la Tchéka ; il réclame une feuille de papier et rédige sa rétractation: tout ce qu'il a dit sur Kossyrev et les autres commissaires de la Tchéka était faux, faux également tout ce qui a été noté en sténo derrière le rideau! Oh! que de sujets! Où es-tu, Shakespeare? Cette cellule avec ses ombres pâles; Soloviov qui vient de passer à travers le mur; Godéliouk qui rédige d'une main faiblissante sa rétractation... Et pourtant le théâtre et le cinéma ne savent évoquer les années de la révolution que par les accents de la Varsovienne* montant d'une rue ! « Mais les laissez-passer, qui les lui avait donnés? » insiste Krylenko. Ces laissez-passer destinés à Mechtcherskaïa n'étaient tout de même pas tombés du ciel? Non, l'accusateur « ne veut pas dire que Soloviov soit mêlé à la chose, parce que... il n'y a pas suffisamment de preuves », mais il émet la supposition que « certains citoyens restés en liberté ne sont pas blancs » et qu'ils ont pu envoyer Soloviov à la Taganka. Ce serait le moment ou jamais d'interroger Liebert et Rottenberg : ils sont bien convoqués, mais ils ne viennent pas! Ils ne viennent pas, tout simplement ; ils restent chez eux. Alors, dites-vous, il faut au moins interroger Mechtcherskaïa ! Mais c'est que cette aristocrate vermoulue a elle aussi le front de ne pas se présenter devant le Tribunal révolutionnaire! Une fois le pot-de-vin empoché par qui de droit, Mechtcherski avait été libéré sous la caution de Iakoulov et s'était enfui avec sa femme en Finlande. En revanche on s'était donné le plaisir, avant que commence le procès Kossyrev, de mettre Iakoulov sous bonne garde : peut-être parce qu'il s'était porté caution pour Mechtcherski, – ou comme serpent suceur de sang. Une escorte l'amena témoigner au procès et, selon toute vraisemblance, il fut ensuite rapidement fusillé. (Et nous nous demandons aujourd'hui comment s'est installée l'iniquité, pourquoi personne ne s'est battu!) Ainsi donc, Godéliouk s'est rétracté, et il est mourant. Kossyrev refuse de reconnaître quoi que ce soit. Soloviov n'est coupable de rien. Et personne à interroger... Mais quels témoins, en compensation, se présentent de leur plein gré devant le tribunal ! Le camarade Peters, vice-président de la Vétchéka, et même Félix Edmoundovitch en personne, fort inquiet. Son long visage brûlant d'ascète tourné vers les juges pétrifiés, il témoigne d'un ton pénétré en faveur de Kossyrev, parfaitement innocent et paré de hautes qualités morales, révolutionnaires et professionnelles. Ces dépositions, hélas, ne nous sont pas rapportées, mais Krylenko écrit : « Soloviov et Dzerjinski brossèrent un tableau des éminentes qualités de Kossyrev » (p. 522). (Ah, imprudent petit aspirant ! dans vingt ans, à la Loubianka, on te le rappellera, ce procès !) Il est facile de deviner ce qu'a pu dire Dzerjinski : Kossyrev tchékiste de fer, impitoyable pour les ennemis ; et bon camarade. Cœur ardent, tête froide, mains pures. Ainsi voyons-nous émerger, du fatras de la calomnie, un chevalier de bronze. En outre, la biographie de Kossyrev montre une volonté peu commune. Avant la révolution, il avait été jugé à plusieurs reprises, surtout dans des affaires de meurtre : pour s'être introduit par ruse chez une vieille femme de Kostroma nommée Smirnova, dans le but de la voler, et l'avoir étranglée de ses propres mains. Plus tard, pour avoir tenté d'assassiner son propre père et tué l'un de ses camarades afin de s'approprier son passeport. Le reste était des affaires d'escroquerie. Au total, il avait passé de nombreuses années au bagne (on comprend mieux maintenant sa soif de luxe !) et n'avait dû qu'aux amnisties tsaristes de pouvoir en sortir. Là, les voix justes et sévères de tchékistes éminents interrompent l'accusateur pour lui rappeler que toutes ces condamnations antérieures émanaient de tribunaux bourgeois et qu'en conséquence, elles ne sauraient être prises en considération par notre société nouvelle. Mais que se passe-t-il? Déchaîné soudain, notre aspirant leur sert en réponse, depuis le banc de l'accusation, une tirade idéologiquement si erronée que j'ai peur, en la rapportant ici, de rompre l'harmonie d'un exposé jusque-là si cohérent : « Si, dans la justice tsariste, il y avait quelque chose de bon et qui méritait la confiance, c'était bien la cour d'assises... On pouvait toujours se fier à la décision des jurés, et la cour d'assises commettait un minimum d'erreurs judiciaires » (p. 522). Il est d'autant plus mortifiant d'entendre pareille affirmation dans la bouche du camarade Krylenko que, trois mois auparavant, lors du procès du provocateur Roman Malinovski – ex-enfant chéri de Lénine en dépit de quatre condamnations pour délits de droit commun, coopté au Comité central et désigné pour siéger à la Douma – l'Autorité Accusatrice avait adopté une position de classe irréprochable: « De notre point de vue, tout crime est le produit d'un système social donné et, en ce sens, une condamnation de droit commun en vertu des lois de la société capitaliste et de l'époque tsariste n'est pas susceptible à nos yeux de laisser à tout jamais une tache indélébile... Il y a eu dans nos rangs, et nous en connaissons de nombreux exemples, des hommes au passé marqué de faits semblables, mais jamais nous n'en avons déduit qu'il fallût les exclure de notre milieu. Quelqu'un qui connaît nos principes ne saurait redouter qu'une condamnation ancienne le fasse exclure des rangs des révolutionnaires... » (p. 337; c'est moi qui souligne – A.S.). Voilà quel bel esprit de parti le camarade Krylenko était capable de montrer! Mais le raisonnement vicieux qu'il tint cette fois-là eut pour effet d'obscurcir la figure chevaleresque de Kossyrev. Et l'atmosphère du procès se fit si lourde que le camarade Dzerjinski fut obligé de dire: « Je viens de me demander, l'espace d'une seconde (mais d'une seconde seulement! – A. S.), si Kossyrev n'était pas victime des passions politiques qui se déchaînent ces derniers temps autour de la Tchéka. » Krylenko se reprit : « Je ne veux pas et je n'ai jamais voulu que ce procès, qui est celui de Kossyrev et Ouspenskaïa, devienne celui de la Tchéka. Cela, non seulement je ne peux pas le vouloir, mais je dois m'y opposer de toutes mes forces ! »... « A la tête de la Commission extraordinaire ont été placés les plus responsables, les plus honnêtes et les plus fermes de nos camarades, qui ont pris sur eux la lourde tâche de pourfendre nos ennemis, au risque de commettre éventuellement des erreurs... La Révolution doit leur en exprimer sa reconnaissance... Je tiens à souligner cet aspect afin que personne, plus tard, ne puisse dire de moi: Il a été l'instrument d'une trahison politique » (pp. 509-510; c'est moi qui souligne – A.S.). (Mais si, ce sera dit!...) L'Accusateur Suprême marchait, on le voit, sur le fil du rasoir. Cependant, il avait visiblement gardé du temps de la clandestinité certaines relations (sans compter qu'il était assez proche de Lénine) qui lui permettaient de savoir d'avance quel tour allaient prendre les choses. Plusieurs procès, dont celui-ci, le laissent deviner. Au début de 1919, une brise se levait ici et là : suffit ! il est temps de museler la Tchéka ! Tendance qui fut « fort bien exprimée par Boukharine dans l'article où il dit que la révolution légalisée doit céder la place à la légalité révolutionnaire ». Comme dialectique, voilà qui est serré! Et Krylenko laisse échapper : « Le Tribunal révolutionnaire est appelé à remplacer les commissions extraordinaires. » ( A remplacer ??...) Ce tribunal, au demeurant, « ne devra pas être moins terrible dans l'application de notre système d'intimidation, de terreur et de menace, que l'a été la Tchéka » (p. 511). Que l' a été ?... La voici donc enterrée?... Un instant, voyons: vous dites « remplacer » – mais les tchékistes, alors? Oh, jours chargés d'orage ! Où on doit venir en hâte, la longue capote vous battant les talons, témoigner devant un tribunal ! Cependant, vos sources ne vous tromperaient-elles pas, camarade Krylenko ? Non : ces jours-là virent effectivement des nuées s'amonceler au-dessus de la Loubianka. Et il eût pu se faire que ce livre prenne un autre tour. Mais je suppose que l'inflexible Félix alla trouver Vladimir Ilitch, qu'il discuta, qu'il s'expliqua. Et les nuées se dissipèrent. Deux jours plus tard, le 17 février 1919, la Tchéka fut certes privée, par arrêté spécial du Vtsik, de ses droits judiciaires (tout en conservant les extrajudiciaires?) – « mais ce n'était pas pour longtemps » (p. 14) ! Une chose vint encore compliquer, dans notre procès, l'unique journée de débats : c'est l'ignoble conduite de cette vaurienne d'Ouspenskaïa. Jusque sur le banc des accusés, elle trouve le moyen « d'éclabousser de boue » d'autres tchékistes en vue, non impliqués dans le procès, et elle s'attaque même au camarade Peters ! (Ce nom immaculé, elle l'avait utilisé dans ses opérations de chantage ; elle avait coutume de rester sans se gêner dans le bureau de Peters lorsque celui-ci s'entretenait avec d'autres agents.) Il faut l'entendre insinuer que le camarade Peters aurait eu jadis, à Riga, avant la révolution, un passé louche. Voilà quel serpent elle est devenue en huit mois – huit mois passés pourtant dans la compagnie des tchékistes ! Que faire d'une pareille créature ? Là, Krylenko rejoint tout à fait l'opinion des tchékistes : « Tant que le nouveau régime ne sera pas solidement installé, et pour cela il faudra attendre encore longtemps (vraiment?)... dans l'intérêt de la défense de la révolution... il n'y a et ne peut y avoir pour la citoyenne Ouspenskaïa d'autre verdict que l'anéantissement ». Pas « exécution », il a bien dit « anéantissement » ! C'est pourtant une toute jeune fille, citoyen Krylenko ! Donnez-lui un billet de dix, à la rigueur un billet de vingt-cinq si vous voulez : d'ici là, le régime sera peut-être consolidé, non ? Hélas : « Dans l'intérêt de la société et de la Révolution, il n'y a ni ne peut y avoir d'autre réponse, et la question ne peut être posée autrement. En l'espèce, aucune mesure d'isolement ne porterait de fruits » (p. 515) ! Elle avait dépassé les bornes, la petite Ouspenskaïa!... Elle en savait trop, voyez-vous. Il fallut aussi sacrifier Kossyrev. On le fusilla. Pour la sauvegarde des autres. Pourrons-nous lire un jour les archives de la Loubianka? Non, on les aura brûlées. On les a déjà brûlées. Ainsi que peut le constater le lecteur, ce fut là un procès de peu d'importance, sur lequel nous aurions pu ne pas nous arrêter. En revanche, Le procès des « cléricaux » (11-16 janvier 1920) occupera, selon Krylenko, « la place qui lui revient dans les annales de la révolution russe ». Oui, dans les annales, ni plus ni moins. Aussi bien, alors que Kossyrev avait été expédié en une seule journée, ceux-ci furent-ils triturés pendant cinq jours. Principaux accusés: A.D. Samarine, personnage connu en Russie, ancien haut-procureur du Saint-Synode, qui militait pour soustraire l'Eglise à l'autorité des tsars, ennemi de Raspoutine et déboulonné par lui (mais, pour l'accusateur, Samarine ou Raspoutine, c'est du pareil au même) ; Kouznetsov, professeur de droit canon à l'Université de Moscou ; deux archiprêtres de Moscou, Ouspenski et Tsvetkov. (De Tsvetkov, l'accusateur public dira lui-même : « Un grand homme d'œuvres, peut-être ce que le clergé pouvait donner de meilleur, un philanthrope. ») Crime commis : avoir créé un « Conseil de l'Union des Paroisses de Moscou », lequel avait constitué (en rassemblant des fidèles de quarante à quatre-vingts ans) un corps de volontaires (non armés, bien entendu) qui montait la garde jour et nuit à l'hôtel patriarcal et devait, au cas où la personne du patriarche serait menacée par les autorités, sonner le tocsin et empoigner le téléphone, afin que le peuple se rassemble, puis que toute une foule suive le patriarche là où il serait emmené et d e man d e (la voilà, la contre-révolution!) au Conseil des commissaires du peuple de le relâcher! Comme cela sent l'ancienne Russie, comme cela sent la Sainte Russie, cette foule qui s'assemble au son du tocsin et va déposer une supplique!... L'accusateur s'étonne: quel danger menace donc le patriarche? pourquoi s'est-on mis en tête de le protéger? Enfin, voyons: si depuis deux ans la Tchéka élimine sans jugement tous ceux qui lui déplaisent ; si quatre soldats de l'Armée rouge viennent d'assassiner le métropolite de Kiev ; si « le dossier du patriarche, déjà bouclé, attend d'être transmis au Tribunal révolutionnaire » et si « c'est seulement par souci des larges masses laborieuses encore influencées par la propagande cléricale que nous laissons pour l'instant tranquilles ces ennemis de classe » (p. 67), – toutes ces broutilles justifient-elles que les orthodoxes tremblent pour leur patriarche? Si, durant les deux dernières années, le patriarche Tikhon n'est pas resté muet, s'il a adressé épître sur épître aux commissaires du peuple, à ses prêtres, à ses ouailles; si ces épîtres, refusées par les imprimeries, ont été copiées à la machine à écrire (le voilà, le premier Samizdat!) et si elles dénonçaient l'extermination des innocents et la ruine du pays, – y a-t-il de quoi craindre pour la vie du patriarche? Deuxième crime. Dans tout le pays, on procède actuellement à l'inventaire et à la réquisition des biens de l'Eglise (ce qui vient s'ajouter à la fermeture des monastères et à la confiscation des terres : il s'agit cette fois des patènes, des calices et des lustres), et le Conseil de l'Union des Paroisses a diffusé un appel aux fidèles pour qu'ils s'opposent à la réquisition en sonnant le tocsin. (Réaction naturelle et méthode antique, qui avait servi jadis à défendre les églises contre les Tatars!) Troisième crime enfin : les accusés bombardaient le Conseil des commissaires du peuple d'impudentes requêtes dans lesquelles ils dénonçaient les procédés vexatoires des fonctionnaires locaux envers l'Eglise, les sacrilèges, les infractions grossières à la loi sur la liberté de conscience. Ces requêtes, encore que non satisfaites (déposition de Bontch-Brouïevitch, secrétaire général du SNK), avaient pour effet de jeter le discrédit sur les fonctionnaires locaux. Revue faite de tous les crimes commis par les accusés, quelle peine pouvait-on requérir en châtiment de si horribles forfaits? Ecoute, lecteur, ce que te souffle ta conscience révolutionnaire : la mort , oui, pas moins. Comme le requit en effet Krylenko (contre Samarine et Kouznetsov). Mais tandis qu'on s'échinait à respecter cette maudite légalité, tandis qu'on écoutait les trop longues plaidoiries de trop nombreux avocats bourgeois (que nous ne reproduirons pas pour des raisons techniques), on apprit que la peine de mort était... abolie! Quel coup! Enfin, voyons, ça n'était pas possible! Mais si: il s'agissait d'une disposition prise par Dzerjinski et concernant la Vétchéka (une Tchéka qui ne fusillerait plus?...) Et alors, le Conseil des commissaires du peuple avait étendu la mesure aux tribunaux? Non, pas encore. Krylenko se sentit renaître. Et il persista à requérir la peine de mort, en justifiant ainsi sa position : « A supposer même que, la situation de la République s'affermissant, le danger direct représenté par de tels individus soit écarté, il me semble néanmoins indubitable qu'en cette période de travail édificateur... l'élimination... de ces vieux caméléons... est une exigence de la nécessité révolutionnaire. » « L'arrêté de la Vétchéka supprimant les exécutions... est pour le Pouvoir soviétique un objet de fierté. » Mais « il ne s'ensuit pas que nous soyons tenus de considérer la question comme tranchée définitivement... pour tous les temps où s'exercera le Pouvoir soviétique » (pp. 80-81). Paroles ô combien prophétiques ! On nous les rendra, les exécutions, et très bientôt. Car il en reste encore, des gens à buter! Une belle kyrielle (à commencer par Krylenko lui-même et bon nombre de ses frères de classe...) Dans ces conditions, mon Dieu, le tribunal suivit: il condamna à mort Samarine et Kouznetsov, mais de façon qu'ils puissent bénéficier de l'amnistie : ce fut donc le camp de concentration jusqu'à la victoire totale de la révolution sur l'impérialisme mondial! (Ils devraient y être aujourd'hui encore...). Et « ce que le clergé pouvait donner de meilleur » eut quinze ans, commués en cinq ans. Pour donner au moins quelque matérialité à l'accusation, on avait raccroché à ce procès d'autres malfaiteurs : un groupe de moines et d'instituteurs de Zvénigorod impliqués dans une affaire datant de l'été 1918 mais que, Dieu sait pourquoi, on avait gardés pendant un an et demi sans les juger (au fait, peut-être étaient-ils déjà passés en jugement, mais on remettait ça pour les besoins de la cause). Cet été-là, des agents des Soviets étaient venus trouver le supérieur du monastère de Zvénigorod, Jonas10, et lui avaient intimé l'ordre (« grouillez-vous ! ») de leur livrer les reliques de Saint Savva. Au cours de l'opération, non seulement les agents avaient fumé dans l'église (et même, semble-t-il, dans le chœur) tout en gardant, bien entendu, la tête couverte, mais celui qui avait pris entre ses mains le crâne du saint s'était mis à cracher dedans, pour mieux souligner que cette prétendue sainteté n'était qu'imaginaire. D'autres sacrilèges encore avaient été commis. D'où tocsin, émeute populaire et meurtre de l'un des agents. Par la suite, les autres nièrent qu'il y ait eu sacrilèges et crachats, et leur parole suffit amplement à Krylenko. Ces scènes, qui ne les a encore présentes à la mémoire? Ce fut la première impression de toute ma vie, je devais avoir trois ou quatre ans: les têtes pointues (des tchékistes coiffés de casques à la Boudionny) entrent dans l'église de Kislovodsk, fendent la foule des fidèles muets, pétrifiés, et, interrompant l'office, ils pénètrent, casque en tête, dans le chœur. Ainsi donc, c'étaient les agents profanateurs qu'on jugeait à présent? Que non: c'étaient les moines ! Nous prierons le lecteur de ne jamais perdre de vue que, dès 1918, s'était établie la pratique judiciaire suivante : tout procès qui se déroulait à Moscou (à l'exception, évidemment, de la mauvaise querelle cherchée à la Tchéka) représentait bien autre chose que l'examen d'un cas particulier né d'un concours fortuit de circonstances. Chacun d'eux était un signal qui déclenchait toute une politique judiciaire ; un spécimen exposé en vitrine pour permettre à la province de passer commande ; un modèle industriel ; ou encore la solution-type placée en tête d'une série de problèmes afin que les élèves résolvent les autres tout seuls. Ainsi, lorsqu'on dit « procès des cléricaux », cela doit s'entendre comme un pluriel. Du reste, l'Accusateur Suprême nous explique lui-même bien volontiers que « presque tous les Tribunaux révolutionnaires de la République ont vu déferler »une vague de procès analogues (p. 61). Les tribunaux de Sévérodvinsk, Tver, Riazan en sortent tout juste ; ceux de Saratov, Kazan, Oufa, Solvytchégodsk et Tsarévokokchaïsk ont jugé des prêtres, des lecteurs et des paroissiens actifs de cette ingrate « Eglise orthodoxe libérée par la Révolution d'Octobre ». Le lecteur croira relever ici une contradiction : pourquoi nombre de ces procès sont-ils antérieurs au modèle moscovite? Il ne faut voir là qu'un défaut de notre exposé. La persécution judiciaire et extrajudiciaire de l'Eglise libérée avait commencé dès 1918 et, à en juger par l'affaire de Zvénigorod, elle avait tout de suite atteint une grande acuité. En octobre 1918, le patriarche Tikhon écrivait, dans une lettre adressée au Conseil des commissaires du peuple, que la liberté de prédication n'était pas respectée : « de nombreux prédicateurs ont déjà payé leur courage du sang du martyre... Vous avez osé porter la main sur les biens de l'Eglise, amassés par des générations et des générations de croyants dont vous n'avez pas hésité à violer la volonté posthume. » (Bien sûr, les commissaires du peuple ne lurent pas cette lettre, mais les directeurs de cabinet se payèrent une pinte de bon sang : vous l'entendez, avec sa volonté posthume? Nos ancêtres, nous, on leur ch... dessus ! C'est pour les générations futures que nous travaillons.) « On exécute des évêques, des prêtres, des moines et des religieuses qui n'ont absolument rien fait, en les accusant en bloc de je ne sais quel vague et indéfinissable esprit de contre-révolution. » Certes, lorsqu'approchèrent les troupes de Dénikine et de Koltchak, il y eut une pause destinée à rendre plus facile aux orthodoxes la défense de la révolution. Mais dès que la guerre civile eut commencé de refluer, la persécution reprit, les procès déferlèrent devant les tribunaux révolutionnaires et, en 1920, la Laure de la Trinité* eut son tour: on alla dénicher les reliques de ce vieux chauvin de saint Serge et on les fourgua à un musée de Moscou. Le patriarche cite Klioutchevski : « Les portes de la Laure ne se fermeront et les veilleuses ne s'éteindront au-dessus du tombeau de saint Serge que le jour où nous aurons entièrement dilapidé le patrimoine spirituel hérité de tous ceux qui, comme lui, furent les grands bâtisseurs de la Terre russe. » Klioutchevski ne pensait pas que, presque que de son vivant, cette dilapidation serait un fait accompli. Le patriarche avait demandé à être reçu par le président du Conseil des commissaires du peuple pour tenter de le convaincre de ne pas toucher à la Laure ni aux reliques : l'Eglise n'était-elle pas séparée de l'Etat ? Réponse : le président était occupé par l'examen d'affaires importantes et l'entrevue ne pourrait pas avoir lieu dans l'immédiat. Ni jamais. Après quoi le Commissariat du Peuple à la Justice ordonna par une circulaire (datée du 25 août 1920) la liquidation de toutes les reliques en général, puisque c'étaient elles, précisément elles, qui entravaient notre marche radieuse vers une société nouvelle et juste. Continuons à suivre Krylenko et penchons-nous maintenant sur une affaire jugée par le « Tribsup » (entre eux, ces messieurs usent ainsi d'aimables abréviations ; tandis qu'avec nous, les vers de terre, ils y vont toujours du même coup de gueule: Debout! La Cour!) Procès du « Centre Tactique » (16-20 août 1920) : 28 accusés, plus un certain nombre d'individus restés introuvables et qu'on juge par contumace. D'une voix qui, au début de son réquisitoire passionné, n'est pas encore enrouée, l'Accusateur Suprême, tout illuminé par l'analyse de classe, nous expose qu'outre les propriétaires fonciers et les capitalistes, « il a existé et il continue d'exister une couche de la société dont l'être social est depuis longtemps un objet de réflexion pour les représentants du socialisme révolutionnaire... Cette couche, c'est celle qui porte le nom d'intelligentsia... Au cours du procès qui s'ouvre, l'action de l'intelligentsia russe va être jugée par l'histoire » et par la révolution (p. 34). Les limites que sa spécialisation impose à notre étude ne nous permettent pas d'examiner ici en quoi a consisté exactement cette réflexion des représentants du socialisme révolutionnaire sur le sort de la couche appelée intelligentsia et ce qui en est sorti. Toutefois, nous avons la consolation que les documents aient été publiés, qu'il soient accessibles à tous et qu'on puisse en faire une collection aussi poussée qu'on le désire. C'est donc uniquement pour donner une idée claire de la situation régnant dans l'ensemble de la République que nous rappellerons l'opinion du président du Conseil des commissaires du peuple qui était en fonctions alors que se déroulaient toutes ces séances de tribunaux révolutionnaires. Dans une lettre datée du 15 septembre 1919 (nous l'avons déjà citée), Vladimir Ilitch répond à des interventions faites par Gorki en faveur d'intellectuels arrêtés et caractérise ainsi la grande masse de l'intelligentsia russe d'alors (celle qu'on disait « proche des Cadets ») : « En fait, ce n'est pas le cerveau de la nation, c'en est la merde11. » Une autre fois, il dit à Gorki : « Ce sera sa faute [à l'intelligentsia] si nous cassons trop de pots... Si elle cherche la justice, pourquoi ne se joint-elle pas à nous?... C'est l'intelligentsia qui m'a tiré dessus12 » (en la personne de Fanny Kaplan). Il parle de son libéralisme pourri, de ses manières « confites », de ce « laisser-aller si fréquent chez les gens qu'on dit instruits » ; il considère qu'elle ne va jamais au fond des choses et qu'elle a « trahi la cause ouvrière ». (Mais, pardon, quand donc lui avait-elle prêté un serment particulier?) Cette attitude railleuse, ce mépris envers l'intelligentsia devaient ensuite être repris avec une belle assurance par les publicistes des années 20; ils passèrent dans les journaux, dans les mœurs, et les intellectuels eux-mêmes finirent par les adopter, maudissant leur éternelle incapacité à aller au fond des choses, leur éternelle dualité, leur éternelle absence d'épine dorsale et leur irrattrapable retard sur leur siècle. Ce qui était parfaitement exact! La voix de l'Autorité Accusatrice, roulant sous les voûtes du Tribsup, nous ramène justement sur le banc des accusés: « Au cours des dernières années, cette couche sociale... a subi l'épreuve d'une révision générale de ses valeurs. » Oui, en effet, révision des valeurs, cela se disait beaucoup à l'époque. Comment s'est donc passée celle-ci? Ecoutons: « L'intelligentsia russe, entrée dans le creuset de la Révolution avec des slogans de pouvoir populaire, en est ressortie l'alliée des généraux noirs (même pas blancs!), l'agent mercenaire (!) et docile de l'impérialisme européen. L'intelligentsia a foulé aux pieds ses étendards et les a traînés dans la boue » (Krylenko, p. 54). Et s'« il n'est pas nécessaire d'achever aujourd'hui tel ou tel de ses membres », c'est uniquement parce que « le groupe social tout entier a fait son temps ». Ouvrir ainsi le premier pli du xxe siècle ! Quelle puissance de divination ! O révolutionnaires scientifiques ! (Il a pourtant bien fallu l'achever, ce groupe social. Durant toutes les années 20, on n'a cessé de s'y employer.) Nous considérons avec aversion les vingt-huit visages des alliés des généraux noirs et mercenaires de l'impérialisme européen. Ce Centre nous soulève particulièrement le cœur: Centre Tactique, nous dit-on, Centre National, Centre Droitier (pendant qu'à la surface de notre mémoire remontent, innombrables, les autres Centres déposés là par deux décennies de procès: Centres d'ingénieurs, Centres menchéviks, Centres trotsko-zinoviévistes, Centres droitiers-boukhariniens, - et tous ont été écrasés, tous, et c'est uniquement grâce à cela que nous sommes encore en vie, vous et moi). Qui dit Centre, dit main de l'impérialisme. Certes, nous sommes quelque peu soulagés lorsque nous apprenons que le Centre Tactique actuellement jugé n'était pas une organisation et qu'il ne possédait 1) ni statuts, 2) ni programme, 3) ni cotisations. Qu'y avait-il donc alors? Il y avait qu'ils se réunissaient! (Frissons dans le dos.) Et qu'au cours desdites réunions, ils échangeaient leurs points de vue! (Froid glacial.) Ces graves accusations sont étayées par des preuves matérielles : 2 (deux) en tout, pour 28 accusés (p. 38). Il s'agit de deux lettres de militants absents (ils se trouvent à l'étranger) : Miakotine et Fiodorov. Certes, ces deux-là sont absents, mais comme, avant Octobre, ils étaient mêlés, dans différents Comités, à ceux qui sont présents, nous avons le droit de les identifier les uns aux autres. Quant au contenu des lettres, le voici : il s'agit de divergences avec Dénikine sur des points aussi insignifiants que la question paysanne (on ne nous fournit pas de précisions, mais, manifestement, conseil est donné à Dénikine d'octroyer la terre aux paysans), la question juive, la question nationale et fédérale, celle de l'administration de l'Etat (instaurer la démocratie et non une dictature), plus quelques autres broutilles encore. Que démontrent donc ces pièces à conviction ? Tout simplement, l'existence d'une correspondance et l'unité de vues entre Dénikine et les présents! (Brrr !... Ouah-ouah!) Mais il y a également des accusations qui visent directement les présents : avoir échangé des informations avec des amis habitant des marches (la ville de Kiev, par exemple) non soumises au pouvoir soviétique central! Oui, bien sûr, avant c'était la Russie, mais, dans l'intérêt de la révolution mondiale, nous avons cédé ce flanc-là aux Allemands, – or les gens s'obstinent à envoyer là-bas de petits billets: « Alors, Ivan Ivanytch, comment ça va chez vous? Chez nous, ça se passe comme ci et comme ça... » Jusque sur le banc des accusés, N. M. Kichkine (membre du Comité central des Cadets) cherche impudemment à se justifier : « L'homme ne veut pas être aveugle et essaie toujours de savoir tout ce qui se passe partout. » Savoir tout ce qui se passe partout ??... Ne pas être aveugle??... Comme l'accusateur a raison de qualifier leurs actes de trahison ! de trahison vis-à-vis du Pouvoir soviétique ! Mais voici le comble: au plus fort de la guerre civile, ils ont... écrit des ouvrages, rédigé des mémorandums, établi des projets. Oui, ces « spécialistes du droit public, des sciences financières, des rapports économiques, des questions judiciaires et de l'instruction publique » ont eu le front d'écrire des ouvrages! (Dans lesquels ils ne s'appuyaient nullement, on le devine, sur les travaux antérieurs de Lénine, Trotsky et Boukharine...) Le professeur S. A. Kotliarevski traitait de la structure fédérale de la Russie, V. I. Stempkovski de la question agraire (vraisemblablement, sans prévoir de collectivisation...), V. S. Mouralévitch de l'instruction publique dans la Russie future, tandis que le professeur Kartachov rédigeait un projet de loi sur les confessions religieuses. Quant au (grand) biologiste N.K. Koltsov (qui n'aura jamais connu dans sa patrie que persécutions, et l'exécution pour finir), il permettait à ces crocodiles bourgeois de se réunir dans son Institut pour s'entretenir ensemble. (N. D. Kondratiev fut également rattaché à ce groupe, en attendant le procès du TKP qui devait lui régler définitivement son compte en 1931.) Notre cœur d'accusateur bondit, devançant la sentence. Quel châtiment, dites-moi, quel châtiment méritent ces acolytes des généraux maudits? Une seule réponse : 1 a mort ! Et ce n'est plus la voix de l'accusateur que vous entendez, c'est déjà la sentence du tribunal! (Hélas, elle devait être adoucie et commuée en détention dans un camp de concentration jusqu'à la fin de la guerre civile.) Leur crime, en fait, le voici : au lieu de rester tapis chacun dans son coin à suçoter un quignon de pain, « s'être concertés et avoir tenté de déterminer ensemble la nature du régime à instaurer après la chute du pouvoir soviétique ». Dans le langage scientifique actuel, cela s'appelle: étudier la possibilité d'une alternative. La voix de l'accusateur roule et tonne, mais n'y aurait-il pas, oui, comme une fêlure? Ce coup d'œil sur le pupitre... peut-être cherche-t-il un papier? une citation? Tout de suite! précipitons-nous ! tenez, Nikolaï Vassilitch, n'est-ce pas ceci qu'il vous faut? « Pour nous... la notion de torture réside déjà dans le simple fait de garder en prison des détenus politiques... » Ça alors! Garder des politiques en prison, c'est de la torture? Et c'est l'accusateur qui le dit ! Quelle largeur de vues ! C'est l'aube d'une nouvelle juridiction qui se lève! Continuons: « ... La lutte contre le gouvernement tsariste était pour eux [les politiques] une seconde nature et ils ne pouvaient pas ne pas lutter contre le tsarisme ! » (p. 17). De même que nos accusés d'aujourd'hui ne pouvaient pas ne pas étudier les possibilités d'alternative ?... Parce que penser est peut-être même la première nature d'un intellectuel? Aïe, maladroits que nous sommes, ça n'était pas le bon papier ! Horreur ! ... Mais Nikolaï Vassilievitch a déjà entamé sa roulade finale: « Et même si les accusés s'étaient abstenus, ici, à Moscou, de lever le petit doigt contre nous – (n'avez-vous pas l'impression que c'était effectivement le cas ?) – cela ne changerait rien: ...en un temps comme le nôtre, même le fait de se demander, tout en prenant le thé ensemble, quel régime devra remplacer le pouvoir soviétique prétendument en train de sombrer, constitue un acte contre-révolutionnaire... En temps de guerre civile... c'est peu de dire que toute action [dirigée contre le pouvoir soviétique] est criminelle... l'inaction elle-même est un crime » (p. 39). Ah bon, cette fois ça va, tout est clair ! Ils vont être condamnés à mort pour inaction. Pour une tasse de thé. Par exemple, les intellectuels de Petrograd avaient décidé, au cas où Ioudénitch arriverait, « de s'employer avant tout à convoquer une douma municipale démocratique » (c'est-à-dire un organe de défense contre la dictature du général). Krylenko : « Je voudrais leur crier : "Vous auriez dû n'avoir qu'une seule idée en tête: sacrifier votre vie plutôt que de laisser entrer Ioudénitch!!" » Hélas, c'est un fait: ils ne l'ont pas sacrifiée. (Nikolaï Vassilievitch non plus.) D'autres accusés sont là pour s'être tus, alors qu'ils étaient au courant! (En notre langue d'aujourd'hui: « Tu l'savais et t'as rien dit. ») Mais voici maintenant qui n'est plus de l'inaction, voici une action criminelle authentique : par l'intermédiaire de L.N. Khrouchtchova, membre de la Croix-Rouge politique (elle est là, elle aussi, sur le banc), certains accusés ont apporté une aide matérielle aux détenus des Boutyrki sous forme d'argent (on peut imaginer l'afflux de capitaux qui submergea la cantine de la prison) et de vêtements (peut-être même en laine, tant qu'ils y étaient?). Les crimes de ces individus passent toute mesure! Que le châtiment prolétarien ne connaisse donc point de retenue ! Comme saisis par une caméra tombant en chute libre, vingt-huit visages passent devant nos yeux en une séquence indéchiffrable, vingt-huit visages d'hommes et de femmes d'avant la révolution. Nous n'avons pu distinguer leur expression: terrorisée? méprisante? fière? Car leurs réponses manquent au procès-verbal, leurs déclarations finales aussi... Pour des raisons techniques... Mais l'accusateur, palliant cette absence, poursuit sa chanson: «Nous n'avons vu qu'autoflagellation et repentir des fautes commises. Le manque de fermeté politique et la nature intermédiaire manifestés par l'intelligentsia... – (à ne pas oublier, tiens, la nature intermédiaire!) – ...ont entièrement corroboré l'appréciation marxiste que les bolchéviks ont toujours portée sur elle » (p. 8). Mais qui donc est cette jeune femme entraperçue l'espace d'un instant? C'est l'une des filles de Tolstoï, Alexandra. Krylenko lui demande ce qu'elle faisait pendant les réunions. Réponse : « Je préparais le samovar. » – Trois ans de camp de concentration! La revue En terre étrangère13, publiée en Occident, nous permet d'établir ce qui s'était réellement passé. Dès l'été 1917, sous le Gouvernement provisoire, une Union pour l'Action publique s'était créée dans le but d'aider le pays à poursuivre la guerre jusqu'à la victoire finale et de s'opposer aux courants socialistes, en particulier SR. Après le coup d'Etat d'octobre, nombreux furent les membres importants de l'Union qui émigrèrent, tandis que d'autres restaient. Impossible désormais de convoquer des congrès et de se livrer à un travail organisé, mais les intellectuels avaient pris l'habitude de penser, de se faire un avis sur les événements, d'échanger des idées, et il leur était difficile d'y renoncer du jour au lendemain. Proches des milieux universitaires, ils pouvaient donner à leurs rencontres l'apparence de colloques scientifiques. Or les sujets de discussion ne leur manquaient pas: le traité de Brest-Litovsk, le retour à la paix payé de la perte d'immenses territoires, nos rapports nouveaux avec nos anciens alliés et anciens ennemis, tandis que la guerre se poursuivait en Europe. Les uns estimaient - au nom de la liberté et de la démocratie, et aussi par respect de la parole donnée –, qu'il fallait continuer à aider les Alliés et que le traité de Brest-Litovsk avait été signé par des hommes qui n'étaient pas mandatés par le pays. Certains espéraient que dès que l'Armée rouge serait solide, les Soviets rompraient avec les Allemands. D'autres mettaient au contraire leur espoir dans les Allemands, s'imaginant que, devenus à présent maîtres de la moitié de la Russie, ils allaient chasser les bolchéviks. (Mais les Allemands, eux, considéraient avec raison que travailler pour les Cadets signifiait travailler pour les Anglais et que tout autre gouvernement que celui des Soviets reprendrait la guerre contre eux.) Ces divergences firent qu'un groupe se détacha, durant l'été 1918, de l'Union pour l'Action publique: le Centre National, simple petit cercle farouchement pro-allié et composé de Cadets qui craignaient comme le feu d'enfreindre l'interdiction formelle des bolchéviks en reconstituant un parti. Ledit cercle ne faisait rien d'autre que de tenir, dans l'institut du professeur Koltsov, des réunions camouflées. De temps à autre il expédiait tel ou tel de ses membres au Kouban en mission d'information, mais ces émissaires s'évanouissaient, oubliant, apparemment, leurs amis de Moscou. (Il faut dire que les Alliés ne manifestaient de leur côté qu'un intérêt très faible pour l'Armée des Volontaires*.) C'est sur l'élaboration de projets de lois pour la Russie future que le Centre National concentra ses efforts. En même temps que le Centre National, et sur sa gauche, se créa l'Union pour la Renaissance (constituée essentiellement de SR, gênés à l'idée de se joindre aux Cadets: on voyait renaître les tendances et conceptions habituelles des partis), qui entendait lutter à la fois contre les Allemands et contre les bolchéviks. Mais comme ce combat semblait impossible à mener en territoire bolchévique, il se réduisit à l'envoi d'émissaires dans le Sud. Lesquels émissaires furent rebutés par l'esprit réactionnaire des sections de l'Armée des Volontaires. Au printemps 1919, les trois associations – Union pour l'Action publique (réduite désormais à un Conseil), Centre National et Union pour la Renaissance –, étouffant dans l'air raréfié du communisme de guerre, décidèrent d'entretenir une coordination systématique et désignèrent à cet effet deux hommes chacune. Le comité ainsi formé se réunit un certain nombre de fois au cours de l'année 1919, puis cessa de fonctionner et même d'exister. C'est seulement en 1920 qu'on commença à arrêter ses membres et que ce petit comité de coordination reçut le nom imposant de « Centre Tactique ». Les arrestations survinrent à la suite d'une dénonciation faite par l'un des pâles membres du Centre National, N. N. Vinogradski, qui continua dans la même ligne en jouant efficacement le rôle de « mouton » dans la cellule de la Section spéciale où passèrent nombre de ses camarades : avec la naïveté de cette époque encore patriarcale, ceux-ci racontaient ouvertement dans la cellule ce qu'ils voulaient cacher à l'instruction. S.P. Melgounov, historien russe connu qui s'est trouvé parmi les accusés et même parmi les plus importants (en tant que membre du comité de coordination), a écrit à contre-gré, en émigration, des souvenirs sur ce procès: sans doute s'en serait-il dispensé sans la parution du livre de Krylenko contenant le réquisitoire tonitruant que nous citons ici. Avec rancœur contre lui-même et ses co-inculpés, il brosse ce classique tableau d'une instruction soviétique : absence totale de preuves, « aucun document dans le dossier. Tous les arguments de l'accusation ont été tirés des déclarations des inculpés... Tous les futurs accusés du procès n'adoptèrent pas, en effet, la tactique du silence pendant l'instruction préparatoire... Moi qui refusais par principe de parler, je donnais l'impression d'aggraver mon cas et peut-être aussi celui des autres... Quand on court le risque d'être fusillé, on ne pense pas toujours à l'Histoire. » De nombreuses déclarations des inculpés sont citées mot à mot dans le Livre rouge de la Vétchéka (tome II, Moscou, 1922) et, hélas, ce n'est pas beau à lire. Melgounov reproche sans la moindre pointe d'humour au commissaire-instructeur Iakov Agranov (celui qui les a tous fricassés) de les avoir trompés, lui et les autres inculpés, par une habile duperie qu'il considère comme « le plus grave affront qu'on ait pu lui faire », pire, dit-il, que n'importe quelle pression physique. Cet historien qui devait ensuite expliquer avec une telle perspicacité nombre de figures de la révolution russe, se laissa facilement prendre au piège. Il confirma la participation à l'Union pour la Renaissance de personnes déjà désignées, semblait-il, par les dépositions écrites qu'on lui présentait. Puis il « se mit à faire une déclaration plus ou moins suivie », fixée sous la forme d'un récit où l'on ne distingue pas les questions du commissaire-instructeur. (Texte qui abasourdit et démoralisa les co-inculpés de Melgounov lorsqu'à leur tour, on le leur présenta : il semblait avoir tout raconté de lui-même, dans un élan irrésistible.) Agranov les appâta également en leur assurant que, comme c'étaient là de « vieilles histoires » et que tous ces centres avaient depuis longtemps cessé de se réunir, les inculpés ne couraient aucun danger et l'mtérêt historique était l'unique mobile de l'enquête ouverte par la Tchéka. Beaucoup furent charmés par l'amabilité de l'instructeur. Devant d'autres, Iakov Saoulovitch posa de façon abrupte l'équation « pouvoir soviétique = Russie », d'où il découlait qu'il était criminel de combattre le premier si on aimait la seconde. Procédé qui lui permit de recueillir un certain nombre de déclarations pleines d'une authentique humilité et du désir de bien faire. (L'article de Kotliarevski cité en note est, par exemple, une étude exécutée sur l'ordre d'Agranov.) Et le procès, comment se déroula-t-il? Ecoutons Melgounov: « La tradition révolutionnaire [de l'intelligentsia] commandait un certain héroïsme, mais je n'avais pas au cœur la passion nécessaire. Transformer le procès en manifestation de protestation aurait signifié aggraver consciemment non seulement ma propre situation, mais aussi celle des autres. » Voilà avec quelle facilité elle avala l'hameçon de la Tchéka, se rendit et périt, cette intelligentsia russe qu'on avait connue si éprise de liberté, si intraitable, si inflexible – sous le tsar, quand nul ne la touchait. Une autre réussite d'Agranov, encore plus éclatante et effrayante, fut « l'affaire Tagantsev », en 1921 (dont la place, à vrai dire, n'est pas dans ce chapitre, car il n'y eut pas de procès). Durant quarante-cinq jours d'interrogatoire, le professeur Tagantsev avait gardé un silence héroïque. Mais Agranov finit par le convaincre de conclure avec lui un accord: « Je soussigné, Tagantsev, entreprends consciemment de révéler ce que je sais de notre organisation, sans rien dissimuler... je ne tairai le nom d'aucune personne appartenant à notre groupe. Je fais cela dans le but d'améliorer le sort des futurs accusés de notre procès. » « Je soussigné, Iakov Saoulovitch Agranov, délégué de la Vétchéka, m'engage à achever rapidement l'instruction, avec l'aide du citoyen Tagantsev, et à faire ensuite juger l'affaire dans un procès s public...Je garantis qu'aucun des accusés ne se verra infliger le châtiment suprême. » Résultat: 87 personnes fusillées par la Tchéka. Ainsi se leva le soleil de notre liberté. Ainsi, petite fille espiègle et joufflue, grandit notre Loi, cette enfant d'Octobre. Nous l'avons tout à fait oublié. 1 M. la. Latsis (Soudrabs), Dva goda borby na vnoutrennem fronté [Deux années de lutte sur le front intérieur], Editions d'Etat, Moscou, 1920, pp. 74-76. 2 Revue Byloié [Le passé] n° 2/14, Saint-Pétersbourg, 1907, p. 80. 3 K. Kh. Danichevski, Revolioutsionnyïé Voiennyïé Tribounaly [Les Tribunaux militaires révolutionnaires], édité par le Tribunal révolutionnaire de la République, Moscou, 1920. 4 Latsis, p. 75. 5 Latsis, p. 70. 6 Latsis, p. 74. 7 Lénine, Œuvres complètes, 5e éd., t. 36, p. 210. 8 N.V. Krylenko, Za piat let (1918-1922) [En cinq ans]. Réquisitoires prononcés aux plus importants des procès jugés par le Tribunal révolutionnaire de Moscou et le Tribunal révolutionnaire suprême. Editions d'Etat, Moscou-Petrograd, 1923. 9 Latsis, p.46. 10 C'était un ancien officier de la Garde à cheval, nommé Firgouf, qui « avait subi une brusque métamorphose spirituelle et distribué tous ses biens aux pauvres pour se retirer dans un monastère ; quoique j'ignore, à vrai dire, si la distribution aux pauvres a réellement eu lieu ». Car enfin, à partir du moment où l'on admet les métamorphoses spirituelles, que reste-t-il de la théorie des classes? 11 Lénine, 5e édition, t. 51, p. 48. 12 V.I. Lenin i A.M. Gorki [Lénine et Gorki], éditions de l'Académie des Sciences, Moscou, 1961, p. 263. 13 Na tchoujoï storonè [En terre étrangère], recueils historico-littéraires publiés sous la direction de S.P. Melgounov, Berlin-Prague. S.P. Melgounov, Soud istorii nad intelligentsieï [L'Intelligentsia jugée par l'Histoire], III, 1923. S.A. Kotliarevski, « Natsionalny tsentr » v Moskve v 1918 [Le « Centre National » à Moscou en 1918], VIII, 1924. Chapitre 9 LA LOI DEVIENT ADULTE Notre tour d'horizon traîne en longueur. Nous n'avons pourtant pas encore commencé. Tous les grands procès, tous les procès célèbres sont encore à venir. Mais les grandes lignes se laissent déjà deviner. Notre loi a maintenant l'âge d'entrer chez les pionniers ; suivons, là aussi, ses pas. Oublié depuis longtemps et, au reste, nullement politique, le Procès de la Direction des Combustibles (mai 1921) mérite une mention, car il visait des ingénieurs, des spets*, comme on disait alors. L'hiver était passé, le plus cruel de ces quatre années de guerre civile: pénurie complète de combustible ; les trains tombant en panne entre deux gares ; dans les grandes villes, le froid et la famine, les grèves incessantes (qu'on a depuis rayées de l'histoire). Question célèbre: à qui la faute ? Évidemment pas à la Direction générale. Mais pas non plus à la Direction locale! – très important. Si « les camarades qui souvent venaient de l'extérieur » [les dirigeants communistes] ne se faisaient pas de leur tâche une idée assez exacte, c'était aux spécialistes qu'il incombait de leur « indiquer la façon correcte d'aborder le problème1 » ! Entendez bien : « ce n'était pas la faute aux dirigeants... – les coupables, c'étaient ceux qui avaient calculé, recalculé et établi le plan » (pour nourrir et chauffer les gens avec rien : des zéros sur un papier). Ceux qui ont établi le plan, voilà les coupables, et non pas ceux qui l'ont fait établir. Le plan a tourné à la farce – c'est la faute aux spécialistes. Les chiffres ne concordent pas – « c'est la faute aux spécialistes, et non pas au Conseil du Travail et de la Défense » ni même « aux dirigeants responsables de la Direction des Combustibles ». Pas de charbon, pas de bois, pas de pétrole – ce sont les spécialistes « qui ont créé cette situation inextricable, chaotique ». Ils sont encore coupables de n'avoir pas repoussé les messages téléphonés urgents de Rykov et d'avoir délivré du combustible de droite et de gauche, sans se soucier du plan. Les spécialistes sont coupables sur toute la ligne! Mais le Tribunal des prolétaires est clément à leur égard, les condamnations sont bénignes. Pour sûr, il reste dans les poitrines prolétariennes une hostilité viscérale à l'endroit de ces maudits spécialistes, mais que voulez-vous, on ne peut pas s'en tirer sans eux, ce serait la ruine. Aussi le Tribunal ne s'acharne-t-il pas sur eux ; Krylenko va jusqu'à dire que, depuis 1920, « il n'est plus question de sabotage ». Les spécialistes sont coupables, c'est entendu, mais ils n'ont pas agi par malice ; ce sont des brouillons, voilà tout, incapables de faire mieux – du temps du capitalisme, on ne leur a pas appris à travailler –, ou tout bonnement des égoïstes et des corrompus. Ainsi voit-on, au début de la période de reconstruction, se dessiner en pointillé ce motif étonnant : une bienveillance condescendante à l'égard des ingénieurs. Elle fut riche en procès publics, l'année 1922 – première année de paix –, si riche même que tout ce chapitre ou presque lui sera consacré. (Quelqu'un va s'étonner: la guerre vient de s'achever et tout de suite les tribunaux s'emballent? Mais, en 1945 aussi et encore en 1948, le Dragon a déployé une extraordinaire activité. On dirait l'effet d'une loi naturelle.) Le IXe Congrès des Soviets, en décembre 1921, prit bien la décision de « réduire la compétence de la Vétchéka2 », qui dut alors se recroqueviller et prendre le nom de « Guépéou », mais dès octobre 1922, les droits du Guépéou devaient être de nouveau étendus, et en décembre Dzerjinski déclara à un correspondant de la Pravda (numéro du 17.12.1922): « Nous devons à présent surveiller avec une acuité particulière les courants et groupes antisoviétiques. Le Guépéou a resserré son appareil, mais en le renforçant qualitativement. » Pour commencer cette année, ne laissons pas échapper l' Affaire du suicide de l'ingénieur Oldenborger (Tribunal révolutionnaire suprême, février 1922) – procès dont nul ne se souvient, procès insignifiant et nullement typique. Nullement typique en ceci qu'il n'embrassait qu'une seule et unique vie humaine, au reste déjà achevée. N'eût-elle point été achevée que cet ingénieur-là et dix autres avec lui, constituant alors un centre, se fussent retrouvés devant le tribunal et le procès eût été parfaitement typique. Pour l'heure, on pouvait voir sur le banc des accusés le camarade Sédelnikov, membre éminent du parti, deux fonctionnaires du Rabkrine et deux syndicalistes. Mais, comme la corde qui casse au loin dans la pièce de Tchékhov, il y a quelque chose de poignant dans ce procès d'un lointain précurseur des accusés de Chakhty ou du « Parti Industriel ». Trente années durant, V.V. Oldenborger avait travaillé au Service des Eaux de la ville de Moscou ; il en était devenu l'ingénieur en chef, vraisem-blablement dès le début du siècle. L'âge d'argent de l'art avait passé, quatre Doumas, trois guerres, trois révolutions s'étaient succédé, et, tout ce temps, Moscou avait bu l'eau d'Oldenborger. Acméistes et futuristes, réactionnaires et révolutionnaires, junkers et Gardes rouges, SNK, Tchéka et RKI, tous avaient bu l'eau pure, l'eau fraîche d'Oldenborger. Il n'était pas marié, n'avait pas d'enfants ; une seule chose comptait dans sa vie : ce réseau de distribution d'eau. En 1905, il avait interdit aux soldats envoyés monter la garde l'accès des installations « parce que les soldats auraient pu, par maladresse, endommager les conduites ou les machines ». (Et personne n'avait empêché le service de se mettre en grève ; Moscou était restée sans eau: peut-être Oldenborger avait-il lui-même fermé la vanne?) Dès le deuxième jour des événements de Février, il dit à ses ouvriers que la révolution était terminée : ça suffit, tout le monde à son poste, il faut que l'eau circule. Lors des combats d'Octobre à Moscou, un seul souci le hantait: préserver le réseau. Répondant au coup de force des bolchéviks, ses adjoints se mirent en grève et voulurent l'entraîner. Il répondit : « Sur le plan technique, excusez-moi, je ne fais pas grève. Pour le reste... pour le reste, eh bien d'accord, j'en suis. » Il encaissa pour le compte des grévistes l'argent recueilli par le comité de grève, signa un reçu, mais, cela fait, il fila à la recherche d'un manchon pour une conduite endommagée. Peu importe, c'est un ennemi! Voici ce qu'il a dit à un ouvrier: « Le pouvoir soviétique ne tiendra pas quinze jours. » Là-dessus, dans l'atmosphère nouvelle qui précède le lancement de la Nep, Krylenko se laisse aller à des confidences devant le Tribunal suprême: « A l'époque, les spécialistes n'étaient pas les seuls à penser ainsi ; cela nous est arrivé aussi, et plus d'une fois » (p. 439; c'est moi qui souligne – A.S.). Peu importe, c'est un ennemi! Comme nous l'a dit le camarade Lénine: pour surveiller les spécialistes bourgeois, nous avons besoin d'un chien de garde, la RKI. Dès lors, Oldenborger eut toujours à ses trousses deux de ces chiens de garde. (L'un d'eux, Makarov-Zemlianski, employé marron du Service des Eaux, remercié pour « agissements indélicats », était passé avec armes et bagages à la RKI « parce que c'était mieux payé », puis il s'était hissé jusqu'à un Commissariat du Peuple à Moscou, parce que « les salaires y étaient encore plus élevés », d'où il était revenu contrôler son ancien chef et se venger cordialement de l'affront subi jadis.) Naturellement, le comité syndical – ce champion émérite des intérêts des travailleurs – ne dormait pas, lui non plus. Et puis, à la bonne heure, c'étaient des communistes qui dirigeaient maintenant le Service des Eaux. « Chez nous, il ne doit y avoir aux commandes que des ouvriers ; seuls des communistes ont le droit de détenir l'autorité dans toute sa plénitude. Le procès en cours a démontré la justesse de ce principe » (p. 433). Ajoutons que l'organisation moscovite du parti, elle non plus, ne quittait pas des yeux le Service des Eaux. (Or, par-derrière, il y avait encore la Tchéka.) « C'est en nous laissant inspirer par une saine hostilité de classe que nous avons en son temps jeté les bases de notre armée ; et c'est la même hostilité qui nous retient de confier le moindre poste de responsabilité à quiconque n'est pas de notre camp, sans lui adjoindre... un commissaire » (p. 434). Et, immédiatement, tout un chacun de reprendre l'ingénieur en chef, de lui donner des instructions, de lui faire la leçon et de muter le personnel technique sans lui demander son avis. (« On nettoya à fond ce repaire de businessmen. ») Mais, malgré tout, on n'arriva pas à sauver le réseau ! Loin de s'améliorer, les choses commencèrent à aller de mal en pis, tant cette maudite bande d'ingénieurs mettait d'astuce à poursuivre en tapinois son noir dessein ! Mieux que cela, transgressant les limites de sa nature intermédiaire d'intellectuel qui l'avait retenu, sa vie durant, de jamais élever le ton, Oldenborger eut l'audace de s'en prendre aux méthodes de Zéniouk, nouveau directeur du Service des Eaux (« figure hautement sympathique » à Krylenko, « en raison de sa structure interne »), et de parler de despotisme! Il devint alors évident que « l'ingénieur Oldenborger trahissait sciemment les intérêts des ouvriers et qu'il était l'adversaire direct et déclaré de la dictature de la classe ouvrière ». On se mit à faire venir au Service des Eaux des commissions de contrôle – mais les commissions trouvaient que tout allait bien et que l'eau circulait normalement. Les « rabkrinistes » ne désarmèrent pas pour autant; ils accablèrent la RKI d'un déluge de rapports. Oldenborger ne rêvait que d'une chose : « démolir, endommager, briser le réseau de distribution d'eau à des fins politiques », même s'il n'arrivait pas à le faire. Bien sûr, là où on le pouvait, on essayait de l'en empêcher, on l'empêchait de gaspiller l'argent à faire réparer les chaudières ou à remplacer les réservoirs en bois par des bacs de béton. Les « guides » des ouvriers commencèrent à dire ouvertement dans les meetings du Service des Eaux que leur ingénieur en chef était « l'âme du sabotage technique organisé » et qu'il fallait se méfier de lui et lui résister sur tous les fronts. Mais, malgré tout, le travail ne marcha pas mieux, il ne fit même qu'aller encore plus mal!... Et ce qui offensait par-dessus tout « la psychologie prolétarienne héréditaire » des rabkrinistes et des syndicats, c'était de voir que la majorité des employés des stations de pompage, « contaminée par le microbe de la psychologie petite-bourgeoise », prenait le parti d'Oldenborger et ne voyait pas qu'il sabotait. Et, par-dessus le marché, voilà qu'arrivent les élections au conseil municipal de Moscou et que les employés du Service des Eaux proposent la candidature d'Oldenborger. Comme bien on pense, la cellule du parti lui oppose son propre candidat. Tentative sans espoir, en vérité, tant était grand parmi les ouvriers le prestige usurpé de l'ingénieur en chef. Malgré cela, la cellule intervint auprès du comité de district et de toutes les instances du parti et, à l'assemblée générale, présenta sa motion : « Oldenborger est le centre et l'âme du sabotage ; au conseil municipal, il serait pour nous un adversaire politique ! » Les ouvriers saluèrent ces propos par un beau tollé et les cris de « c'est faux! », « menteurs! ». A ce moment, le camarade Sédelnikov, secrétaire du comité du parti, lança tout de go à la face du prolétariat aux mille têtes : « Je n'ai pas l'intention de discuter avec des cent-noirs ! » – entendez: Nous nous retrouverons pour causer, ailleurs. Côté parti, on prit les mesures suivantes : l'ingénieur en chef fut exclu de... l'équipe de direction du Service des Eaux, on orchestra autour de sa personne tout un scénario d'enquête judiciaire: on le convoquait sans arrêt devant d'innombrables commissions et sous-commissions, on lui faisait subir des interrogatoires et on l'accablait de tâches à accomplir dans les plus brefs délais. Manquait-il à se présenter, on se hâtait d'en faire état dans le procès-verbal « en vue d'une éventuelle poursuite devant la justice ». Par la grâce du Conseil du Travail et de la Défense (président, le camarade Lénine), on parvint à faire désigner aux fins d'arbitrage une « troïka extraordinaire » (Rabkrine, Conseil des Syndicats et le camarade Kouïbychev). Cela faisait quatre ans déjà que l'eau continuait malgré tout à couler dans les tuyaux, que les Moscovites la buvaient et qu'ils ne remarquaient rien... Alors le camarade Sédelnikov y alla d'un article dans la Vie économique: « Étant donné les rumeurs qui circulent sur l'état catastrophique du réseau de distribution d'eau et l'émotion qu'elles soulèvent dans l'opinion », il faisait part d'une masse d'autres bruits non moins inquiétants et signalait même que le Service envoyait l'eau en sous-sol et « minait sciemment toutes les fondations de Moscou » (qui remontent au temps d'Ivan Kalita). On fit venir une commission du conseil municipal et elle conclut : « L'état du réseau est satisfaisant, la gestion technique rationnelle. » Oldenborger avait réfuté toutes les accusations. Alors Sédelnikov, magnanime: « Je m'étais fixé pour objectif de lever le lièvre, mais c'est l'affaire des spécialistes de tirer la question au clair. » Que restait-il alors aux « guides » des ouvriers ? Quel ultime moyen qui fût assuré d'aboutir? Une dénonciation à la Tchéka! Sédelnikov la rédige. Il « voit de ses yeux Oldenborger démolir sciemment le réseau de distribution » ; le doute n'est pas possible : « Au Service des Eaux, en plein cœur de Moscou la Rouge, une organisation contre-révolutionnaire est à l'œuvre. » Pour ne rien dire de l'état catastrophique du château d'eau de Roubliovo ! Mais là, Oldenborger commet une faute de tact, une foucade d'intellectuel intermédiaire sans colonne vertébrale. Comme on vient de lui « fusiller » une commande de chaudières neuves qu'il voulait passer à l'étranger (pour l'heure, on ne pouvait réparer les anciennes en Russie), – il se fait sauter la cervelle. (C'était trop pour un seul homme, les gens manquaient encore d'entraînement.) L'affaire n'est pas abandonnée pour autant. On n'a pas besoin qu'il soit là pour débusquer cette organisation contre-révolutionnaire, et les rabkrinistes se mettent en devoir de la démasquer entièrement. Deux mois se passent en sourdes manœuvres. Cependant, l'esprit qui règne en ces débuts de la Nep « exige qu'on donne une bonne leçon aux uns comme aux autres ». D'où procès devant le Tribunal révolutionnaire suprême. Krylenko se montre sévère, mais avec mesure ; inexorable, mais avec mesure. Il comprend les choses : « L'ouvrier russe avait assurément raison de voir en toute personne qui n'était pas des siens un ennemi plutôt qu'un ami », mais « au fur et à mesure qu'évolueront notre politique pratique et notre politique générale, il nous faudra peut-être faire de plus larges concessions, lâcher du lest et louvoyer ; le parti sera peut-être contraint d'adopter une ligne tactique contre laquelle va se dresser la logique primitive des nobles combattants prêts à tous les sacrifices » (p. 458). Certes, le tribunal « ne prend pas trop au sérieux » les ouvriers qui déposent contre le camarade Sédelnikov et les rabkrinistes. Et l'accusé Sédelnikov ne craint pas de répondre aux menaces de l'accusateur public: « Camarade Krylenko ! Je connais ces articles du Code ; ils visent les ennemis de classe. Mais ici ce ne sont pas des ennemis de classe qui passent en jugement. » Cependant, Krylenko pousse allègrement les choses au noir. Rapports sciemment mensongers aux instances gouvernementales... avec circonstances aggravantes (rancune personnelle, règlement de comptes)... mésusage des prérogatives de fonction... irresponsabilité politique... abus de pouvoir, abus d'autorité de la part de fonctionnaires soviétiques et de membres du RKP(b)... désorganisation du travail au Service des Eaux... préjudice causé au conseil municipal de Moscou et à la Russie soviétique, étant donné le petit nombre de spécialistes des eaux... impossibilité de les remplacer... « Nous ne parlerons pas de la perte d'un élément individuel... A notre époque où la lutte représente le contenu essentiel de notre vie, nous nous sommes en quelque sorte accoutumés à compter pour peu de chose ces pertes irréparables... (p. 458) Il appartient au Tribunal révolutionnaire suprême de faire entendre sa voix avec force... Le châtiment prévu par la loi doit être appliqué dans toute sa rigueur !... Nous ne sommes pas ici pour plaisanter !... » Bonnes gens, que va-t-il se passer maintenant? Se peut-il que...? Mon lecteur est averti, il me souffle déjà: f u ... Absolument exact. Fu-nambulesque : en considération de leur sincère repentir, les accusés sont condamnés... à recevoir un blâme public. Deux poids, deux mesures... Et Sédelnikov est censé faire un an de prison. J'ai peine à le croire, excusez-moi. Ô chantres des années 20 qui nous les dépeignez comme une radieuse explosion d'allégresse ! N'en eût-on connu que la dernière frange et avec les yeux de l'enfance, comment les oublier? Ces trognes, ces tronches qui se précipiteront bientôt sur les ingénieurs pour la curée, c'est dans les années 20 qu'elles se sont remplies de lard. Mais nous voyons maintenant qu'elles avaient commencé dès 1918... *** Dans les deux affaires qui viennent, nous allons abandonner notre cher accusateur suprême et souffler un peu : il est tout occupé à mettre sur pied le grand procès des socialistes-révolutionnaires. (On avait déjà jugé des SR en province, par exemple à Saratov en 1919.) Ce procès grandiose suscitait d'ores et déjà une certaine émotion en Europe, et le Commissariat du Peuple à la Justice réalisa soudain: voilà déjà quatre ans que nous jugeons, et toujours sans Code pénal, ni ancien ni nouveau. Pour sûr, cette question de code tracassait aussi Krylenko : il fallait que tout soit bien goupillé à l'avance. Par contre, les procès ecclésiastiques qui allaient s'ouvrir étaient des affaires internes; ils n'intéressaient pas la progressiste Europe et l'on n'avait pas besoin d'un code pour les expédier. Comme nous l'avons vu, l'État comprenait la loi de séparation en ce sens que les édifices du culte, ainsi que tout ce qui était suspendu, déposé, peint à l'intérieur, revenaient à l'État, tandis que l'institution ecclésiale ne conservait que cette Église qui réside dans les cœurs, comme il est dit dans les Saintes Ecritures. Dès 1918, pensant déjà tenir la victoire politique plus vite et plus aisément qu'on ne s'y était attendu, on entreprit la confiscation des biens de l'Église. Mais cette attaque déclencha dans la population une émotion trop vive. La guerre civile faisait rage ; il n'était guère habile d'ouvrir un nouveau front, à l'intérieur, contre les croyants. Force fut donc de remettre à plus tard le dialogue entre communistes et chrétiens. A la fin de la guerre civile et comme sa conséquence naturelle, une famine inouïe s'abattit sur le bassin de la Volga. Elle n'ajoute guère de lauriers aux vainqueurs de cette guerre ; aussi l'expédie-t-on chez nous en deux lignes. Et pourtant, quelle famine ce fut: jusqu'au cannibalisme, les parents mangeant leurs propres enfants – une famine comme la Russie n'en avait pas même connu au Temps des Troubles* (aux dires des chroniqueurs, il n'était pas rare alors que les moyettes de blé restent plusieurs hivers sous la neige et la glace sans qu'on y touche). Un seul film sur cette famine jetterait sans doute un jour nouveau sur tout ce que nous avons vu nous-mêmes et tout ce que nous savons de la révolution et de la guerre civile. Mais il n'y a ni films, ni romans, ni études statistiques: on cherche à oublier, ça gâte le tableau. Et puis, s'agissant des causes, nous avons pris l'habitude de mettre toutes les famines sur le dos des koulaks ; – mais quand la mort frappait partout, où donc étaient-ils, ces koulaks? Dans ses Lettres à Lounatcharski3 (jamais publiées chez nous, au mépris des promesses faites par le destinataire), V.G. Korolenko nous explique les raisons qui précipitèrent le pays dans la famine et la misère généralisées. La production était tombée sur toute la ligne (les mains des travailleurs devaient tenir le fusil) et les paysans avaient perdu toute confiance, en même temps que l'espoir de garder pour eux la moindre fraction de la récolte. Et tous ces trains interminables qui pendant tant de mois, en exécution du traité de Brest, allaient prendre leur chargement de vivres dans cette Russie muselée, jusque dans les régions que la famine bientôt dévasterait, pour l'amener dans l'Allemagne du Kaiser qui livrait en Occident ses derniers combats, – quelqu'un en fera-t-il jamais le compte? De cause à effet, la chaîne est droite et courte: pourquoi les gens de la Volga mangeaient-ils leurs enfants? Parce que les bolchéviks avaient pris le pouvoir par la force et provoqué ainsi une guerre civile. Mais le trait de génie, pour un homme politique, est de se tailler un succès jusque dans la misère du peuple. Ce fut comme une illumination : d'une pierre trois coups: aux curés, à présent, de nourrir les gens de la Volga! Ce sont des chrétiens, ce sont de bonnes âmes, n'est-ce pas? 1 Ils refusent: nous mettons la famine entièrement sur leur dos et nous liquidons l'Église; 2 ils acceptent: nous nettoyons les églises; 3 dans un cas comme dans l'autre, nous gonflons nos réserves de devises. Sans doute, d'ailleurs, l'inspiration était-elle venue d'une activité spontanée de l'Église. Ainsi qu'il ressort des dépositions du patriarche Tikhon, dès le début de la famine, en août 1921, elle avait créé des comités diocésains et des comités panrusses pour venir en aide aux affamés et l'on avait commencé à collecter de l'argent. Mais permettre à l'Église de porter directement secours aux affamés en les nourrissant de sa main, c'était saper la dictature du prolétariat. Les comités furent interdits et l'argent confisqué au profit du Trésor. Le patriarche appela au secours le pape et l'archevêque de Cantorbéry, mais, là encore, on l'arrêta net: seul le pouvoir soviétique était habilité à mener des pourparlers avec l'étranger. Et puis, il n'y avait pas de quoi sonner l'alarme: le pouvoir, écrivaient les journaux, est parfaitement en mesure de juguler la famine sans l'aide de personne. Et pendant ce temps-là, dans le bassin de la Volga, on mangeait de l'herbe, des semelles de bottes, on rongeait les montants des portes. Finalement, au mois de décembre 1921, le Pomgol (comité d'État pour l'assistance aux victimes de la famine) fit cette proposition à l'Église : offrir au profit des affamés les objets précieux qu'elle détenait – pas tous d'ailleurs, uniquement ceux qui n'étaient pas canoniquement requis pour l'usage liturgique. Le patriarche acquiesça et le Pomgol rédigea une instruction: toutes les offrandes doivent être faites volontairement! Le 19 février 1922, le patriarche publia une lettre pastorale autorisant les conseils de fabrique à faire don des objets non indispensables à l'exercice du culte. Mais c'était à nouveau le risque de s'enliser dans le compromis et de neutraliser la volonté du prolétariat. Idée: un coup de tonnerre! Idée: un décret! Décret du Vtsik en date du 26 février: saisir dans les églises tous les objets précieux au profit des affamés! Le patriarche écrivit à Kalinine – qui ne répondit pas. Alors, le 28 février, le patriarche diffusa une nouvelle lettre, lettre fatidique: aux yeux de l'Église, pareil acte est sacrilège, et nous ne pouvons pas approuver les saisies. A un demi-siècle de distance, il est trop facile aujourd'hui de blâmer le patriarche. Peut-être que les dirigeants d'une Église chrétienne n'auraient pas dû s'arrêter à des objections comme : le pouvoir soviétique ne dispose-t-il pas d'autres ressources? ou encore, qui a conduit la Volga à la famine? Peut-être qu'ils n'auraient pas dû se cramponner à ces objets précieux : car ce n'était absolument pas sur cette base que la foi devait renaître (si tant et qu'elle le devait) avec une vigueur nouvelle. Mais il faut aussi se représenter la situation de cet infortuné patriarche, élu après les événements d'Octobre à la tête d'une Église qui n'avait connu, durant les brèves années de son règne, qu'oppression, persécution, fusillades, – et qu'il avait mission de protéger ! Aussitôt les journaux, sûrs de leur succès, lancèrent une campagne de dénigrement contre le patriarche et les hauts dignitaires ecclésiastiques qui étranglaient, par les doigts osseux de la famine, les populations de la Volga ! Et plus opiniâtrement résistait le patriarche, plus sa position faiblissait. En mars, un mouvement se dessina au sein même du clergé: céder les objets précieux et faire la paix avec le pouvoir. Les craintes qui subsistaient encore furent très bien exposées à Kalinine par l'évêque Antonin Granovski, entré au Comité central du Pomgol : « Les fidèles redoutent que les objets religieux ne soient utilisés à d'autres fins, à des fins mesquines et étrangères à leurs vœux. » (Connaissant les grands principes de la Doctrine d'Avant-Garde, le lecteur averti en conviendra : c'était fort vraisemblable. Car enfin, les besoins du Komintern et ceux de l'Orient secouant ses chaînes n'étaient pas moins aigus que ceux du bassin de la Volga.) Le métropolite de Petrograd, Benjamin, était porté lui aussi par un élan qui balayait toute hésitation : « Ces objets sont à Dieu, et nous donnerons tout de nous-mêmes. » Mais il ne fallait pas de saisies, ce devait être une offrande volontaire. Lui aussi était favorable à un contrôle exercé par le clergé et les fidèles : accompagner les objets religieux jusqu'au moment où ils seraient transformés en pain pour les affamés. Son souci torturant était de ne pas enfreindre, malgré tout, la volonté de condamnation du patriarche. A Petrograd, les choses semblèrent s'arranger à l'amiable. La séance du Pomgol de Petrograd qui se tint le 5 mars 1922 se déroula même, aux dires d'un témoin, dans une atmosphère cordiale. Benjamin proclama: « L'Église orthodoxe est prête à tout donner pour venir en aide aux affamés » et ne voit de sacrilège que dans la saisie par la violence. Mais, aussi bien, point n'est besoin de recourir à la saisie! Kanattchikov, le président du Pomgol de Petrograd, assure que ce geste entraînera de la part du pouvoir soviétique une attitude de bienveillance à l'égard de l'Église. (Tu parles!) Dans un élan chaleureux, tous se lèvent. Le métropolite dit alors: « Ce qui nous pèse le plus, c'est la discorde et l'hostilité. Mais un temps viendra où les fils de la Russie se retrouveront ensemble. J'irai moi-même, précédant le cortège des fidèles en prière, enlever à l'icône de Notre-Dame de Kazan son revêtement, je verserai sur lui de douces larmes et j'en ferai l'offrande. » Il donne sa bénédiction aux bolchéviks membres du Pomgol, et ceux-ci, tête nue, l'accompagnent jusqu'au perron. La Pravda de Petrograd des 8, 9 et 10 mars4 confirme que les conversations se déroulèrent dans le calme et qu'elles furent couronnées de succès ; elle parle du métropolite sur un ton bienveillant. « Au Smolny, il a été convenu que les calices et les revêtements d'icônes seraient fondus et coulés en lingots en présence des fidèles. » Voilà qu'on est encore en train de manigancer je ne sais quel compromis ! Les effluves empestés du christianisme empoisonnent la volonté révolutionnaire. Cette union sacrée, ce type de collecte, les affamés de la Volga n'en ont que faire. On remplace l'équipe invertébrée du Pomgol de Petrograd, les journaux aboient après « les mauvais pasteurs » et « les princes de l'Eglise », et l'on explique aux autorités religieuses : on n'en veut pas, de vos offrandes ! on n'a pas besoin de discuter avec vous ! tout appartient au pouvoir et il prendra ce qu'il juge nécessaire. Et c'est alors que commencèrent à Petrograd, comme partout ailleurs, les confiscations, accompagnées de graves incidents. On avait à présent des motifs légaux pour entamer des procès ecclésiastiques5. Procès ecclésiastique de Moscou (26 avril – 7 mai 1922), au Musée polytechnique, Tribunal révolutionnaire de Moscou, président Bek, accusateurs publics Lounine et Longuinov. Dix-sept accusés, archiprêtres et laïcs, auxquels on reproche d'avoir diffusé l'appel patriarcal. C'est plus important en soi que d'avoir ou n'avoir pas livré les objets précieux. L'archiprêtre A.N. Zaozerski a remis tous les objets précieux qui se trouvaient dans son église, mais, au plan des principes, il défend l'appel adressé par le patriarche, tenant pour sacrilège la confiscation violente. Il devient dès lors la figure centrale du procès et sera fusill é sur-le-champ. (Ainsi la preuve est faite : l'important n'est pas de nourrir les victimes de la famine, mais de profiter de l'occasion pour briser l'Église.) Le 5 mai, le patriarche Tikhon est cité à comparaître devant le tribunal en qualité de témoin. Bien sûr, le public qu'on a fait asseoir dans la salle a été trié sur le volet (en cela, 1922 ne diffère guère de 1937 ou de 1968), mais le ferment de la vieille Russie est encore si vivace et le vernis soviétique encore si mince qu'à l'entrée du patriarche, une bonne moitié de l'assemblée se lève pour recevoir sa bénédiction. Tikhon prend sur lui l'entière responsabilité de la rédaction et de la diffusion de l'appel. Le président s'efforce pourtant d'en savoir plus long: Non, ce n'est pas possible! Vous l'auriez écrit de votre propre main, d'un bout à l'autre? Non, pour sûr, vous n'avez fait que signer. Qui l'a rédigé? et qui ont été vos conseillers? Autre chose: à quoi bon, dans cet appel, mentionner la campagne que les journaux mènent contre vous? (Cette campagne, c'est vous qu'elle met en cause, pourquoi donc nous en parler à nous ?...) Que vouliez- vous dire? Le patriarche: Cela, il faut le demander à ceux qui ont lancé la campagne: quel but vise-t-on? Le président: Mais enfin, cela n'a rien à voir avec la religion! Le patriarche: C'est un signe des temps. Le président: N'avez-vous pas dit textuellement que, tandis que vous meniez des pourparlers avec le Pomgol, on avait pris un décret « dans votre dos » ? Le patriarche: Si. Le président: Ainsi, vous estimez que le pouvoir soviétique a agi irrégulièrement ? L'argument massue! Des millions de fois encore on nous l'assènera au cours des séances de nuit dans les cabinets d'instruction! Et nous autres, jamais nous n'aurons l'audace de répondre aussi simplement que Le patriarche: Oui. Le président: Les lois actuellement en vigueur dans l'État, les considérez-vous comme obligatoires pour vous, oui ou non? Le patriarche: Oui, je les tiens pour obligatoires, dans la mesure où elles n'offensent pas les règles de la piété. (Que n'avons-nous tous répondu de la sorte! Le cours de notre histoire en eût été changé.) Suit un interrogatoire relatif au droit canon. Le patriarche explique: si c'est l'Église qui livre d'elle-même les objets précieux, en ce cas il n'y a pas sacrilège, mais si on les saisit contre son gré, il y a sacrilège. Dans l'appel il n'est pas dit qu'il ne faille rien donner; on condamne seulement le don forcé. Le camarade Bek est stupéfait: Mais, finalement, qu'est-ce qui est pour vous le plus important: les canons de l'Église ou le point de vue du gouvernement soviétique? (Réponse attendue: ... du gouvernement soviétique.) – Bon. Admettons que, selon les canons, ce soit un sacrilège! s'écrie l'accusateur public. Mais du point de vue de la charité? (C'est la première fois – et la dernière pour les 50 années à venir – qu'est évoquée devant le tribunal cette pauvre charité...) S'engage alors toute une analyse philologique: « Sviatotatstvo » (sacrilège) vient de « sviato » (sacré) et « tat » (voleur). L'accusateur public: Ainsi, nous autres, représentants du pouvoir soviétique, nous sommes des voleurs d'objets sacrés? (Vacarme prolongé dans la salle. Suspension de séance. Le service d'ordre fait sa besogne.) L'accusateur public: Ainsi, vous traitez de voleurs les représentants du pouvoir soviétique, le Vtsik? Le patriarche: Je ne fais que citer les canons. On passe ensuite à l'examen du terme « profanation ». Lors de la saisie opérée en l'église Saint-Basile-de-Césarée, comme le revêtement d'une icône n'entrait pas dans la caisse, on y est allé à coups de pied. Mais le patriarche n'assistait pas à la scène, n'est-ce pas? L'accusateur public: Alors, d'où tenez-vous cette histoire? Donnez le nom du prêtre qui vous l'a racontée! (= que nous l'emprisonnions illico!) Le patriarche ne donne pas le nom. Donc: mensonge! L'accusateur public insiste, triomphant: Allons, qui a donc répandu cette infâme calomnie? Le président: Citez les noms de ceux qui ont piétiné ce revêtement d'icône ! (Ils avaient laissé leurs cartes de visite, naturellement.) Sinon, le tribunal ne peut vous croire ! Le patriarche est incapable de citer des noms. Le président: Autrement dit, votre allégation est dénuée de fondement! Reste encore à démontrer que le patriarche projetait de renverser le pouvoir soviétique. Voici la démonstration: « La propagande est une tentative visant à préparer les esprits en vue de préparer, par la suite, le renversement du pouvoir. » Le tribunal décide d'engager contre le patriarche une procédure pénale. Le 7 mai, la sentence est rendue: sur les dix-sept accusés, onze sont condamnés au peloton. (On en exécutera cinq.) Comme le disait Krylenko: nous ne sommes pas ici pour plaisanter. Une semaine plus tard, le patriarche est destitué et arrêté. (Mais ce n'est pas encore tout à fait la fin. Pour le moment, on le conduit au monastère Donskoï où il sera gardé au secret, le temps que les fidèles s'habituent à son absence. Rappelez-vous l'étonnement manifesté par Krylenko, il n'y a pas si longtemps: quel danger peut donc bien menacer le patriarche?... Mais le fait est que, quand le malheur est là, ni le tocsin ni le téléphone ne servent plus de rien.) Deux semaines plus tard, à Petrograd, c'est au tour du métropolite Benjamin d'être arrêté. Il n'était nullement un haut dignitaire de l'Église; il n'avait même pas été nommé, comme c'était jusque-là le cas de tous les métropolites. Au printemps de 1917 – pour la première fois depuis les temps de l'antique Novgorod - on avait élu le métropolite de Moscou (Tikhon) et celui de Petrograd (Benjamin). Accessible à tous, doux, visiteur assidu des usines et des fabriques, jouissant d'une grande popularité auprès des gens simples et du bas clergé, c'est à toutes ces voix que Benjamin avait dû son élection. Ne comprenant rien à son époque, il considérait comme sa tâche essentielle de libérer l'Église de la politique, « car, dans le passé, elle en avait beaucoup souffert ». C'est ce métropolite que l'on fit comparaître au Procès ecclésiastique de Petrograd (9 juin – 5 juillet 1922). Les accusés (auxquels on reprochait de s'être opposés à la remise des trésors de l'Église) étaient plusieurs dizaines; on comptait parmi eux des professeurs de théologie et de droit canon, des archimandrites, des prêtres et des laïcs. Le président du tribunal, Sémionov (un boulanger, disait-on), n'avait que vingt-cinq ans. Le premier accusateur public n'était autre que P.A. Krassikov, membre du Collège de contrôle du Commissariat du Peuple à la Justice, contemporain de Lénine et son ami depuis l'exil à Krasnoïarsk et l'émigration; Vladimir Ilitch prisait fort son talent de violoniste. Sur la Perspective Nevski et à l'angle de la rue où devait tourner le cortège, chaque jour il y avait foule et, quand on amenait le métropolite, beaucoup tombaient à genoux et entonnaient: « Sauve ton peuple, Seigneur! » (Comme de bien entendu, on arrêtait séance tenante, en pleine rue et dans le palais de justice, les croyants trop zélés.) Dans la salle, une bonne partie du public était formé par des soldats de l'Armée rouge ; eh bien, eux aussi se levaient chaque fois que le métropolite entrait avec son capuchon blanc. Et pourtant, l'accusateur public et les juges l'appelaient ennemi du peuple (cette charmante épithète existait déjà, notons-le). D'un procès à l'autre, la position des avocats, on le sentait très bien, devenait de plus en plus inconfortable. Krylenko ne nous en a rien dit, mais voici ce que rapporte un témoin oculaire. Le tribunal s'en prit au premier avocat de la défense, Bobrichtchev-Pouchkine, menaçant bruyamment de le mettre lui-même en état d'arrestation ; et cela correspondait si bien aux mœurs de l'époque, cela paraissait si plausible que Bobrichtchev-Pouchkine fit prestement passer à l'avocat Gourovitch sa montre en or et son portefeuille... Quant au professeur Iégorov, témoin de la défense, le tribunal décida de l'écrouer sur-le-champ pour avoir déposé en faveur du métropolite. On vit alors que Iégorov s'y état préparé: il avait pris avec lui une volumineuse serviette contenant des vivres, du linge et même une petite couverture. Le lecteur observe que l'appareil judiciaire acquiert peu à peu les formes que nous lui connaissons. Le métropolite Benjamin était accusé d'avoir, dans une intention malveillante, engagé des pourparlers avec... le pouvoir soviétique, et obtenu ainsi un adoucissement du décret relatif à la saisie des objets précieux. Il avait, dans une intention malveillante, diffusé dans le peuple son appel au Pomgol (Samizdat!). Il avait agi de connivence avec la bourgeoisie mondiale. Le prêtre Krasnitski, l'un des leaders de l'Église vivante, au reste agent du Guépéou, fit une déposition selon laquelle les prêtres étaient convenus d'exploiter la famine pour fomenter une révolte contre le pouvoir soviétique. Seuls furent entendus les témoins à charge ; ceux de la défense ne furent pas admis à déposer. (Comme la ressemblance est frappante!... De plus en plus frappante...) L'accusateur public Smirnov exigeait « seize têtes ». Et son collègue Krassikov s'exclama : « L'Église orthodoxe tout entière n'est qu'une vaste organisation contre-révolutionnaire. Pour bien faire, c'est l'Église tout entière qu'il faudrait jeter en prison ! » (Programme nullement utopique, qui serait bientôt presque entièrement réalisé. Fournissant une excellente base au Dialogue entre communistes et chrétiens.) Un hasard inouï nous a conservé quelques-unes des phrases prononcées par le défenseur du métropolite (l'avocat S.Ia. Iourovitch) ; citons-les ici: « Il n'existe aucune preuve de culpabilité, pas un fait, pas même un chef d'accusation... Que dira l'histoire? – (La belle menace, en vérité! Elle oubliera, voyons, elle n'en soufflera mot!) – A Petrograd, la saisie des trésors des églises s'est déroulée sans le moindre incident, et voici pourtant le clergé de la capitale sur le banc des accusés, et il y a des gens qui se démènent pour les envoyer à la mort. Le principe fondamental, vous l'avez souligné vous-même, c'est l'intérêt du pouvoir soviétique. Mais, ne l'oubliez pas, le sang des martyrs fait croître l'Église. – (Chez nous, ce ne sera pas le cas!) – Je n'ai rien à ajouter, mais il est dur d'abandonner la parole. Tant que se poursuivent les débats, les accusés sont toujours en vie. Finis les débats, finie la vie... » Le tribunal prononça dix sentences de mort. Cette mort, les condamnés durent l'attendre plus d'un mois, jusqu'au dénouement du procès des SR (comme si l'on avait résolu de les fusiller en même temps). Six d'entre eux furent graciés par le Vtsik, mais les quatre autres (le métropolite Benjamin, l'archimandrite Serge, ancien membre de la Douma d'Empire, le professeur de droit Iou. P. Novitski et l'avocat Kovcharov) furent exécutés dans la nuit du 12 au 13 août. Nous prions instamment le lecteur de ne pas oublier le principe de la démultiplication à l'échelle provinciale. Quand nous évoquons deux procès ecclésiastiques, cela en fait vingt-deux. *** En vue du procès des SR, on fit grande diligence pour achever le Code pénal : il était temps d'assembler les blocs de granit de la Loi ! Le 12 mai, comme convenu, s'ouvrit la session du Vtsik, mais le projet de Code n'était pas encore mûr. On l'avait seulement communiqué pour examen à Vladimir Ilitch qui se trouvait aux Gorki. Six articles prévoyaient comme sanction extrême le peloton d'exécution. Lénine trouva cela insuffisant. Le 15 mai, il ajouta encore dans les marges du projet six articles qui imposaient également le passage par les armes (entre autres l'article 69: propagande et agitation... singulièrement: incitation à la résistance passive au gouvernement, incitation au refus collectif de satisfaire aux obligations militaires ou fiscales6. Autre cas justiciable du peloton: retour de l'étranger sans autorisation (vous vous rappelez tous ces socialistes qui, avant la révolution, n'arrêtaient pas d'aller et de venir). Autre châtiment, équivalant à l'exécution capitale: le bannissement. (Vladimir Ilitch voyait poindre le jour très proche où nous serions harcelés par les foules qui fuiraient l'Europe pour se réfugier chez nous, tandis qu'il serait impossible de contraindre personne à quitter de son plein gré le pays pour se rendre en Occident.) Et voici comment Ilitch exposa au commissaire du peuple à la Justice sa conclusion cardinale: « Camarade Kourski! A mon avis, il faut étendre l'application de la peine de mort (commuable en bannissement) [...] à tous les genres d'activités des menchéviks, des SR, etc. ; il faut trouver une formulation qui mette ces agissements en liaison avec la bourgeoisie internationale » (souligné par Lénine)7. Étendre l'application de la peine de mort! Est-il si difficile de comprendre? (Y en eut-il beaucoup à être bannis?) La Terreur est un instrument de persuasion8, c'est clair, semble-t-il! Mais Kourski ne comprenait toujours pas. Voilà sans doute ce qui l'embarrassait : comment trouver la formulation, comment manigancer cette fameuse liaison. Dès le lendemain, il se rendit chez le président du Sovnarkom pour obtenir des éclaircissements. Nous ignorons ce qui fut dit. Mais le 17 mai, Lénine revint à la charge avec une nouvelle lettre partie des Gorki: « Camarade Kourski ! En complément de notre entretien, je vous envoie une ébauche de paragraphe supplémentaire pour le Code pénal... L'idée fondamentale est claire, je l'espère, malgré tous les défauts du brouillon: poser ouvertement un principe qui, reflétant la réalité politique (et dépassant un juridisme étroit), fonde l'essence et la justification de la terreur, sa nécessité, ses limites. « La justice ne doit pas éliminer la terreur ; le promettre serait se tromper soi-même ou tromper les autres ; elle doit lui donner une assise et une légitimation sur le plan des principes, clairement, sans fausseté et sans fard. La formulation doit être la plus large possible, car c'est seulement le sens du droit révolutionnaire et la conscience révolutionnaire qui fixeront les conditions d'une application pratique plus ou moins large. Avec mon salut communiste, Lénine9. » Nous nous garderons de commenter ce texte important. Le silence et la méditation conviennent mieux ici. Ce document a d'autant plus de poids que c'est l'une des dernières dispositions que prit Lénine sur cette terre avant de tomber sous l'empire de la maladie ; il constitue un élément important de son testament politique. Neuf jours après cette lettre, il était frappé par la première attaque d'un mal qui ne lui accorderait qu'une relative et brève rémission à l'automne 1922. Peut-être même ces deux lettres à Kourski furent-elles écrites dans ce lumineux cabinet-boudoir de marbre blanc, à l'angle du premier étage, où était déjà dressée, semblant l'attendre, la couche funèbre du Guide. On trouve ensuite en annexe le brouillon en question, deux variantes du paragraphe supplémentaire d'où sortiront, d'ici quelques années, et le 58-4, et notre père à tous, l'Article 58 in extenso. On lit et on s'exclame, émerveillé: Voilà qui s'appelle donner la formulation la plus large possible! voilà qui s'appelle une application pratique plus large! On lit et on se ressouvient combien il a attrapé de monde, le cher vieux 58... « ...propagande ou agitation soutenant objectivement ou susceptibles de soutenir... participation à une organisation ou collaboration avec des organisations ou des personnes dont les agissements présentent un caractère... » Amenez-moi donc saint Augustin, en moins de rien je vous l'aurai fait entrer là-dedans ! Tout cela fut dûment inséré dans le texte, mis au net, le champ d'application de la peine de mort fut élargi et, dans la deuxième quinzaine de mai, le Vtsik réuni en session adopta le Code pénal et décréta qu'il entrerait en vigueur le 1er juin 1922. Et c'est donc sur une base archilégale que s'ouvrit, pour durer deux mois, le Procès des SR (8 juin – 7 août 1922). Tribunal révolutionnaire suprême. Pour ce procès, gros de conséquences et qui allait être le point de mire de tout le monde socialiste, l'habituel président, le camarade Karkline (joli nom pour un juge!) fut remplacé par l'astucieux Guéorgui Piatakov. Si nous n'étions pas suffisamment convaincus, mon lecteur et moi, que l'essentiel, dans n'importe quel procès, n'est pas ce qu'on a coutume d'appeler la « culpabilité », mais la rationalité, peut-être serions-nous incapables d'accueillir d'emblée celui-ci dans une âme grande ouverte. Mais la rationalité fonctionne sans raté. A la différence des menchéviks, les SR étaient tenus pour des gens encore dangereux, qu'on n'avait pas encore dispersés, pas encore exterminés – et, pour asseoir solidement la jeune dictature (du prolétariat), il était rationnel de leur donner le coup de grâce. A ignorer ce principe, on pourrait abusivement prendre tout ce procès pour une vengeance de parti à parti. Les accusations proférées devant ce tribunal, si vous les replacez dans l'histoire des États, si longue et toujours en cours, vous incitent malgré vous à réfléchir. Si l'on excepte quelques démocraties parlementaires vite comptées au cours de quelques décennies vite comptées, toute l'histoire des nations est celle de coups d'Etat et de prises de pouvoir. Et celui qui parvient à faire son coup le plus promptement et à s'installer le plus solidement au pouvoir, se voit à l'instant même paré de la blanche robe de la Justice : tous ses actes passés et futurs sont pleinement légitimes et dignes d'être chantés, tandis que tous les actes passés et futurs de ses adversaires malchanceux sont autant de crimes, passibles du tribunal et d'un légal châtiment. Voilà huit jours à peine que le Code a été adopté, mais on y tasse déjà toute l'histoire des cinq ans qui se sont écoulés depuis la révolution. Vingt ans plus tôt, dix ans plus tôt, cinq ans plus tôt, les SR étaient nos voisins, un parti révolutionnaire qui travaillait lui aussi à abattre le tsarisme et qui avait pris sur ses épaules (par suite de la tactique de terrorisme qui lui était propre) le fardeau le plus lourd en fait de bagne ; les bolchéviks, eux, n'en avaient guère tâté. Et voici à présent le premier grief qu'on soulève contre eux : les SR ont été les instigateurs de la guerre civile! Oui, c'est eux qui l'ont commencée ! On les accuse de s'être opposés les armes à la main au coup d'État lors des journées d'Octobre. Alors que le Gouvernement provisoire, qu'ils soutenaient et avaient contribué à constituer, était balayé en toute légalité par le feu des mitrailleuses des matelots, les SR, au mépris de toute légalité, ont tenté de le défendre. (Que leur résistance ait été très molle, qu'ils aient tergiversé et presque aussitôt renoncé, c'est une autre affaire. Leur faute n'en est pas moindre pour autant.) Ils ont même répondu aux coups de feu par des coups de feu, ils ont même soulevé les junkers, ces élèves des écoles d'officiers du gouvernement menacé. Battus sur le terrain des armes, ils n'ont manifesté néanmoins aucun repentir politique. Ils ne se sont pas agenouillés devant le SNK qui s'était décerné le titre de gouvernement. Ils se sont obstinés à soutenir que le gouvernement précédent était le seul légitime. Ils n'ont pas admis sur-le-champ la faillite de la ligne politique qu'ils avaient maintenue pendant vingt ans (une faillite réelle, bien qu'elle ne soit pas apparue immédiatement comme telle), n'ont pas demandé qu'on leur fasse grâce, qu'on veuille bien les dissoudre, qu'on cesse de les tenir pour un parti. (En vertu des mêmes principes, se sont retrouvés également illégaux tous les gouvernements locaux et ceux des régions frontalières – Arkhanguelsk, Samara, Oufa ou Omsk ; Ukraine, Kouban, Oural ou Transcaucasie –, du fait qu'ils s'étaient érigés en gouvernement après que le Sovnarkom se fut lui-même constitué comme tel.) Et voici le second chef d'accusation: ils ont creusé plus profond encore le gouffre de la guerre civile lorsque, les 18 et 19 janvier 1918, ils sont descendus dans la rue en qualité de manifestants, et, par-là même, de rebelles, en révolte contre le pouvoir légal du gouvernement ouvrier et paysan: ils entendaient soutenir leur illégale Assemblée constituante (élue au suffrage universel, libre, égal, secret et direct) contre les matelots et les Gardes rouges qui s'employaient légalement à disperser à la fois Assemblée et manifestants. On voit que la guerre civile a éclaté pour une raison bien simple: les citoyens ne se sont pas tous inclinés docilement au même instant devant les légitimes décrets du Sovnarkom. Troisième chef d'accusation, ils n'ont pas reconnu le traité de paix de Brest-Litovsk, ce traité légalement conclu, ce traité sauveur qui ne coupait pas la tête à la Russie, mais seulement une partie du tronc. En conséquence, ainsi que l'établit l'acte d'accusation, nous sommes en présence d'« un crime caractérisé de haute trahison et de menées criminelles visant à entraîner le pays dans la guerre ». La haute trahison! On en revient toujours là. C'est un peu comme un poussah: posez-le n'importe comment, il se remet toujours d'aplomb. De là découle un quatrième grief, accablant : durant l'été et l'automne de 1918, tandis que l'Allemagne du Kaiser tirait péniblement les derniers mois, les dernières semaines de sa lutte contre les Alliés et que le gouvernement soviétique, fidèle au traité de Brest-Litovsk, soutenait l'Allemagne dans ce dur combat, la ravitaillant en vivres par trains entiers et lui versant chaque mois un tribut d'or – les SR s'apprêtaient traîtreusement (à proprement parler, ils ne s'apprêtaient pas, mais plutôt, selon leur manière, ils examinaient le problème: que se passerait-il, si...) à faire sauter la voie avant le passage d'un de ces trains pour que l'or demeurât sur le sol de la patrie. Autrement dit, « ils s'apprêtaient à détruire de façon criminelle cette propriété du peuple que sont les voies ferrés ». (On n'avait pas encore de fausse honte à cette époque, on n'en faisait pas mystère : effectivement, l'or russe partait pour le futur empire d'Hitler. L'idée n'effleura même pas Krylenko, tout bardé qu'il fût de diplômes en histoire et en droit, et nul de ses acolytes ne lui souffla que si des rails d'acier étaient la propriété du peuple, peut-être aussi les lingots d'or?...) Le quatrième chef d'accusation entraîne inexorablement le cinquième: pour se procurer les moyens techniques nécessaires en vue de faire sauter les voies, les SR comptaient sur les fonds qu'ils recevraient des représentants des Alliés (pour ne pas donner l'or à Guillaume, ils voulaient prendre l'argent de l'Entente) – c'était le comble de la trahison! (A tout hasard, Krylenko bredouilla que les SR étaient aussi de mèche avec le quartier général de Ludendorff, mais le coup fit long feu et on laissa tomber.) Le sixième chef d'accusation est désormais à la portée de la main : en 1918, les SR espionnaient pour le compte de l'Entente. Hier révolutionnaires, aujourd'hui espions! – à l'époque, pour sûr, le mot avait quelque chose d'explosif. Depuis lors, après tant de procès, la nausée vous monte à la bouche. Et puis le septième, le dixième: complicité avec Savinkov, ou avec Philonenko, ou avec les Cadets, ou avec « l'Union pour la Renaissance », ou même avec les « doublures* blanches » ou encore les Gardes blancs. Toute cette chaîne d'accusations a été admirablement tendue par le procureur. (On lui a rendu ce joli nom avant le début du procès.) Fruit d'une lente incubation dans le secret du cabinet ? Illumination soudaine à la barre ? Il trouve en tout cas le ton juste, cordial et compatissant, affectueusement réprobateur, dont il va jouer de plus en plus, avec une assurance croissante, aux procès suivants, et qui remportera un succès étourdissant en 1937. Trouver le ton juste, c'est découvrir le lien qui unit juges et accusés contre le reste du monde. Cette mélodie-là se joue sur la corde sensible de l'accusé. Du haut de la tribune de l'accusation, on dit aux SR : enfin, vous et nous, nous sommes des révolutionnaires! (Vous et nous égale nous!) Comment avez-vous pu tomber si bas que de vous joindre aux Cadets (votre cœur, n'est-ce pas, se déchire!), vous joindre aux officiers? enseigner aux «doublures blanches » votre brillante technique de l'action clandestine, si soigneusement mise au point ? (Trait particulier du coup d'État d'Octobre : déclarer la guerre d'entrée de jeu à tous les partis et en même temps leur interdire de s'unir entre eux: « on ne t'[ac]cule pas, prends pas la pose ».) Plus d'un accusé sent alors son cœur se fendre : c'est vrai, comment a-t-il pu tomber si bas? Eh oui, cette compassion du procureur, dans la salle baignée de lumière, elle transperce le captif qu'on vient d'extraire de sa cellule. Et Krylenko trouve encore un nouveau sentier, toujours aussi logique (il rendra de grands services à Vychinski contre Kaménev et Boukharine): faisant alliance avec la bourgeoisie, vous receviez d'elle un soutien financier. Au début, c'était pour la cause, rien que pour la cause, en aucun cas pour les objectifs propres de votre parti – mais où passait la frontière? Qui pouvait la délimiter? Votre parti ne travaillait-il pas pour la cause ? Et vous avez dévalé la pente ; vous, parti socialiste-révolutionnaire, vous vous êtes laissé entretenir par la bourgeoisie! Qu'avez-vous donc fait de votre fierté révolutionnaire ? Tous ces griefs sont rassemblés – mesure tassée et débordante ; le Tribunal pourrait bien se retirer pour délibérer et détailler à chacun le châtiment qu'il mérite, mais voilà que ça accroche: - tous les faits ici reprochés au parti SR remontent aux années 1917 et 1918 ; - en février 1919, le conseil directeur dudit parti a décidé de cesser la lutte contre le pouvoir bolchévique (soit qu'il se sentît épuisé, soit qu'il eût été gagné par la conscience socialiste). Et le 27 février 1919, le gouvernement a amnistié l'ensemble du passé SR. Légalisé, le parti est sorti de la clandestinité : quinze jours plus tard, une campagne d'arrestations massives commençait et toute la direction était coffrée (ça oui, ça nous ressemble !) ; - depuis, les SR n'ont pas repris la lutte dans le pays, et encore moins en prison (chose étrange, leur Comité central, détenu aux Boutyrki, ne s'est pas évadé, comme il avait coutume de le faire sous le tsar), si bien que depuis l'amnistie et jusqu'à la présente année 1922, ils n'ont absolument rien fait. Comment sortir de là? Non contents de renoncer à se battre – ils ont reconnu le pouvoir des Soviets! (C'est-à-dire renié leur ex-Provisoire et leur Constituante itou). Ils demandaient simplement qu'on procède à de nouvelles élections à ces soviets, en laissant les partis faire librement campagne. (Ici même, en plein procès, l'accusé Händelman, membre de leur Comité central, vient de le répéter: « Donnez-nous la possibilité de jouir de toute la gamme des libertés civiles, comme on les appelle – et nous n'enfreindrons pas la loi. » Donnez-les leur, et « toute la gamme », s'il vous plaît!) Vous avez entendu? Le voilà, le voilà pointer, le groin bestial de l'ennemi bourgeois. Est-ce Dieu possible? C'est que l'heure est grave! Nous sommes entourés d'ennemis! (Dans vingt ans, et dans cinquante ans et dans cent ans, ce sera la même chanson.) Et vous voudriez pour les partis la liberté de faire campagne, fils de chienne? Les gens politiquement sains, dit Krylenko, ne pouvaient répondre que par un éclat de rire ou un haussement d'épaules. D'où cette juste décision : « par tous les moyens de répression dont dispose l'État, retirer immédiatement à ces groupes la possibilité de faire de la propagande contre le pouvoir » (p. 183). Et tout le Comité central SR (du moins ceux de ses membres qu'on a pu attraper) a été bouclé! Mais de quoi les accuser? « Cette période n'a pas été suffisamment explorée par l'enquête judiciaire », se lamente notre procureur. Il y avait du reste un grief réellement fondé : en ce même mois de février 1919, les SR avaient adopté une résolution (ils ne l'avaient pas mise à exécution, c'est vrai ; mais, selon le nouveau Code pénal, cela revenait au même) : faire secrètement de la propagande au sein de l'Armée rouge pour inciter les hommes à refuser de prendre part aux expéditions punitives contre les paysans. Détourner les gens des expéditions punitives : c'était perfide bassesse que de trahir ainsi la révolution ! On pouvait encore leur mettre sur le dos tout ce que disait, écrivait et faisait (disait et écrivait surtout) l'organisme qui avait pour nom « Délégation du Comité central des SR à l'étranger », ces éminents SR qui s'étaient esbignés en Europe. Mais tout cela était menu. Et voici ce qu'on imagina : « Beaucoup de ceux qui se retrouvent ici sur le banc des accusés n'auraient pas figuré dans le présent procès s'ils ne tombaient sous l'accusation d'avoir organisé des actions terroristes ! » Parce que, n'est-ce pas, lorsque l'amnistie de 1919 a été proclamée, « il n'est venu à l'esprit d'aucun des responsables de la justice soviétique » que les SR organisaient encore, par-dessus le marché, des actes de terrorisme contre les fonctionnaires de l'État soviétique ! (Enfin, voyons ! à qui cela aurait-il pu venir à l'esprit: des SR – et, tout à coup, le terrorisme? Si quelqu'un y avait pensé, on aurait été obligé d'étendre l'amnistie aux actes de terrorisme. C'est une vraie chance que l'idée ne soit venue alors à personne: la voici qui surgit maintenant, juste quand on a besoin d'elle.) L'accusation de terrorisme n'a donc pas été touchée par l'amnistie (seule la lutte l'a été), et Krylenko la brandit! Première chose : qu'ont dit les leaders SR (et que n'ont-ils pas dit, ces bavards, tout au long de leur vie !) dans les premiers jours qui ont suivi le coup d'État d'Octobre? Abram Gotz, leader des accusés et de tout le parti, a déclaré alors : « Si les autocrates du Smolny se permettent de toucher à l'Assemblée constituante... le parti SR saura se souvenir de sa tactique longuement éprouvée. » Réaction naturelle de la part des indomptables SR. On a effectivement du mal à croire qu'ils aient pu renoncer au terrorisme. « Dans ce domaine d'exploration », se plaint Krylenko, vu le secret de l'action clandestine, « nous aurons peu... de dépositions de témoins. De ce fait, ma tâche se trouve compliquée à l'extrême... Dans ce domaine, dans certains cas, force est parfois d'errer dans les ténèbres » (p. 236 ; admirez la langue!). La tâche de Krylenko se trouve compliquée par le fait qu'en 1918, au Comité central des SR, le principe du recours au terrorisme contre le pouvoir soviétique a été discuté par trois fois et par trois fois repoussé (malgré la dissolution de l'Assemblée constituante). Or lui doit démontrer maintenant, à plusieurs années de distance, qu'ils ont quand même pratiqué la terreur. Au début, les SR ont décidé ceci : attendons que les bolchéviks commencent à exécuter les socialistes. Puis, en 1920: si les bolchéviks s'en prennent à la vie des otages SR, le parti reprendra les armes. (Quant aux autres otages, ils peuvent bien tous y passer...) Pourquoi donc, dites voir, tous ces « si » ? Pourquoi n'avoir pas renoncé purement et simplement? « Pourquoi n'y a-t-il pas eu de déclarations à caractère formellement négatif? » Que le parti SR n'ait pas, en réalité, pratiqué le terrorisme, cela ressort clairement du réquisitoire même de Krylenko. Mais on va ramasser des faits de ce genre : dans la tête d'un des accusés avait germé le projet de faire sauter la locomotive du train qui devait transférer le Sovnarkom à Moscou: le Comité central est donc coupable de terrorisme. Ivanova, chargée de l'exécution, est restée une nuit en faction près de la gare avec une cartouche de fulmi-coton, donc il y a eu attentat contre le train de Trotsky et donc le Comité central est coupable de terrorisme. Ou encore : Donskoï, membre du Comité central, avait prévenu F. Kaplan qu'elle serait exclue du parti si elle tirait sur Lénine. Et c'était tout? Pourquoi ne pas le lui avoir interdit catégoriquement? (Ou encore: pourquoi ne l'avoir pas dénoncée à la Tchéka?) Gênante, tout de même, cette Kaplan, avec son appartenance au parti SR. Tout ce que Krylenko réussit à dégager de ce fatras, c'est que les SR n'ont pas pris les mesures nécessaires pour mettre un terme aux actes isolés de terrorisme commis par leurs activistes qui se morfondaient faute d'emploi. (Ajoutons que lesdits activistes n'ont pas fait grand-chose. Sémionov a certes dirigé la main de Sergueïev, l'assassin de Volodarski, mais le Comité central n'a pas trempé le moins du monde dans cette affaire et s'en est même désolidarisé publiquement. Et par la suite, le même Sémionov et sa compagne Konopliova devaient mettre un empressement suspect à enrichir le Guépéou, et ici même le Tribunal révolutionnaire, de leurs déclarations volontaires ; ces redoutables terroristes comparaissent, du reste, devant la justice soviétique sans escorte et rentrent dormir chez eux entre les audiences.) Parlant de l'un des témoins, Krylenko commente : « Si cet individu avait eu l'intention d'inventer, j'ai peine à croire que le hasard eût pu le faire tomber aussi juste (p. 251). (Très fort! On peut en dire autant de n'importe quelle déposition préfabriquée.) Pour Konopliova, c'est l'inverse: ses déclarations méritent une créance d'autant plus grande qu'elle n'exprime pas tout ce dont a besoin l'accusation. (Mais suffisamment quand même pour envoyer les accusés au poteau.) « Nous posons-nous la question de savoir si Konopliova invente tout cela?... la réponse est claire: quand on invente, on invente (il sait de quoi il parle!) – mais elle, voyez-vous, elle reste à mi-chemin. Autre variante encore : « Cette rencontre a-t-elle pu se produire ? La possibilité n'en est pas exclue ». Pas exclue? autrement dit, elle a eu lieu ! Allez, roulez ! On en vient au « groupe subversif ». Il est d'abord l'objet de longues palabres, puis soudain on apprend : « dissous pour cause d'inactivité ». Alors, pourquoi nous en rebattre les oreilles? Il y a eu un certain nombre d'« expropriations* », des fonds ont été saisis dans des établissements soviétiques (comment les SR auraient-ils pu s'en tirer autrement pour louer des appartements, se déplacer d'une ville à l'autre?). Jusqu'ici, ce n'étaient que d'élégantes et d'honorables « ex », selon la formule qu'employaient les révolutionnaires de tout poil. Mais à présent, devant un tribunal soviétique? « pillage avec recel ». Au long de ce procès, à travers les pièces du dossier, la lanterne sourde de la loi jette sa trouble lueur jaunâtre et morne sur l'histoire devenue, après la révolution, hésitante, vacillante et embrouillée de ce parti grandiloquent, mais soudain désorienté, inefficace et même inactif, qui n'a pas su tenir bon en face des bolchéviks. Et toutes ses décisions et ses indécisions, chacun de ses mouvements, de ses élans ou de ses reculs se transmuent en autant de fautes et autant d'accusations: coupable, coupable, coupable. En septembre 1921, dix mois avant le début du procès, l'ancien Comité central, qui avait été incarcéré, écrivait de la prison des Boutyrki au Comité central nouvellement élu, disant qu'il n'était pas d'accord pour renverser la dictature bolchévique par n'importe quel moyen, mais uniquement en mobilisant les masses laborieuses et en faisant de l'agitation politique (autrement dit, même sous les verrous, il n'entendait pas se voir libérer par des actes de terrorisme, ni par un complot, ni par une insurrection armée!) ; eh bien, ça allait se retourner contre lui et devenir le grief numéro un : tiens, tiens, vous étiez donc d ' accord pour renverser le pouvoir. Mais si, en fin de compte, ils ne sont pas coupables d'avoir tenté de renverser le pouvoir, pas coupables de terrorisme, s'ils n'ont pas, pour ainsi dire, pratiqué d'expropriations et que pour tout le reste ils ont reçu depuis longtemps l'absolution? Notre bien-aimé procureur sort alors du tiroir sa réserve secrète : « Reste, en tout cas, que la non-dénonciation est un délit qui concerne tous les accusés ici présents, sans exception, et doit être tenu pour établi » (p. 305). Le parti SR est d'abord coupable de n e pas s'être dénoncé lui-même ! Voilà ce qui s'appelle bien visé ! C'est une trouvaille de la pensée juridique du nouveau Code. C'est la grand-route par laquelle on expédiera en Sibérie, sans fin ni trêve, des générations reconnaissantes. Dans sa fureur, le procureur explose : « des ennemis enragés, des ennemis éternels », voilà ce que sont les accusés. Il n'est plus besoin de procès pour savoir ce qu'on doit faire d'eux. Le Code est encore si frais que Krylenko n'arrive pas à retenir par leurs numéros même les articles cardinaux visant la contre-révolution - mais quels coups il assène avec ces numéros ! avec quelle pénétration il les cite et les interprète ! A croire que depuis des dizaines d'années ce sont eux, et eux seuls, qui guident le couperet de la guillotine. Et voici la grande nouveauté : la distinction que faisait le vieux code tsariste entre les méthodes et moyens employés, n'existe pas chez nous ! Elle n'a pas la moindre incidence ni sur la qualification du délit, ni sur la sanction pénale ! Pour nous, l'intention ou l'action, c'est du pareil au même ! Vous avez pris une résolution – vous voici donc sur le banc des accusés. « Que ladite résolution ait été ou non suivie d'effet, cela n'a, au fond, aucune importance » (p. 185). Vous avez dit à votre femme sur l'oreiller qu'il ferait bon renverser le pouvoir soviétique, vous avez fait de la propagande au moment des élections, vous avez lancé des bombes – c'est le même tabac! Le châtiment sera le même!!! De même que, sous la main d'un artiste pénétrant, quelques coups de fusain nerveux font soudain jaillir le portrait désiré, de même tout le panorama des années 37, 45 et 49 prend forme dans les esquisses de 1922. C'est la première expérience de procès public offert aux yeux de l'Europe, et la première expérience d'« indignation populaire ». Une indignation particulièrement réussie. Revoyons toute l'histoire. Deux Internationales* socialistes, la Deuxième et la « Deux et demi » (Union de Vienne), avaient, quatre années durant, contemplé sinon avec enthousiasme, du moins avec le plus grand calme, le spectacle des bolchéviks égorgeant, brûlant, noyant, fusillant et opprimant leur pays pour la plus grande gloire du socialisme: elles ne voulaient voir là qu'une grandiose expérience. Mais au printemps 1922, Moscou annonça qu'elle traduisait quarante-sept SR devant le Tribunal révolutionnaire suprême ; cette fois, les leaders socialistes européens s'émurent et s'alarmèrent. Début avril 1922, à Berlin, se réunit – dans le but de constituer un « front unique » contre la bourgeoisie – une conférence des trois Internationales (le Komintern étant représenté par Boukharine et Radek), où les socialistes exigèrent des bolchéviks qu'ils renoncent à ce procès. Le « front unique » était de première nécessité pour la révolution mondiale et la délégation du Komintern prit de son propre chef les engagements suivants : le procès serait public ; des représentants de toutes les Internationales pourraient y assister et sténographier les débats ; les défenseurs souhaités par les inculpés seraient agréés ; et surtout, bien que ce fût empiéter sur les prérogatives du tribunal (les communistes s'en battaient l'œil, mais les socialistes n'y virent aucun inconvénient non plus), il ne serait pas prononcé de sentences de mort. Joie des leaders socialistes: ils décidèrent tout simplement d'aller eux-mêmes assurer la défense des accusés. Mais Lénine (qui ignorait qu'il vivait ses dernières semaines avant la première attaque de paralysie) se montra sévère dans la Pravda : « Nous avons payé un prix trop élevé. » Comment avait-on pu promettre qu'il n'y aurait pas de sentences de mort et ouvrir notre prétoire aux social-traîtres? La suite montrera que Trotsky était pleinement d'accord avec lui et que Boukharine eut tôt fait de se repentir. Die Rote Fahne, organe des communistes allemands, déclara que les bolchéviks seraient des idiots s'ils jugeaient nécessaire de remplir leurs engagements : le « front unique » ayant fait long feu en Allemagne, toutes les promesses étaient caduques. Cependant, les communistes avaient déjà commencé à comprendre la force illimitée de leurs procédés coutumiers. A la veille du procès, en mai, la Pravda écrivit : « Nous remplirons scrupuleusement nos engagements. Mais, en dehors du cadre du procès, ces messieurs doivent être placés dans des conditions qui mettent notre pays à l'abri de la tactique incendiaire de ces bandits. » Et c'est au son de cette musique que, fin mai, les célèbres socialistes Vandervelde, Rosenfeld et Théodore Liebknecht (frère de Karl assassiné) partirent pour Moscou. Dès la gare frontière et à tous les arrêts suivants, le wagon des socialistes fut pris d'assaut par des essaims de travailleurs en colère qui exigeaient des comptes sur leurs intentions contre-révolutionnaires et, pour Vandervelde, sur les raisons qui lui avaient fait signer le traité spoliateur de Versailles. Parfois les vitres du wagon volaient en éclats et on leur promettait à tous trois de leur casser la gueule. Mais c'est à la gare de Vindava, à Moscou, que leur fut réservée la réception la plus grandiose : la place était noire de manifestants venus avec drapeaux et orchestres, et qui chantaient. D'énormes pancartes portaient : « Monsieur Vandervelde, ministre du Roi ! A quand votre comparution devant le Tribunal révolutionnaire? » « Caïn, Caïn, où est ton frère Karl? » Quand les étrangers apparurent, ce fut un concert de cris, sifflets, miaulements, menaces, tandis qu'un chœur chantait: (Il y eut pourtant une certaine gêne lorsque Rosenfeld aperçut dans la foule Boukharine en personne qui sifflait avec entrain, les doigts dans la bouche.) Durant les jours suivants, des camions-guignols abondamment décorés sillonnèrent la ville, tandis que sur une estrade dressée près de la statue de Pouchkine, un spectacle permanent montrait la trahison des SR et de leurs défenseurs. Trotsky et d'autres orateurs allaient d'usine en usine et réclamaient, dans des discours incendiaires, la peine capitale pour les SR, après quoi travailleurs communistes et sans-parti étaient invités à voter. (On avait déjà, à l'époque, plusieurs solutions pour ceux qui n'étaient pas d'accord : les licencier – alors que le chômage régnait –, on leur interdire de s'approvisionner au magasin des ouvriers ; sans parler, bien entendu, du recours à la Tchéka.) Il y eut donc une vague de votes. Puis des pétitions exigeant la peine capitale furent diffusées dans les usines et les journaux se remplirent de ces textes, qu'accompagnait le nombre de signatures recueillies. (Il y avait encore, cependant, des gens qui n'étaient pas d'accord et se permettaient même de le faire savoir: on fut contraint de procéder à des arrestations.) « Voici venir Vandervelde, Il empeste le monde entier ; Nous aimons bien les invités, Mais nous voudrions en ce jour Le pendre haut et court. » Le procès s'ouvrit le 8 juin. Il y avait 32 accusés, dont 22 en détention aux Boutyrki et 10 repentis, autorisés à circuler sans escorte et défendus par Boukharine lui-même et un certain nombre d'autres membres du Komintern. (Boukharine et Piatakov s'ébattent ici dans la même parodie de justice sans sentir le sourire moqueur du destin qui les regarde venir – tout en leur laissant le temps de réfléchir: ils ont encore quinze ans de vie devant eux, et Krylenko également.) Piatakov se montre coupant, il empêche les accusés de s'expliquer. L'accusation est soutenue par Lounatcharski, Pokrovski, Clara Zetkin. (L'acte d'accusation porte aussi la signature de la femme de Krylenko : la famille conjugue ses efforts.) Pas mal de monde dans la salle : 1200 personnes, mais dont 22 seulement sont des parents d'accusés, un pour chacun des non-repentis ; tout le reste est constitué de communistes, tchékistes camouflés et personnes choisies. Souvent des cris montent du public pour interrompre les accusés ou leurs défenseurs. Les interprètes déforment pour les avocats le sens des accusations et pour les juges les paroles des avocats, dont les demandes sont repoussées avec sarcasme ; les témoins de la défense ne sont pas autorisés à venir déposer et la sténographie des débats est assurée de telle manière qu'on ne peut y reconnaître ses propres paroles. Dès la première séance, Piatakov annonça que le tribunal n'avait pas l'intention d'examiner l'affaire de façon impartiale: il entendait se laisser guider exclusivement par l'intérêt du pouvoir des Soviets. Au bout d'une semaine, les avocats étrangers eurent l'impudence de déposer une réclamation: ils prétendaient que l'accord de Berlin était bafoué ; à quoi le Tribunal répondit fièrement qu'il était une cour de justice et ne pouvait être lié par aucun engagement. Les avocats socialistes sombrèrent dans un découragement total : puisque leur présence à ce procès ne faisait que créer l'illusion d'une justice normale, ils renoncèrent à leur rôle de défenseurs et ne cherchèrent plus qu'à rentrer chez eux en Europe. Mais on refusa de les laisser partir. Les honorables hôtes en furent réduits à faire la grève de la faim ! Après quoi ils purent enfin quitter le pays, le 19 juin. Malheureusement, ils manquèrent ainsi le spectacle le plus édifiant qui se déroula le 20 juin, jour anniversaire de l'assassinat de Volodarski. Des cortèges furent constitués dans les usines (ici on ferma les portes pour empêcher les ouvriers de filer avant, là on leur confisqua leurs cartes de pointage, ailleurs on leur offrit, au contraire, à déjeuner) avec drapeaux et pancartes réclamant « la mort pour les accusés » ; bien entendu, des colonnes de soldats s'y joignirent. Et un meeting commença sur la place Rouge. Piatakov prit la parole (pour promettre un châtiment exemplaire), et aussi Krylenko, Kaménev, Boukharine, Radek, toute la fine fleur de l'éloquence communiste. Ensuite les manifestants se dirigèrent vers le siège du Tribunal, où Piatakov, revenu prendre ses fonctions, fit grouper les accusés dans l'embrasure des fenêtres grandes ouvertes sous lesquelles grondait la foule. Ils durent rester là sous un grêle d'injures et de sarcasmes ; une pancarte « mort aux socialistes-révolutionnaires » vola et vint frapper Gotz. Cinq heures étaient déjà passées depuis la sortie des usines et le crépuscule tombait (c'était l'époque des nuits semi-blanches de Moscou) lorsque Piatakov déclara, dans la salle d'audience, qu'une délégation des manifestants demandait à être introduite. Krylenko expliqua que, même si la chose n'était pas prévue par les lois, l'esprit du pouvoir soviétique la rendait parfaitement possible. La délégation envahit donc la salle et, deux heures durant, elle prononça les discours de menace et d'invective, exigeant des condamnations à mort, tandis que les juges écoutaient, serraient des mains, remerciaient et promettaient d'être impitoyables. L'atmosphère était si chaude que les accusés et leurs parents s'attendaient à être lynchés sur place. (Gotz, petit-fils d'un marchand de thé qui penchait lui aussi vers la révolution, ce Gotz qui avait été, sous le tsar, un si brillant terroriste, co-auteur d'attentats et d'assassinats – citons parmi ses victimes Dournovo, Mien, Rieman, Akimov, Chouvalov, Ratchkovski –, non, jamais il ne s'était trouvé, de toute sa carrière, en si mauvaise posture !) Mais la campagne d'indignation populaire s'arrêta là, bien que le procès dût se poursuivre encore pendant un mois et demi. Le surlendemain, les avocats soviétiques quittèrent à leur tour la salle d'audience (ce qui les attendait était l'arrestation et l'exil intérieur). On reconnaît là-dedans beaucoup de traits que la suite nous rendra familiers, mais la tenue des accusés n'est pas encore brisée, tant s'en faut, et ils ne sont pas encore forcés de parler contre eux-mêmes. Ajoutons qu'ils trouvent encore un soutien dans l'illusion traditionnelle des partis de gauche, qui se figurent être les défenseurs des intérêts des travailleurs. Après des années perdues dans la résignation et la démission, ils ont recouvré une tardive fermeté. L'accusé Berg reproche aux bolchéviks d'avoir fait tirer sur les manifestants qui défendaient l'Assemblée constituante ; l'accusé Libérov déclare : « Je me reconnais coupable de n'avoir pas travaillé assez, en 1918, pour renverser le pouvoir des bolchéviks » (p. 103). Ievguénia Ratner dit la même chose, et voici encore Berg: « Je me tiens pour coupable devant la Russie laborieuse de n'avoir pas su combattre de toutes mes forces le prétendu pouvoir des ouvriers et des paysans, mais j'ai l'espoir de n'avoir pas fini mon temps. » (Fini, mon mignon, fini!) Toujours cette vieille passion pour les belles phrases – mais quelle fermeté aussi ! Le procureur développe son argumentation: les accusés sont un danger pour la Russie soviétique, car ils estiment que tout ce qu'ils ont fait était bien. « Certains accusés trouvent peut-être une consolation dans la pensée qu'un jour viendra où l'historien aura pour eux, ou pour leur conduite devant le tribunal, un mot d'éloge. » L'accusé Händelman donne, lui, lecture d'une déclaration : « Nous ne reconnaissons pas votre justice!... » Et, juriste lui-même, il se fait remarquer par ses empoignades avec Krylenko sur la manière dont on a truqué les dépositions des témoins et sur les « méthodes originales dont on a usé à l'endroit de ces derniers avant l'ouverture du procès » – lisez : sur le traitement préparatoire qu'ils ont, de toute évidence, subi au Guépéou. (Cette fois, tout y est! – un dernier coup de pouce et ce sera idéal.) Nous apprenons que l'instruction a été suivie par le procureur (le même Krylenko) et que, chemin faisant, on a consciemment retouché certaines dépositions qui ne s'accordaient pas entre elles. Que voulez-vous, ça reste un peu raboteux ! Ça manque de fini ! Mais, en fin de compte, « il est de notre devoir de le dire en toute clarté et avec sang-froid... ce qui nous préoccupe, ce n'est pas de savoir comment le tribunal de l'Histoire appréciera l'œuvre que nous accomplissons » (p. 325). En attendant, Krylenko se rappelle – à pic! – l'existence de l'enquête ! L'enquête préliminaire, qui précède même l'instruction! (Sans doute l'évoque-t-on pour la première et la dernière fois dans la jurisprudence soviétique.) Et voici l'ingénieux raisonnement auquel il se livre: ce qui s'est déroulé en dehors du contrôle du procureur et que vous prenez pour l'instruction n'était que l'enquête préliminaire. Et ce que vous considérez comme une révision de l'instruction sous l'œil du procureur – avec les nœuds qu'on serre et les écrous qu'on bloque –, c'était ça, l'instruction! Les informes « matériaux fournis par l'enquête, ces matériaux qui n'ont pas été vérifiés par l'instruction, ont, devant le tribunal, une valeur probatoire infiniment moindre que ceux recueillis au cours de l'instruction » (p. 238), quand on a su la mener. Un homme habile, hein, et coriace! Professionnellement parlant, c'est vexant pour Krylenko : six mois de préparation du procès, plus deux mois d'aboiements à l'audience, plus encore une quinzaine d'heures pour dévider le réquisitoire, alors que tous ces accusés « sont passés plus d'une fois entre les mains des Organes extraordinaires en un temps où ces organes disposaient de pouvoirs exceptionnels ; mais, par le jeu des circonstances, ils ont eu la chance d'en réchapper » (p. 322) et, à présent, tout le travail retombe sur lui pour les traîner légalement jusqu'au poteau d'exécution. Comme de bien entendu, « il ne peut y avoir qu'un verdict et un seul : tous au poteau, jusqu'au dernier! ». Néanmoins, tempère Krylenko magnanime, étant donné que le monde entier, malgré tout, a les yeux braqués sur cette affaire, ce que le procureur vient d'énoncer « n'est pas pour le tribunal une directive » que celui-ci serait tenu « d'enregistrer telle quelle ou d'appliquer mécaniquement » (p. 319). Beau tribunal, en vérité, qui a besoin qu'on lui explique ces choses!... Après que le procureur eut requis la peine de mort, les accusés furent invités à exprimer leur repentir et à renier leur parti. Tous refusèrent. Le tribunal fit preuve d'audace en ne les condamnant pas à mort « tous jusqu'au dernier » : seuls douze d'entre eux furent envoyés au poteau ; les autres eurent droit à la prison ou au camp. Mais il fut décidé qu'une procédure particulière serait engagée contre cent nouvelles personnes. Et rappelez-vous, ami lecteur, rappelez-vous ceci : le Tribunal révolutionnaire suprême « est le point de mire de tous les autres tribunaux de la République, [il] leur donne des instructions normatives » (p. 407), tout verdict du tribunal révolutionnaire suprême a « valeur de consigne impérative » (p. 409). Combien de personnes vont maintenant passer à la casserole en province, je vous laisse le calculer. Mais voici qui vaut peut-être tout le procès : c'est l'arrêt de cassation rendu par le Présidium du Vtsik. Le jugement du Tribunal révolutionnaire fut d'abord examiné par la conférence des dirigeants du RKP(b). Proposition fut faite de substituer à la peine capitale le bannissement à l'étranger. Mais Trotsky, Staline et Boukharine (tous trois d'accord : quel brelan !) voulaient donner aux condamnés 24 heures pour renier leur parti : s'ils le faisaient, cinq ans d'exil intérieur; sinon, envoi immédiat au poteau. Finalement, ce fut la proposition de Kaménev qui passa et devint ensuite la décision du Vtsik: confirmer la sentence de mort, mais surseoir à sa mise à exécution. Le destin des condamnés allait dépendre de la conduite de leurs camarades de parti restés en liberté (y compris, apparemment, ceux de l'étranger). Si donc les SR continuaient le combat – sous forme de lutte armée ou même simplement en conspirant dans l'ombre –, les douze condamnés seraient exécutés. Ils subirent la torture de l'attente de la mort : chaque jour pouvait être celui où on les fusillerait. Des Boutyrki faciles d'accès, ils furent transférés dans les entrailles de la Loubianka et privés de parloir, de lettres et de colis ; du reste, les femmes de certains d'entre eux furent aussitôt arrêtées et expulsées de Moscou. Dans les campagnes russes, on moissonnait déjà la seconde récolte de la paix retrouvée. Partout les fusils s'étaient tus, sauf dans les cours des prisons de la Tchéka (Perkhourov fusillé à Iaroslavl, le métropolite Benjamin à Petrograd, et tant d'autres encore, et toujours, et sans fin). Sous le ciel d'azur, fendant les flots bleus, nos premiers diplomates et nos premiers journalistes cinglaient vers l'étranger. Mais le Comité central exécutif des Députés ouvriers et paysans conservait dans son giron des otages à vie. Les membres du parti au pouvoir avaient lu les soixante numéros de la Pravda relatant le procès (tous lisaient les journaux) et tous avaient dit « oui, oui, oui ». Il n'y avait eu personne pour articuler un « non ». Alors, de quoi devaient-ils s'étonner en 1937? De quoi devaient-ils se plaindre?... Tous les fondements de l'arbitraire n'avaient-ils pas été jetés, d'abord par les exécutions de la Tchéka et la justice sommaire des tribunaux militaires révolutionnaires, puis par ces premiers procès et ce code nouveau-né ? 1937 ne fut-il pas lui aussi rationnel (conforme aux buts de Staline et aussi – qui sait? – de l'Histoire)? Krylenko était bon prophète quand il lâcha ces mots : ce n'est pas le passé que nous jugeons, c'est l'avenir. Il n'y a que le premier coup de faux qui coûte. *** Aux environs du 20 août 1924, Boris Viktorovitch Savinkov repassa la frontière soviétique. Il fut immédiatement arrêté et transféré à la Loubianka. Ce retour a été l'objet de nombreuses conjectures. Mais récemment, la revue soviétique Néva (1967, N° 11) a confirmé l'explication donnée par Bourtsev en 1933 (Byloïé [Temps passé], Paris, Nouvelle série-II, Bibliothèque de la Russie illustrée, vol. 47) : après avoir poussé à la trahison certains des hommes de Savinkov et berné les autres, le Guépéou se servit d'eux pour jeter son hameçon à coup sûr: ils lui affirmèrent qu'en Russie, une vaste organisation clandestine se morfondait, faute d'avoir un chef à la hauteur ! On ne pouvait imaginer leurre plus attirant ! Disons aussi qu'on n'aurait pas vu la vie tumultueuse de Savinkov s'achever paisiblement à Nice. L'instruction se réduisit à un seul interrogatoire : on s'en tint aux dépositions spontanées de l'intéressé et à une appréciation de ses activités. Le 23 août, l'affaire était déjà renvoyée devant le tribunal. (Rapidité à peine croyable, mais qui fit son effet. Le calcul était juste : arracher de force à Savinkov quelques misérables déclarations mensongères n'aurait fait que compromettre la fiabilité de l'ensemble.) Dans l'acte d'accusation – un chef-d'œuvre déjà de phraséologie réversible –, de quels crimes Savinkov n'était-il pas chargé! «Ennemi systématique de la paysannerie la plus pauvre », « il avait aidé la bourgeoisie russe à assouvir ses appétits impérialistes » (autrement dit, il était en 1918 pour la poursuite de la guerre contre l'Allemagne), « il avait entretenu des relations avec des représentants du commandement interallié » (à l'époque où il était administrateur au Ministère de la Guerre!), « il s'était immiscé dans les comités de soldats avec des intentions provocatrices » (entendez : il y avait été élu par les députés des soldats) et finalement – de quoi faire rire un croque-mort - il avait « des sympathies monarchistes ». Mais tout cela était vieux. Il y avait aussi des griefs nouveaux qu'on allait retrouver, fidèles au poste, dans tous les procès suivants: argent reçu des impérialistes; espionnage au profit de la Pologne (on avait oublié le Japon!...) et dessein d'empoisonner au cyanure toute l'Armée rouge (mais il n'avait pas réussi à supprimer le moindre soldat). Le procès s'ouvrit le 26 août. Le tribunal était présidé par Ulrich (c'est la première fois que nous le rencontrons). Mais pas l'ombre d'un accusateur public, pas davantage d'avocats. Savinkov ne fit pas grand effort pour se défendre. Il ne contesta guère les arguments de l'accusation. Et il semble avoir été très troublé par cette mélodie qu'on lui chanta fort à propos : vous et nous, n'est-ce pas, nous sommes des Russes!... vous et nous, c'est nous ! Vous aimez la Russie, c'est incontestable, et nous respectons cet amour ; mais nous, nous ne l'aimons pas, peut-être? Aujourd'hui, n'est-ce pas nous qui sommes la puissance et la gloire de la Russie? Et vous vouliez nous combattre ? Repentez-vous ! ... Mais le plus renversant, ce fut le jugement : « Le maintien de la légalité révolutionnaire n'exige pas le recours au châtiment suprême ; aussi, considérant que le sens de la justice des masses prolétariennes n'a pas à se laisser guider par des motifs de vengeance » – le tribunal commue la peine de mort en dix ans de privation de liberté. L'affaire fit sensation et, à l'époque, tracassa bien des esprits: radoucissement du régime? métamorphose? Dans la Pravda, Ulrich expliqua même pourquoi Savinkov avait été gracié et s'en excusa. Il faut dire aussi que le pouvoir des Soviets était devenu joliment fort en l'espace de sept années ! Devait-il avoir peur d'un quelconque Savinkov? (Quand il sera pris de faiblesse en allant sur ses vingt ans, ce sera une autre affaire: vous nous excuserez, n'est-ce pas, si nous fusillons les gens par centaines de mille.) Sur la première énigme qu'avait été le retour de Savinkov vint donc s'en greffer une seconde: celle de cette condamnation trop douce. (Bourtsev l'explique ainsi : on aurait fait croire à Savinkov qu'il y avait à l'intérieur du Guépéou des forces d'opposition qui manœuvraient, prêtes à s'allier avec les socialistes, et que lui-même pourrait être libéré et investi d'un rôle ; moyennant quoi il aurait accepté un compromis avec l'instruction.) Après le procès, Savinkov reçut l'autorisation... d'envoyer des lettres ouvertes à l'étranger, notamment à l'adresse de Bourtsev, lettres dans lesquelles il tentait de convaincre les révolutionnaires émigrés que le pouvoir bolchévique était soutenu par le peuple et qu'on n'avait pas le droit de le combattre. Mais en mai 1925, une troisième énigme vint recouvrir les deux premières: dans un moment de dépression, Savinkov se précipita par une fenêtre non grillagée dans la cour intérieure de la Loubianka, et les guépéoutiens qui lui servaient d'anges gardiens ne réagirent pas assez vite pour le rattraper et le sauver. Cependant, Savinkov leur avait laissé, à tout hasard (pour leur éviter d'avoir des ennuis), un document qui dégageait leur responsabilité : il y expliquait avec pertinence et logique les raisons de son suicide. Cette lettre était rédigée dans l'esprit et le style de Savinkov, avec une telle justesse de ton que tout le monde fut persuadé que nul autre que lui n'avait pu l'écrire et qu'il s'était supprimé parce qu'il avait pris conscience de sa faillite politique. (Même Bourtsev, pourtant si astucieux, réduisit toute l'affaire à une trahison de Savinkov, sans concevoir le moindre doute ni sur l'authenticité de ses lettres, ni sur son suicide. Il n'est de perspicacité qui ne finisse par trouver ses limites.) Et nous autres, benêts, tard venus à la Loubianka, nous répétions comme des perroquets, avec une belle confiance, que les filets d'acier tendus dans les cages d'escalier avaient été mis en place après que Savinkov se fût précipité dans le vide. Nous nous laissons si bien faire par la belle légende que nous en perdons la mémoire. Car enfin, les geôliers ont derrière eux une expérience internationale ! Il y avait des filets de ce type dans les prisons américaines dès le début du siècle: comment la technique soviétique aurait-elle pu rester à la traîne? En 1937, l'ancien tchékiste Arthur Schrübel, qui se mourait dans un camp de la Kolyma, raconta à quelqu'un de son entourage qu'il était l'un des quatre qui avaient précipité é Savinkov par une fenêtre du quatrième étage dans la cour de la Loubianka ! (Et ceci ne contredit en rien la version exposée dans Néva : ce rebord bas placé, celui d'une porte de balcon plutôt que d'une fenêtre... Ils avaient bien choisi la pièce! La seule différence est que, pour l'écrivain soviétique, les anges gardiens bayaient aux corneilles, tandis que selon Schrübel, ils y sont allés bien ensemble.) Et, du coup, la seconde énigme – le verdict extraordinairement clément – se trouve dénouée par la troisième, réellement sans finesse. Cette version courait sous la forme d'un bruit feutré, qui parvint néanmoins jusqu'à moi ; en 1967, j'en fis part à M.P. Iakoubovitch. Avec cette ardeur juvénile qui ne l'avait pas quitté, il s'exclama, les yeux lançant des éclairs: « Je vous crois! Ça concorde! Et moi qui ne voulais pas croire Blioumkine, qui le prenais pour un hâbleur. » Tout s'éclaira: vers la fin des années 20, Blioumkine avait confié à Iakoubovitch, sous le sceau du secret, que c'était lui qui avait rédigé, sur l'injonction du Guépéou, la lettre prétendument écrite par Savinkov avant sa mort. Effectivement, tandis que Savinkov était incarcéré, Blioumkine était autorisé en permanence à venir le voir: il « égayait » ses soirées. (Savinkov flaira-t-il que c'était la mort qui lui rendait visite – une mort insidieuse et amicale, au masque indéchiffrable ?) C'est ainsi que Blioumkine put attraper le ton, les tournures de phrases et les idées de Savinkov, qu'il put entrer dans le cercle de ses ultimes méditations. Question: mais pourquoi l'avoir jeté par la fenêtre? N'était-il pas plus simple de l'empoisonner? Il faut penser qu'on a montré ensuite le cadavre à quelqu'un ou qu'on se proposait de le faire. C'est le moment ou jamais de dire ce qu'il advint de ce Blioumkine, intrépidement mouché par Mandelstam lorsqu'il était encore au zénith de sa toute-puissance de tchékiste. Ehrenbourg s'intéressa un temps au personnage, mais, pris d'un soudain scrupule, il abandonna. Ce n'est pourtant pas la matière qui manque. Après la liquidation des SR de gauche en 1918, non seulement l'assassin de Mirbach coupa au châtiment, non seulement il échappa au sort de tous ses camarades, mais Dzerjinski le prit sous sa protection (comme il voulait le faire aussi pour Kossyrev) et le convertit extérieurement au bolchévisme. Il semble qu'on le tenait en réserve comme exécuteur de basses et importantes besognes. A un moment donné, tout au début des années 30, il partit pour l'étranger effectuer discrètement un assassinat. Mais le goût de l'aventure ou la vénération qu'il avait pour Trotsky le conduisirent sur les îles des Princes : le docteur de la loi n'avait-il point quelque chose à lui remettre pour l'Union soviétique? Trotsky lui confia un pli pour Radek. Blioumkine l'emporta, le remit au destinataire, et toute son escapade chez Trotsky fût demeurée secrète si le très brillant Radek n'avait été d'ores et déjà un mouchard. Radek balança Blioumkine et celui-ci fut englouti dans la gueule du monstre auquel il avait jadis, père nourrissier, fait boire ses premières gorgées de lait sanglant. En attendant, tous les grands procès, tous les procès célèbres sont encore à venir... 1 N.V. Krylenko, Za piat let (1918-1922) [En cinq ans.]. Réquisitoires prononcés aux plus importants des procès jugés par le Tribunal révolutionnaire de Moscou et le Tribunal révolutionnaire suprême. Editions d'Etat, Moscou-Petrograd, 1923, p. 381. 2 Sobranié Ouzakonéniï RSFSR [Recueil des Dispositions législatives de la RSFSR], N° 4, p. 42. 3 « Zadrouga », Paris, 1922, et « Samizdat », 1967. 4 Dans les articles « L'Église et la famine » et « Comment seront saisis les objets précieux appartenant à l'Église ». 5 J'ai puisé ma documentation dans les Essais sur l'histoire des troubles ecclésiastiques d'Anatoli Krasnov-Lévitine, 1ère partie, « Samizdat », 1962, et dans les « Minutes de l'interrogatoire du patriarche Tikhon », tome V des Actes du procès. 6 Comme ç'avait été le cas dans l'Appel de Vyborg, qui avait valu à ses auteurs trois mois de prison sauvagement infligés par le gouvernement tsariste. 7 Lénine, Œuvres, 5e éd., t. 45, p. 189. 8 Ibid., t. 39, p. 404-405. 9 Ibid., t. 45, p. 190. Chapitre 10 LA LOI DANS LA FORCE DE L'GE Mais où sont-elles, ces foules venant de l'Ouest et franchissant hors d'elles-mêmes les barbelés de notre frontière, que nous les fusillions en vertu de l'article 71 du Code pénal pour avoir regagné de leur propre chef la RSFSR? A l'encontre des prévisions scientifiques, ces foules ne se présentèrent point et l'article dicté par Lénine resta sans objet. Il ne se trouva, pour toute la Russie, qu'un seul original, Savinkov, à revenir ainsi, et encore n'arriva-t-on même pas à faire jouer cet article contre lui. En revanche, la sanction inverse – consistant à bannir quelqu'un au lieu de le fusiller – fut expérimentée massivement et sans retard. Dès le 19 mai 1922, alors qu'on en était encore à rédiger fiévreusement le Code, Vladimir Ilitch développait ainsi le lumineux projet qu'il avait conçu: « Camarade Dzerjinski ! A propos du bannissement des écrivains et des professeurs qui viennent en aide à la contre-révolution. Il faut préparer cela plus soigneusement. Sans préparation, nous allons faire des bêtises... Il faut que nous nous organisions pour lancer un coup de filet contre ces 'espions militaires' et continuer ensuite sans arrêt, systématiquement, à les capturer et à les expédier à l'étranger. Je vous prie de montrer ceci en secret aux membres du Politburo, sans en faire de copies1. » Le secret, bien naturel en l'occurrence, s'imposait en raison de l'importance de la mesure et de son caractère exemplaire. Dans la Russie soviétique, les forces sociales en présence offraient un schéma clair et bien contrasté que seule venait gâter cette tache gélatineuse aux contours indécis, la vieille intelligentsia bourgeoise, qui jouait dans le domaine idéologique le rôle de véritables espions militaires. Aussi ne pouvait-on rien imaginer de mieux que de racler au plus vite cette flaque de pensée croupissante et de la balancer par-dessus la frontière. Le camarade Lénine, atteint par le mal, avait déjà dû s'aliter, mais les membres du Politburo donnèrent, semble-t-il, leur accord, et le camarade Dzerjinski mena la battue. A la fin de 1922, parmi les personnalités russes les plus éminentes du monde des lettres, près de trois cents furent embarquées sur... une barge?... non, sur un paquebot, et expédiées à la décharge européenne. (Parmi les noms de ceux qui s'y imposèrent et y conquirent la gloire figurent les philosophes N.O. Lossky, S.N. Boulgakov, N.A. Ber-diaïev, F.A. Stépoune, B.P. Vycheslavtsev, L.P. Karsavine, LA. Iline; également les historiens S.P. Melgounov, V.A. Miakotine, A.A. Kizevetter, I.I. Lapchine ; les hommes de lettres et journalistes Iou. I. Aïkhenvald, A.S. Izgoïev, M.A. Ossorguine, A.V. Péchékhonov. On continua, durant les premiers mois de 1923, à expédier des gens par petits groupes, par exemple le secrétaire de Léon Tolstoï, V.F. Boulgakov. Pour leurs mauvaises fréquentations, des mathématiciens comme D.F. Sélivanov prirent le même chemin.) En réalité, on ne continua pas systématiquement. Est-ce la clameur de l'émigration saluant ce « cadeau » qui en fut cause? Il se révéla en tout cas que cette mesure n'était pas la meilleure. On avait lâché pour l'ombre la proie d'une bonne chair à fusiller, d'une chair fort capable de redonner là-bas, sur la décharge, des fleurs vénéneuses. Et l'on mit cette mesure au rancart. Par la suite, tous les déchets furent expédiés soit rejoindre Doukhonine, soit sur l'Archipel. Le Code pénal amélioré qui entra en vigueur en 1926 (et qui fut maintenu jusqu'au temps de Khrouchtchov) rassembla tous les fils des articles politiques de jadis pour en tisser un unique et solide filet n° 58, et c'est lui qu'on lança pour cette pêche. Très vite, la pêche s'étendit à l'intelligentsia des ingénieurs et des techniciens, d'autant plus dangereuse qu'elle occupait une position de force dans l'économie nationale et qu'il était malaisé de la contrôler avec la seule ressource de la Doctrine d'Avant-garde. Il devenait clair à présent que le procès engagé pour défendre Oldenborger avait été une erreur (ah! le beau petit Centre qui se fabriquait là!) et qu'elle était prématurée, la déclaration absolutoire de Krylenko : « Dès les années 1920-1921, il n'a plus été question de sabotage commis par des ingénieurs2. » Car s'il n'y avait pas de sabotage, il y avait bien pire: de la nuisance (le mot fut lancé, semble-t-il, par un obscur commissaire-instructeur lors de l'Affaire de Chakhty). A peine eut-on compris ce qu'il fallait rechercher: la nuisance, qu'immédiatement, malgré tout ce que ce concept avait d'inouï dans l'histoire de l'humanité, on se mit à en trouver sans effort dans toutes les branches de l'industrie et dans chaque entreprise. Néanmoins, ces menues trouvailles n'avaient ni la cohérence interne du dessein, ni la perfection d'exécution auxquelles tendaient manifestement la nature de Staline et tout ce que notre justice comptait de têtes chercheuses. Or notre loi accédait enfin à la pleine force de l'âge et pouvait montrer au monde quelque chose de réellement parfait ! Un unique, un grand procès, bien mis au point, et cette fois contre les ingénieurs. C'est ainsi que s'ouvrit l' Affaire de Chakhty (18 mai–15 juillet 1928). Session extraordinaire de la Cour suprême de l'URSS ; président : A. la. Vychinski (encore recteur de la 1ère Université de Moscou); premier accusateur public: N.V. Krylenko (rencontre mémorable! comme pour se passer l'un à l'autre le relais)3, 53 accusés, 56 témoins. Grandiose ! ! ! Hélas, le grandiose était aussi la faiblesse de ce procès: même en ne manipulant chaque accusé qu'avec trois fils, cela en faisait déjà 159, or Krylenko n'avait que dix doigts, et Vychinski également dix. Bien entendu, « les accusés s'efforcèrent de révéler à la société leurs sombres crimes », mais pas tous, seize d'entre eux seulement. Il y en eut trente qui se « contorsionnèrent ». Et vingt-quatre se déclarèrent carrément non coupables4. Discordance inadmissible, que les grandes masses ne pouvaient comprendre. A côté de ses qualités (au demeurant déjà atteintes par les procès antérieurs) – totale impuissance des accusés et de leurs défenseurs, incapacité à détourner ou à éviter le verdict qui dévalait sur eux – les défauts de ce nouveau procès sautaient aux yeux et l'on ne pouvait les pardonner, surtout à un homme de l'expérience de Krylenko. Parvenus au seuil de la société sans classes, nous étions enfin de taille à réaliser un procès non conflictuel (reflétant la non-conflictualité interne de notre système), un procès dans lequel s'élanceraient d'un même pas, vers un but unique, juges et procureur, défenseurs et accusés. De surcroît, par ses dimensions – la seule industrie charbonnière, et limitée au Donbass – l'affaire de Chakhty n'était pas à l'échelle de l'époque. C'est alors sans doute, le jour même où s'achevait ce procès, que Krylenko se mit à creuser une nouvelle fosse de proportions bien plus vastes (deux de ses collègues dans l'affaire de Chakhty devaient d'ailleurs y choir, les accusateurs publics Ossadtchi et Schein). Inutile de dire avec quel entrain et quel savoir-faire tout l'appareil de l'Oguépéou, qui passait déjà sous la poigne solide de Iagoda, lui prêta son concours ! Il fallait créer, puis démasquer une organisation d'ingénieurs couvrant le pays tout entier. Et on avait besoin, à cette fin, de quelques puissantes figures de nuiseurs à placer aux commandes. Or il en était une, d'une force incontestable et d'une fierté ombrageuse, que nul n'ignorait dans le monde des ingénieurs : Piotr Akimovitch Paltchinski. Important ingénieur des Mines dès le début du siècle, il était déjà, lors de la Première Guerre mondiale, vice-président du Comité des Industries de guerre, c'est-à-dire qu'il dirigeait l'effort de guerre de toute l'industrie russe privée. Après Février, il fut nommé vice-ministre du Commerce et de l'Industrie. Ses activités révolutionnaires lui avaient déjà valu d'être poursuivi du temps du tsar ; il fut trois fois emprisonné après Octobre (en 1917, 1918 et 1922) ; à partir de 1920, il exerça comme professeur de l'École des Mines et comme expert près le Gosplan. (Pour plus de détails, voir la IIIe partie, chap. 10.) On choisit donc ce Paltchinski comme principal accusé pour un nouveau et grandiose procès. Mais l'imprudent Krylenko s'aventurait ainsi dans la contrée des ingénieurs, nouvelle pour lui, non seulement en ignorant tout de la résistance des matériaux, mais sans même soupçonner, malgré dix années d'une carrière de procureur déjà retentissante, que les âmes pussent offrir quelque résistance. Son choix se révéla une erreur. Paltchinski résista à tous les traitements connus de l'Oguépéou, il ne capitula pas et mourut sans avoir signé la moindre ineptie. En même temps que lui, N.K. von Meck et A.F. Vélitchko furent soumis à la même épreuve, mais eux non plus, apparemment, ne capitulèrent pas. Moururent-ils sous les tortures, les fusilla-t-on, nous ne le savons pas pour l'heure, mais ils prouvèrent en tout cas qu'il est possible de résister, possible de ne pas céder, et leur exemple projette une ardente lueur de reproche sur le visage de tous les illustres accusés à venir. Voilant sa défaite, Iagoda publia le 24 mai 1929 un bref communiqué de l'Oguépéou annonçant que les trois hommes avaient été fusillés pour nuisance de grande envergure, et que de nombreux autres, non nommés, avaient été condamnés5. Mais que de temps perdu ! Presque une année entière ! Et combien de nuits d'interrogatoires ! et quels trésors d'imagination chez les commissaires-instructeurs ! – tout cela pour rien. Krylenko n'avait plus qu'à tout reprendre depuis le commencement: chercher une figure prestigieuse et puissante, qui soit en même temps toute faible, toute malléable. Mais il comprenait si mal cette maudite engeance des ingénieurs qu'il perdit encore toute une année en répétitions ratées. A partir de l'été 1929, il travailla Khrennikov, mais Khrennikov mourut lui aussi sans avoir accepté de jouer ce rôle abject. On vint à bout du vieux Fédotov, mais il était ingénieur du textile, une branche qui ne rendait pas! Cela faisait encore un an de perdu. Le pays attendait un procès général contre les nuiseurs, le camarade Staline attendait lui aussi et Krylenko était toujours en panne. Ce n'est que durant l'été 1930 que quelqu'un trouva qui proposer : Ramzine ! le directeur de l'Institut de l'Énergie thermique. On l'arrêta et en trois mois de temps fut monté et interprété un magnifique spectacle, authentique chef-d'œuvre de notre justice, parangon bien inaccessible au reste de la justice mondiale : le Procès du « Parti Industriel » (25 novembre – 7 décembre 1930). Session extraordinaire de la Cour suprême, le même Vychinski, le même Antonov-Saratovski, et toujours notre bien-aimé Krylenko. Aucune « raison technique » ne s'oppose plus désormais à ce qu'on offre au public la sténographie intégrale du procès – je l'ai sous la main6 ; aucune raison non plus de tenir à l'écart les correspondants de presse étrangers. Dessein immense : sur le banc des accusés, toute l'industrie du pays, toutes ses branches, tous les organismes de planification. (Seul l'œil du metteur en scène distingue les failles par où ont déjà disparu l'industrie minière et les transports ferroviaires.) Et, avec cela, une grande parcimonie dans l'utilisation du matériau : rien que 8 accusés (on a tenu compte des erreurs de l'affaire de Chakhty). Vous allez vous exclamer: alors, huit personnes peuvent représenter toute l'industrie? Mais c'est encore beaucoup! Trois sur huit rien que pour les textiles, une branche absolument primordiale pour la défense nationale ! Mais alors, sûrement, une foule de témoins? Sept; tous des nuiseurs, eux aussi, également arrêtés. Mais des monceaux de pièces à conviction? des épures? des projets? des directives? des documents de travail? des considérations? des rapports? des notes personnelles? Non, rien! Rien: pas le moindre bout de papier ! Mais où donc le Guépéou avait-il la tête? des arrestations à ne savoir qu'en faire, et pas le moindre papier? « Ça n'est pas ce qui manquait », mais « tout a été détruit ». Raison : « Où garder les archives? » Ne sont produits au procès que quelques petits articles publiés par des journaux de l'émigration ou de chez nous. Mais alors, comment monter une accusation?!... Que croyez-vous, c'est Nikolaï Vassilievitch Krylenko qui s'en charge. Et il n'en est plus à son coup d'essai. « La meilleure pièce à conviction, en toutes circonstances, reste l'aveu des accusés7. » Mais quels aveux ce sont là ! Nullement contraints, non, sincères, avec ce repentir qui vous arrache de la poitrine des monologues intarissables ; on veut parler, parler, démasquer, stigmatiser. Le vieux Fédotov est invité à se rasseoir – ça suffit comme ça. Eh bien non, il tient encore à fournir d'autres explications, d'autres commentaires! Cinq séances d'affilée se déroulent ainsi, sans qu'on ait seulement besoin de poser de questions: les accusés parlent, expliquent, puis redemandent encore la parole pour réparer leurs omissions. Ils exposent avec logique tout ce qu'il faut pour fonder leur culpabilité, sans qu'il y ait à les interroger. Ramzine, après s'être expliqué de long en large, donne encore, pour plus de clarté, de brefs résumés, comme on le ferait à l'adresse d'étudiants pas très doués. Ce que les accusés redoutent par-dessus tout, c'est qu'il subsiste quelque chose qui n'ait pas été tiré au clair, quelqu'un qui n'ait pas été démasqué, quelque nom qui n'ait pas été cité, quelque intention de nuire qui n'ait pas été mise en évidence. Et de quels noms ils se traitent eux-mêmes ! « Je suis un ennemi de classe », « je suis un vendu », « notre idéologie bourgeoise ». Le procureur : « C'était là une faute de votre part ? » Tcharnovski : « Et un crime ! » Krylenko n'a tout simplement rien à faire ; il passe les cinq séances à boire du thé avec des biscuits ou Dieu sait quoi encore qu'on vient lui servir. Comment les accusés peuvent-ils supporter une telle décharge émotionnelle ? Il n'y a pas d'enregistrement sur magnétophone, mais l'avocat Otsep note : « Les paroles des inculpés coulaient sur le ton des affaires, froidement, avec une placidité toute professionnelle. » Alors là! Avec ce besoin frénétique de confession, ils parlent sur le ton des affaires? froidement? Oui. Et même ils le marmonnent si mollement, semble-t-il, leur texte repentant qui coule comme de l'eau, que Vychinski les prie maintes fois de parler plus fort, plus clair, on n'entend rien. La belle ordonnance du procès n'est nullement troublée non plus par la défense : elle se range à toutes les propositions avancées par le procureur. Elle qualifie d'historique son réquisitoire ; quant aux arguments qu'elle développe elle-même, ils sont, reconnaît-elle, bien minces et formulés à contrecœur car « un avocat soviétique est avant tout un citoyen soviétique » et « elle éprouve, avec tous les travailleurs, un sentiment d'indignation » devant les crimes de ses clients (Le Procès du Parti Industriel, p. 488). Au cours de l'interrogatoire à l'audience, la défense pose timidement de menues questions et bat immédiatement en retraite si Vychinski coupe court. Les avocats ne défendent tant soit peu que deux inoffensifs ingénieurs du textile, et encore, ils ne contestent pas la réalité du délit, ni la qualification des actes, mais demandent simplement : ne peut-on épargner le peloton à mon client? Qu'est-ce qui sera le plus utile, camarades juges, « son cadavre ou son travail » ? Et quels sont donc les crimes malodorants de ces ingénieurs bourgeois? Les voici. Ils ont inscrit dans leurs plans des cadences de développement réduites (par exemple, d'augmenter la production annuelle de 20 à 22 % en tout et pour tout, alors que les ouvriers étaient prêts à aller jusqu'à 40 et 50 % ). Ils ont ralenti le rythme d'extraction des combustibles. Ils n'ont pas développé le Kouzbass assez vite. Ils ont profité de discussions économiques de caractère théorique (faut-il alimenter le Donbass avec l'électricité du Dneproguès? construire une super-liaison Moscou-Donbass ?) pour ajourner la solution de problèmes capitaux. (Pendant que les ingénieurs discutent, l'affaire reste en plan!) Ils ont retardé l'examen de projets techniques (au lieu de les ratifier sur-le-champ). Dans leurs cours sur la résistance des matériaux, ils ont suivi une ligne antisoviétique. Ils ont installé des équipements démodés. Ils ont immobilisé des capitaux (en les engouffrant dans des chantiers onéreux et de longue haleine). Ils ont fait faire des réparations inutiles (!) Ils ont mal utilisé le métal (mise en œuvre d'une gamme de fers incomplète). Ils ont créé des disproportions entre les ateliers, entre les quantités de matières premières et les moyens de les traiter (c'est particulièrement flagrant dans la branche du textile où l'on a construit une ou deux usines de plus que ce qu'exigeait la récolte de coton). Ensuite ils ont fait des bonds pour passer de plans minimalistes à des plans maximalistes. Et c'est alors qu'a commencé la nuisance manifeste qu'a été le développement accéléré de cette malheureuse industrie textile. Mais le pire, c'étaient leurs projets (jamais réalisés nulle part) de sabotage des installations énergétiques. Ainsi donc, la nuisance n'a pas pris la forme de destructions ou de détériorations : c'était un plan opérationnel qui devait aboutir à une crise généralisée, voire à la paralysie complète de l'économie en 1930. Et s'il n'y a pas abouti, c'est uniquement grâce aux contre-projets de production et de financement proposés par les masses (doubler les chiffres!). « Tss, tss, tss! » fait le lecteur, sceptique. Quoi? Cela ne vous suffit pas? Mais si, au cours du procès, nous répétons, nous remâchons chaque point cinq fois, dix fois, cela fera déjà pas mal, peut-être ! « Tss, tss, tss, » s'entête le lecteur des années 60. Est-ce que ce ne sont pas justement les contre-projets de production et de financement qui ont pu être cause de tout? Si n'importe quelle assemblée syndicale peut à sa guise, sans demander l'avis du Gosplan, bistourner les proportions, ça donne forcément des déséquilibres. Oh! qu'il est amer, le pain du procureur! C'est qu'on a décidé que les débats seraient publiés mot pour mot. Autrement dit, les ingénieurs aussi vont en prendre connaissance. Le vin est tiré, il faut le boire. Et l'intrépide Krylenko de se jeter dans les finesses du métier d'ingénieur, de disserter, d'interroger. Et les doubles pages, et les feuilles intercalaires de journaux grand format se couvrent de subtilités techniques en petits caractères. On compte que le lecteur y perdra son latin ; il n'aura pas assez de ses soirées et de ses dimanches, donc il ne lira pas tout, il remarquera simplement le refrain, tous les trois ou quatre paragraphes : ils ont été nuisibles ! nuisibles ! nuisibles ! Mais s'il s'y met quand même? ligne après ligne? Alors, à travers les fastidieuses auto-accusations composées avec tant de gaucherie et si peu d'intelligence, il verra que le nœud coulant de la Loubianka est engagé dans une tâche qui le dépasse, un travail qui n'est pas fait pour lui. Que la pensée du XXe siècle s'arrache sans peine, sur ses ailes puissantes, à ce grossier lacet. Les détenus, oui, ils sont là : capturés, soumis, écrasés – mais la pensée, elle, s'envole à tire-d'aile ! Même terrorisées, même épuisées, les langues des accusés parviennent à tout nommer, à tout nous dire. Voici dans quelle ambiance ils devaient travailler. Kalinnikov: « Il faut comprendre qu'on a créé chez nous un climat de méfiance sur le plan technique ». Laritchev: « Que nous le voulions ou non, nous devons extraire ces 42 millions de tonnes de pétrole (c'est ce qui est imposé d'en haut)... or, de toute façon, il est impossible d'extraire 42 millions de tonnes de pétrole, dans quelques conditions que ce soit » (Le Procès du Parti Industriel, p. 325). Tout le labeur de cette infortunée génération d'ingénieurs était ainsi coincé entre deux impossibles. L'Institut de l'Énergie thermique s'enorgueillit des résultats de son principal travail de recherche : le coefficient d'utilisation du combustible est monté en flèche ; partant de là, on diminue les objectifs prévisionnels à atteindre dans l'extraction du combustible – autrement dit, nuisance: on a fait baisser le niveau de production du combustible! Le chapitre du Plan concernant les transports prévoit d'équiper tous les wagons d'un dispositif d'attelage automatique, eh bien, c'est de la nuisance : voilà des capitaux immobilisés! (Car, pour que l'attelage automatique se généralise et justifie les espoirs qu'on a placés en lui, il faut un long délai, or nous voulons des résultats dès demain!). Pour tirer un meilleur parti des lignes à voie unique, on a décidé d'augmenter le gabarit des locomotives et des wagons. N'est-ce pas de la modernisation? Non, c'est de la nuisance! car on va devoir dépenser des fonds pour renforcer le tablier des ponts et les voies! Partant de ce profond raisonnement économique qu'en Amérique, le capital est bon marché et la main-d'œuvre coûteuse, alors que chez nous c'est l'inverse et que, par conséquent, nous ne devons pas singer l'Amérique, Fédotov en est venu à la conclusion suivante : nous n'avons aucun intérêt, pour le moment, à acheter des chaînes de montage américaines très onéreuses ; pour les dix années à venir, il nous est plus avantageux d'acheter à meilleur prix des machines anglaises moins perfectionnées et d'y affecter davantage d'ouvriers. Dans dix ans, de toute façon, il faudra les remplacer, quelles qu'elles soient : alors nous en achèterons de plus coûteuses. Et voilà, nuisance! Sous couleur d'économie, l'accusé s'oppose en fait à ce que l'industrie soviétique soit dotée de matériel de pointe ! Et quand on a entrepris de bâtir de nouvelles usines en béton armé, donc plus coûteux, en expliquant que sur cent ans la dépense se justifierait largement – là aussi, nuisance! immobilisation de capitaux! dilapidation d'un bien dont il y a pénurie : les armatures ! (On aurait peut-être dû les conserver précieusement pour en fabriquer des appareils dentaires?) Du banc des accusés, Fédotov concède volontiers: Évidemment, si on se met aujourd'hui à regarder au moindre kopeck, appelez cela de la nuisance. Les Anglais disent: je ne suis pas assez riche pour acheter bon marché... Il essaie d'expliquer doucement au procureur obtus: Toute approche théorique, quelle qu'elle soit, aboutit à établir des normes qui finissent toujours par se révéler (être déclarées!) nuisibles... (Le Procès du Parti Industriel, p. 635). L'accusé terrorisé pouvait-il s'expliquer plus clairement?... Ce qui pour nous est théorie, pour vous n'est que nuisance. Car ce qu'il vous faut, à vous, c'est avoir votre compte aujourd'hui, sans nullement penser au lendemain... Le vieux Fédotov essaie de montrer où vont vraiment se perdre, à cause de la précipitation frénétique du Plan quinquennal, des centaines de milliers, des millions de roubles : au lieu de trier le coton sur place pour expédier sur chaque fabrique la sorte qui convient à sa destination, on envoie tout dans l'incurie, pêle-mêle. Mais le procureur n'écoute pas ! Avec l'obstination d'une buse, dix fois pendant le procès il revient, revient, revient encore sur une question plus spectaculaire, simple comme les cubes d'un jeu de construction. Pourquoi s'est-on mis à bâtir des « usines-palais », avec de hauts plafonds, de larges corridors et une trop bonne ventilation? Ce n'est peut-être pas de la nuisance, ça? C'est de l'immobilisation de capitaux, et sans retour ! ! Les saboteurs bourgeois lui expliquent que le Commissariat du Peuple au Travail voulait, dans la patrie du prolétariat, bâtir vaste et aéré, au bénéfice des ouvriers (donc, ledit Commissariat abrite lui aussi des nuiseurs ; inscrivez, greffier!) et que les médecins souhaitaient une hauteur de plafond de neuf mètres. Fédotov est descendu à six – alors, pourquoi pas jusqu'à cinq?? Nuisance! (Mais s'il était descendu jusqu'à quatre mètres cinquante, alors là, c'eût été nuisance éhontée: il aurait voulu placer les libres ouvriers soviétiques dans le cadre cauchemardesque des usines capitalistes.) On essaie de faire comprendre à Krylenko que, par rapport au coût global de l'usine avec son équipement, la question agitée n'intéresse que trois pour cent de la somme ; non, il revient, revient, revient encore et toujours sur la hauteur des plafonds ! Et puis : comment a-t-on osé installer des ventilateurs aussi puissants? C'était en prévision des jours les plus chauds de l'été... Et pourquoi donc avoir choisi ces jours-là? Au plus fort de l'été, les ouvriers prendront un petit bain de vapeur, la belle affaire! Or, en fait: « Les disproportions existaient déjà dès le point de départ... Une organisation de niquedouilles avait déjà mis cela en place bien avant le "Centre des ingénieurs" » (p. 204). « Il n'y a même pas besoin d'actes de nuisance... Il suffit de faire les choses prévues, et tout viendra de soi-même » (p. 202). Tcharnovski ne pourrait s'exprimer plus clairement ! Songez qu'il a passé des mois à la Loubianka et qu'il est sur le banc des accusés. Il n'y qu'à faire les choses prévues (c'est-à-dire faire les bévues voulues par les niquedouilles) et l'impensable plan se torpillera lui-même. – Voilà toute leur nuisance : « Nous étions en mesure de produire, disons 1000 tonnes, nous devions (en vertu de ce plan imbécile) en produire 3 000, et nous n'avons pas pris les mesures nécessaires pour assurer cette production. » Pour un compte rendu sténographique officiel de ces années-là, revu et échenillé, avouez que c'est déjà beaucoup. Krylenko y va souvent si fort avec ses artistes que leur voix trahit l'épuisement, ils sont las de toutes les balivernes qu'on les oblige à mâcher et à remâcher ; l'acteur a honte pour l'auteur de la pièce, mais il doit jouer quand même, pour sauver un lambeau de vie. Krylenko : Vous en convenez? Fédotov : J'en conviens... quoique, au fond, je ne pense pas... (p. 425). Krylenko : Vous confirmez? Fédotov : A proprement parler... dans certains secteurs... On peut sans doute dire qu'en gros... oui (p. 356). Pour les ingénieurs (ceux qui sont encore en liberté, pas encore arrêtés, qui vont devoir travailler gaillardement après cette diffamation judiciaire de toute la corporation), pour eux, pas d'issue. Tout est mauvais. Mauvais le oui et mauvais le non. Mauvais d'avancer et mauvais de reculer. Ils se sont activés : hâte nuisantielle ; ils ne se sont pas activés : rupture nuisantielle des cadences. Ils ont développé une branche avec prudence : freinage prémédité, sabotage ; ils se sont pliés aux caprices des bonds en avant : disproportion nuisantielle. Réparations, améliorations, équipement de base: immobilisation de capitaux ; utilisation de l'équipement jusqu'à l'usure totale : sabotage ! (Ajoutez que tout cela, les commissaires-instructeurs l'apprendront des accusés eux-mêmes, et voici comment: nuits sans sommeil, cachot – et maintenant allez, fournissez-nous des exemples convaincants de ce que vous avez pu commettre comme nuisance.) « Donnez un exemple frappant ! Donnez un exemple frappant de votre travail de sape ! » talonne l'impatient Krylenko. (Cela viendra! Vous les aurez, vos exemples frappants! Un jour assez proche, il y aura bien quelqu'un pour écrire l'histoire de la technique en ces années-là ! Il vous donnera tous les exemples, les bons comme les mauvais. Il dira ce que nous valurent toutes les convulsions hystériques de ce plan quinquennal à exécuter en quatre ans. Nous découvrirons alors quelle somme de richesses nationales et d'énergies fut engloutie pour rien. Nous verrons comment les meilleurs projets furent coulés et les pires mis en œuvre et de la pire manière. D'ailleurs, quand des ingénieurs purs comme le diamant sont sous les ordres de Gardes rouges à la chinoise, que peut-il en sortir de bon? Les dilettantes enthousiastes ont fait encore plus de dégâts que les chefs obtus.) Voyez-vous, il n'y a pas intérêt à entrer dans les détails. Plus on détaille et moins les forfaits commis par les accusés semblent assez lourds pour les conduire au poteau. Mais attendez, ce n'est pas tout ! Les crimes capitaux sont encore à venir. Les voilà, les voilà, clairs et limpides, même pour un ignorant!! Le Parti Industriel: 1) préparait une intervention étrangère ; 2) recevait des fonds des impérialistes ; 3) se livrait à l'espionnage ; 4) distribuait les portefeuilles du futur gouvernement. Et voilà! Et toutes les bouches de se clore. Et tous les objectants de baisser le nez. Et l'on n'entend plus que le piétinement sourd des manifestations et, derrière les fenêtres, une clameur: « A mort! A mort! A mort! » Tout de même... on ne peut pas avoir des détails? – A quoi bon des détails?... Enfin, allons-y ; mais ce n'en sera que plus terrible. C'est le Grand État-Major français qui dirigeait les opérations. La France, n'est-ce pas, n'a nul souci, nul problème, nulle bisbille entre partis. Un coup de sifflet, et les divisions s'ébranleront: en avant, marche pour l'intervention! On l'avait d'abord prévue pour 1928. Mais impossible de s'entendre, manque de coordination. Bien; reportée à 1930. On n'arrive pas encore à se mettre d'accord. Bien ; alors 1931. Pour l'essentiel, voici ce dont il s'agit: la France n'entend pas s'engager militairement ; elle se réserve simplement (pour prix du travail d'organisation générale) une partie de l'Ukraine de la rive droite. L'Angleterre est encore moins disposée à se battre, mais promet d'envoyer sa flotte en mer Noire et dans la Baltique par mesure d'intimidation (pour prix de quoi le pétrole du Caucase lui revient). Et voici le gros des combattants: cent mille émigrés. (Il y a belle lurette qu'ils se sont dispersés, partis à tous les vents, mais au coup de sifflet ils vont tout de suite rappliquer.) Ensuite vient la Pologne (pour elle, la moitié de l'Ukraine). La Roumanie (on se souvient de ses éclatants succès pendant la Première Guerre mondiale, c'est un redoutable adversaire). La Lettonie ! et l'Estonie ! (Ces deux petits pays seront bien aise d'oublier les soucis que leur causent leurs structures étatiques encore mal rodées, ils se lanceront comme un seul homme dans la conquête.) Mais ce qui est plus terrible encore, c'est la direction de l'offensive principale. Comment, on la connaît déjà? Oui! Elle va partir de Bessarabie et ensuite, s'appuyant sur la rive droite du Dnepr - elle ira droit sur Moscou8. Et en cet instant crucial, toutes les voies ferrées... vont sauter?? – vous n'y êtes pas ! on va y créer des bouchons ! Et dans les centrales électriques aussi, le Parti Industriel va dévisser les fusibles et toute l'Union sombrera dans les ténèbres, et toutes les machines s'arrêteront, y compris dans l'industrie textile! Partout des actes de sabotage. (Attention, Messieurs les accusés. Jusqu'au prononcement du huis clos, pas un mot sur les techniques de sabotage ! Pas de noms d'usines ! Pas de noms géographiques ! Pas de noms de famille, ni étrangers ni même de chez nous !) Ajoutez à cela le coup mortel qui aura été porté au textile ! Comptez encore que deux ou trois fabriques de textile qui sont actuellement construites par des nuiseurs en Biélorussie, serviront de base de soutien pour les forces d'intervention (p. 356 ; ce n'est pas une plaisanterie) ! Tenant déjà les fabriques de textile, les interventionnistes se rueront inexorablement sur Moscou ! Mais le complot le plus perfide, le voici : ils voulaient (le temps leur a manqué) assécher les rives marécageuses du Kouban, les marais du Pripet et ceux qui entourent le lac Ilmen (Vychinski interdit de nommer des lieux précis, mais un témoin lâche un mot de trop) : les voies les plus directes se seraient alors ouvertes aux forces d'intervention, et c'est sans se mouiller les pieds, sans mouiller les sabots de leurs chevaux qu'elles auraient atteint Moscou. (Pourquoi les Tatars ont-ils eu tant de mal? Napoléon, pourquoi n'a-t-il pas été fichu de trouver Moscou? A cause des marais du Pripet et de l'Ilmen, bien sûr. Qu'on les assèche et voilà la Blanche* Cité à découvert !) Ajoutez encore, ajoutez qu'en les camouflant en scieries, on a construit (défense de dire où, secret !) des hangars pour que les avions de l'intervention n'aient pas à rester sous la pluie, qu'ils puissent s'y mettre à l'abri. On a également construit (défense de dire où!) des locaux pour les forces d'intervention! (A se demander où les malheureuses forces d'occupation de toutes les guerres précédentes prenaient leurs quar-tiers!...) Les accusés recevaient leurs instructions de deux énigmatiques messieurs étrangers, K. et R. (ne dire les noms en aucun cas! et même défense de nommer les pays !) (p. 409). Et tout récemment, on était passé à la « préparation de mouvements de trahison au sein d'unités isolées de l'Armée rouge » (défense de dire dans quelle arme ! défense de nommer les unités ! défense de citer des noms !). A vrai dire, rien de tout cela n'a été réalisé, mais ils avaient l'intention (ils ne l'ont pas fait non plus) d'organiser dans une certaine administration centrale de l'armée un petit noyau de financiers, anciens officiers de l'Armée blanche. (Ah, l'Armée blanche ? Mandat d'arrêt, inscrivez!) De petits noyaux d'étudiants aux opinions antisoviétiques... (Des étudiants? Mandat d'arrêt, inscrivez.) (Cependant, il ne faut pas trop tirer sur la corde. Les travailleurs risqueraient d'être démoralisés à l'idée que tout est perdu, que le pouvoir soviétique s'est laissé berner. Aussi fait-on également ressortir l'autre côté : le projet était vaste, mais il n'y a pas eu grand-chose de réalisé ! Aucune industrie n'a essuyé de pertes substantielles !) Mais, tout de même, pourquoi diable l'intervention n'a-t-elle pas eu lieu? Pour diverses raisons, très complexes. C'est Poincaré qui, en France, n'est pas passé aux élections ; ou encore nos industriels émigrés qui ont estimé que leurs anciennes entreprises étaient encore mal remises sur pied par les bolchéviks : il fallait laisser les bolchéviks travailler encore un peu ! Et puis, avec la Pologne et la Roumanie, on n'a jamais réussi à se mettre d'accord. Bon, il n'y a pas eu d'intervention, mais il y avait bel et bien un Parti Industriel ! Vous entendez ce piétinement ? Vous entendez le grondement des masses laborieuses: « A mort ! A mort ! A mort ! » Voyez-les défiler, « les hommes qui devront, si la guerre éclate, payer de leur vie, de leurs privations, de leurs souffrances, les agissements de ces individus » (p. 437 ; tiré du réquisitoire de Krylenko). (Étrange pressentiment, en vérité : en 1941, c'est bien de leur vie, de leurs privations, de leurs souffrances que ces manifestants trop confiants paieront les agissements de ces individus ! Mais où, où donc pointez-vous le doigt, procureur? qui désignez-vous ainsi?) Au fait, pourquoi un «parti industriel » ? Pourquoi un parti et pas un Centre des ingénieurs et techniciens ? Nous étions habitués à entendre parler de Centres! Si, il y a d'abord eu un Centre. Mais qui a décidé de se transformer en parti. Cela faisait plus sérieux. il serait ainsi plus facile de se battre pour les portefeuilles du futur gouvernement. On pourrait « mobiliser les masses des ingénieurs et des techniciens en vue de la lutte pour le pouvoir ». Mais la lutte contre qui? Eh bien, contre les autres partis! Premièrement, contre le Parti paysan du travail ; pensez donc, il compte 200 000 membres ! Deuxièmement, contre le parti menchévik ! Et ensuite, les trois partis devaient constituer ensemble un Centre unifié. Mais le Guépéou a tout démantelé. Et heureusement qu'il nous a démantelés! (Les accusés en sont tout réjouis.) (C'est très flatteur, pour Staline, d'avoir démantelé encore trois partis! Trois « centres » auraient-ils ajouté tant soit peu à sa gloire?) Mais qui dit parti, dit Comité central: oui, ils avaient un Comité central à eux ! Bien sûr, il n'y a jamais eu la moindre conférence, la moindre élection. Y est entré qui a voulu: cinq personnes en tout. Tout le monde se faisait des politesses. Même pour occuper le fauteuil du président. Il n'y a pas eu de sessions non plus, d'ailleurs : ni au Comité central (personne ne s'en souvient, mais Ramzine, lui, s'en souvient parfaitement, il en parlera!), ni dans les sections des différentes branches industrielles. Ça faisait même un peu désert... Tcharnovski: « A vrai dire, le Parti Industriel n'a pas été constitué formellement. » Et combien de membres? Laritchev: «Le pointage des membres est difficile, l'effectif exact est mal connu. » Et comment « nuisaient-ils? » Comment se passaient-ils les consignes? Eh bien, comme ça, voilà, quand on rencontrait quelqu'un dans une administration, on les lui transmettait de vive voix. Et ensuite chacun nuisait selon son degré de conscience politique. (Ramzine avance avec assurance le chiffre de deux milliers de membres. S'il y en a deux, on en arrêtera cinq. Or l'URSS compte entre 30 et 40 000 ingénieurs, selon les données du procès. Ce qui revient à dire qu'on va en arrêter un sur sept et que les six autres seront terrorisés.) – Et les contacts avec le Parti paysan du travail? Eh bien, c'est quand on se rencontrait au Gosplan ou au Conseil économique : « On dressait des plans d'actions systématiques contre les communistes des campagnes »... Nous avons déjà vu cela quelque part, mais où ? Sapristi, j'y suis: dans Aïda. Rhadamès part en campagne sous les vivats, l'orchestre se déchaîne, huit guerriers casqués se dressent, armés de piques, et deux mille autres sont peints sur la toile de fond. Voilà le Parti Industriel. Mais peu importe, ça ira comme ça, c'est jouable ! (On a peine à croire aujourd'hui à quel point tout cela faisait terrible et sérieux à l'époque, à sentir le poids qui nous étouffait.) Et toutes ces histoires sont enfoncées dans les crânes à grand renfort de répétitions, chaque épisode étant repris plusieurs fois: ainsi les visions d'épouvante se multiplient. En outre, pour rompre la monotonie, les accusés « oublient » de temps en temps une bricole, « tentent de se dérober » ; aussitôt « on les coince sous un feu croisé de témoignages », et cela fait vivant, on jurerait le théâtre d'Art de Moscou. Mais voilà, Krylenko força la note. L'idée lui vint de déballer encore un autre aspect du Parti Industriel, d'en faire apparaître la base sociale. Là, on était sur le terrain de la lutte des classes, l'analyse ne risquait pas de vous fourvoyer. Krylenko fit donc une entorse au système de Stanislavski, omit de distribuer les rôles et lança sa troupe dans l'improvisation: chacun allait raconter sa vie, dire comment il s'était situé par rapport à la révolution et comment il en était venu à la nuisance. Et cette ajoute inconsidérée, cette unique scène humaine gâta d'un coup les cinq actes de la pièce. Nous apprenons d'abord avec stupéfaction que ces huit piliers de l'intelligentsia bourgeoise sont tous issus de familles pauvres. Un fils de paysan, un fils d'employé de bureau chargé de nombreux enfants, un fils d'artisan, un fils d'instituteur de village, un fils de colporteur... Tous les huit ont eu du mal à faire leurs études, ils ont dû travailler pour les payer – et à partir de quel âge? 12, 13, 14 ans ! – qui en donnant des leçons, qui comme aide-chauffeur de locomotive. Et ce qu'il y a de monstrueux, c'est que, sous le régime tsariste, personne ne leur a barré le chemin de l'instruction! Ils ont suivi normalement tout le cycle de l'enseignement secondaire moderne, puis de l'enseignement technique supérieur, et sont devenus de grands professeurs, très réputés. (Comment est-ce possible? Ne nous avait-on pas dit que, du temps des tsars, seuls les enfants des gros propriétaires et des capitalistes... ?) Tandis qu' aujourd'hui, à l'ère soviétique, les ingénieurs connaissent les pires difficultés : il leur est presque impossible de donner à leurs enfants une instruction supérieure (les enfants de l'intelligentsia, c'est le fond du panier, ne l'oublions pas !). Le tribunal ne discute pas. Krylenko non plus. (Les accusés se hâtent cependant de convenir que, bien sûr, en regard de toutes les victoires remportées, ceci n'a que peu d'importance.) Nous commençons également à mieux distinguer les accusés (jusqu'ici, leurs propos étaient singulièrement semblables). La différence d'âge qui les sépare se traduit aussi par une différence de tenue. Dans les explications de ceux qui ont la soixantaine ou plus, quelque chose éveille la compassion. Mais Ramzine et Laritchev avec leurs 43 ans, et Otchkine (le même qui, en 1921, avait dénoncé la Direction centrale des combustibles) avec ses 39 ans, sont pleins d'allant et d'impudence. Les dépositions majeures sur le Parti Industriel et son projet d'intervention étrangère émanent toutes d'eux. Ramzine s'était jadis montré sous un jour tel (alors qu'il remportait, en début de carrière, des succès disproportionnés) que personne parmi les ingénieurs ne lui serrait plus la main – tant pis, il s'était fait une raison ! A présent, au tribunal, il saisit au quart de mot les allusions de Krylenko et leur donne une formulation claire et précise. Toutes les accusations sont fondées sur ses souvenirs. Il fait preuve d'une telle maîtrise de soi et d'une telle énergie qu'il aurait bien été capable (à condition, bien entendu, que le Guépéou l'en charge) de jouer les plénipotentiaires en négociant à Paris une intervention militaire. Quant à Otchkine, il a lui aussi connu jadis la réussite : à 29 ans, « il jouissait déjà de la confiance illimitée du Conseil du Travail et de la Défense et du Sovnarkom ». On ne saurait en dire autant du professeur Tcharnovski, 62 ans: des étudiants anonymes l'avaient vilipendé dans un journal mural. Après vingt-trois ans d'enseignement, il s'était vu convoquer devant une assemblée générale d'étudiants « pour rendre compte de son travail » (il n'y était pas allé). Le professeur Kalinnikov, lui, avait pris en 1921 la tête d'une rébellion ouverte contre le pouvoir soviétique: plus précisément, d'une grève de professeurs! Rappelons-nous leur tradition d'autonomie universitaire9. En 1921, le corps professoral de l'Université technique supérieure de Moscou avait renouvelé le mandat de recteur de Kalinnikov, mais le Commissariat du Peuple refusa d'entériner et nomma un homme à lui. Alors les étudiants se mirent en grève (il faut dire qu'à l'époque, il n'y avait pas encore de véritables étudiants prolétariens) et les professeurs également, – de sorte que pendant une année entière Kalinnikov fut recteur contre la volonté du pouvoir soviétique. (Ce n'est qu'en 1922 qu'on finit par tordre le cou à la fameuse autonomie, après avoir opéré un bon nombre d'arrestations.) Fédotov a 66 ans. Son ancienneté dans la carrière d'ingénieur lui donne onze ans d'avance sur tout le RSDRP. Il est passé par toutes les filatures et tous les tissages de Russie. (Oh! que ces gens sont détestables! Comme on désire se débarrasser d'eux au plus vite !) En 1905, il a abandonné son poste de directeur chez Morozov et renoncé à un coquet traitement, préférant se joindre au cortège des « funérailles rouges » derrière les cercueils des ouvriers tués par les Cosaques. C'est maintenant un homme malade, il a la vue basse, il ne peut plus sortir le soir, même pour aller au théâtre. Et ce sont eux qui préparaient l'intervention? la débâcle économique? Des années durant, Tcharnovski n'avait pas eu une soirée à lui, tant il était pris par son enseignement et la mise au point de sciences nouvelles (organisation de la production, principes scientifiques de la rationalisation du travail). J'ai gardé de mon enfance le souvenir de ces ingénieurs-professeurs, ils étaient exactement comme cela : talonnés jusque chez eux, soir après soir, par des étudiants rédigeant un mémoire, un projet ou une thèse, ils ne retrouvaient pas la vie de famille avant onze heures. C'est qu'ils n'étaient que trente mille pour tout le pays à l'époque du lancement du premier plan quinquennal: on se les arrachait. Et c'étaient ces gens-là qui fomentaient une crise ? Qui espionnaient pour une aumône? Devant le tribunal, Ramzine eut cette parole de franchise : « La voie de la nuisance est étrangère à la structure interne des ingénieurs. » Tout au long du procès, Krylenko oblige les accusés à courber l'échine et à s'excuser d'être « peu versés » dans la politique, « ignares » même. Vous comprenez, la politique, c'est autrement compliqué, autrement relevé que la métallographie ou la construction des turbines ! En politique, ce n'est pas le cerveau ni l'instruction qui comptent. Répondez plutôt : comment avez-vous accueilli la révolution d'Octobre ? – Avec scepticisme – Autrement dit avec hostilité, dès le premier instant? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? Krylenko les assiège de ses questions théoriques, et voici qu'à travers de pauvres lapsus humains, à travers des mots qui ne sont pas dans le rôle, nous apparaît un noyau dur : la vérité, ce qu'il y a eu réellement et à partir de quoi on a gonflé toute cette baudruche. La première chose que les ingénieurs virent dans le tournant d'Octobre, ce fut la ruine du pays. (Une ruine qui s'installa effectivement pour de longues années.) Ce qu'ils y virent encore, ce fut la suppression des libertés les plus élémentaires. (Et ces libertés ne devaient plus jamais revenir.) Quel accueil pouvaient-ils réserver à la dictature des ouvriers, leurs propres subordonnés dans l'entreprise, hommes peu qualifiés qui ne maîtrisaient ni les lois physiques, ni les lois économiques de la production, mais qui s'installaient aux postes de commande pour diriger des ingénieurs? Pourquoi eux, les ingénieurs, n'auraient-ils pas eu le droit de considérer comme plus naturelle une structure de la société dans laquelle les décisions appartiennent aux gens capables de diriger judicieusement l'activité commune? (Au reste, si on laisse de côté la direction purement éthique de la société, n'est-ce pas à cela que tend aujourd'hui toute la cybernétique sociale ? Les politiciens professionnels ne sont-ils pas des furoncles sur le cou de la société qu'ils empêchent de tourner la tête et de mouvoir les bras?) Et pourquoi les ingénieurs n'auraient-ils pas leur point de vue sur la politique? Car enfin, la politique n'est même pas une discipline scientifique, c'est le domaine de l'empirique, qu'aucun appareil mathématique n'est capable de décrire et sur lequel pèse l'égoïsme humain et l'aveuglement des passions. (Même devant ce tribunal, Tcharnovski affirme: « La politique doit tout de même, jusqu'à un certain point, se laisser guider par les enseignements de la technique. ») La pression sauvage exercée par le communisme de guerre ne pouvait inspirer que du dégoût aux ingénieurs ; un ingénieur ne peut pas collaborer à une entreprise absurde. Aussi, jusqu'en 1920, la plupart d'entre eux restèrent-ils les bras croisés, malgré un dénuement digne de l'homme des cavernes. Puis la Nep fut lancée ; les ingénieurs se mirent de bon cœur à l'ouvrage : ils crurent voir dans la Nep le signe que le pouvoir était rentré dans son bon sens. Hélas, les conditions n'étaient plus celles de jadis: d'abord les ingénieurs étaient considérés comme une couche sociale suspecte, qui n'avait pas même le droit de faire instruire ses enfants ; ensuite, non seulement ils recevaient un traitement incomparablement inférieur à la part qu'ils apportaient à la production, mais, par-dessus le marché, tout en exigeant d'eux qu'ils assurent le succès de la production et la discipline dans le travail, on les privait du droit de faire respecter cette discipline. Le premier ouvrier venu pouvait non seulement passer outre aux directives de l'ingénieur, mais encore l'insulter et même le frapper impunément: en tant que représentant de la classe dirigeante, l'ouvrier a toujours raison . Krylenko objecte : Vous vous rappelez le procès Oldenborger ? (Entendez : vous vous rappelez comme nous l'avons bien défendu?) Fédotov: Oui. Pour réussir à attirer votre attention sur la situation des ingénieurs, il a fallu qu'il y laisse la vie. Krylenko (déçu): Enfin... ce n'est pas ainsi que la question se posait. Fédotov: Il y est mort et il n'est pas le seul. Encore a-t-il quitté, lui, la vie de son plein gré, mais beaucoup d'autres ont été tués. (Le Procès du Parti Industriel, p. 228.) Krylenko reste muet. C'est donc la vérité. (Feuilletez une fois de plus les actes du procès Oldenborger, représentez-vous la persécution subie par les ingénieurs. Et dites-vous que « beaucoup ont été tués ».) Ainsi, l'ingénieur est coupable sur toute la ligne, avant même d'avoir commis la moindre faute ! Qu'il se trompe réellement sur un point – après tout, c'est un homme – et il va être mis en pièces, à moins que ses collègues ne le couvrent. Les nouveaux chefs sont-ils capables d'apprécier la franchise ?... Alors les ingénieurs ne vont-ils pas se trouver parfois forcés de mentir aux membres du parti qui les gouvernent? Pour rétablir l'autorité et le prestige de la corporation, les ingénieurs ont effectivement besoin de s'unir et de se donner la main ; tous sont menacés. Mais, pour réaliser cette union, nul besoin de conférences ni de cartes de membre. Comme toujours lorsqu'il s'agit de se comprendre entre gens avisés, à la pensée précise, il suffit de quelques mots échangés à voix basse, parfois même fortuitement ; les votes sont parfaitement superflus. Les résolutions et la trique d'un parti sont juste bonnes pour les esprits bornés. (Voilà ce que Staline n'arrive pas à comprendre, pas plus que les commissaires-instructeurs ni que tout le reste de la clique ! Ils n'ont jamais fait l'expérience de ce genre de relations humaines ; jamais ils n'ont vu rien de tel dans l'histoire de leur parti!) – Cette unité-là, il y a beau temps qu'elle soutient les ingénieurs russes dans leur immense pays analphabète: elle a déjà résisté à l'épreuve de plusieurs décennies, mais le nouveau pouvoir la découvre aujourd'hui et s'en alarme. Vient alors l'année 1927. Où donc s'est envolée la sagesse de la Nep? Du reste, l'évidence éclate: elle n'a été tout entière qu'un leurre cynique. On avance les projets délirants, irréalistes, d'une surindustrialisation galopante ; on édicte des plans et fixe des objectifs impossibles. Dans de telles conditions, que doit faire la raison collective du corps des ingénieurs – l'équipe dirigeante des ingénieurs du Gosplan et du Conseil économique de l'Union? Se plier à cette folie? Se mettre sur la touche? Personnellement, ils ne sont pas menacés, sur le papier on peut inscrire les chiffres qu'on veut, « mais nos camarades, ceux qui travaillent dans le concret, ne pourront jamais réaliser ce qu'on leur demande ». Il faut donc essayer de modérer les plans, d'en régler intelligemment le cours et d'écarter purement et simplement les projets les plus démesurés. Les ingénieurs vont avoir une sorte de Gosplan à eux, chargé de remédier à la stupidité des dirigeants dans le propre intérêt de ces mêmes dirigeants (c'est là le comique de la chose) et dans l'intérêt de toute l'industrie et du peuple, car il s'emploiera sans relâche à bloquer les décisions ruineuses et à ramasser les millions jetés par les fenêtres. Dans le tohu-bohu général où il n'est question que de quantité, de plan et de super-plan, il s'agira de se battre pour « la qualité, âme de la technique ». Et de former les étudiants dans cet esprit. Tel est le mince et délicat tissu de la vérité. Ce qu' il y a eu, c'est cela. Mais le dire à voix haute en 1930? Ça valait aussitôt le peloton d'exécution ! Et d'autre part, pour déchaîner la fureur des foules, c'était trop peu, pas assez voyant. Il fallait donc retoucher le tableau : l'entente tacite des ingénieurs pour le salut public fut barbouillée des couleurs grossières de la nuisance et de l'intervention étrangère. Après avoir donné une vision désincarnée – et stérile ! – de la vérité vraie, revenons maintenant au procès. La mise en scène s'en va à vau-l'eau, Fédotov a déjà lâché un mot de trop sur les nuits sans sommeil de ses huit mois de détention et sur certain gros bonnet du Guépéou qui lui a récemment serré la main (il y a donc eu entente? tenez vos rôles et le Guépéou tiendra sa promesse?) Et voilà maintenant que les témoins, dont les rôles sont pourtant incomparablement moins longs, commencent eux aussi à s'embrouiller. Krylenko : Vous avez pris part aux réunions de ce groupe? Le témoin Kirpotenko : Deux ou trois fois, quand on travaillait la question de l'intervention. Voilà exactement ce qu'il nous faut! Krylenko (encourageant): Continuez! Kirpotenko (après une pause): En dehors de cela, je ne sais rien. Krylenko le secoue, tente de lui rappeler des choses. Kirpotenko (borné) : En dehors de l'intervention, je ne sais rien (p. 354). Et, au moment de la confrontation avec Kouprianov, même les faits ne concordent plus. Krylenko s'emporte et crie à ses bons à rien d'accusés: « Dans ce cas, débrouillez-vous ensemble pour répondre la même chose! » (p. 358). Mais pendant l'entracte, dans les coulisses, on remet tout au gabarit. Les accusés se retrouvent tous au bout de leurs fils et chacun attend qu'on le mette en mouvement. Et Krylenko les manipule tous les huit à la fois : Figurez-vous que les industriels de l'émigration ont publié un article comme quoi ils n'ont jamais été en pourparlers avec Ramzine et Laritchev, ils n'ont jamais entendu parler d'un quelconque « Parti Industriel » et les déclarations des accusés leur ont été très vraisemblablement arrachées sous la torture. Alors, qu'est-ce que vous en dites?... Dieu ! Quelle indignation parmi les accusés ! Bousculant tout le protocole, ils supplient qu'on leur donne la parole au plus vite ! Qu'est donc devenue cette placidité harassée avec laquelle, plusieurs jours durant, ils se sont humiliés en humiliant leurs collègues! Un véritable torrent d'indignation contre les émigrés jaillit de leur poitrine. Ils brûlent de rédiger une déclaration pour les journaux : une déclaration collective des accusés pour défendre les méthodes du Guépéou! (Hein, ce n'est pas beau, cela? une vraie perle, vous ne trouvez pas?) Ramzine : Que nous n'ayons subi ni torture ni sévices, notre présence ici le prouve suffisamment! Effectivement : à quoi bon des tortures qui rendraient la victime incapable de se présenter devant le tribunal? Fédotov: Le séjour en prison m'a été profitable et je ne suis pas le seul... Je me sens même mieux en prison qu'en liberté. Otchkine confirme: lui aussi, lui aussi se sent mieux! Il faut toute la grandeur d'âme de Krylenko et de Vychinski pour qu'on renonce à l'idée de cette déclaration collective. Mais ils l'auraient écrite ! et ils l'auraient signée! Peut-être, cependant, quelqu'un garde-t-il encore un soupçon inavoué? Le camarade Krylenko lui octroie un échantillon de sa logique étincelante: « Supposons, ne fût-ce qu'une seconde, que ces gens-là ne disent pas la vérité ; comment se fait-il alors que ce soient justement eux qu'on ait arrêtés et comment se fait-il qu'ils soient subitement passés aux aveux ? » (p. 452). Quelle force de pensée! durant les millénaires, les procureurs ne s'en étaient pas avisés : le seul fait de l'arrestation prouve déjà la culpabilité ! Si les accusés sont innocents, pourquoi donc les aurait-on arrêtés? Du moment qu'on les a arrêtés, c'est qu'ils sont coupables. Continuons : pourquoi donc, s'ils étaient innocent, seraient-ils passés aux aveux ? « Nous laisserons de côté la question des tortures !... Nous poserons plutôt le problème en termes de psychologie: pourquoi avouent-ils? Et c'est là que je demande: Mais que leur restait-il à faire? » (p. 454). Comme c'est bien vu ! Quelle psychologie ! Vous tous qui avez séjourné dans cet établissement, réveillez vos souvenirs: que restait-il à faire ?... (Ivanov-Razoumnik raconte10 qu'en 1938, il partageait aux Boutyrki la même cellule que Krylenko ; la place de Krylenko se trouvait sous le châlit. Je vois cela comme si j'y étais (j'ai fait moi-même ce genre d'acrobaties): les châlits sont si bas qu'il vous faut ramper comme un sapeur sur l'asphalte souillé, mais le novice n'arrive pas tout de suite à prendre le coup et il avance à quatre pattes. Il arrive bien à fourrer sa tête par-dessous, mais le derrière dépasse et reste coincé dehors. Le procureur suprême, j'imagine, eut tout le mal du monde à attraper le coup et son derrière point encore amaigri resta longtemps levé vers le ciel pour la plus grande gloire de la justice soviétique. Pécheur que je suis, c'est plein d'une joie mauvaise que je contemple ces fesses coincées, et tandis que j'écris la longue chronique de ces procès, j'y trouve un peu d'apaisement.) Sans compter, poursuit le procureur, que si tout cela était vrai (les tortures), on ne comprendrait pas ce qui a pu les contraindre à avouer en chœur, d'une même voix, sans le moindre écart, sans le moindre désaccord... O ù diable auraient-ils pu tramer cette gigantesque conspiration? – car enfin, au cours de l'instruction, ils ne pouvaient pas communiquer entre eux ! (Quelques pages plus loin, un témoin rescapé nous racontera cela...) Maintenant, ce n'est pas moi qui vais faire un exposé au lecteur ; à lui plutôt de m'expliquer en quoi a donc consisté la fameuse « énigme des procès de Moscou dans les années 30 » (ce fut d'abord le « Parti Industriel » qui piqua la curiosité, puis l'énigme vint se poser sur les procès des « guides » du parti). Car enfin, ils n'étaient pas deux mille à être impliqués dans la présente affaire, ni deux ou trois cents à comparaître au procès, ils étaient tout juste huit. Diriger un chœur de huit personnes, ce n'est tout de même pas le bout du monde. Et ses huit acteurs, Krylenko avait pu les choisir entre mille candidats potentiels: la sélection avait duré deux ans. Paltchinski ne craque pas? – fusillé (et déclaré à titre posthume « dirigeant du Parti Industriel » ; c'est ainsi qu'on le désigne dans les dépositions, bien qu'il ne soit pas resté de lui le moindre mot). On se rabat alors sur Khrennikov, dans l'espoir de lui arracher ce qu'on désire ; Khrennikov ne cède pas. D'où cette note en petits caractères : « Khrennikov est décédé au cours de l'instruction. » Imprimez cela en petits caractères pour les imbéciles, – nous, nous savons et nous écrirons en caractères d'affiche: TORTURÉ A MORT PENDANT L'INSTRUCTION ! (Lui aussi fut déclaré à titre posthume dirigeant du « Parti Industriel ». Mais y a-t-il un seul petit fait, un seul témoignage émanant de lui dans le concert général? Non, pas le moindre. Parce qu'il n'en a pas fourni un seul ! ) Et soudain, c'est la trouvaille – Ramzine! Enfin de l'énergie, enfin de la poigne! Et pour rester en vie, il fera n'importe quoi ! Et quel talent ! Arrêté à la fin de l'été, juste avant le début du procès, il est entré à fond dans son personnage, et, mieux que cela, on jurerait que c'est lui qui a monté aussi toute la pièce, il a appris tous les tenants et aboutissants et vous sert juste à point n'importe quel nom, n'importe quel fait. Avec des traits d'éloquence précieuse et nonchalante : « L'activité du Parti Industriel était à ce point ramifiée que même un procès de onze jours ne saurait donner la possibilité de la révéler dans son entière complexité » (autrement dit: cherchez! cherchez encore!). « Je suis fermement convaincu qu'il subsiste encore une mince couche antisoviétique dans les milieux d'ingénieurs » (kss... kss... continuez à embarquer!). Et doué à un point ! Il a conscience d'être une énigme et de devoir donner à cette énigme une explication artistique. Aussi, bien qu'insensible comme un morceau de bois, il découvre soudain en lui « les traits typiques du crime russe qui exige, pour sa rémission, la pénitence publique ». La mémoire russe n'a pas retenu le nom de Ramzine et c'est grande injustice. Je pense qu'il mérite pleinement de devenir le type exemplaire du traître cynique et éblouissant. Un vrai feu de Bengale! Il n'a certes pas été le seul de son espèce à l'époque, mais il se détache au premier plan. En somme, toute la difficulté pour Krylenko et le Guépéou se ramenait à ceci : ne pas commettre d'erreur dans le choix des personnes. D'ailleurs, le risque n'était pas grand: s'il y avait du déchet à l'instruction, on pouvait toujours l'expédier dans la tombe. Quant à ceux qui étaient passés par le crible et le tamis, il n'y avait plus qu'à les soigner, les retaper un peu et les exhiber au procès! Où est donc l'énigme en tout ceci? Dans la manière de travailler les gens? Rien de plus simple : vous voulez rester en vie ? (Même si ce n'est pas pour soi-même qu'on le veut, ce sera pour ses enfants ou ses petits-enfants.) Vous comprenez qu'il ne nous coûte absolument rien de vous fusiller, sans même sortir de la cour du Guépéou? (Ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Pour ceux qui n'ont pas encore compris: stage de destruction lente à la Loubianka.) Il est plus avantageux, pour nous comme pour vous, que vous jouiez une sorte de pièce dont vous écrirez vous-mêmes le texte, en tant que spécialistes, et nous autres procureurs, nous apprendrons notre rôle en tâchant de retenir les termes techniques. (Au procès, il arrive que Krylenko s'embrouille : un essieu de wagon au lieu d'un essieu de locomotive.) Ce sera désagréable et déshonorant de vous produire ainsi? Il faut passer là-dessus ! L'important, c'est de rester en vie! – Mais l'assurance qu'ensuite vous ne nous fusillerez pas ? – Et de quoi nous vengerions-nous sur vous? Vous êtes d'excellents spécialistes, vous n'avez rien sur la conscience, nous vous apprécions. Voyez plutôt combien il y a déjà eu de procès de nuisance : tous ceux qui se sont conduits convenablement, nous les avons laissés en vie. (Épargner les accusés dociles du procès précédent est une condition appréciable de succès pour l'affaire suivante. C'est ainsi que l'espoir se transmet en chaîne jusqu'aux Zinoviev et aux Kaménev.) Mais attention de bien respecter toutes nos conditions jusqu'à la dernière ! Ce procès doit contribuer au bien de la société socialiste! Et les accusés se plient à toutes les conditions... L'opposition intellectuelle des ingénieurs, toute en finesse, prend dès lors dans leur bouche l'allure d'une nuisance ignoble, accessible à l'entendement du dernier cancre de nos cours d'alphabétisation. (Sans qu'il soit encore question, cependant, de verre pilé répandu dans les assiettes des ouvriers ! – la procurature n'a pas encore inventé cela.) Ensuite, vient le thème de l'idéologie. Ils se sont mis à nuire ? – c'était par hostilité idéologique. A présent, ils avouent tous en chœur ? – encore pour des motifs idéologiques. Ils ont été subjugués (en prison) par le visage flamboyant, éclairé par la lueur des hauts fourneaux, de la troisième année du plan quinquennal ! Dans leurs dernières déclarations, ils demandent bien sûr qu'on leur fasse grâce, mais pour eux l'essentiel n'est pas là. (Fédotov : « Pas de pardon pour nous ! Le procureur a raison ! ») Pour ces étranges accusés, en cet instant, au bord de la tombe, l'important est de convaincre le pays, et avec lui le monde tout entier, de l'infaillibilité et de la clairvoyance du gouvernement soviétique. Ramzine, en particulier, célèbre « la conscience révolutionnaire des masses prolétariennes et de leurs guides » qui « ont su ouvrir à la politique économique des voies incomparablement plus sûres » que celles des savants et calculer avec infiniment plus de justesse la cadence du développement économique. Maintenant, « j'ai compris qu'il faut faire un saut, qu'il faut faire un bond11, qu'il faut prendre d'assaut... » (p. 504), etc. Laritchev: « L'Union soviétique ne saurait être vaincue par le monde capitaliste, qui a fait son temps. » Kalinnikov: « La dictature du prolétariat est une nécessité inéluctable... Les intérêts du peuple et ceux du pouvoir soviétique convergent vers un seul but. » A ce propos, du reste, dans les campagnes, « la ligne générale du parti – anéantissement des koulaks – est parfaitement juste ». Ils ont le temps de gloser sur toutes choses en attendant le châtiment... Et leurs gosiers d'intellectuels repentis laissent même passer la prédiction que voici : « Au fur et à mesure que la société se développe, la vie individuelle doit s'amenuiser... La volonté collective est la forme suprême de l'activité humaine » (p. 510). Ainsi, grâce aux efforts des huit chevaux de l'attelage, tous les objectifs du procès ont été atteints: 1 Tout ce qui ne marche pas dans le pays, la famine, le froid, le manque de vêtements, la pagaille, les balourdises criantes, – tout est mis sur le compte des ingénieurs-nuiseurs. 2 Le peuple est terrifié par la menace de l'intervention extérieure et prêt à de nouveaux sacrifices. 3 La solidarité entre ingénieurs est cassée, l'intelligentsia tout entière est terrorisée et désagrégée. Et pour qu'il ne subsiste aucun doute, Ramzine proclame encore une fois à haute et intelligible voix que c'était bien là l'un des buts du procès : « Ce que je désirais, c'était qu'on pût, au terme de ce procès du Parti Industriel, faire une croix, une fois pour toutes, sur le passé ténébreux et infâme de toute l'intelligentsia » (p. 49). Même note chez Laritchev : « Cette caste doit être détruite... Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de loyalisme dans le corps des ingénieurs !... » (p. 508). Et Otchkine : l'intelligentsia « est quelque chose de vaseux ; comme l'a dit l'accusateur public, elle n'a pas de colonne vertébrale, elle est l'invertébralité intégrale... Le prolétariat est doué d'un flair incomparablement supérieur » (p. 509). (Bizarre, cette prépondérance accordée au flair ... Pour ces gens-là, tout passe par les narines.) Allait-on fusiller des hommes si pleins de bonne volonté?... Les acteurs principaux furent bien condamnés à mort, mais leur peine aussitôt commuée en un billet de dix ans. (Et Ramzine partit monter une « charachka* » pour thermiciens.) C'est en ces termes qu'a été écrite, durant des décennies, l'histoire de notre intelligentsia, qu'on reprît l'anathème de l'an 1920 (le lecteur se souvient : « non point le cerveau, mais la merde de la nation », « l'allié des généraux noirs », « l'agent à la solde de l'impérialisme »), ou celui de l'an 1930. Faut-il dès lors s'étonner que le mot « intelligentsia » soit devenu chez nous une injure? Voilà comment on monte des procès publics! La pensée de Staline, toujours en recherche, a enfin atteint son idéal. (Hitler et Goebbels, ces grands balourds, voudront faire aussi bien, mais ils se couvriront de honte avec leur incendie du Reichstag...) Le modèle est au point et désormais on pourra le conserver durant des années et des années et le ressortir – pourquoi pas à chaque saison ? – au gré du Grand Metteur en scène. Mais tenez, il plaît justement à icelui de fixer la date du prochain spectacle à trois mois d'ici. Pour les répétitions, les délais sont un peu courts, mais ça ne fait rien. Regardez et écoutez ! En exclusivité ! C'est une première: Procès du Bureau central des menchéviks (1er – 9 mars 1931). Session extraordinaire de la Cour suprême. Président, Dieu sait pourquoi, Chvernik. Mais tous les autres sont bien en place – Antonov-Saratovski, Krylenko et son assistant Roguinski. La régie est sûre d'elle-même (cette fois, ce n'est pas du matériau technique, c'est du matériau de parti politique, donc familier) et met en scène 14 accusés. C'est peu de dire que tout se déroule en souplesse : on en reste béant. J'avais alors 12 ans ; depuis plus de deux ans, je lisais attentivement toute la politique dans les Izvestia. Je lus de la première à la dernière ligne les comptes rendus sténographiques de ces deux procès. Dans le procès du « Parti Industriel », mon cœur enfantin percevait déjà distinctement l'outrance, le mensonge, le montage, mais il y avait au moins la magnificence des décors – l'intervention du monde entier ! la paralysie de toute l'industrie ! la répartition des portefeuilles ministériels ! Dans le procès des menchéviks, c'étaient les mêmes décors qu'on avait accrochés, mais leurs couleurs étaient fanées, et les acteurs articulaient mollement, le spectacle était ennuyeux à bâiller, un rabâchage insipide et médiocre. (Staline l'aurait-il perçu, à travers son épiderme de rhinocéros? Comment expliquer qu'il ait laissé tomber l'affaire du Parti paysan du travail et que, durant quelques années, il n'y ait plus eu de procès?) Il serait fastidieux de se livrer une seconde fois à un commentaire suivi du compte rendu. Mais je dispose du témoignage tout frais de l'un des principaux accusés de ce procès, Mikhaïl Petrovitch Iakoubovitch, et à l'heure qu'il est sa requête en réhabilitation, où il expose tous les truquages, a fini par aboutir à notre Samizdat sauveur. Maintenant, les gens peuvent lire ce qu'il en a réellement été12. La réhabilitation lui a été refusée : pensez donc, tout leur procès est gravé en lettres d'or sur les tables de notre Histoire ; impossible de retirer la moindre pierre, sous peine de voir tout s'écrouler. M.P. Iakoubovitch reste condamné, mais en guise de consolation on lui sert une pension à titre personnel pour son activité révolutionnaire ! Quelles monstruosités ne peut-on voir chez nous. Son récit nous explique concrètement toute la série des procès de Moscou dans les années 30. Comment fut constitué l'imaginaire « Bureau central » ? Le Guépéou avait une tâche bien programmée : prouver que les menchéviks s'étaient adroitement faufilés jusqu'à s'emparer d'un grand nombre de postes-clefs au sein du gouvernement, pour y fomenter la contre-révolution. La situation réelle ne coïncidait pas avec ce schéma: les menchéviks authentiques n'occupaient aucun poste. Mais ce ne furent pas ceux-là qui s'en vinrent échouer au procès. (V.K. Ikov, dit-on, appartenait réellement à une organisation illégale qui se tenait coite et ne faisait rien du tout : le Bureau moscovite des menchéviks, – mais au procès nul n'en savait rien, il joua un rôle de second plan et s'en tira avec un ticket de huit.) Le Guépéou s'était fabriqué le schéma suivant: il en fallait deux du VSNKh, deux du Commissariat au Commerce, deux de la Banque d'État, un de l'Union centrale des coopératives d'alimentation, un du Gosplan. (Quel désolant manque d'inventivité!) On arrêta donc les gens selon la fonction qu'ils occupaient. Étaient-ils effectivement menchéviks ? La rumeur publique le laissait croire. Il s'en trouva qui ne l'étaient absolument pas, mais reçurent l'ordre de se considérer comme tels. Leurs convictions politiques réelles n'intéressaient nullement le Guépéou. Ceux qui furent condamnés ne se connaissaient même pas tous. On ratissa aussi, ici et là, les menchéviks qu'on put dénicher pour servir de témoins. (Par la suite, tous écopèrent invariablement d'une condamnation.) L'un de ces témoins fut Kouzma Antonovitch Gvozdev, homme au destin amer, ancien président du Groupe ouvrier près le Comité des Industries de Guerre, que la révolution de Février avait libéré de la prison des Croix pour faire ensuite de lui un ministre du Travail. Gvozdev aura été un taulard à vie, martyr du Goulag. Les tchékistes vinrent le chercher dès 1919, mais il réussit à filer (sa famille resta longtemps assiégée, comme aux arrêts dans la maison, sans que les enfants puissent aller à l'école). Le mandat d'arrêt fut ensuite annulé, mais en 1928 il fut emmené pour de bon et resta détenu sans interruption jusqu'en 1957. Il rentra chez lui gravement malade et mourut peu de temps après. Ramzine témoigna de nouveau avec autant de complaisance que d'abondance. Mais le Guépéou fondait tous ses espoirs sur le principal accusé, Vladimir Goustavovitch Grohman (membre tristement célèbre de la Douma d'Etat), ainsi que sur le provocateur Pétounine. Présentons maintenant M. Iakoubovitch. Il avait commencé si jeune à faire le révolutionnaire qu'il n'acheva même pas ses études secondaires. En mars 1917, il était déjà président du Soviet des députés de Smolensk. La fougue de ses convictions (qui le poussaient toujours à se lancer en avant) faisait de lui un orateur vigoureux et très écouté. Au Congrès du Front de l'Ouest, il commit l'imprudence de qualifier d'ennemis du peuple les journalistes qui prêchaient la poursuite de la guerre – or on était en avril 1917 ! C'est tout juste si on ne le fit pas descendre de la tribune à coups de baïonnette. Il s'excusa, mais, poursuivant son intervention, il joua des cartes si habiles et empoigna si bien son auditoire que lorsqu'à la fin de son discours il traita derechef ces mêmes journalistes d'ennemis du peuple, ce fut cette fois sous un tonnerre d'applaudissements, et qu'il fut élu parmi les membres de la délégation qu'on allait envoyer au Soviet de Petrograd. A peine arrivé là il fut coopté, avec la facilité qui régnait en ce temps, à la commission militaire du Soviet où il eut une grande influence sur la désignation des commissaires aux armées13, partit finalement lui-même comme commissaire sur le Front du Sud-Ouest et, à Berditchev, procéda personnellement à l'arrestation de Dénikine (à la suite de la rébellion de Kornilov), puis se plaignit hautement (comme il le fit encore à son procès) qu'on ne l'eût pas fusillé séance tenante. Le regard clair, toujours totalement sincère et toujours littéralement possédé par son idée, qu'elle fût réaliste ou qu'elle ne le fût pas, au sein du parti menchévik il faisait figure de jeune homme, et il l'était d'ailleurs effectivement. Mais cela ne l'empêchait nullement de présenter ses projets à la direction avec une audace pleine de feu: comme, au printemps 1917, de constituer un gouvernement social-démocrate, ou bien, en 1919, de faire entrer les menchéviks au Komintern (Dan et compagnie repoussaient immanquablement toutes les variantes qu'il proposait). En juillet 1917, il ressentit douloureusement et tint pour une erreur fatale l'approbation donnée par le Soviet – socialiste – de la ville de Petrograd à la décision du Gouvernement provisoire d'envoyer la troupe contre les bolchéviks qui avaient manifesté les armes à la main. Juste après le coup d'Etat d'Octobre, Iakoubovitch proposa à son parti de soutenir à fond les bolchéviks et, par sa participation active, d'améliorer les structures étatiques que ces derniers mettaient en place. Il finit par s'attirer la malédiction de Martov et, en 1920, abandonna sans retour le camp des menchéviks, convaincu qu'il ne parviendrait jamais à leur faire rejoindre le chemin des bolchéviks. Je suis entré dans tous ces détails afin de faire apparaître ce qui suit : tout au long de la révolution, Iakoubovitch n'avait pas été un menchévik, mais bel et bien un bolchévik, sincère s'il en fut, et totalement désintéressé. En 1920, il était encore commissaire au ravitaillement pour le gouvernement de Smolensk (l'unique parmi ses pairs à n'être pas inscrit au parti bolchévik) et même noté comme le meilleur au sein du Commissariat du Peuple au Ravitaillement ! (Il affirme qu'il n'eut pas à recourir aux expéditions punitives ; je ne sais ; il a dit devant le tribunal qu'il avait mis en place des détachements de barrage*.) Dans les années 20, il fut rédacteur en chef du Journal du commerce et occupa encore d'autres postes en vue. Et lorsqu'en 1930 on eut précisément besoin, selon les plans du Guépéou, d'arrêter ce genre de mencheviks « infiltrés », on alla le cueillir. Comme tout le monde, Iakoubovitch fut livré aux bouchers qui exerçaient le métier d'instructeurs, et ils lui appliquèrent toute la gamme – le cachot glacial, l'étuve hermétique, les coups sur les parties génitales. Iakoubovitch et son co-inculpé Abram Guinzbourg furent torturés si cruellement que, de désespoir, ils s'ouvrirent les veines. Quand ils furent rétablis, on cessa de les torturer et de les battre, on se contenta de les priver de sommeil pendant deux semaines d'affilée. (Iakoubovitch: « Ah, dormir! dormir! Finie la conscience, fini l'honneur... ») Ajoutez à cela les confrontations avec d'autres qui ont déjà cédé et vous poussent à « passer aux aveux » en débitant n'importe quelles sornettes. Et le commissaire-instructeur lui-même (Alexeï Alexeïevitch Nassedkine) qui vous dit: « Je sais bien, je sais bien qu'il n'y a jamais rien eu! Mais on exige de nous des matériaux! » Convoqué un jour chez son commissaire-instructeur, Iakoubovitch tombe sur un détenu tout pantelant. Le commissaire, souriant: «Voici Moïsseï Issaïevitch Teitelbaum qui vous prie de l'admettre dans votre organisation antisoviétique. Je sors un instant ; vous pourrez parler plus librement en mon absence. » Il sort. Teitelbaum se fait effectivement suppliant: « Camarade Iakoubovitch ! Je vous en prie, admettez-moi dans votre Bureau central des menchéviks. On m'accuse d'avoir « reçu des pots-de-vin de firmes étrangères », on me menace du peloton. Mais je préfère encore mourir comme contre* que comme droit-commun ! » (Ne lui avait-on pas plutôt promis un traitement doux comme « contre » ? En tout cas le calcul était bon : il eut droit à une peine pour bébé, cinq ans seulement.) Le Guépéou était tellement à court de menchéviks qu'il recrutait des volontaires!... (C'était d'ailleurs un grand rôle qui attendait Teitelbaum: intelligence avec les menchéviks de l'étranger et avec la IIe Internationale! Mais comme convenu, on ne lui donnera que cinq ans, honnêtement.) Avec l'approbation du commissaire, Iakoubovitch admit Teitelbaum au sein du Bureau central. Il en « incorpora » également d'autres qui ne demandaient pourtant rien, par exemple I.I. Roubine. Celui-ci réussit à se dégager à la faveur d'une confrontation avec Iakoubovitch. Mais il fut ensuite malmené pendant longtemps et dut subir un « complément d'instruction » à l'isolateur de Souzdal. Il s'y retrouva dans la même cellule que Iakoubovitch et Cher, qui avaient tous deux témoigné contre lui (à présent, quand il regagnait la cellule après un séjour au cachot, ils le soignaient et partageaient avec lui leur nourriture). Roubine demanda à Iakoubovitch : « Comment avez-vous pu faire de moi un membre du Bureau central ? » Et Iakoubovitch lui lança cette réponse stupéfiante, qui contient tout un siècle de vie de l'intelligentsia russe: « Le peuple entier souffre: nous aussi, les intellectuels, nous devons souffrir. » Autre scène suggestive : durant l'instruction de son dossier, Iakoubovitch fut convoqué pour interrogatoire par Krylenko en personne. Il faut dire qu'ils se connaissaient fort bien, car durant les années du « communisme de guerre » ils s'étaient retrouvés dans le même gouvernement de Smolensk où Krylenko s'était rendu (entre deux de ses premiers procès) pour renforcer les réquisitions ; ils avaient même dormi dans la même pièce. Et Krylenko adressa maintenant à Iakoubovitch le discours que voici: « Mikhail Petrovitch, je vous le dis sans ambages : je vous considère comme un communiste ! (Iakoubovitch en fut tout raffermi et ragaillardi.) Je ne doute pas de votre innocence. Mais notre devoir – à vous et à moi – envers le parti est de mener à bien ce procès. (Pour Krylenko, c'est là un ordre reçu de Staline ; Iakoubovitch, lui, trépigne aussitôt d'impatience pour la cause, comme un cheval fougueux qui se précipite de lui-même pour passer la tête dans le collier.) Je vous prie de coopérer au maximum, d'aller au-devant de l'instruction. Il se peut que, devant le tribunal, surgisse quelque difficulté imprévue: au moment crucial, je prierai le président de vous donner la parole. » !!! Et Iakoubovitch promit. Conscient de son devoir, il promit. Jamais sans doute le pouvoir soviétique ne lui avait confié plus lourde responsabilité. Quelques jours avant l'ouverture du procès, dans le cabinet du commissaire-instructeur principal Dmitri Matveïevitch Dmitriev fut convoquée la première séance organisationnelle du Bureau central des menchéviks, aux fins de concertation et pour que chacun comprît mieux son rôle. (Voilà donc comment le Comité central du « Parti Industriel » avait pu siéger ! Voilà o ù les accusés « avaient pu se rencontrer », fait qui laissait Krylenko si perplexe.) Mais l'ensemble constituait une telle salade de mensonges, si difficile à faire entrer dans les têtes, que les participants s'embrouillèrent, incapables de tout retenir en une seule répétition, et l'on dut se réunir une seconde fois. Dans quel état d'esprit Iakoubovitch a-t-il abordé le procès? Pour tout ce qu'il avait enduré, pour tout le mensonge qu'on lui avait enfourné dans la poitrine, n'a-t-il pas envisagé de déclencher un scandale mondial? Certes, mais: 1 Ç'aurait été un coup de poignard dans le dos du Pouvoir soviétique ! Ç'aurait signifié pour lui renier le but de toute son existence, renier le long chemin qu'il avait dû faire pour s'arracher aux erreurs du menchévisme et rallier le juste bolchévisme ; 2 après un tel scandale, on ne lui aurait pas permis de mourir : au lieu de le fusiller tout simplement, on aurait recommencé à le torturer, par vengeance cette fois et jusqu'à le rendre fou, alors que son corps était encore pantelant. Pour affronter à nouveau pareil supplice, où trouver les ressources morales? où puiser le courage? (Ses mots brûlants sonnaient encore à mes oreilles tandis que je consignais ses arguments – occasion rarissime de recueillir, d'outre-tombe en quelque sorte, le témoignage de l'un des acteurs des fameux procès. C'est tout à fait, me semble-t-il, comme si Boukharine ou Rykov nous expliquaient la raison de leur énigmatique docilité: même sincérité, même dévouement au parti, même faiblesse humaine, même absence de point d'appui moral pour lutter, faute de s'être forgé un point de vue distinct.) Pendant le procès, Iakoubovitch ne se contenta pas de dégurgiter docilement la grise bouillie de mensonges qu'on connaît, nec-plus-ultra de ce qu'étaient capables de produire l'imagination de Staline, celle de ses commis et celle des accusés recrus de souffrance. Il joua aussi le rôle inspiré qu'il avait promis à Krylenko de tenir. Ce que l'on appelait la Délégation menchévique à l'étranger (c'est-à-dire, en réalité, tout le gratin de leur Comité central) fit paraître dans Vorwärts un article dans lequel elle se démarquait des accusés. Tout cela, disait-elle, n'était qu'une honteuse comédie judiciaire, bâtie sur les dépositions de provocateurs et les déclarations de malheureux inculpés qu'on avait terrorisés. L'écrasante majorité des accusés avait déserté le parti depuis plus de dix ans et ne l'avait jamais réintégré. On mentionnait au procès des sommes extravagantes: même le parti dans son ensemble n'avait jamais eu autant d'argent à sa disposition. Après avoir donné lecture de l'article, Krylenko pria Chvernik d'autoriser les accusés à s'exprimer (là encore, on actionne tous les fils à la fois, comme pour le Parti Industriel). Et tous les accusés prirent la parole. Et tous défendirent les méthodes du Guépéou contre le Comité central des menchéviks... Mais quels souvenirs Iakoubovitch conserve-t-il aujourd'hui de la « réponse » qu'il fit alors, ainsi que de son discours final? Il affirme qu'il n'a pas seulement voulu tenir la promesse faite à Krylenko ; il ne s'est pas levé normalement pour parler : il a été littéralement emporté comme un fétu par un torrent d'indignation et d'éloquence. Indignation – contre qui? Lui qui avait subi la torture, s'était ouvert les veines, était plus d'une fois tombé comme mort, voici maintenant qu'il s'emportait tout de bon – pas contre le procureur ! pas contre le Guépéou ! non ! contre la Délégation à l'étranger ! ! ! Le voilà, le retournement des pôles psychologiques ! Bien tranquilles là-bas dans leur confort (l'émigration, même misérable, est assurément le confort, en comparaison de la Loubianka), comment pouvaient-ils n'avoir pas pitié, ces impudents qui suaient l'autosatisfaction, de ceux qui étaient ici dans les souffrances et les tortures ? Comment pouvaient-ils renier aussi effrontément ces malheureux et les abandonner à leur destin? (La « réponse » produisit un gros effet, et les maîtres d'œuvre du procès triomphèrent.) En me racontant toutes ces choses, en 1967, Iakoubovitch frémissait encore de colère contre la Délégation, contre sa félonie, son reniement, sa trahison de la révolution socialiste, – une vieille accusation qu'il avait lancée dès 1917. Cependant, nous n'avions pas alors en main le compte rendu sténographique du procès. Plus tard, je me le procurai et le lus : au cours du procès, Iakoubovitch avait bel et bien déclaré d'une voix tonnante que la Délégation menchévique à l'étranger, mandatée par la IIe Internationale, leur avait donné des consignes de nuisance! Et il avait fulminé contre elle. D'autre part, les membres de la Délégation ne faisaient preuve dans leur article ni d'impudence, ni d'autosatisfaction: ils plaignaient réellement les infortunées victimes du procès, mais signalaient que depuis belle lurette elles ne comptaient plus parmi les menchéviks, – ce qui n'était que la stricte vérité. Contre quoi la colère de Iakoubovitch s'acharnait-elle donc avec tant d'obstination? Et comment les menchéviks de l'étranger auraient-ils pu n e pas abandonner les accusés à leur destin? Nous nous emportons volontiers contre ceux qui sont en situation d'infériorité, hors d'état de répondre. C'est inscrit dans l'homme. Et, adroitement, les arguments surgissent d'eux-mêmes pour nous persuader que nous avons raison. Quant à Krylenko, il déclara dans son réquisitoire que Iakoubovitch était un fanatique de l'idée contre-révolutionnaire et qu'en conséquence il requérait contre lui le peloton d'exécution! Ce jour-là, Iakoubovitch sentit couler sur ses pommettes des larmes de reconnaissance ; mieux que cela : après avoir roulé sa bosse dans des camps et isolateurs innombrables, il remercie aujourd'hui encore Krylenko de ne pas l'avoir humilié, de ne pas l'avoir outragé, de ne pas l'avoir ridiculisé alors qu'il était sur le banc des accusés, mais de l'avoir très justement qualifié de fanatique (encore que d'une idéologie opposée à la sienne) et d'avoir requis contre lui le simple et noble peloton, qui mettrait un terme à toutes ses souffrances. Iakoubovitch exprima, du reste, son accord dans sa déclaration finale: les crimes dont je me reconnais coupable (il attache une grande importance à cette formule bien venue : « dont je me suis reconnu coupable ». Le bon entendeur doit saisir, pense-t-il, la différence avec que j'ai commis!) sont dignes du châtiment suprême – et je ne demande pas la clémence ! je ne vous demande pas de me laisser la vie ! (Juste à côté, sur le banc, Grohman s'agita, affolé : « Vous êtes complètement fou ! vous n'avez pas le droit d'agir ainsi vis-à-vis de vos camarades ! ») Allons, dites: ce n'était pas une fameuse trouvaille pour la procurature ?14 Et les procès des années 1936-1938 ne sont-ils pas déjà tout expliqués? Et n'est-ce pas ce procès qui ouvrit les yeux à Staline et lui donna l'assurance qu'il pourrait parfaitement enrôler ses principaux ennemis, cette bande de bavards, pour monter avec eux un spectacle du même genre? *** Que le lecteur, indulgent, veuille bien m'épargner ! Jusqu'ici, ma plume a couru sans trembler, mon cœur ne s'est point serré et nous avons glissé, insouciants, car ces 15 années se sont déroulées sous l'égide fidèle tantôt de la révolution légale, tantôt de la légalité révolutionnaire. Mais notre chemin va maintenant devenir douloureux : comme le lecteur s'en souvient, comme on nous l'a expliqué cent fois à la suite de Khrouchtchov, « c'est autour de 1934 que les normes léninistes de la légalité ont commencé à subir des atteintes ». Comment pénétrer dans cet abîme d'illégalité ? Comment progresser maintenant dans les eaux de ce lac amer? A vrai dire, la notoriété des accusés fit que ces procès-là , ceux que je dois évoquer maintenant, attirèrent les regards du monde entier. On ne les ignora pas, on en parla dans la presse, on les commenta. Et on les commentera longtemps encore. Aussi ne nous reste-t-il guère qu'à dire deux mots sur l'énigme qu'ils posent. Une petite réserve cependant : les comptes rendus sténographiques publiés coïncidaient imparfaitement avec les propos tenus pendant les procès. Un écrivain, admis à se joindre au public sélectionné, prit des notes rapides et se convainquit, par la suite, de l'existence de ces discordances. Tous les correspondants remarquèrent également l'incident Krestinski: il fallut sus-pendre la séance pour remettre celui-là dans la glissière des dépositions convenues. (Je me représente ainsi les choses. Avant le procès, on établissait un bordereau pour les cas de panne : première colonne : nom de l'accusé ; deuxième colonne: à quelle mesure recourir, s'il s'est écarté de son texte, pendant l'interruption de séance; troisième colonne: nom du tchékiste responsable de l'application de la mesure. Si Krestinski s'embrouille, on sait d'avance qui devra lui sauter dessus et ce qu'il aura à faire.) Mais les imprécisions du compte rendu ne changent rien au tableau et n'excusent rien. Le monde médusé assista coup sur coup à trois pièces, trois somptueuses pièces à grand spectacle où des guides haut placés de cet intrépide parti communiste qui venait de retourner et d'angoisser le monde entier, se présentaient comme des boucs mornes et soumis, bêlant tout ce qu'on leur avait ordonné et vomissant sur eux-mêmes, s'humiliant servilement, reniant leurs convictions et avouant des crimes qu'ils n'avaient pu commettre. De mémoire d'homme, jamais on n'avait rien vu de pareil. Le contraste était particulièrement frappant après le récent procès de Dimitroff à Leipzig : tel un lion rugissant, Dimitroff avait tenu tête aux juges nazis. Or, ici, on voyait ses camarades, membres de la même cohorte inflexible devant laquelle tremblait le monde entier, on voyait les plus importants de ses camarades, ceux qu'on appelait « la garde de Lénine », se présenter devant le tribunal couverts de leur propre urine. Et bien que, depuis lors, maintes choses aient été dans une certaine mesure éclaircies (Arthur Koestler l'a fait avec un bonheur particulier) l'énigme continue à jouir d'une grande faveur. On a parlé d'une plante du Tibet qui annihile la volonté, on a parlé d'hypnotisme. Si l'on veut tirer les choses au clair, il convient de ne rien rejeter de tout cela : si le NKVD avait entre les mains ce genre de moyens, on ne voit vraiment pas quelles normes morales auraient pu l'empêcher d'y recourir. Pourquoi aurait-il renoncé à affaiblir, à obscurcir la volonté? Il est bien connu, du reste, que dans les années 20, de grands hypnotiseurs cessèrent de faire leurs tournées et passèrent au service du Guépéou. On sait de source sûre que, dans les années 30, une école d'hypnotisme fonctionnait auprès du NKVD. La femme de Kaménev fut admise à voir son mari juste avant le procès et le trouva lent à réagir, pas du tout lui-même. (Elle eut le temps de le raconter avant d'être elle-même arrêtée.) Mais comment se fait-il que Paltchinski, mettons, ou Khrennikov n'aient cédé ni à l'herbe du Tibet, ni à l'hypnose? Non, il faut trouver une explication supérieure, psychologique. Ce qui rend surtout les gens perplexes, c'est que, pour eux, il s'agissait de vieux révolutionnaires qui n'avaient pas tremblé dans les « chambres de torture » tsaristes, de lutteurs trempés comme l'acier, recuits, tannés, tout ce qu'on voudra. Mais ici, il y a purement et simplement erreur. Les héros de nos procès n'étaient pas de vieux révolutionnaires: ils avaient seulement hérité cette réputation de leurs ancêtres ou voisins populistes, socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Ceux-là, les lanceurs de bombes, les conspirateurs, avaient connu le bagne et savaient ce que c'était qu'un temps de peine, même s'ils n'avaient jamais vu une vraie instruction impitoyable (la chose étant alors totalement inconnue en Russie). Mais les nôtres ignoraient tout et de l'instruction et du temps de peine. Jamais aucune épreuve spéciale – « chambre de tortures », île de Sakhaline, bagne en Iakoutie – n'était échue aux bolchéviks. Chacun sait que c'est Dzerjinski qui avait reçu le lot le plus lourd, qu'il avait traîné toute sa vie de prison en prison. Or, d'après nos normes actuelles, il n'avait jamais fait que purger une peine normale de dix ans, le ticket de dix qu'a pu s'offrir, à notre époque, n'importe quel kolkhozien ; dix ans, dont, il est vrai, trois en centrale de travaux forcés, mais il n'y a pas là non plus de quoi nous impressionner. Les guides du parti qu'on nous exhiba aux procès des années 36-38 n'avaient connu, dans leur passé révolutionnaire, que brèves et bénignes détentions, exils de courte durée, et jamais ils n'avaient humé l'odeur du bagne. Boukharine subit beaucoup d'arrestations mineures, mais c'étaient presque des plaisanteries ; apparemment, il n'a même jamais tiré un an de suite il fut juste exilé quelque temps dans la presqu'île d'Onéga15. Kaménev, pour son long travail d'agitation et ses tournées dans toutes les villes de Russie, purgea deux ans de prison et un an et demi d'exil. Chez nous, des galopins de seize ans récoltaient cinq ans d'entrée de jeu. Zinoviev – quelle dérision ! – ne passa même pas trois mois en prison ! il ne récolta pas une seule condamnation! Comparés aux indigènes ordinaires de notre Archipel, ce sont là des bébés, ils n'ont pas connu la prison. Rykov et I.N. Smirnov furent arrêtés plusieurs fois et firent chacun cinq ans de détention, mais dans des conditions qui n'étaient pas dures ; envoyés en relégation, ils s'enfuyaient comme ils voulaient, ou encore bénéficiaient d'une amnistie. Ce qu'est une prison véritable, ce qu'est l'étau d'une instruction inique, ils n'en avaient pas la moindre idée avant d'atterrir à la Loubianka. (Il n'y a pas lieu de penser qu'un Trotsky, pris dans cet étau, se fût moins humilié ni que son armature vitale se fût révélée plus solide : où aurait-il pris cela? Lui aussi n'avait connu que des prisons douces, sans jamais d'instruction sérieuse, et deux ans de relégation à Oust-Kout. La terreur qu'il a inspirée comme président du Soviet militaire révolutionnaire et créateur des tribunaux révolutionnaires ne lui a pas coûté cher et n'est pas le signe d'une authentique fermeté : celui qui en a beaucoup envoyé au poteau peut s'effondrer – et comment ! – à l'idée de mourir lui-même ! La fermeté dans un cas n'entraîne pas forcément la fermeté dans l'autre.) Radek, lui, était un provocateur (et il ne fut sûrement pas le seul durant ces trois procès!). Quant à Iagoda, c'était le type même du criminel de droit commun. (Cet assassin aux millions de victimes ne pouvait admettre que le Grand Assassin, son chef, ne trouve pas dans son cœur, à la dernière minute, un sentiment de solidarité. Comme si Staline eût été là, dans la salle, Iagoda, avec une insistance confiante, s'adressait à lui pour demander grâce : « C'est vers vous que je me tourne! C'est pour vous que j'ai fait creuser deux grands canaux!... » Quelqu'un qui y était raconte qu'à cet instant, derrière une petite fenêtre du premier étage de la salle, comme derrière un voile de gaze, la flamme d'une allumette brilla dans la pénombre et, le temps d'allumer, se profila l'ombre d'une pipe. Qui a été à Bakhtchisaraï se rappelle peut-être ce raffinement oriental: dans la salle des séances du Conseil d'État, à la hauteur du premier étage, on peut voir une rangée de fenêtres garnies de feuilles de fer-blanc percées de petits trous et derrière les fenêtres passe une galerie sans lumière. Quand on est dans la salle, impossible de deviner s'il y a quelqu'un ou non. Le khan est invisible et le Conseil siège toujours comme s'il était présent. Connaissant le caractère typiquement oriental de Staline, je suis très porté à croire qu'il assistait à la comédie qui se donnait dans la Salle d'Octobre. Je ne peux pas admettre qu'il se soit refusé ce spectacle, ce régal.) Toute notre perplexité vient de ce que nous croyons avoir affaire à des êtres hors du commun. Car enfin, le banal procès-verbal des dépositions d'un citoyen ordinaire ne nous pose aucune énigme et nous ne nous cassons pas la tête à chercher pourquoi le malheureux a dit tant d'horreurs sur lui-même et sur autrui. Nous comprenons trop bien: l'homme est faible, l'homme cède. Mais Boukharine, Zinoviev, Kaménev, Piatakov, I.N. Smirnov, c'est autre chose: nous les classons d'avance parmi les surhommes – et voilà au fond toute la raison de notre embarras. On a l'impression, c'est vrai, que les metteurs en scène du spectacle durent avoir plus de mal à sélectionner les exécutants que lors des procès d'ingénieurs de naguère : des acteurs, là, il y en avait quarante jarres, un choix fabuleux, tandis qu'ici la troupe est maigre, tout le monde connaît les vedettes et le public exige que ce soient elles qui jouent. Mais il y eut quand même une sélection! Les plus lucides et les plus décidés de ceux qui étaient voués à l'extermination ne se laissèrent pas prendre: ils se suicidèrent avant qu'on ne vînt les arrêter (Skrypnik, Tomski, Gamarnik). Se laissèrent arrêter ceux qui voulaient rester en vie. Et celui qui veut rester en vie, on le ferait marcher sur la tête!... Il s'en trouva pourtant quelques-uns, parmi ceux-là, pour se conduire autrement à l'instruction ; ils se ressaisirent, s'obstinèrent et périrent dans l'ombre, mais au moins sans déshonneur. Il faut bien qu'il y ait une explication à l'absence aux procès publics de Chliapnikov, Roudzoutak, Postychev, Iénoukidzé, Tchoubar, Kossior, ainsi d'ailleurs que de notre Krylenko ; leurs noms auraient pourtant joliment rehaussé le spectacle. Ce sont les plus accommodants que l'on exhiba! Sélectionnés, malgré tout. On avait certes là du second choix, mais, en contrepartie, le Régisseur moustachu connaissait parfaitement tout son monde. Il savait que c'étaient tous des petites natures et il connaissait les faiblesses particulières de chacun. C'est en cela que résidaient sa ténébreuse supériorité, la ligne maîtresse de sa psychologie, la réussite de toute sa vie: il savait discerner les faiblesses des hommes au plus bas niveau de l'existence. Et celui qui apparaît avec le recul du temps comme l'esprit le plus élevé et le mieux fait parmi ces guides déshonorés et fusillés (celui auquel Koestler pensait visiblement en écrivant son étude pleine de talent) – N.I. Boukharine, Staline le connaissait parfaitement, lui aussi, à ce niveau inférieur où l'homme colle à la terre, et il le maintint interminablement dans une mortelle étreinte, jouant avec lui comme avec une souris et faisant même mine de le relâcher. Boukharine avait rédigé de la première à la dernière ligne toute notre constitution actuellement en vigueur (actuellement sans vigueur), cette constitution qui rend un si joli son à la lecture; à ce niveau-là, juste au-dessous des nuages, il voletait à son gré et pensait bien avoir joué Koba en lui refilant une constitution qui le forcerait à adoucir sa dictature. Mais lui-même était déjà dans la gueule du monstre. Boukharine n'aimait pas Kaménev et Zinoviev, et quand ils étaient passés une première fois en jugement, après l'assassinat de Kirov, il avait dit à ses proches: «Et alors? Ce sont des gens, vous savez... Il y a peut-être effectivement quelque chose... » (Formule classique dans ces années-là chez l'homme de la rue: « Il doit bien y avoir quelque chose... Chez nous, on n'arrête pas les gens pour des prunes. » Mais qu'elle ait été employée en 1935 par le premier théoricien du parti!) Au moment du second procès Kaménev-Zinoviev, pendant l'été 36, il se trouvait dans les monts du Tian-Chan, à la chasse; il ignorait tout. Il redescend de la montagne sur Frounzé et lit le verdict condamnant les deux hommes à être fusillés, ainsi que des articles de journaux qui donnent une idée des accusations accablantes qu'ils ont portées contre lui, Boukharine. Alors, il se précipite pour arrêter la main du bourreau? Il lance un appel au parti en disant qu'une chose monstrueuse est en train de se passer? Pas du tout. Il envoie simplement un télégramme à Koba : différer exécution Kaménev-Zinoviev pour... permettre à Boukharine d'être confronté avec les condamnés et de se justifier. Trop tard! Koba se satisfaisait pleinement des procès-verbaux. A quoi bon confronter des hommes en chair et en os? On attendit encore longtemps avant d'arrêter Boukharine. Il se vit écarter des Izvestia, de toute activité, de toute responsabilité dans le parti; et dans son appartement du Kremlin, situé dans le palais des Menus-Plaisirs de Pierre le Grand, il vécut six mois comme en prison. (Notez qu'il sortit en automne pour aller à sa datcha et que les sentinelles du Kremlin lui rendirent les honneurs comme si de rien n'était.) Plus personne ne venait chez lui ni ne l'appelait au téléphone. Et durant tous ces mois, sans trêve ni repos, il écrivit des lettres: « Cher Koba ! ... Cher Koba!... Cher Koba!... » sans recevoir une seule réponse. Il cherchait encore un contact cordial avec Staline! Mais le cher Koba, l'œil plissé, commençait déjà les répétitions... Depuis fort longtemps il avait fait essayer les rôles, et il savait que Boukharinet jouerait le sien à la perfection. Jugez plutôt: désavouant ses disciples et partisans (du reste peu nombreux) emprisonnés ou exilés, ils les avait laissé écraser16. Il avait laissé écraser et traîner dans la boue sa ligne de pensée, qui, du reste, n'avait pas encore vraiment pris forme. Enfin, alors qu'il était encore rédacteur en chef des Izvestia et membre-candidat du Politburo, il venait de digérer l'exécution de Kaménev et de Zinoviev comme si ce n'avait été que justice. Il ne s'était pas indigné: pas un cri, pas même un murmure. Tout cela constituait d'excellents bouts d'essai! Et bien avant cela, quand Staline avait menacé de l'exclure du parti (chacun y avait eu droit à son tour!), aussitôt Boukharine (comme tous les autres!) avait renoncé à ses vues pour pouvoir rester! C'était déjà un bout d'essai ! S'ils se conduisaient ainsi en liberté, encore au faîte des honneurs et de la puissance, que serait-ce quand leurs corps, leur pitance et leur sommeil seraient aux mains des souffleurs de la Loubianka? Ils apprendraient scrupuleusement le texte imposé. Durant les mois de sursis qui précédèrent son arrestation, quelle fut la grande crainte de Boukharine? On le sait avec certitude: il tremblait d'être exclu du Parti! de perdre le Parti! de continuer à vivre, mais hors du Parti! C'était la corde sensible (chez lui comme chez tous les autres!) et le cher Koba en jouait à merveille depuis qu'il était devenu lui-même le Parti. Il manquait à Boukharine (et à tous les autres!) d'avoir un point de vue distinct, il leur manquait la véritable idéologie d'opposition qui leur aurait permis de se constituer en groupe séparé, solide. Staline les dénonça comme opposants avant qu'ils se fussent constitués en opposition et, ainsi, leur coupa l'herbe sous le pied. Dès lors, ils employèrent tous leurs efforts à se maintenir dans le Parti. Et surtout, sans Lui causer de tort! C'était trop de contraintes pour pouvoir conserver une quelconque indépendance ! Boukharine était prévu pour tenir la vedette, et rien ne devait être bâclé ni négligé dans le travail du Grand Metteur en scène, dans celui qu'on confiait au temps et dans celui que le héros avait à faire lui-même pour entrer dans le rôle. Ainsi, même son envoi en Europe, l'hiver précédent, pour rechercher les manuscrits de Marx, n'avait pas été dicté par la seule nécessité externe de constituer un réseau d'accusations à partir des contacts qu'il aurait noués: la liberté sans but de cette vie de tournée annonçait plus inexorablement encore le retour sur la scène principale. Et maintenant que s'amoncelaient les nuages des noires accusations, la longue, l'interminable non-arrestation et l'angoisse exténuante qui l'étreignait dans sa propre maison faisaient plus pour saper la volonté de la victime que ne l'eût fait la pression directe de la Loubianka. (A laquelle il ne coupera pas pour autant: il y passera un an.) Un jour, Kaganovitch convoqua Boukharine et, en présence de tchékistes haut placés, le confronta avec Sokolnikov. Celui-ci fit des dépositions sur le « Centre droitier parallèle » (entendez: parallèle au Centre trotskiste) et sur les activités clandestines de Boukharine. Kaganovitch mena vigoureusement l'interrogatoire, puis il fit emmener Sokolnikov et, d'un ton amical, dit à Boukharine: « Il ne fait que mentir, cette p...! » Cependant, les journaux continuaient à se faire l'écho de l'indignation des masses. Boukharine téléphonait au Comité central. Boukharine écrivait des lettres: « Cher Koba!... », le priant de le laver publiquement de ces accusations. On publia alors cette déclaration peu compromettante de la procurature: « Il n'a pas été trouvé de preuves objectives permettant d'inculper Boukharine. » A l'automne, Radek lui téléphona pour le rencontrer. Boukharine prit ses distances: nous sommes tous deux menacés, à quoi bon attirer encore de nouveaux soupçons? Mais leurs datchas de rédacteurs aux Izvestia étaient voisines et, un beau soir, Radek se présenta: « Quoi que je puisse dire par la suite, sache bien que je n'ai rien à me reprocher. D'ailleurs, tu t'en tireras, toi: tu n'as jamais frayé avec les trotskistes. » Et Boukharine se persuada qu'il s'en tirerait, qu'il ne serait pas exclu du parti – ç'aurait été monstrueux! Pour sa part, il avait toujours, effectivement, regardé de travers les trotskistes: ils s'étaient placés hors du parti et on voyait ce que ça avait donné! Ce qu'il fallait, c'était rester ensemble ; faire des erreurs, peut-être, mais ensemble. Pour le défilé de novembre (ses adieux à la place Rouge), il alla se placer avec sa femme dans la tribune des invités, en montrant sa carte de presse. Tout à coup, un soldat en armes se dirige sur lui. Le cœur lui manque ! – ici? à pareille minute?.. Non, l'homme porte la main à sa visière: « Le camarade Staline s'étonne de vous voir ici. Il vous prie de venir occuper votre place sur le mausolée. » Douche écossaise. Six mois durant, on le fit ainsi passer du chaud au froid. Le 5 décembre, la constitution boukharinienne fut adoptée sous les hourras et baptisée stalinienne pour les siècles des siècles. Au plenum de décembre du Comité central, on exhiba Piatakov, les dents brisées, complètement méconnaissable. Dans son dos se tenaient deux tchékistes muets (des gens de Iagoda, qu'on mettait lui aussi à l'épreuve et qu'on préparait à tenir son rôle). Piatakov fit les déclarations les plus abjectes contre Boukharine et Rykov qui siégeaient là parmi les guides. Ordjonikidzé porta la main à son oreille (il entendait mal) : « Dites donc, vous les faites volontairement, toutes ces déclarations? » (Remarque! Ordjonikidzé aura droit lui aussi à sa balle dans la nuque.) « Tout à fait volontairement », fit Piatakov, chancelant. A l'interruption de séance, Rykov dit à Boukharine: « Tomski, lui, a eu du cran ; dès le mois d'août il a compris et a mis le point final. Toi et moi, nous sommes restés en vie comme deux idiots. » Kaganovitch prend alors la parole; il s'emporte et fulmine (il aurait tant voulu croire à l'innocence de ce cher Boukharine! Hélas...). Puis Molotov emboîte le pas. Mais Staline ! Quel grand cœur! Quelle solide mémoire du bien! « Je persiste à penser que la culpabilité dé Boukharine n'est pas prouvée. Rykov est peut-être coupable, mais pas Boukharine. » (Si quelqu'un accumule les charges contre Boukharine, lui n'y est absolument pour rien!) La douche écossaise. Du froid au chaud. C'est ainsi qu'une volonté s'effondre. Et qu'un homme entre peu à peu dans le rôle du héros perdu. On commença alors à lui faire porter systématiquement à domicile les procès-verbaux des interrogatoires en cours: dépositions d'anciens élèves de l'Institut du Professorat* rouge, de Radek et de tous les autres, tous apportant les preuves les plus écrasantes de la noire trahison de Boukharine. Il n'était pas inculpé, grand Dieu, non! on lui portait ça parce qu'il était membre du Comité central, pour information... En général, quand il recevait de nouveaux documents, Boukharine disait à son épouse de 22 ans, qui venait en ce printemps de lui donner un fils: « Lis ça, toi; moi je ne peux pas! » et il allait se fourrer la tête sous l'oreiller. Il avait deux revolvers à la maison (et Staline lui laissait tout son temps!) – il ne se supprima pas. Il était fameusement entré dans son rôle, pas vrai?... Et il y eut encore un procès public et encore une petite fournée d'exécutions... Boukharine était épargné, Boukharine n'était toujours pas arrêté... Au début de février 37, il décida de faire la grève de la faim à domicile, pour obliger le Comité central à tirer l'affaire au clair et à le laver de toute accusation. Il écrivit au Cher Koba pour lui faire part de sa décision et tint scrupuleusement parole. Un plenum du Comité central fut alors convoqué avec l'ordre du jour suivant: 1) Les crimes du centre droitier. 2) L'attitude antiparti du camarade Boukharine et son expression sous la forme d'une grève de la faim. Boukharine fut pris d'un doute: au fond, peut-être avait-il réellement causé du tort au Parti?... Décharné, non rasé, déjà tout l'air d'un détenu, il se traîna au plenum. « Qu'est-ce que tu as encore inventé? » lui demanda, affectueux, le Cher Koba. « Que veux-tu que je fasse devant des accusations pareilles? On veut m'exclure du parti... » Staline fronça les sourcils en entendant cette ineptie : « Mais non, on ne va pas t'exclure! » Et Boukharine le crut. Il reprit vie, de bon cœur battit sa coulpe devant le plenum et interrompit sur-le-champ sa grève de la faim. (A la maison: « Coupe-moi donc un bout de saucisson! Koba a dit que je ne serais pas exclu. ») Mais, au cours du plenum, Kaganovitch et Molotov (voyez ce toupet ! pour eux, Staline ne compte pas!17 traitèrent Boukharine de mercenaire fasciste et réclamèrent son exécution. Nouvel effondrement pour Boukharine. Dans ces ultimes journées, il commença à composer sa « lettre au futur Comité central ». Apprise par cœur et conservée dans les mémoires, cette lettre a été, il y a peu, révélée au monde entier. Mais elle l'a laissé froid. (Comme elle a laissé froid le « futur Comité central ». Mais admirez le destinataire! Le Comité central comme autorité morale suprême.) Car que tenait-il à laisser à la postérité dans son ultime message, ce brillant et incisif théoricien? Un cri, un cri de plus pour supplier qu'on le réintègre au sein du parti (de quel coûteux opprobre aura-t-il payé cet attachement!). Et, encore une fois, l'assurance qu'il « approuvait sans réserve » tout ce qui s'était produit jusqu'à l'année 1937 inclusivement. C'est-à-dire non seulement l'outrageante dérision de tous les procès précédents, mais aussi tous les flots nauséabonds roulés par notre grand collecteur pénitentiaire ! Où il méritait, après cela, de plonger à son tour... Il était enfin mûr pour passer entre les mains des souffleurs et des assistants du metteur en scène – lui, ce gaillard musculeux, ce chasseur, ce lutteur ! (Quand ils se battaient pour rire, que de fois n'avait-il pas envoyé Koba au tapis devant d'autres membres du Comité central! – cela non plus, sans doute, Koba ne pouvait le lui pardonner.) Ainsi préparé, ainsi détruit au point que la torture devenait superflue, en quoi avait-il une position plus forte que Iakoubovitch en 1931 ? Ne donnait-il pas prise aux deux mêmes arguments? Il était même plus faible encore, car Iakoubovitch avait soif de mourir, tandis que Boukharine en avait peur. Il ne restait plus qu'un dialogue très simple avec Vychinski sur le canevas suivant: Est-il exact que toute opposition au Parti soit une lutte contre le Parti ? – D'une manière générale, oui. Pratiquement, oui. – Mais la lutte contre le Parti ne peut pas ne pas se transformer en guerre contre le Parti? – En bonne logique, oui. – Autrement dit, partant d'une idéologie oppositionnelle, on peut finalement en arriver à commettre n'importe quelle turpitude à l'encontre du Parti (assassiner, espionner, vendre la Patrie au plus offrant)? – Excusez-moi, ces crimes n'ont pas été commis. – Mais ils auraient pu l'être? – J'admets que, théoriquement parlant... (nous sommes entre théoriciens, n'est-ce pas!) – Cependant, l'intérêt suprême demeure pour vous celui du Parti? – Evidemment, bien sûr! – Dans ce cas, il ne reste plus qu'un petit hiatus à combler: il faut faire coïncider l'éventualité et la réalité, il faut, pour discréditer à l'avance toute opposition idéologique, considérer comme réellement commis ce qui théoriquement aurait pu l'être. Car ç'aurait pu être commis, n'est-ce pas? – Oui, ç'aurait pu... – Eh bien, on vous demande de passer du possible au réel, pas plus. Simple petit transfert philosophique. Nous sommes d'accord ?... Ah oui, encore ceci. Ce n'est pas à vous qu'il faut l'expliquer : si, au cours du procès, vous veniez à vous égarer et à dire autre chose, vous comprenez que vous feriez le jeu de la bourgeoisie mondiale et causeriez du tort au Parti. Et puis, évidemment, on ne vous laisserait pas mourir dans votre lit. Mais si tout se passe bien, nous vous laisserons la vie, bien sûr. On vous expédiera incognito sur l'île de Monte-Cristo et vous y travaillerez tout à loisir sur les problèmes économiques du socialisme. – Mais, dans les procès précédents, vous avez envoyé les gens au poteau, il me semble ? - Comment pouvez-vous comparer: eux et vous! D'ailleurs, nous avons laissé la vie sauve à bon nombre d'entre eux, vous ne savez que ce qu'ont dit les journaux. Alors, cette énigme si embrouillée, ce n'était peut-être que du vent? Toujours le même leitmotiv invincible, repris en variations – à travers combien de procès déjà? – vous êtes, comme nous, des communistes! Comment donc avez-vous pu être tentés de vous dresser contre nous? Repentez-vous! Car vous et nous ensemble, c'est nous! Il faut du temps pour que mûrisse l'intelligence historique d'une société. Mais quand elle a mûri, comme tout est simple! Ni en 1922, ni en 1924, ni en 1937 les accusés ne pouvaient avoir encore une vision des choses assez solide pour répondre à cette mélodie envoûtante, paralysante, en criant, la tête haute: « Non, nous ne sommes pas des révolutionnaires comme vous!... Non, nous ne sommes pas des Russes comme vous!... Non, nous ne sommes pas des communistes comme vous! » On a pourtant l'impression qu'il leur suffisait de pousser ce simple cri – et le décor tombait en miettes, les maquillages coulaient, le metteur en scène filait par l'escalier de secours et les souffleurs plongeaient dans leurs trous de souris. Et dehors, d'un seul coup, c'étaient les années soixante! *** Mais ces spectacles revenaient trop cher, même les grands succès, et donnaient trop de tintouin. Staline décida de renoncer désormais aux procès publics. Plus exactement, il projeta d'abord, en 1937, de monter tout un réseau de procès publics dans les rayons afin de montrer concrètement aux masses l'âme noire de l'opposition. Mais on n'arriva pas à trouver de bons metteurs en scène, la préparation ne put être assurée avec le soin nécessaire et les accusés, de leur côté, n'étaient pas assez sophistiqués; bref, Staline en fut pour ses frais, ce que peu de gens savent. Après deux ou trois procès qui tournèrent au fiasco, on laissa tomber. Il convient d'évoquer ici l'un de ces procès, l'Affaire de Kady, dont les comptes rendus détaillés avaient commencé à paraître dans le journal régional. A la fin de l'année 1934, dans un coin reculé de la région d'Ivanovo, aux confins des actuelles régions de Kostroma et de Nijni-Novgorod, un nouveau rayon fut créé auquel on donna pour chef-lieu l'antique et peu pressé bourg de Kady. Les responsables mis en place venaient de différents côtés et c'est à Kady qu'ils firent connaissance. Ils découvrirent un pays perdu, triste et misérable, saigné à blanc par les livraisons obligatoires de blé, alors qu'il avait un besoin urgent, au contraire, d'aide financière, de machines et d'une bonne gestion. Il se trouva que le premier secrétaire du comité de rayon du parti, Fiodor Ivanovitch Smirnov, était un homme doué d'un sens de la justice à toute épreuve; et que le directeur du bureau foncier du rayon, Stavrov, était un moujik de souche, ancien « intensiviste », c'est-à-dire un de ces paysans diligents et instruits qui, dans les années 20, géraient leurs exploitations sur des bases scientifiques (et à l'époque, le pouvoir soviétique les encourageait : on n'avait pas encore pris la décision d'extirper cette engeance). Comme Stavrov avait adhéré au parti, il ne fut pas tué pendant la dékoulakisation (peut-être y trempa-t-il lui-même?). Entrés dans leurs nouvelles fonctions, tous deux essayèrent de faire quelque chose pour les paysans, mais d'en haut arrivaient sans cesse de nouvelles consignes qui toutes contrariaient leurs initiatives. On eût dit qu'ils faisaient exprès, là-haut, d'inventer des moyens de rendre aux paysans la vie plus amère et plus rude. Et, un beau jour, les responsables de Kady rédigèrent un mémorandum à l'intention des dirigeants régionaux: il fallait absolument réviser à la baisse le plan des livraisons de blé; le rayon ne pouvait pas l'exécuter, ou alors la misère allait dépasser la cote d'alerte. Il faut se rappeler l'atmosphère des années 30 (seulement celle des années 30?) pour mesurer quel sacrilège c'était contre le Plan, et quelle rébellion contre le pouvoir! Mais, selon le style de l'époque, la répression ne fut menée ni de front ni d'en haut: elle fut laissée à l'initiative locale. Profitant d'un congé pris par Smirnov, son adjoint, Vassili Fiodorovitch Romanov, deuxième secrétaire, fit adopter par le comité de rayon la résolution suivante: « Les résultats atteints par le rayon seraient encore plus brillants (?) sans le trotskiste Stavrov. » Ainsi commença « l'affaire » Stavrov. (La méthode est intéressante: diviser! Il s'agissait pour l'instant de faire peur à Smirnov, de le neutraliser, de le contraindre à se démarquer; on s'occuperait sérieusement de lui plus tard. C'était, en miniature, la tactique même de Staline au Comité central.) Au cours des séances tumultueuses qui réunirent ensuite les membres du parti, on s'aperçut tout de même que Stavrov n'était pas plus trotskiste que jésuite romain. Le président de la coopérative de consommation du rayon, Vassili Grigorievitch Vlassov, qui avait acquis sur le tas une instruction de bric et de broc, mais possédait ces dons naturels si étonnants chez les Russes, coopérateur-né, tribun, plein d'à-propos dans les débats, s'échauffant jusqu'au rouge pour défendre ce qu'il tenait pour juste, Vlassov, donc, proposa à l'assemblée d'exclure du parti, pour calomnie, – Romanov, le secrétaire du comité de rayon! Et l'on infligea un blâme à Romanov! La dernière déclaration qu'il fit caractérise bien les gens de sa race et leur certitude d'avoir le vent en poupe: « On a eu beau prouver ici que Stavrov n'était pas trotskiste, moi je suis quand même sûr qu'il l'est. Le parti saura bien faire la lumière là-dessus, et sur le présent blâme aussi. » Le parti fit la lumière, en effet: presque immédiatement, le NKVD du rayon arrêta Stavrov. Un mois plus tard, ce fut le tour du président du comité exécutif de rayon, l'Estonien Univer, et Romanov prit sa place comme président. Stavrov fut conduit au NKVD de la région: là, il avoua qu'il était trotskiste; que toute sa vie, il avait fait bloc avec les socialistes-révolutionnaires; et que, dans son rayon, il faisait partie d'une organisation clandestine de droite (le bouquet! bien dans le ton de l'époque; il ne manque plus que des liens directs avec l'Entente). Peut-être au fond n'avoua-t-il rien du tout, mais personne ne le saura jamais, car il mourut sous la torture à la prison intérieure d'Ivanovo. En tout cas, les procès-verbaux furent bel et bien rédigés. Bientôt on arrêta aussi le secrétaire du comité de rayon Smirnov, chef de l'hypothétique organisation de droite, puis le directeur des services financiers, Sabourov, et encore une autre personne. Il est curieux d'examiner comment se joua le destin de Vlassov. Tout récemment, il avait proposé d'exclure du parti Romanov, devenu depuis président du Comité exécutif. Il avait mortellement offensé Roussov, le procureur du rayon, comme nous l'avons déjà raconté (chapitre 4). Il avait infligé un affront au président du NKVD du rayon, N.I. Krylov, en sauvant de l'arrestation pour prétendue nuisance deux de ses collaborateurs à la coopérative, gens débrouillards et astucieux aux origines sociales douteuses. (Vlassov avait la manie d'embaucher des « ci-devant » de tout poil: eux au moins connaissaient leur affaire et se donnaient du mal, tandis que les prolétaires hissés aux postes de responsabilité ne savaient et surtout ne voulaient rien faire.) Et, malgré tout, le NKVD restait disposé à faire la paix avec la coopérative ! Le chef-adjoint du NKVD du rayon, Sorokine, vint en personne à la coopérative et fit à Vlassov la proposition suivante: remettre gratuitement au NKVD (« en arrangeant ensuite les comptes ») pour sept cents roubles d'articles de confection (bande de chiffonniers! pensez que, pour Vlassov, cela représentait deux mois de paye et que jamais il n'avait touché un sou illégalement). « Si vous refusez, vous le regretterez. » Vlassov le mit dehors: « Comment osez-vous me proposer un marché pareil, à moi, un communiste ! » Dès le lendemain, Krylov se présenta à la coopérative, cette fois en qualité de représentant du comité de rayon (cette mascarade, tous ces petits trucs, c'est l'esprit même de 1937!), et ordonna de convoquer une réunion du parti avec cet ordre du jour: « L'activité de nuisance de Smirnov et Univer à la coopérative de consommation », rapporteur, le camarade Vlassov. A chaque pas, une nouvelle perle! Pour l'instant, personne n'accuse Vlassov. Mais à peine aura-t-il lancé deux mots sur l'activité de nuisance de l'ex-secrétaire du comité de rayon dans la région, que le NKVD l'interrompra: « Et où étiez-vous donc, vous? Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous trouver en temps utile? » Dans ce genre de situation, beaucoup de gens perdaient les pédales et se laissaient engluer. Mais pas Vlassov! Il répondit du tac au tac: « Je ne ferai pas ce rapport! Krylov n'a qu'à le faire; c'est lui qui a procédé aux arrestations et qui conduit l'affaire Smirnov-Univer! » Krylov se déroba: « Je ne suis pas au courant. » Vlassov: « Alors, si même vous n'êtes pas au courant, c'est que leur arrestation n'est pas fondée ! » Et la réunion tomba à l'eau. Mais y en avait-il beaucoup à oser ainsi se défendre ? (Pour rendre fidèlement l'atmosphère de 1937, pour ne pas laisser dans l'ombre d'autres hommes énergiques et gestes courageux, il nous faut encore mentionner que le même jour, tard dans la soirée, Vlassov vit arriver dans son bureau le chef-comptable de la coopérative, T., et son adjoint N., qui lui tendirent dix mille roubles: « Vassili Grigorievitch! Il faut filer cette nuit ! Cette nuit, sans faute, sinon vous êtes perdu! » Mais Vlassov estima qu'un communiste n'avait pas le droit de prendre la fuite.) Le lendemain matin parut dans le journal du rayon un entrefilet acerbe sur le travail de la coopérative (il faut dire que notre presse a toujours marché la main dans la main avec le NKVD) et, dans la soirée, on invita Vlassov à rendre compte de son travail devant le comité de rayon (à chaque pas, un procédé-type répété dans toute l'Union!). On était en 1937, seconde année de la « Mikoyan prosperity » à Moscou et dans les autres grandes villes: aujourd'hui encore, on peut parfois trouver chez nos journalistes et écrivains une mention de l'abondance qui, disent-ils, commençait alors à s'installer. Ladite abondance est entrée dans l'histoire et risque d'y rester. Mais il faut savoir qu'en novembre 1936, deux ans après la suppression des cartes de pain, fut envoyée dans la région d'Ivanovo (et d'autres encore) une instruction secrète interdisant la vente de farine. En ces années-là, nombre de ménagères, dans les très petites villes et surtout les villages, faisaient encore elles-mêmes leur pain : il n'y avait pas de boulangeries. Interdire la vente de farine signifiait condamner les gens à ne plus manger de pain. A Kady, chef-lieu de l'un des rayons de la région, apparurent d'interminables queues; jamais personne n'en avait vu de pareilles. Et voilà qu'un nouveau coup vint les frapper: en février 1937, interdiction fut faite de fabriquer du pain noir dans les chefs-lieux de rayon, seul le blanc, nettement plus cher, resta autorisé; or, dans tout le rayon de Kady, il n'existait pas d'autres boulangeries que celle du chef-lieu. De tous les villages, les gens continuèrent donc à affluer à Kady pour trouver du pain noir. Il y avait bien de la farine de seigle dans les entrepôts de la coopérative, mais une double interdiction enlevait tout moyen de la donner aux gens! Vlassov trouva cependant le joint et, en dépit de la réglementation retorse imposée par le gouvernement, il réussit à nourrir le rayon cette année-là: il fit la tournée des kolkhozes et, dans huit d'entre eux, la décision fut prise d'installer dans les isbas abandonnées par les « koulaks » des fournils collectifs (c'est-à-dire qu'on apporterait tout simplement du bois et qu'on mettrait des femmes à desservir les poêles – des poêles russes de maisons particulières, mais pris en charge par la collectivité) ; la coopérative, de son côté, s'engageait à les approvisionner en farine. La solution semble toujours facile après coup! Sans construire de fournils (il n'avait pas de fonds), Vlassov les avait construits en un jour! Sans se livrer au commerce de la farine, il n'arrêtait pas d'en sortir de l'entrepôt et d'en réclamer au chef-lieu de région. Sans vendre de pain noir au chef-lieu de rayon, il fournissait quand même le rayon en pain noir. Non, il n'avait pas enfreint la lettre de l'instruction, mais il en avait enfreint l'esprit – économiser la farine et affamer les gens – et il y avait là de quoi le critiquer devant le comité de rayon. Après cette critique, on lui laissa encore une nuit: il fut arrêté le lendemain dans l'après-midi. Sévère, dressé comme un jeune coq (car il était petit de taille et tenait toujours la tête rejetée en arrière, ce qui lui donnait l'air un peu arrogant), il essaya de garder sa carte du parti (à la réunion du comité, la veille au soir, nulle mesure d'exclusion n'avait été prise à son encontre !) et sa carte de député (il avait été élu par le peuple et il n'y avait pas de décision du comité exécutif de rayon le privant de son immunité parlementaire!). Mais les policiers n'entendaient rien à ces questions de forme; ils se jetèrent sur lui et, de force, lui arrachèrent ses papiers. Depuis la coopérative, on l'emmena au NKVD par la rue de Kady, en plein jour; son jeune magasinier, un komsomol, l'aperçut par la fenêtre du comité. A l'époque, les gens n'avaient pas encore tous appris à dire autre chose que ce qu'ils pensaient (surtout dans les villages, parce qu'ils étaient tout simples). Le magasinier s'écria: « Ah les salauds! ils embarquent aussi mon patron ! » Séance tenante, on l'exclut du comité et du Komsomol et il déboula dans la fosse par le sentier bien connu. Vlassov avait été arrêté relativement tard, par comparaison avec ses co-inculpés ; l'affaire était déjà presque réglée sans lui et, à présent, on cherchait à la transformer en procès public. Il fut transféré à la prison intérieure d'Ivanovo ; comme il arrivait en dernier, on n'eut pas recours à la question ; il y eut deux brefs interrogatoires, on ne convoqua aucun témoin et on remplit le dossier avec des rapports d'activité de la coopérative et des coupures du journal local. Vlassov était accusé: 1) d'avoir créé des queues devant la boulangerie; 2) de n'avoir pas assuré un assortiment minimum de marchandises (comme si lesdites marchandises avait été disponibles quelque part et qu'on les eût proposées à Kady !) ; 3) d'avoir stocké du sel en excédent (c'était en fait la réserve obligatoire « en cas de mobilisation » : car on redoute traditionnellement, en Russie, de manquer de sel si une guerre éclate). Fin septembre, les accusés furent retransférés à Kady où devait se tenir le procès public. Cela faisait un bout de chemin (quel luxe à côté de l'Osso et des procès à huis clos!) : d'Ivanovo à Kinechma, en wagon-zak; de Kinechma à Kady, 110 kilomètres en voiture. Il y avait une bonne dizaine d'automobiles; leur caravane insolite, sur la vieille route déserte, éveillait dans les villages stupéfaction, terreur et pressentiment de guerre. La responsabilité de l'organisation irréprochable de tout le procès et de son effet d'intimidation reposait sur Kliouguine (chef de la Section spéciale secrète du NKVD de la région, chargée des organisations contre-révolutionnaires). La garde comptait quarante cavaliers appartenant aux effectifs de réserve de la milice montée: chaque jour, du 24 au 27 septembre, elle escorta les accusés, sabres au clair et pistolets dégainés, depuis le NKVD jusqu'au club* encore en chantier et retour, dans les rues de la petite ville où, hier encore, ils étaient le gouvernement. Au club, les fenêtres étaient déjà en place, mais la scène n'était pas finie de monter, il n'y avait pas l'électricité (encore ignorée à Kady) et le soir, le tribunal siégeait à la lueur des lampes à pétrole. Le public était amené des kolkhozes par détachements contingentés. Mais tout Kady se bousculait aussi pour entrer. On s'asseyait sur les bancs, sur le rebord des fenêtres, on se pressait même debout entre les travées, si bien qu'à chaque audience, il tenait là jusqu'à sept cents personnes. Les bancs de devant étaient systématiquement réservés aux communistes, afin que le tribunal pût toujours compter sur un appui bienveillant. La cour spéciale constituée pour la circonstance comprenait le vice-président du tribunal de la région et les assesseurs Bitché et Zaoziorov. C'était le procureur de la région, Karassik, diplômé de l'université de Dorpat, qui présentait l'accusation. (Les accusés avaient refusé de se faire défendre, mais on leur avait affecté un avocat d'office pour justifier la présence du procureur au procès.) L'acte d'accusation, pompeux, menaçant, interminable, pouvait se résumer ainsi: dans le rayon de Kady sévissait un groupe clandestin de boukharinistes de droite, formé depuis Ivanovo (id est: attendez-vous à des arrestations là-bas) et qui se proposait, au moyen d'actes de nuisance, de renverser le pouvoir soviétique dans la ville de Kady (les droitiers ne pouvaient choisir pire cambrousse pour leur coup d'essai!). Le procureur présenta cette demande: nonobstant la mort de Stavrov en prison, qu'il plaise à la Cour de donner ici lecture des déclarations qu'il a faites à ses derniers moments et de les tenir pour prononcées devant le tribunal. (C'était sur elles que reposaient les charges pesant sur tout le groupe!) Le tribunal acquiesça: on incluerait dans la procédure les déclarations du défunt comme s'il était encore en vie (avec cet avantage, néanmoins, qu'aucun des accusés ne pourrait lui apporter la contradiction). Ces savantes subtilités passaient l'entendement un peu court des habitants de Kady; ce qu'ils attendaient, s'était la suite. On donne donc lecture des déclarations de l'inculpé tué pendant l'instruction et on en dresse un nouveau procès-verbal. On en vient à l'interrogatoire des accusés et – panique ! – ils reviennent tous sur les aveux passés lors de l'instruction! Il est difficile de dire ce que l'on aurait fait en pareil cas à Moscou, dans la Salle d'Octobre de la Maison des Syndicats; ici, sans vergogne, on décide de poursuivre! Le juge récrimine: comment avez-vous pu, à l'instruction, faire des déclarations opposées? Univer, épuisé, d'une voix à peine audible: « En tant que communiste, je ne puis décrire au cours d'un procès public les méthodes d'interrogatoire du NKVD. » (Le voilà, le mécanisme du procès Boukharine! La voilà, l'obsession qui les paralyse: surtout, que le peuple n'aille pas mal penser du parti! Leurs juges, eux, ont depuis longtemps perdu ce scrupule.) Entre deux audiences, Kliouguine fait le tour des accusés, cellule après cellule. Il interpelle Vlassov: « Tu as entendu en quelles putains se sont transformés ces salauds de Smirnov et Univer? Toi, tu dois plaider coupable et raconter toute la vérité ! – Rien que la vérité! acquiesce de bon cœur Vlassov qui est encore d'attaque. Rien que la vérité: c'est-à-dire que vous n'avez rien à envier aux fascistes allemands ! » Kliouguine, fou de rage: « Prends garde, fumier, ça se paiera dans le sang!18 » A partir de ce moment, Vlassov cesse de jouer les seconds rôles: il est promu inspirateur idéologique du groupe. Cependant, la foule qui se presse entre les travées commence à y voir clair. La Cour se lance en effet impavidement sur le thème des queues devant la boulangerie, qui touche tout le monde de près (bien que, juste avant le procès, on ait, bien sûr, vendu du pain en veux-tu, en voilà, et qu'aujourd'hui il n'y ait plus de queues). Question à l'accusé Smirnov: « Étiez-vous au courant de l'existence de ces queues dans votre rayon? – Oui, évidemment; elles s'étiraient depuis le magasin jusqu'au siège du comité du parti – Et quelles mesures avez-vous prises? » Malgré les sévices endurés, Smirnov a conservé un timbre sonore et la certitude de son bon droit. Ce gaillard solidement charpenté aux cheveux blonds-roux et au visage d'homme du peuple parle sans hâte; la salle n'en perd pas un mot: « Comme toutes nos démarches auprès des organismes de la région étaient restées sans effet, j'ai confié à Vlassov le soin de rédiger un mémoire à l'intention du camarade Staline. » – « Et pourquoi cela n'a-t-il pas été fait? » (Tiens, ils ne savaient pas! Ça leur avait échappé !) - « Si, le mémoire a été rédigé et je l'ai expédié par porteur, directement au Comité central, sans passer par la Région. Le double est conservé dans les dossiers du comité de rayon. » La salle retient son souffle. Le tribunal est au comble de l'affolement. Mieux vaudrait arrêter l'interrogatoire, mais quelqu'un hasarde quand même: « Et alors? » C'est la question que tout le monde, dans la salle, avait sur le bout de la langue: « Et alors? » Smirnov n'éclate pas en sanglots, il ne se lamente pas sur son idéal englouti (voilà ce qui manque aux procès de Moscou!). Sa voix s'élève, sonore, paisible: « Rien. Il n'y a pas eu de réponse. » Et dans sa voix lasse, on entend: pour ma part, je m'y attendais bien. Il n'y a pas eu de réponse! Du Père, du Maître, pas de réponse! Le procès public vient d'atteindre son sommet! il vient de découvrir aux masses les noires entrailles de l'Ogre! On pourrait clore ici les débats ! Mais il faudrait pour cela plus de tact et d'esprit qu'ils n'en ont : trois jours encore ils vont piétiner dans cette flaque. Le procureur s'égosille : c'est du double jeu ! Alors, comme ça, d'une main vous nuisiez et, de l'autre, vous aviez le culot d'écrire au camarade Staline! Et vous attendiez une réponse? Que l'accusé Vlassov veuille bien expliquer comment il a imaginé une nuisance aussi cauchemardesque : interrompre la vente de farine et arrêter la fabrication de pain de seigle au chef-lieu du rayon ? Sans attendre qu'on l'y invite, Vlassov-le-jeune-coq bondit sur ses pieds et sa voix perçante remplit la salle: « Je suis entièrement prêt à répondre de tout cela devant le tribunal, à condition que vous, procureur Karassik, descendiez de la tribune de l'accusation et veniez vous asseoir ici, à côté de moi. » Confusion générale. Vacarme, cris. Rappelez-le à l'ordre, qu'est-ce qui se passe?... Ayant conquis ainsi la parole, Vlassov s'explique maintenant à loisir: « L'interdiction de vendre de la farine et l'interdiction de fabriquer du pain nous ont été signifiées par des décrets du Présidium du Comité exécutif de la région. Or, en tant que procureur de la région, Karassik est membre permanent du Présidium. – Si c'était de la nuisance, pourquoi n'avez-vous donc pas, comme vous en aviez le droit, opposé votre veto à cette décision? Autrement dit, vous avez fait de la nuisance avant moi? » Le procureur en a le souffle coupé, tant le coup est rapide et bien ajusté. Les juges sont tout aussi désemparés. L'un d'eux marmonne : « Si besoin est (?), nous jugerons aussi le procureur. Mais, aujourd'hui, c'est vous qu'on juge. » (Deux poids deux mesures, tout dépend du rang!) L'indomptable Vlassov lance un dernier coup de bec: « J'exige qu'on le fasse descendre de la tribune! » Suspension d'audience... Voyons, quelle valeur éducative un tel procès peut-il avoir pour les masses? Mais ils s'entêtent. Après l'interrogatoire des accusés vient celui des témoins. Le comptable N. « Que savez-vous des agissements nuisibles de Vlassov? – Rien. – Comment est-ce possible? – J'étais dans la salle des témoins, je n'ai pas entendu ce qui se disait. – Vous n'aviez pas besoin d'entendre! Quantité de documents vous passaient entre les mains : vous ne pouviez pas ne pas savoir. – Les documents étaient parfaitement en règle. – Mais enfin, voyez cette pile de journaux locaux. Même là-dedans on parle des activités nuisibles de Vlassov. Et vous, vous ne savez rien? – Interrogez donc ceux qui ont écrit ces articles! » La gérante de la boulangerie. « Dites-nous, le pouvoir soviétique a-t-il beaucoup de céréales? (Mince! quoi répondre?... qui se risquerait à dire: je n'ai pas compté?) – Beaucoup... – Alors, pourquoi fait-on la queue chez vous? – Je ne sais pas... – De qui est-ce que cela dépend? – Je ne sais pas... – Comment, je ne sais pas? Qui était votre patron? – Vassili Grigorievitch. – Il n'y a pas ici de Vassili Grigorievitch ! On dit: l'accusé Vlassov! Ainsi, c'est bien de lui que les choses dépendaient. » Le témoin reste muet. Le président dicte au greffier : « Réponse: Par suite des agissements nuisibles de Vlassov, on a vu se former des queues devant la boulangerie alors que le pouvoir soviétique dispose d'énormes réserves de céréales. » Dominant la crainte qu'il éprouvait désormais pour lui-même, le procureur prononça un long réquisitoire plein de colère. Quant à l'avocat, il assura surtout sa propre défense en soulignant que l'intérêt de la patrie lui était aussi cher qu'à tout citoyen digne de ce nom. Dans la déclaration finale de Smirnov, pas la moindre requête, pas le moindre repentir. Autant qu'on en puisse juger aujourd'hui, c'était un caractère ferme et un homme trop franc pour passer sans dommage le cap de cette année 37. Quand Sabourov demanda qu'on épargne sa vie – « pas pour moi, pour mes enfants encore petits » –, Vlassov, plein de dépit, l'empoigna par la veste: « Espèce d'idiot! » Lui-même ne laissa pas passer cette dernière occasion de lancer un défi: « A mes yeux, vous n'êtes pas des juges; vous êtes des artistes qui jouent un procès d'opérette en récitant des rôles écrits d'avance. Vous êtes les exécutants d'une ignoble provocation du NKVD. Quoi que je dise maintenant, vous allez me condamner à mort. Mais je suis sûr d'une chose : un jour viendra où vous vous retrouverez à notre place!19... » De sept heures du soir à une heure du matin, la Cour s'échina sur le jugement; dans la salle du club où brûlaient les lampes à pétrole, les accusés attendaient sous la menace des sabres et la foule bourdonnait sans vouloir s'en aller. Il avait fallu bien du temps pour rédiger le jugement, il en fallut autant pour en donner lecture, à cause de toutes les fantastiques actions, relations et intentions de nuisance qui s'y trouvaient accumulées. Smirnov, Univer, Sabourov et Vlassov furent condamnés à être fusillés; deux accusés eurent droit à dix ans, un autre à huit. De surcroît, les conclusions du tribunal permirent de démasquer à Kady une organisation de nuisance chez les komsomols (les arrestations ne se firent pas attendre ; vous vous rappelez le jeune magasinier?) et à Ivanovo un centre d'organisations clandestines qui, à son tour et bien entendu, recevait ses consignes de Moscou (ainsi creusait-on une sape sous les pieds de Boukharine). Après la formule solennelle « à être fusillés! », le président marque un temps d'arrêt pour les applaudissements. Mais une tension lugubre s'est emparée de la salle, les parents des condamnés poussent des cris, s'évanouissent, les étrangers soupirent et pleurent, au point que même les membres du parti qui occupent les deux premiers rangs restent interdits: pas un applaudissement, ce qui est franchement indécent. De la salle, on crie aux juges: « Oh, mon Dieu! qu'est-ce que vous faites là? » La femme d'Univer se lamente à pleine voix, désespérément. Et dans la pénombre, la foule commence à s'agiter. Vlassov crie à l'adresse des premiers rangs : « Mais vous, au moins, bande de salauds, vous ne pouvez pas applaudir? Et ça se dit communistes ! » L'instructeur politique du détachement de la milice bondit et lui braque son revolver sous le nez. Vlassov fait un geste pour le lui arracher des mains, un milicien accourt et repousse l'instructeur qui s'est mis dans son tort. Le chef de l'escorte commande: « Aux armes! » et voici les trente carabines de la garde et les pistolets des ennkavédistes locaux braqués sur les condamnés et sur la foule (qui semblait vraiment sur le point de s'élancer pour libérer les malheureux). La salle n'avait pour tout éclairage que quelques lampes à pétrole et la pénombre accentuait encore la confusion et l'angoisse. Définitivement convaincue – moins par les arguments du procès que par les carabines pointées sur elle –, la foule, prise de panique, se bouscula vers les portes et même vers les fenêtres. On entendit craquer le bois, tinter le verre brisé. Piétinée, sans connaissance, la femme d'Univer resta étendue sous les chaises jusqu'au matin. En fin de compte, il n'y avait pas eu d'applaudissements... Qu'il me soit ici permis de consacrer une brève remarque à la petite Zoïa Vlassov, alors âgée de huit ans. Elle aimait follement son père. Il lui devint impossible de rester à l'école (les autres la harcelaient: « Ton papa est un nuiseur! »; elle sortait les griffes: « Mon papa est gentil! »). Elle ne survécut qu'un an au procès (sans avoir jamais été malade auparavant) et de toute cette année-là elle ne rit pas une seule fois. Elle allait toujours tête basse et les vieilles prédisaient: « Elle regarde la terre, elle mourra bientôt. » Elle fut emportée par une méningite et dans son agonie, elle ne cessait de crier: « Où est mon papa? Rendez-moi papa! » Quand nous comptons les millions de personnes qui périrent dans les camps, nous oublions de multiplier encore par deux, par trois... Non seulement on ne pouvait liquider les condamnés séance tenante, mais il fallait redoubler de précautions pour assurer leur garde, car eux n'avaient plus rien à perdre, or ils devaient être transférés au chef-lieu de la région, où aurait lieu l'exécution. La première tâche était de les convoyer jusqu'au NKVD par la rue plongée dans la nuit. Voici comment on s'y prit. Chaque condamné était encadré par cinq hommes. Le premier portait une lanterne. Le second marchait, pistolet levé, devant le groupe formé par deux hommes tenant le criminel chacun sous un bras et brandissant un pistolet dans leur main restée libre. Le cinquième fermait la marche, son arme pointée dans le dos du condamné. Le reste de la milice avait été posté le long du parcours pour prévenir une intervention de la foule. Tout homme de bon sens accordera maintenant que si le NKVD avait dû continuer à se donner un tel tintouin avec des procès publics, jamais il n'aurait mené à bien sa noble mission. Et voilà pourquoi, dans notre pays, les procès politiques publics n'ont pas pris. 1 Lénine, 5e éd., t. 54, p. 265-266. 2 N.V. Krylenko, Za piat let (1918-1922) [En cinq ans]. Réquisitoires prononcés aux plus importants des procès jugés par le Tribunal révolutionnaire de Moscou et le Tribunal révolutionnaire suprême. Editions d'Etat, Moscou-Petrograd, 1923, p. 437. 3 Siégeaient en qualité d'assesseurs les vieux révolutionnaires Vassiliev-Ioujine et Antonov-Saratovski. La consonance un peu simplette de leurs noms avait déjà quelque chose de sympathique. Cela se retient. Or soudain, en 1962, vous lisez dans les Izvestia des articles nécrologiques consacrés à des victimes de la répression, et signés de qui? Du toujours jeune Antonov-Saratovski! Possible qu'il ait fini par recevoir, lui aussi, son paquet. Mais de ses propres victimes, pas un mot. 4 Pravda, 24 mai 1928, p. 3. 5 Izvestia, 24 mai 1929. 6 Protsess Prompartii [Le Procès du Parti Industriel], éd. « Législation soviétique », Moscou, 1931. 7 Le Procès du Parti Industriel, p. 453. 8 Cette flèche, qui donc l'avait dessinée à Krylenko sur un paquet de cigarettes? N'est-ce pas celui-là même qui concevra tout notre plan de défense pour 10941 ?... 9 Première partie, chapitre 2, page 41. 10 Ivanov-Razoumnik, Prisons et exils, éd. Tchékhov, New York, 1953. 11 Voilà ce qu'on disait chez nous en 1930, à une époque où Mao faisait encore figure de débutant. 12 Lettre de M. Iakoubovitch au Procureur Général de l'URSS, 1967 (Arkhiv Samizdata [Archives du Samizdat], Munich, N° AC 150). 13 Ne pas confondre avec le colonel du Grand Etat-Major Iakoubovitch qui, au même moment et lors des mêmes séances, représentait le ministère de la Guerre. 14 Ce funeste destin d'auxiliaire forcé et sincère de nos bourreaux, Iakoubovitch devait le subir à nouveau dans sa vieillesse, en 1974: des tchékistes vinrent le trouver dans sa maison pour invalides près de Karaganda et obtinrent de lui un entretien, un article et même l'enregistrement filmé d'une diatribe contre l'Archipel. Mais, pris dans leurs propres entraves, ils ne donnèrent pas une large audience à ces matériaux, car Iakoubovitch demeurait une figure indésirable. Ils devaient cependant le compromettre encore une fois, en 1978, dans un mensonge monté contre moi. (Note de 1978.) 15 Toutes ces données sont tirées du tome 41 du dictionnaire encyclopédique Granat, qui rassemble des notices autobiographiques et des notices biographiques dignes de foi sur les personnalités du RKP(b). 16 Il n'avait défendu et sauvé que le seul Iéfim Zeitlin, et encore, pas pour longtemps. 17 De quelle riche documentation ne nous privons-nous pas en ménageant à Molotov une noble vieillesse dorée! 18 C'est le tien qui va couler, et plus tôt que tu ne le crois! Quand le filet s'abattra sur la bande des ennkavédistes de Iéjov, Kliouguine sera pris, pour finir tué à coups de hache, dans un camp, par le mouchard Goubaïdouline. 19 En gros, c'est le seul point où il se trompait. Chapitre 11 LA MESURE SUPRÊME En Russie, la peine de mort a une histoire en dents de scie. Le Code d'Alexis Mikhaïlovitch prévoyait le châtiment suprême dans cinquante cas, le règlement militaire de Pierre le Grand dans deux cents. Élisabeth, sans abroger ces dispositions légales, ne les appliqua pas une seule fois. A son avènement, elle avait fait vœu, dit-on, de n'exécuter jamais personne, et les vingt ans de son règne s'écoulèrent sans une seule exécution: même la guerre de Sept ans ne la força pas à y recourir. Au milieu du XVIIIe siècle, cinquante ans avant le hachoir jacobin, c'est un exemple digne d'étonnement. Nous avons pris, il est vrai, le pli de railler notre passé, nous refusons d'y voir le bien, que ce soit en actes ou en intentions. Et il n'est pas difficile de dénigrer Élisabeth : elle a remplacé l'exécution par la peine du fouet, l'arrachage des narines, l'application du sceau brigand, l'exil à perpétuité en Sibérie. Mais disons-le à la décharge de l'impératrice: pouvait-elle aller plus loin à l'encontre des idées établies? Qui sait si le condamné à mort d'aujourd'hui, pourvu seulement que le soleil ne s'éteigne pas pour lui, n'opterait pas de son plein gré pour la totalité de ces châtiments que, par souci humanitaire, nous nous gardons bien de lui proposer? Et à mesure qu'il avancera dans la lecture de ce livre, le lecteur ne sera-t-il pas enclin à penser que vingt ou même dix ans de nos camps peuvent être une peine plus lourde que les châtiments d'Élisabeth? Si nous adoptons notre terminologie actuelle, nous dirons qu'Élisabeth eut sur la question un point de vue universel, et Catherine un point de vue de classe (par conséquent, plus juste). N'exécuter absolument aucun criminel l'aurait angoissée: elle se serait sentie sans défense. Pour protéger sa personne, son trône et son régime, autrement dit dans les affaires politiques (Mirovitch, la révolte de la peste* à Moscou, Pougatchov), elle jugea donc la peine de mort parfaitement légitime. Mais pour les criminels de droit commun, les brigands, on pouvait fort bien, à son avis, la considérer comme abolie. Sous Paul Ier, l'abolition de la peine de mort fut confirmée. (Que de guerres pourtant! mais les régiments ignoraient les tribunaux militaires.) Et au cours du long règne d'Alexandre Ier, le châtiment suprême ne fut réintroduit que pour les crimes commis par des militaires en campagne (1812). (On nous objectera aussitôt: et les soldats qu'on passait par les baguettes jusqu'à ce que mort s'ensuive? Rien à dire : des mises à mort non-officielles avaient certes lieu, mais l'on peut aussi acculer un homme à la mort par une réunion syndicale! Toujours est-il que dans le demi-siècle qui sépare Pougatchov des décembristes, il n'est arrivé à personne, dans notre pays, pas même aux criminels d'État, de perdre la vie – la vie donnée par Dieu – à la suite d'un vote de gens de justice.) A partir de la pendaison des cinq décembristes, la peine de mort demeura en vigueur pour les crimes d'État, comme le confirmèrent les Codes de 1845 et de 1904 et le précisèrent les lois de l'armée et de la marine; mais elle fut abrogée pour tous les crimes relevant des tribunaux normaux. A combien se monte donc le chiffre des exécutions en Russie au cours de cette période? Nous avons déjà cité (chapitre 8) les statistiques établies en 1905-1907 par des libéraux: 894 exécutions en 80 ans, c'est-à-dire une moyenne de 11 par an. Ajoutons les données plus rigoureuses de N.S. Tagantsev, spécialiste du droit pénal russe1. Jusqu'en 1905, la peine de mort était une mesure exceptionnelle. En trente ans, de 1876 à 1905 (c'était l'époque de la Volonté du peuple et des actes terroristes, non des intentions exprimées dans la cuisine commune d'un appartement soviétique ; l'époque des grèves massives et des troubles paysans; l'époque qui vit naître et s'affirmer tous les partis de la future révolution), 486 personnes furent exécutées, c'est-à-dire environ 17 par an dans tout le pays. (Ce chiffre incluant les criminels de droit commun!)2 Au cours de la première révolution et de sa répression, le nombre des exécutions s'éleva brusquement, frappant l'imagination des Russes, faisant pleurer Tolstoï, suscitant l'indignation de Korolenko et de beaucoup d'autres: de 1905 à 1908, environ 2200 personnes furent exécutées (45 par mois!). Une véritable épidémie d'exécutions, comme l'écrit Tagantsev. (Mais qui s'arrêta aussitôt.) On s'étonne de lire qu'en 1906, lors de la création des cours martiales, l'un des problèmes les plus complexes fut de savoir qui procéderait aux exécutions. (Elles devaient avoir lieu dans les 24 heures suivant le prononcé de la sentence.) Si c'était la troupe, l'impression produite sur les hommes était fâcheuse. Or il était souvent impossible de trouver un bourreau volontaire. Les têtes pré-communistes n'avaient pas encore découvert qu'un seul et unique bourreau pratiquant la balle dans la nuque peut traiter beaucoup de monde. Le Gouvernement provisoire, dès son entrée en fonctions, abolit la peine de mort sans restriction aucune. En juillet 1917, il la rétablit dans l'armée combattante et les régions proches du front pour les crimes commis par des militaires: assassinats, viols, brigandage, pillage (dont lesdites régions regorgeaient). Ce fut l'une des mesures les plus impopulaires du Gouvernement provisoire, de celles qui causèrent sa perte. « A bas la peine de mort rétablie par Kérenski! », disait l'un des slogans des bolchéviks à la veille du coup d'État. On raconte qu'à l'institut Smolny, dans la nuit même du 7 au 8 novembre, une discussion s'instaura sur l'opportunité de consacrer l'un des premiers décrets à abolir à jamais la peine de mort, et que Lénine railla alors fort justement l'utopisme de ses camarades: il savait, lui, que sans la peine de mort on ne pourrait faire le moindre pas vers la société nouvelle. Cependant, en formant avec les SR un gouvernement de coalition, on se rangea à leurs conceptions erronées et, à dater du 10 novembre 1917, la peine de mort fut effectivement abolie. Mais, évidemment, aucun bien ne pouvait résulter de cette mesure débonnaire. (Et que valait cette abolition? Au début de 1918, Trotsky ordonna de juger l'amiral récemment nommé Alexeï Chtchastny, qui avait refusé de saborder la flotte de la Baltique. Le président du Tribunal révolutionnaire suprême Karkline prononça hâtivement la sentence dans son russe boiteux: « Fusiller en vingt-quatre heures. » Émotion dans la salle: la peine de mort a été abolie! L'accusateur public Krylenko précisa alors: « Pourquoi vous agiter? C'est l'exécution capitale qui a été abolie. Or nous n'allons pas exécuter Chtchastny, nous allons le fusiller. » Et on le fusilla.) A en juger par les documents officiels, la peine de mort fut rétablie dans tous ses droits à partir de juin 1918; ou plutôt, elle ne fut pas « rétablie », mais instaurée pour ouvrir une nouvelle ère d'exécutions. Si l'on admet que Latsis3 ne réduit pas les chiffres, qu'il n'a pu simplement réunir tous les faits, et que les tribunaux révolutionnaires ont abattu au moins autant de besogne en jugeant les inculpés que la Tchéka sans les juger, nous découvrons que dans les vingt gouvernements de Russie centrale, en l'espace de seize mois (de juin 1918 à octobre 1919), plus de 16 000 personnes ont été fusillées, ce qui fait plus de 1000 exécutions par mois4. [Soit dit en passant, furent fusillés alors le président du premier Soviet des députés (Saint-Pétersbourg, 1905), Khroustaliov-Nossar, et le peintre qui dessina le modèle du costume moyenâgeux porté par les soldats de l'Armée rouge pendant toute la guerre civile.] Ajoutons encore les tribunaux révolutionnaires avec leurs chiffres mensuels qui atteignent aussi le millier. Et les tribunaux ferroviaires (cf. chapitre 8, p. 264). Au reste, ces exécutions individuelles que précédait ou non un jugement et qui, additionnées, ont fini par faire des milliers, n'étaient même peut-être pas le plus grave dans cette ère de mises à mort, inaugurée en 1918 et qui devait griser et glacer tout à la fois la Russie. Je trouve plus effrayante encore la pratique en honneur chez les belligérants, puis chez les vainqueurs, de couler des barges entières chargées de centaines d'hommes qu'on ne prenait la peine ni de compter, ni de recenser, dont on ne faisait même pas l'appel: officiers, en particulier, et autres otages noyés dans le golfe de Finlande, dans les mers Blanche, Noire, Caspienne, ainsi que dans le lac Baïkal. Cette mode ne concerne pas notre étude strictement juridique, mais l'histoire des mœurs : c'est la source de tout ce qui nous est arrivé par la suite. Au long des siècles, depuis le premier prince Rurik, avons-nous connu une accumulation de cruautés et de meurtres comme celle dont les bolchéviks ont accompagné la guerre civile et par laquelle ils l'ont terminée? Une dentelure caractéristique manquerait au tableau si nous omettions de dire que la peine capitale fut une nouvelle fois abolie... en janvier 1920, mais oui! L'historien peut rester perplexe devant cette confiance désarmée de la dictature qui se prive du glaive alors que Dénikine tient encore le Kouban, Wrangel la Crimée, et que la cavalerie polonaise s'apprête à entrer en campagne. Cependant, primo, ce décret était parfaitement raisonnable : il ne s'étendait pas aux tribunaux militaires révolutionnaires, mais uniquement à la Tchéka et aux tribunaux révolutionnaires de l'arrière. Ceux qu'on se proposait de fusiller, on pouvait donc les transférer préalablement dans la bonne zone. Le document suivant a été conservé pour l'histoire : « Secret. Circulaire aux présidents des Tchékas locales et de la Vétchéka, à l'intention de leurs Sections spéciales. En raison de l'abolition de la peine de mort, nous suggérons que toutes les personnes qui, pour les différents crimes qui leur sont imputés, doivent subir le châtiment suprême, soient expédiées dans la zone des combats, zone à laquelle ne s'étend pas le décret d'abolition. Le 15 avril 1920 N° 325 / 16 756 Le chef de la Section spéciale de la Vétchéka /signature/ Iagoda » Secondo, le décret avait été préparé par un nettoyage préliminaire des prisons (les détenus susceptibles de tomber « sous le coup du décret » avaient été fusillés en masse). Les archives nous ont conservé une déclaration des prisonniers des Boutyrki datée du 5 mai 1920: « Dans la prison des Boutyrki où nous nous trouvons, 72 personnes ont été fusillées nuitamment après la signature du décret d'abrogation de la peine de mort. C'était horrible de bassesse. » Et tertio – nous en venons au plus consolant –, l'abolition ne resta en vigueur que 4 mois (le temps que les prisons se retrouvent bondées). Le 28 mai 1920, un nouveau décret rendit à la Vétchéka le droit de fusiller. La révolution se hâte de tout rebaptiser afin de tout voir neuf. Ainsi la « peine de mort » reçut-elle le nom de mesure suprême, et même pas « de châtiment », mais de protection sociale. Les fondements de la législation criminelle de 1924 nous expliquent que cette peine capitale est instituée provisoirement, en attendant son abolition totale par le Comité central exécutif. Et, de fait, en 1927, on se remit à l'abroger: elle ne fut maintenue que pour les crimes contre l'État et l'Armée (article 58 et articles correspondants du Code militaire), ainsi que, c'est vrai, pour le banditisme (mais on sait la large interprétation politique du « banditisme » en ce temps-là comme, du reste, aujourd'hui: depuis le « basmatch » turkmène jusqu'au franc-tireur lituanien, embusqué dans les forêts, tout nationaliste armé, en désaccord avec le pouvoir central, est un « bandit » : comment donc se passer d'un tel article? L'émeutier des camps comme le manifestant des villes sont eux aussi des « bandits »). Dans les articles sur la protection des particuliers contre les meurtres, les viols et les actes de brigandage, la peine capitale fut supprimée à l'occasion du dixième anniversaire d'Octobre. Quand vint le quinzième jubilé, elle venait cependant de resurgir dans la loi dite du 7-8, cette loi essentielle au socialisme en marche, qui promettait à chaque citoyen une balle dans la tête s'il s'appropriait la moindre miette appartenant à l'État. Comme cela arrive toujours, on se jeta littéralement, en 1932-1933, sur cette loi toute fraîche et on fusilla avec un entrain particulier. En ce temps de paix (du vivant de Kirov...), dans la seule prison des Croix à Leningrad, en décembre 1932, deux cent soixante-cinq condamnés à mort attendaient ensemble leur destin5, ce qui, sur un an et pour cette seule prison, devait équivaloir à plus d'un millier. Qui étaient donc ces criminels? Où donc avait-on trouvé tant de conspirateurs et de trublions? Tenez, voici un exemple: il y avait parmi eux six kolkhoziens des environs de Tsarskoïé Sélo qui avaient commis le crime suivant: une fois menée à bien (par leurs propres bras!) la fenaison du kolkhoze, ils étaient revenus faucher, pour leurs vaches à eux, l'herbe des petits monticules. Ces six paysans n'ont pas été graciés par le Vtsik: la sentence a été exécutée! Quelle Saltytchikha, quel hoberau même le plus abject, le plus répugnant, aurait jamais pu tuer six paysans pour quelques touffes d'herbe récupérées?... Leur eût-il donné à chacun un seul coup de verge que nous l'aurions su, que nous aurions maudit son nom sur les bancs de l'école6! Or aujourd'hui, ni vu ni connu. Il ne reste plus qu'à caresser l'espoir qu'un jour des documents viendront corroborer le récit de mon témoin oculaire. Staline n'eût-il jamais plus tué personne – rien que pour ces six paysans, il aurait mérité à mon avis d'être écartelé. Et l'on ose encore glapir à nos trousses : « Comment avez-vous pu le mettre en accusation? », « troubler le repos de cette grande ombre? », « Staline appartient au mouvement communiste mondial! » – Oui. Et au Code pénal également. Du reste, en quoi Lénine et Trotsky valent-ils mieux? Ce sont bien eux qui ont commencé. Mais revenons à l'impassibilité et à l'objectivité. Le Vtsik aurait sans aucun doute « supprimé totalement » la peine capitale, puisqu'il l'avait promis, si, par malheur, en 1936, le Père et Maître n'avait supprimé totalement... le Vtsik. Quant au Soviet suprême qui le remplaça, il sentait son Anna Ioannovna. Et l'on dit désormais « mesure suprême de châtiment » en renonçant au terme saugrenu de « protection ». Les exécutions des années 1937-1938 débordaient, même pour une oreille stalinienne, le cadre de la « protection ». Quel juriste, quel historien du droit criminel nous fournira un jour sur ces exécutions des statistiques dûment vérifiées? Où se trouvent les archives secrètes qui pourraient nous livrer ces chiffres? Elles n'existent pas, jamais elles n'existeront. Osons donc reprendre les chiffres colportés sous les voûtes des Boutyrki par les sbires plus ou moins importants de Iéjov, tombés en disgrâce (ils étaient bien placés pour savoir, eux!). Ils affirmaient qu'en l'espace de ces deux années, on avait fusillé un demi-million de « politiques » et 480 000 droits-communs (article 59-3: fusillés en tant que « soutiens de Iagoda » ; c'est ainsi que fut fauchée « l'ancienne et noble société des gens du milieu »). Ces chiffres sont-ils invraisemblables? Si l'on considère que les exécutions ont duré non pas deux ans, mais seulement dix-huit mois, nous obtenons une moyenne mensuelle de 28 000 fusillés (en vertu de l'article 58) pour toute l'Union. Mais combien y avait-il de lieux d'exécution? 150, selon les estimations les plus modestes. (Ils étaient assurément plus nombreux. A Pskov, dans les anciennes cellules d'ermites situées au sous-sol des nombreuses églises de la ville, le NKVD avait installé des chambres de torture et d'exécution. En 1953, l'accès de ces églises était toujours interdit aux touristes: « dépôt d'archives » : belles archives, en effet, qu'on n'avait pas dépoussiérées depuis dix ans! Et avant de commencer les travaux de restauration, c'est par camions entiers qu'on dut retirer les ossements.) Ainsi donc, cela fait chaque jour et pour chaque lieu d'exécution : 6 suppliciés. Est-ce un chiffre fantastique? Il est même trop modeste! Un témoignage venu de Krasnodar affirme qu'en 1937-38, plus de 200 personnes furent fusillées chaque nuit au siège central du Guépéou, rue Prolétarskaïa. (D'autres sources affirment qu'au 1er janvier 1939, 1 700 000 personnes avaient été passées par les armes.) Pendant la Grande Guerre nationale, selon les circonstances, l'application de la peine de mort fut étendue (par exemple, lors de la militarisation des chemins de fer) ou bien diversifiée dans ses formes (à partir d'avril 1943, un décret institua la pendaison). Tous ces événements avaient quelque peu retardé l'abolition totale et définitive de la peine de mort, promise depuis si longtemps. Toutefois, la patience et le dévouement de notre peuple finirent par la mériter: en mai 1947, Iossif Vissarionovitch essaya devant la glace son jabot empesé, en fut satisfait et dicta au Présidium du Soviet suprême l'abolition de la peine de mort en temps de paix (elle fut remplacée par une peine de vingt-cinq ans, surnommée quarteron). Mais notre peuple est ingrat, criminel et incapable d'apprécier la magnanimité. C'est pourquoi, après deux ans et demi de gêne et geignements, les dirigeants publièrent le 12 janvier 1950 un décret contredisant le précédent: « Pour répondre aux demandes formulées par les républiques nationales » (l'Ukraine?), « par les syndicats » (chers syndicats qui savent toujours ce qu'il faut faire), « par les organisations paysannes » (voilà qui avait dû être dicté en rêve, toutes les organisations paysannes ayant été détruites par le Miséricordieux dans l'année de la Grande Cassure*), « ainsi que par les professionnels de la culture » (là, en revanche, c'est tout à fait vraisemblable), ils rétablissaient la peine de mort pour « les traîtres à la patrie, les espions et les saboteurs envoyés par l'étranger » qui s'entassaient déjà dans les prisons. Et une fois le branle ainsi donné, notre zigouilloir familier se reconstitua sans effort : en 1954, la peine de mort fut étendue aux homicides volontaires; en mai 1961, au détournement de biens de l'État et à la fabrication de fausse monnaie ainsi qu'au terrorisme sur les lieux de détention (à l'intention de ceux qui tuent les mouchards et cherchent à intimider l'administration des camps) ; en juillet 1961, aux infractions à la législation financière concernant les devises; en février 1962, aux attentats (il suffit d'un geste de la main) à la vie des miliciens et de leurs auxiliaires bénévoles, ainsi qu'au viol; et, aussitôt après, à la concussion. Mais tout cela à titre provisoire, en attendant l'abolition complète de la peine capitale. Aujourd'hui encore, la formule reste inchangée. Au bout du compte, c'est sous Élisabeth que nous aurons réussi à tenir le plus longtemps sans recourir à la peine de mort. *** Dans notre existence confortable et aveugle, nous imaginons les condamnés à la peine capitale comme des individus isolés, peu nombreux et victimes de la fatalité. D'instinct, nous croyons que nous, en tout cas, jamais nous ne pourrions nous retrouver dans une cellule de condamnés à mort, qu'il faut pour cela sinon une faute grave, du moins une destinée exceptionnelle. Aussi allons-nous devoir secouer sérieusement notre cervelle pour comprendre que par ces cellules est passée une multitude de gens tout à fait modestes, arrêtés pour des actions tout ce qu'il y a d'ordinaire, et que peu d'entre eux furent graciés, la plupart écopèrent bel et bien de la sup (c'est ainsi que les détenus appelaient la « mesure suprême » ; ils détestent le langage ampoulé et cherchent des appellations aussi brèves et rudes que possible). Un agronome attaché à un bureau foncier de rayon fut condamné à mort pour s'être trompé en analysant le grain kolkhozien (ou parce que les résultats de son analyse avaient déplu aux autorités?). C'était en 1937. Melnikov, chef d'une équipe d'artisans qui fabriquaient des bobines de fil, fut condamné parce qu'un incendie, provoqué par l'étincelle d'une locomobile, s'était déclaré dans son atelier: 1937. (Sa peine, il est vrai, fut commuée en dix ans de camp.) Dans la prison des Croix, mentionnée plus haut, il y avait en 1932, parmi les détenus qui attendaient l'exécution, un certain Feldman chez qui on avait trouvé des devises, ainsi qu'un ancien élève du conservatoire, Faïtélévitch, qui avait vendu du ruban métallique pour la fabrication des plumes. Le commerce ancestral des Juifs, leur gagne-pain et leur passe-temps, étaient devenus eux aussi passibles de mort! S'étonnera-t-on, dès lors, que la peine de mort soit venue frapper un jeune paysan d'Ivanovo, qu'on appelait Guéraska? Le jour de la saint-Nicolas de printemps, il fait la bombe dans un village voisin, se saoûle la gueule et donne un coup de barre de fer dans le postérieur... non d'un milicien, mais d'un cheval appartenant à la milice! (Il est vrai que, pour embêter la milice, il s'en prend aussi à l'isba du Soviet rural, arrachant une planche du revêtement extérieur, ainsi que le fil du téléphone, aux cris de : « Mort aux vaches! ») Si nous nous retrouvons dans une cellule de condamnés à mort, ce n'est pas à cause de nos actions ou de nos omissions. C'est la grande roue qui en décide, le cours de puissantes circonstances extérieures. Prenez, par exemple, le blocus de Leningrad. Que voulez-vous que pense le camarade Jdanov, dirigeant suprême de la ville, à l'idée que, durant ces âpres mois, les dossiers du Guébé de Leningrad pourraient ne comporter aucune peine capitale? Que les Organes sont inactifs, n'est-ce pas? Car il doit y avoir découverte de graves complots clandestins, dirigés de l'extérieur par les Allemands. Sous la direction de Staline, en 1919, plusieurs complots ont été découverts, et sous Jdanov, en 1942, il n'y en aurait pas? Sitôt la commande faite, elle est exécutée. On découvre plusieurs complots à ramifications. Tandis que vous dormez à Leningrad dans votre chambre glaciale, une main noire et crochue s'appesantit déjà sur vous. Et rien n'aura dépendu de vous. Untel est désigné, par exemple, le général-lieutenant Ignatovski. Ses fenêtres donnent sur la Néva: il a tiré un mouchoir blanc pour se moucher, c'est donc un signal. De surcroît, Ignatovski, ingénieur de formation, aime parler technique avec des marins. Il n'en faut pas plus. On l'embarque. Le temps est venu de rendre des comptes! « Donnez les noms de quarante membres de votre organisation. » Il les donne. Si vous êtes placeur au théâtre Alexandra, il y a peu de chances que vous soyez nommé. Mais professeur à l'Institut de technologie, vous voilà sur la liste, – et dites-moi ce qui a dépendu de vous ? Or cette liste garantit à tous le peloton d'exécution. Tout le monde est effectivement fusillé. Si Konstantin Ivanovitch Strakhovitch, l'un des meilleurs spécialistes russes en hydrodynamique, reste en vie, c'est pour la raison suivante. Des autorités encore plus haut placées de la Sécurité d'État trouvent que la liste est trop courte, le nombre de fusillés insuffisant. Et Strakhovitch est désigné comme centre d'une nouvelle organisation à démanteler. Le capitaine Altschuller le convoque: « Qu'est-ce que c'est que ça? Vous vous êtes empressé de tout avouer, vous avez décidé de vous échapper dans l'autre monde pour garder le secret sur le gouvernement clandestin? Qui étiez-vous dans ce gouvernement? » Strakhovitch, toujours dans sa cellule de condamné à mort, est entraîné dans un nouveau cycle d'interrogatoires. Il propose (pour en finir!) qu'on le considère comme le ministre de l'Instruction publique, mais Altschuller veut plus. L'instruction se poursuit, cependant que le groupe d'Ignatovski est passé par les armes. A l'un des interrogatoires, Strakhovitch est pris de colère: ce n'est pas qu'il veuille vivre, mais il est fatigué d'être en instance de mort, et surtout il n'en peut plus de mentir. Et, en présence d'un haut gradé, lors d'un interrogatoire croisé, il frappe du poing sur la table et s'écrie: « C'est vous tous qui finirez fusillés ! Je ne veux plus mentir! Je retire toutes mes déclarations depuis le début! » Et cette colère le sauve – non seulement les interrogatoires cessent, mais on l'oublie pour longtemps dans sa cellule de condamné à mort. Sans doute, dans un climat de soumission générale, un accès de désespoir est-il toujours salutaire. Tant et tant de fusillés ; d'abord des milliers, puis des centaines de milliers. Nous divisons, multiplions, soupirons, maudissons. Mais, malgré tout, il n'y a là que des chiffres. Ils frappent l'esprit, puis on les oublie. Tandis que si, un jour, les parents des fusillés pouvaient apporter à un éditeur les photographies des victimes, si on publiait un album de ces photographies, un album en plusieurs tomes, – à feuilleter ces volumes, à scruter d'un dernier regard leurs yeux éteints, nous apprendrions beaucoup de choses pour le temps qu'il nous reste à vivre. Cette lecture presque sans texte se déposerait dans notre âme à jamais. Dans une maison que je connais, où vivent d'anciens zeks, on observe le rite suivant: le 5 mars, jour de la mort de l'Assassin en chef, on expose sur les tables les photos de victimes fusillées ou mortes dans les camps: quelques dizaines, celles qu'on a réussi à rassembler. Durant toute la journée, dans la maison règne une atmosphère solennelle qui tient de l'église et du musée. Au son d'une musique funèbre, les amis viennent regarder les photos en silence; ils écoutent, ils se parlent à voix basse, puis s'en vont sans prendre congé. Si seulement on le faisait partout... Nous garderions au moins une petite cicatrice sur le cœur. Pour que tout de même ils ne soient pas morts en vain!... Comment tout cela se passe-t-il? Comment attendent-ils? Que ressentent-ils? A quoi pensent-ils? A quelles conclusions arrivent-ils? Comment les emmène-t-on? Qu'est-ce qu'ils éprouvent dans les derniers instants? Et comment on les... on les... ? Naturel est le désir maladif des hommes de lever un coin du voile (même en sachant qu'aucun de nous n'y parviendra jamais). Il est naturel aussi que les récits des survivants n'aillent pas jusqu'au bout, puisque ceux-là ont été graciés. Ce qui se passe tout à la fin, les bourreaux, eux, le savent. Mais ils ne le diront pas. (Le fameux père Liocha de la prison des Croix qui ramenait au condamné les bras derrière le dos, lui passait les menottes, et si l'homme criait dans le corridor nocturne: « Adieu, mes amis! », lui enfonçait un bâillon dans la bouche, – pourquoi vous le raconterait-il? Sans doute continue-t-il, bien vêtu, à aller et venir dans Leningrad. Si vous le rencontrez dans une buvette des Iles* ou à un match de football, questionnez-le!) Cependant, le bourreau lui-même ne sait pas tout. Dans le vacarme de moteur emballé qui accompagne les exécutions, il lâche sans rien entendre les balles de pistolet dans les nuques, voué à une incompréhension obtuse de ce Viktor Petrovitch Pokrovski († Moscou, 1918) Alexandre Strohbinder († Petrograd, 1918) Mikhail Alexandrovitch Reformatski († Oriol, 1938) Vassili Ivanovitch Anitchkov († Moscou, 1927) Alexandre Andreïevitch Svétchine professeur à l'Académie de l'État-Major général († Moscou, 1935) Iélisavèta Ievguénievna Anitchkova (t camp sur l'Iénisseï, 1942) qui s'accomplit. Lui non plus ne sait pas jusqu'au bout. Seuls les tués le savent, autrement dit personne. PARMI LES FUSILLÉS Reste encore, à vrai dire, l'artiste, qui a une certaine connaissance – obscure, confuse, mais réelle – de ce qui se passe jusqu'à l'instant ultime où la balle frappe, où la corde étrangle. C'est donc aux graciés et aux artistes que nous devons d'avoir pu composer un tableau approximatif d'une cellule de condamnés à mort. Nous savons, par exemple, que la nuit les condamnés ne dorment pas: ils attendent. Et ne se tranquillisent qu'avec le jour. Dans son roman les Fausses Grandeurs7, que dépare la détermination d'écrire à la Dostoïevski, en faisant même encore plus déchirant et plus attendrissant, Narokov (Martchenko) a cependant fort bien décrit, à mon avis, une cellule de condamnés à mort et l'exécution elle-même. Récit invérifiable mais qui se laisse croire. La vision des écrivains plus anciens, comme Léonide Andreïev, sent actuellement son bon vieux temps. Quel créateur à l'imagination débridée aurait pu se représenter, par exemple, nos cellules de 1937? Il nous aurait, certes, tressé ses fils psychologiques, montré les condamnés qui attendent, l'oreille tendue. Mais qui aurait pu prévoir et décrire les autres tourments, étonnants chez des condamnés à mort? 1 Ils souffrent du froid. Ils sont réduits à dormir à même le ciment; sous la fenêtre, il fait moins trois (Strakhovitch). De quoi mourir transi avant l'exécution. 2 Ils souffrent de la promiscuité et du manque d'air. Dans une cellule individuelle, on entasse sept (jamais moins), dix, quinze ou vingt-huit condamnés à mort (Strakhovitch à Leningrad, en 1942). Ils restent ainsi comprimés pendant des semaines, voire des mois. Enfoncé, Andreïev avec ses sept pendus! Ce n'est plus à l'exécution qu'on pense, ce n'est plus la mort qu'on craint; on n'a plus qu'un souci: comment étendre les jambes? se coucher sur le côté? avaler un peu d'air? En 1937, année où l'ensemble des prisons d'Ivanovo (Intérieure, N° 1, N°2 et KPZ), prévu au plus pour trois ou quatre mille détenus, en contint jusqu'à 40 000, on entassa pêle-mêle, dans la prison N° 2, simples inculpés, condamnés à une peine de camp, condamnés à mort, condamnés à mort graciés et enfin voleurs, – et durant plusieurs jours tous durent rester debout les uns contre les autres dans une grande cellule, si serrés qu'ils ne pouvaient ni lever ni baisser les bras, et qu'on risquait à tout moment de briser les genoux de ceux qui étaient coincés contre les châlits. C'était en hiver et, pour éviter l'asphyxie, les détenus défoncèrent les vitres. (Dans cette cellule se trouvait un homme aux cheveux blancs comme neige nommé Alalykine, membre du parti social-démocrate depuis 1898 et qui avait abandonné le parti bolchévik en 1917 après les Thèses* d'avril: condamné à mort, il attendait l'exécution.) 3. Ils souffrent de la faim. Après la sentence de mort, l'attente est si longue qu'ils ressentent moins la peur de l'exécution que le supplice de la faim: avant tout, manger! En 1941, à la prison de Krasnoïarsk, Alexandre Babitch passa dans la cellule des condamnés à mort soixante-quinze jours! Il s'était tout à fait résigné et attendait la mort comme la seule issue possible de sa vie gâchée. Sa peine fut commuée en dix ans, mais il était déjà tout enflé par la dénutrition et c'est dans cet état qu'il commença son stage dans les camps. – Et quel est le record d'attente? Qui peut le dire?... Vsévolod Petrovitch Golitsyne, responsable élu (!) de sa cellule de condamnés à mort, y passa en 1938 cent quarante jours. Mais est-ce le record? La gloire de notre science, l'académicien N.I. Vavilov, attendit l'exécution pendant plusieurs mois, peut-être même une année entière; c'est en tant que condamné à mort qu'on l'évacua sur la prison de Saratov où il fut enfermé dans une cellule souterraine, sans fenêtre; et quand, en été 1942, gracié, il fut transféré dans une cellule commune, il ne pouvait plus marcher : on devait le porter dans la cour à l'heure de la promenade. 4. Ils souffrent d'être privés d'assistance médicale. Pour avoir trop longtemps séjourné dans la cellule des condamnés à mort (en 1938), Okhrimenko tomba gravement malade. Non seulement il ne fut pas transféré à l'hôpital, mais la doctoresse prit son temps pour aller le voir. Quand enfin elle vint, elle n'entra pas dans la cellule; sans rien demander, sans ausculter le malade, elle lui passa une poudre à travers la porte grillagée. Strakhovitch, lui, souffrait d'un œdème des jambes, il l'expliqua à son geôlier et on lui envoya un... dentiste. Quand le médecin finit tout de même par intervenir, doit-il soigner le condamné, c'est-à-dire prolonger son attente de la mort? Ou bien, par souci humanitaire, doit-il insister pour qu'on procède sans tarder à l'exécution? Voici encore une scène rapportée par Strakhovitch: un médecin entre dans la cellule et, s'adressant au surveillant d'étage, il montre du doigt un condamné, un autre, un troisième: « défunt!... défunt!... défunt!... » (C'est sa manière de désigner au surveillant les dystrophiques en soulignant qu'on ne peut pas laisser ainsi mourir des gens à petit feu, qu'il est grand temps de les fusiller!) En effet, pourquoi les gardait-on si longtemps? Par manque de bourreaux? Il faut savoir qu'on proposait à de nombreux condamnés à mort de signer leur recours en grâce, on les priait même de le faire, et lorsqu'ils s'obstinaient trop, refusant tout nouveau compromis, on signait les recours en leur nom. Et des mois s'écoulaient pendant que ces papiers cheminaient dans les rouages de la machine. Voilà sans doute ce qui se produisait: deux administrations distinctes interféraient. Celle chargée de l'instruction et des procès (des membres de la Chambre militaire nous ont assuré que c'était tout un) s'efforçait de découvrir des complots aussi terribles que cauchemardesques et ne pouvait pas ne pas infliger aux criminels le châtiment qu'ils avaient mérité: la mort. Mais une fois la sentence de mort prononcée, inscrite à l'actif de la première administration, ces fantoches qu'on appelait des condamnés ne l'intéressaient plus: comme, en réalité, il n'y avait pas de sédition, peu importait pour la vie de la nation que ces condamnés meurent ou restent en vie. Et ils passaient entièrement à la charge de l'administration des prisons. Or celle-ci, étroitement liée à la direction des camps, considérait les détenus d'un point de vue économique. Son ambition était non pas d'en fusiller le plus possible, mais d'expédier le maximum de main-d'œuvre sur l'Archipel. Telle fut l'attitude de Sokolov, chef de la prison intérieure de la Grande Maison, à l'égard de Strakhovitch qui, ayant fini par s'ennuyer dans la cellule des condamnés à mort, demanda du papier et un crayon pour ses travaux scientifiques. Il commença par noircir un cahier sur « L'interaction d'un liquide et d'un solide qui se meut en son sein », puis sur « Le calcul des balistes, des ressorts et des amortisseurs », après quoi il s'attaqua aux « Fondements de la théorie de la stabilité ». On le transféra alors dans une cellule individuelle « pour scientifiques », la nourriture s'améliora. Là-dessus arrivèrent des commandes du Front de Leningrad. Il mit au point pour lui une « défense antiaérienne en parapluie ». Finalement, Jdanov commua sa peine en quinze ans de détention. (Mais bientôt vint de Moscou, retardée par les lenteurs du courrier, une grâce ordinaire: plus généreuse, elle ramenait sa peine à dix ans.) Tous les cahiers que Strakhovitch rédigea en prison sont aujourd'hui encore intacts. Quant à sa « carrière scientifique » en cellule, elle ne faisait que commencer. Il lui fut donné de diriger l'un des premiers projets soviétiques en matière de turbo-réacteurs. Le commissaire-instructeur Kroujkov (mais oui, celui-là, le détrousseur!) eut l'idée d'exploiter pour son propre compte N.P., professeur de mathématiques, condamné à mort: il extrayait N.P. de sa cellule et lui donnait à résoudre des problèmes sur la théorie des fonctions à variable complexe. Étudiant par correspondance, Kroujkov lui faisait faire ainsi ses devoirs de contrôle (et sans doute pas seulement les siens). Qu'a donc compris la littérature universelle aux souffrances qui précèdent l'exécution ?... Enfin (je le tiens de Tchavdarov), la geôle des condamnés à mort peut être utilisée dans le cadre de l'instruction, comme moyen de pression. Deux prisonniers de Krasnoïarsk, qui refusaient d'avouer, passèrent en « jugement », furent « condamnés » à mort et transférés dans la cellule spéciale. (Tchavdarov me dit: « leur procès n'avait été qu'une mise en scène. » Mais, à l'époque où tout procès était une mise en scène, quel nom donner à cette parodie-là? Scène sur la scène, spectacle à l'intérieur du spectacle?) Là, on leur laissa le temps d'ingurgiter une bonne lampée de vie quotidienne. Puis on leur flanqua des moutons, soi-disant condamnés eux aussi. Alors ils se mirent soudain à se repentir de leur entêtement au cours des interrogatoires et firent transmettre par le surveillant qu'ils étaient prêts à tout signer. On leur fit donc signer des déclarations, puis on vint les chercher de jour, donc pas pour les exécuter. Mais les vrais condamnés à mort de cette cellule, ceux qui avaient servi de matériau inerte dans le jeu du commissaire-instructeur, ils ressentirent bien, eux aussi, quelque chose en voyant les autres « se repentir » et obtenir leur grâce? Bah, ce sont là les petits à-côtés de toute mise en scène... On dit que le futur maréchal Konstantin Rokossovski fut par deux fois, en 1939, emmené de nuit dans une forêt pour subir un simulacre d'exécution : on pointait sur lui les fusils pour les baisser ensuite, puis on le ramenait en prison. Ce qui était une autre manière de mettre la mesure suprême au service de l'instruction. Sans inconvénient, semble-t-il: Rokossovski se porte à merveille et n'en veut à personne. Un homme accepte presque toujours docilement de se laisser tuer. Pourquoi la sentence de mort exerce-t-elle pareille fascination? Le plus souvent, les graciés n'ont pas souvenir que dans leur cellule un condamné ait récalcitré. Cela arrive pourtant. Dans la prison des Croix, à Leningrad, en 1932, des condamnés à mort s'emparèrent des revolvers de leurs gardiens et ouvrirent le feu. On changea alors de tactique : après avoir repéré par l'œilleton celui qu'ils devaient prendre, cinq surveillants non armés faisaient irruption dans la cellule et se jetaient sur la victime. Il y avait là, ensemble, huit à dix détenus, mais chacun avait interjeté appel auprès de Kalinine et attendait sa grâce. Aussi obéissaient-ils au principe: « A toi de crever aujourd'hui, moi, ce sera pour demain. » Ils s'écartaient et regardaient, impassibles, les gardiens maîtriser le malheureux et, quand il appelait à l'aide, lui enfoncer dans la bouche une balle d'enfant. (A voir une de ces balles, qui pourrait imaginer toutes ses utilisations possibles?... Excellent exemple pour une conférence sur la méthode dialectique!) Espérance, contribues-tu à rendre fort ou faible? Si, dans chaque cellule, les condamnés s'étaient unis pour étrangler leurs bourreaux, les exécutions n'auraient-elles pas cessé plus sûrement que par les grâces du Vtsik? Quand on est prêt à basculer dans la tombe, pourquoi ne pas résister? Or, en fait, les jeux n'étaient-ils pas faits dès l'arrestation ? Et pourtant tous s'engageaient alors à genoux, comme si on leur eût coupé les jambes, sur la voie de l'espérance. *** Vassili Grigorievitch Vlassov se rappelle que la nuit suivant sa condamnation à mort, alors qu'il était emmené à travers les sombres rues de Kady par quatre gardiens qui, de quatre côtés, pointaient leurs revolvers sur lui, il n'avait qu'une crainte: celle d'être abattu sur-le-champ, par provocation, au cours d'une « tentative de fuite ». C'est donc qu'il ne croyait pas encore à la réalité de la sentence. Il espérait encore s'en tirer... Il fut ensuite détenu au poste de police, étendu sur la table du bureau et veillé sans relâche par deux ou trois miliciens à la lumière d'une lampe à pétrole. Les policiers se parlaient entre eux: « J'ai eu beau écouter tous ces quatre jours, je ne suis pas arrivé à comprendre pourquoi ils ont été condamnés. – Bah! ça n'est pas notre affaire! » Vlassov resta cinq jours dans cette pièce. On attendait la ratification de la sentence pour fusiller les condamnés sur place, car les transférer ailleurs était difficile. Quelqu'un avait envoyé en son nom un télégramme de recours en grâce: « Je ne me reconnais pas coupable, je demande qu'on épargne ma vie. » Il n'y eut pas de réponse. Durant tous ces jours, il eut les mains qui tremblaient si fort qu'il ne pouvait tenir sa cuiller et buvait sa soupe à même l'assiette. Kliouguine venait le voir pour se moquer de lui. (Peu après le procès, il allait être muté d'Ivanovo à Moscou. Cette année-là, ces astres pourpres montaient et déclinaient brusquement dans le ciel du Goulag. Le temps approchait où on allait les précipiter à leur tour dans la fosse, mais eux ne le savaient pas encore.) Rien ne venait, ni ratification, ni grâce. Il fallut bien se résoudre à transférer les quatre condamnés à Kinechma. Ce qu'on fit à bord de quatre petits camions découverts, chaque prisonnier étant escorté de sept miliciens. A Kinechma, on les enferma dans le sous-sol du monastère (débarrassée de l'idéologie monacale, l'architecture monastique nous convenait à merveille!). Puis un wagon grillagé les emmena, avec d'autres condamnés à mort, jusqu'à Ivanovo. A la gare de marchandises d'Ivanovo, Sabourov, Vlassov et l'un des nouveaux furent détachés du lot. Les autres furent aussitôt embarqués pour être fusillés, car la prison était déjà trop pleine. C'est ainsi que Vlassov dut faire ses adieux à Smirnov. Les trois rescapés restèrent environ quatre heures assis par terre dans la cour de la prison N° 1, dans la froide humidité d'octobre, tandis qu'on faisait partir, accueillait, fouillait de nouveaux convois. Rien ne prouvait encore qu'ils n'allaient pas être fusillés le jour même. Ces quatre heures, il fallut qu'ils les endurent, avec toutes les pensées qui leur défilèrent dans la tête ! Un moment, Sabourov crut qu'on les menait au supplice (on les conduisait dans leur cellule): il ne cria pas, mais agrippa si fortement le bras de son camarade que celui-ci poussa un cri. Sabourov fut alors traîné comme un sac et poussé à la baïonnette. La prison comportait quatre cellules réservées aux condamnés à mort, dans le même corridor que celles destinées aux enfants et aux malades! Ces geôles avaient chacune deux portes, l'une ordinaire, en bois, avec un œilleton, l'autre en fer, grillagée. Chacune était munie de deux verrous (le surveillant et le chef de quartier avaient chacun la clef d'un des deux verrous pour qu'ils ne puissent pas ouvrir l'un sans l'autre). La cellule 43 était contiguë au cabinet du commissaire-instructeur et, la nuit, les cris des torturés déchiraient les oreilles des condamnés attendant l'exécution. Vlassov fut enfermé au numéro 61. C'était une cellule individuelle: environ cinq mètres de long, un peu plus d'un mètre de large. Deux lits en fer étaient solidement rivés au sol par une épaisse barre de métal; sur chaque lit étaient couchés tête-bêche deux condamnés. Quatorze autres étaient étendus perpendiculairement aux lits, à même le ciment. On avait laissé à chacun moins d'un archine* carré pour attendre la mort! Bien que l'on sache depuis longtemps que même un cadavre a droit à trois archines de terre – minimum que Tchékhov jugeait même insuffisant... Vlassov s'enquit si l'exécution venait vite: « Nous sommes là depuis longtemps, et pourtant toujours en vie... » Et l'attente commença, bien connue: personne ne dort de toute la nuit; tous attendent dans la prostration la plus complète d'être conduits à la mort, et guettent les frôlements venus du corridor (cette attente qui s'éternise réduit encore la capacité de résistance des condamnés). L'angoisse est particulièrement forte la nuit qui suit le jour où l'un des condamnés a été gracié: lui parti avec des hurlements de joie, la peur s'épaissit dans la cellule, car, en même temps que la grâce, des refus ont déboulé du sommet de la haute montagne et, cette nuit, on viendra chercher l'un d'entre eux... Parfois les verrous grincent, les cœurs se décrochent dans les poitrines: est-ce pour moi? non, ce n'est pas pour moi!! c'est le maton qui ouvre la porte en bois pour quelque vétille: « Enlevez vos affaires de l'appui de la fenêtre! » Cette fausse alerte leur aura peut-être coûté, à tous les quatorze, un an de vie... Que la porte s'ouvre ainsi encore une cinquantaine de fois et il ne sera peut-être plus nécessaire de gaspiller les balles! Mais comme ils lui sont tous reconnaissants que le danger soit passé! « Nous allons les ranger tout de suite, citoyen chef! » Après la visite matinale aux cabinets, ils s'endormaient, délivrés de la peur. Puis le surveillant apportait le bouteillon de soupe et disait: « Bonjour! ». Le règlement stipulait que la seconde porte, la grillagée, ne fût ouverte qu'en présence de l'administrateur de service. Mais, comme tout le monde sait, les hommes sont meilleurs et plus paresseux que les statuts et les directives – le geôlier entrait donc le matin dans la cellule sans l'administrateur de service et s'adressait aux prisonniers sur un ton humain, non, mieux que simplement humain: « Bon-jour! » Oui, le jour leur était bon, pour qui sur terre pouvait-il être meilleur? Réconfortés par la chaleur de cette voix et de ce brouet, ils s'endormaient jusqu'à midi. (Ils ne mangeaient, en fait, que le matin! Ensuite, une fois réveillés, beaucoup d'entre eux n'étaient plus capables de rien avaler. Certains recevaient des colis – leurs parents pouvaient être ou ne pas être au courant de leur condamnation – qui étaient mis en commun mais restaient à pourrir dans l'humidité confinée de la cellule.) L'après-midi connaissait encore une certaine animation. Le chef de quartier: tantôt le lugubre Tarakanov, tantôt le bienveillant Makarov, venait les voir ; il leur proposait du papier pour rédiger des requêtes et demandait si ceux qui avaient de l'argent ne désiraient pas cantiner un peu de tabac. Ces propositions leur paraissaient ou par trop incongrues ou par trop obligeantes: à quoi bon faire semblant de croire qu'ils n'étaient pas des condamnés à mort? Avec des fonds de boîtes d'allumettes sur lesquels ils dessinaient des points, ils jouaient aux dominos. Vlassov se détendait en racontant à quelqu'un des histoires de coopérative, ce qui prend toujours chez lui un tour comique. (Ses récits sont remarquables et mériteraient d'être rapportés à part.) Iakov Petrovitch Kolpakov, président du Comité exécutif du rayon de Soudogda, devenu bolchévik au front, au printemps 1917, restait assis des dizaines de jours dans la même position, la tête serrée entre les mains, les coudes sur les genoux, en fixant invariablement un même point du mur. (Comme le printemps 1917 devait lui paraître maintenant gai, insouciant!... Pourtant on assassinait aussi à l'époque: les officiers.) La faconde de Vlassov l'irritait: « Comment peux-tu? – Toi, tu te prépares pour le paradis? répliquait vertement Vlassov, qui gardait même dans ses reparties rapides la ronde prononciation en o*. Je n'ai pris qu'une résolution, je dirai au bourreau: Toi seul! – et non les juges ni les procureurs – toi seul es responsable de ma mort, essaie de vivre après ça! Si vous n'existiez pas, vous, les bourreaux volontaires, il n'y aurait pas de condamnations à mort. Et qu'il me tue après ça, l'ordure! » Kolpakov fut fusillé, comme le fut aussi Konstantin Sergueïevitch Arkadiev, ancien directeur du bureau foncier du rayon d'Alexandrov, dans la région de Vladimir. Ses adieux furent particulièrement pénibles. Dans la nuit, six membres du corps de garde vinrent le chercher et lui enjoignirent brutalement de se presser, mais, lui, homme doux, de bonne éducation, tournait, retournait et froissait sa chapka dans ses mains, s'efforçant de retarder le départ, ce moment où il allait devoir quitter les derniers compagnons de sa vie terrestre. Et quand il voulut leur lancer un dernier adieu, il ne lui restait presque plus de voix. A l'instant où la victime est désignée, les autres éprouvent un soulagement (« ce n'est pas pour moi! »), mais dès que la porte s'est refermée ils ne se sentent guère mieux que celui qu'on vient d'emmener. Durant toute la journée du lendemain, ceux qui restent sont condamnés à ne pouvoir ni parler ni manger. Une exception pourtant: le Guéraska qui avait mis à mal un siège de Soviet rural mangeait beaucoup et dormait d'abondance: en bon paysan, il avait réussi à faire son trou même en cet endroit. Il semblait ne pas pouvoir croire qu'on l'exécuterait. (Effectivement: sa peine fut commuée en dix ans de détention.) Certains blanchissaient en l'espace de trois ou quatre jours, sous les yeux de leurs compagnons. A attendre la mort si longtemps, cheveux et poils repoussent: on emmène toute la cellule chez le coiffeur, aux bains. La mécanique de la vie carcérale fonctionne sans s'occuper du contenu des sentences. Si quelqu'un cessait de tenir des propos cohérents et de comprendre ce qu'on lui disait, il restait néanmoins à attendre son sort dans la cellule commune. Ceux qui devenaient fous étaient fusillés fous. Les grâces arrivaient en assez grand nombre. C'est précisément en cet automne 1937 que, pour la première fois depuis la révolution, on institua des peines de quinze et vingt-cinq ans: elles vinrent souvent se substituer à la peine capitale. Il arrivait aussi qu'on remplaçât la mort par dix ans de détention, voire par cinq. Au pays des miracles, ce genre de prodige est possible: cette nuit encore tu méritais le châtiment suprême, ce matin on le remplace par une peine légère; tu n'es plus qu'un délinquant mineur et as toutes les chances, arrivé au camp, d'être dispensé d'escorte. Dans la même cellule que Vlassov, il y avait un certain V.N. Khomenko, originaire du Kouban, ancien capitaine de l'armée cosaque, âgé d'une soixantaine d'années: si une cellule de condamnés à mort peut avoir une âme, il était l'âme de celle-là. Il blaguait, souriait dans sa moustache, rien ne transpirait de sa détresse. Réformé après la guerre russo-japonaise, il s'était spécialisé dans l'élevage des chevaux, avait été membre du comité exécutif d'un zemstvo de gouvernement, et le début des années 30 l'avait trouvé « inspecteur du fonds équestre de l'Armée rouge » auprès de la Direction de l'agriculture de la région d'Ivanovo, c'est-à-dire, en quelque sorte, chargé de veiller à ce que les meilleurs chevaux revinssent à l'armée. Il fut arrêté et condamné à mort: dans le but de nuire, il avait recommandé de castrer les poulains avant la quatrième année, ce qui « sapait le potentiel militaire de l'Armée rouge ». Il signa un pourvoi en cassation. Cinquante-cinq jours plus tard, le chef de quartier vint lui dire qu'il s'était trompé d'instance. Empruntant un crayon audit chef et prenant appui sur le mur, Khomenko fit la rectification nécessaire, comme si sa demande n'avait concerné qu'un paquet de cigarettes. Tant bien que mal corrigé, le papier mit encore soixante jours pour arriver à destination. Khomenko attendait la mort depuis quatre mois. (Portez le délai à un an, deux ans, et vous tombez sur notre sort à tous: le monde où nous vivons n'est-il pas une cellule de condamnés à mort?...) Finalement, il fut pleinement réhabilité! (Entre temps, Vorochilov avait enjoint de castrer les poulains avant leur quatrième année.) Aujourd'hui on vous tranche la tête, demain vous menez la fête... De nombreux condamnés étaient graciés, l'espoir augmentait. Vlassov, lui, comparait son affaire avec celle des autres, et surtout son attitude au procès, et trouvait que son cas était des plus compromis. Il fallait bien qu'on en fusillât un certain nombre, sans descendre, sans doute, au-dessous de la moitié? Il était donc persuadé qu'on allait le passer par les armes. Et voulait seulement garder la tête droite. La folle bravoure inhérente à son caractère s'accumulait à nouveau en lui: il était prêt à se montrer insolent jusqu'au bout. Bientôt l'occasion s'en présenta. Venu inspecter la prison (on se demande pourquoi, sans doute pour se titiller les nerfs), Tchingouli, chef du Service d'instruction du NKVD d'Ivanovo, se fit ouvrir les portes de leur cellule et se campa sur le seuil. Au cours de la conversation, il demanda: « Qui est ici pour l'affaire de Kady? » Il portait une de ces chemises de soie à manches courtes qu'on commençait seulement à voir et qui semblaient alors plutôt de mise pour les femmes. Et lui-même ou la chemise répandait un parfum douceâtre qui se glissa dans la cellule. Vlassov sauta prestement sur son lit et cria d'une voix perçante: « Qu'est-ce que c'est que cet officier colonial? Fous le camp, assassin!! » et de lui lancer un épais crachat en plein visage. Dans le mille! L'autre s'essuya et battit en retraite. Car il n'avait le droit d'entrer dans cette cellule qu'escorté par six gardiens, et encore! Un lapereau raisonnable ne doit pas se conduire ainsi. Voyons: c'est peut-être justement ce Tchingouli qui a ton dossier sur son bureau, c'est peut-être lui qui va t'accorder ou te refuser ta grâce. N'a-t-il pas demandé qui était ici pour l'affaire de Kady? Il a dû venir exprès. Mais il y a une limite. Vient un moment où, écœuré, on ne veut plus être un lapereau raisonnable. Un moment où votre cerveau de lapereau est subitement illuminé par l'idée que toute l'espèce est destinée à être dépecée et tannée et que, par conséquent, vous pouvez au mieux obtenir un sursis, mais non la vie elle-même. Où l'envie vous prend de crier: « Allez au diable et fusillez-moi au plus vite! » C'est cette rage-là que quarante-et-un jours d'attente de la mort ne firent que renforcer en Vlassov. Par deux fois, on lui proposa, à la prison d'Ivanovo, de rédiger un recours en grâce, et par deux fois il refusa. Mais au quarante-deuxième jour, on le convoqua dans le box pour lui annoncer que le Présidium du Tsik de l'URSS commuait sa peine capitale en vingt ans de détention dans les camps de redressement par le travail avec, à la sortie, cinq ans de privation de droits. Vlassov, livide, eut la présence d'esprit de répondre avec un sourire en coin: « Bizarre! J'ai été condamné pour n'avoir pas cru à la victoire du socialisme dans un seul pays. Mais on dirait que Kalinine lui-même n'y croit guère, puisqu'il pense que dans vingt ans nous aurons toujours besoin de camps... » Vingt ans, cela semblait alors une éternité. Notez que quarante ans plus tard, nous en avions toujours besoin. 1 N.S. Tagantsev, La Peine capitale, Saint-Pétersbourg, 1913. (Nous avons déjà vu, au chapitre 8, « l'affaire Tagantsev ».) 2 A Schlusselbourg, de 1884 à 1906, il y eut... 13 exécutions. 3 Deux ans de luttes (op. cit., p. 75). 4 Puisque nous en sommes aux comparaisons, en voici une autre: durant les quatre-vingts années les plus actives de l'Inquisition (1420-1498), 10 000 personnes ont été condamnées à être brûlées vives pour toute l'Espagne, c'est-à-dire 10 personnes par mois. 5 Témoignage de B., qui distribuait la nourriture aux condamnés à mort. 6 Ce qu'on ne nous apprend pas à l'école, c'est que Saltytchikha a expié ses crimes à la suite d'une sentence prononcée par un tribunal (de classe): onze ans de réclusion dans la prison souterraine du monastère Saint-Jean de Moscou. (A.S. Prougavine, Les Prisons des monastères, éd. Posrednik, 1906, p. 39.) 7 Éditions Tchékhov, New York, 1952. Chapitre 12 TIOURZAK: LA RÉCLUSION1 Ah, c'est un bien joli mot que le mot russe ostrog (maison de force), robuste comme pas un, bien bâti! On sent en lui la solidité de ces murs d'où il est impossible de s'échapper. Tout est ramassé dans ces six phonèmes: et la sévérité (strogost) et les harpons (ostroga) et les piquants (ostrota) – des piquants de porc-épic plein la gueule, la tourmente qui fouette votre trogne glacée et vous mange les yeux; les cônes pointus des pieux de l'enceinte et, de nouveau, les piquants des barbelés –, on y trouve accolées aussi la prudence (ostorojnost) – celle des détenus –, et pourquoi pas la corne (rog)? Mais, oui, bien sûr, elle est là la corne, saillante, proéminente, dirigée droit contre nous! Quand on jette un regard sur l'ensemble des us et coutumes de la réclusion, disons sur les quatre-vingt-dix dernières années vécues chez nous par cette institution, on aperçoit alors non plus une seule corne, mais deux: les membres du parti de la Volonté du peuple avaient eu droit à la pointe, là où ça cornait le plus, jusqu'à défoncer le sternum; puis, petit à petit, elle est allée en s'émoussant, en s'arrondissant, jusqu'à se réduire à sa base, jusqu'à ne plus être une corne mais une petite surface de poils ras (au début du XXe siècle). Puis, après 1917, on a vite vu pointer les premières protubérances de la seconde formation: malgré les douleurs de la saillie, malgré les « vous n'avez pas le droit », elles ont poussé, ces protubérances, elles se sont effilées, durcies, cornées pour, en 1938, planter leur pointe dans l'homme, juste au-dessus de la clavicule, en pleine carotide: la corne du tiourzak! Et une fois l'an s'est mis à retentir comme une cloche d'alarme, au loin, la nuit, le sigle des prisons à destination spéciale: TON-N-N!...2 A suivre la trajectoire parabolique de cette histoire d'après le récit d'un des prisonniers de la forteresse de Schlusselbourg (les Mémoires d'une révolutionnaire de Véra Figner), on prend d'abord peur: le détenu a un numéro, nul ne l'appelle par son nom; les gendarmes sont dressés comme s'ils étaient sortis de la Loubianka: pas un mot personnel. Si le prisonnier hasarde un nous: « Ne parlez qu'en votre nom propre. » Un silence sépulcral. Une cellule perpétuellement plongée dans une demi-obscurité, des vitres opaques, un sol asphalté. Ouverture du vasistas quarante minutes par jour. Pour toute nourriture, soupe aux choux sans viande et kacha. La bibliothèque ne délivre pas d'ouvrages scientifiques. Deux années sans voir âme qui vive. C'est seulement au bout de trois ans qu'on vous accorde enfin des feuilles de papier numérotées. Mais, petit à petit, le régime se relâche, s'adoucit: le pain blanc fait son apparition, puis le thé avec du sucre qu'on vous donne à part; si vous avez de l'argent, achetez ce qui vous manque; il n'est pas interdit de fumer; on a posé des vitres transparentes, l'imposte est ouverte en permanence, les murs repeints en clair; bientôt vous aurez droit à un abonnement de lecture à quelque bibliothèque de Saint-Pétersbourg; les potagers sont séparés par des grillages, vous pouvez vous parler, vous faire même des conférences les uns aux autres. Et voici que les mains des détenus commencent à forcer la prison : donnez-nous encore et encore de cette bonne terre! Deux vastes cours sont alors attribuées aux cultures. Et l'on compte déjà jusqu'à quatre cent cinquante espèces de fleurs et de légumes. On voit apparaître des collections scientifiques, une menuiserie, une forge; le détenu gagne de l'argent, s'achète des livres, et même des livres politiques3, fait venir des revues de l'étranger; il peut correspondre avec ses proches. La promenade? – elle peut durer toute la journée, à votre gré. On en arrivait, raconte Véra Figner, à ce que « ce n'était plus le directeur de la prison qui nous criait après, mais nous qui le rudoyions ». En 1902, par exemple, ce directeur refusa de transmettre une plainte qu'elle avait rédigée: elle lui arracha ses épaulettes! Avec, pour toute conséquence, l'arrivée d'un agent d'instruction militaire qui s'empressa de présenter des excuses à Figner pour le manque de savoir-vivre de ce directeur. Comment en était-on venu à ce point de relâchement, d'assouplissement? Figner l'explique par les sentiments humanitaires de certains commandants, et aussi par « la bonne entente entre gendarmes et détenus », née de l'habitude. La fermeté des prisonniers, leur dignité, leur savoir-vivre y avaient, certes, beaucoup contribué. Mais, pour ma part, c'est d'abord à « l'air du temps » que j'attribue ce changement; à cette humidité, à cette fraîcheur générales qui précèdent la nuée orageuse ; la brise de liberté qui parcourut alors la société, c'est elle qui fut décisive. Sans elle, on eût très bien pu mettre les gendarmes tous les lundis à l'étude de l'Abrégé (pardon, on n'en était pas encore là!) et renforcer la discipline, et serrer la vis. Alors, adieu les Mémoires d'une révolutionnaire: l'affaire des épaulettes aurait valu à Véra Figner neuf grammes de plomb dans un sous-sol. Il n'a pas faibli, il n'a pas molli tout seul, ce système pénitentiaire tsariste. C'est la société tout entière, de connivence avec les révolutionnaires, qui l'a ébranlé, qui l'a ridiculisé par tous les moyens. Le tsarisme a joué et perdu sa tête non dans les fusillades de rue de février 1917, mais quelques dizaines d'années auparavant: à partir du moment où, pour la jeunesse des familles aisées, aller en prison était devenu un honneur, et où, pour les officiers de l'armée (même ceux de la garde), serrer la main d'un gendarme aurait constitué un déshonneur. Et plus le système pénitentiaire se relâchait, plus nettement triomphait « l'éthique des prisonniers politiques », plus sûrement les membres des partis révolutionnaires prenaient conscience de leur force, de la force de leurs propres lois, non de celles de l'État. C'est alors que survint en Russie l'an 17 et, porté par lui, sur ses épaules, l'an 18. Si nous passons directement à 18, c'est que l'objet de notre analyse ne nous permet pas de nous arrêter à 17: dès mars, toutes les prisons pour politiques (et pour droits-communs), qu'elles fussent maisons d'arrêt ou de réclusion, se sont vidées, ainsi que tous les bagnes. On s'étonne: que sont devenus les gardiens? Sans doute ont-ils survécu grâce aux potagers, aux pommes de terre. (A partir de 1918, leur situation s'est sensiblement améliorée; en 1928, à la prison Chpalernaïa, certains d'entre eux finissaient leur carrière au service du nouveau régime, comme si de rien n'était.) Dès le dernier mois de 1917, il était clairement apparu qu'on ne pourrait se passer de prisons, que la place de certains individus était derrière les barreaux (voir chapitre 2), tout bonnement parce qu'il n'y en avait pas pour eux dans la nouvelle société. Après avoir franchi à tâtons l'espace compris entre les deux cornes, on explorait du doigt la bosse où pointait la seconde. Bien entendu, on avait aussitôt proclamé que les horreurs de la prison tsariste ne se reproduiraient plus jamais; qu'il ne saurait être question de « rééducation coercitive », de silence dans les prisons, de détention au secret, de promenades séparées ou de marche au pas cadencé à la queue leu leu, ni même de cellules fermées à clef4! – allez-y, rencontrez-vous, chers invités, parlez-vous à volonté, plaignez-vous les uns aux autres du bolchévisme. Les nouvelles autorités pénitentiaires concentrèrent leur attention sur la garde extérieure des prisons, et aussi sur la prise en charge de l'héritage carcéral légué par le tsarisme (s'il y avait dans l'Etat une machine à ne pas détruire et reconstruire, c'était bien celle-là). Par bonheur il se révéla que la guerre civile n'avait guère occasionné de dégâts aux principales prisons et maisons centrales. Il fallait seulement, c'était indispensable, abandonner ces vieux mots souillés. On les appela isolateurs politiques: cette locution reconnaissait que les membres des anciens partis révolutionnaires étaient des ennemis politiques, en même temps que, niant le caractère punitif des barreaux, elle indiquait la nécessité (apparemment provisoire) de tenir simplement ces révolutionnaires vieux jeu à l'écart de la marche conquérante de la nouvelle société. Et c'est ainsi que socialistes-révolutionnaires, anarchistes et social-démocrates furent hébergés sous les voûtes des anciennes centrales (celle de Souzdal les vit arriver, semble-t-il, dès le début de la guerre civile). Tous réintégrèrent les lieux avec une pleine conscience de leurs droits, qu'ils savaient défendre selon une vieille tradition éprouvée. Ils considéraient comme des acquis légaux (arrachés au tsar et confirmés par la révolution): la ration spéciale des politiques (y compris un demi-paquet de cigarettes par jour) ; les commandes directes au marché de la ville (fromage blanc, lait) ; une promenade sans entraves de plusieurs heures chaque jour; d'être vouvoyés par les gardiens (eux-mêmes ne se levaient pas quand entraient des représentants de l'administration); que mari et femme fussent réunis dans une même cellule; d'avoir journaux, revues, livres, tout ce qu'il faut pour écrire et leurs affaires personnelles, y compris rasoirs et ciseaux; de recevoir et d'expédier du courrier trois fois par mois; des visites mensuelles; des fenêtres non occultées, bien entendu (la notion même de « muselière » n'existait pas à cette époque) ; la libre circulation entre les cellules; de la verdure et du lilas dans les courettes de promenade; le libre choix des compagnons lors des promenades et la possibilité de se jeter un petit sac de lettres d'une courette à une autre; enfin, que les femmes enceintes5 fussent envoyées, deux mois avant l'accouchement, en simple relégation. Mais tout cela n'était rien de plus que l'ancien régime des politiques. Nos prisonniers des années 20 gardaient bonne mémoire d'un droit plus noble encore: le droit d'auto-administration des politiques, qui permettait à chacun, jusqu'en prison, de se sentir partie d'un tout, maillon d'une communauté. L'auto-administration (libre élection de responsables chargés de défendre devant les autorités les intérêts de tous les prisonniers) affaiblissait la pression de la prison sur chaque individu, car toutes les épaules en supportaient ensemble la charge, et renforçait chaque protestation par la fusion de toutes les voix. Et ils entreprirent de faire valoir leurs droits! Mais les autorités pénitentiaires entreprirent, elles, de les leur ravir! Ainsi commença une lutte sourde, sans tirs d'artillerie, ponctuée seulement de quelques coups de fusil isolés et du bruit des vitres brisées qu'on n'entend plus au-delà de quelques centaines de mètres; une lutte sourde pour les derniers restes de liberté, pour l'ultime possibilité de conserver son propre jugement; une lutte sourde qui allait durer près de vingt ans, – mais où sont les beaux volumes illustrés chargés de nous la décrire? Les péripéties de cette lutte, ses victoires comme ses défaites, nous sont presque inaccessibles aujourd'hui, car l'Archipel est une terre sans écriture, dont la tradition orale s'interrompt avec la mort des indigènes. Seules quelques éclaboussures du combat nous atteignent parfois, éclairées par une lumière lunaire, indirecte et incertaine. De notre côté, nous nous sommes gonflés de superbe, depuis lors! Nous avons connu batailles de chars et explosions atomiques, aussi n'est-ce pas à nos yeux un vrai combat lorsque, une fois les cellules fermées à clef, les détenus, pour exercer leur droit à communiquer entre eux, tapent sans se cacher sur les murs, crient d'une fenêtre à l'autre, font descendre aux étages inférieurs des messages au bout d'un fil, insistent pour qu'au moins les chefs de groupes politiques aient le droit de se rendre librement dans toutes les cellules. Est-ce un combat à nos yeux lorsque l'anarchiste Anna G...va (1926) ou la SR Katia Olitskaïa (1931) refusent de se lever au moment où le directeur de la Loubianka fait son entrée? (Et voici la punition qu'invente aussitôt ce sauvage : privation du droit... d'aller aux cabinets.) Est-ce un combat lorsque deux jeunes filles, Choura et Véra (1925), pour protester contre cet écrasement de la personnalité que constituait l'ordre donné dans toute la Loubianka de ne parler qu'à mi-voix, se mettent à chanter bien haut dans leur cellule?... Elles ne chantent que le printemps, les lilas, et cependant le directeur de la prison les traîne par les cheveux jusqu'aux latrines! Ou lorsque, en 1924, dans le wagon grillagé qui les emmène de Leningrad, les étudiants entonnent des chants révolutionnaires et sont aussitôt privés d'eau par l'escorte? Ils crient: « Jamais, sous les tsars, on n'aurait fait cela », et l'escorte de les passer à tabac! Ou encore lorsque le SR Kozlov, en transit à Kem, traite à haute voix ses gardiens de bourreaux et que ceux-ci, pour l'en punir, le traînent par terre comme un sac et le battent? Nous avons l'habitude de n'estimer que le courage militaire (ou encore celui qui va dans le cosmos), le courage qui s'accompagne du tintement des décorations. Mais l'autre courage, le courage civique, nous l'avons oublié, or c'est lui et lui seul qui est nécessaire à notre société! c'est lui et lui seul qui nous fait défaut... En 1923, dans la prison de Viatka, le SR Stroujinski se barricade dans la cellule avec ses camarades (nous ne savons ni leur nombre, ni leurs noms, ni l'objet de leur protestation) ; ils arrosent les paillasses d'essence et s'immolent par le feu: tout à fait dans la tradition de Schlusselbourg, pour ne pas remonter plus haut. Mais, à cette époque-là, quel bruit cela faisait! quelle émotion secouait toute la société russe! Tandis que ce qui s'est passé en 23, ni Viatka, ni Moscou, ni l'histoire n'en ont rien su. Pourtant, c'était de la chair humaine qui avait crépité dans le brasier comme jadis... L'idée qui fit créer les Solovki était précisément celle-ci: voici un bon endroit, complètement isolé du monde extérieur la moitié de l'année. De là les cris ne s'entendront jamais: vous pourrez vous immoler à loisir! En 1923, on y transféra les détenus socialistes de Pertominsk (presqu'île d'Onéga), pour les répartir entre trois ermitages isolés. Voici celui de Saint-Sabbace: ce sont les deux bâtiments de l'ancienne hôtellerie pour pèlerins, et une partie du lac est comprise dans la « zone ». Les premiers mois, tout paraît normal: régime des prisonniers politiques; visite des familles qui, non sans mal, parviennent jusque-là; trois responsables élus, représentant chacun un parti, sont chargés de tous les pourparlers avec les autorités. Et la zone de l'ermitage est libre: dans ses limites, les détenus peuvent parler, penser et agir à leur guise. Mais dès cette époque, dès la naissance de l'Archipel, des bruits pesants, insistants, commencent à se répandre (on ne les appelle pas encore des « tinettes »): le régime des politiques va être supprimé... on supprime le régime des politiques. Et, en effet: le commandant du camp des Solovki, Eichmans6, attend la mi-décembre, l'interruption de la navigation et de toute liaison avec le monde extérieur, pour annoncer l'arrivée d'une nouvelle directive sur le régime de détention. Oh! non, on ne supprime pas tout, bien sûr; on va limiter la correspondance et d'autres droits encore, mais le coup le plus sensible est porté dès à présent: à partir du 20 décembre 1923, interdiction de sortir librement, à toute heure, des bâtiments: ce ne sera possible que dans la journée, et pas plus tard que six heures du soir. Les groupes politiques décident de protester: SR et anarchistes font appel à des volontaires pour sortir se promener, dès le premier jour de l'interdiction, après six heures du soir. Mais Nogtiov, le commandant de l'ermitage de Saint-Sabbace, est démangé par l'envie de jouer du fusil: avant même les six heures fatidiques (les montres n'étaient-elles pas accordées? il n'y avait pas encore la radio pour les mettre à l'heure), des gardiens armés entrent dans la zone et ouvrent le feu sur ceux qui s'y promènent en toute légalité. Trois salves. Six tués, trois blessés graves. Eichmans arrive le lendemain pour déplorer le malentendu: Nogtiov sera destitué (il sera muté avec avancement). Aux obsèques des victimes, le chœur des prisonniers retentit dans le silence des Solovki: (Ne fut-ce pas la dernière fois qu'on autorisa ce lent chant funèbre à la mémoire des révolutionnaires ?) Une roche erratique fut placée sur la tombe: on y grava les noms des tués7. Victimes tombées dans la lutte fatale... On ne peut dire que la presse ait tu l'événement. La Pravda publia un entrefilet en petits caractères : « Des détenus attaquent leurs gardiens, six tués. » Et l'honnête Rote Fahne décrivit la révolte des Solovki. Parmi les SR de l'ermitage de Saint-Sabbace figurait Iouri Podbelski. Il avait réuni tous les actes médico-légaux relatifs à cette tuerie, pour une éventuelle publication. Mais un an plus tard, lors d'une fouille à la prison de transit de Sverdlovsk, on s'aperçut que sa valise avait un double fond et on vida la cache. Ainsi achoppe l'histoire russe... Mais le régime des politiques fut maintenu! Et pendant un an, nul ne parla plus de le modifier. Eh oui! toute l'année 1924! A la fin de cette année-là, un nouveau bruit annonça avec insistance une réforme du régime. Le dragon, affamé, exigeait de nouvelles victimes. Les trois ermitages socialistes, ceux de Saint-Sabbace, de la Trinité et de Mouksalma, encore que disséminés sur des îles différentes, s'entendirent clandestinement pour adresser, au nom des trois groupes politiques, un ultimatum à Moscou et à l'administration des Solovki: évacuez tous les prisonniers avant la fin de la navigation, ou bien maintenez le régime ancien. A l'expiration d'un délai de deux semaines, les trois ermitages devaient entamer une grève de la faim. Une telle unanimité ne pouvait pas ne pas trouver audience. Un tel ultimatum ne pouvait pas ne pas être entendu. A la veille de l'expiration du délai, Eichmans vint annoncer dans chacune des trois zones le refus de Moscou. Et au jour fixé, dans les trois ermitages (entre lesquels la liaison devenait de plus en plus ardue), la grève de la faim commença (ils continuaient cependant à boire de l'eau). A Saint-Sabbace, près de deux cents détenus y participèrent, dissuadant eux-mêmes les malades de se joindre à eux. Un médecin, choisi parmi les détenus, passait voir régulièrement les grévistes. Une grève de la faim est toujours plus difficile à poursuivre lorsqu'elle est collective, car elle se règle alors sur les plus faibles et non sur les plus forts. Elle n'a de sens que si elle est menée avec une détermination sans faille et à condition que chacun connaisse personnellement tous les autres et soit sûr d'eux. Compte tenu des différentes tendances existant au sein de chaque parti, et également du nombre de grévistes (plusieurs centaines), les divergences étaient inévitables, inévitable aussi le tourment que chacun se faisait pour tous les autres. Quinze jours après le début de la grève, à Saint-Sabbace, il fut nécessaire de procéder à un vote secret (l'urne était portée de pièce en pièce) pour ou contre la continuation. Moscou et Eichmans se contentaient d'attendre; ils étaient repus, eux, et les journaux de la capitale ne s'époumonaient pas sur cette grève, il n'y avait pas de manifestations d'étudiants devant Notre-Dame de Kazan. Le huis clos, déjà, façonnait inexorablement notre histoire. Les ermitages suspendirent leur grève. Ce ne fut donc pas une victoire, mais, comme on le vit, ce n'était pas non plus une défaite. Le régime ancien fut maintenu pendant tout l'hiver, on se contenta d'y ajouter des expéditions en forêt pour faire des provisions de bois, ce qui, somme toute, répondait à une certaine logique. Au printemps 1925, on crut même que la grève avait triomphé: les prisonniers des trois ermitages furent évacués des Solovki! Sur le continent! Finis les nuits polaires et les six mois d'isolement! Mais rude était l'escorte qui les prit en charge (rude pour l'époque), maigres furent les rations de voyage. Et bientôt ils furent odieusement trompés: on décapita leur groupe sous prétexte que les responsables seraient mieux dans le wagon de « l'état-major », avec l'intendance: à Viatka, le wagon fut décroché et envoyé à l'isolateur de Tobolsk. C'est alors seulement qu'il devint évident que la grève de l'automne précédent avait échoué: on extrayait de leur sein le noyau fort et influent constitué par les responsables pour mieux pouvoir leur serrer à tous la vis. Iagoda et Katanian dirigèrent en personne l'installation des anciens déportés des Solovki à l'isolateur de Verkhné-Ouralsk. Prête depuis plusieurs années, mais restée vide, cette prison fut ainsi « inaugurée » en 1925 (avec pour commandant Dupper): elle devait devenir un fameux épouvantail et le rester pour de nombreuses décennies. Les anciens des Solovki se virent aussitôt refuser le droit de sortir à leur guise de leurs cellules désormais fermées à clef. Ils réussirent tout de même à élire de nouveaux responsables, mais ces derniers ne furent plus autorisés à passer de cellule en cellule. On supprima la liberté jusque-là illimitée de faire circuler argent, effets ou livres entre les cellules. Et un jour où les détenus se hélaient d'une fenêtre à l'autre, une sentinelle tira de son mirador dans l'une des cellules. Ils répliquèrent en brisant les vitres, en dégradant le matériel de la prison. (Remarquez que, dans nos prisons, on y réfléchit à deux fois avant de briser les vitres: elles peuvent ne pas être remplacées pour l'hiver; c'est du temps des tsars que le vitrier accourait sur-le-champ.) La lutte continua, mais désespérée, dans des conditions bien peu favorables. Vers 1928 (aux dires de Piotr Petrovitch Roubine), un incident donna lieu à une nouvelle grève collective de la faim: tout l'isolateur y prit part. Mais l'atmosphère grave et solennelle d'antan n'y était plus; plus d'encouragements mutuels; plus de médecin choisi parmi les détenus. Un jour vint où les geôliers firent irruption en nombre dans les cellules – et de taper sur les détenus affaiblis à coups de bâtons et de bottes. Après ce passage à tabac, la grève cessa. *** Notre foi naïve dans l'efficacité de la grève de la faim, nous la tenons de l'expérience du passé et de la littérature d'autrefois. Mais la grève de la faim est une arme purement morale, elle suppose que le geôlier ait gardé quelques bribes de conscience. Ou qu'il craigne l'opinion publique. A ces conditions seulement cette grève est efficace. Les geôliers tsaristes n'étaient encore que des apprentis: un de leurs prisonniers fait-il la grève de la faim, les voilà qui s'inquiètent et s'exclament : ils le soignent, l'envoient à l'hôpital. Je donnerais une foule d'exemples si là était le sujet de mon livre. C'est bizarre à dire, mais douze jours de grève suffirent à Valentinov pour obtenir non quelques avantages, mais sa libération totale et l'abandon de l'instruction (et il s'en fut rejoindre Lénine en Suisse). Même à la centrale d'Oriol, les grévistes de la faim avaient immanquablement gain de cause. En 1912, ils obtinrent un adoucissement du régime; en 1913, de nouveaux privilèges, entre autres une promenade collective de tous les politiques ; elle était si peu surveillée, cette promenade, qu'ils réussirent à rédiger et à transmettre à l'extérieur une déclaration Au peuple russe (venant des prisonniers d'une centrale!) qui fut publiée (les yeux nous sortent de la tête; est-ce eux ou nous qui serions fous ?) en 1914 dans le premier numéro du Messager du bagne et de la déportation (rien que l'idée d'un tel Messager8! et si nous essayions d'en publier un semblable?). Cette même année 1914, il ne fallut que cinq jours de grève (sans boisson, il est vrai) à Dzerjinski et à ses quatre camarades pour obtenir toutes les nombreuses améliorations (matérielles) qu'ils exigeaient9. En ces temps-là, la grève de la faim ne présentait pour le détenu aucun danger, aucune difficulté particulière, hormis les tourments de la faim. On ne pouvait le rouer de coups, le juger une seconde fois, lui majorer sa peine, le fusiller ni le transférer. (Tout cela nous est venu depuis.) Pendant la révolution de 1905 et dans les années qui la suivirent, les détenus se sentirent à tel point maîtres de la prison qu'ils ne prirent plus la peine de recourir à la grève de la faim: les uns pratiquaient ce qu'on appelait l'obstruction (destruction du matériel pénitentiaire), les autres la grève tout court, bien que cette notion, appliquée à des prisonniers, semblât dénuée de sens. Dans la ville de Nikolaïev, par exemple, en 1906, 197 détenus de la prison locale firent grève en accord, bien entendu, avec le monde extérieur. Des tracts sur cette grève furent imprimés en ville, des meetings quotidiens se tenaient aux abords de la prison. Les meetings (renforcés par les voix des détenus, cela va sans dire: les fenêtres n'avaient pas de muselière) sommaient l'administration de céder aux exigences des prisonniers « en grève ». Puis les uns dans la rue, les autres derrière les barreaux de leurs fenêtres entonnaient en chœur des chants révolutionnaires. Les manifestations durèrent (sans le moindre empêchement! Vous pensez: c'était l'année de la réaction postrévolutionnaire!) huit jours et huit nuits. Au neuvième jour, toutes les exigences des détenus furent satisfaites! Des faits analogues eurent lieu aussi à Odessa, Kherson, Iélissavetgrad. En ces temps-là, on triomphait sans peine! Il eût été intéressant d'élargir notre champ de comparaison en évoquant au passage le déroulement de grèves de la faim sous le Gouvernement provisoire, mais la poignée de bolchéviks qui firent de la prison entre les journées de juillet et la révolte de Kornilov (Kaménev, Trotsky, Raskolnikov, ce dernier un peu plus longtemps), ne put trouver de prétexte à une telle grève: ce qu'ils connurent n'était même plus un régime carcéral. Dans les années 20, le vaillant tableau des grèves de la faim s'assombrit (enfin, cela dépend pour qui...). Bien entendu, ce moyen de lutte, largement connu et justifié par ses glorieux succès, va être utilisé non seulement par ceux qui ont le statut de « politiques », mais aussi par les KR (article 58) qui ne l'ont pas, ainsi que par d'autres prisonniers de toute provenance. Mais les flèches, si percutantes autrefois, se sont émoussées ou bien sont interceptées, dès leur envol, par une main de fer. L'administration accepte encore les déclarations écrites d'entrée en grève de la faim sans y voir, pour l'instant, quoi que ce soit de subversif. Mais des usages nouveaux s'instaurent, bien désagréables: le gréviste de la faim doit être isolé, au secret dans une cellule spéciale (aux Boutyrki, c'est dans la tour de Pougatchov). La grève ne doit être connue ni des éventuels contestataires de l'extérieur, ni des cellules voisines, ni même de la cellule où se trouvait jusque-là le gréviste: elle aussi constitue un groupe social auquel il faut l'arracher. Sur quoi s'appuie cette mesure? Sur l'idée que l'administration doit être sûre que la grève de la faim est observée scrupuleusement, que ses compagnons de cellule n'alimentent pas en douce le gréviste. (Auparavant, comment contrôlait-on? On croyait sur parole?...) Toutefois, pendant ces années-là, la grève de la faim permettait du moins d'obtenir que des requêtes individuelles fussent satisfaites. A partir des années 30, la doctrine officielle en la matière amorce un nouveau tournant. Même affaiblies, isolées, à demi étouffées, les grèves de la faim ont-elles leur place dans l'État? L'idéal ne serait-il pas que les détenus n'aient ni volonté ni décision propres, que l'administration pense et décide pour eux? Sans doute seuls de pareils détenus ont-ils le droit d'exister dans la nouvelle société... A partir des années 30, on cessa donc d'accepter les déclarations, jusque-là légales, d'entrée en grève. « La grève de la faim en tant que moyen de lutte n'existe plus! » s'entendit dire, ainsi que tant d'autres, Iékatérina Olitskaïa en 1932. Le pouvoir a aboli vos grèves de la faim! un point c'est tout. Olitskaïa n'obtempère pas et poursuit sa grève. On la laisse faire, au secret, dans sa cellule, pendant quinze jours. On l'emmène ensuite à l'hôpital où, pour la tenter, on place à ses côtés des biscuits et du lait. Néanmoins elle tient bon et, au dix-neuvième jour, triomphe: elle obtient la prolongation de la promenade, des journaux et des colis de la Croix-Rouge politique. (Que d'efforts, que d'ahans, pour recevoir des colis pourtant autorisés!) Tout compte fait: une victoire insignifiante, trop chèrement payée. Olitskaïa se souvient que d'autres aussi entreprenaient de ces grèves dérisoires: pour obtenir la remise d'un colis ou un changement de compagnons de promenade, ils faisaient la grève de la faim pendant des vingt jours. Cela en valait-il la peine? Dans la Prison Nouvelle, comment récupérer les forces ainsi perdues? Koloskov, membre d'une secte religieuse, jeûna tant et si bien qu'au vingt-cinquième jour il mourut. Et, de façon générale, peut-on se permettre de jeûner dans la Prison Nouvelle? Les nouveaux geôliers, grâce au huis clos et au secret, ont reçu contre la grève de la faim des moyens de lutte singulièrement puissants: 1 La patience de l'administration (les exemples ci-dessus vous l'ont suffisamment montré). 2 La tromperie. Là encore, grâce au secret. Lorsque chacun de vos pas est relaté par des journalistes, il est bien difficile de tromper les gens. Mais chez nous, qu'est-ce qui empêche d'utiliser la ruse? En 1933, dans la prison de Khabarovsk, S.A. Tchébotariov fit la grève de la faim pendant dix-sept jours pour qu'on informât sa famille du lieu de sa détention (à peine étaient-ils tous revenus du KVJD que lui avait « disparu » ; aussi s'inquiétait-il de ce que sa femme pouvait imaginer). Le dix-septième jour, deux hauts fonctionnaires du territoire, le chef adjoint de l'Oguépéou, Zapadny, et le procureur, vinrent le voir (le rang élevé de ces visiteurs donne à penser que les grèves de la faim de longue durée n'étaient guère fréquentes), lui montrèrent le récépissé d'un télégramme prétendument envoyé à sa femme et le persuadèrent de prendre du bouillon. Or le récépissé était un faux! (On peut se demander pourquoi ces hauts gradés avaient manifesté tant d'inquiétude? Ce n'était certes pas pour la vie de Tchébotariov. Sans doute une certaine responsabilité pesait-elle encore, dans la première moitié des années 30, sur l'administrateur qui laissait se prolonger une grève de la faim.) 3 L'alimentation artificielle. Cette méthode nous vient droit du zoo. Et elle ne peut se perpétuer que grâce au huis clos. En 1937, elle était déjà, semble-t-il, largement pratiquée. Ainsi, durant la grève collective des socialistes à la centrale de Iaroslavl, tous eurent droit, quand vint le quinzième jour, à l'alimentation artificielle. Cette action tient du viol: et, de fait, c'en est un: quatre grands gaillards se jettent sur un être affaibli pour forcer un interdit et une fois l'acte accompli, peu importe ce qu'il adviendra de la victime. Comme dans le viol, c'est la volonté qui est brisée: il en sera non comme tu le veux, mais comme moi je l'entends, reste allongé et soumets-toi. On vous ouvre la bouche avec une spatule, on vous desserre les dents pour introduire le tuyau: « Avalez! » Si vous n'avalez pas, on enfonce le tuyau plus profond et le liquide nourrissant pénètre directement dans l'œsophage. Là-dessus, on masse le ventre pour que le détenu ne puisse pas se faire vomir. Ce que vous ressentez? Une souillure morale, une douce saveur dans la bouche, et dans l'estomac une succion jubilante, un plaisir quasi voluptueux. Et dans son progrès constant, la science a encore élaboré d'autres procédés d'alimentation: canule dans le rectum, gouttes dans le nez. 4. Une nouvelle façon de voir les choses: les grèves de la faim sont la continuation, en prison, de l'activité contre-révolutionnaire et doivent être punies d'une nouvelle peine. Cet aspect promettait le développement d'une nouvelle branche florissante dans l'activité de la Prison Nouvelle, mais resta le plus souvent à l'état de menaces. Assurément, ce n'est pas le sens de l'humour qui l'endigua, mais plus simplement la paresse: à quoi bon tout cela, quand il suffit de s'armer de patience? La patience, encore et toujours la patience, celle de l'estomac plein face à l'affamé. Vers le milieu de l'année 1937, nouvelle directive: l'administration pénitentiaire était désormais dégagée de toute responsabilité en cas de décès par suite d'une grève de la faim. Ainsi disparut la dernière responsabilité personnelle des geôliers! (Exclu, désormais, qu'un Tchébotariov reçoive la visite du procureur du territoire.) Bien mieux, pour que le commissaire-instructeur n'ait pas à s'en soucier, lui non plus, on suggéra de défalquer du temps de détention préventive les jours que l'inculpé aurait passés à jeûner – autrement dit, de considérer non seulement qu'il n'y avait pas eu grève de la faim, mais que le détenu se trouvait alors comme en liberté! Il fallait que la grève de la faim n'ait d'autre conséquence réelle que le seul dépérissement du prisonnier! Ce qui revenait à dire: Crevez donc, si ça vous fait plaisir! Arnold Rappoport eut le malheur d'entamer une grève de la faim à la prison intérieure d'Arkhanguelsk au moment précis où arrivaient ces nouvelles instructions. Son jeûne de treize jours, particulièrement sévère (sans aucune boisson), aurait dû faire impression (comparez-le à celui de Dzerjinski, qui ne se trouvait pas au secret: cinq jours – et une victoire complète). Pendant ces treize jours, seul l'aide-médecin jeta de temps à autre un coup d'œil dans la cellule d'isolement où on l'avait placé; ni le médecin ni personne de l'administration ne s'avisa de s'enquérir des motifs de cette grève. Pas une question ne lui fut posée... Seule marque d'attention: les surveillants fouillèrent méthodiquement sa cellule et finirent par en extraire un paquet de tabac soigneusement caché ainsi que quelques allumettes. Rappoport voulait qu'on mît fin aux pratiques humiliantes de l'instruction. Il s'était préparé à cette grève de façon scientifique : comme il venait de recevoir un colis, il s'était nourri pendant toute une semaine de beurre et de craquelins, sans toucher au pain noir. Il jeûna tant et si bien qu'on finit par voir le jour à travers les paumes de ses mains. Aujourd'hui, il se souvient d'un sentiment de légèreté extrême et d'une grande netteté de pensée. L'une des surveillantes, la bonne et souriante Maroussia, vint un jour dans sa cellule et lui glissa dans un souffle: « Cessez votre grève, elle ne donnera rien, on vous laissera mourir! Il fallait la commencer une semaine plus tôt... » Il obéit et abandonna sa grève sans avoir rien obtenu. Il eut droit quand même à du vin chaud et à une brioche, après quoi les surveillants le rapportèrent en cellule commune. Quelques jours plus tard, les interrogatoires reprirent. (Toutefois, sa grève n'avait pas été tout à fait vaine: le commissaire-instructeur avait compris que Rappoport était doué d'une volonté de fer et qu'il était prêt à la mort; il se montra plus doux: « Apparemment, tu es de la race des loups », lui dit-il. « Oui, je suis un loup, confirma Rappoport, et jamais je ne serai votre chien. ») Rappoport fit une autre grève de la faim, cette fois à la prison de transit de Kotlas, mais sur un mode qui se révéla plutôt comique. Il déclara qu'il exigeait une instruction nouvelle et refusait son transfèrement. Au troisième jour, on vint le trouver pour lui intimer l'ordre de se préparer à partir. « Vous n'avez pas le droit, leur rétorqua-t-il. Je suis un gréviste de la faim. » Quatre gaillards l'empoignèrent alors et allèrent le jeter dans les bains. Après le bain, ils le portèrent pareillement jusqu'au poste de garde. Plus rien à faire: Rappoport se leva et suivit la colonne des prisonniers qui partait, chiens de garde aux talons et baïonnettes dans le dos. C'est ainsi que la Prison Nouvelle triompha des grèves de la faim, héritage bourgeois. Même les êtres forts n'avaient plus aucun moyen de contrecarrer la machine carcérale, hormis le suicide. Mais le suicide est-il un moyen de lutte? N'est-il pas plutôt soumission? Ié. Olitskaïa, membre du parti SR, estime que la grève de la faim, en tant que moyen de lutte, fut déconsidérée par l'attitude des trotskistes et des communistes qui leur succédèrent dans les prisons. Trop prompts à l'entreprendre, ils étaient aussi trop prompts à l'abandonner. A l'en croire, même leur chef I.N. Smirnov, qui avait entamé une grève de la faim avant le procès de Moscou, céda rapidement et l'interrompit au bout de quatre jours. On dit que, jusqu'en 1936, les trotskistes eurent même pour principe de n'admettre aucune grève de la faim dirigée contre le pouvoir soviétique et n'accordèrent jamais leur soutien aux SR et aux SD en grève. Mais, à rebours, ils exigeaient toujours le soutien des SR et des SD. Lors du transfert des prisonniers de Karaganda à la Kolyma, en 1936, ils traitèrent de « traîtres » et de « provocateurs » ceux qui refusaient de signer leur télégramme de protestation à Kalinine « contre l'envoi de l'Avant-garde de la Révolution [c'étaient eux] à la Kolyma ». (Récit de Makotinski.) A l'histoire de juger si ce reproche est justifié. Reste que c'est aux trotskistes que les grèves de la faim ont coûté le plus cher. (Nous reviendrons sur leurs différents types de grèves dans la troisième partie.) L'empressement à entreprendre une grève de la faim comme à l'abandonner est sans doute le propre des tempéraments impulsifs, prompts à manifester leurs sentiments. Mais enfin, ces tempéraments se rencontraient également parmi les vieux révolutionnaires russes, il devait y en avoir aussi en Italie et en France: or nulle part, ni dans l'ancienne Russie, ni en Italie ni en France, on n'a réussi à faire perdre aux gens le goût de la grève de la faim comme on nous l'a fait passer à nous, en Union soviétique. Le second quart du siècle a sans doute vu investir dans ces grèves autant de sacrifices physiques et de fermeté morale que le premier. Mais il n'y avait plus d'opinion publique dans le pays! Et c'est cela qui permit à la Prison Nouvelle de se consolider: plus de victoires acquises à peu de frais par les détenus, rien que des défaites lourdement payées. Au fil des décennies, le temps fit son œuvre. La grève de la faim, le premier et le plus naturel des droits dans une prison, devint étrangère, incompréhensible aux détenus eux-mêmes. Le nombre des amateurs ne cessa de décroître. Quant aux geôliers, ils la considérèrent désormais comme une bêtise ou une infraction particulièrement grave. En 1960, un prisonnier de droit commun, Guennadi Smélov, fit une longue grève de la faim dans une prison de Leningrad. Le procureur finit par venir le voir dans sa cellule (ou bien était-ce au cours d'une inspection de routine?) et lui demanda pourquoi il s'infligeait de telles souffrances. Smélov lui répondit: « La justice m'est plus chère que la vie! » Cette phrase frappa tellement le procureur par son manque de logique que, le lendemain, Smélov fut envoyé à l'« hôpital spécial » (c'est-à-dire l'asile d'aliénés) réservé aux détenus. Le médecin lui déclara: « Nous vous soupçonnons d'être atteint de schizophrénie. » *** Sur les volutes de la corne et déjà dans sa partie plus mince furent installées, pour le début de l'année 37, les anciennes centrales, maintenant « isolateurs spéciaux ». On éliminait les derniers points faibles, ce qu'il restait encore d'air et de lumière. Et la grève de la faim des socialistes décimés et las, à l'isolateur disciplinaire de Iaroslavl, au début de 1937, fut une ultime tentative du désespoir. Ils présentèrent à nouveau toutes leurs anciennes exigences, y compris l'élection de responsables et la libre communication entre les cellules, mais sans doute n'y croyaient-ils pas eux-mêmes. Quinze jours de grève, au bout desquels ils furent alimentés à l'aide de tuyaux, leur permirent en apparence de maintenir quelque chose de l'ancien régime: la promenade d'une heure, le journal local, des cahiers pour écrire. Mais aussitôt après on leur confisqua leurs effets personnels pour leur jeter, dans les cellules, l'uniforme des isolateurs spéciaux. Et quelque temps plus tard, on leur rogna une demi-heure de promenade. Puis encore un quart d'heure. C'étaient toujours les mêmes militants qui étaient passés par une longue série de prisons et relégations, selon les règles de la Grande Patience. Ils ne connaissaient plus la vie normale des hommes, certains depuis dix, d'autres depuis quinze ans, rien que la maigre pitance des prisons et les grèves de la faim. Tous n'étaient pas encore morts parmi ceux qui, avant la révolution, avaient appris à triompher des geôliers. Mais en ce temps-là, dans leur lutte avec un ennemi faiblissant, ils avaient pour allié le Temps. Aujourd'hui, le Temps s'alliait contre eux à un ennemi qui se renforçait. Il y avait aussi avec eux des jeunes, qui s'étaient reconnus SR, SD ou anarchistes après l'anéantissement des trois partis : ces nouveaux adhérents n'avaient pour tout avenir que les prisons. Autour de cette lutte des socialistes dans les prisons, d'année en année plus désespérée, l'isolement, sous l'effet des pressions successives, tourna bientôt au vide complet. On n'était plus au temps des tsars où, à peine la porte franchie, la société vous accueillait en vous bombardant de fleurs ! Quand ils dépliaient les journaux, c'était pour voir qu'on les abreuvait d'injures, souvent ordurières (aux yeux de Staline, les socialistes constituaient le plus grave danger pour son socialisme) ; le peuple, lui, se taisait. Qu'est-ce qui permettait de croire qu'il sympathisait encore avec les captifs? Bientôt les journaux mirent fin à ces injures, mais c'est qu'on considérait désormais les socialistes russes comme bien inoffensifs, bien insignifiants, voire inexistants. Au-dehors, on ne parlait d'eux qu'au passé ou au plus-que-parfait, les jeunes ne pouvaient imaginer qu'il pût encore y avoir des SR et des menchéviks en chair et en os. Et dans la succession des exils de Tchimkent et de Tcherdyn, des isolateurs de Verkhné-Ouralsk et de Vladimir, comment, confiné dans une sombre cellule d'isolement aux fenêtres muselées, ne pas se laisser gagner par l'idée que les programmes et les chefs s'étaient trompés, que la tactique et la pratique n'avaient été qu'erreurs? Comment ne pas voir dans toute cette activité passée une totale impuissance ? Et dans sa propre vie livrée aux seules souffrances, une aberration fatale? Si l'ombre de la solitude les avait recouverts, c'était aussi en partie leur faute. Dans les premières années suivant la révolution, le Guépéou leur avait naturellement reconnu la qualité bien méritée de politiques; mais, tout aussi naturellement, ils s'étaient mis d'accord avec le Guépéou pour que tous ceux qui se trouvaient à leur « droite10 », à commencer par les Cadets, fussent considérés non comme des politiques, mais comme des contre-révolutionnaires, des KR, des contre, la fumure de l'Histoire. Si bien que ceux qui souffraient pour leur foi en Christ se retrouvèrent aussi KR. Et ceux qui ignoraient ce que signifiaient « la droite » ou « la gauche » (plus tard, ce sera nous tous !) également. Ainsi, à force de faire bande à part et de marquer les distances, les socialistes avaient-ils – en partie involontairement et en partie de leur plein gré – donné d'avance leur bénédiction au futur article Cinquante-Huit dans le fossé duquel ils devaient, à leur tour, basculer. Objets et actions changent radicalement d'aspect selon le point d'observation. Dans ce chapitre, nous décrivons la résistance des socialistes en prison de leur point de vue – et la voilà éclairée d'un pur et tragique rayon. Mais ces KR que les politiques, aux îles Solovki, évitaient avec dédain, ces KR, quels souvenirs ont-ils gardés des politiques? « Ils n'étaient guère sympathiques: ils méprisaient tout le monde, se tenaient à l'écart, ne cessaient d'exiger des rations et des avantages spéciaux. Et avec ça, toujours à se chamailler entre eux... » Comment ne pas voir que, là aussi, il y a du vrai? Ces discussions interminables, stériles, ridicules à la fin? Cette façon d'exiger des rations supplémentaires pour soi, alors que la masse des prisonniers était affamée et misérable ? A l'époque soviétique, l'honneur d'être un prisonnier politique se mua en un don empoisonné. Encore un reproche: pourquoi les socialistes, qui faussaient si allègrement compagnie à leurs geôliers du temps des tsars, devinrent-ils si mous dans les prisons soviétiques? Les évasions furent plutôt nombreuses, mais, pour autant qu'on s'en souvienne, il n'y avait pas de socialistes parmi les fugitifs. Quant aux détenus plus à « gauche », comme les trotskistes et les communistes, ceux-là se défiaient à leur tour des socialistes qu'ils considéraient comme des KR, bouclant ainsi le fossé qui les isolait. Trotskistes et communistes croyaient que leur tendance respective était plus pure, plus élevée que toutes les autres: aussi méprisaient-ils, haïssaient-ils (comme ils se haïssaient mutuellement) ces socialistes qui se trouvaient derrière les mêmes barreaux qu'eux, qui se promenaient dans les mêmes cours de prison qu'eux. lé. Olitskaïa raconte dans ses souvenirs que dans le camp de transit de la baie de Vanino, en 1937, les socialistes se hélaient de part et d'autre de la palissade qui séparait la zone des hommes de celles des femmes pour retrouver les leurs et échanger des nouvelles, – et que les communistes Liza Kotik et Maria Kroutikova étaient indignées par ce comportement irresponsable, susceptible de valoir à tous les rigueurs de l'administration : « Tous nos malheurs viennent de cette vermine socialiste. [Notez la profondeur de l'explication, sa valeur dialectique !] Il faudrait les étrangler tous ! » Et ces deux jeunes filles de la Loubianka, dont j'ai parlé plus haut, si elles chantaient en 1925 la chanson des lilas, c'était parce que l'une appartenait au parti SR et l'autre à l'« opposition » (trotskiste) : elles ne pouvaient avoir de chant politique commun et, à vrai dire, celle qui appartenait à l'opposition n'aurait jamais dû s'unir à une SR dans une protestation commune. Si, dans les prisons des tsars, les partis s'alliaient souvent en vue d'une lutte commune (mentionnons l'évasion qui eut lieu à la centrale de Sébastopol), dans la prison soviétique, par contre, chaque courant croyait préserver sa pureté en refusant l'alliance avec les autres. Les trotskistes luttaient à l'écart des socialistes et des communistes, et les communistes ne luttaient pas du tout, car comment oser lutter contre son propre pouvoir et sa propre prison ? C'est la raison pour laquelle les communistes ont été, dans les isolateurs et les maisons de détentions, maltraités plus tôt et plus durement que les autres. En 1928, à la centrale de laroslavl, Nadejda Sourovtséva, membre du PC, faisait sa promenade au sein d'une file indienne, sans avoir le droit de parler, alors que les socialistes s'entretenaient bruyamment dans leurs groupes habituels. Il ne lui était plus permis de soigner les fleurs de la petite cour, ces fleurs léguées par les prisonniers qui avaient jadis combattu pour leurs droits. Elle était également privée de journaux. (En revanche, le Département politique secret du Guépéou l'avait autorisée à garder dans sa cellule les œuvres complètes de Marx-Engels, de Lénine et de Hegel.) La visite qu'elle reçut de sa mère eut lieu dans une obscurité presque totale. Démoralisée, la mère ne tarda pas à mourir: qu'avait-elle pu penser des conditions de détention de sa fille? Cette différence de longue date dans le comportement en prison eut de profondes répercussions ultérieures, jusqu'à différencier le traitement final: en 1937-1938, les socialistes, bouclés comme les autres, recevaient eux aussi leurs billets de dix. Mais, en règle générale, on ne les contraignait pas à de faux aveux. Ils ne cachaient pas leurs opinions personnelles, ce qui suffisait à les faire condamner. Tandis que le communiste, lui, n'a pas d'opinion propre : comment le juger si ce n'est en lui extorquant de faux aveux? *** L'énorme Archipel s'était déjà bien déployé, mais la réclusion ne s'étiolait pas pour autant. La vieille tradition carcérale continuait gaillardement. Ce qu'il y avait dans l'Archipel de neuf, d'inestimable pour l'éducation des masses n'apportait pas encore la plénitude. Pour y arriver, il fallait y ajouter les prisons à destination spéciale (les TON) et, d'une manière générale, les maisons de détention. Tout individu happé par la Grande Machine ne devait pas nécessairement se fondre parmi les indigènes de l'Archipel. Les étrangers de marque, les personnalités en vue, les prisonniers secrets, les kaguébistes en disgrâce ne pouvaient en aucun cas être exhibés ouvertement dans les camps : toutes les brouettes qu'ils auraient pu rouler n'eussent jamais justifié pareille divulgation ni le préjudice moralo-politique11 qui en serait résulté. Il en allait de même pour les socialistes: en lutte constante pour leurs droits, ils ne pouvaient être admis à se fondre dans la masse, et c'est précisément sous le couvert de leurs droits et privilèges qu'ils furent détenus et étranglés à part. Beaucoup plus tard, dans les années 50, comme nous l'apprendrons, les TON serviront également à isoler les émeutiers des camps. Et dans les dernières années de sa vie, Staline, déçu par le « redressement » des gens du milieu, ordonnera de condamner certains caïds à une peine de réclusion, et non de camp. Enfin, il fallait bien se résoudre à nourrir aux frais de l'État les prisonniers dont la faiblesse était telle que, dans les camps, ils seraient morts aussitôt, sans avoir purgé leur peine. Ou encore ceux qu'il était impossible d'adapter au travail des camps, tel Kopeïkine, vieil aveugle de soixante-dix ans, qui passait son temps au marché de lourievets (sur la Volga). Ses couplets et bouffonneries lui valurent dix ans pour KRD, mais force fut de remplacer sa peine de camp par de la réclusion. Le vieil héritage carcéral légué par la dynastie des Romanov et augmenté des monastères fut soigné, rénové, renforcé et perfectionné en vue des tâches qu'on lui assignait. Certaines centrales, comme celle de Iaroslavl, possédaient déjà un équipement solide et approprié (portes bardées de fer, et dans chaque cellule table, tabouret et lit rivés au sol) : elles n'exigeaient que la pose de muselières aux fenêtres et la division des cours de promenade en rectangles de la dimension d'une cellule (quand commença l'année 37, tous les arbres des prisons avaient été abattus, potagers et pelouses asphaltés). D'autres, comme celle de Souzdal, devaient être reconverties à partir d'un bâtiment monastique, mais la réclusion du corps dans un monastère et sa réclusion pénale dans une prison ont des buts physiques presque identiques : aussi la reconversion de ces bâtiments ne présente-t-elle guère de difficultés. Comme il fallait compenser les déperditions de l'héritage (l'affectation de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul et de celle de Schlusselbourg aux visites touristiques), on aménagea en prison l'un des bâtiments du monastère Soukhanov. La centrale de Vladimir fut agrandie et achevée (elle s'accrut sous Iéjov d'un nouveau et vaste bâtiment) : amplement fréquentée, de quoi n'a-t-elle pas été témoin au cours de ces décennies? Il a déjà été fait mention de la centrale de Tobolsk ; en 1925 fut inaugurée, pour être constamment et largement utilisée, celle de Verkhné-Ouralsk. (Toutes ces centrales existent toujours, pour notre malheur, et fonctionnent encore au moment où j'écris ces lignes.) Tvardovski nous laisse entendre dans son poème Un lointain après l'autre, que sous Staline, la centrale d'Alexandrovskoïé ne désemplit pas non plus. Nous sommes moins renseignés sur celle d'Oriol : il est à craindre qu'elle n'ait beaucoup souffert au cours de la Grande Guerre nationale. Mais elle a dans son voisinage une annexe parfaitement équipée, la prison de Dmitrovsk. Au cours des années 20, dans les isolateurs politiques (que les prisonniers appellent encore boucloirs à politiques), la a nourriture était parfaitement convenable : de la viande au déjeuner tous les jours, des légumes frais, on pouvait acheter du lait à la cantine. La situation empira brutalement en 1931-1933, mais elle n'était pas meilleure dans le pays. Scorbut et vertiges de faiblesse n'étaient pas rares à cette époque dans les prisons. Plus tard, la nourriture revint, mais elle ne valait plus rien. I. Korneïev raconte qu'en 1947, à la TON (prison à destination spéciale) de Vladimir, il n'a jamais cessé de ressentir la faim: 450 grammes de pain, deux morceaux de sucre, un rata chaud mais guère nourrissant deux fois par jour; à gogo, que de l'eau bouillante (on peut objecter que c'était là une année particulière, que le pays tout entier souffrait de la faim ; justement, le pays fut généreusement autorisé à nourrir la prison : pas de restriction sur les colis). La lumière, elle, fut toujours rationnée, dans les années 30 comme dans les années 40: muselières et verres armés opaques plongeaient en permanence la cellule dans la pénombre (l'obscurité est un facteur important pour déprimer le détenu !). De plus, on recouvrait souvent la muselière d'un treillis ; en hiver, la neige s'y amoncelait et bouchait ainsi l'ultime entrée de lumière. La lecture devenait un supplice et usait les yeux. A la TON de Vladimir, on compensait ce déficit de lumière diurne en laissant allumées toute la nuit de puissantes ampoules électriques qui empêchaient de dormir. A la prison de Dmitrovsk (d'après N.A. Kozyrev), en 1938, pour toute lumière, le soir et la nuit, une méchante lampe à pétrole, sur une planchette au ras du plafond, qui consumait le peu d'air qui restait: ce n'est qu'en 1939 qu'une faible incandescence vint rougir le filament des ampoules. L'air était également rationné, les vasistas verrouillés ne restaient ouverts que le temps de la visite aux cabinets, comme en témoignent à la fois des anciens de Dmitrovsk et de laroslavl. (Selon le. Guinzbourg, le pain, en l'espace d'une matinée, se couvrait de moisi, la literie était toujours humide, les murs verdissaient.) En revanche, à Vladimir, en 1948, on ne manquait pas d'air: l'imposte était ouverte en permanence. La promenade variait, selon les prisons et les années, de quinze à quarante-cinq minutes. Plus de contact avec la terre comme celui qu'avaient connu les prisonniers de Schlusselbourg ou des Solovki : tout ce qui poussait avait été arraché, piétiné, recouvert de béton ou d'asphalte. Pendant les promenades, interdiction de lever la tête vers le ciel : « Les yeux à terre! » (prison de Kazan, récits de Kozyrev et d'Adamova). Les visites de la famille furent interdites une fois pour toutes en 1937. On pouvait envoyer deux lettres par mois à ses parents les plus proches ; quant à ces derniers, ils ont toujours eu le droit d'écrire, hormis pendant quelques années (mais, à Kazan, il fallait rendre aux surveillants, au bout de vingt-quatre heures, les lettres reçues) ; de même, le cantin a g était autorisé jusqu'à concurrence des sommes limitées que l'on était autorisé à recevoir. Le mobilier r est aussi un élément important du régime des prisons. Adamova a trouvé des mots émouvants pour raconter la joie qu'elle avait éprouvée à retrouver dans sa cellule de Souzdal, après le lit escamotable et les chaises rivées au sol, un simple lit en bois avec un sac de foin comme paillasse, et une simple table en bois. A la TON de Vladimir, I. Korneïev a connu deux régimes différents: en 1947-1948, vous pouviez garder vos affaires personnelles, vous allonger durant le jour, et le maton ne venait pas à tout moment vous épier par l'œilleton; mais en 1949-1953, la cellule avait deux serrures verrouillées, l'une par le maton, l'autre par le surveillant d'étage, il était interdit de s'allonger, de parler à voix haute (à la prison de Kazan il fallait chuchoter!), les affaires personnelles avaient toutes été confisquées et les prisonniers revêtus de la tenue rayée ; vous n'aviez le droit d'écrire que deux fois l'an, seulement au jour fixé inopinément par le directeur de la prison (si vous l'aviez laissé passer, plus moyen d'envoyer une lettre) et, de plus, sur une feuille qui faisait la moitié du format postal ordinaire ; les fouilles , féroces, effectuées sous forme de raids, se firent de plus en plus fréquentes (il fallait sortir de la cellule et se mettre nu). Les communications entre les cellules étaient à tel point réprimées qu'après chaque passage aux latrines, les surveillants les inspectaient avec une baladeuse pour éclairer chaque trou. Une inscription sur le mur, et toute la cellule était envoyée au c a hot. Les cachots étaient la calamité des TON. On y était envoyé pour avoir toussé (« couvrez-vous la tête avec la couverture si vous voulez tousser! »), pour avoir arpenté la cellule (vous passiez alors pour un « agité », ce qui fut le cas de Kozyrev), pour le bruit fait par vos chaussures (à la prison de Kazan, les femmes avaient reçu des chaussures d'homme, pointure 44). le. Guinzbourg conclut fort justement qu'on ne vous envoyait pas au cachot pour des délits, mais suivant un plan : tous devaient y passer à tour de rôle pour savoir ce que c'était. Le règlement de la prison comportait, en outre, cet article à large extension : « Au cas où un prisonnier fait montre d'indiscipline ( ?) au cachot, le directeur a le droit de l'y maintenir pour un laps de temps allant jusqu'à vingt jours. » Or qu'est-ce que l'indiscipline? Ce qui est arrivé à Kozyrev permet de s'en faire une idée (tous les témoignages sur le cachot et beaucoup d'autres points concordent si bien qu'on sent le sceau d'un régime de détention unique). Pour avoir arpenté la cellule, on lui signifie cinq jours de cachot. C'est l'automne, le cachot n'est pas chauffé, il fait très froid. On le déshabille en ne lui laissant que son linge de corps, on le déchausse. Le sol est de terre battue, poussiéreux (souvent aussi, c'est de la boue détrempée, voire, comme à la prison de Kazan, de l'eau). A la différence de Guinzbourg, Kozyrev a droit à un tabouret. Il est persuadé qu'il va mourir de froid. Mais, peu à peu, il se sent gagné par une mystérieuse chaleur intérieure qui le sauve. Il apprend à dormir assis sur son tabouret. Trois fois par jour, il reçoit un gobelet d'eau bouillante qui le rend ivre. Dans la ration de pain de trois cents grammes, un surveillant réussit à glisser clandestinement un morceau de sucre. D'après les rations et en observant le mince filet de lumière qui pénètre par une minuscule lucarne au fond d'un labyrinthe, Kozyrev tient le compte des jours. A l'expiration du cinquième, personne ne vient le chercher. Son ouïe affinée perçoit des chuchotements dans le corridor: on parle de six jours, ou d'un sixième jour. Là réside la provocation. On attend qu'il proteste, qu'il réclame sa libération, ce qui permettrait de le garder au cachot pour indiscipline. Mais Kozyrev passe le sixième jour docilement, sans rien dire, et on vient le libérer comme si de rien n'était. (Peut-être le directeur de la prison mettait-il ainsi à l'épreuve tous les détenus, les uns après les autres? avec double ration pour ceux qui n'étaient pas encore soumis.) Après cela, la cellule sembla à Kozyrev un palais, bien qu'il eût perdu l'ouïe pour six mois et attrapé des abcès à la gorge. De fréquents séjours au cachot rendirent fou son compagnon de cellule, et durant plus d'un an Kozyrev dut rester enfermé avec cet aliéné. (Nadejda Sourovtséva se souvient de nombreux cas de folie dans les isolateurs ; à elle seule, elle n'en a pas connu moins que n'en a compté Novorousski en compulsant vingt-deux années d'archives de Schlusselbourg.) Le lecteur n'a-t-il pas l'impression que nous sommes petit à petit arrivés au sommet de la deuxième corne, et qu'elle est plus élevée et plus pointue que la première ? Pourtant les opinions divergent. Les vétérans des camps sont unanimes à considérer que la TON de Vladimir était, dans les années 50, une maison de repos. Telle fut l'impression de Vladimir Borissovitch Zeldovitch, transféré à Vladimir depuis Abez, et d'Anna Petrovna Skripnikova, arrivée en 1956 des camps de Kémérovo. Skripnikova fut en particulier frappée par la possibilité d'expédier régulièrement – tous les dix jours – des requêtes (elle se mit à écrire... à l'ONU), et par l'excellente bibliothèque qui comprenait des livres en langues étrangères ; on vous apportait dans votre cellule le catalogue complet et vous passiez commande pour toute l'année. N'oublions pas non plus la souplesse de notre loi : des milliers de femmes (arrêtées à titre d'« épouses ») furent condamnées à la réclusion. Un coup de sifflet : « Allez ouste, toutes aux camps ! » (on manquait de bras à la Kolyma pour laver l'or). Et elles y furent toutes envoyées. Sans jugement. Dans ces conditions, peut-on encore parler de tiourzak? La réclusion n'est-elle pas plutôt l'antichambre des camps? C'est ici seulement que devait commencer notre chapitre. Nous devions examiner la lumière scintillante que finit par dégager, telle l'auréole du saint, l'âme d'un prisonnier au secret. Arraché à l'agitation quotidienne de façon si absolue que même le compte des minutes qui passent lui permet de communiquer intimement avec l'univers, le prisonnier au secret doit se purifier de toutes les imperfections qui brouillaient son être dans sa vie antérieure, l'empêchant de se décanter jusqu'à la transparence. Comme ses doigts se tendent noblement pour palper et émietter les mottes de terre du potager (mais... c'est de l'asphalte)! Comme sa tête se rejette spontanément en arrière vers le Ciel Eternel (mais... c'est interdit) ! Qu'il est ému, attentif à suivre le petit oiseau qui sautille sur le rebord de la fenêtre (mais... elle est coiffée d'une muselière et d'un treillis, et le vasistas est verrouillé) ! Comme sont nettes ses pensées, surprenantes parfois les conclusions qu'il note sur le papier qu'on lui a délivré (mais... c'est à condition qu'il puisse s'en procurer à la cantine et qu'après l'avoir noirci, il le rende pour toujours à l'administration...). Nos grincheuses objections nous désarçonnent. Le plan du chapitre se lézarde et s'écroule: dans la Prison Nouvelle, notre prison à destination spéciale (quelle destination?), nous ne savons plus si l'âme du détenu se purifie ou bien si elle périt à jamais. Si, chaque matin, ce que tu vois d'abord, ce sont les yeux de ton compagnon de cellule devenu fou, quelle sera ta planche de secours dans la journée qui vient? Nikolaï Alexandrovitch Kozyrev, dont la brillante carrière d'astronome avait été brisée par l'arrestation, ne dut son salut qu'à la méditation sur l'éternel et l'infini : l'ordre universel et l'Esprit suprême qui l'anime ; les étoiles et leur composition ; la nature du Temps et de sa marche. Il découvrit ainsi un domaine nouveau de la physique, ce qui lui permit de survivre, à la prison de Dmitrovsk. Mais ses réflexions furent un jour bloquées par des chiffres qu'il avait oubliés. Il avait besoin, pour construire son système, de nombreuses données chiffrées. Mais comment les trouver dans cette cellule éclairée la nuit par une méchante lampe à pétrole et où même un petit oiseau n'aurait pu entrer? Alors notre savant eut cette prière instante: Seigneur! J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Aide-moi ! Maintenant, c'est à toi de m'aider. Il avait droit alors à un seul livre tous les dix jours (il était désormais seul dans sa cellule). La bibliothèque de la prison était bien pauvre, il y avait là plusieurs éditions du Concert rouge de Démian Bedny qu'on lui donnait et redonnait sans cesse. Une demi-heure après sa prière, on vint pour l'échange de livres et, comme d'habitude, sans rien demander, on lui jeta... un Cours d'astrophysique! D'où pouvait-il venir? Il était inimaginable qu'un tel livre pût se trouver à la bibliothèque. Pressentant que la rencontre serait brève, Kozyrev se jeta sur le livre et se mit à emmagasiner dans sa mémoire tout ce dont il avait besoin dans l'immédiat, puis tout ce dont il pourrait avoir besoin plus tard. Deux jours s'écoulèrent, il lui en restait huit ; quand soudain le directeur de la prison vint faire son inspection. Son œil perçant vit tout: « Vous êtes astronome de profession, n'est-ce pas? lui demanda-t-il. – Oui. – Retirez-lui donc ce livre! » Mais la venue surnaturelle du livre avait déblayé la voie et Kozyrev poursuivit son travail au camp de Norilsk. Eh bien, maintenant, entamons notre chapitre sur l'âme aux prises avec les barreaux. Mais qu'est-ce? Insolente, la clef du surveillant grince dans la serrure, pour laisser apparaître le sinistre chef de quartier avec une longue liste: « Nom? Prénom et patronyme ? Date de naissance ? Article ? Temps de peine ? Date d'expiration de la peine?... – Préparez-vous avec vos affaires! Vite! » Allons, mes amis, c'est le départ! Destination inconnue... A la grâce de Dieu! Car qui sait si nous n'y laisserons pas nos os!... Sachez-le cependant: si nous restons en vie, nous achèverons notre récit une autre fois. Dans la quatrième partie. Si nous restons en vie... 1 Abréviation de Tiouremnoïé Zaklioutchénié (terme officiel). 2 TON est l'abréviation de Tiourna osobobo naznatchénia. 3 P.A. Krassikov (celui-là même qui condamnera à mort le métropolite Benjamin) lit le Capital à la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul. (Mais ça ne dure qu'un an: il est bientôt libéré.) 4 Voir le recueil: Ot tiourem k vospitatelnym outchrejdéniam [Des prisons aux établissements rééducatifs], « La législation soviétique », Moscou, 1934. 5 A partir de 1918, on n'hésita pas à emprisonner des femmes enceintes si elles appartenaient au parti SR. 6 Quelle ressemblance, n'est-ce pas, avec le nazi Eichman... 7 En 1925, la pierre a été retournée, les inscriptions enterrées. Vous qui excursionnez là-bas, essayez de la retrouver; ouvrez bien les yeux! 8 Ghernett, Istoria tsarskoï tiourmy [Histoire des prisons tsaristes], Moscou, 1963, t. V, chap. 8. 9 Ibid. 10 Je n'aime guère ces appellations de « droite » et « gauche » : elles sont arbitraires, permutables, et ne vont pas à l'essentiel. 11 Ce joli mot existe! Couleur de ciel... et de marécage. DEUXIÈME PARTIE Le mouvement perpétuel Les roues non plus ne restent pas en place, Les roues... Elles tournent, elles dansent, les meules, Elles tournent... Wilhelm Müller Chapitre 1 LES VAISSEAUX DE L'ARCHIPEL Les milliers d'îles de l'Archipel ensorcelé s'éparpillent du détroit de Béring jusqu'au Bosphore, ou presque. Elles sont invisibles, mais elles existent, et c'est invisiblement aussi, mais constamment, qu'il faut transporter d'île en île des esclaves eux-mêmes invisibles bien qu'ils aient une chair, un volume, un poids. Par où les faire passer? Et dans quoi les transporter? Il y a, pour cet usage, des ports importants: les prisons de transit, et des ports moindres: les camps de transit. Il y a, pour cet usage, des vaisseaux d'acier bien clos : les wagons-zak qu'aborderont, dans les rades, en guise de chaloupes et de canots, des fourgons automobiles eux aussi en acier, hermétiques et agiles. Les « wagons-zak » marchent selon un horaire établi. Et, si le besoin s'en fait sentir, on envoie, de port en port, des convois de wagons à bestiaux peints en rouge qui, tels des caravanes, sillonnent l'Archipel. Que ce système est donc bien rodé ! Ce système, ce sont des hommes qui l'ont créé, qui l'ont mis au point pendant des dizaines d'années, sans se hâter. Des hommes bien nourris et portant l'uniforme. Des hommes qui n'étaient pas pressés. Les jours impairs, à 17 heures, l'escorte de Kinechma prend en livraison, gare du Nord à Moscou, les convois de prisonniers que déversent les paniers à salade, les corbeaux des Boutyrki, de la Presnia et de la Taganka. Et, les jours pairs, l'escorte d'Ivanovo doit être à la gare pour six heures du matin, afin de faire débarquer et de prendre en charge les détenus à diriger sur Nérekhta, Béjetsk, Bologoïé. Et tout cela se passe à côté de vous, tout cela vous frôle sans que vous le voyiez. (Il est vrai que l'on peut aussi fermer les yeux...) Dans les grandes gares, le chargement et le déchargement des sagouins s'effectue loin du quai des voyageurs, seuls les aiguilleurs et les garde-voie peuvent le voir. Dans les gares de moindre importance, on choisit soigneusement un passage perdu situé entre deux halles à marchandises, où le « corbeau » se présentera par l'arrière, marches contre marches avec le wagon-zak. Le détenu n'a pas le temps de jeter un coup d'œil sur la gare, sur vous ni le long du train, il ne peut distinguer que les marches du wagon, (parfois celle du bas lui arrive à la taille et il n'a pas la force de s'y hisser) tandis que les escorteurs qui font la haie des deux côtés rugissent, grondent: « Vite! Vite!... Allez! Allez!... » A moins qu'ils ne brandissent leurs baïonnettes... Quant à vous qui vous hâtez sur le quai avec vos enfants, vos valises et vos filets à provisions, vous n'avez pas le loisir de regarder de plus près pourquoi on a accroché en tête de votre train un second fourgon à bagages. Il ne porte aucune inscription et a tout à fait l'air d'un fourgon: mêmes barreaux obliques qui s'entrecroisent sur un même fond d'obscurité. Mais pourquoi des soldats, des défenseurs de la patrie voyagent-ils dans ce wagon et pourquoi, à tous les arrêts, deux d'entre eux descendent-ils de chaque côté de la voie pour lorgner sous la voiture, tout en sifflotant? Le train va s'ébranler et une centaine de détenus – cent destins comprimés, cent cœurs recrus de souffrance – vont prendre le départ: ils vont filer sur les mêmes rails sinueux que vous, en suivant la même fumée, longer les mêmes champs, dépasser les mêmes poteaux et les mêmes meules, tout cela avec quelques secondes d'avance. Mais vous, derrière vos vitres, vous ne verrez rien: le malheur aura passé comme l'éclair, en laissant dans l'air encore moins de traces que n'en laissent des doigts à la surface de l'eau. Vous qui êtes habitués à ces voyages toujours semblables – pochette de linge que l'on ouvre pour garnir sa couchette, verres de thé qu'on vous distribue –, comment pourriez-vous imaginer l'angoisse et la sombre épouvante de ceux qui, trois secondes plus tôt, ont fendu la même portion d'espace euclidien que vous? Vous, vous êtes mécontents d'être à quatre dans votre compartiment, vous vous sentez à l'étroit. Comment pourriez-vous croire, oui, comment pourriez-vous croire ce que vous révèle cette ligne : à l'avant du train, dans un compartiment identique, quatorze hommes sont entassés? Quatorze? Et si c'était vingt-cinq? et si c'était trente?... « Wagon-zak. » L'abréviation est affreuse, comme le sont, au demeurant, toutes les abréviations qu'inventent les bourreaux. Ils ont voulu dire que c'était un wagon-à-détenus (zaklioutchonnyïé). Mais nulle part, sauf dans les papiers de l'administration pénitentiaire, cette appellation n'a été retenue. Les détenus ont pris l'habitude de nommer ces wagons « stolypines ». Au fur et à mesure que les transports par voie ferrée s'implantaient dans notre pays, les modes de transfèrement des détenus se sont eux aussi modifiés. Avant les années 1890, c'est encore à pied et en voitures à cheval que l'on acheminait les prisonniers vers la Sibérie. Mais en 1896, Lénine, allant rejoindre les lieux de son exil sibérien, voyagea dans un wagon ordinaire de troisième classe (en compagnie de simples voyageurs) et il s'en prit au personnel du train : il se sentait à l'étroit, c'était insupportable... La vie est partout, le tableau bien connu de Iarochenko, nous montre un wagon de quatrième classe transformé en wagon pénitentiaire, et cet aménagement nous paraît aujourd'hui bien innocent : tout est resté en l'état et les condamnés voyagent comme le commun des mortels. Seuls des barreaux ont été posés aux fenêtres. Ces wagons ont longtemps parcouru les voies ferrées de Russie. Certains se souviennent d'avoir encore voyagé de la sorte en 1927, à cela près que les hommes étaient séparés des femmes. D'autre part, le SR Trouchine se rappelle avoir été déjà transporté en « stolypine » au temps du régime tsariste ; simplement, ils étaient six par compartiment, chiffre qui sent lui aussi son bon vieux temps. L'histoire du wagon est la suivante. Construit en 1908, il a effectivement été mis en service sous Stotypine – mais pour transporter des migrants qui partaient s'installer dans les provinces orientales du pays: le mouvement migratoire avait pris un grand essor et on manquait de matériel roulant. Plus basses que les wagons de voyageurs ordinaires, mais beaucoup plus hautes que les wagons de marchandises, ces voitures comportaient des réduits destinés au matériel domestique ou à la volaille (les « demi-compartiments » actuels qui servent de cachots) ; bien entendu, on n'y trouvait pas un seul barreau , ni à l'intérieur ni aux fenêtres. Les grilles intérieures furent posées par des têtes inventives dont j'incline à penser qu'elles étaient bolchéviques. C'est pourtant le nom de « stolypines » que reçurent ces wagons... Quand un député avait, jadis, lancé l'expression de « cravate Stolypine » pour désigner la corde de chanvre, le ministre l'avait provoqué en duel. Cette fois, il était impuissant devant la calomnie posthume. Notez bien qu'on ne saurait accuser l'administration du Goulag d'avoir jamais employé le terme de « stolypine » : non, elle a toujours dit « wagon-zak ». C'est nous, les zeks, qui par esprit de contradiction, uniquement pour ne pas employer le terme officiel mais en avoir un à nous, bien grossier, avons gobé le leurre que nous tendaient les détenus des générations précédentes, – ceux des années 20, comme il est facile de le calculer. Car qui pouvait avoir inventé le terme ? Pas les « contre » : il était exclu que germe dans leur esprit pareille association entre un premier ministre du tsar et les tchékistes. Ce ne pouvait être que des « révolutionnaires » qui venaient d'être happés, de façon pour eux totalement inattendue, par le hachoir de la Tchéka : des SR, ou des anarchistes (si le nom remonte au début des années 20), ou encore (s'il remonte à la fin des années 20), des trotskistes. Non contents d'avoir tué comme des serpents le grand homme d'Etat, ils souillaient ainsi sa mémoire d'une infâme morsure posthume. En vérité, comme ce wagon ne fut distingué pour ses qualités que dans les années 20 et qu'il ne devint le moyen de transport exclusif et universel des détenus qu'à partir du début des années 30, alors que toute notre vie était gagnée par l'uniformité (et il est vraisemblable qu'on en construisit alors beaucoup de neufs), la justice demanderait qu'on dise non pas « un stolypine », mais « un staline ». Le wagon-zak est une voiture ordinaire, divisée en neuf compartiments ; cinq d'entre eux, destinés à recevoir les détenus (ici encore, comme partout sur l'Archipel, la moitié est réservée au service !), sont séparés du couloir non par une cloison continue, mais par une grille qui livre tout au regard des surveillants. Cette grille, comme on en voit dans les jardinets des gares, est faite de barreaux obliques croisés et monte jusqu'au plafond du wagon. Le réduit à bagages qui s'ouvre habituellement au-dessus du couloir se trouve ainsi supprimé. Les fenêtres du couloir sont normales, mais grillagées à l'extérieur. Dans les compartiments des détenus, par de fenêtre, seulement une petite ouverture également grillagée au niveau de la couchette du milieu (ainsi privé de fenêtres, le wagon a tout l'air d'un fourgon). La porte du compartiment est à coulisse : un châssis de fer, grillagé lui aussi. Vu du couloir, tout cela évoque fortement une ménagerie: derrière un grillage qui va du sol au plafond, des créatures pitoyables, qui ressemblent à des êtres humains, sont recroquevillées à même le sol ou sur des planches et vous implorent du regard, demandent à boire et à manger... Mais, dans les ménageries, on n'entasse jamais les animaux de la sorte. Des ingénieurs, eux-mêmes en liberté, ont calculé que le compartiment d'un staline pouvait contenir six hommes assis sur les couchettes du bas, trois étendus sur les couchettes intermédiaires (réunies en une plate-forme d'un seul tenant, échancrée seulement près de la porte pour permettre de grimper et de redescendre) et deux allongés sur les planches à bagages du haut. A supposer maintenant qu'en sus de ces onze-là on en enfourne encore onze autres (les surveillants poussent les derniers à coups de pied pour pouvoir refermer la porte), on obtient un chargement tout à fait normal. Deux hommes, à moitié assis, seront recroquevillés sur chacune des deux planches à bagages, cinq seront allongés sur la plate-forme du milieu (et ceux-là, ce sont les plus heureux ; ces places-là sont prises d'assaut et, s'il se trouve des truands dans le compartiment, ce sont naturellement eux qui les occupent). Et il restera treize détenus pour le bas: cinq s'assoiront sur chacune des deux couchettes et trois se caseront dans le passage, entre leurs jambes. Quant aux affaires, elles seront pêle-mêle avec les hommes, sur eux et sous eux. Et c'est ainsi, les jambes écrasées, repliées sous eux, qu'ils devront voyager pendant des jours et des jours. Non, on ne fait pas cela exprès pour torturer les gens ! Le condamné est un soldat du travail socialiste, à quoi bon le tourmenter? il faut l'employer à la construction. Mais, convenez-en, il ne se rend tout de même pas à une partie de plaisir. On ne va tout de même pas l'installer de façon à susciter l'envie de la population! Nous avons des difficultés avec nos transports... Il arrivera bien à destination, il n'en crèvera pas. A partir des années 50, des horaires réguliers s'étant mis en place, les détenus n'eurent plus à voyager longtemps. Trente-six heures, mettons, ou quarante-huit. Pendant la guerre et dans les années qui suivirent, leur situation avait été bien pire : de Petropavlovsk (au Kazakhstan) à Karaganda, un wagon-zak pouvait mettre sept t jours (avec vingt-cinq hommes par compartiment!) et huit t pour aller de Karaganda à Sverdlovsk (avec vingt-six hommes par compartiment). Rien que pour aller de Kouïbychev à Tchéliabinsk, Susi passa en août 45 plusieurs jours dans un staline, et ils étaient trente-cinq dans son compartiment. Les hommes, purement et simplement couchés les uns sur les autres, se débattaient et luttaient entre eux1. En 1946, à l'automne, N.V. Timofeïev-Ressovski fit le trajet Petropavlovsk– Moscou dans un compartiment où il y avait trente-six personnes ! Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il resta suspendu au milieu des autres, ses pieds ne touchant pas terre. Ensuite, des hommes commencèrent à mourir – on les retirait de sous les pieds des autres détenus (pas aussitôt, il est vrai, mais de douze à vingt-quatre heures plus tard) – ce qui fit un peu de place. Il voyagea ainsi pendant trois semaines . (Mais à Moscou, selon les lois du pays des miracles, le même Timofeïev-Ressovski fut porté à bras et conduit en voiture par des officiers: il venait contribuer au progrès de la science !) Trente-six est-il un chiffre plafond? Aucun témoignage ne fait état de trente-sept, mais, nous en tenant à la seule, à l'unique méthode scientifique, et formés que nous sommes à la lutte contre les « plafonnistes », nous répondrons: non, non et non! Ce n'est pas un plafond! Plafond, peut-être, dans un autre pays, mais pas chez nous ! Tant qu'il reste dans un compartiment – fût-ce sous les couchettes, fût-ce entre les épaules, les jambes et les têtes des prisonniers – quelques décimètres cubes d'air non évacué, ce compartiment est prêt à accueillir des détenus supplémentaires! On peut convenir de prendre pour chiffre plafond le nombre de cadavres non démembrés susceptibles de tenir dans le volume total du compartiment si on les y empile posément. V.A. Korneïeva quitta Moscou dans un compartiment contenant trente femmes; la plupart étaient de petites vieilles décrépites, exilées pour leur foi (à l'arrivée, toutes sauf deux durent être hospitalisées). S'il n'y eut pas de morts, ce fut grâce à quelques jeunes femmes, jolies et évoluées, en prison « pour cause d'étrangers ». Ces jeunes personnes s'employèrent à faire honte à l'escorte : « Comment n'avez-vous pas honte de les transporter comme ça? Elle pourraient être vos mères! » Sans doute leurs attraits physiques plus encore que leurs arguments moraux trouvèrent-ils un écho, car quelques-unes des vieilles femmes furent transférées... au cachot. Or, aller au « cachot » dans un wagon-zak, ce n'est pas un châtiment, c'est une bénédiction. Des cinq compartiments à détenus, seuls quatre servent de cellules collectives, le cinquième est divisé en deux parties: deux demi-compartiments étroits, garnis de deux couchettes superposées, comme ceux dont disposent les stewards des trains de voyageurs. Ces cachots servent à isoler ; on y est à trois ou quatre : quel confort et quel espace ! Non, certes, ce n'est pas exprès pour infliger aux détenus le supplice de la soif que, durant tous ces jours passés dans la compression, au bord de l'évanouissement, on ne leur donne comme nourriture que du hareng ou de la vobla* séchée. (Il en fut ainsi pendant toutes les années, les trente comme les cinquante, hiver comme été, en Sibérie comme en Ukraine, et ici il n'est même point besoin de citer d'exemples.) Non, ce n'était pas pour leur infliger le supplice de la soif, car enfin, dites-moi un peu : comment nourrir en chemin tous ces déchets ? Leur apporter du rata chaud dans leur wagon ? Ce n'est pas prévu par le règlement. (Certes, un des compartiments du wagon-zak est aménagé en cuisine, mais celle-ci est réservée à l'escorte.) On ne peut pas leur donner des céréales non bouillies, pas de morue crue non plus. Des conserves de viande ? Vous ne voudriez tout de même pas qu'ils se gobergent ! Non, le hareng, on ne peut rien trouver de mieux. Ça et un morceau de pain. Que leur faut-il encore? Prends-le, ton demi-hareng, prends-le tant qu'on t'en donne ! Et réjouis-toi ! Mais si tu es intelligent, ne le mange pas, supporte la faim, cache ton hareng dans ta poche, tu le boufferas à la prison de transit, où il y a de l'eau. Le plus moche, c'est quand on distribue des kamsas* de la mer d'Azov, saupoudrées de gros sel et tout humides ; elles ne se conservent pas en poche. Reçois-les aussitôt dans le pan de ton caban, dans ton mouchoir, dans la paume de ta main, et mange-les. Les kamsas se partagent sur le caban de l'un ou de l'autre, quant à la vobla sèche, l'escorte la jette dans le compartiment, à même le sol, et on procède au partage sur les couchettes, sur les genoux. P.F. Iakoubovitch, parlant des années 90 du siècle dernier, écrit (Dans le monde des réprouvés, Moscou, 1964, t. I) qu'à cette terrible époque l'allocation journalière de nourriture, dans les convois partant pour la Sibérie, était de 10 kopecks par personne (le pain rond de froment - trois kilos? – coûtant 5 kopecks et le pot de lait – deux litres? – 3 kopecks). « Les détenus s'en trouvent fort bien », note-t-il. Mais, dans la province d'Irkoutsk, les prix sont plus élevés, une livre de viande vaut 10 kopecks et « les détenus sont tout simplement dans le besoin »... Une livre de viande par personne et par jour, ce n'est pas un demi-hareng... Enfin, s'ils t'ont donné du poisson, ils ne te refuseront pas le pain. Peut-être même y joindront-ils un peu de sucre. Le pire, c'est quand les hommes d'escorte arrivent et déclarent: aujourd'hui, ceinture: nous n'avons rien touché pour vous. Il se peut qu'ils n'aient effectivement rien touché : quelque comptable de l'administration des prisons aura mis un chiffre dans la mauvaise colonne... Mais peut-être aussi qu'ils ont touché, et que, jugeant trop maigres leurs propres rations (ils ne sont pas suralimentés), ils ont décidé de mettre le pain à gauche ; ne distribuer alors que les demi-harengs serait suspect. Et, naturellement, ce n'est pas pour tourmenter le détenu qu'on ne lui donne rien à boire après le hareng, ni eau chaude (cela, jamais) ni même eau fraîche. Il faut comprendre les choses: le personnel d'escorte est en nombre limité. Les uns sont en faction dans le couloir, montent la garde dans l'entrée du wagon, descendent aux arrêts pour ramper entre les bogies et grimper sur le toit afin de s'assurer qu'aucun trou n'a été percé. Les autres nettoient leurs armes et il faut bien trouver le temps encore de leur donner des cours d'instruction politique et de leur faire piocher le manuel du combattant. Et, pendant ce temps, la troisième équipe dort. Elle a droit à ses huit heures de sommeil. La guerre n'est-elle pas finie ?... Autre chose : transporter des seaux d'eau, ça fait loin. Et puis, c'est tout de même vexant ; pourquoi le guerrier soviétique devrait-il coltiner de l'eau comme un mulet pour les ennemis du peuple? Parfois, en cas de triage ou de changement d'attelage, on éloigne le wagon-zak de la gare pendant une douzaine d'heures (pour qu'il n'attire pas les regards), résultat: on n'arrive même pas à ravitailler convenablement en eau la propre cuisine des soldats. Bon, il est vrai qu'il y a un moyen de s'en sortir: puiser pour les zeks dans le tender une eau jaunâtre, trouble, mélangée d'huile de graissage. Eux la boivent volontiers telle quelle: ils n'y voient pas bien clair dans la pénombre de leur compartiment sans fenêtre ni ampoule, où la lumière vient du couloir. Autre chose encore : cette eau, ça demande drôlement du temps pour la distribuer ; les détenus n'ont pas de quarts, ceux qui en avaient, on les leur a pris, autrement dit, il faut leur donner à boire dans deux gobelets de l'administration. Et le temps qu'ils aient tous bu, il faut rester là à puiser et tendre, puiser et tendre... (Et voilà encore ce qu'ils ont été chercher : servez d'abord les bien portants, qu'ils demandent, ensuite les tubards, ensuite encore les syphilitiques. Comme si, dans le compartiment d'à côté, ça n'allait pas être la même chansonµ : d'abord les bien portants, etc.) Mais tout cela, les hommes d'escorte le supporteraient encore – et de coltiner de l'eau et de donner à boire – si ces cochons de détenus, une fois gorgés d'eau, ne demandaient pas ensuite à se soulager. Il faut voir la réalité : si on ne leur donne pas d'eau pendant vingt-quatre heures, ils ne demandent pas à faire leurs besoins ; donnez-leur à boire une fois, ils voudront y aller une fois ; vous les prenez en pitié : une deuxième fois à boire, une deuxième fois les besoins. C'est vite calculé : tout compte fait, ne pas leur donner à boire ! Si on est si regardant sur les besoins, ce n'est pas qu'on plaigne les cabinets, non, c'est que les besoins sont une opération responsable, voire une opération de combat qui mobilise, pour un bon bout de temps, un caporal et deux soldats. Il faut poster deux factionnaires : le premier à la porte des cabinets, le second à l'autre bout du couloir (pour que les détenus n'aillent pas se précipiter par là), quant au caporal, il doit passer son temps à tirer et à pousser la porte du compartiment, d'abord pour faire rentrer celui qui est de retour, ensuite pour faire sortir le suivant. Le règlement permet de n'en laisser sortir qu'un seul à la fois, pour éviter qu'ils ne se précipitent tous ensemble et qu'il n'y ait comme un début d'émeute. Ainsi, l'homme qui va se soulager immobilise-t-il les trente détenus de son compartiment et les cent vingt de l'ensemble du wagon, plus le détachement de surveillance! Le caporal et le soldat le talonnent : « Allez, allez ! Plus vite, plus vite ! » Et il se dépêche et trébuche comme s'il était en train de voler à l'État la lunette des cabinets. En 1949, dans le « staline » Moscou – Kouïbychev, Schulz, un Allemand unijambiste qui comprenait déjà les mots russes pour faire presser le mouvement, effectuait l'aller et retour jusqu'aux toilettes à cloche-pied sur son unique jambe. Et l'escorte riait, exigeait qu'il sautillât encore plus vite. Un jour, le soldat en faction devant la porte des cabinets le poussa et il tomba. Furieux, le soldat continua à le frapper, et Schulz qui, sous les coups, ne parvenait pas à se relever, dut entrer en rampant dans les cabinets tout fangeux. L'escorte riait à gorge déployée2. Afin que le détenu ne s'évade pas durant les quelques instants qu'il passe aux toilettes, et aussi pour hâter le mouvement, on ne ferme pas la porte et le soldat surveille le processus en prodiguant des encouragements : « Allons ! Allons!... Bon, ça va, ça suffit! » Parfois, dès le début, un commandement: « Seulement le petit besoin ! » Et on ne vous permettra pas de faire autre chose. Naturellement, on ne se lave jamais les mains: il n'y aurait pas assez d'eau dans le réservoir et puis, on n'a pas le temps. Que le détenu effleure le robinet, aussitôt le soldat rugit : « Hé-là ! Pas touche ! File ! » (Si quelqu'un a du savon ou une serviette dans son sac, la honte, à elle seule, l'empêchera de les sortir: ce serait du dernier cave.) Les cabinets sont un vrai bourbier. Plus vite! Plus vite! Et, les souliers crottés de boue liquide, le détenu se réinsère dans son compartiment, grimpe sur des épaules, sur des mains. Ensuite, ses chaussures toutes souillées pendront d'une des planches à bagages vers la plate-forme du milieu et dégoulineront. Quand ce sont des femmes qui vont faire leurs besoins, le règlement du service de garde et le bon sens exigent également qu'on ne ferme pas la porte. Mais toutes les escortes ne sont pas intraitables. Certaines font preuve de tolérance: « Bon, d'accord. Fermez! » (Ensuite, c'est encore une des détenues qui va nettoyer ces toilettes après le passage de toutes les autres et, de nouveau, il faudra monter la garde pour éviter qu'elle ne s'enfuie.) Même à un rythme aussi rapide, les besoins de cent vingt personnes exigent plus de deux heures : plus du quart des heures de service de trois membres de l'escorte ! Et, de toute façon, vous verrez que les détenus ne seront pas encore contents! De toute façon, un quelconque vieillard tout croulant trouvera encore le moyen, une demi-heure après, de pleurnicher et de redemander à sortir. Naturellement, on ne l'écoute pas. Il fait sous lui, dans le compartiment ; un souci de plus pour le caporal qui devra l'obliger à ramasser ses ordures à la main et à les emporter. Conclusion: qu'ils fassent le moins possible! Autrement dit: donner le moins d'eau possible. Et de nourriture aussi. Ainsi, ils ne se plaindront plus d'avoir la colique et ils cesseront d'empuantir l'atmosphère, car enfin, à quoi ça ressemble? C'est une infection dans ce wagon! Moins d'eau, donc ! Mais continuons de distribuer le hareng réglementaire. Ne pas donner d'eau est une mesure rationnelle. Ne pas donner de hareng, ce serait une grave faute professionnelle. Personne, personne ne s'est donné pour but de nous tourmenter ! La façon d'agir de l'escorte est parfaitement raisonnable. Mais, tels les premiers chrétiens, nous sommes en cage, et l'on dépose du sel sur nos langues à vif. De même, nos convoyeurs ne se proposent nullement (mais, parfois, tout de même...) de mêler dans un même compartiment les articles 58, les truands et les simples délinquants. Non, il se trouve simplement qu'il y a beaucoup trop de détenus, trop peu de wagons et de compartiments. Et puis, le temps est mesuré: quand voulez-vous qu'on se penche là-dessus? Un des quatre compartiments est réservé aux femmes, et tant qu'à opérer un tri pour remplir les trois autres, que ce soit au moins selon les gares de destination, de façon à faciliter le déchargement. Et si le Christ a été crucifié entre deux brigands, croyez-vous que ce soit parce que Pilate voulait l'humilier? Simplement, cela s'est trouvé ainsi: c'était jour de crucifixion, il n'y avait pas d'autres Golgotha, le temps pressait. Et il fut mis au rang des malfaiteurs. Je frémis de peur à la seule idée de ce que j'aurais eu à endurer si je m'étais trouvé dans la situation d'un détenu ordinaire... L'escorte et les officiers du convoi me traitaient, mes camarades et moi, avec force prévenances... En ma qualité de prisonnier politique, j'ai rejoint le bagne dans des conditions relativement confortables. Aux étapes, je n'étais pas confondu avec les criminels, j'étais logé à part. J'avais un chariot et, sur ce chariot, une vingtaine de kilos de bagages... ... Je n'ai pas mis ce qui précède entre guillemets afin d'éviter que le lecteur ne relâche son attention. Avouez-le, sans guillemets, ce paragraphe a une résonance peu ordinaire, hein? C'est P.F. Iakoubovitch qui l'a écrit, à la fin du siècle dernier. Et l'on réédite aujourd'hui son livre pour édifier le lecteur sur ces temps sinistres. Ainsi apprenons-nous que, même sur les barges, les politiques avaient leur cabine particulière et disposaient, sur le pont, d'un espace de promenade. (De même, dans Résurrection, le prince Nékhlioudov va visiter les prisonniers politiques pour s'entretenir librement avec eux.) Et c'est seulement parce que l'on avait omis d'inscrire dans les listes, en face du nom de Iakoubovitch, « le mot politique, ce mot magique » (c'est ainsi qu'il s'exprime !) qu'à Oust-Kara il fut « traité par un inspecteur du bagne... comme un vulgaire détenu de droit commun, d'une façon grossière, provocante et blessante ». D'ailleurs, le malentendu fut bientôt dissipé. L'invraisemblable époque que celle où le fait de mêler les politiques aux droits-communs paraissait presque un crime ! Alors que l'on acheminait les prisonniers de droit commun vers les gares en les faisant marcher en rangs d'infamie sur la chaussée, les politiques, eux, pouvaient s'y rendre en voiture (comme le bolchévik Olminski en 1899). On ne nourrissait pas les politiques à la marmite commune. Ils recevaient des indemnités de nourriture et faisaient venir leurs repas d'une taverne. Le même bolchévik Olminski refusa la ration des malades. C'était une nourriture trop grossière pour lui3. Un chef de quartier des Boutyrki lui présenta des excuses parce que l'un des surveillants avait osé le tutoyer: « Chez nous, les prisonniers politiques sont rares, dit-il. Le surveillant ne savait pas... » Aux Boutyrki, les prisonniers politiques sont rares... On se prend à rêver. Mais alors, où étaient-ils? D'autant plus qu'à l'époque n'existaient ni la prison de Léfortovo ni la Loubianka... Radichtchev fut embarqué pour la Sibérie avec ses fers aux pieds et, comme il faisait froid, on jeta sur ses épaules « la répugnante peau de mouton » d'un gardien. Mais Catherine II envoya aussitôt aux convoyeurs l'ordre de lui ôter ses chaînes et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin pour la route. Tandis qu'en novembre 1927, Anna Skripnikova fut expédiée des Boutyrki aux Solovki en chapeau de paille et robe légère. (Elle avait été arrêtée en été. Depuis lors, sa chambre était restée sous scellés et nul n'avait voulu l'autoriser à aller chercher ses vêtements d'hiver.) Distinguer les prisonniers politiques des criminels, c'est les respecter comme des concurrents qui sont vos égaux, c'est reconnaître aux gens le droit d'avoir des vues personnelles. Même en prison, chacun conserve alors le sentiment de sa liberté politique ! Mais, depuis que nous sommes tous « KR » et que les socialistes eux-mêmes n'ont pu se maintenir comme politiques, nous ne faisons que susciter l'hilarité des autres détenus et la perplexité des surveillants lorsque nous réclamons qu'on ne nous mêle pas, nous autres politiques, aux criminels. « Chez nous, tous les prisonniers sont des criminels ! », nous répondaient les surveillants en toute sincérité. Ce mélange, le coup que vous assène cette première rencontre, se produit soit dans le « corbeau », soit dans le wagon-zak. Jusqu'alors, on avait beau avoir été opprimé, tourmenté, torturé par l'instruction, tout cela était le fait des casquettes bleues, que l'on ne confondait pas avec le reste de l'humanité : on ne voyait en elles que des fonctionnaires qui se croient tout permis. En revanche, nos compagnons de cellule, même s'ils étaient complètement différents de nous par l'expérience et par leur degré de développement, même si nous discutions âprement avec eux, même s'ils nous mouchardaient, faisaient partie de la même humanité que nous, de cette humanité familière, pécheresse et soucieuse d'ordre au sein de laquelle nous avions passé toute notre vie. Quand vous vous insérez à grand-peine dans un compartiment de wagon-zak, vous vous attendez à ne rencontrer, ici encore, que des compagnons d'infortune. Tous vos ennemis, tous vos oppresseurs sont restés de l'autre côté de la grille ; de ce côté-ci, vous ne vous attendez pas à en trouver. Mais, soudain, vous levez les yeux vers l'échancrure carrée de la plate-forme du milieu, vers le seul ciel existant au-dessus de votre tête, et vous y voyez trois au quatre... non, ce ne sont pas des visages, pas davantage des faces de singe – une face de singe contient beaucoup plus de bonté et de pensée, elle est encore plus ou moins à l'image de l'homme... –, non, vous voyez des masques cruels, ignobles, qui n'expriment que l'avidité et la moquerie. Chacun vous mire comme une araignée suspendue au-dessus d'une mouche. La grille, c'est leur toile, et vous vous y êtes pris! Ils tordent leur bouche comme s'ils s'apprêtaient à vous mordre de côté. Lorsqu'ils parlent, l'air siffle entre leurs dents, et ils jouissent plus de ce sifflement que des voyelles et des consonnes du langage. Leur langage lui-même n'a du russe que les désinences des verbes et des substantifs : c'est un abracadabra. Ces étranges gorilloïdes sont le plus souvent en maillot de corps : on étouffe dans le compartiment. Leurs cous empourprés aux tendons qui saillent, les boules de leurs épaules gonflées, leurs poitrines basanées et tatouées n'ont jamais connu l'épuisement que provoque la prison. Qui sont-ils? D'où viennent-ils? Soudain, accrochée à l'un de ces cous, apparaît une croix! Oui, une petite croix d'aluminium, au bout d'une ficelle. Vous voilà sidéré et un peu soulagé : des croyants parmi eux, comme c'est touchant ! Allons, rien d'effrayant ne peut arriver... Mais voici que justement ce « croyant » déverse un torrent d'obscénités sur la croix et la foi (leurs jurons sont partiellement du russe...) et que, faisant une fourchette avec deux de ses doigts, il vous les plante droit dans les yeux. Et ce n'est pas une simple menace : il appuie déjà pour de bon. Ce geste : « Je vais te crever les yeux, charogne ! » résume toute leur philosophie et toute leur foi. Et s'ils sont capables d'écraser votre œil comme une limace, qu'épargneront-ils donc de ce que vous avez sur vous ou avec vous? La croix lui ballotte au cou. Vous regardez, de vos yeux non encore enfoncés, cette mascarade sauvage. Et tout votre système de références s'effondre : qui d'entre vous est déjà devenu fou? qui est seulement en train de le devenir? En un instant, toutes vos habitudes des rapports humains se lézardent et tombent en morceaux. Durant toute votre existence passée, surtout avant votre arrestation, mais même après, même encore (en partie) durant l'instruction, vous avez dit des mots aux autres hommes et ils vous ont répondu par des mots, et ces mots produisaient un effet. On pouvait convaincre, récuser, tomber d'accord. Vous gardez le souvenir de différentes espèces de relations humaines – la requête, l'ordre, le remerciement –, mais ce qui s'est abattu sur vous ici se situe en dehors de ces mots et de ces relations. Ambassadeur des masques, quelqu'un descend vers vous, le plus souvent un tout jeune garçon, un gringalet dont le sans-gêne et l'impudence n'en sont que plus répugnants, et ce fils de démon dénoue votre baluchon et met la main dans vos poches, non pour procéder à une fouille, mais comme si c'était les siennes. A partir de ce moment, plus rien n'est à vous de ce qui était à vous, et vous-même n'êtes plus qu'un mannequin de gutta-percha affublé de nippes superflues qu'on peut vous enlever. Et pas plus à ce méchant petit putois qu'aux masques de là-haut, on ne peut rien expliquer par des mots, rien refuser, rien interdire, rien demander! Ce ne sont pas des hommes, vous l'avez aussitôt compris. Il n'y a qu'une seule chose à faire: cogner! Sans attendre, sans perdre son temps à remuer la langue : cogner ! Cogner sur cet enfant ou bien sur les trois énormes créatures qui sont là-haut. Mais, de bas en haut, comment allez-vous les frapper, les trois adultes? Et un enfant, même s'il s'agit d'un méchant petit putois, on ne peut pas vraiment le cogner, n'est-ce pas? tout au plus le repousser avec ménagement?... Mais n'essayez pas, car il aurait tôt fait de vous sectionner le nez d'un coup de dents, ou ceux d'en haut de vous fendre le crâne (du reste, ils ont des couteaux, mais ils n'iraient pas les dégainer, les souiller à votre contact). Vous regardez vos voisins, vos camarades : Allons! Résistons ou élevons une protestation ! – mais tous vos camarades, tous les « 58 » ont été déjà dévalisés, un à un, avant votre arrivée. Ils restent là soumis, courbés, et encore heureux si leur regard est dirigé ailleurs et non en plein sur vous, un si calme regard de routine qu'on jurerait qu'il ne s'agit pas d'un acte de violence, de pillage, mais d'un phénomène naturel comme l'herbe qui pousse ou la pluie qui tombe. Et tout cela, messieurs, camarades, mes amis, parce que vous avez manqué le coche ! Vous ressaisir, vous rappeler qui vous êtes, il fallait le faire quand Stroujinski s'immolait par le feu dans sa cellule de Viatka, et même avant, quand on vous a tous déclarés « KR ». Or donc, vous vous laissez ôter votre manteau, on palpe votre veste, on en arrache, en même temps qu'un bout d'étoffe, le billet de vingt roubles que vous y aviez cousu. Votre sac est lancé en haut, fouillé, et tout ce que votre sentimentale épouse avait rassemblé, après votre condamnation, en vue de votre lointain voyage, tout cela disparaît: on vous jette seulement votre brosse à dents dans son étui... Tous les hommes ne se sont pas soumis pareillement dans les années 30 et 40. Pas tous, mais quatre-vingt-dix-neuf sur cent. (On m'a cité quelques cas où trois individus jeunes et vigoureux s'étaient unis pour résister aux truands. Mais pas pour défendre la justice en général, ni ceux que l'on dévalisait à côté d'eux. Non, simplement pour se défendre eux-mêmes: neutralité armée.) Comment, comment cela a-t-il pu arriver? Des hommes! des officiers! des soldats! des combattants du front! Pour se battre hardiment, un homme doit être prêt à la lutte, l'attendre, en comprendre le but. Ici, toutes les conditions manquent: n'ayant aucune connaissance du « milieu », le prisonnier ne s'attend pas à devoir livrer ce combat; surtout, il n'en comprend absolument pas la nécessité, s'imaginant toujours (à tort) que ses seuls ennemis sont les casquettes bleues. Toute une éducation sera nécessaire avant qu'il ne comprenne que les poitrines tatouées sont très exactement les culs des casquettes bleues, qu'elles révèlent ce que les épaulettes ne disent pas tout haut : « Aujourd'hui, à toi de crever, moi, ce sera pour demain ! » Le détenu novice veut se considérer comme un prisonnier politique, autrement dit : il est pour le peuple, et l'État est contre eux tous. Mais voici que, contre toute attente, des êtres immondes et d'une agilité diabolique l'attaquent par derrière et de côté, que toutes les catégories se mélangent et que les idées claires volent en éclats. (Il faudra bien du temps au malheureux pour se reprendre, pour comprendre que ces êtres immondes sont, en fait, de mèche avec les geôliers.) Pour se battre hardiment, l'homme doit se sentir défendu dans son dos, soutenu sur ses côtés, supporté par de la terre sous ses pieds. Toutes ces conditions font défaut au « Cinquante-Huit ». Lui qui est passé par le hachoir d'une instruction politique, il a le corps brisé. Il a eu faim, on l'a privé de sommeil, il a gelé dans les cachots, on l'a roué de coups et laissé face contre terre. Mais s'il ne s'agissait que du corps! L'âme aussi est brisée. On lui a expliqué et démontré que ses opinions, sa conduite dans la vie et ses relations avec autrui, tout cela était erroné puisque l'ayant conduit à la faillite. Cette boule pantelante qui vient d'être éjectée dans le convoi par la chambre des machines du tribunal, n'est plus que soif de vivre et totale incompréhension. Briser définitivement et dissocier définitivement, telle est la tâche de l'instruction, lorsqu'il s'agit des « Cinquante-Huit ». Les condamnés doivent comprendre que la plus grande faute qu'ils aient commise en liberté a été de tenter, d'une façon ou d'une autre, de communiquer ou de se réunir sans passer par le secrétaire de cellule, le responsable du syndicat ou l'administration. En prison, cela va jusqu'à la peur de toute action collective : formuler à deux voix une seule et même réclamation, signer à deux un seul et même papier. Dissuadés pour longtemps de former quelque association que ce soit, nos pseudo-politiques ne sont pas prêts à s'associer contre les truands. De même, il ne leur viendra pas à l'esprit de cacher sur eux, en prévision du wagon ou de la prison de transit, une arme, couteau ou casse-tête. Premièrement : pour quoi faire? contre qui? Deuxièmement: si vous vous en servez, vous sur qui pèse le funeste article 58, vous risquez d'être rejugé et, cette fois, envoyé au poteau. Troisièmement: avant l'embarquement, au moment de la fouille, d'être pris avec un couteau ne vous vaudra pas le même traitement qu'à un truand: entre les mains d'un truand, un couteau c'est espièglerie, tradition, manque de conscience politique ; entre vos mains, c'est du terrorisme. Enfin, la plupart des coffrés en vertu du 58 sont gens paisibles (souvent vieux et malades) qui, durant toute leur vie, se sont contentés de paroles, sans jouer des poings, et ils ne sont pas plus prêts à en jouer aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. Les truands, eux, n'ont pas subi ce type d'instruction. Tout ce qu'ils ont connu, c'est deux interrogatoires, plus un procès en douceur, plus une peine légère qu'ils ne purgeront même pas, car ils se retrouveront en liberté avant terme : par amnistie ou évasion4. Personne n'a jamais privé les truands, même pendant leur instruction, des colis auxquels ils avaient droit, colis abondants prélevés sur la part de butin de leurs complices restés en liberté. Pas un seul jour ils n'ont maigri ni ne se sont affaiblis, et vous voyez que, durant le trajet, ils se sustendent sur le compte des caves5. Non seulement les articles du Code pénal qui pèsent sur les voleurs et les brigands n'accablent pas le truand, mais ils sont pour lui un objet d'orgueil et les chefs à épaulettes ou liserés bleus le confirment dans cette idée : « D'accord, tu es un brigand et un assassin, mais, au moins, tu n'es pas un traître de la patrie. Toi, tu es des nôtres. Tu t'amenderas. » Le paragraphe 11 – organisation – ne figure pas dans les articles concernant les voleurs. L'organisation n'est pas interdite aux malfaiteurs. Pourquoi le serait-elle? Ne favorise-t-elle pas la formation des sentiments collectivistes si nécessaires à un membre de notre société? Même lorsqu'on leur confisque leurs armes, ce n'est qu'un jeu, ils ne sont jamais punis pour détention d'armes ; on respecte leur loi (« ils ne peuvent pas faire autrement »). Et s'ils viennent à commettre un nouvel assassinat dans leur cellule, loin de prolonger leur peine, cet acte ne fera que les ceindre de nouveaux lauriers. (Tout cela a des racines fort profondes. Marx ne reprochait guère au lumpen-prolétariat qu'une certaine instabilité, une certaine inconstance d'humeur. Quant à Staline, il fut toujours attiré par les truands : qui donc dévalisait les banques pour son compte? En 1901, déjà, ses camarades du parti et ses compagnons de prison l'accusaient d'utiliser contre ses adversaires politiques des criminels de droit commun. Les années 20 virent la naissance d'un terme complaisant : socialement proches. Makarenko lui aussi fait sien ce point de vue: ceux-là à sont amendables. L'origine des crimes est à chercher exclusivement dans la « contre-révolution clandestine ». Inamendables sont ceux de l'autre bord : ingénieurs, prêtres, petits-bourgeois, menchéviks.) Pourquoi se gênerait-on pour voler, quand il n'y a personne pour mettre le holà? Trois ou quatre truands qui s'entendent et ne reculent devant rien dominent plusieurs dizaines de pseudo-politiques abattus et terrorisés. Avec l'approbation des chefs. Et la Doctrine d'Avant-Garde servant de base. Mais si elles ne résistent pas à coups de poing, pourquoi les victimes ne se plaignent-elles pas? Du couloir, on entend n'importe quel son, et regardez: un des soldats d'escorte va et vient lentement de l'autre côté de la grille. Oui, c'est une question. On entend tout, le moindre son, le moindre râle, et un soldat d'escorte va et vient sans arrêt : pourquoi donc n'intervient-il pas ? A un mètre de lui, dans l'obscure caverne du compartiment, on dévalise un homme. Pourquoi le guerrier de la Sécurité d'État ne s'interpose-t-il pas? Eh bien, pour toutes les raisons que nous venons de voir. On lui a fait la leçon, à lui aussi. Et il y a plus : après avoir , pendant de nombreuses années, favorisé les voleurs, l'escorte a fini par basculer de leur côté. L'homme d'escorte lui-même est devenu voleur. Du milieu des années 30 au milieu des années 40, au cours de ces dix années qui ont vu le plus grand déchaînement des truands et la plus lâche oppression des politiques, de mémoire d'homme, jamais soldat d'escorte n'a empêché un truand de dévaliser un politique, que ce fût dans une cellule, dans un wagon ou dans un « corbeau ». En revanche, on vous citera une foule de cas où l'escorte a reçu des voleurs des objets dérobés, contre fourniture de vodka, de nourriture (plus douce au palais que sa ration), de tabac. Il n'y a pas plus classique. C'est que, voyez-vous, le sergent d'escorte, que possède-t-il? trois fois rien: une arme, la capote qu'il porte roulée en bandoulière, sa gamelle, sa ration de soldat. Il serait cruel d'exiger de lui qu'il escorte un ennemi du peuple vêtu d'une pelisse de prix ou botté de box-calf, ou bien encore traînant un plein baluche de ces riches effets que l'on trouve en ville, – et qu'il s'accommode de cette inégalité. Soulager les gens de tout ce luxe, n'est-ce pas également une forme de la lutte des classes? D'autres règles, y en a-t-il? En 1945-1946, se mirent à affluer des détenus venant – tenez-vous bien – d'Europe ! Et ils portaient sur eux et transportaient dans leurs baluchons des effets européens tels qu'on n'en avait jamais vu : à leur tour, les officiers d'escorte craquèrent. Leur destin professionnel, qui les avait tenus loin du front, les avait également tenus à l'écart de la récolte des prises de guerre... Était-ce juste? Ainsi donc, ce n'était ni par hasard, ni par précipitation, ni par manque de place que l'escorte d'un wagon-zak mêlait truands et politiques à l'intérieur de chaque compartiment, c'était par intérêt personnel. Et les truands jouaient le jeu : les effets dont ils dépouillaient les castors6 passaient dans les valises de l'escorte. Mais comment faire, une fois les castors chargés dans les wagons, le train déjà en marche, lorsqu'on n'a aucun voleur sous la main: pas moyen d'en ramasser en cours de route, aucune gare, aujourd'hui, n'a de voleurs à expédier... Plusieurs cas de ce type nous sont connus. En 1947, on transportait de Moscou à Vladimir un groupe d'étrangers qui devaient purger leur peine à la centrale de cette dernière ville. Quand on ouvrit la première de leurs valises, on s'aperçut qu'ils possédaient des affaires de prix. Alors l'escorte elle-même se mit à en faire systématiquement le tri. Afin de ne rien laisser passer, on mit nus les prisonniers et on les fit asseoir par terre, près des cabinets, tandis que l'on examinait leurs affaires et que l'on choisissait ce qu'il y avait de mieux. Cependant l'escorte n'avait pas tenu compte du fait qu'elle conduisait ses prisonniers non dans un camp, mais dans une prison sérieuse. Arrivé à destination, I.A. Korneïev porta plainte par écrit en décrivant toute la scène. On retrouva l'escorte mise en cause et on la fouilla. On put récupérer une partie des objets dérobés et on les restitua à leurs propriétaires, tandis que le reste leur était remboursé. Il paraît que les membres de l'escorte écopèrent de dix et quinze ans. La chose, au demeurant, est invérifiable. De toute façon, en tant que voleurs, ils ne durent pas s'éterniser en prison. Mais c'est là un cas exceptionnel. Si le chef d'escorte avait su modérer à temps ses appétits, il eût compris qu'il avait intérêt, cette fois, à se tenir tranquille. Voici un autre cas plus simple et qui, de ce fait, permet de supposer qu'il n'aura pas été unique. Dans un wagon-zak Moscou–Novossibirsk, en août 1945 (A. Susi y était), il se trouva également qu'il n'y avait pas de voleurs. Mais la route promettait d'être longue car les trains, à l'époque, allaient comme des tortues. Sans se presser, le chef d'escorte choisit un moment commode pour annoncer une fouille. Les détenus devaient sortir un à un dans le couloir avec leurs affaires. On les déshabillait, conformément au règlement pénitentiaire, mais le but de l'opération n'était pas de rechercher couteaux ou objets prohibés, puisque chaque prisonnier retournait aussitôt dans son compartiment bondé, où tout pouvait passer de main en main. Le véritable travail consistait à passer en revue les affaires personnelles, celles que portaient les détenus et celles de leurs baluchons. Le chef d'escorte et son adjoint, un sergent, restèrent là debout tout le temps de la fouille, inabordables et hautains, sans paraître lassés le moins du monde par la longueur des opérations. Les mains leur démangeaient, mais ils réprimaient leur cupidité en feignant l'indifférence. Ils étaient dans la situation d'un vieux débauché qui reluque des petites filles mais, intimidé par les personnes qui l'entourent et par les petites filles elles-mêmes, ne sait comment s'y prendre. Comme ils auraient eu besoin de quelques voleurs! Mais il n'y en avait pas dans le convoi. Non, dans le convoi, il n'y avait pas de voleurs, mais il y avait des hommes que l'haleine de la prison avait déjà touchés et contaminés. L'exemple des voleurs est édifiant et suscite l'imitation: il montre qu'il existe un moyen facile de bien vivre en prison. Dans l'un des compartiments se trouvaient deux hommes qui, tout récemment encore, étaient officiers: Sanine - un marin – et Mérejkov. Tous deux relevaient de l'article 58, mais ils étaient déjà en train de se reconvertir. Sanine, soutenu par Mérejkov, se proclama « responsable » du compartiment et demanda, par le truchement d'un soldat, à être reçu par le chef d'escorte (il avait percé à jour cette attitude hautaine, deviné qu'elle cachait le besoin d'un entremetteur). Fait sans précédent, Sanine fut convoqué et eut l'entretien qu'il désirait. Et il fit école. Quelqu'un d'un autre compartiment demanda à son tour à être reçu. Et il le fut, lui aussi. Le matin suivant, on donna aux détenus non pas cinq cent cinquante grammes de pain – la ration d'alors pour prisonniers en transfert – mais deux cent cinquante. On distribua les rations. Il y eut un début de léger murmure. Un murmure, sans plus : redoutant les « actions collectives », ces pseudo-politiques restèrent sans réaction. Il ne s'en trouva qu'un pour élever la voix et demander à l'homme qui répartissait le pain: « Citoyen-chef! Combien pèse cette ration? – Ce qu'elle doit peser, lui répondit-on. – J'exige qu'on la repèse. Autrement, je ne la prends pas », déclara à voix haute le risque-tout. Tout le wagon retint son souffle. Nombreux étaient ceux qui n'avaient pas entamé leur ration, attendant qu'on la leur repèse. Et c'est alors qu'entra l'officier, tout auréolé d'innocence. Personne ne dit mot, et ses paroles n'en résonnèrent que plus pesamment, plus inéluctablement: « Qui a fait acte d'opposition au pouvoir soviétique? » Les cœurs se glacèrent. (On objectera que c'est là un procédé général : même dans la vie normale, n'importe quel chef s'identifie au pouvoir soviétique. Et allez donc discuter avec lui ! Mais, pour des êtres terrifiés, pour des hommes qui viennent d'être condamnés pour activité antisoviétique, la chose est plus effrayante.) « Qui a fomenté une révolte pour une question de pain? – Citoyen lieutenant, je voulais seulement... » (L'insurgé qui avait tout déclenché ne cherchait plus qu'à se justifier.) « Ah, c'est toi, salaud? C'est à toi que le pouvoir soviétique déplaît? » (A quoi bon se révolter? Pourquoi discuter? N'était-il pas plus simple de manger cette ration réduite, de tout supporter, de se taire ?... Maintenant, me voici dans de beaux draps...) « ... Charogne puante ! Saleté de contre! On aurait dû te pendre, et te voilà qui réclames une balance ! Fumier ! Le pouvoir soviétique te donne à manger et à boire, et tu n'es pas encore content? Tu sais ce que ça va te coûter?... » Un commandement à l'adresse de l'escorte : « Emmenez-le ! » Cliquetis de serrure. « Sors de là, les mains derrière le dos ! » On emmène le malheureux. « D'autres mécontents? D'autres qui veulent une balance? » (Comme si on pouvait prouver quoi que ce soit ! Comme si on pouvait se plaindre quelque part de n'avoir eu que deux cent cinquante grammes de pain! Comme si l'on allait vous croire, vous, plutôt que le lieutenant qui affirme qu'il y avait exactement cinq cent cinquante grammes!) Au chien battu il suffit de montrer le fouet. Tous les autres se déclarèrent contents et c'est ainsi que fut maintenue cette ration disciplinaire tous les jours que dura ce long voyage. Et on cessa aussi de distribuer le sucre. C'est l'escorte qui se l'appropria. (Cela se passait en l'été de deux grandes Victoires, l'une sur l'Allemagne, l'autre sur le Japon, victoires qui magnifieront l'histoire de notre patrie, objets d'étude pour nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants.) Ils se serrèrent la ceinture un jour, puis un deuxième jour, ce qui leur ouvrit un peu l'esprit. Alors Sanine dit à son compartiment : « Ecoutez, les gars, si ça continue, on va crever. Ceux qui ont de belles affaires, donnez-les-moi, je vais les échanger. Et je vous rapporterai de quoi bouffer. » Et c'est avec une grande assurance qu'il en prit certaines et en refusa d'autres (tous n'acceptèrent pas de donner leurs affaires. Personne ne les y obligeait, n'est-ce pas ?). Ensuite, il demanda à sortir avec Mérejkov. Chose étrange, l'escorte leur ouvrit la porte. Ils se dirigèrent avec les affaires vers le compartiment de l'escorte et revinrent avec des miches de pain coupées en tranches et du gros tabac. C'étaient naturellement des miches prises sur les sept kilos économisés par jour sur les rations du compartiment. Mais, à présent, elles n'étaient plus destinées à tous également ; seuls y avaient droit ceux qui avaient donné des affaires. Et ce n'était que justice : ne s'étaient-ils pas tous déclarés satisfaits de leur ration réduite ? Justice aussi, parce que les affaires ont une valeur et qu'il faut donc les payer. Justice encore dans une perspective plus lointaine : ces affaires étaient trop belles pour le camp où, de toute façon, elles étaient vouées à être confisquées ou volées. Quant au tabac, c'était celui de l'escorte. Les soldats le partageaient, leur cher gros cul, avec les détenus, et là aussi, ce n'était que justice puisqu'ils mangeaient du pain prélevé sur leurs rations et buvaient leur thé avec du sucre lui aussi détourné car bien trop bon pour des ennemis du peuple. Et n'était-il pas juste, enfin, que Sanine et Mérejkov – qui, eux, n'avaient rien donné – se fussent taillé la part du lion aux dépens des propriétaires des effets troqués? puisque sans eux, rien n'aurait pu être arrangé. Serrés les uns contre les autres dans la pénombre, il y avait maintenant ceux qui mâchaient des quignons de pain appartenant à leurs voisins, et les voisins spoliés qui les regardaient. Pour fumer, l'escorte ne donnait pas de feu individuellement, mais à tout le monde ensemble toutes les deux heures, et alors le wagon était tellement enfumé qu'on aurait dit un début d'incendie. Ceux qui, d'abord, n'avaient pas voulu lâcher leurs chères petites affaires, regrettaient à présent de ne pas les avoir remises à Sanine ; ils les lui proposèrent, mais Sanine répondit: plus tard. Cette opération ne se serait pas déroulée aussi bien et aussi facilement jusqu'à la fin si ce n'avait été les années d'après-guerre, avec leurs trains qui rampaient comme des limaces et les wagons-zak qu'on décrochait, raccrochait et maintenait à l'arrêt dans les gares ; il est vrai également que, sans l'après-guerre, il n'y aurait eu non plus aucun de ces effets si convoités. Il fallut huit jours pour parvenir à Kouïbychev, et, durant toute cette semaine, chacun ne reçut de l'Etat que deux cent cinquante grammes de pain par jour (ce qui représentait d'ailleurs le double de la ration du blocus de Leningrad), de la vobla séchée et de l'eau. Pour toucher le reste de sa ration de pain, il fallait donner des effets personnels. Bientôt l'offre dépassa la demande et l'escorte ne prit les affaires que de fort mauvais gré et en se montrant toujours plus difficile. A Kouïbychev, on les conduisit à la prison de transit, on les lava et on leur fit réintégrer le même compartiment du même wagon. Ils furent pris en charge par une nouvelle escorte, mais sans doute la consigne avait-elle été passée, car ils durent continuer de racheter leur propre ration jusqu'à Novossibirsk. (On imagine aisément avec quel succès cette expérience contagieuse s'est propagée dans les troupes d'escorte.) On les débarqua à Novossibirsk, par terre, entre deux voies. Un autre officier – encore un nouveau – vint leur demander : Quelqu'un a-t-il à se plaindre de l'escorte? Tout le monde se troubla. Personne ne répondit. Le premier chef d'escorte avait vu juste. *** Ce qui distingue encore les voyageurs des wagons-zak de ceux du reste du train, c'est le fait qu'ils ne savent pas où ils vont ni à quelle gare ils doivent descendre : ils n'ont pas de billets et ils ne peuvent lire les inscriptions que portent les wagons. A Moscou, on les fait embarquer parfois à une telle distance du quai que même les Moscovites n'arrivent pas à repérer dans laquelle des huit gares ils se trouvent. Pendant plusieurs heures, les détenus attendent, dans la puanteur et dans la presse, la locomotive de manœuvre. La voici, elle refoule le wagon-zak jusqu'à une rame déjà formée. Si c'est l'été, ils parviennent à entendre les haut-parleurs : « Moscou-Oufa : départ voie trois... Quai numéro un : pour la destination de Tachkent, l'embarquement se poursuit. » Donc, il s'agit de la gare de Kazan et ceux qui connaissent la géographie de l'Archipel et ses routes expliquent à leurs camarades : On ne va ni à Vorkouta ni à Pétchora, on serait partis de la gare de Iaroslavl. Plus question non plus des camps de Kirov ni de Gorki. Ainsi l'ivraie se mêle-t-elle au bon grain dans les moissons de la gloire. Mais est-ce un hasard? Car il n'y a pas de camps Pouchkine, de camps Gogol, de camps Tolstoï, mais il y a des camps Gorki, et quel nid ! En dehors de ce réseau de camps, il y a encore un bagne, une mine d'or « du nom de Maxime Gorki » (à 40 km d'Elguen) ! Oui, Alexeï Maximytch, souvenez-vous : « Par votre cœur, camarade, et en votre nom »... « Si l'ennemi ne se rend pas... » Une formule un peu vive vous échappe, et crac ! vous voilà sorti de la littérature... De Moscou on ne vous envoie jamais en Biélorussie, en Ukraine ou au Caucase: ils ne savent déjà plus, là-bas, où mettre les leurs. Mais écoutons encore... Ah, le train pour Oufa est parti et le nôtre n'a pas bougé... Tachkent aussi est parti et nous sommes toujours là... « Avant le départ du train Moscou–Novossibirsk... Que les personnes qui accompagnent les voyageurs... Les billets des voyageurs... » Le train s'ébranle. C'est le nôtre ! Mais qu'est-ce que cela prouve quant à notre destination? Rien encore. Cela peut être la moyenne Volga, ou encore le sud de l'Oural. Cela peut être aussi le Kazakhstan, avec les mines de cuivre de Djezkazgan. Cela peut être Taïchet et son usine de traverses (où, à ce qu'on dit, la créosote pénètre dans la peau, dans les os, et quand les poumons sont saturés, c'est la mort). Cela peut être la Sibérie, toute la Sibérie jusqu'à Sovetskaïa Gavan. Ou la Kolyma. Ou Norilsk. Tout cela est à nous! L'hiver, le wagon est hermétiquement clos. On n'entend pas les haut-parleurs. Si les soldats d'escorte observent le règlement, on ne doit pas non plus les entendre parler, par inadvertance, de l'itinéraire. Ainsi vous démarrerez, vous vous endormirez dans l'entrelacement des corps, dans le martèlement des roues, sans savoir si ce sont des forêts ou des steppes que vous découvrirez le lendemain par la fenêtre. Par celle du couloir. Car depuis la plate-forme du milieu, à travers la grille, le couloir, les doubles vitres et encore un grillage, on distingue, malgré tout, quelques voies dans les gares et, en marche, un petit morceau de l'espace qui court le long du train. Si les vitres ne sont pas givrées, on peut parfois déchiffrer le nom d'une station: Avsiounino ou autres Oundol. Où se trouvent ces gares?... Dans le compartiment, nul ne le sait. Parfois, on peut comprendre, d'après le soleil, qu'on fait route vers le nord ou vers l'est. Il arrive aussi que, dans une quelconque gare de Toufanovo, on introduise dans votre compartiment un délinquant de droit commun tout dépenaillé qui raconte qu'on l'emmène à Danilov pour y être jugé et qu'il a peur d'écoper de deux ans. C'est ainsi que vous apprenez que vous avez traversé de nuit laroslavl et que la première prison de transit sera celle de Vologda. Et il se trouvera obligatoirement dans le compartiment quelques connaisseurs pour déclamer avec une délectation morose, en soulignant les « o », le dicton bien connu : « A Vôlôgda, les sôldats n'rigôlent pas. » Mais vous avez beau connaître la direction, c'est comme si vous ne saviez rien encore. Les prisons de transit sont autant de nœuds sur votre fil. De n'importe laquelle, on peut vous faire bifurquer. Vous n'avez nulle envie d'aller à Oukhta ni à Inta ni à Vorkouta, mais pensez-vous que le chantier 501 soit plus charmant, cette voie ferrée qui traverse la toundra, en plein nord de la Sibérie? A lui seul, il vaut bien tous les autres. Environ cinq ans après la guerre, quand les flots de détenus eurent quand même fini par rentrer dans leur lit (ou peut-être avait-on augmenté les effectifs du MVD ?), on remit de l'ordre dans les millions de dossiers qui s'étaient entassés au ministère. Chaque détenu fut désormais accompagné d'une enveloppe scellée contenant son dossier pénitentiaire. Cette enveloppe comportait une partie transparente, une « fenêtre » par où l'escorte pouvait lire l'itinéraire de chacun. (Le contenu d'un dossier pouvant exercer une influence corruptrice, il était inutile, n'est-ce pas, que les geôliers en apprissent davantage.) D'où une nouvelle source de renseignements : vous êtes allongé sur la plate-forme du milieu, un sergent s'arrête juste à côté de vous et, si vous êtes capable de lire à l'envers, peut-être serez-vous assez malin pour apprendre qu'Untel va à Kniaj-Pogost et vous au Kargopollag. Bon, mais à présent, vous n'en êtes que plus inquiet : qu'est-ce que c'est que ce Kargopollag? Quelqu'un en a-t-il entendu parler?... En quoi y consistent les travaux généraux*?... (Il en est de meurtriers et d'autres plus doux.) On y crève, ou pas? Et comment, comment, dans la hâte du départ, n'avez-vous pas pensé à prévenir votre famille qui doit s'imaginer que vous êtes toujours au camp de Stalinogorsk, près de Toula? Si vous êtes très nerveux et très ingénieux, vous parviendrez peut-être à résoudre le problème : vous trouverez bien, chez l'un, un bout de mine de crayon – un centimètre suffit – et, chez l'autre, du papier froissé. En prenant soin de ne pas vous faire remarquer de l'homme d'escorte qui veille dans le couloir (or il est interdit d'avoir les pieds de ce côté-là : il faut présenter obligatoirement la tête), tout recroquevillé, le dos tourné, vous écrirez aux vôtres, entre deux cahots, qu'on vous a fait quitter à l'improviste l'ancien endroit, que vous êtes maintenant en route et qu'au nouvel endroit vous n'aurez peut-être pas le droit d'écrire plus d'une lettre par an, et qu'il faut qu'ils se fassent à cette idée. Vous pliez votre lettre en triangle et il faut que vous la preniez avec vous à tout hasard, quand vous irez aux toilettes : il se peut qu'on vous y mène au moment où l'on arrive dans une gare ou, au contraire, au moment où l'on en part. Si le soldat baye aux corneilles dans l'entrée du wagon, appuyez au plus vite sur la pédale de façon à ouvrir la trappe et, en faisant écran de votre corps, jetez la lettre dans le tuyau d'évacuation. Elle sera mouillée, maculée, mais peut-être glissera-t-elle et tombera-t-elle entre les rails. Peut-être aussi en ressortira-t-elle sèche malgré tout. Alors le vent qui souffle sous le wagon l'emportera. Elle tourbillonnera, tombera sous les roues ou bien les évitera, pour atterrir sur la pente du remblai. Peut-être est-elle destinée à rester là jusqu'à ce qu'il pleuve, jusqu'à ce qu'il neige, jusqu'à ce qu'elle pourrisse, mais peut-être y aura-t-il une main humaine pour la ramasser. Et si ce n'est pas une personne à principes, elle arrangera un peu l'adresse en repassant certaines lettres ou mettra votre triangle dans une enveloppe, et finalement votre message arrivera à destination. Oui, quelquefois ces lettres-là arrivent : taxées, râpées, délavées, froissées, mais avec leur pleine charge de détresse bien lisible... Mieux vaudrait, cependant, que vous cessiez au plus vite d'être un cave, un novice ridicule, une proie et une victime. Il y a quatre-vingt-quinze chances sur cent pour que votre lettre ne parvienne jamais à destination. Et en admettant qu'elle arrive, ce n'est pas la joie qu'elle apportera chez vous. Et puis, en voilà un souffle court, qui compte en heures, qui compte en jours, alors que vous venez de pénétrer dans le pays de l'épopée ! Entre le moment où on y arrive et celui où on en repart, il s'écoule des dizaines d'années, un quart de siècle. Vous ne reviendrez jamais dans le monde de jadis! Plus vite vous vous déshabituerez des vôtres et plus vite ils se déshabitueront de vous, mieux cela vaudra. Plus facile cela sera. Et possédez le moins de choses possible, de façon à ne pas avoir à trembler pour elles! N'ayez pas de valise, si vous ne voulez pas que l'escorte vous la démolisse au moment d'entrer dans le wagon (mais avec une norme de vingt-cinq hommes par compartiment, que feriez-vous d'autre à sa place?). N'ayez pas de bottes neuves, pas de chaussures à la mode et pas non plus de costume « pure laine » : de toute façon, ils seront volés, confisqués, escamotés, échangés, que ce soit dans un wagon-zak, dans un fourgon cellulaire ou lors de l'admission dans une prison de transit. Si vous donnez tout sans combattre, l'humiliation empoisonnera votre cœur. Et si vous résistez, vous vous retrouverez dépouillé et la bouche ensanglantée. Elles vous répugnent, certes, ces gueules impudentes, ces manières railleuses, cette lie de la gent bipède, mais, si vous avez des choses à vous et tremblez pour elles, ne perdez-vous pas une rare occasion d'observer et de comprendre? Et réfléchissez bien: les flibustiers, les pirates, les grands capitaines qu'ont dépeints avec tant d'éclat Kipling et Goumiliov, n'étaient-ils pas, eux aussi, des truands? Ils étaient de cette espèce... S'ils vous séduisaient dans des tableaux romantiques, pourquoi donc vous répugnent-ils ici? Comprenez-les, eux aussi. La prison, pour eux, c'est la maison natale. Le pouvoir a beau les cajoler, adoucir leur châtiment, les amnistier, une fatalité intérieure les ramène sans cesse ici... N'est-ce pas eux qui donnent le ton à la législation de l'Archipel? Pendant toute une époque on a officiellement pourchassé chez nous – et avec quel succès ! – le droit de propriété (jusqu'au moment où les pourchasseurs découvrirent eux-mêmes le plaisir de posséder) : pourquoi voudriez-vous qu'il soit toléré en prison ? Vous avez bayé aux corneilles, vous n'avez pas mangé à temps votre morceau de lard, vous n'avez pas partagé avec vos amis votre sucre et votre tabac: les truands fouillent votre sidore* pour vous punir de cette atteinte à la morale. Ils vous donnent, en échange de vos jolies bottes, de pitoyables croquenots et, à la place de votre pull-over, un bourgeron et un pantalon tout graisseux. Ils ne conserveront du reste pas longtemps vos affaires. Les bottes, ils ne veulent que les perdre et les regagner cinq ou six fois aux cartes ; le chandail, ils le fourgueront dès le lendemain contre un litre de vodka et une rondelle de saucisson. En vingt-quatre heures, ils auront tout perdu... comme vous, ni plus ni moins. C'est le deuxième principe de la thermodynamique: les niveaux doivent tendre vers l'équilibre... Ne possédez pas ! N'ayez rien ! nous ont enseigné Bouddha, le Christ, les stoïciens, les cyniques. Pourquoi n'entendons-nous pas, nous les avides, ce si simple sermon? Ne comprendrons-nous jamais que c'est en possédant que nous perdons notre âme? A la rigueur, laissez un hareng tiédir dans votre poche, en attendant la prison de transit, pour ne pas être obligé de mendier à boire ici. Mais le pain et le sucre que l'on vous a donnés pour deux jours, mangez-les en une seule fois. Ainsi personne ne vous les volera. Et vous n'aurez pas de soucis. Soyez comme les oiseaux du ciel! En revanche, ayez ce qu'il est toujours possible de transporter avec soi: la connaissance des langues, des pays, des hommes. Que votre mémoire soit votre unique sac de voyage. Retenez tout! Enregistrez tout! Seules ces graines amères auront peut-être la chance, un jour ou l'autre, de lever. Regardez: vous êtes entouré d'hommes. Peut-être vous souviendrez-vous votre vie durant de l'un d'entre eux et vous mordrez-vous les doigts de ne pas l'avoir interrogé. Et parlez le moins possible, vous n'en entendrez que mieux. Des vies humaines tendent leurs fils ténus d'une île de l'Archipel à l'autre. Elles se frôlent et s'entrelacent l'espace d'une nuit dans la demi-obscurité et le tac-tac régulier d'un de ces wagons, puis elles se séparent à nouveau pour toujours ; prêtez donc l'oreille, vous, à leur doux murmure et au tac-tac régulier du wagon. Car ce bruit, c'est le cliquetis du fuseau de la vie. Quelles prodigieuses histoires n'entendrez-vous pas ici ! De quoi ne rirez-vous pas! Ce petit Français remuant qui se tient près de la grille, par exemple : qu'a-t-il à se trémousser sans arrêt? de quoi s'étonne-t-il? que n'arrive-t-il pas à comprendre? Expliquons-le-lui ! Et, par la même occasion, demandons-lui pourquoi il se trouve là. Comme l'un de nous peut s'adresser à lui dans sa langue, nous apprenons qu'il s'appelle Max Santerre, soldat français. Il était tout aussi vif et non moins curieux en liberté, dans sa « douce France ». On lui avait bien dit : ne t'agite donc pas ainsi ! Mais il avait continué à tournicoter autour du centre de transit des Russes en instance de rapatriement. Un jour, des Soviétiques lui ont offert à boire et partir d'un certain moment, il ne se souvient plus de rien. Il est revenu à lui dans un avion, à même le plancher, avec, sur lui, pantalon et chemise de l'Armée rouge et, au-dessus de lui, les bottes d'un garde. On vient de lui signifier dix ans de camp, mais ce n'est naturellement qu'une mauvaise plaisanterie, tout s'expliquera, n'est-ce pas?... Oh oui, tout.s'expliquera, mon tourtereau, compte là-dessus! (Une autre condamnation l'attendait au camp: vingt-cinq ans, et il ne devait sortir d'Oziorlag qu'en 1957.) Mais quoi, pareille affaire n'a rien d'extraordinaire pour les années 1945-46. Après cette histoire franco-russe, voici une histoire russo-française. Ou plutôt purement russe car qui donc, hormis un Russe, pourrait décrire dans sa vie de tels méandres? Notre pays a connu, à toutes les époques, des personnages qui débordent, tel Menchikov dans l'isba de Bériozov, peint par Sourikov. Prenez Ivan Kovertchenko, par exemple: il a beau être efflanqué et de taille moyenne, il n'a jamais cessé de déborder. Un gars au teint fait, comme on dit, de sang rouge et de lait blanc, – mais le diable a ajouté là-dedans de l'eau-de-vie. Il parle volontiers de lui-même, et en riant. Pareils récits sont un trésor, on doit les écouter. Il est vrai qu'on met un certain temps à deviner pourquoi il va finir par être arrêté et pourquoi il se retrouvera « politique ». Mais il ne faut pas astiquer cette étiquette de « politique » au point d'en faire un insigne de festival. Peu importe, après tout, avec quel râteau on nous a tous ramassés. Comme chacun sait, ce n'est pas nous, ce sont les Allemands qui, en catimini, préparaient la guerre chimique. D'où une situation fort désagréable lorsque, par la faute de quelques maladroits chargés du ravitaillement en munitions, nous abandonnâmes, en quittant le Kouban, tout plein de bombes chimiques empilées sur un aérodrome. Les Allemands auraient pu monter là-dessus un beau scandale international. Alors on donna vingt parachutistes au lieutenant en premier Kovertchenko, natif de Krasnodar, et on les dropa à l'arrière des lignes allemandes pour qu'ils enfouissent au plus vite ces bombes hautement nuisibles. (Les auditeurs de Kovertchenko se prennent à bâiller, car ils ont déjà deviné la suite: il a été fait prisonnier et, maintenant, c'est un traître de la patrie. Eh bien, tintin!) Kovertchenko accomplit sa mission à merveille, repassa la ligne de front avec ses vingt hommes sans avoir subi de pertes, et il fut proposé pour l'étoile d'or de Héros de l'Union soviétique. Proposé, oui, mais les formalités prennent un mois, deux mois, et si vous n'arrivez pas, de toute façon, à entrer sans déborder dans le personnage de Héros ? Le titre de « Héros », on le donne aux enfants sages, aux bons élèves de la « préparation militaire et politique ». Mais si vous avez la poitrine en feu, besoin de boire, et que vous ne puissiez pas? Rien à boire? Ainsi, vous êtes un héros de toute l'Union soviétique et ces cochons lésinent sur un litre de vodka supplémentaire? Ivan Kovertchenko enfourcha son cheval et, sans rien savoir, à vrai dire, de Caligula, monta ainsi l'escalier menant chez le commandant militaire de la place, ou quelque chose d'approchant. « Fais-moi venir, dit-il, de la vodka ! » (Il avait cru comprendre qu'à cheval, il serait plus représentatif, ressemblerait plus à un héros et qu'il serait plus difficile de rien lui refuser.) C'est pour ça qu'on l'a arrêté? – Mais non, voyons! On l'a simplement rétrogradé. De « Héros » à « Drapeau rouge ». Kovertchenko avait grand besoin de boire, mais la vodka manquait souvent et il était bien obligé de faire travailler ses cellules grises. En Pologne, il empêcha les Allemands de faire sauter un pont et il eut alors comme le sentiment que ce pont lui appartenait. En attendant l'arrivée de notre commandement d'étapes, le capitaine Kovertchenko institua donc un droit de péage pour les Polonais désireux de traverser à pied ou en voiture : sans moi, bande d'affreux, vous n'auriez plus de pont ! Il perçut cette taxe pendant un jour et une nuit (pour s'acheter de la vodka), puis il en eut marre ; il n'allait tout de même pas moisir ici, et alors il proposa aux Polonais du secteur une solution équitable : lui acheter ce pont ! (C'est pour ça qu'on l'a coffré ? – Toujours pas.) Oh! Il ne demandait pas beaucoup, mais ces grigous de Polonais refusèrent de se cotiser. Alors, le « pan kapitan » Kovertchenko abandonna son pont : Le diable vous emporte ! Circulez gratis ! En 1949, à Polotsk, il était chef d'état-major d'un régiment de parachutistes. La section politique de la division n'aimait pas, mais pas du tout le commandant Kovertchenko : l'instruction politique, disait-il, je l'encule! Un jour, il demanda une attestation pour entrer à l'Académie militaire, mais, quand on la lui remit, il jeta un coup d'œil dessus et la leur lança sur la table : « Avec une pareille attestation, ce n'est pas à l'Académie que je devrais aller, mais chez les bandéristes* ! » (Cette fois, nous y sommes ? - Non, la phrase aurait pu lui valoir dix ans, mais il s'en tira.) Ajoutez à cela qu'il avait accordé une permission illégale à un soldat. Et qu'il avait, se trouvant en état d'ébriété, conduit à tombeau ouvert et complètement démoli un camion, ce qui lui valut la peine de dix... jours au trou. Au demeurant, il était gardé par ses propres soldats et, comme ceux-ci lui étaient totalement dévoués, ils le laissaient aller faire la noce au village. Il aurait bien supporté ces jours de trou, mais ne voilà-t-il pas que la section politique menaça de le faire passer en jugement. Cette menace bouleversa Kovertchenko qui la ressentit comme une offense: de quoi, de quoi? Quand il faut leur enterrer leurs bombes, allons, Ivan, saute! et, pour un petit camion de merde, la taule? La nuit suivante, il passa par la fenêtre et se dirigea vers la Dvina. Il savait qu'un de ses amis y avait caché un canot automobile. Il s'en empara. Mais notre homme n'était pas un petit poivrot à la mémoire courte: désormais, il entendait se venger de tout ce que lui avait fait endurer la section politique. Il abandonna son canot en Lituanie et s'en fut solliciter les habitants du lieu : « Frères, menez-moi chez les partisans ! Acceptez-moi, vous ne le regretterez pas, nous leur en ferons voir ! » Mais les Lituaniens le prirent pour un agent secret. Ivan disposait d'une lettre de crédit qu'il avait cousue dans ses vêtements. Il prit un billet pour le Kouban, mais quand le train approcha de Moscou, il avait déjà solidement bu au wagon-restaurant. En sortant de la gare, il mesura donc la capitale du regard et lança à un chauffeur de taxi : « Conduis-moi dans une ambassade ! – Laquelle ? – Eh, merde, n'importe laquelle... » Et le chauffeur l'amena à destination: « C'est laquelle? - L'ambassade de France. – Ça va. » Peut-être ses idées s'étaient-elles brouillées et avait-il changé d'intention en cours de route, mais il avait conservé toute sa vigueur et toute son agilité. Il eut soin de ne pas effrayer le milicien en faction devant la porte cochère, tourna dans la ruelle sans faire de bruit et sauta par-dessus le mur lisse et deux fois haut comme lui. Dans la cour de l'ambassade, ce fut plus facile encore. Personne ne le vit, personne ne l'interpella, il pénétra à l'intérieur, traversa une pièce, puis une autre, et aperçut une table dressée. Il y avait bien des choses sur cette table, mais ce furent avant tout les poires qui le frappèrent. Il y avait bien longtemps qu'il n'en avait vu. Et il eut tôt fait d'en bourrer toutes les poches de sa vareuse et de son pantalon. Là-dessus, les maîtres de céans entrèrent pour dîner. « Eh vous, les Français ! » Kovertchenko passa le premier à l'attaque et se mit à crier. Il lui revenait que la France n'avait rien fait de bon, ces cent dernières années. « D'abord, pourquoi est-ce que vous ne faites pas la révolution? Qu'est-ce que vous fabriquez? Vous poussez de Gaulle au pouvoir, hein?... Et nous, on n'a qu'à vous fournir en blé du Kouban? Eh bien, ça ne se passera pas comme ça! – Mais qui êtes-vous donc? D'où sortez-vous? » demandèrent les Français ahuris. Kovertchenko eut l'esprit de répondre sur le ton qui convenait : « Je suis commandant du MGB! » Les Français s'alarmèrent: «Mais... tout de même... Vous ne devriez pas forcer les portes... Quelle affaire vous amène? – Je vous emmerde ! » déclara sans ambages Kovertchenko. C'était là un cri du cœur... Il continua de faire le bravache devant eux, non sans remarquer toutefois que, dans la pièce voisine, on parlait de lui au téléphone. Et il retrouva assez de bon sens pour commencer à battre en retraite. Mais les poires se mirent à tomber de ses poches et c'est un rire infamant qui accompagna sa fuite... Il eut, du reste, assez de force non seulement pour sortir sain et sauf de l'ambassade, mais pour pousser un peu plus loin. Le lendemain, il se réveilla à la gare de Kiev (ne se disposait-il pas à gagner l'Ukraine occidentale?) où on le captura bientôt. Durant l'instruction, c'est Abakoumov en personne qui le battit. Son dos se couvrit de cicatrices épaisses comme la main. Ce traitement ne lui fut pas infligé à cause des poires, naturellement, ni pour les reproches si mérités qu'il avait adressés aux Français. Non, le ministre cherchait seulement à savoir par qui et quand il avait été recruté. Et on le gratifia de vingt-cinq ans de camp. Que de récits de ce genre n'entend-on pas pendant le jour! Mais comme n'importe quels wagons, ceux-là retrouvent, de nuit, leur calme. La nuit, il n'y a ni poisson, ni eau, ni cabinets. On n'entend, comme dans tout autre wagon, que le bruit égal des roues qui ne trouble en rien le silence. Alors, si le garde s'absente du couloir, du troisième compartiment – masculin – on peut converser à voix basse avec le quatrième, qui est féminin. Converser en prison avec une femme, voilà une chose très particulière. Il y a, dans ces échanges, quelque chose de noble, même si on ne parle qu'articles du code et temps de peine. Un de ces entretiens, qui dura toute une nuit, se déroula dans les conditions suivantes : c'était en juillet 1950 ; le compartiment des femmes ne regorgeait pas de monde, il y avait en tout et pour tout une jeune personne, fille d'un médecin de Moscou, victime du 58-10. Du côté des hommes, en revanche, on mena soudain grand bruit : l'escorte avait entrepris de regrouper dans deux compartiments tous les zeks prévus pour trois. (A combien se retrouvèrent-ils entassés, mieux vaut ne pas se le demander.) Puis, dans le compartiment ainsi libéré, on fit entrer un criminel qui n'avait rien d'un détenu : non seulement sa grande tête racée n'était pas tondue, mais ses cheveux blonds ondulés, de véritables boucles, faisaient ici l'effet d'un défi. Il était jeune, de belle prestance, et portait un costume anglais de coupe militaire. On l'accompagnait avec une nuance de respect (l'escorte elle-même était intimidée par les instructions que portait l'enveloppe contenant son dossier). La jeune fille avait pu observer toute la scène. Mais lui ne l'avait pas remarquée (comme il devait le regretter ensuite!). Elle comprit, au bruit et au va-et-vient, qu'on avait libéré pour lui le compartiment d'à côté. Il était clair qu'on voulait l'empêcher de communiquer avec qui que ce fût. Elle n'en désira que plus vivement avoir une conversation avec lui. Dans un wagon-zak, il est impossible de se voir d'un compartiment à l'autre, mais, quand le silence se fait, on peut s'entendre. Tard le soir, quand tout se fut tu, la jeune fille s'assit au plus près de la grille et appela doucement. (Peut-être même commença-t-elle par chantonner? Et l'escorte eût dû l'en punir mais, enfin calmée, elle s'était retirée en laissant le couloir vide.) L'inconnu l'entendit et, instruit par elle, s'assit de la même façon. Appuyés dos à dos contre la cloison épaisse de trois centimètres, ils se mirent à parler tout bas à travers la grille en contournant l'obstacle. Leurs têtes et leurs lèvres étaient toutes proches l'une de l'autre, comme s'ils s'embrassaient, mais ils ne pouvaient se toucher ni même se voir. Éric Arvid Andersen comprenait déjà alors le russe d'une façon très convenable. Il le parlait avec beaucoup de fautes, mais, en fin de compte, il parvenait à faire comprendre ce qu'il avait à dire. Il raconta à la jeune fille son étonnante histoire (nous autres, nous devions l'entendre à la prison de transit). Elle lui raconta la sienne, l'histoire très banale d'une étudiante de Moscou condamnée en vertu de l'article 58-10. Arvid était captivé. Il lui posa toutes sortes de questions sur la jeunesse soviétique, sur la vie des gens, et ce qu'il apprit ne correspondait ni à ce qu'il avait lu en Occident dans les journaux de gauche, ni à ce qu'il avait vu lors de sa visite officielle en Union soviétique. Ils parlèrent toute la nuit. Et tout ce qu'il vit et entendit cette nuit-là resta à jamais lié dans la mémoire d'Arvid : l'extraordinaire wagon à détenus dans cette terre étrangère ; le tac-tac nocturne du train, ce chant qui trouve toujours un écho dans notre cœur ; la voix mélodieuse, le chuchotement de la jeune fille, sa respiration près de son oreille, tout près de son oreille, alors qu'il ne pouvait pas même jeter un regard sur elle ! (Or il y avait dix-huit mois qu'il n'avait pas entendu de voix de femme.) Uni à cette jeune fille invisible (et sûrement, et naturellement, et obligatoirement belle), il vit la Russie pour la première fois et, pendant toute une nuit, la voix de la Russie lui dit la vérité. On peut aussi découvrir un pays de cette manière-là... (Au matin, il lui restait encore à apercevoir par la fenêtre les sombres toits de chaume, en écoutant le triste chuchotement de son guide caché.) Tout cela, oui, c'était la Russie: les détenus que le wagon emporte et qui ont renoncé à toute protestation ; la jeune fille derrière la paroi d'un compartiment de « staline » ; l'escorte partie se coucher ; les poires tombées de la poche, les bombes enfouies, et le cheval monté au premier étage. « Des gendarmes ! Des gendarmes ! » s'écriaient les détenus avec joie. Ils se réjouissaient à l'idée que, dorénavant, ce ne seraient plus des soldats, mais des gendarmes qui les accompagneraient. J'ai de nouveau oublié de mettre les guillemets. C'est Korolenko en personne qui raconte7. A vrai dire, nous n'étions par ravis, nous, d'avoir affaire aux casquettes bleues, mais on se réjouit de voir arriver n'importe qui lorsqu'on a « fait le pendule » en wagon-zak. Dans les petites gares intermédiaires, le voyageur ordinaire trouve du mal pour monter dans son wagon, non pour en descendre : il n'a qu'à jeter ses affaires et à sauter. Ce n'est pas le cas du détenu. Que la prison ou la police locales omettent d'envoyer des hommes le chercher ou que le détachement arrive deux minutes trop tard, – allez, c'est râpé, le train repart en l'emportant jusqu'à la prison d'étape suivante. Et heureux encore si ce n'est que jusqu'à la prison d'étape car, arrivé là, on le nourrira de nouveau. Autrement, il ira jusqu'au bout de la course de son wagon. On le gardera dix-huit petites heures dans le wagon vide, puis on le ramènera avec une nouvelle cargaison. Et peut-être que, cette fois encore, personne ne viendra le chercher. Et ce sera de nouveau la voie de garage, l'attente dans le wagon. Et, pendant tout ce temps-là, pas de nourriture! On l'avait inscrit pour une ration jusqu'à la station de débarquement prévue ; à partir de là, il figurait sur les registres de Touloun et ce n'est pas la faute de la comptabilité si ces emplâtres ont raté la livraison. Et l'escorte n'est tout de même pas obligée de lui donner son propre pain ! On peut le ballotter ainsi jusqu'à six fois (c'est arrivé!) : Irkoutsk–Krasnoïarsk, Krasnoïarsk– Irkoutsk, Irkoutsk–Krasnoïarsk, si bien que, quand il aperçoit sur le quai de Touloun une casquette bleue, il est prêt à lui sauter au cou : merci, très cher, de me tirer de là! Après avoir passé ne fût-ce que deux jours en wagon-zak, on est si exténué, si asphyxié, si à bout de forces que quand on voit arriver une grande ville, on ne sait plus soi-même ce que l'on préfère: souffrir encore, mais arriver plus vite? Ou bien qu'on vous emmène vous dégourdir un peu à la prison d'étape? Mais voici que l'escorte s'agite, court en tous sens. Les soldats ont revêtu leurs capotes. Ils frappent avec leurs crosses. Donc, on va décharger tout le wagon. Au début , l'escorte se tient tout autour des marches du wagon et à peine avez-vous déboulé, dévalé, dégringolé, que les gardes vous crient tous ensemble et d'une voix assourdissante (c'est ainsi qu'on les a dressés): « Assis ! Assis ! Assis ! » C'est très efficace quand c'est vociféré à plusieurs gueules et sans vous laisser le temps de lever les yeux. Comme sous des obus qui explosent, vous vous recroquevillez involontairement et, plié en deux, vous filez (comme si vous étiez, vous, pressé !) rejoindre les précédents et vous asseoir à côté d'eux. « Assis ! » le commandement est clair mais, si vous êtes un débutant, vous ne le comprenez pas encore. Quand je l'entendis pour la première fois, j'étais sur les voies de garage d'Ivanovo et étreignais ma valise à pleins bras. (Si votre valise n'a pas été fabriquée dans un camp, mais dans le monde normal, la poignée cède toujours, et toujours au moment le plus critique.) Je rejoignis au galop le groupe et posai ma valise. Puis, sans même regarder comment avaient fait ceux qui me précédaient, je m'assis dessus. (Je ne pouvais tout de même pas, moi qui portais une capote d'officier, point trop sale encore et dont les pans n'avaient pas encore été raccourcis, m'asseoir à même les traverses, sur le sable noir de mazout !) Le chef d'escorte – hure solide au teint vermeil, visage russe de bon aloi – se précipita dans ma direction (je n'eus pas le temps de comprendre ce qu'il me voulait) ; il s'apprêtait apparemment à me botter, à heurter de sa botte sacrée mon dos de damné, mais quelque chose le retint et, sans ménager le bout de sa botte si bien astiquée, il donna un coup de pied dans ma valise et en défonça le couvercle : « As-sis ! » – expliqua-t-il et alors seulement je vis, comme dans un éclair, que je me dressais comme une tour au-dessus des autres zeks, et sans même avoir eu le temps de demander: « Assis comment? », je l'avais déjà compris. Sacrifiant ma chère capote, je m'assis comme le commun des mortels, comme on voit les chiens devant les portails et les chats sur le pas des portes. (Cette valise, je l'ai conservée, et aujourd'hui encore, quand elle me tombe sous les yeux, je passe les doigts sur la déchirure béante. Car elle ne peut pas se cicatriser comme le font les blessures du corps et du cœur. Les choses ont plus de mémoire que nous.) La position qu'on vous fait prendre a été, elle aussi, savamment calculée: assis par terre sur le postérieur, les genoux au menton, vous avez votre centre de gravité à l'arrière : difficile de vous lever, impossible de bondir. Et on vous fait, de plus, serrer les uns contre les autres pour que vous vous gêniez davantage. Si l'envie nous avait pris de nous jeter tous à la fois sur l'escorte, le temps de nous mettre en mouvement, nous étions déjà abattus jusqu'au dernier. Les détenus attendent ainsi d'être emmenés, soit par un « corbeau » (qui, ne pouvant les prendre tous à la fois, les charge par fournées), soit à pied. On s'efforce de les parquer dans un endroit discret pour que les gens en liberté les voient moins, mais, parfois, on a la maladresse de les faire asseoir directement sur un quai ou sur une place publique (ainsi à Kouïbychev). Et c'est alors une épreuve pour les gens de l'extérieur: nous les regardons, nous, avec de grands yeux francs, en pleine conscience de notre bon droit, mais eux, comment doivent-ils nous regarder? Avec haine? Leur conscience ne le leur permet pas (car il n'y a que les écrivains et journalistes soviétiques pour croire qu'on arrête les gens parce qu'ils ont « fait quelque chose »). Avec compassion ? avec pitié? – mais alors, on va relever leur nom? Et la condamnation sera vite prête, ça ne sera pas compliqué. Alors nos fiers et libres citoyens (« lisez bien, // enviez -// je suis un citoyen // de l'Union soviétique ») baissent leurs têtes coupables et s'efforcent de ne pas nous voir du tout, comme si l'endroit était désert. Les vieilles femmes sont les plus courageuses. (Celles-là, on ne peut pas les abîmer : elles osent même croire en Dieu.) Elles rompent leur misérable pain et nous en lancent un morceau. Les anciens pensionnaires des camps – délinquants de droit commun, naturellement – n'ont pas peur, eux non plus. Ils savent que : « Qui n'y fut pas, ira, et qui y fut, point n'oubliera », et ils nous jettent un paquet de cigarettes pour qu'on en use de même avec eux lorsqu'ils seront de nouveau arrêtés. Il ne volera pas jusqu'à nous, le pain que les vieilles femmes nous lancent de leur main débile, il tombera à terre ; tandis que le paquet de cigarettes viendra se déposer, dans un tournoiement sec, devant le plus épais de notre groupe. Et les culasses des fusils de l'escorte de cliqueter contre les vieilles femmes, contre la bonté, contre le pain : « Eh, passe ton chemin, grand-mère ! » Et le pain sacré, le pain rompu reste là, gisant dans la poussière, jusqu'à ce qu'on nous emmène. En général, ces minutes que l'on passe assis par terre dans une gare comptent parmi les meilleures. Je me rappelle qu'à Omsk on nous avait fait asseoir ainsi sur les traverses, entre deux trains de marchandises qui n'en finissaient pas. Personne ne s'aventurait dans cet endroit (sans doute avait-on dépêché un soldat dans chaque direction : « Défense de passer. » Or nos gens, même en liberté, sont dressés à se soumettre aux hommes en capote). La nuit tombait. On était en août. Le ballast, graisseux comme il l'est dans les gares, n'avait pas encore eu le temps de se refroidir et, encore tout imprégné de la chaleur du soleil, il nous réchauffait le bas du dos. Nous ne pouvions pas distinguer la gare mais elle était là, tout près, derrière les trains. Un tourne-disque diffusait une musique allègre qui se mêlait à un bourdonnement de foule. Et, comprenne qui pourra, nous n'étions pas humiliés d'être ainsi parqués en tas compact et sale dans notre espèce d'enclos. Nous n'avions pas non plus le sentiment d'être bafoués quand nous écoutions les danses de cette jeunesse qui nous était étrangère, ces danses que nous ne danserions jamais plus, ni quand nous nous représentions des gens, sur le quai, venus accueillir ou accompagner des voyageurs, peut-être même avec des bouquets. Ces vingt minutes furent des minutes de quasi-liberté : le soir s'épaississait, les premières étoiles s'allumaient comme s'allumaient les feux rouges et verts sur les voies ; la musique retentissait. La vie continuait sans nous. Et nous ne le ressentions même plus comme une vexation. Aime ces minutes-là, la prison te sera plus légère ! Autrement, tu étoufferas de rancœur. Il peut être dangereux de mener les zeks jusqu'au fourgon automobile : lorsqu'il se trouve des routes et d'autres hommes à proximité. Dans ce cas, le règlement prévoit un bien joli commandement : « Prenez-vous par le bras ! » Se prendre par le bras, qu'y a-t-il d'humiliant à cela? N'est-ce pas ainsi que les jeunes hommes soutiennent les vieillards, que les jeunes filles aident les vieilles femmes et que les bien portants épaulent les infirmes ? Si l'un de vos bras est encombré d'affaires, c'est par ce bras-là qu'on vous prendra, tandis que, de votre bras libre, vous saisirez votre voisin. Et vous voici maintenant serrés les uns contre les autres deux fois plus étroitement que dans des rangs ordinaires. Vous pesez plus lourd, vous êtes tous devenus boiteux en raison du poids de vos affaires et de l'embarras qu'elles vous causent, vous vous balancez d'une démarche incertaine. Pauvres créatures hébétées, grises et sales, vous marchez comme des aveugles avec une apparente tendresse les uns pour les autres. Une caricature d'humanité! Mais il se peut aussi qu'aucun fourgon ne vienne vous chercher. Et que le chef d'escorte soit un pleutre qui ait peur de ne pas vous conduire tous à bon port : alors, surchargés, empêtrés, brinquebalants, vous cognant à vos affaires, vous devrez vous traîner ainsi à travers la ville, jusqu'à la prison. Il existe encore un autre commandement, qui fera de vous une caricature de troupeau d'oies : « Prenez-vous le talon ! » Cela veut dire que ceux qui ont les mains libres doivent se saisir chacune des deux jambes au niveau de la cheville. Et maintenant: « En avant, marche! » (Allons, lecteur, laissez là votre livre et parcourez de la sorte votre chambre... Alors, qu'en dites-vous? Quelle a été votre vitesse? Qu'avez-vous vu autour de vous? Et que pensez-vous des possibilités d'évasion?) Trois ou quatre dizaines d'oies de cette espèce, vous vous imaginez le spectacle? (Kiev, en 1940.) Et tout cela ne se passe pas forcément au mois d'août, ce peut être en décembre 1946 qu'on vous conduit à pied – il n'y a pas de fourgon automobile – à la prison de transit de Petropavlovsk, par quarante degrés au-dessous de zéro. Il est aisé de deviner que l'escorte du wagon-zak ne s'est pas donné la peine de vous conduire faire vos besoins durant les heures qui ont précédé l'arrivée: elle ne voulait pas se salir. Affaiblis par l'instruction, saisis par le froid, à présent vous ne pouvez pratiquement plus vous retenir, surtout les femmes. Mais, que croyez-vous donc? C'est bon pour les chevaux de s'arrêter et de s'arc-bouter, jambes écartées ! C'est bon pour les chiens d'aller à l'écart et de lever la patte contre une palissade. Nous, les hommes, nous pouvons faire nos besoins tout en continuant de marcher. Pourquoi nous gênerions-nous ? Ne sommes-nous pas dans notre patrie? Ça séchera à l'étape... Véra Korneïeva se baissa pour arranger sa chaussure et se trouva en retard d'un pas. Aussitôt, un soldat lança son chien contre elle. Et, à travers tous ses vêtements d'hiver, le berger allemand la mordit à la fesse : ça t'apprendra à traîner ! Un Ouzbek est tombé : on le bat à coups de crosses et de bottes. Il n'y a aucun scrupule à avoir : la scène ne sera pas photographiée pour le Daily Express. Quant au chef d'escorte, il atteindra une vieillesse avancée sans que nul songe jamais à le faire juger. Les «corbeaux », eux aussi, nous viennent de l'histoire. Le panier à salade (« cette geôle roulante ») décrit par Balzac n'en est-il pas déjà un? Il allait plus lentement et on n'y entassait pas autant de gens. C'est toute la différence. Il est vrai que, dans les années 20, on formait encore les détenus en colonnes pour traverser les villes – cela s'est vu, même à Leningrad – et, aux carrefours, ils arrêtaient la circulation. (Les passants les apostrophaient du trottoir. Ils leur faisaient la morale : « Vous voyez où ça mène de voler ! » Nul ne connaissait encore le grand dessein des canalisations...) Mais, sensible aux moindres souffles de la technique, l'Archipel ne tarda pas à adopter les corbeaux noirs. Ils firent leur apparition en même temps que les premiers camions sur les chaussées encore pavées de nos rues. Ils avaient de mauvais ressorts, on y était fort secoué, mais quoi? Les détenus n'étaient plus en cristal. Et déjà alors – en 1927 – l'étanchéité était bonne : pas la moindre petite fente, aucune ampoule électrique à l'intérieur, impossible de respirer ni de rien voir. Et déjà on bourrait littéralement ces boîtes de détenus debout. Rien de tout cela n'était prémédité, naturellement, mais, que voulez-vous, on manquait de roues. Pendant de nombreuses années, ces fourgons gris acier eurent l'air de ce qu'ils étaient: des prisons. Mais après la guerre, dans nos capitales, on se ressaisit: on se mit à les peindre de couleurs réjouissantes et on les dota d'inscriptions: « Pain » (les détenus étaient en effet le pain des chantiers), « Viande » (il eût été plus exact d'écrire : « Ossements »), ou même : « Buvez du champagne soviétique ! » A l'intérieur, le corbeau peut être une simple caisse blindée, une enceinte vide. Il peut aussi comporter des bancs fixés le long des parois. Mais cela n'améliore en rien le confort, bien au contraire. On entasse là autant d'hommes qu'il peut en tenir debout, mais, cette fois, les uns sur les autres, comme des bagages. Les corbeaux peuvent comporter à l'arrière un box: étroit placard d'acier calculé pour abriter un détenu. Ils peuvent être aussi entièrement boxés : ces petits placards à une place, qui ferment à clef comme des cellules, sont disposés à droite et à gauche du fourgon, le couloir central étant pour le maton. Comment pourrait-on imaginer cet aménagement intérieur, aussi compliqué que celui d'une ruche, lorsque l'on regarde la fille peinte sur la carrosserie, la fille qui rit aux éclats en levant sa coupe: « Buvez du champagne soviétique! » Quand vous montez dans le fourgon, ce sont toujours les mêmes cris qui résonnent de tous côtés : « Allez ! Allez ! Plus vite ! » On vous pousse pour ne pas vous laisser le temps de regarder autour de vous et de penser à fuir, on vous enfonce, on vous enfourne de façon que vous restiez coincé avec votre sac dans l'étroite portière, ou que vous vous cogniez la tête contre le linteau. Puis la porte d'acier qui ferme l'arrière est claquée à grand-peine : en route ! Certes, on ne passe pas des heures dans un panier à salade. Non, seulement de vingt à trente minutes. Mais, durant cette demi-heure, vous êtes si fort ballotté que vous avez l'impression qu'on vous rompt les os, qu'on vous casse les côtes ; si vous êtes grand, impossible de relever la tête. Et alors vous en venez à évoquer le confortable wagon-zak. Mais le fourgon, c'est aussi un nouveau brassage des détenus, ce sont de nouvelles rencontres, spécialement hautes en couleur, bien entendu, si vos compagnons sont des truands. Peut-être ne vous était-il encore jamais arrivé de vous trouver mêlé à eux dans un compartiment, peut-être qu'à l'étape non plus on ne vous enfermera pas dans la même cellule, mais ici vous êtes à leur merci. Parfois, on est tellement serré que même les apaches ne sont pas à leur main pour griffer. Vos jambes et vos bras sont pris entre les sacs et les corps de vos voisins comme dans un carcan. Seules les fondrières de la route qui vous secouent en tous sens, vous arrachant les entrailles, peuvent modifier la position de vos pieds ou de vos bras. D'autres fois, quand on est un peu plus à l'aise, les bandits parviennent, en une demi-heure, à vérifier le contenu de tous les sacs, à annexer les bacilles et le meilleur du saint-frusquin. Et le plus vraisemblable est que des considérations dictées par la frousse et la raison vous retiendront d'en découdre avec eux. (A toujours supposer que vos principaux ennemis et que vos combats décisifs sont encore à venir et que c'est pour eux que vous devez vous conserver, vous en venez à perdre peu à peu, grain à grain, votre âme immortelle.) Mais peut-être lèverez-vous tout de même la main, et alors on vous plantera un couteau entre les côtes. (Aucune enquête ne sera faite là-dessus et si, par extraordinaire, il y en avait quand même une, les truands ne risqueraient rien : on les retiendrait seulement un peu à la prison de transit au lieu de les envoyer dans un camp lointain. Avouez vous-même que, dans une rixe opposant un socialement proche à un socialement étranger, l'État ne saurait prendre le parti de ce dernier.) Dans une cellule des Boutyrki, en 1946, le colonel en retraite Lounine, personnalité de l'Ossoaviakhim, racontait ce qui suit : en sa présence, dans un corbeau de Moscou, le huit mars, sur le trajet menant du tribunal municipal à la prison de la Taganka, des apaches violèrent à tour de rôle une jeune fille (tous les autres occupants du fourgon restant silencieux et inertes). Le matin même, cette jeune fille, élégamment mise, s'était présentée au tribunal comme prévenue libre. (On la jugeait pour abandon volontaire de son travail, abandon bassement combiné par son chef, qui se vengeait ainsi d'un refus de vivre avec lui en concubinage.) Condamnée à cinq ans en vertu de l'un des décrets qu'on connaît, elle avait été une demi-heure plus tard poussée dans le fourgon puis, en plein jour et dans les rues de Moscou (« Buvez du champagne soviétique ! »), transformée en prostituée des camps. Qui était responsable ? Les truands? Ou plutôt les geôliers? Ou encore son ancien chef? O délicatesse des truands! Non contents d'avoir violé la jeune fille, ils la dévalisèrent. Ils lui retirèrent son corsage, ses souliers – ces élégants souliers qui, dans son esprit, devaient impressionner les juges –, et fourguèrent le tout aux hommes d'escorte, qui s'arrêtèrent, allèrent acheter de la vodka et la leur rapportèrent. Si bien que, de surcroît, les truands trinquèrent aux frais de leur victime. En arrivant à la prison de la Taganka, la jeune fille, secouée de sanglots, se plaignit. L'officier l'écouta, bâilla et dit: « L'État ne peut pas mettre à la disposition de chacun d'entre vous un moyen de transport individuel. Nos ressources ne nous le permettent pas. » Oui, les corbeaux noirs sont bien le point faible de l'Archipel. Si, dans les wagons-zak, il n'est pas possible de séparer les politiques des criminels, dans les paniers à salade, ce sont les femmes qu'il n'est pas possible de séparer des hommes. Comment, entre deux prisons, les apaches n'en profiteraient-ils pas pour « jouir de la vie » ? Cela dit, n'étaient ces truands, on serait reconnaissant aux corbeaux de ces brèves rencontres avec des femmes ! Où donc, dans la vie carcérale, en voir, en entendre, en toucher si ce n'est là? Un jour de 1950, on nous conduisait des Boutyrki à la gare et nous avions la sensation d'être fort au large : à quatorze seulement dans un fourgon garni de bancs. Soudain, alors que nous étions déjà tous installés, on introduisit une dernière personne. C'était une femme. Elle s'assit à l'arrière, près de la porte. Elle éprouvait manifestement quelque crainte : seule avec quatorze hommes dans ce sombre caisson, aucune défense n'était possible. Mais, dès les premiers mots échangés, il apparut clairement que nous étions entre nous : article 58! Elle se nomma : elle était la femme du colonel Répine et avait été arrêtée à sa suite. Alors un militaire taciturne, à l'air si jeune et fluet qu'on le pensait lieutenant, demanda: « Dites-moi, vous n'étiez pas en prison avec Antonina Ivanova? – Comment? Vous êtes donc son mari? Oleg? – Oui. – Le lieutenant-colonel Ivanov, de l'Académie* Frounze? – Oui! » Quel « oui » c'était là ! Il sortait d'une gorge nouée et, plus que la joie, il exprimait la peur, la peur de savoir. Il alla s'asseoir à côté d'elle. A travers les petites grilles des deux battants de la porte, la lumière de ce jour d'été filtrait en petites taches floues et crépusculaires qui couraient sur le visage de la femme et du lieutenant-colonel. « J'ai été avec elle, dans la même cellule, pendant les quatre mois d'instruction. – Où est-elle maintenant? – Pendant tout ce temps-là, vous avez été sa seule pensée. Ce n'était pas pour elle qu'elle tremblait, c'était pour vous. D'abord : pourvu que vous ne soyez pas arrêté. Ensuite: pourvu que votre condamnation soit légère. – Mais maintenant, qu'est-elle devenue? – Elle se jugeait responsable de votre arrestation. Oh, comme elle souffrait ! – Mais où est-elle maintenant? – Écoutez, n'ayez pas peur. » Elle posa doucement ses mains sur la poitrine de cet homme, comme s'il se fût agi de l'un des siens. « Une telle tension... elle n'a pas tenu. On est venu la chercher. Elle avait les idées un peu... un peu brouillées... Vous comprenez... ? » Et cette tempête en miniature, contenue par les tôles d'acier du fourgon, roulait paisiblement sur la chaussée à six voies, en ayant soin de s'arrêter aux feux rouges et de signaler ses tournants. Je venais tout juste de faire la connaissance, aux Boutyrki, de cet Oleg Ivanov. Et voici comment. On nous avait réunis dans le même box de la « gare », et l'on nous apportait les affaires qui avaient été déposées à la consigne. On nous appela en même temps, lui et moi. Et nous vîmes dans le couloir, derrière une porte grande ouverte, une surveillante en blouse grise qui farfouillait en tous sens dans la valise d'Oleg. Soudain elle laissa tomber par terre une épaulette dorée de lieutenant-colonel qui s'était conservée jusque-là on ne savait trop comment et, sans s'en rendre compte, elle posa le pied sur ses grandes étoiles. Elle la piétinait, cette épaulette, comme si elle tournait une scène de cinéma. J'attirai l'attention d'Oleg: « Regardez ce spectacle, camarade lieutenant-colonel ! » Ivanov se rembrunit. La notion de service irréprochable était encore ancrée en lui. Maintenant, il apprenait l'histoire de sa femme. Et il lui fallait encaisser le tout en l'espace d'une heure. 1 De quoi satisfaire ceux qui s'étonnent sur un ton de reproche : mais pourquoi n'ont-ils pas lutté? 2 C'est ce qu'on appelle « le culte de la personnalité de Staline », n'est-ce pas? 3 A vrai dire, la truanderie se revanchait en appelant « sales petits nobles » les révolutionnaires professionnels (P.F. Iakoubovitch). 4 V.I. Ivanov (qui est maintenant à Oukhta) s'est vu appliquer neuf fois l'article 162 (vol), cinq fois l'article 82 (évasion), soit en tout trente-sept années de détention: il les a « purgées » en cinq ou six ans. 5 Est cave (fraïer) celui qui n'est pas un voleur, autrement dit pas un « Homme » (avec une majuscule). En un mot, les caves, c'est le reste de l'humanité, celle qui ne vole pas. 6 Les castors sont des zeks riches qui ont tout un saint-frusquin et des bacilles (des matières grasses). 7 Istoria moïevo sovrémennika [Histoire de mon contemporain], Œuvres, Moscou, 1955, t. VII, p. 166 Chapitre 2 LES PORTS DE L'ARCHIPEL Prenez une grande carte de notre pays et déployez-la sur une table suffisamment large. Prenez un crayon gras et tracez des points noirs à l'endroit de tous les chefs-lieux de région, de tous les nœuds ferroviaires, de tous les centres de transbordement, là où prend fin le rail et où commence la voie d'eau, là où le fleuve incurve son cours et où commence le trajet à pied. Comment ? Toute la carte est souillée par un essaim de mouches infectieuses? Non, vous avez tout simplement sous les yeux la carte grandiose des ports de l'Archipel. Ce ne sont pas, il est vrai, de ces ports féeriques où nous entraînait Alexandre Grine, où l'on boit du rhum dans les tavernes et où l'on courtise les belles filles. Il n'y a pas non plus ici de chaude mer bleue (pour se baigner, la ration est d'un litre par homme et, afin de permettre aux détenus de se laver plus commodément, on verse ces quatre litres pour quatre dans une seule cuvette : allez, lavez-vous tous à la fois !). Mais tout le reste, tout ce qui fait le romantisme des ports: la saleté, les insectes, les jurons, le tohu-bohu, la confusion des langues et les rixes, vous le trouverez ici à profusion. Rares sont les zeks qui ne sont pas passés successivement par trois, quatre ou cinq prisons de transit. Nombre d'entre eux pourront en évoquer une dizaine, quant aux fils* du Goulag, ils n'auront aucune peine à en dénombrer une cinquantaine. Seulement, tous ces centres se confondent dans la mémoire, tant ils ont de traits communs : une escorte parfaitement ignare ; l'appel des détenus dans l'ordre ou, plutôt, dans le désordre des dossiers ; la longue attente en plein soleil ou sous la bruine de l'automne ; la barbotte, encore plus longue que l'attente et où l'on vous déshabille ; le passage à la tondeuse avec des instruments malpropres ; les bains sales et glissants ; les cabinets pestilentiels ; les couloirs qui sentent le renfermé ; les cellules presque toujours sombres et humides où l'on est toujours à l'étroit, où l'on étouffe ; la chaleur de la viande humaine collée contre vous, que vous gisiez à même le sol ou sur un châlit ; les durs chevets de planches ; le pain plein d'eau, presque liquide ; la lavure qu'on dirait faite avec du fourrage fermenté. Celui qui a une mémoire précise, moulant nettement les souvenirs sans les contaminer les uns par les autres, celui-là n'a plus besoin de voyager pour connaître son pays: pour lui, toute la géographie s'ordonne d'après les prisons de transit. Novossibirsk? Je connais, j'y fus : des baraquements solides, faits de rondins épais. Irkoutsk? C'est là où l'on a plusieurs fois muré les fenêtres avec des briques. On voit encore comment elles étaient du temps des tsars et on distingue les différents maçonnages, avec les trous qui y ont été laissés pour l'aération. Vologda ? Mais oui ! C'est un bâtiment ancien avec des tours. Les latrines sont les unes au-dessus des autres et leurs plafonds sont pourris, si bien que celles du haut inondent celles du bas. Ousman? Comment donc! Une prison puante, grouillante de poux, une construction ancienne avec des voûtes. Et on y entasse tant de gens que, quand on les en fait sortir pour rejoindre un convoi, on n'en croit pas ses yeux : où tous ces hommes avaient-ils bien pu se caser? Leur colonne remplit la moitié de la ville. N'offensez pas ce connaisseur: n'allez pas lui dire que telle ou telle ville ne possède pas de prison de transit. Il vous démontrera par a + b que la chose n'existe pas et c'est lui qui aura raison. Mais à Salsk? A Salsk, on enferme les zeks en transit dans les cellules de détention préventive. Et dans chaque chef-lieu de rayon, il en va de même. Qu'est-ce qui vous permet de dire que ce ne sont pas de vraies prisons de transit ? A Sol-Iletsk ? Il y en a une ! A Rybinsk? Et qu'est-ce que vous faites de la prison N° 2, dans l'ancien monastère? Oh, des plus tranquille! cours pavées et désertes, vieilles dalles moussues, et les baquets de l'étuve sont en bois et fort propres. A Tchita? C'est la prison N° 1. A Naouchki ? Là, on n'a pas une prison, mais un camp de transit. C'est du pareil au même. A Torjok? Sur la colline, voyons, également dans un monastère. Mais comprenez donc, mon bon ami, il ne saurait y avoir de ville sans prison de transit ! Vous savez bien que les tribunaux siègent partout! Et comment voulez-vous qu'on conduise les condamnés jusqu'à leur camp ? Par la voie des airs? Naturellement, il y a prison et prison. Laquelle est la meilleure, laquelle est la pire, on épiloguera sans fin là-dessus. Quand trois ou quatre zeks se rassemblent, chacun vante obligatoirement la « sienne ». « Tenez, Ivanovo, ce n'est pas une prison de transit très renommée, mais interrogez donc ceux qui y ont été enfermés pendant l'hiver 37-38... La prison n'était pas chauffée, mais on n'y gelait pas, au contraire : on couchait déshabillés sur les planches d'en haut. On faisait sauter toutes les vitres pour ne pas être asphyxiés. La cellule 21, prévue pour vingt détenus, en abritait trois cent vingt-trois ! Il y avait de l'eau par terre sous les châlits, et des planches posées dans l'eau avec des gens couchés dessus. Or, c'est justement là que les fenêtres brisées envoyaient le froid. Pour tout dire, en bas, sous les châlits, c'était la nuit polaire. Il n'y avait aucune lumière : ceux qui étaient allongés aux différents étages et ceux qui se tenaient debout entre les châlits masquaient tout le jour. Il était impossible de se frayer un chemin dans le passage pour aller à la tinette, il fallait faire de l'équilibre sur le bord des châlits. On ne distribuait pas la nourriture à chacun des détenus, mais par groupes de dix. Si l'un des dix mourait, on le fourrait sous le châlit et on l'y gardait jusqu'à ce que le cadavre empeste. Ainsi continuait-on à toucher sa ration. Tout cela, on aurait pu encore le supporter, mais les matons avaient littéralement le feu au derrière et vous faisaient valser de cellule en cellule. A peine avait-on trouvé à se caser qu'on entendait : « Debout ! Transfert dans une autre cellule! » Et, de nouveau, il fallait se faire une place. Mais pourquoi la prison était-elle à ce point surchargée? C'est très simple: on n'avait pas conduit les prisonniers aux bains pendant trois mois, ils avaient attrapé des poux, les poux leur avaient causé des ulcères aux jambes et ils avaient contracté le typhus. Alors, on les avait mis en quarantaine, si bien qu'on n'avait pas fait partir de convois depuis quatre mois. - Ça ne tient pas à Ivanovo, ça tient à l'année en question. En 37-38, il est sûr que les pierres mêmes des prisons gémissaient, sans parler des zeks qui étaient dedans. Irkoutsk non plus n'a rien de bien particulier, mais, en 38, les médecins n'osaient même plus entrer dans les cellules. Ils passaient dans le couloir et le maton criait par la porte : "Les ceusses qui sont dans les pommes, qu'y sortent !" - En 37, les gars, tout ça se traînait à travers la Sibérie en direction de la Kolyma et finissait par s'entasser au bord de la mer d'Okhotsk et à Vladivostok. Les vapeurs n'arrivaient à transporter que trente mille hommes par mois à la Kolyma, mais, de Moscou, on en envoyait, on en envoyait toujours sans tenir compte de rien. Il y en a eu cent mille qui attendaient. Vu? - Qui les a comptés? - Ceux qui étaient là pour ça. - Si on prend la prison de transit de Vladivostok, en février 37, elle n'en contenait pas plus de quarante mille. - Mais on vous y laissait moisir plusieurs mois de suite. Les punaises grouillaient sur les châlits: une invasion de sauterelles! L'eau: un demi-gobelet par jour. C'était faute de gens pour la charrier. Il y avait une zone entière de Coréens : ils sont tous morts de dysenterie, tous ! De notre zone à nous, on retirait une centaine de cadavres chaque matin. Pour construire une morgue, on attelait des zeks à des chariots et ils véhiculaient la pierre à bâtir. Aujourd'hui homme de trait, demain direction la morgue. A l'automne, le typhus nous est tombé dessus à nous aussi. On a fait comme ailleurs : tant qu'ils ne commencent pas à empester, nous ne donnons pas nos morts ; ainsi nous touchons leurs rations. Pas de médicaments. Nous commençons à escalader les barbelés: donnez-nous des médicaments! Et du haut des miradors, ils nous tirent dessus. Ensuite, les typhiques ont été rassemblés dans un baraquement spécial. On n'arrivait pas à les'porter là-bas tous à temps, mais de toute façon, rares étaient ceux qui en ressortaient. Les châlits y étaient à deux étages. Ceux qui étaient en haut, avec la température qu'ils avaient, ils ne pouvaient pas descendre pour aller se soulager, alors, ça coulait sur ceux d'en bas. Dans les quinze cents malades qu'ils étaient là-dedans. Comme infirmiers, des truands. Ils arrachaient aux morts leurs dents en or. Et ils ne se gênaient pas non plus avec les vivants... - Qu'est-ce que vous avez à nous rebattre les oreilles avec votre année 37? Trente-sept, toujours Trente-sept. Et Quarante-neuf dans la baie de Vanino, zone 5 ? Ça vous aurait plu ? On était trente-cinq mille ! Et on y est restés des mois, toujours parce qu'il y avait embouteillage pour la Kolyma. Toutes les nuits, sous un prétexte ou sous un autre, on nous chassait d'un baraquement dans un autre, d'une zone dans une autre. Comme chez les fascistes: coups de sifflets! cris! "Tous dehors et pas de dernier*!" Et toujours au pas de course. Seulement au pas de course! On nous envoie au pain, nous sommes une centaine : au pas de course ! On va à la soupe : au pas de course! Il n'y avait aucun récipient. Ta lavure, tu peux te l'emporter comme tu veux : dans le pan de ta veste, dans ta paume ! On apporte de l'eau dans des camions-citernes, mais où la verser? Il n'y a rien. Alors, ils envoient l'eau sur les détenus avec leur bout de tuyau : eux n'ont qu'à mettre la bouche au bon endroit. Début de rixe près du camion-citerne : du haut du mirador, on ouvre le feu. Vous voyez, exactement comme chez les fascistes. Arrive alors le chef de l'OUSVITL1, général-major Dérévianko. Un pilote de guerre sort de nos rangs et va vers lui. Il déchire sa chemise kaki : "J'ai sept décorations militaires. Qui vous a donné le droit de tirer sur la zone?" Dérévianko répond : "Nous avons tiré et tirerons encore, tant que vous n'aurez pas appris à vous conduire2." - Non, les gars, tout ça, ce ne sont pas de vraies prisons de transit. La seule vraie, c'est celle de Kirov. Prenons une année qui n'a rien de particulier, 1947. Eh bien, à Kirov, il fallait deux gardes pour enfourner à coups de bottes les hommes dans les cellules, c'était la seule façon pour pouvoir refermer. Sur les châlits à trois étages, au mois de septembre (or Viatka, ce n'est pas les rives de la mer Noire), tout le monde était nu à cause de la chaleur et il fallait rester assis parce qu'on n'avait pas la place de s'allonger: on y était sur deux rangs, l'un à l'endroit de la tête, l'autre à la place des pieds. Et dans le passage, à même le plancher, il y avait deux rangs assis, plus un debout entre eux, et on permutait. Les baluchons étaient tenus à la main ou posés sur les genoux, impossible de les mettre ailleurs. Seuls les truands, allongés à leurs places légitimes, près de la fenêtre, à l'étage du milieu, étaient logés tout à leur aise. Les punaises descendaient en piqué du plafond et il y en avait tant qu'elles mordaient même de jour. Et il fallait tenir ainsi pendant une semaine, pendant un mois. » J'ai soudain envie de me mêler, moi aussi, à la conversation. Oui, j'ai envie de dire ce qu'était Krasnaïa Presnia en août 1945, en cet été de victoire. Mais j'ose à peine. Nous, du moins, nous pouvions allonger un peu les jambes quand venait le soir et nos punaises faisaient preuve de modération. Toute la nuit durant, à la lumière éclatante des ampoules électriques, nos corps nus et suants de chaleur étaient harcelés par les mouches, mais vraiment ça ne compte pas et j'aurais honte de fanfaronner. Chaque mouvement nous mettait en nage: après avoir mangé, nous dégoulinions littéralement. La cellule, un peu plus grande qu'une pièce d'habitation normale, contenait cent personnes, si serrées qu'on ne savait où poser le pied. Quant aux deux petites fenêtres, elles étaient obstruées par des muselières de feuilles de tôle et donnaient au midi: non seulement elles laissaient l'air stagner dans la pièce, mais elles étaient si fort chauffées par le soleil qu'elles rayonnaient la chaleur. Peu de Moscovites connaissent cette prison de transit qui porte un nom révolutionnaire si glorieux. On n'y va pas en excursion: comment pourrait-on la visiter alors qu'elle fonctionne? Ce serait pourtant tout près... En prenant chaussée de Novokhorochévo le chemin de fer de ceinture, on y est tout de suite. Les centres de transit n'étant eux-mêmes qu'une immense pagaille, pagailleuses sont les conversations à leur sujet et pagailleux sera, sans doute, ce chapitre : on ne sait quel fait accrocher dans ce flot, de quelle prison parler, par quoi commencer. Et plus l'entassement est grand, plus la pagaille augmente. Elle est insupportable pour les hommes, le Goulag non plus n'y trouve pas son compte, – et pourtant, les détenus croupissent là pendant des mois. Le centre devient une véritable usine: on porte les rations de pain amoncelées sur les bards qui servent à transporter les briques, et la soupe fumante dans des baquets de soixante-quinze litres soulevés grâce à une barre de fer enfilée dans les deux anses. La prison de transit de Kotlas était l'une des plus actives et des moins dissimulées. Une des plus actives parce qu'au point de départ de toutes les routes conduisant vers le Nord-Est de la Russie d'Europe ; une des moins dissimulées parce qu'elle se situait déjà dans les profondeurs de l'Archipel, là ou il n'y avait plus personne dont on dût se cacher. C'était un simple terrain que des clôtures quadrillaient en cages fermées à clef. Encore qu'on y eût déjà entassé un très grand nombre de paysans en 1930, lors de leur déportation (on peut penser qu'ils n'avaient pas de toit au-dessus de leurs têtes, mais il ne reste plus personne pour le raconter), on était encore loin de parvenir, en 1938, à loger tout le monde dans les fragiles baraquements sans étage, faits de dosses et recouverts... d'une bâche. Sous la neige mouillée de l'automne et par les premières gelées, les détenus vivaient ici couchés par terre et à la face du ciel. Il est vrai qu'on ne les laissait pas s'engourdir dans l'immobilité. On ne cessait de les compter, on les réconfortait par des contrôles (il pouvait se trouver là dans les vingt mille personnes à la fois) ou par des fouilles nocturnes, déclenchées à l'improviste. – Ultérieurement, on dressa des tentes à l'intérieur de ces cages et même, dans certaines, des baraquements en rondins de la hauteur d'un rez-de-chaussée et d'un étage ; mais pour abaisser – rationnellement, comme il convient – le coût de la construction, aucun plancher intermédiaire ne fut posé: on installa là-dedans des châlits à six étages en accrochant sur les côtés des échelles verticales auxquelles même les crevards devaient grimper comme des matelots (installation plus adéquate à un navire qu'à un port). – Durant l'hiver 1944-1945, tout le monde eut un toit. Il n'y avait alors que 7 500 personnes, dont cinquante mouraient chaque jour. Les civières qui les portaient à la morgue ne connaissaient pas le repos. (On rétorquera qu'un taux de mortalité inférieur à un pour cent par jour est tout à fait tolérable et qu'à ce rythme, un homme peut survivre cinq mois. C'est vrai, mais la Faucheuse en chef qu'est le travail dans les camps n'avait pas encore commencé son œuvre. Cette perte de 0,66 pour cent par jour était simple dessiccation du stock : en admettrait-on autant dans nos entrepôts à légumes ?) Plus profondément on pénètre dans l'Archipel, plus on est frappé de voir les embarcadères sur pilotis succéder aux installations portuaires en béton. Karabas, le camp de transit voisin de Karaganda et dont le nom est devenu un nom commun, a vu passer en quelques années un demi-million de personnes (Iouri Karbé, qui y était en 1942, a été enregistré dans les numéros 433 000). Il était constitué de baraquements très bas, en pisé, au sol de terre battue. Chaque jour, en guise de distraction, on faisait sortir les détenus avec toutes leurs affaires. Pendant ce temps, des peintres blanchissaient le sol et y dessinaient même des tapis. Le soir, les zeks se couchaient là-dessus et effaçaient de leurs flancs badigeon blanc et tapis. De tous les centres de transit, Karabas était le plus digne de devenir un musée, mais, hélas ! il n'existe plus. Il a été remplacé par une fabrique de béton armé. Le centre de transit de Kniaj-Pogost (63° de latitude nord) était composé de huttes dressées sur un marécage ! Une carcasse de perches était revêtue d'une bâche trouée qui ne descendait pas jusqu'à terre. A l'intérieur, il y avait des châlits à deux étages, également faits de perches (mal ébranchées) et séparés par un passage dont le plancher, lui aussi fait de perches, laissait filtrer une boue liquide dans laquelle on pataugeait le jour et qui gelait la nuit. Dans différents endroits de la zone il y avait ainsi des passages sur chétifs caillebotis de perches branlantes et, de temps à autre, malhabiles parce qu'affaiblis, des hommes tombaient dans l'eau et la gadoue. En 1938, à Kniaj-Pogost, la nourriture était toujours la même : purée de céréales concassées et d'arêtes de poisson. C'était commode puisque le centre, et, à plus forte raison, les détenus, n'avaient ni écuelles, ni gobelets, ni cuillers. On les menait à la marmite par groupes de dix et là, on leur posait une bouchée de purée dans leurs casquettes, dans leurs chapkas, dans le pan de leurs vêtements. Au transit de Vogvozdino (à quelques kilomètres d'Oust-Vym) où cinq mille hommes se trouvaient en même temps (qui avait entendu parler de Vogvozdino avant de lire ces lignes et combien y a-t-il de centres de transit aussi inconnus? prenez le chiffre et multipliez par cinq mille), à Vogvozdino, donc, on faisait de la soupe claire et comme, là non plus, il n'y avait pas d'écuelles, on se tirait d'affaire (de quoi notre débrouillardise ne viendrait-elle pas à bout?) en distribuant la lavure à dix hommes à la fois dans les baquets des bains; c'était ensuite à qui laperait le plus vite. (Chose vue également à Kotlas.) Il est vrai qu'à Vogvozdino, nul n'est jamais resté plus d'un an. (Ceux qui restaient un an étaient des crevards dont aucun camp de travail ne voulait.) L'imagination des hommes de lettres est bien indigente en regard de la réalité quotidienne, telle que la vivent les indigènes de l'Archipel. Quand ils veulent dénoncer la prison, la peindre sous les couleurs les plus noires, ils mettent toujours en avant la tinette. La tinette! Elle est devenue, dans la littérature, le symbole de la prison, le symbole de l'humiliation et de la puanteur. Ô esprits légers ! Croyez-vous vraiment que la tinette soit un mal pour le détenu? Sachez que c'est l'invention la plus charitable des geôliers. L'horreur, toute l'horreur ne commence qu'à partir du moment où il n'y a pas de tinette dans une cellule. En 1937, dans plusieurs prisons de Sibérie, il n'y avait pas de tinettes : on en manquait ! On n'en avait pas fabriqué suffisamment, l'industrie sibérienne n'avait pas pu suivre la cadence, elle n'était pas préparée à cet envahissement des prisons. Pour les cellules nouvellement construites, il ne se trouva donc point de récipients idoines dans les dépôts. Quant aux vieilles cellules, elles avaient bien des tinettes, mais si antiques et de si faible contenance qu'il fut jugé plus sage de les enlever. Eu égard audit envahissement, elles n'auraient plus servi de rien. Ainsi, si la prison de Minoussinsk, construite jadis pour abriter cinq cents personnes (Vladimir Ilitch Lénine n'y a pas séjourné : c'est en homme libre qu'il a rejoint le lieu de son exil), en accueillait à présent dix mille, cela signifiait que chaque tinette aurait dû être agrandie... vingt fois! Mais elle ne l'avait pas été.... Nos plumes russes écrivent à gros traits. Nous avons vécu tant de choses ! Rien ou presque n'a encore été décrit ni même signalé, mais pour les auteurs occidentaux, avec leur manière d'examiner à la loupe les cellules de l'organisme, d'agiter une fiole d'apothicaire dans le faisceau des projecteurs, ce serait toute une épopée, ce serait dix volumes d'ajoutés à la Recherche du temps perdu. Qu'ils décrivent donc le trouble qui s'empare de l'esprit d'un homme qui vit dans un cellule vingt fois trop remplie, où il n'y a pas de tinette et où l'on vous mène faire vos besoins une fois toutes les vingt-quatre heures ! Evidemment, il y a là toute une factuelle qui leur échappe. Eux ne s'aviseraient pas, par exemple, de pisser dans un capuchon de toile à bâche ; et ils ne comprendraient absolument pas le conseil de leur voisin : pissez dans une de vos bottes. Sage conseil, pourtant, fruit d'une longue expérience et qui ne signifie nullement que la botte sera perdue ni qu'elle se trouvera ravalée à la condition de seau hygiénique. Ce conseil signifie seulement: Ôtez votre botte, renversez-la, puis retournez la tige en rond vers l'extérieur et vous obtiendrez ainsi, sous la forme d'un anneau, le récipient tant désiré ! Mais de quels méandres psychologiques les auteurs occidentaux n'enrichiraient-ils pas leur littérature (sans le moindre risque de répéter banalement les maîtres illustres), si seulement ils connaissaient les us et coutumes de la prison de Minoussinsk, toujours elle : les prisonniers ont une écuelle à nourriture pour quatre et chacun reçoit un gobelet d'eau par jour (des gobelets, il y en a). Or voici que l'un des quatre, pressé par un incoercible besoin, utilise l'écuelle commune pour se soulager, puis refuse de donner sa provision d'eau pour laver cette écuelle avant le déjeuner. Quel conflit! Quel heurt entre ces quatre caractères ! Quelles nuances ! (Je ne plaisante pas. C'est ainsi vraiment que le fond d'un être est mis à nu. Seulement, cela, les plumes russes n'ont point le loisir de le décrire, non plus que les yeux russes le temps de le lire. Je ne plaisante pas, parce que seuls les médecins sauront nous dire à quel point des mois passés dans une cellule pareille ruinent, et pour toute sa vie, la santé d'un homme, quand bien même celui-ci n'aurait pas été fusillé sous Iéjov et aurait été réhabilité sous Khrouchtchov.) Et nous qui avions rêvé de nous reposer et de prendre de l'exercice en arrivant au port! Serrés, recroquevillés pendant plusieurs jours dans le compartiment de notre wagon-zak, oui, comme nous avions rêvé de la prison de transit ! Rêvé de nous étirer, de nous redresser. Rêvé d'aller tranquillement faire nos besoins. Rêvé de boire à satiété eau fraîche et eau chaude. Rêvé qu'on ne nous forcerait plus à acheter notre ration en la payant avec nos propres affaires. Rêvé qu'on nous donnerait de la nourriture chaude. Rêvé enfin qu'on nous mènerait aux bains, que nous nous doucherions à l'eau chaude et cesserions de nous gratter. Quand, dans le panier à salade, nous nous cognions les côtes et que nous étions ballottés, renvoyés d'un bord à l'autre, quand on nous criait: « Prenez-vous par le bras! », « Prenez-vous le talon! », nous nous disions: allons, ça ne fait rien, on arrivera bientôt à la prison d'étape! Et là.... Et là, si l'un quelconque de nos rêves se réalise, de toute façon quelque chose viendra le gâter. Qu'est-ce qui nous attend aux bains? On ne le sait jamais. Soudain, on se met à tondre les femmes (Krasnaïa Presnia, en novembre 1950) ou bien nous, les hommes, on nous envoie nus, en colonne, nous faire tondre par des coiffeuses. Ou bien c'est la corpulente mère Motia qui crie à l'étuve de Vologda : « Alignez-vous, les mecs ! » et, un tuyau à la main, elle arrose toute la file d'un jet de vapeur. La prison d'Irkoutsk objecte: n'est-il pas plus conforme à la nature que tout le personnel des bains soit masculin ? Et que ce soit un homme qui passe entre les jambes des femmes la grosse lavette à désinfecter? Ou encore, à l'étape de Novossibirsk, en hiver, la salle de savonnage n'est pas chauffée et il n'y a que de l'eau froide aux robinets ; les détenus se décident à exiger de voir un responsable : arrivée d'un capitaine qui daigne mettre la main sous le robinet : « Et moi, je dis que l'eau est bouillante. Vu? » Mais on est las de répéter qu'il existe des bains totalement privés d'eau ; que, quand on désinfecte les affaires à la vapeur, on les brûle ; ou qu'après le bain, on vous force à courir tout nus dans la neige pour aller chercher vos affaires (contre-espionnage du 2e Front de Biélorussie, Brodnica, 1945 : je l'ai subi moi-même). Il vous suffit d'avoir fait quelques pas dans une prison de transit pour remarquer que ceux qui auront tout pouvoir sur vous, ce ne sont ni les surveillants, ni les épaulettes, ni les uniformes: il arrive tout de même à ceux-là, malgré tout, d'observer quelque chose comme une loi écrite. Non, ceux qui auront tout pouvoir sur vous, ce sont les planqués* de la prison. C'est le garçon de bains à la mine renfrognée qui vient vous attendre à la descente du convoi : « Allons, venez vous laver, Messieurs les fascistes ! » C'est le répartiteur des tâches, avec sa planchette de contre-plaqué, qui scrute vos rangs et vous fait presser le pas. C'est l'éducateur - un toupet sur un crâne rasé – qui se tapote la jambe avec un journal roulé, tout en lorgnant vos sacs. C'est toutes sortes d'autres planqués encore, que vous ne connaissez pas mais dont le regard transperce vos valises comme si leurs yeux émettaient des rayons X. Comme ils se ressemblent, tous ! Et où donc avez-vous eu déjà le temps de les voir tous pendant votre court voyage – pas aussi propres, naturellement, pas aussi bien débarbouillés, mais avec ces mêmes gueules de brutes au rictus impitoyable? Ah, mais voilà ! Ce sont encore et toujours les truands ! les apaches chantés par Outiossov : les Jenka Jogol, les Sérioga-la-Bête et les Dimka-Tripes-auvent. Seulement, ils ne sont plus derrière les barreaux, ils se sont débarbouillés, ils ont revêtu la livrée d'homme de confiance de l'État. D'un air installeur3 ils veillent à la discipline, à la nôtre. En regardant attentivement leurs gueules on arrive même, avec un peu d'imagination, à se représenter qu'ils sont issus de notre bonne souche russe, qu'ils ont été jadis des gars de la campagne dont les pères s'appelaient Klim, Prokhor, Gouri, et qu'ils sont même constitués tout comme nous : deux narines, deux cercles irisés dans les yeux, une langue rose pour engouler la nourriture et proférer quelques sons russes, qui s'assemblent toutefois pour former des vocables entièrement nouveaux. Tout chef d'une prison de transit s'avise tôt ou tard qu'il peut parfaitement verser à des parents à lui, qui ne bougeront pas de chez eux, ou bien répartir entre les cadres de la prison la totalité des salaires affectés à l'établissement. Pour exécuter les travaux correspondants, il trouvera autant de bénévoles qu'il le voudra : les socialement proches accourront au premier coup de sifflet. En échange, ils seront amarrés à la prison, ils n'iront ni dans les mines ni dans la taïga. Tous ces répartiteurs, secrétaires, comptables, éducateurs, garçons de bains, coiffeurs, magasiniers, cuisiniers, plongeurs, blanchisseurs, ravaudeurs de linge, sont transitaires pour l'éternité. Ils reçoivent la ration de la prison, figurent sur les registres comme séjournant en cellule. Et les suppléments qui amélioreront leur ordinaire, ils n'ont pas besoin des autorités pour les pêcher soit dans la marmite commune, soit dans les sidores des zeks en transit. Tout ces planqués des centres de transit estiment non sans raison que dans aucun camp ils ne pourraient être mieux. Quand nous arrivons, nous ne sommes pas encore complètement plumés et ils nous abusent à cœur joie. Ce sont eux qui nous fouillent à la place des surveillants et, avant de commencer, ils nous proposent de mettre notre argent en dépôt : ils dressent une sorte de liste, le plus sérieusement du monde, mais avant que nous ayons eu le temps de dire ouf, adieu liste, adieu argent ! « Nous avons remis notre argent ! – A qui? demande avec étonnement un officier arrivé sur ces entrefaites. – Tenez, ici, il y avait quelqu'un! – Mais qui, au juste? » Les planqués, eux, n'ont rien vu... « Mais, pourquoi le lui avez-vous remis? – Nous pensions que... – Un dindon pensait! Il faut penser moins! » Terminé. Ou ils nous suggèrent de laisser nos affaires dans l'antichambre de l'étuve. « Mais voyons, personne ne vous les prendra! Qui pourrait avoir besoin de ça? » Nous les laissons. De toute façon, on ne peut pas les emporter au bain. Au retour, plus de chandails, plus de moufles en fourrure. « Mais comment était ce chandail? – Gris... – Eh bien, il sera allé se laver de son côté! » Ils ont aussi des moyens honnêtes de nous prendre nos affaires, en échange de différents services : accepter notre valise à la consigne, nous caser dans une cellule sans truands, nous expédier plus tôt dans un convoi ou, au contraire, nous garder un peu plus longtemps. En somme, s'ils nous pillent, c'est en y mettant les formes. « Mais ce ne sont pas des truands ! » nous expliquent les connaisseurs qui se trouvent parmi nous. « Ce sont des chiennes, qui se sont laissé mettre le collier au cou. Ce sont les ennemis des voleurs honnêtes. Les voleurs honnêtes, eux, sont enfermés dans les cellules. » Mais nos cervelles de lapereaux ont du mal à saisir ce raisonnement. Mêmes manières, mêmes tatouages. Peut-être sont-ils les ennemis des voleurs honnêtes, mais ils ne sont pas pour autant nos amis... Entre temps, on nous a fait asseoir dans la cour, juste sous les cellules. Les fenêtres sont garnies de muselières, impossible de rien voir à l'intérieur, mais, de là-haut, on nous conseille d'une voix enrouée et bienveillante: « Eh, les p'tits gars ! Voilà comment ça se passe ici : à la barbotte, on confisque tout ce qui est poudre, grains, feuilles: le thé ou le tabac, par exemple. Ceux qu'en ont, balancez-le-nous ici, par la fenêtre! On vous le rendra ensuite. » Que savons-nous? Nous ne sommes que des caves et des lapereaux. Après tout, peut-être est-ce vrai que l'on confisque le thé et le tabac. La grande littérature nous a parlé de la solidarité générale entre détenus: le captif ne saurait tromper le captif. Et puis, ils s'adressent à nous d'une façon si sympathique : « Les p'tits gars ! » Et nous leur balançons nos blagues à tabac. Les voleurs pur-sang les attrapent et s'esclaffent : « Eh, nigauds de fascistes ! » Voici les slogans qui, bien qu'ils ne soient pas accrochés au mur, vous accueillent à la prison de transit: « Ici, ne cherche pas la justice ! » « Tout ce que tu as, il te faudra le donner ! » Tout donner ! C'est ce que vous répètent à l'envi surveillants, soldats d'escorte et truands. Vous êtes déjà sous le choc d'une condamnation dont vous ne croyez jamais voir le bout, vous ne pensez qu'à reprendre haleine et, pendant ce temps, tout le monde autour de vous ne pense qu'à vous voler. Tout concourt à opprimer les politiques qui n'ont pas besoin de cela pour être en proie à un sentiment d'accablement et de déréliction. « Il faut tout donner! » Le surveillant de la prison de transit de Gorki hoche la tête d'une façon qui ne laisse guère d'espoir et Hans Bernstein lui remet avec soulagement sa capote d'officier. Oh ! pas comme ça, pas si simplement, non, en échange de deux têtes d'oignon. Mais comment se plaindre des truands quand vous constatez que tous les surveillants de Krasnaïa Presnia portent des bottes de box-calf qui ne leur ont certes pas été délivrées par l'administration ? Toutes ces choses, ce sont les truands qui les ont griffées dans les cellules pour les fourguer ensuite aux matons. Oui, comment se plaindre des truands quand l'« éducateur » de la Kavétché4 du camp est lui-même un truand et rédige des notes sur les politiques (Centre de transit de Kémérovo) ? Est-ce à la prison de transit de Rostov qu'il faut espérer mettre à la raison les truands, quand elle est depuis toujours leur fief? On dit qu'en 1942, à la prison de transit de Gorki, des officiers détenus (Gavrilov et l'ingénieur du génie militaire Chtchébétine, entre autres) se sont tout de même révoltés. Ils ont rossé les voleurs et les ont forcés à baisser la crête. Mais cette histoire est toujours ressentie comme une légende : a-t-on eu aussi la paix dans les autres cellules? et pour longtemps? Et comment les casquettes bleues ont-elles accepté que des socialement étrangers rossent des socialement proches? Au contraire, lorsqu'on raconte qu'en 1940, à la prison de transit de Kotlas, des droits-communs, voyant des politiques faire la queue pour cantiner, essayèrent de leur arracher l'argent des mains, que les politiques se mirent à les bigorner de si belle façon qu'il n'y avait plus moyen de les arrêter, et qu'alors la garde, armée de mitrailleuses, pénétra dans la zone pour venir à la rescousse des truands – là, on n'éprouve aucun doute : c'est criant de vraisemblance ! O familles déraisonnables ! Ils se démènent là-bas, ceux qui sont en liberté, ils empruntent de l'argent (parce qu'ils n'ont pas de telles sommes chez eux), ils vous envoient des affaires, des vivres – l'obole de la veuve –, mais c'est un présent empoisonné, car il transforme l'être affamé mais à l'esprit libre que vous étiez en un autre, inquiet et lâche. Il vous prive de la sérénité qui commençait à naître en vous, de la trempe que vous étiez en train d'acquérir, les deux seules choses qui vous soient nécessaires avant votre descente aux abîmes. O sage parabole du chameau et du chas de l'aiguille ! Ces biens vous empêchent d'accéder au céleste royaume, au royaume de l'esprit libéré. Et tous ceux qui sont arrivés dans la même fournée sont aussi encombrés que vous. « Bande de salauds! » grommelaient déjà les truands dans le panier à salade ; mais ils étaient deux et nous cinquante, et, pour le moment, ils ne nous touchaient pas. A présent, nous en sommes à notre seconde journée à la gare de Presnia, assis sur le sol crasseux et si serrés que nous gardons nos jambes repliées. Toutefois, personne d'entre nous n'observe la vie qui nous entoure : nous nous préoccupons tous de déposer notre valise à la consigne. Et, bien que ce soit notre droit le plus strict, les répartiteurs ne nous le concèdent que parce que notre prison se trouve dans Moscou et que nous n'avons pas encore tous perdu notre aspect de Moscovites. Quel soulagement ! Ça y est, nous avons mis nos affaires en dépôt (donc, nous n'aurons pas à les donner dans cette prison-ci, mais plus loin). Seuls les baluchons qui contiennent nos malencontreuses provisions se balancent encore au bout de nos bras. Nous, les castors, on nous a rassemblés ici en trop grand nombre. On commence à nous répartir entre les cellules. On nous pousse dans la même, Valentin et moi. Nous avons signé le même jour notre condamnation par Osso. Avec quel attendrissement ne se proposait-il pas alors de commencer une nouvelle vie au camp ! Notre cellule n'est pas encore comble. Le passage est libre et il y a de la place sous les châlits. La situation est classique : les truands occupent le second étage, les plus âgés au plus près des fenêtres, leurs cadets plus loin. A l'étage inférieur s'étale une masse grise et neutre. Personne ne se jette sur nous. Sans regarder, sans réfléchir, rampant sur l'asphalte du sol, nous nous glissons sous le châlit, pensant, dans notre inexpérience, que nous y serons à l'aise. C'est si peu haut que, quand on est un peu corpulent, il faut ramper comme un éclaireur, en se tassant contre le sol. Voilà qui est fait. Enfin, nous allons rester couchés bien tranquillement en conversant à voix basse. Tu parles! Dans la pénombre qui règne là, avec un frôlement silencieux, à quatre pattes comme d'énormes rats, de toutes parts s'approchent de nous en tapinois des mouflets. Ce sont de très jeunes garçons: certains même n'ont que douze ans, mais le code l'admet. Déjà condamnés pour vol, ils poursuivent ici leur apprentissage. Et c'est eux qu'on a lancés contre nous ! Ils rampent en silence de toutes parts et soudain, une douzaine de mains tirent et arrachent tout ce que nous avons sur nous ou gardons sous nous. Et tout cela sans qu'on entende un mot, juste des reniflements méchants. Nous sommes pris au piège: impossible de se lever, impossible de faire le moindre mouvement. En une minute à peine, le petit sac contenant lard, sucre et pain passe entre leurs mains, et déjà ils ont disparu, nous laissant allongés là, stupides. Nous avons livré notre nourriture sans combat, maintenant nous pourrions au moins rester couchés, mais cela nous paraît tout à fait impossible. A grand renfort de contorsions ridicules, nous sortons de dessous les châlits, le derrière en avant. Suis-je un pleutre? Il me semblait que non. Je me suis lancé sous les bombardements dans la steppe nue. Je n'ai pas hésité à prendre un chemin qui était truffé, nous le savions, de mines antichars. J'ai su garder mon sang-froid lorsque j'ai tiré ma batterie de l'encerclement et que je suis retourné sur les lieux pour ramener un camion endommagé. Alors, pourquoi maintenant est-ce que je n'attrape pas l'un de ces hommes-rats? Pourquoi est-ce que je ne lui cogne pas sa petite gueule rose sur l'asphalte noir? Il est trop petit? Je n'ai qu'à m'en prendre aux plus âgés. Mais non... C'est qu'au front, il est un sentiment (peut-être totalement illusoire) qui rend chacun plus fort: conscience de l'unité de l'armée, conviction d'être à sa place, sens du devoir? Tandis qu'ici aucune ligne de conduite ne nous est tracée, il n'y a pas de règlement et c'est à tâtons qu'il nous faut tout découvrir. Une fois debout, je me tourne vers leur aîné, le caid. Tout ce qu'on nous a pris s'étale devant lui, au second étage, près de la fenêtre. Les enfants-rats n'en ont pas mis la moindre miette dans leur bouche, ils ont de la discipline. La face antérieure de la tête, partie qui, chez les bipèdes, s'appelle d'ordinaire un visage, a été modelée chez ce caïd avec une sorte de dégoût, d'aversion, à moins que ce ne soit sa vie de rapace qui l'ait rendue telle: une joue qui pend, flasque, un front bas, une balafre primitive et des couronnes modernes, en acier, sur ses dents de devant. De ses petits yeux qui ont juste la dimension requise pour voir les objets familiers, mais non pour admirer les beautés du monde, il me regarde comme le sanglier regarde le cerf, sachant qu'il peut à tout instant me terrasser. Il attend. Et moi, qu'est-ce que je fais? Je bondis pour lui flanquer au moins un bon coup de poing sur la gueule avant de retomber dans le passage ? Hélas, non. Suis-je un salaud? Il me semblait jusqu'à présent que non. Mais voilà: l'idée qu'alors que j'ai été dévalisé et humilié, je vais devoir à nouveau ramper sous le châlit, cette idée me blesse. Et je dis avec indignation au caïd que, puisqu'il nous a pris nos provisions, il pourrait au moins nous attribuer une place sur le châlit. (Pour un citadin, pour un officier, une réclamation bien naturelle, n'est-ce pas?) Et alors? Eh bien, le caïd consent. De fait, en agissant de la sorte, le lard qu'il m'a pris, je le lui abandonne ; je reconnais sa toute-puissance et je témoigne de l'identité de nos vues : lui aussi eût délogé plus faibles que lui. Il ordonne à deux êtres gris et neutres de nous céder leurs places, près de la fenêtre, sur les planches du bas. Ce qu'ils font d'un air soumis. Nous nous allongeons donc aux meilleures places de l'étage inférieur. Nous songeons encore, pendant un certain temps, à tout ce que nous avons perdu (les truands ne guignent pas mon « galliffet* », cela ne fait pas partie de leur uniforme, mais l'un des voleurs palpe déjà les pantalons de pure laine que porte Valentin, ils lui plaisent visiblement). Et ce n'est que vers le soir que parviennent jusqu'à nous, dans un chuchotement, les reproches de nos voisins : comment avons-nous pu implorer la protection des truands et forcer deux des nôtres à prendre notre place sous le châlit? Alors seulement, la conscience de mon infamie me transperce et le rouge me vient aux joues (rien que d'y penser, je rougirai encore pendant de nombreuses années). Car les détenus gris qui occupent les planches du bas, ce sont mes frères: article 58-1-b. Ce sont des prisonniers de guerre. Y a-t-il si longtemps que je me jurais de partager leur destin? Et déjà je les précipite sous le châlit? Eux non plus, il est vrai, ne nous ont pas défendus contre les truands. Mais pourquoi devraient-ils se battre pour notre lard, quand nous-mêmes ne le faisons pas? Ils ont déjà eu le temps, pendant leur captivité militaire, de voir assez de luttes féroces pour cesser de croire aux actions nobles. En tout cas, ils ne m'avaient fait aucun mal, et moi, je leur en ai fait. C'est ainsi que nous nous cognons les flancs et que nous nous heurtons le groin pour, les années aidant, devenir tout de même des hommes... Devenir des hommes... *** Cependant, même si la prison de transit écosse et épluche le novice, elle lui est nécessaire, ô combien nécessaire ! Elle lui fournit la progressivité dans son passage à la vie du camp. S'il suffisait d'un seul pas pour effectuer ce passage, le cœur de l'homme ne pourrait le supporter. Pas plus que sa raison ne pourrait s'orienter dans ce pot au noir. Il faut des paliers. Ensuite, la prison de transit lui donne l'impression d'être encore relié à sa famille. C'est de là que, légalement, il écrit sa première lettre, tantôt pour faire savoir qu'il n'a pas été fusillé, tantôt pour indiquer la direction du convoi, toujours pour adresser chez lui ces premiers mots, si inhabituels, qu'envoie aux siens un homme sur lequel est passée la charrue de l'instruction. Sa famille se rappelle l'homme qu'il était avant, mais plus jamais il ne sera le même, – et cette évidence va éclater, aveuglante, dans l'une ou l'autre des lignes griffonnées. Griffonnées parce que, bien qu'écrire soit autorisé et qu'il y ait une boîte aux lettres dans la cour, il est impossible de se procurer ni papier, ni crayons – et encore moins de quoi tailler ceux-ci. On finit par dénicher l'enveloppe d'un paquet de tabac que l'on défroisse, ou encore un sac à sucre, et il se trouve tout de même quelqu'un dans la cellule pour posséder un crayon. Et voilà pourquoi c'est en pattes de mouche indéchiffrables que s'écrivent des lignes dont vont dépendre l'entente ou la mésentente des familles. Il arrive que certaines femmes perdent la tête en recevant de telles lettres et courent inconsidérément rejoindre leur mari à la prison. Elles n'obtiendront jamais de permis de visite et réussiront tout au plus à l'encombrer de nouvelles affaires. L'une de ces femmes pourrait servir de modèle pour un monument aux épouses, dont elle a même indiqué l'emplacement. La scène se passait à la prison de transit de Kouïbychev, en 1950. La prison était disposée dans un creux (ce qui n'empêchait pas d'apercevoir les Portes des Jigouli) et surplombée d'une longue et haute colline herbue qui fermait l'horizon à l'est. Cette colline était au-delà de la zone, elle la dominait et, d'en bas, nous ne comprenions pas comment on pouvait y accéder. Il était rare que l'on y vît quelqu'un. Parfois quelques enfants y couraient, des chèvres y paissaient. Et voici que, par une maussade journée d'été, une femme, une citadine parut sur cet escarpement. Et, de là-haut, la main en visière, remuant à peine la tête, elle se mit à examiner notre zone. Les détenus de trois de nos cellules surpeuplées étaient en train de se promener dans des cours séparées et, dans chacun de ces trois amas d'une centaine de fourmis dépersonnalisées, la femme cherchait à discerner son mari. Espérait-elle que son cœur le lui désignerait? Sans doute lui avait-on refusé un permis de visite: alors, elle était montée sur la colline. Nous l'avions tous remarquée depuis nos cours, nous la regardions tous. On ne sentait pas le vent dans notre cuvette mais, là-haut, il soufflait fort. Il rejetait en arrière et faisait flotter comme un drapeau sa longue robe, sa jaquette et ses cheveux, nous rendant sensibles tout l'amour et toute l'angoisse qui l'habitaient. Je pense qu'une statue de cette femme érigée là, sur cette colline qui surplombe la prison, et la représentant telle qu'elle se tenait, le visage tourné vers les Portes des Jigouli, pourrait expliquer non pas tout, mais bien des choses quand même à nos petits-enfants5. Elle resta là longtemps avant qu'on la chasse. Sans doute la garde avait-elle la flemme de gravir la colline. Enfin un soldat y alla, se mit à crier avec de grands gestes et l'obligea à partir. Autre chose encore que la prison de transit apporte aux détenus : un vaste horizon, une vue élargie. Comme on dit : rien à manger, mais il fait bon vivre. Dans le mouvement incessant qui règne là, dans la succession de dizaines et de centaines d'individus, dans la liberté des récits et des conversations (au camp, on ne parle pas ainsi, on a toujours peur de marcher sur l'un des tentacules de l'oper), vous vous rafraîchissez, vous vous aérez, vous vous éclaircissez les idées et vous commencez à mieux comprendre ce qui vous arrive, ce qui arrive au peuple, et même au monde entier. Parfois, dans une cellule, un original peut vous révéler ce que vous n'auriez jamais pu lire nulle part. Soudain on introduit dans votre cellule une merveille : un jeune militaire de haute taille au profil romain, aux cheveux blonds et bouclés non tondus, vêtu d'un uniforme anglais. On dirait qu'il arrive tout droit des côtes normandes, que c'est un officier des armées du débarquement. Et avec quelle fierté ne fait-il pas son entrée ! Il semble s'attendre à ce que tous se lèvent pour le saluer. Mais c'est qu'en fait, il s'attendait à tout sauf à être amené chez des amis ; arrêté depuis déjà deux ans, il n'a jamais encore séjourné dans une cellule commune ; on l'a même amené jusqu'ici en grand mystère, seul dans son compartiment. Et voici que soudain (est-ce à dessein ou par erreur?) on le lâche dans notre écurie. Il fait le tour de la cellule et aperçoit un officier en uniforme de la Wehrmacht. Aussitôt il l'accroche en allemand et ils discutent avec tant d'acharnement qu'on les dirait prêts à faire usage de leurs armes – s'ils en avaient. Voilà cinq ans que la guerre est terminée, en outre on nous a toujours affirmé que la guerre, en Occident, n'avait été que de la frime ; aussi leur fureur réciproque nous paraît-elle étrange. Depuis le temps que cet Allemand est parmi nous, nous, les Russes, nous n'avons pas eu de heurts avec lui. Personne n'aurait ajouté foi au récit d'Éric Arvid Andersen, n'eût été sa tête épargnée par les tondeuses – un miracle unique au Goulag –, n'eût été ce maintien d'étranger, et le fait qu'il parlait couramment l'anglais et l'allemand. Selon ses dires, il était le fils non pas d'un millionnaire, mais d'un milliardaire suédois (bon, admettons qu'il exagérait un peu...) et, par sa mère, il se trouvait le neveu du général Robertson qui commandait la zone anglaise d'occupation en Allemagne. De nationalité suédoise, il avait fait la guerre dans l'armée anglaise comme volontaire. Il avait effectivement débarqué en Normandie et, ensuite, était devenu officier de carrière dans l'armée suédoise. Mais les questions sociales ne cessaient de le préoccuper et la soif de socialisme était plus forte en lui que l'attachement aux capitaux de son père. Et c'est avec une profonde sympathie qu'il suivait l'évolution du socialisme soviétique. Il s'était même convaincu de visu de ses succès: quand il était allé à Moscou avec une délégation militaire suédoise, on avait offert des banquets en leur honneur, on les avait conduits dans des datchas où ils n'avaient eu aucune difficulté à entrer en contact avec de simples citoyennes soviétiques, de jolies actrices qui ne semblaient guère pressées d'aller à leur travail et passaient volontiers leur temps avec eux, même en tête à tête. Définitivement convaincu du triomphe de notre système social, Éric, à son retour en Occident, écrivit des articles pour défendre et glorifier le socialisme soviétique. Mais il passa la mesure et c'est ainsi qu'il se perdit. On s'employait justement, en ces années 47-48, à ramasser dans tous les coins de jeunes progressistes occidentaux prêts à désavouer publiquement l'Occident (et on avait l'impression qu'il eût suffi d'en rassembler encore une vingtaine pour que l'Occident chancelât et s'effondrât). Au vu de ses articles, Éric fut considéré comme un membre fort convenable de cette cohorte. Alors en poste à Berlin-Ouest, son épouse restée en Suède, il avait la faiblesse masculine bien pardonnable de rendre visite à une petite célibataire allemande de Berlin-Est. Et c'est là qu'une nuit il fut ligoté. (Ne dit-on pas: « aller chez Suzon et se retrouver en prison »? L'aventure est sans doute ancienne, il n'était pas le premier.) On l'amena à Moscou où Gromyko, qui le connaissait pour avoir déjeuné autrefois chez son père à Stockholm, lui rendit la politesse. Il proposa au jeune homme de maudire publiquement l'ensemble du capitalisme et son propre père. En échange de quoi on lui promettait de lui assurer tout le confort capitaliste chez nous, jusqu'à la fin de ses jours. Mais, au grand étonnement de Gromyko, Éric, qui pourtant n'y eût rien perdu sur le plan matériel, s'indigna et proféra des paroles injurieuses. Comme on ne croyait pas à sa fermeté, on l'enferma dans une datcha des environs de Moscou et on le nourrit comme un prince de conte de fées (parfois, il était victime d'« affreuses mesures de répression » : on cessait de prendre ses ordres pour le menu du lendemain et, au lieu du poulet désiré, on lui apportait soudain une entrecôte). On disposa tout autour de lui les œuvres de Marx-Engels-Lénine-Staline et on attendit toute une année qu'il se rééduquât. A la surprise générale, il n'en fut rien. Alors, on plaça près de lui un ex-général-lieutenant qui avait déjà passé deux ans à Norilsk. Sans doute estimait-on que ce témoin des horreurs des camps fléchirait Éric. Mais, exprès ou non, il s'acquitta fort mal de sa tâche. En quelque dix mois de vie commune, il ne réussit qu'à apprendre à Éric à écorcher le russe et à renforcer son aversion naissante pour les casquettes bleues. En 1950, durant l'été, on convoqua une nouvelle fois Éric, cette fois chez Vychinski. A nouveau, il refusa d'obtempérer (et l'on vit de ce fait, contre toutes les règles, l'existence foulée aux pieds par la conscience!). Alors Abakoumov en personne lut à Éric l'arrêt le condamnant à vingt ans de réclusion (pour quel crime?). Ils se mordaient les doigts de s'être embarrassés de ce béjaune, mais ne pouvaient tout de même pas le laisser retourner en Occident. Et c'est alors qu'ils le firent voyager dans le compartiment où, toute une nuit, il écouta à travers la cloison le récit de la jeune fille de Moscou et d'où, au matin, il découvrit par la fenêtre la vieille Russie de Riazan aux toits de chaume pourris. Ces deux années avaient considérablement affermi sa fidélité à l'Occident. Il avait en lui une foi aveugle, refusait de reconnaître ses faiblesses, tenait ses armées pour invincibles, ses hommes politiques pour infaillibles. Et il ne nous crut pas quand nous lui racontâmes que, pendant sa séquestration, Staline avait décidé le blocus de Berlin et que tout s'était fort bien passé. Quand nous nous moquions de Churchill et de Roosevelt, l'indignation d'Éric était telle que ses joues crémeuses et son cou laiteux s'empourpraient. Il était convaincu avec la même fermeté que l'Occident ne tolérerait pas sa détention à lui, Éric ; que, dès que les services secrets, renseignés depuis la prison de Kouïbychev, apprendraient qu'Éric ne s'était pas noyé dans la Sprée mais était détenu en Union soviétique, ils paieraient une rançon ou l'échangeraient. (Par cette foi en un destin spécifique qui le distinguait des autres détenus, il rappelait nos marxistes bien pensants.) En dépit de nos violents démêlés, il nous invitait à Stockholm, Panine et moi, à l'occasion. (« Tout le monde nous connaît, disait-il avec un sourire las. C'est mon père qui entretient, ou presque, la cour du roi de Suède. ») Mais, en attendant, le fils du milliardaire n'avait rien pour s'essuyer et je lui fis cadeau d'une serviette trouée que j'avais en trop. Bientôt on l'embarqua dans un convoi6. Et le brassage continue! On introduit des nouveaux, on emmène des anciens, un à un ou par paquets, on expédie des convois. Comme ce trafic a l'air sérieux, planifié, rationnel! on ne croirait jamais qu'il recouvre tant de vent. En 1949, on crée les Camps spéciaux et, sur un ordre venu de haut, on transfère des masses de femmes, via la prison de transit de Sverdlovsk, des camps du Nord de la Russie d'Europe et de l'Outre-Volga en Sibérie, à Taïchet et à l'Oziorlag. Cependant, dès 1950, Quelqu'Un trouve plus commode de concentrer les femmes non à l'Oziorlag, mais au Doubrovlag : à Temniki, en Mordovie. Alors, ces mêmes femmes, bénéficiant de toutes les commodités des voyages organisés par le Goulag, se traînent de nouveau vers l'Ouest, toujours via la prison de transit de Sverdlovsk. En 1951, on crée de nouveaux camps spéciaux dans la région de Kémérovo (Kamychlag) : c'est là, finalement, que la main-d'œuvre féminine est utile ! Et d'expédier les malheureuses dans les camps de Kémérovo, encore et toujours via cette maudite prison de Sverdlovsk. Vient le temps des libérations. Mais, bien sûr, pas pour tout le monde ! Et celles de ces femmes qui restent à purger leur peine au milieu de l'adoucissement général dû à Khrouchtchev sont aspirées, via la prison de transit de Sverdlovsk, de Sibérie... en Mordovie: on les regroupe pour plus de sécurité. Mais quoi! Nous vivons en économie fermée, tous les îlots de l'Archipel sont notre propriété, et puis, pour un Russe, ces distances ne sont pas si grandes. Et la même chose pouvait arriver à de malheureux isolés. Chendrik, un grand garçon joyeux, au visage sans complication, était, comme on dit, un honnête travailleur de l'un des camps de Kouïbychev, qui ne sentait pas le malheur planer au-dessus de sa tête. Mais il lui fondit dessus. Un ordre urgent parvint au camp – et pas de n'importe qui, du ministre de l'Intérieur lui-même ! (Comment le ministre pouvait-il connaître l'existence de Chendrik?) Il fallait expédier immédiatement ledit Chendrik à Moscou, prison N° 18. On s'empara donc de sa personne, qu'on transféra à la prison de transit de Kouïbychev et, de là, sans tarder, à Moscou ; mais pas dans une quelconque prison N° 18, non: avec tous les autres, à la fameuse prison de Krasnaïa Presnia. (Chendrik, pour sa part, n'avait jamais entendu parler d'une prison N° 18: on ne lui avait rien annoncé.) Cependant le malheur veillait: il ne s'était pas passé deux jours qu'on le harponna pour un transfert qui le conduisit, cette fois, à la Pétchora. Il remarqua, par la fenêtre, que la nature se faisait de plus en plus triste et de plus en plus chétive. Et le garçon prit peur : il savait qu'il y avait eu un ordre du ministre, et si on l'expédiait aussi rapidement vers le nord, c'est que le ministre avait contre lui une documentation redoutable. A toutes les fatigues du voyage s'ajoutait le fait qu'on lui avait volé en route sa ration de pain pour trois jours, si bien qu'il arriva à destination tout chancelant. La Pétchora l'accueillit sans aménité : on l'envoya travailler sous la neige mouillée sans lui permettre de manger ni de s'installer. Et deux jours plus tard, alors qu'il n'avait pas encore pu faire sécher une seule fois sa chemise ni remplir sa paillasse de brindilles de sapin, on lui ordonna de rendre tout ce qui appartenait à l'Administration et on l'embarqua derechef pour le conduire encore plus loin, à Vorkouta. Tout tendait à montrer que le ministre avait décidé d'avoir la peau de Chendrik, ou plus exactement de tout le convoi dont il partageait le sort. A Vorkouta, on le laissa tranquille pendant un mois. Il allait aux travaux généraux. Il ne s'était pas encore remis de tous les transferts subis mais commençait à se résigner à son destin polaire. Soudain, un après-midi, on le fit revenir précipitamment de la mine, on lui ordonna de rendre tout ce qui appartenait à l'Administration et on l'expédia, dans l'heure, en direction du sud. Cette fois, cela sentait vraiment le règlement de comptes personnel! Arrivée à Moscou, prison N° 18. On le garde en cellule pendant un mois. Puis un lieutenant-colonel le fait comparaître et lui demande : « Mais où étiez-vous donc passé ? Vous êtes bien un technicien de la construction mécanique? » Chendrik avoue. Alors on l'expédie... aux îles du Paradis ! (Mais oui, il y a des îles de l'Archipel qui portent ce nom-là!) Ces êtres qui apparaissent et disparaissent, ces destins et ces récits embellissent énormément les prisons de transit. Et les vieux brisquards des camps recommandent: reste couché tranquille! Ici on ne touche que la garantie7, mais on ne se crève pas non plus au turbin. Et quand on n'est pas serrés, on peut dormir tout son saoul. Étends-toi de tout ton long et reste comme ça d'une lavure à l'autre. Mauvais manger mais bon coucher. Seul celui qui a tâté des travaux généraux du camp comprend, en effet, que la prison de transit est une maison de repos, un vrai bonheur sur notre route. Autre avantage: quand on dort le jour, la peine à tirer passe plus vite. C'est le jour qu'il faut tuer le temps, la nuit, de toute façon, on ne la voit pas passer. Il arrive pourtant que les patrons des prisons de transit, soit qu'ils aient quelques travaux de service à faire exécuter, soit qu'ils cherchent à fortifier leurs finances par la gauche, se souviennent fort à propos que c'est le travail qui fait l'homme et que seul le travail amende le criminel : alors, ils envoient travailler la main-d'œuvre qu'ils ont en rade. Dans les années qui précédèrent la guerre, le travail n'était pas moins pénible à la prison de transit de Kotlas que dans un camp. En une journée d'hiver, six ou sept détenus affaiblis, attelés par des câbles de halage à un traîneau fait pour être remorqué par un tracteur (!), devaient le tirer pendant douze kilomètres sur la Dvina, jusqu'à l'embouchure de la Vytchegda. Ils enfonçaient dans la neige, tombaient, et le traîneau restait bloqué. On ne saurait imaginer travail plus harassant, croyez-vous ? Pourtant, ce n'était encore qu'une simple mise en train. Là-bas, à l'embouchure de la Vytchegda, il fallait charger sur le traîneau dix stères de bois, puis, en s'attelant à nouveau de la même manière (Répine n'est plus là, et pour les peintres d'aujourd'hui, ce n'est plus un sujet de tableau, ça serait copier servilement la nature), ramener le traîneau jusqu'à la mère prison ! Tu peux toujours nous parler du camp ! nous serons morts avant. (Brigadier de ces travaux: Koloupaïev ; chevaux de trait: l'ingénieur électricien Dmitriev, le lieutenant-colonel de l'intendance Béliaïev, Vassili Vlassov que nous connaissons déjà, et d'autres encore que l'on ne saurait aujourd'hui réunir.) La prison de transit d'Arzamas, pendant la guerre, nourrissait ses pensionnaires de feuilles de betterave mais, en revanche, elle érigeait le travail en principe. Elle possédait des ateliers de couture et un de feutrage pour bottes (fouler la laine à la main dans de l'eau brûlante additionnée d'acides). A Krasnaïa Presnia, durant l'été 1945, nous étions volontaires pour aller au travail, ce qui nous sortait de nos cellules étouffantes et nous donnait le droit de prendre l'air toute la journée ; le droit de rester à loisir, sans être dérangés ni obligés de faire vite, dans la paisible cabane en planches des cabinets (tenez, voilà un stimulant trop souvent négligé !) que chauffait le soleil d'août (c'étaient les journées de Potsdam et d'Hiroshima), tandis que bourdonnait pacifiquement une abeille solitaire ; le droit, enfin, de toucher le soir cent grammes de pain en supplément. On nous conduisait décharger du bois au port fluvial sur la Moskova. Nous devions prendre des rondins empilés, les transporter à bras d'homme, puis les réempiler. Les compensations que nous recevions n'étaient pas proportionnées à la dépense de forces. Et pourtant, nous nous y rendions avec plaisir. J'ai souvent à rougir au souvenir de mes jeunes années (or, ce sont les camps qui l'ont vue passer, ma jeunesse !). Mais la honte donne toujours une leçon. C'est un fait qu'il avait suffi de deux petites années aux épaulettes d'officier secouées, balancées par les mouvements de mon corps, pour accumuler un dépôt de poudre d'or empoisonnée dans l'espace vide qui s'étend entre nos côtes. Dans ce port fluvial – un vrai petit camp avec sa zone et ses miradors –, nous étions des travailleurs extérieurs temporaires, et il n'était pas question, ni dans nos conversations ni dans les bruits qui couraient, qu'on nous y laisse purger notre peine. Pourtant, quand on nous fit mettre en rangs pour la première fois et que le répartiteur nous passa en revue pour choisir parmi nous des brigadiers temporaires, mon cœur vain battit à se rompre sous la laine de ma chemise militaire : « Désigne-moi ! moi ! moi ! » On ne me désigna pas. Pourquoi donc l'avais-je désiré? Je n'aurais encore su qu'accumuler de honteuses bêtises. Oh, qu'il est difficile de se déshabituer du pouvoir!... Voilà une chose qu'il faut comprendre. *** Il fut un temps où Krasnaïa Presnia était pour ainsi dire la capitale du Goulag, en ce sens que, où que l'on allât, on ne pouvait y couper, tout comme on ne pouvait éviter Moscou. De même que, dans notre Union, le plus commode pour aller de Tachkent à Sotchi et de Tchernigov à Minsk était de passer par Moscou, de même faisait-on transiter tous les détenus, d'où qu'ils vinssent et où qu'ils allassent, par la prison de Presnia. Je m'y trouvai justement à cette époque-là. Presnia n'en pouvait plus de surpeuplement. On était en train de construire un bâtiment supplémentaire. Les convois directs de wagons à bestiaux chargés de détenus condamnés par les services de contre-espionnage étaient les seuls à contourner Moscou, par une voie de ceinture qui passait justement à deux pas de notre Presnia. Peut-être est-ce nous qu'ils saluaient en sifflant? Lorsque nous arrivons à Moscou pour y changer de train, nous avons tout de même un billet et nourrissons le ferme espoir de repartir, tôt ou tard, pour notre destination. Tandis qu'à Presnia, à la fin de la guerre et dans les années qui suivirent, non seulement les nouveaux arrivants, mais encore les personnages haut placés et jusqu'aux chefs du Goulag étaient incapables de prédire qui irait où. Les us et coutumes des prisons n'étaient pas encore cristallisés comme ils le seraient dans les années 50. Aucune instruction écrite concernant les itinéraires et les destinations n'était insérée dans les dossiers, qui ne portaient guère que des recommandations de service : « Garde sévère ! » ; « A n'affecter qu'aux travaux généraux ! » Des sergents d'escorte apportaient dans le bâtiment de bois qui abritait les bureaux de la prison des monceaux de dossiers pénitentiaires, paquets de chemises déchirées que ceignait ici et là de la ficelle d'emballage effilochée ou son erstaz en papier, et les jetaient sur les étagères, sur les tables, sous les tables, sous les chaises, ou tout simplement par terre dans les passages encore libres (les dossiers figurant alors exactement les hommes dans leurs cellules), et tout se déficelait, s'éparpillait, se mélangeait. Le fouillis envahissait une pièce, puis deux, puis trois. Les secrétaires de la prison étaient en nage dans leurs robes bariolées. C'étaient des femmes libres, paresseuses et gavées, qui passaient leur temps à s'éventer et à flirter avec les officiers de la prison et des troupes d'escorte. Aucune d'elles ne voulait, aucune d'elles n'avait la force de fouiller dans ce chaos. Or il fallait faire partir des transferts : plusieurs convois de wagons rouges par semaine! Et il fallait expédier une centaine d'hommes, chaque jour, en camions, dans les camps les plus proches. Et chaque zek devait être accompagné de son dossier. Qui donc trouver pour assumer tout ce tintouin? pour trier les dossiers et composer les convois? La tâche avait été confiée à un certain nombre de répartiteurs : chiennes ou micolores8 choisis parmi les planqués de la prison. Ils se promenaient librement dans les couloirs, avaient accès au bâtiment des bureaux ; ils avaient le pouvoir ou bien d'attraper votre dossier pour le joindre à l'effectif d'un mauvais convoi, ou bien, au prix de longues recherches, de vous loger dans un bon. (Qu'il existât des camps-mouroirs, aucun novice ne se trompait sur ce point, mais croire qu'il pût se trouver de bons camps, c'était une erreur. Il ne saurait exister de « bons » camps, il peut seulement y avoir, ici ou là, de bons destins individuels, à condition que les choses s'arrangent sur place.) Que tout l'avenir d'un détenu dépendît d'un autre homme, détenu comme lui, avec lequel il devrait peut-être trouver le moyen de causer (au besoin par l'intermédiaire du préposé aux bains), auquel il devrait peut-être graisser la patte (au besoin par l'intermédiaire du préposé à la consigne), était pire que si son sort s'était joué aveuglément aux dés. Cette chance invisible et éventuellement manquée : aller à Naltchik au lieu de Norilsk, en échange d'une veste de cuir ; aller à Sérébriany Bor au lieu de Taïchet, contre un kilo de lard (avec le risque aussi de lâcher pour rien lard et veste de cuir), ne faisait qu'ulcérer et agiter les âmes fatiguées. Peut-être quelqu'un, parfois, arrivait-il ainsi à obtenir quelque chose, peut-être quelqu'un parvenait-il ainsi à se caser, mais heureux étaient ceux qui n'avaient rien à donner ou savaient se tenir à l'écart de cette effervescence. La soumission au destin, le renoncement absolu à toute velléité d'organiser sa propre vie, la conscience qu'il est impossible de deviner à l'avance ce qui tournera bien et ce qui tournera mal, mais qu'il est aisé, en revanche, de faire quelque chose qu'on se reprochera ensuite, voilà ce qui libère le prisonnier d'une partie de ses chaînes, ce qui lui donne du calme et même de l'élévation. Ainsi donc les détenus gisaient pêle-mêle dans leurs cellules, leurs destins s'accumulaient en morceaux inextricables dans les bureaux de la prison, et les répartiteurs saisissaient les dossiers en commençant par les plus accessibles. Certains zeks restaient croupir deux ou trois mois dans cette maudite Presnia, tandis que d'autres y passaient comme des météores. En raison de cet entassement, de cette précipitation et de la pagaille dans les dossiers, il se produisait parfois à Presnia (comme dans les autres centres de transit) des permutations de temps de peine. La chose ne risquait pas d'arriver aux « Cinquante-Huit », car leurs temps étaient, pour s'exprimer à la façon de Gorki, des Temps avec un grand T, conçus de façon si grandiose que, lorsqu'ils semblaient toucher à leur terme, ils en étaient encore fort éloignés. Mais pour des bandits d'envergure, pour des assassins, cela avait un sens de permuter leur temps avec celui d'un petit délinquant naïf. Eux-mêmes ou l'un de leurs suppôts choisissaient une dupe, l'abordaient mielleusement et l'interrogeaient avec sympathie ; l'autre, ignorant qu'un homme condamné à une peine légère ne doit jamais faire la moindre confidence dans une prison de transit, racontait en toute innocence qu'il s'appelait, disons, Vassili Parfionytch Iévrachkine, né à Sémidoubié en 1913, et résidant dans ladite localité. Condamnation: un an, article 109, négligence dans le travail. Ensuite, il se trouvait que ce Iévrachkine dormait ou peut-être que non, il ne dormait pas, mais il y avait dans la cellule un tel vacarme et, auprès du guichet qui venait de s'ouvrir, une telle cohue qu'il eût été vain de songer à se frayer un chemin pour écouter marmonner dans le couloir la liste des détenus désignés pour le prochain convoi. Certains noms devaient être ensuite recriés de la porte vers l'intérieur de la cellule, mais pas celui de Iévrachkine, car à peine avait-on appelé ce nom dans le couloir qu'un apache obséquieux (ils savent l'être quand il le faut) avait encadré sa gueule dans le guichet et répondu à mi-voix, à toute vitesse: « Vassili Parfionytch. 1913. Village de Sémidoubié. Article 109. Un an. » Après quoi, il avait couru chercher ses affaires. Bâillant, l'authentique Iévrachkine se recouchait sur le châlit et attendait patiemment d'être appelé le lendemain, la semaine suivante, le mois suivant. Puis il osait importuner son chef de quartier: pourquoi ne l'expédiait-on pas dans un convoi? (Pendant ce temps, on appelait chaque jour dans toutes les cellules un certain Zviaga.) Et quand, un ou six mois plus tard, on trouvait le temps de procéder à un appel général dossier par dossier, il ne restait en fin de compte qu'un dossier en trop, celui de Zviaga, récidiviste, double assassinat et cambriolage d'un magasin, 10 ans, – et qu'un petit détenu timide qui prétendait être Iévrachkine, impossible de rien discerner sur sa photo d'identité, mais c'était bel et bien lui Zviaga, à expédier au camp disciplinaire d'Ivdellag, parce qu'autrement il aurait fallu admettre que la prison s'était trompée. (Quant à l'autre Iévrachkine, parti en transfert, savait-on où il était? On n'avait pas gardé de listes. Du reste, avec son temps d'un an, il avait dû être envoyé en commando agricole, bénéficier d'une dispense d'escorte et des trois jours pour un, ou bien s'être évadé ; en tout cas, il était depuis longtemps chez lui, à moins – et c'était le plus vraisemblable – qu'il ne fût de nouveau à l'ombre, nanti d'une nouvelle peine.) – Il y avait aussi des originaux qui vendaient leurs petites condamnations pour un ou deux kilos de lard. Ils pensaient qu'on finirait bien par tirer les choses au clair et établir leur véritable identité. Ce qui était en partie vrai9. Dans les années où les dossiers des détenus ne prévoyaient pas de destination finale, les prisons de transit étaient devenues de véritables marchés aux esclaves. L'administration attendait impatiemment les acheteurs. On entendait prononcer ce mot de plus en plus souvent dans les couloirs et les cellules, sans la moindre ironie. Au Goulag, comme partout dans l'industrie, on ne pouvait se permettre d'attendre que fussent livrées les dotations promises par l'Administration centrale. Aussi envoyait-on des « accélérateurs » et des « talonneurs » : les indigènes mouraient en masse dans les îles de l'Archipel ; ils ne coûtaient pas le moindre kopeck, mais comptaient comme main-d'œuvre ; il fallait donc se débrouiller pour ramener de nouveaux contingents, sous peine de compromettre la réalisation du plan. Les acheteurs devaient être des hommes avisés, ayant l'œil, sachant bien regarder ce qu'ils prenaient, veillant à ne pas se laisser fourguer, dans le troupeau, des crevards et des invalides. Il y avait de mauvais acheteurs qui sélectionnaient sur dossier les détenus à leur expédier; les maquignons consciencieux exigeaient qu'on fit défiler devant eux la marchandise en chair et en os, et sans vêtements. Oui, on disait ainsi sans sourire : la marchandise. « Voyons la marchandise que vous avez reçue ! » disait l'un de ces acheteurs tout en détaillant l'anatomie d'une jeune fille de dix-sept ans, Ira Kalina, qu'il avait repérée à la gare des Boutyrki. La nature humaine, si elle évolue, ne va guère plus vite que le profil géologique de la Terre. Et c'est bien sûr un seul et même sentiment, fait de curiosité, de délectation et du plaisir de l'essayage, qui habitait les marchands d'il y a vingt-cinq siècles, à la foire aux esclaves, et ces fonctionnaires du Goulag, cette vingtaine d'hommes en uniformes du MVD qui, à la prison d'Ousman, en 1947, assistaient, installés derrière plusieurs tables recouvertes de draps (pour faire plus sérieux, autrement, c'eût été tout de même un peu gênant), au défilé des détenues : après s'être déshabillées dans un box voisin, celles-ci devaient passer entièrement nues devant eux, se tourner dans tous les sens, s'arrêter, répondre à leurs questions: « Enlève tes mains de là! », ordonnaient-ils à celles qui, en un geste de défense, prenaient la pose des statues antiques. (Les officiers ne pouvaient pas se permettre de choisir à la légère leurs concubines ni celles de leur entourage.) C'est ainsi que sous les manifestations les plus diverses, l'ombre pesante du combat qui l'attend demain au camp dérobe au détenu novice les innocentes joies spirituelles de la prison de transit. On casa pour deux nuits dans notre cellule de Presnia un affecté spécial qui s'allongea à côté de moi. Affectation spéciale, cela signifiait que l'Administration centrale avait établi à son nom un bordereau d'expédition qui le suivait de camp en camp et où il était dit qu'il était technicien de la construction et qu'on ne pouvait l'utiliser que dans cet emploi. Les affectés spéciaux voyagent avec les autres en wagon-zak, ils logent dans les cellules communes des prisons de transit, mais leur âme reste impavide: ils sont protégés par leur bordereau, on ne les enverra pas à l'abattage des arbres. Une expression résolue et cruelle était la dominante du visage de cet habitué des camps, qui avait déjà purgé la plus grande partie de sa peine. (Je ne savais pas encore que cette même expression allait se graver, avec le temps, sur tous nos visages, car un air résolu et cruel est l'un des caractères ethniques des insulaires du Goulag. Les spécimens qui ont une expression douce et conciliante ne font pas de vieux os dans les îles.) Il regardait d'un air moqueur nos barbotements novices, comme on regarde des chiots de quinze jours. Ce qui nous attendait au camp? Pris de pitié, il nous fit la leçon: « Dès que vous aurez débarqué là-bas, tout le monde essaiera de vous tromper et de vous voler. Ne croyez personne, sauf vous-mêmes ! Ayez l'œil, vérifiez que quelqu'un n'est pas en train de s'approcher de vous à pas de loup pour vous mordre. J'étais aussi naïf que vous, il y a huit ans, quand je suis arrivé au Kargopollag. On nous avait fait descendre du convoi et l'escorte s'apprêtait à nous conduire au camp : dix kilomètres à faire dans une grosse couche de neige poudreuse. Trois traîneaux s'approchent. Un bonhomme jovial, que l'escorte laisse passer, nous dit: "Les gars, posez là vos affaires. On vous les transporte." Nous nous rappelons alors avoir lu dans les livres que les affaires des détenus étaient transportées sur des chariots. Et nous pensons : "La vie au camp n'est pas si inhumaine que cela, on prend soin de nous." Nous déposons nos affaires. Départ des traîneaux. Terminé. Nous n'avons jamais rien revu. Même pas les emballages vides. – Mais comment est-ce possible? Il n'y a donc pas de lois là-bas? – Ne posez pas de questions idiotes. Il y a une loi : celle de la taïga. Quant à la justice, il n'y en a jamais eu au Goulag et il n'y en aura jamais. Cette histoire de Kargopol, c'est exactement le symbole du Goulag. Autre habitude à prendre : au camp, personne ne fait rien gratuitement, personne ne fait rien par bonté d'âme. Il faut payer pour tout. Si on vous propose quelque chose d'une façon désintéressée, sachez que c'est pour vous blouser, que c'est une provocation. Mais le plus important, c'est d'échapper au travaux généraux. Fuyez-les, dès le premier jour! Si vous vous retrouvez d'emblée aux généraux, vous êtes perdus, perdus pour toujours. – Les travaux généraux? – Ce sont les travaux essentiels, ceux qui constituent la base de la vie du camp. 80 % des détenus y sont employés. Et ils crèvent tous. Tous. Et chaque nouvelle fournée y est expédiée. Vous y laisserez vos dernières forces. Et aurez toujours faim. Et serez toujours mouillés. Sans chaussures. Grugés sur tout ce qui se pèse et se mesure. Logés dans les plus mauvais baraquements. Et pas soignés. Les seuls qui arrivent à vivre au camp sont ceux qui n e sont pas aux généraux. Evitez à tout prix d'y être affectés ! Dès le premier jour. » A tout prix ! A n'importe quel prix?... A Krasnaïa Presnia, j'ai enregistré et assimilé les conseils – qui n'avaient rien d'exagéré – du cruel affecté spécial, en oubliant seulement de lui demander: jusqu'où peut aller ce prix? Jusqu'à quelle limite? 1 OUSVITL: Administration des Camps de Redressement par le Travail du Nord-Est (c'est-à-dire de la Kolyma). 2 Tribunal des crimes de guerre de Bertrand Russell, hello ! Pourquoi ne saisissez-vous pas au vol ce joli petit matériau? Ce serait-il qu'il ne vous arrange pas? 3 S pontom : d'un air (faussement) important. 4 « Section culturelle et éducative », l'un des services de l'administration des camps. 5 Il faudra bien qu'un jour ou l'autre, l'histoire si secrète et presque perdue déjà de notre Archipel se reflète aussi dans nos monuments! Ainsi, je rêve encore d'une autre statue : quelque part à la Kolyma, sur une hauteur, un gigantesque Staline, de la taille dont il eût rêvé lui-même, avec des mètres de moustaches et le rictus d'un commandant de camp: d'une main, il tient des rênes; de l'autre, il brandit un knout pour fouetter l'attelage, un attelage de centaines d'hommes, attachés par cinq et halant des câbles. A l'extrémité du pays des Tchouktches, en face du détroit de Béring, cette statue aurait aussi fière allure. (Ce texte était déjà écrit lorsque j'ai lu le Bas-relief sur un rocher d'Aldan-Sémionov: même dans un récit approuvé par la censure comme celui-là, on trouve quelque chose de semblable. On raconte aussi qu'aux Jigouli, sur le mont Mogoutova qui domine la Volga, à un kilomètre du camp, on avait peint à l'huile sur un rocher, à l'intention des passagers des bateaux à vapeur, un énorme Staline.) 6 J'ai interrogé, depuis lors, des Suédois rencontrés par hasard ou des gens qui se rendaient en Suède: comment retrouver cette famille? Avaient-ils entendu parler d'un homme qui aurait disparu de la sorte ? Pour toute réponse, j'obtenais un sourire: Andersen, en Suède, c'est la même chose qu'Ivanov en Russie et il n'y a pas de milliardaire qui porte ce nom ! Et c'est seulement maintenant, vingt-deux ans plus tard, que je comprends soudain en relisant ce livre: voyons, bien sûr qu'on lui avait interdit de dire son vrai nom et son vrai prénom ! bien sûr, Abakoumov l'avait prévenu qu'au cas où il parlerait, il le liquiderait. Il avait donc commencé ses tribulations d'une prison de transit à l'autre en tant que vulgaire Ivanov suédois. Et ce n'est que par des détails biographiques secondaires, dont la divulgation lui était permise, qu'il laissait, dans la mémoire des compagnons que lui donnait le hasard, une trace de sa vie ruinée. Plus exactement, il espérait encore la sauver, cette vie, comme tout le monde, comme les millions de lapereaux de ce livre : il allait faire un peu de prison et, pendant ce temps, l'Occident indigné obtiendrait sa libération. Il ne comprenait pas l'inflexibilité de l'Est. Il ne comprenait pas non plus qu'un témoin de cette trempe, inouïe pour l'Occident friable, ne serait jamais libéré. Peut-être est-il encore vivant aujourd'hui? (Note de 1972.) 7 Ration garantie par le Goulag lorsqu'il n'y a pas de travaux. 8 Le micolore se rapproche, par l'esprit, du monde des truands : il essaie d'assimiler la règle mais n'est pas encore intégré dans le milieu. 9 D'ailleurs, comme l'indique P. Iakoubovitch en parlant des détenus qui acceptaient d'échanger leur peine « pour une poignée de biscuits », le trafic des condamnations était déjà pratiqué au siècle dernier. C'est un vieux truc des prisons. Chapitre 3 LES CARAVANES D'ESCLAVES Voyager en wagon-zak, c'est la crève ; en fourgon cellulaire, c'est à n'y pas tenir; la prison de transit, elle aussi, vous met rapidement sur le flanc. Comme ça serait mieux si l'on pouvait y couper: le camp, direct, en wagon rouge. Ici comme partout, les intérêts de l'État coïncident avec ceux de l'individu. L'État trouve aussi son avantage à expédier les condamnés au camp par un itinéraire direct, sans encombrer les artères principales des villes, les transports routiers et le personnel des prisons de transit. La chose a été comprise depuis longtemps au Goulag et parfaitement assimilée: caravanes de rougeauds (wagons à bestiaux, de couleur rouge), caravanes de péniches, et, à défaut de rails ou d'eau, caravanes de piétons (les détenus ne sont pas autorisés à exploiter le travail des chevaux ni des chameaux). Les convois rouges sont toujours avantageux lorsqu'à un endroit donné les tribunaux travaillent vite ou lorsque telle ou telle prison de transit déborde : ils offrent la possibilité d'expédier en une seule fois une grande masse de prisonniers. C'est ainsi que furent déportés des millions de paysans en 1929-1931. C'est ainsi qu'on chassa Leningrad hors de Leningrad. Durant les années 30, c'est ainsi que fut peuplée la Kolyma: chaque jour un convoi de ce genre, en direction de Sovetstaïa Gavan ou du port de Vanino, était vomi par la capitale de notre patrie, Moscou. Et chaque chef-lieu de région expédiait ses propres convois rouges, pas quotidiennement, il est vrai. En 1941, c'est ainsi que fut déportée au Kazakhstan la République des Allemands de la Volga, et il en alla pareillement, dès lors, pour les autres nationalités. En 1945, ce furent de semblables convois qui transportèrent les fils et les filles prodigues de la Russie, depuis l'Allemagne, la Tchécoslovaquie, l'Autriche et, plus simplement, depuis nos frontières occidentales, s'ils étaient revenus jusque-là par eux-mêmes. En 1949, c'est ainsi que l'on concentra dans les Camps spéciaux les condamnés de l'article 58. Les wagons-zak circulent prosaïquement en se conformant à l'horaire des indicateurs, les convois rouges circulent sur ordre spécial revêtu de la signature d'un important général du Goulag. Un wagon-zak ne peut pas déboucher sur un endroit vide : il doit toujours trouver à son terminus une gare, un patelin, fût-il minable, et un local de prison préventive couvert d'un toit. Un convoi rouge, lui, peut aboutir même dans le vide: là où il arrive surgira aussitôt, sortant de la mer – celle des steppes ou de la taïga –, une nouvelle île de l'Archipel. N'importe quel wagon rouge ne peut pas servir au transport des détenus, ni ne le peut tout de suite : il doit d'abord être apprêté. Non pas apprêté au sens où l'a peut-être entendu le lecteur : balayé, nettoyé du charbon ou de la chaux qu'il a transportés avant qu'on y charge des hommes ; ce nettoyage-là n'est pas toujours fait. Pas apprêté non plus au sens où, si l'on est en hiver, il faudrait qu'on le calfeutre et qu'on y mette un poêle. (Sitôt achevé le tronçon de voie ferrée qui va de Kniaj-Pogost à Roptcha, on commença immédiatement, avant qu'il fût inclus dans le réseau général, à l'utiliser pour le transfert des détenus, dans des wagons sans poêles ni châlits. En plein hiver, les zeks reposaient sur un plancher couvert de neige gelée, et par-dessus le marché ils ne recevaient aucune nourriture chaude, parce que le train réussissait toujours à parcourir le tronçon en moins de vingt-quatre heures. Allongez-vous parmi eux en pensée, et que celui qui peut rester ainsi dix-huit ou vingt heures survive !) Non, voici en quoi consiste l'apprêtage : vérification du bon état et de la solidité des planchers, des parois et des toits des wagons ; pose de barreaux sûrs à leurs petites fenêtres ; percement dans le plancher d'un trou servant de déversoir, et renforcement spécial de cet endroit par une garniture circulaire en fer blanc fixée par des clous plantés serrés ; répartition régulière et en quantité suffisante des plates-formes dans tout le convoi (c'est là que sont installés les postes de garde de l'escorte et leurs mitrailleuses) ; si les plates-formes ne sont pas en nombre suffisant, construction de la quantité manquante ; aménagement d'accès aux toits ; disposition méditée de projecteurs avec branchements électriques de haute fiabilité ; fabrication de maillets à long manche ; adjonction au convoi d'un wagon de voyageurs, sinon équipement et isolation thermique de wagons à poêle pour le chef d'escorte, le délégué opérationnel et les soldats ; installation de cuisines, pour l'escorte et les détenus. Ce n'est qu'après qu'on peut passer le long des wagons pour inscrire dessus à la craie, en biais: «équipement spécial », ou encore: « produits de conservation délicate ». (Dans le « Wagon N° 7 », Ievguénia Guinzbourg a donné une description haute en couleurs d'un transport en wagons rouges, ce qui nous dispense ici d'entrer dans les détails.) La préparation du convoi est terminée ; on en vient maintenant à l'opération militaire complexe qu'est le chargement des prisonniers dans les wagons. Deux fins sont à poursuivre, aussi importantes qu'obligatoires: cacher le chargement à la population et terroriser les détenus. Garder le chargement secret est une chose nécessaire parce que, dans un convoi, c'est environ un millier de personnes qu'on embarque à la fois (vingt-cinq wagons au moins) : c'est autre chose que la petite poignée qui tient dans un wagon-zak, auquel cas il n'y a pas d'inconvénient à procéder en public. Naturellement, tout le monde sait parfaitement qu'il y a des arrestations chaque jour et à toute heure, mais personne ne doit être terrifié en voyant tous ces gens-là en même temps. A Oriol, en 1938, il était bien impossible de cacher qu'il n'existait pas de maison en ville où l'on n'eût arrêté des gens, et la place qui s'étendait devant la prison était envahie par des chariots de paysans amenant des femmes en pleurs, comme dans le tableau de Sourikov Au matin de l'exécution des streltsy. (Ah! qui donc nous peindra ces scènes! N'y comptons pas: ce n'est pas la mode, pas du tout la mode...) Mais ce qu'il faut éviter de montrer à nos Soviétiques, c'est que l'on remplit un convoi par jour (c'était le cas à Oriol cette année-là). Et les jeunes ne doivent pas voir ce spectacle : les jeunes sont notre avenir. C'est seulement de nuit, par conséquent, – chaque nuit, toutes les nuits, et cela plusieurs mois durant – que l'on conduit, à pied, de la prison à la gare, la noire colonne des prisonniers à transférer (les paniers à salade sont occupés à d'autres arrestations). Cependant, les femmes se reprennent, elles finissent par apprendre ce qui se passe, et voici que de toute la ville, chaque nuit, elles se faufilent jusqu'à la gare, dénichent les trains sur les voies de garage, courent le long du convoi en trébuchant sur les rails et les traverses, et crient devant chaque wagon: Untel est ici?... et Untel?... et encore Untel?... Et elles courent au wagon suivant, tandis que de nouvelles s'approchent du premier : Untel est ici? Soudain, du wagon scellé, un cri en réponse: « Oui! Je suis ici! » Ou encore : « Cherchez bien ! il est dans un autre wagon ! » Ou encore : « Femmes, écoutez ! ma femme habite à deux pas d'ici, près de la gare, courez la prévenir! » Ces scènes indignes de notre époque ne témoignent que d'une chose: l'impéritie qui règne dans l'organisation du chargement des convois. On tiendra compte de ces erreurs, et, à dater d'une certaine nuit, le convoi sera encerclé par un cordon de chiens-loups grondants et aboyants. A Moscou aussi, les convois partant de la vieille prison de transit de la Srétenka (aujourd'hui, les détenus eux-mêmes ne savent plus qu'elle a existé) aussi bien que de Krasnaïa Presnia sont toujours chargés de nuit, c'est une loi. Renonçant à l'éclat superflu de l'astre du jour, l'escorte utilise des soleils nocturnes: les projecteurs. Ils ont ceci de commode que l'on peut les concentrer sur l'endroit où l'on a besoin d'eux: sur l'emplacement où les prisonniers, assis par terre en un tas épouvanté, attendent ce commandement : « Les cinq suivants, debout ! Au wagon, au pas de course ! » (Au pas de course, c'est la règle ! pour qu'ils ne puissent pas s'orienter dans l'espace ni dans leurs pensées, pour qu'ils courent comme s'ils allaient être rattrapés par les chiens, pour qu'ils n'aient qu'une seule crainte, celle de tomber.) Et aussi sur le sentier raboteux qu'ils suivent à la course ; et sur le plan incliné qu'ils gravissent comme ils peuvent. Les pinceaux hostiles, fantomatiques des projecteurs ne font pas qu'éclairer: ils constituent une part importante de la mise en scène destinée à effrayer les prisonniers, au même titre que les vociférations, les menaces et les coups de crosse dans le dos des retardataires ; au même titre que le commandement: «Assis par terre! » (parfois, – comme on l'a entendu dans la même ville d'Oriol, sur la place de la Gare, – c'est : « A genoux ! » et, telle une nouvelle race de pèlerins, un millier d'hommes tombe à genoux) ; au même titre que cette course vers le wagon, totalement inutile mais très importante pour l'effet de terreur ; au même titre que les aboiements forcenés des chiens ; au même titre que les canons braqués sur vous (de fusil ou de mitraillette, selon la décennie). L'essentiel est de briser, d'annihiler la volonté du prisonnier, afin qu'il n'arrive même pas à concevoir l'idée d'une évasion, qu'il reste longtemps encore avant de comprendre son avantage tout neuf : avoir troqué sa prison de pierre contre un wagon fait de minces planches. Mais, pour réussir à charger de nuit avec autant de précision un millier d'hommes dans des wagons, il faut que dès la veille au matin, à la prison, on ait commencé à les extraire de leurs cellules et à les préparer pour le transfèrement, il faut que l'escorte, la journée durant, les ait longuement et strictement réceptionnés dans la prison et, une fois réceptionnés, les ait tenus de longues heures non plus dans des cellules, mais dans la cour, par terre, pour qu'on ne les confonde pas avec ceux qui restent. Ainsi, pour les prisonniers, le chargement nocturne n'est-il que la conclusion soulageante d'une longue journée d'usure. En sus des habituelles séances d'appel, de contrôle, de passage à la tondeuse, de désinfection et de bain, la partie essentielle de la préparation est la barbotte (c'est-à-dire la fouille) générale. Celle-ci est pratiquée non par la prison, mais par l'escorte qui prend en charge. En conformité avec les instructions relatives aux transports en wagons rouges et avec ses propres vues stratégiques, l'escorte doit procéder à ladite fouille de façon à ne rien laisser aux détenus qui soit susceptible de les aider dans une évasion : confiscation de tout objet coupant ou piquant ; confiscation de tout ce qui est en poudre (dentifrice, sucre, sel, tabac, thé), donc susceptible de servir à aveugler l'escorte ; confiscation de toute espèce de corde, ficelle d'emballage, ceinturon, etc., car tout cela peut être utilisé lors d'une évasion (les courroies aussi, donc ! et de couper celles qui retiennent la prothèse d'un unijambiste, et voilà l'estropié, sa jambe sur l'épaule, qui sautille, soutenu par ses voisins). Tous les autres objets – ceux qui ont quelque valeur, et aussi les valises – doivent, aux termes des instructions, être recueillis dans un wagon-consigne spécial, pour être restitués à leurs propriétaires à la fin du transport. Mais faible et peu contraignant est le pouvoir d'instructions émanant de Moscou sur une escorte de Vologda ou de Kouïbychev, et tangible, au contraire, est le pouvoir de l'escorte sur les prisonniers. C'est ce qui détermine le troisième but de l'opération de chargement: confisquer en toute justice leurs objets de prix aux ennemis du peuple pour en faire bénéficier les fils du peuple. « Assis par terre », « A genoux! », « Déshabillez-vous ! » – ces commandements prescrits à l'escorte par le règlement contiennent un pouvoir radical, avec lequel toute discussion est impossible. Le fait est qu'un homme nu perd toute assurance, impossible pour lui de se redresser fièrement et de parler d'égal à égal avec un homme habillé. La fouille commence (Kouïbychev, été 1949). Les hommes nus avancent, tenant à la main leurs affaires et les vêtements qu'ils viennent de quitter ; tout autour, une masse de soldats armés, aux aguets. L'ambiance est telle qu'on a l'impression non pas que l'on vous emmène en transfèrement, mais que l'on va vous fusiller sur place ou vous passer à la chambre à gaz ; dans un pareil état d'esprit, on cesse de se préoccuper de ses affaires. En tout, l'escorte fait montre d'une brutalité, d'une grossièreté voulue, aucun mot n'est prononcé d'une voix simplement humaine: le but n'est-il pas de terroriser et de broyer? Les valises sont ouvertes et retournées (les affaires tombent par terre), puis lancées sur un tas qui grandit. Porte-cigarettes, portefeuilles et autres pitoyables « objets de valeur » que peut avoir un prisonnier sont confisqués et jetés, anonymes, dans un tonneau à proximité. (Le fait qu'il s'agisse non pas d'un coffre-fort, d'un coffre ou d'une caisse, mais justement d'un tonneau, est particulièrement oppressant, Dieu sait pourquoi, pour ces hommes nus, et il leur semble inutile de protester.) L'homme nu n'est bon qu'à se hâter de ramasser ses hardes fouillées pour les fourrer dans son baluchon ou les empaqueter dans sa couverture. « Et mes bottes de feutre? » – « Tu peux nous les remettre, envoie-les ici et émarge l'état ! » (on ne vous donne pas de reçu, c'est à vous de certifier que vous les avez jetées sur le tas!). Et quand le dernier camion chargé de prisonniers quitte la cour de la prison, les prisonniers voient, dans la pénombre du crépuscule, les hommes de l'escorte se ruer pour extraire du tas les meilleures valises de cuir et choisir dans le tonneau les plus beaux porte-cigarettes. Ensuite, ce sont les matons qui se cherchent un butin, et enfin vient le tour de la planquaille de la prison. Voilà ce que vous ont coûté les vingt-quatre heures que vous avez mises à parvenir jusqu'au wagon à bestiaux ! Bon ! maintenant, au moins, une fois grimpé dans le wagon et affalé sur les planches échardeuses des châlits, vous devez être soulagé. Mais il est bien question de soulagement ! bien question de wagon chauffé ! De nouveau le prisonnier est coincé entre le froid et la faim, la soif et la peur, les truands et l'escorte. Si le wagon contient des truands (bien sûr, on ne les met pas non plus à part dans les convois rouges), ces derniers occupent, de tradition, les meilleures places: à l'étage supérieur, près de la fenêtre. Cela, en été. Tenez, devinons un peu quelles sont leurs places en hiver ? Autour du poêle, bien sûr, en cercle serré autour du poêle. Comme s'en souvient l'ex-voleur Minaïev1, pour tout le trajet de Voronej à Kotlas (c'est-à-dire plusieurs jours et plusieurs nuits), en 1949, par un froid atroce, on ne donna que trois seaux de charbon! Du coup, les truands, non contents d'occuper les places autour du poêle, non contents d'avoir confisqué aux caves tous leurs effets chauds pour les mettre sur eux, ne dédaignèrent pas d'extirper des brodequins des caves les chiffons qui leur servaient de chaussettes pour les enrouler autour de leurs pieds de voleurs. Aujourd'hui, à toi de crever, moi, ce sera pour demain! Que la nourriture se fasse un peu plus rare, et les rations pour tout le wagon sont réceptionnées par les truands qui se réservent ce qu'il y a de meilleur ou ce dont ils ont besoin. Lochtchiline se rappelle les trois jours que dura son transfèrement de Moscou à Pérébory en 1937. Pour trois jours seulement, aucun plat chaud n'était préparé dans le train, on ne distribuait que des rations froides. Les voleurs se réservaient tous les caramels*, mais autorisaient le partage du pain et du hareng : c'est dire qu'ils n'avaient pas faim. Quand la ration comporte quelque chose de chaud et que les voleurs ont les crochets, ils se partagent aussi la lavure (transport Kichiniov–Pétcbora, trois semaines, 1945). Au surplus, les truands ne dédaignent pas le simple brigandage : ayant vu qu'un Estonien avait des dents en or, ils l'étendirent à terre et lui firent sauter les dents à coups de tisonnier. La supériorité des convois rouges réside, aux yeux des zeks, dans la nourriture chaude : dans des gares perdues (toujours pour que la population ne voie pas ce qui se passe), on stoppe les convois et on distribue dans les wagons lavure et kacha. Mais cette nourriture chaude elle-même, ils ont l'art, en la servant, de vous la gâcher. Ou bien (toujours le même convoi parti de Kichiniov) ils versent la lavure dans les seaux qui servent pour le charbon. Et sans les rincer, car l'eau potable, dans le convoi, est mesurée: c'est une denrée encore plus rare que la soupe. Si bien que la cuiller attrape, en même temps que la lavure, des particules de charbon. Ou bien encore, en apportant lavure et kacha pour un wagon, ils ne donnent pas assez d'écuelles : vingt-cinq au lieu de quarante, tout en commandant : « Allons, pressons ! on a encore les autres wagons à servir. Il n'y a pas que vous ! » Comment manger, à présent? Comment partager? Impossible de répartir équitablement dans les écuelles, il faut donc verser au jugé, et avoir la main légère, pour ne pas risquer d'en mettre trop. (Les premiers crient: « Mélange, voyons! vas-tu mélanger! », les derniers gardent le silence: comme ça, le fond sera plus épais.) Les premiers mangent, les seconds attendent : si ça pouvait aller plus vite ! ils ont faim, et la lavure refroidit dans la marmite, et dehors, déjà, on presse le mouvement: « Alors, c'est fini? c'est pour bientôt? » Au tour des seconds, maintenant : ne pas en mettre plus, ni moins, ni plus épais, ni plus liquide qu'aux premiers. A présent, il s'agit de bien évaluer le rab et de le partager, en donnant par exemple une écuelle pour deux. Durant tout ce temps, les quarante hommes ne se préoccupent pas tant de manger que de surveiller l'opération de partage, et ils sont sur des charbons ardents. Pas de chauffage, pas de défense contre les truands, presque rien à boire ni à manger, et on ne vous laisse même pas dormir. De jour, les soldats d'escorte peuvent voir l'ensemble du train et le chemin qui vient d'être parcouru: personne ne s'est jeté sur le remblai, personne ne s'est laissé tomber entre les rails ; mais, la nuit, ils sont tenaillés par l'esprit de vigilance. Avec leurs maillets à long manche (modèle standard du Goulag), ils auscultent bruyamment, à chaque arrêt de nuit, chacune des planches du wagon : pas encore sciée? Certaines fois, la porte s'ouvre soudain toute grande. Lumière de lanternes ou même faisceau d'un projecteur: « Contrôle! » A savoir: levez-vous d'un bond et soyez prêts à courir où l'on vous dira : tous à droite ou tous à gauche. Des soldats viennent de sauter dans le wagon avec leurs maillets (d'autres, armés de mitraillettes, sont disposés dehors en un demi-cercle hargneux) ; un geste: à gauche! C'est-à-dire : ceux qui sont à gauche, restez sur place ; ceux de droite, à gauche en vitesse ! en sautant, comme des puces, les uns par-dessus les autres, au petit bonheur. Pour les maladroits, les lambins, des coups de maillet sur les flancs, le dos, histoire de leur donner de l'allant ! A présent, tenez, les bottes de l'escorte sont en train de piétiner votre couche misérable, d'envoyer valser vos nippes ; lumière, coups de maillet : n'y a-t-il pas une planche sciée? Non, rien. Alors les soldats se placent au milieu du wagon et vous font passer, en vous comptant, de la gauche vers la droite : « Un, deux, trois... » Il suffirait de compter en pointant simplement le doigt, mais ça ne ferait pas peur ; il est plus parlant, plus sûr, plus énergique et plus rapide de marquer le compte d'un coup de maillet (toujours lui) sur vos côtes, vos épaules, votre tête, comme ça se trouve. Le comptage est terminé, quarante. Il ne reste plus qu'à chambarder, à éclairer, à ausculter le côté gauche. Terminé, repartis, le wagon est à nouveau bouclé. Vous pouvez dormir, jusqu'au prochain arrêt. (On ne saurait dire que l'inquiétude de l'escorte soit totalement vaine: quand on sait s'y prendre, on s'évade des wagons rouges. La preuve : ici, l'auscultation révèle une planche à moitié sciée. Ou bien, le matin, à la distribution de bouillon, tableau: visages non rasés, parmi eux quelques visages rasés. Et d'encercler aussitôt le wagon, mitraillettes braquées : « Déposez vos couteaux ! » Or, ce n'était qu'une gandinerie au petit pied de la part des truands et des demi-sels : ils « en avaient marre » de ne pas être rasés, mais maintenant, adieu la lavette, c'est-à-dire le rasoir.) Ce qui distingue le convoi rouge de tous les autres trains directs de grande ligne, c'est qu'une fois monté dedans, on ne sait plus si l'on en descendra. Lorsqu'à Solikamsk (en 1942) on déchargea un convoi qui venait des prisons de Leningrad, tout le remblai disparut sous les cadavres, un petit nombre seulement était arrivé vivant. Durant les hivers 1944-1945 et 1945-1946, la cité ouvrière de Jéleznodorojny (Kniaj-Pogost), comme tous les principaux nœuds ferroviaires du Nord, depuis Ijma jusqu'à Vorkouta, vit arriver en provenance des territoires libérés des convois – contenant tantôt des Baltes, tantôt des Polonais, tantôt des Allemands ou encore des Russes venant de l'Occident, – qui n'avaient pas de poêles et comportaient un ou deux wagons de cadavres. Ce qui veut dire tout de même que, durant le trajet, on avait soigneusement retiré les cadavres des wagons pleins de vivants pour les empiler dans les wagons-morgues. Ce n'était pas toujours le cas. Combien de fois, à la gare de Soukhobezvodnaïa (Ounjlag), est-ce l'ouverture des portes à l'arrivée qui a permis de faire le tri : pas sorti = mort. Un transfert en hiver veut dire terreur et mort parce que, toute à son souci de vigilance, l'escorte n'est pas en état d'accomplir la corvée de charbon pour vingt-cinq poêles. Mais, au cour d'un trajet pendant la canicule, on n'est pas non plus à la noce : des quatre minuscules fenêtres, deux sont hermétiquement condamnées, le toit est surchauffé ; quant à porter de l'eau à mille hommes... L'escorte ne va tout de même pas se mettre sur les genoux: rappelez-vous qu'elle n'arrivait pas à abreuver un simple wagon-zak. Les meilleurs mois pour les transfèrements, aux yeux des prisonniers, sont donc avril et septembre. Mais la meilleure saison ne suffit pas si le convoi fait route pendant trois mois (Leningrad–Vladivostok, 1935). S'il est prévu une aussi longue durée, on a pensé à l'éducation politique des hommes d'escorte ainsi qu'à la cure des âmes des détenus : dans les convois de ce genre, un wagon spécial transporte un pote, c'est-à-dire un délégué opérationnel. Il s'est préparé au trajet dès la prison et la répartition des détenus dans les wagons ne s'est pas faite au hasard, mais d'après les listes visées par lui. C'est lui qui ratifie la désignation, dans chaque wagon, d'un responsable, lui qui a formé et placé dans chacun d'eux un mouchard. Durant les arrêts prolongés, il trouve un prétexte pour convoquer tantôt l'un tantôt l'autre, qu'il questionne sur ce qui se dit dans son wagon. Ce serait une honte pour cet oper de se présenter les mains vides en fin de parcours, alors, en chemin, il vous visse à l'un ou l'autre une bonne petite affaire dans le dos ; arrivé à destination, crac ! le prisonnier a déjà écopé d'un nouveau temps de peine. En fin de compte, qu'il soit maudit lui aussi, tout direct, tout sans changement qu'il soit, le transfert en convoi rouge ! Quiconque l'a connu n'est pas près de l'oublier. Vivement le camp, tant qu'à faire! Vivement qu'on arrive ! L'homme est espoir et impatience. Mais oui, au camp, l'oper sera plus humain ou les mouchards moins impudents : alors que c'est tout le contraire ! Mais non, à notre arrivée, les mêmes menaces et les mêmes chiens ne nous jetteront pas par terre : « Assis ! » Mais non, si la neige entre jusque dans le wagon, ça ne veut pas dire qu'il y en aura épais par terre ! Mais oui, si on nous fait descendre maintenant, c'est que nous sommes parvenus à destination, et on ne va pas nous embarquer dans des wagons plates-formes sur une ligne à voie étroite ! (Et comment transporter les gens dans ce type de wagon, ouvert à tous les vents? comment les surveiller? autant de problèmes pour l'escorte. Voici la solution : on vous ordonne de vous coucher recroquevillés, les uns sur les autres, et on vous recouvre d'une grande bâche commune, comme les matelots du Potiomkine avant qu'on ne les mitraille. Et merci encore pour la bâche ! Oléniov et ses camarades durent passer toute une journée sur des plates-formes découvertes à attendre l'arrivée d'une locomotive. C'était en octobre et dans le Nord. Il commença à pleuvoir, à la pluie succéda le gel, leurs haillons gelaient sur les zeks.) Le petit train sera ballotté, les rebords de la plate-forme vont se fendre et se briser, sous l'effet des cahots quelqu'un va passer sous les roues. Maintenant, une devinette: soit un trajet de cent kilomètres au départ de Doudinka sur une ligne à voie étroite, par un froid polaire et sur des plates-formes découvertes: où vont donc s'installer les truands? Réponse: au milieu de chaque plate-forme, pour que les veaux leur tiennent chaud de tous côtés et pour ne pas risquer eux-mêmes de rouler par terre. Exact. Encore une question : et au terminus de ladite voie étroite, quel spectacle attend les zeks (1939) ? Des bâtiments? Non, pas un seul. Des abris creusés dans la terre? Oui, mais déjà occupés, par pour eux. Ils vont donc se mettre sur-le-champ à en creuser? Non, car le moyen de creuser pendant l'hiver polaire? Au lieu de ça, ils vont aller travailler à la mine. « Mais pour vivre? – Comment, vivre? ah oui, vivre... Eh bien, ils auront des tentes. » Mais ce n'est pas à tous les coups qu'il faut continuer sur une ligne à voie étroite?... Non, naturellement. Voici une arrivée sur les lieux mêmes de destination: gare de Iertsévo, février 1938. Les wagons ont été ouverts en pleine nuit. Le long du train brûlent des feux de camp à la lueur desquels on procède au débarquement dans la neige, au comptage, à la mise en rangs, au recomptage. Le froid : moins trente-deux. Le convoi vient du Donbass et les arrestations remontent à l'été, donc: souliers bas, escarpins, sandales. Tentative pour se chauffer auprès des feux : refoulés ; les feux ne sont pas faits pour ça, mais pour qu'on y voie clair. Dès la première minute, les doigts s'engourdissent. La neige remplit les chaussures légères, sans même fondre. Pas de pitié : en route ! « Rassemblement ! Formez les rangs ! ... Un pas à droite... un pas à gauche... sans avertissement... Arche! » D'entendre leur commandement préféré, de vivre cette minute émouvante, les chiens tenus à la chaîne hurlent. Les soldats d'escorte se mettent en route, au chaud dans leurs peaux de mouton, et les hommes promis à la mort s'engagent, avec leurs vêtements d'été, dans un chemin non frayé, envahi par une neige profonde, qui s'enfonce dans le noir de la taïga. Devant eux, pas une lumière. Flamboiement d'une aurore boréale, notre première et sans doute notre dernière... Les sapins craquent sous l'effet du gel. Les gens se fraient un passage dans la neige de leurs pieds et de leurs jambes presque nus, morfondus. Ou bien une arrivée dans le bassin de la Pétchora en janvier 1945. (« Nos troupes se sont emparées de Varsovie!... Nos troupes ont isolé la Prusse orientale ! ») Un champ de neige désert. Éjectés hors des wagons, on les fait s'asseoir dans la neige par rangs de six, on les compte longuement, on se trompe et on recompte. Maintenant, debout! Et on les fait avancer six kilomètres durant dans la neige vierge. Ils viennent du Midi, eux aussi (de Moldavie) : tout le monde est chaussé de simples souliers de cuir. On laisse les molosses talonner les zeks, pousser de leurs pattes dans le dos ceux du dernier rang, leur souffler dans la nuque leur haleine de chien (dans ce dernier rang se trouvent deux prêtres : le père Fiodor Floria, un vieillard aux cheveux blancs et, le soutenant, le jeune père Victor Chipovalnikov). Admirez l'utilisation des chiens! Non! Admirez plutôt la maîtrise de soi de ces animaux! c'est qu'ils ont rudement envie de mordre. Enfin la marche s'achève. Bain pour l'admission au camp: déshabillage dans un endroit, course tout nus à travers la cour, lavage dans un autre. Mais maintenant on peut tout supporter: le tourment principal a pris fin. Maintenant, n'est-ce-pas, nous sommes arrivés! La nuit est tombée. Soudain, on apprend la nouvelle: pas de place ici, le camp n'est pas prêt à prendre livraison du transfert. Après le bain, les transférés sont remis en rangs, recomptés, réencerclés par les chiens, et, traînant leurs affaires, pataugeant dans la neige, ils refont en sens inverse les mêmes six kilomètres, mais cette fois dans l'obscurité, pour retrouver leur convoi. Pendant tout ce temps-là, les portes des wagons sont restées ouvertes, l'intérieur s'est refroidi, il n'y reste même plus trace de la pitoyable tiédeur d'avant ; de plus, en fin de trajet, le charbon avait été entièrement brûlé, et où en prendre maintenant? Ils attendent donc, transis, que la nuit passe ; au matin on leur donne à manger du gardon de mer séché (ceux qui ont soif n'ont qu'à mâcher de la neige) et on les remmène par la même route. Encore est-ce là un cas heureux ! Ce camp, au moins, existe : s'il ne vous a pas accueillis hier, il vous accueillera demain. Alors qu'en vertu de la tendance générale des convois rouges à déboucher sur le vide, il n'est pas rare que la fin du transfèrement coïncide avec l'ouverture d'un nouveau camp, si bien qu'à la lueur des aurores boréales on peut tout simplement vous arrêter en pleine taïga et clouer une planchette sur le tronc d'un sapin : « OLP n° 1 ». Du coup, vous en avez pour une semaine à mâcher de la vobla séchée et à pétrir avec de la neige la farine qu'on vous donne. Si la fondation du camp remonte ne fût-ce qu'à deux semaines, c'est déjà le confort, on donne à manger chaud. Il n'y a pas d'écuelles? tant pis: on vous flanque soupe et rata pour six personnes dans un des baquets des bains, le groupe de six se dispose en cercle (il n'y a non plus ni tables ni chaises), deux détenus tiennent le baquet, chacun par une anse, de la main gauche, et de la droite, ils mangent quand vient leur tour. Redite? C'est Vogvozdino, déjà cité? Non, Pérébory, 1937, récit de Lochtchiline. Ce n'est pas moi qui me répète, c'est le Goulag. ... Par la suite, on donnera aux novices des brigadiers pris parmi les vétérans des camps, qui, en un rien de temps, leur apprendront à vivre, à se manier le train et à tromper le monde. Et dès le premier matin, ils iront au travail, car l'horloge de notre Grande Epoque bat les secondes et n'attend pas. Il ne faudrait pas confondre avec le bagne tsariste d'Akatouï, où les arrivants avaient droit à trois jours de repos2. *** Petit à petit, l'économie de l'Archipel devient florissante, de nouveaux embranchements de voie ferrée sont posés et l'on vous transporte en train en maints endroits où, il n'y a pas longtemps encore, on ne se rendait que par voie d'eau. Mais il reste encore en vie des aborigènes pour vous raconter qu'ils ont navigué sur l'Ijma, eh oui ! tout à fait comme en vieille Russie, dans de vraies barcasses, à cent hommes par barcasse et qui ramaient. Et qu'ils ont rejoint leur cher camp par la Pétchora et l'Oussa, en bachots. Même pour Vorkouta, le trajet se faisait en barges: des grandes jusqu'à Adzvavom, où était le centre de transbordement du Vorkoutlag, et, de là, dix jours dans une barge à faible tirant d'eau, une barge toute grouillante de poux dont l'escorte permettait qu'on émerge un à un pour secouer ses parasites dans l'eau. Les transports par eau n'étaient pas, eux non plus, tout d'une traite, mais interrompus par des transbordements, des portages, des étapes à couvrir à pied. Ils avaient leurs propres prisons de transit, en perchis ou en toile de tente : Oust-Oussa, Pomozdino, Chtchélia-Iour. Avec leurs us et coutumes du bout du monde. Ils avaient leurs propres règles de convoiement et, bien entendu, leurs commandements particuliers, et des astuces particulières imaginées par l'escorte et des tourments particuliers imposés aux zeks. Mais nous n'arriverons pas, je le vois bien, à décrire vraiment tout cet exotisme, mieux vaut donc ne pas nous lancer. La Dvina septentrionale, l'Ob et l'Iénisseï savent à quelle époque on a commencé à transporter les prisonniers en barges : au moment de la dékoulakisation. Ces fleuves-là coulaient droit vers le nord, les barges pansues avaient une vaste contenance et c'était le seul moyen d'arriver à jeter toute cette masse grise de la Russie vivante dans le Nord sans vie. Dans le ventre en forme d'auge de la barge, on déversait pêle-mêle les gens et ils gisaient là, comme des crabes au fond d'un panier. Perchées sur les bastingages comme des pêcheurs sur des rochers, les sentinelles dominaient cela. Cette masse était parfois transportée à découvert, parfois on la recouvrait d'une bâche, peut-être pour ne plus la voir, peut-être pour mieux la garder, en tout cas pas pour la protéger de la pluie. Le trajet dans une barge de ce genre n'était plus un transfert, mais la mort à brève échéance. Par-dessus le marché, on ne leur donnait presque pas à manger, et une fois éjectés dans la toundra – plus rien du tout. On les laissait mourir en tête à tête avec la nature. Les transferts en barges sur la Dvina septentrionale (ainsi que sur la Vytchegda) n'étaient pas encore abandonnés en 1940 et ils connurent même, cette année-là, un gros regain d'activité : c'est ainsi que furent éclusées les populations libérées d'Ukraine et Biélorussie Occidentales. Les prisonniers restaient serrés les uns contre les autres, debout dans la cale, plusieurs jours et plusieurs nuits d'affilée. Ils urinaient dans des bocaux de verre que l'on se passait de main en main et vidait par les hublots ; les choses plus sérieuses se déposaient dans les pantalons. Le transport de prisonniers en barges sur l'Iénisseï s'organisa solidement et devint, pour des dizaines d'années, une pratique permanente. À Krasnoïarsk, on construisit sur la berge, dans les années 1930, des auvents sous lesquels, par les froids printemps sibériens, grelottaient vingt-quatre heures, quarante-huit heures durant, les prisonniers en instance de départ3. Les barges de transfert sur l'Iénisseï ont une cale équipée en permanence, obscure, à trois étages. Seul le puits d'une échelle d'écoutille laisse passer une lumière tamisée. L'escorte habite un rouf sur le pont. Des sentinelles défendent les sorties de la cale et surveillent la surface de l'eau, au cas où quelqu'un apparaîtrait. La garde ne descend pas dans la cale, quels que soient les gémissements, ou les appels au secours, qui puissent en provenir. Et l'on ne fait jamais monter les prisonniers pour une promenade. Durant les transferts de 1937-1938, 1944-1945 (gageons qu'il en fut de même entre ces dates), la cale ne recevait jamais non plus de secours médical. Les prisonniers qui remplissent les « étages » sont entassés, le long de chaque bord, sur deux rangs: les uns la tête vers la paroi, les autres la tête contre les pieds de la première rangée. Seule façon d'arriver aux tinettes: passer sur les corps. Parfois, on ne permet pas d'évacuer à temps les tinettes (monter un tonneau d'immondices par les raides échelles d'écoutille, voyez le tableau), ça déborde, les matières se répandent sur le plancher et coulent vers les étages inférieurs. Les gens restent couchés. La nourriture, c'est la soupe-lavure que portent d'étage en étage, dans des baquets, des auxiliaires, détenus eux aussi, et qu'ils distribuent dans des ténèbres perpétuelles (aujourd'hui, il y a peut-être l'électricité), à la lueur de « chauves-souris* ». Pour aller jusqu'à Doudinka, il fallait parfois un mois. (Actuellement, bien sûr, on peut faire le trajet en une semaine.) En raison des hauts-fonds et des divers retards du transport par eau, il arrivait que le voyage traîne en longueur et que les provisions s'épuisent : dans ce cas, on cessait totalement de distribuer de la nourriture pendant plusieurs jours (et ensuite, naturellement, personne ne vous dédommageait de votre « manque à manger »). Bon élève, le lecteur n'a plus besoin de l'auteur pour ajouter de lui-même ce qui suit : les truands occupent l'étage supérieur, le plus près possible de l'ouverture, c'est-à-dire de l'air et de la lumière. Ils ont accès à la distribution de pain autant de fois que la chose leur est nécessaire, et si la vie pendant le voyage est difficile, ils ne se gênent pas pour ratiboiser les saintes béquilles (s'approprier le pain du troupeau bêlant). Les voleurs trompent la longueur du trajet en jouant aux cartes : les cartes sont de leur propre fabrication, quant aux enjeux, ils se les procurent en faisant passer les caves à la barbotte, c'est-à-dire en fouillant systématiquement tous ceux qui se trouvent dans tel ou tel secteur de la barge. Durant quelque temps, les objets confisqués sont joués et perdus, rejoués et reperdus entre voleurs, après quoi ils sont fourgués à l'étage au-dessus, à l'escorte. Oui, le lecteur a tout deviné: l'escorte est tenue par les truands ; elle s'approprie les objets volés par eux ou les vend sur les débarcadères, et en échange elle leur apporte à manger. De la résistance? Ça arrive, mais très rarement. En voici un cas dont le souvenir s'est conservé. En 1950, dans une barge analogue et semblablement aménagée, plus grande seulement (navigation maritime), au cours d'un transport de Vladivostok à l'île de Sakhaline, un groupe de sept gars désarmés, produits de l'article 58, opposèrent de la résistance aux truands (des chiennes), au nombre de quatre-vingts (et qui, comme d'habitude, n'étaient pas dépourvus de couteaux). Ces chiennes avaient déjà fouillé tous les prisonniers en transfèrement dans la prison de transit « Trois-dix » de Vladivostok. Ils font cela avec beaucoup de soin, au moins aussi bien que les gardiens de prison, ils connaissent toutes les cachettes, mais jamais on n'a vu de barbotte permettant de tout saisir. Sachant cela, une fois dans la cale, ils annoncèrent fourbement : « Ceux qui ont de l'argent, il y a du gros cul à acheter. » Micha Gratchov sortit trois roubles, qui étaient cachés dans sa veste ouatée. La chienne Vlad le Tatar lui cria: « Alors, fumier, on ne paye pas ses impôts? » Et de bondir sur lui pour lui piquer l'argent. Mais l'ex-adjudant de l'armée Pavel (son nom de famille est oublié) le repoussa. Vlad le Tatar lui fit la fourchette dans les yeux, Pavel le jeta par terre. Bondirent aussitôt à la rescousse de Vlad de vingt à trente chiennes, tandis qu'aux côtés de Gratchov et de Pavel se dressaient Volodia Chpakov, ex-capitaine de l'armée, Sérioja Potapov, Volodia Réounov, Volodia Trétioukhine, eux ex-adjudants, ainsi que Vassia Kravtsov. Et que se passa-t-il? L'affaire se réduisit à quelques échanges de horions. Les truands montrèrent-ils leur poltronnerie originelle et fondamentale (toujours masquée sous une apparence d'énergie et de désinvolture) ou furent-ils gênés par la proximité de la sentinelle (la scène se passait juste sous une écoutille) alors qu'ils se réservaient pour une tâche d'une plus haute portée sociale, leur but étant, au bout du voyage, de s'emparer avant les honnêtes voleurs de la prison de transit d'Alexandrovsk (celle-là même qui nous a été décrite par Tchékhov) et des chantiers de Sakhaline (naturellement pas pour y travailler) – toujours est-il qu'ils battirent en retraite et se bornèrent à menacer: « Une fois à terre, on vous réduira en balayures. » (En fin de compte, la bataille n'eut pas lieu et on ne fit pas des gars un tas de balayures. Une surprise désagréable attendait les chiennes à la prison d'Alexandrovsk : cette dernière était déjà au pouvoir des « honnêtes » voleurs.) Sur les vapeurs qui conduisent à la Kolyma, tout est organisé à peu près comme sur les barges, mais sur une plus grande échelle. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous avons encore parmi nous quelques-uns des prisonniers transférés au printemps de 1938 lors de la célèbre mission du « Krassine », sur de vieux rafiots – la « Djourma », le « Koulou », le « Névostroï », le « Dneprostroï » – auxquels le « Krassine » frayait la marche au milieu des glaces de printemps. Dans leurs cales froides et sales, divisées, elles aussi, en trois étages, il y avait, en outre, à chaque étage, des châlits à deux niveaux faits de perches assemblées. L'obscurité n'était pas totale : çà et là, il y avait des lumignons à pétrole et des lanternes. Et on laissait même monter les détenus sur le pont pour se promener, un compartiment après l'autre. Chaque vapeur transportait de trois à quatre mille hommes. La traversée demanda plus d'une semaine, au cours de laquelle le pain embarqué à Vladivostok moisit ; la ration descendit de 600 à 400 grammes. On donnait aux détenus du poisson, mais pour l'eau... bon, bon, il n'y a pas de quoi ricaner avec cette joie mauvaise, on eut avec l'eau des difficultés temporaires. Par comparaison avec les transports fluviaux, ajoutez encore ici les tempêtes et le mal de mer : les hommes à bout de forces, exténués, vomissaient sans pouvoir se lever pour ne pas rester dans les dégueulis, et tous les planchers étaient recouverts de cette couche nauséeuse. Au cours du trajet se déroula un épisode politique. Les bateaux devaient traverser le détroit de La Pérouse, tout près des îles japonaises. Voici que les mitrailleuses disparaissent des miradors, les hommes d'escorte se mettent en civil, les issues de la cale sont aveuglées, défense de monter sur le pont. Les documents de bord, établis au départ de Vladivostok, portaient que les navires transportaient non pas, grand Dieu! des détenus, mais de la main-d'œuvre recrutée pour la Kolyma. Une foule de barques et de petits bateaux japonais tournicota autour des navires sans rien soupçonner. (Une autre fois, en 1939, il devait arriver à la « Djourma » ce qui suit : des truands échappés de la cale parvinrent jusqu'à la cambuse, la dévalisèrent, puis y mirent le feu. Or on était justement en face des côtes du Japon. La « Djourma » se mit à cracher la fumée, les Japonais proposèrent de l'aide, mais le capitaine refusa et n'ouvrit même pas les écoutilles ! Les Japonais une fois loin, on jeta par-dessus bord les cadavres de ceux que la fumée avait asphyxiés, et les provisions léchées par le feu, à moitié gâtées, furent livrées dans les camps pour entrer dans la ration des détenus.) Depuis ce temps, des dizaines d'années se sont écoulées, mais combien de fois la chose s'est-elle répétée sur toutes les mers du globe? Des citoyens soviétiques sont victimes d'une catastrophe, ce ne sont pas, semble-t-il, des zeks en transfert, – et pourtant on se refuse à accepter une aide extérieure, toujours en vertu de ce même secret et sous couleur de fierté nationale ! Laissons-nous bouffer par les requins, tout plutôt que de saisir votre main tendue ! Le secret est bien notre cancer. En vue de Magadan, la caravane se trouva prise par les glaces, même le « Krassine » n'y put rien (il était trop tôt pour la navigation, mais on avait grand-hâte de faire parvenir de la main-d'œuvre). Le 2 mai, n'étant toujours pas parvenu à accoster, on débarqua les détenus sur la glace. Les arrivants découvrirent le paysage de Magadan, qui n'avait rien d'affriolant à l'époque : des monticules volcaniques déserts, ni arbres, ni buissons, ni oiseaux, seulement quelques maisons de bois, plus le bâtiment à étage du Dalstroï. Continuant toujours de jouer à la rééducation, c'est-à-dire faisant semblant de croire que les bateaux avaient amené non pas des ossements destinés à paver la Kolyma porteuse d'or, mais des citoyens soviétiques momentanément isolés, qui s'en retourneraient un jour à la vie active, on les accueillit aux sons de l'orchestre du Dalstroï. L'orchestre jouait des marches et des valses tandis que les hommes à bout de souffrances, à demi morts, clopinaient en file grise sur la glace, traînant leurs affaires de Moscovites (cet énorme transfert, composé uniquement de politiques, n'avait presque pas eu l'occasion encore de se frotter aux truands) et portant sur leurs épaules d'autres hommes à demi morts, rhumatisants, unijambistes ou culs-de-jatte (les culs-de-jatte aussi avaient écopé d'un temps de camp). Mais je m'aperçois que je vais commencer à me répéter, que je vais m'ennuyer à écrire et qu'on va s'ennuyer à me lire, parce que le lecteur sait déjà d'avance tout ce qui va se passer: trajet en camions sur des centaines de kilomètres, quelques dizaines d'autres, ensuite, à couvrir à pied. Là où on les arrêtera, ils fonderont de nouveaux camps et iront au travail dès la première minute. Nourriture: du poisson et de la farine; pour les faire passer: de la neige. Pour dormir: des tentes. Oui, tout sera bien ainsi. En attendant, pour les premiers jours, on va les installer ici même, à Magadan, sous des tentes. On va les commissionner, c'est-à-dire les examiner nus et déterminer, d'après l'état de leur derrière, leur aptitude au travail (et tous seront reconnus bons). En outre, bien sûr, ils vont être conduits aux bains ; on leur fera déposer dans l'antichambre leurs pardessus de cuir, canadiennes bien chaudes, chandails de laine, complets de drap fin, capes caucasiennes, bottes de cuir ou de feutre (ce n'est pas un arrivage de paysans ignorants, mais la fleur du parti : rédacteurs de journaux, directeurs de trusts et d'usines, personnel des comités régionaux du parti, professeurs d'économie politique, rien que des gens qui, au début des années 30, s'y connaissaient en vêtements). « Ça va être gardé par qui? » demanderont, soupçonneux, les novices. Réponse offensée des préposés : « Qui voulez-vous qui prenne vos affaires? Entrez donc vous laver en toute tranquillité. » Ils entreront. Mais la sortie se fera par une autre porte, où on leur délivrera des pantalons et des chemises de coton noir, des vestes ouatées sans poches, modèle camp, et des brodequins en peau de porc. (Oh, ce n'est pas un détail insignifiant! c'est l'adieu à la vie d'avant, aux titres, aux fonctions, à la morgue!). « Et nos affaires, où sont-elles? » hurleront-ils. « Vos affaires, elles sont restées chez vous! », aboiera un chef. « Au camp, vous n'aurez plus rien à vous ! Chez nous, au camp, c'est le communisme ! Homme de tête, en avant, arche! » Si « c'est le communisme », que pourraient-ils bien objecter? Ne lui ont-ils pas voué leur existence?... *** Il y a d'autres modes de transfèrement encore : en chariots traînés par des chevaux, et tout bonnement à pied. Vous vous rappelez, dans Résurrection, le troupeau conduit par une journée ensoleillée de la prison à la gare? A Minoussinsk, en 194..., alors qu'une année durant on n'avait laissé sortir personne, même à la promenade, et que les gens avaient perdu l'habitude de marcher, de respirer, de voir la lumière, – on les fit sortir, on les mit en rangs et on les fit marcher à pied jusqu'à Abakan: vingt-cinq kilomètres. Une dizaine de personnes moururent en route. Aucun grand roman, aucun chapitre de roman, même, ne sera écrit sur ce sujet: quand on habite au cimetière, on ne saurait avoir une larme pour chacun. Le transfèrement à pied, c'est l'ancêtre du transport en chemin de fer, l'ancêtre du wagon-zak et l'ancêtre des « rougeauds ». A notre époque, il est utilisé de plus en plus rarement, uniquement là où tout moyen de transport mécanique est encore impossible. C'est de cette façon que, pendant le blocus de Leningrad, sur un certain secteur du lac Ladoga, on amenait les condamnés jusqu'aux rougeauds (les femmes avec les prisonniers allemands, nos hommes repoussés loin des femmes à coups de baïonnette, pour qu'ils ne leur prennent pas leur pain. Ceux qui tombaient étaient déchaussés dans l'instant et jetés, morts ou vifs, sur un camion). C'est de cette façon que, dans les années 30, on expédiait chaque jour un contingent de cent hommes de la prison de transit de Kotlas à destination d'Oust-Vym (environ trois cents kilomètres) et parfois de Tchibiou (plus de cinq cents). Un jour de 1938, c'est une colonne de femmes qui partit ainsi. Lors de ces transferts, les étapes étaient de vingt-cinq kilomètres par jour. L'escorte, accompagnée d'un ou deux chiens, aiguillonnait les retardataires à coups de crosse. Les affaires des détenus, la roulante et les vivres suivaient, il est vrai, sur des chariots, ce qui rappelait les transfèrements classiques du siècle dernier. Il y avait également des gîtes d'étape : les maisons saccagées – fenêtres brisées, portes arrachées – de paysans dékoulakisés. La comptabilité de la prison de Kotlas délivrait des vivres au convoi pour une durée théorique supposant que le voyage se passerait sans aucune anicroche, et jamais (selon le principe général de tous nos services comptables) elle ne prévoyait de journée supplémentaire. En cas de retard en chemin, on faisait durer les vivres, l'ordinaire se réduisait parfois à une « buvée » de farine de seigle sans sel, ou bien à rien du tout. Ce qui rompait avec la tradition classique. En 1940, le convoi d'A. la. Oléniov, une fois débarqué des barges, fut conduit à pied à travers la taïga (de Kniaj-Pogost vers Tchibiou) : aucune nourriture. Boisson : l'eau des marais ; la dysenterie les emportait rapidement. Quand ils tombaient, à bout de forces, les chiens lacéraient sur eux leurs vêtements. A Ijma, on pêcha au pantalon et les poissons furent mangés crus. (Et, parvenus à une certaine clairière, on leur annonça : « Ici vous allez construire la voie ferrée Kotlas–Vorkouta! ») En d'autres lieux encore de notre Nord européen, on conduisit à pied contingent sur contingent jusqu'à ce que le même itinéraire fût enfin parcouru par de gais wagons rouges transportant, sur les remblais qu'ils avaient construits de leurs mains, les mêmes prisonniers, arrêtés pour la seconde fois. Les transfèrements à pied ont leur propre technique, mise au point dans les régions où l'on est amené à en organiser souvent et pour beaucoup de monde à chaque fois. Supposons que, par un sentier de la taïga, on conduise une troupe de détenus de Kniaj-Pogost à Vesliana ; soudain l'un d'entre eux s'écroule, incapable d'aller plus loin; que va-t-on faire de lui? Pensez-y rationnellement : alors ? On ne va tout de même pas arrêter tout le convoi. On ne va pas non plus préposer un soldat à chaque traînard ou à chaque personne tombée : il y a peu de soldats et beaucoup de détenus. Par conséquent?... Le soldat reste quelque temps auprès de lui, puis rejoint la troupe à la hâte, seul. Pendant longtemps, des transferts à pied incessants se maintinrent entre Karabas et Spassk. De trente-cinq à quarante kilomètres, pas plus, mais à faire parcourir en un seul jour et par un millier de détenus à la fois, avec, parmi eux, un grand nombre d'êtres affaiblis. Dans ce cas, on s'attend à avoir beaucoup de gens qui s'écroulent, beaucoup de traînards en proie à cette mauvaise volonté, à cette indifférence d'avant la mort qui fait que, quand bien même on leur tirerait dessus, ils ne peuvent plus avancer. La mort, ils n'en ont plus peur, mais le bâton? l'infatigable bâton qui les frappe et refrappe n'importe où ? Eh bien, le bâton leur fera peur et ils avanceront! C'est une chose vérifiée, c'est comme ça. A l'habituel cordon de soldats armés de mitraillettes qui entoure à cinquante mètres de distance la colonne de détenus vient donc s'en ajouter en second, qui double le premier vers l'intérieur : ce sont des soldats non armés, mais munis de bâtons. Les traînards se font battre (comme du reste l'avait prévu le camarade Staline), on les bat et on les rebat ; ils perdent leurs dernières forces, mais ils avancent ! et nombre d'entre eux parviennent, par une sorte de miracle, à destination. Ils ignorent qu'il s'agit de l'épreuve du bâton et que ceux qui, malgré les coups, restent à terre et n'avancent plus, sont ramassés par des télègues* qui suivent la colonne. Ce que c'est que de savoir s'organiser! (Question possible: et pourquoi ne pas embarquer tout le monde, dès le départ, en télègues ?... Mais où les prendre, elles et leurs chevaux ? C'est que nous avons des tracteurs, maintenant. Et puis, au prix où est l'avoine...) Ces colonnes de transférés furent nombreuses et fournies en 1948-1950. Durant les années 20, l'acheminement à pied était l'une des formes essentielles du transfèrement. J'étais encore enfant, mais je me rappelle parfaitement ces cortèges qu'on faisait passer sans la moindre gêne dans les rues de Rostov-sur-le-Don. A ce propos, la célèbre mise en garde : « ...ouvre le feu sans avertissement! » avait une formulation différente, due également à une technique différente: l'escorte, en effet, n'était le plus souvent armée que de sabres. On disait: « Un pas de côté, l'escorte fait feu et sabre ! » Cela vous a une forte résonance : « fait feu et sabre ! » On se représente vraiment sa tête fendue en deux d'un coup de sabre assené par derrière. En février 1936, on vit encore passer dans les rues de Nijni-Novgorod une colonne de vieillards d'outre-Volga : longues barbes, caftans de bure tissés à la maison, chaussons de tille et chaussettes russes, tout à fait « La Russie qui s'en va »... Soudain débouchèrent d'une rue perpendiculaire trois automobiles avec le président du Vtsik, Kalinine. On arrêta la colonne. Kalinine passa, sans marquer le moindre intérêt. Fermez les yeux, ami lecteur. Entendez-vous le grondement des roues? Ce sont les wagons-zak qui roulent. Ce sont les rougeauds qui roulent. A chaque minute du jour et de la nuit. Chaque jour de l'année. Et cette eau, maintenant, qui clapote? ce sont des barges pleines de détenus qui voguent. Et voilà les moteurs des fourgons qui ronflent. Sans arrêt on débarque, on enfourne, on transborde. Et cette rumeur? elle monte des cellules surpeuplées des prisons transitaires. Et ces hurlements? ce sont les plaintes des gens dévalisés, violés, battus. Nous avons passé en revue tous les modes de transfert et devant chacun nous nous sommes dit : voici le pire. Nous avons fait le tour des prisons de transit sans en discerner de bonnes. Et le dernier espoir des hommes, qui leur fait toujours attendre une amélioration : au camp ça ira mieux, – même cet espoir est mensonger. Au camp, ce sera encore pire. 1 Cf. sa lettre à moi, Litératournaïa gazèta, 29 novembre 1962. 2 P. F. Iakoubovitch, V mire otverjennykh [Dans le monde des réprouvés], Moscou, 1964. 3 En 1897, embarquant à bord du « Saint-Nicolas », V.I. Lénine partit du port des passagers, et comme un voyageur ordinaire. Chapitre 4 D'ILE EN ILE Mais il arrive aussi tout bonnement qu'on transporte les zeks d'île en île à travers l'Archipel dans des nacelles individuelles. Cela porte le nom d'escorte spéciale. C'est la forme la moins contraignante de transfert, presque rien ne la distingue du voyage en liberté. Se déplacer ainsi n'est donné qu'à un petit nombre. A moi, au cours de ma carrière de prisonnier, cela m'est advenu trois fois. L'escorte spéciale est attribuée sur instructions de personnages haut placés. Ne pas la confondre avec l'affectation spéciale, qui émane de l'appareil du Goulag. Le bénéficiaire de cette dernière fait le plus souvent le voyage dans les mêmes conditions de transport que tout le monde, encore qu'il puisse lui échoir en partage de merveilleuses (et d'autant plus frappantes) portions de trajet. Exemple: le Letton Hans Bernstein se rend du Nord dans la basse Volga, en affectation spéciale de caractère économique. On le fait voyager au milieu de toutes les incommodités et humiliations décrites plus haut, avec les chiens qui vous aboient après, les baïonnettes qui vous cernent, les hurlements : « un pas à droite, un pas à gauche... » ; et soudain, on le débarque dans la petite gare de Zanzévatka, où il est accueilli par un paisible surveillant solitaire, sans arme, et qui bâille : « Bon, tu passes la nuit chez moi. Demain, je te conduis au camp ; en attendant, promène-toi. » Et Hans se promène ! Comprenez-vous bien ce que veut dire se promener pour un homme qui a écopé de dix ans, qui a déjà dit adieu à la vie je ne sais combien de fois, qui ce matin encore était en wagon-zak et demain sera dans un camp ? Il va, il vient, il regarde les poules gratter le sol du jardinet de la gare, les paysannes qui n'ont pas vendu au train leur beurre et leurs melons se préparer à partir. Il fait trois, quatre, cinq pas de côté sans que personne lui crie « stop! », de ses doigts incrédules il touche les feuilles menues des acacias, il est au bord des larmes. L'escorte spéciale tout entière, du début jusqu'à la fin, est une merveille de ce genre. Cette fois-ci, vous échappez aux transfèrements en commun, vous n'aurez pas à mettre les mains derrière le dos, ni à vous déshabiller entièrement, ni à vous asseoir à même le sol, et ne serez même pas fouillé. L'escorte vous aborde amicalement, elle va jusqu'à employer le « vous ». Bien entendu, vous avertit-elle, en cas de tentative de fuite, nous tirons, comme d'habitude. Nos pistolets sont chargés, nous les avons en poche. Toutefois, nous allons voyager normalement, ayez l'air dégagé, ne laissez pas comprendre que vous êtes un détenu. (Je prie instamment le lecteur de remarquer qu'en l'occurrence, et comme toujours, les intérêts de l'individu coïncident pleinement avec ceux de l'État.) Ma vie de bagnard fut mise sens dessus dessous en ce jour où – c'était au moment du départ pour le travail et, avec mes doigts recroquevillés (à force de tenir l'outil, ils ne se dépliaient plus), je me faisais tout petit dans ma brigade de charpentiers – le répartiteur m'emmena à l'écart et me dit avec un soudain respect: « Tu sais, par décision du ministre de l'Intérieur... » J'eus comme un étourdissement. Les équipes partirent pour le travail ; resté dans la zone, je fus entouré par les planqués. Les uns disaient : « Ils vont te coller un supplément de peine », les autres : « C'est pour te libérer ». Mais tous s'accordaient sur un point : j'allais devoir me présenter devant le ministre Krouglov. Moi-même, je me mis à vaciller entre supplément de peine et libération. J'avais complètement oublié que six mois auparavant, notre camp avait reçu la visite de je ne sais plus quel type qui nous avait donné à remplir des fiches de recensement du Goulag (après la guerre, ce travail avait été entrepris en commençant par les camps les plus proches, mais il y a peu de chances qu'il ait jamais été terminé). La colonne la plus importante était celle intitulée « qualification ». Pour se donner du prix, les zeks s'attribuaient les qualifications les plus cotées dans les camps: « coiffeur », « tailleur », « magasinier », « boulanger ». Pour moi, je plissai les paupières et écrivis: « spécialiste de physique nucléaire ». De ma vie je n'avais été spécialiste de physique nucléaire, mais comme, avant la guerre, j'avais suivi quelques cours à l'Université et connaissais le nom des particules et des paramètres de l'atome, je résolus de répondre ainsi. C'était en 1946, il nous fallait à tout prix la bombe atomique. Toutefois je n'accordai pas moi-même d'importance à cette fiche et l'oubliai. Il est une légende que, de temps à autre, on entend conter dans les camps, rumeur sourde qui ne mérite aucune créance et que personne n'a jamais confirmée : quelque part dans l'Archipel, il existerait de minuscules îles du Paradis. Nul ne les a vues, nul n'y a séjourné ou qui l'a fait se tait, bouche cousue. Ces îles, à ce qu'on dit, sont arrosées de fleuves de lait coulant entre deux rives de confiture, la nourriture n'y descend jamais plus bas que la crème et les œufs ; elles sont, dit-on, tout ce qu'il y a de propre, il y fait toujours chaud, le travail y est de nature intellectuelle et archisecret. Et ce fut précisément dans ces îles paradisiaques (dans la langue des camps, des « bahuts », des charachki) que je me retrouvai, à mi-temps de ma peine. C'est à elles que je dois d'être resté en vie : dans les camps, je n'aurais jamais duré jusqu'au bout. C'est à elles que je dois d'écrire cette étude, encore que je prévoie de ne leur accorder aucune place dans ce livre (un roman leur a déjà été consacré). C'est en passant de l'une de ces îles à une autre que je fus transféré sous escorte spéciale: deux surveillants et moi. S'il est vrai que les âmes des morts volent parfois parmi nous, nous voient, lisent sans peine en nous nos plus minimes impulsions, tandis que nous ne pouvons ni les apercevoir ni deviner leur présence désincarnée, voilà qui ressemble fort à nos voyages sous escorte spéciale. Vous plongez au cœur de la vie libre, dans la bousculade des halls de gare. Vous parcourez de l'œil des avis qui sous aucun rapport, certes, ne peuvent vous concerner. Assis sur une banquette ancien modèle, vous écoutez des conversations bizarres et futiles : c'est un mari qui bat sa femme ou bien l'a plaquée ; c'est une belle-mère qui ne s'entend pas avec sa bru ; c'est un appartement communautaire où les voisins gaspillent le courant en laissant le couloir éclairé et ne s'essuient pas les pieds ; et Untel qui met des bâtons dans les roues à Untel dans son travail ; et tel autre qui s'est vu offrir une bonne place, mais ne se décide pas à déménager: parce que lever le camp, hein, ça n'est pas une petite affaire! Vous écoutez tout cela et les fourmis du renoncement vous courent dans le dos et sur le cuir chevelu, tant vous apparaît clairement la vraie mesure de toutes choses dans l'Univers! la mesure de toutes les faiblesses et de toutes les passions! Tandis que ces pécheurs, il ne leur a pas été donné de l'apercevoir. A être vraiment vivant, authentiquement vivant, il n'y a que vous, le désincarné ; tous ceux-là, c'est seulement par erreur qu'ils se croient en vie. Et quel abîme incomblable entre eux et vous ! Impossible de pousser un cri à leur adresse, de verser sur eux un pleur, de les secouer par les épaules : n'êtes-vous pas un esprit, un fantôme, et eux, des corps matériels? Comment donc leur faire comprendre (par une illumination? par une apparition ? en songe ?) : Frères ! hommes ! Pour quoi la vie vous a-t-elle été donnée? Dans le lourd silence de minuit, les portes des cellules pour condamnés à mort s'ouvrent et on traîne vers le peloton d'exécution des hommes qui ont l'âme grande. Sur toutes les voies ferrées du pays, en cette minute, en cet instant, des hommes, après le hareng, lèchent leurs lèvres sèches de leurs langues amères, ils rêvent du bonheur d'avoir les jambes étendues, du soulagement d'avoir fait ses besoins. A la Kolyma, c'est seulement en été et sur un mètre de profondeur que la terre dégèle : alors seulement on y enfouit les ossements de ceux qui sont morts durant l'hiver. Tandis que vous, sous un ciel bleu, sous un chaud soleil, vous avez le droit de disposer de votre destin, d'aller boire de l'eau, d'étirer vos membres, de vous rendre où vous voulez sans escorte : qu'est-ce donc que cette histoire de courant gaspillé? ou de belle-mère ? L'essentiel dans la vie, tous ses secrets, vous voulez que je vous les dise là, maintenant? Ne courez pas après des fantômes, après des biens, après une situation : pour les amasser – des dizaines d'années à s'user les nerfs ; pour les confisquer – une seule nuit. Vivez en gardant sur la vie une supériorité égale : ne craignez pas le malheur, ne languissez pas après le bonheur ; de toute façon, l'amer ne dure pas toute la vie et le sucré n'est jamais servi ras bord. Estimez-vous satisfait si vous ne gelez pas et si la soif et la faim ne vous déchirent pas les entrailles de leurs griffes. Vous n'avez pas l'échine rompue, vos deux jambes marchent, vos deux bras se plient, vos deux yeux voient et vos deux oreilles entendent – qui pourriez-vous bien envier? à quoi cela vous servirait-il? D'envier les autres nous ronge avant tout nous-mêmes. Dessillez vos yeux, lavez votre cœur et au-dessus de tout mettez ceux qui vous aiment et ceux qui sont bien disposés à votre égard. Ne les offensez pas, ne les injuriez pas, ne quittez jamais l'un d'eux sur une brouille : car qui sait? c'est peut-être le dernier acte que vous aurez accompli avant d'être arrêté, et c'est lui qui restera dans leur mémoire ! ... Mais les convoyeurs caressent dans leurs poches les crosses noires de leurs pistolets. Et nous sommes tous trois assis côte à côte, trois gars sobres, trois amis paisibles. Je me frotte le front, je ferme les yeux, puis les rouvre, mais la vision est toujours là: une masse de gens sans aucune escorte. Je me souviens pourtant nettement d'avoir passé la nuit dernière dans une cellule et de devoir le faire à nouveau demain. Mais voici des contrôleurs avec leurs pinces : « Votre billet ! – C'est mon camarade qui l'a. » Les wagons sont pleins (enfin, pleins « à la libre »: personne de couché sous les banquettes, personne d'assis par terre dans le passage). On m'a dit de me conduire normalement, alors je m'en donne : ayant repéré une place libre près de la fenêtre de l'autre côté du couloir, face au compartiment voisin, je suis allé m'y asseoir. Pas de place à côté pour mes anges gardiens. Ils me surveillent depuis leur compartiment avec des yeux d'amoureux. A Pérébory, la place en face de moi, de l'autre côté de la tablette, se libère, mais un gars avec une grosse tronche, vêtu d'une peau de mouton et coiffé d'une chapka de fourrure, réussit à l'occuper avant mon convoyeur. Il a une valise de bois, simple mais solide. Cette valise, je la reconnais: fabrication des camps – made in Archipel. « Fffou ! », souffle le gars. Il ne fait guère clair mais je vois qu'il est tout rouge, il a fallu qu'il se batte pour monter. Il sort une canette : « Un coup de bière, camarade? » Je sais que mon convoyeur, là-bas, est dans ses petits souliers : c'est que je ne dois pas boire de boisson alcoolisée, défendu ! Mais je dois avoir une conduite normale. Aussi dis-je négligemment: « Tiens, oui, pourquoi pas ? verse donc. » (De la bière ? de la bière ! Trois ans que je n'en ai pas bu une gorgée ! demain, dans ma cellule, je vais me vanter: « J'ai bu de la bière ! ») Le gars verse, et je bois avec un grand frisson. Il fait sombre déjà. Il n'y a pas d'électricité dans le wagon, c'est la désorganisation d'après-guerre. Dans une vieille lanterne fixée dans le couloir brûle un reste de chandelle censé éclairer quatre compartiments à la fois, deux devant et deux derrière. Nous conversons cordialement, le gars et moi, à peu près sans nous voir. Mon gardien a beau se contorsionner, il n'entend rien à cause du fracas du wagon. J'ai en poche une carte postale pour la maison. Je vais expliquer à mon brave compagnon qui je suis et lui demander de la mettre à la boîte. A en juger par sa valise, il a été lui aussi interné. Mais il me devance : « Tu sais, j'ai eu du mal à avoir un congé. Pendant deux ans ils ont refusé de me lâcher : tu parles d'un travail de chien! – Lequel? – C'est vrai que tu ne sais pas. Je suis un asmodée*, épaulettes bleues, tu n'en as jamais vu? » Oh malheur! comment donc n'y avais-je pas pensé du premier coup? Pérébory est le centre du Volgolag et cette valise, il l'a extorquée aux zeks qui la lui ont fabriquée gratis. Quel tissu serré dans notre vie : deux asmodées pour deux compartiments, ça ne suffisait pas, il a fallu qu'un troisième vienne les rejoindre ! Et peut-être qu'un quatrième est tapi quelque part? Peut-être qu'il y en a dans chaque compartiment?... Peut-être que je ne suis pas seul à voyager sous escorte spéciale?... Mon gars continue à gémir, à se plaindre de son sort. Alors, énigmatique, je lui rétorque : « Mais ceux que tu surveilles, ces types qui en ont pris pour dix ans sans avoir rien fait, ils ont la vie plus facile? » Du coup il la boucle et ne dit plus rien jusqu'au matin: déjà, auparavant, il avait vaguement vu dans la pénombre que je portais une tenue genre militaire, capote et chemise kaki. Il se disait que j'étais simplement dans l'armée, mais maintenant, méfiance : si ça se trouve, je suis un agent de la Sécurité? je fais la chasse aux évadés? Qu'est-ce que je fabrique dans ce wagon? Et lui qui a déblatéré sur les camps devant moi... La chandelle se noie dans sa cire, mais brûle encore. Etendu sur la planche à bagages, un jeune homme à la voix agréable parle de la guerre, de la vraie, celle qu'on ne raconte pas dans les livres, il a été sapeur et cite des cas conformes à la vérité. Quelle joie d'entendre la vérité non muselée pénétrer malgré tout dans certaines oreilles. Je pourrais en raconter, moi aussi... Je voudrais même raconter!... Mais en fait, non, je ne veux plus. Mes quatre années de guerre ont été comme escamotées. Je ne crois plus que tout cela ait eu lieu, et je ne veux pas faire remonter ces souvenirs. Deux années ici, deux années d'Archipel ont éclipsé pour moi les routes du front, elles ont tout éclipsé. Un clou chasse l'autre. Voici qu'après quelques heures seulement passées au milieu des non-détenus, ma bouche, je le sens, est muette : je n'ai rien à faire parmi eux, je m'y sens bridé. Je veux une parole libre ! je veux retourner dans ma patrie ! à la maison, sur mon Archipel! Au matin, j'oublie ma carte postale sur la planche à bagages : la responsable du wagon va essuyer partout ; si c'est un être humain, elle la mettra à la boîte... Nous sortons de la gare de Iaroslavl sur la place. De nouveau, je suis tombé sur des convoyeurs novices qui ne connaissent pas Moscou. Je décide pour eux: nous prendrons le tramway B. A l'arrêt du tram, au milieu de la place, c'est la cohue, nous sommes à l'heure qui précède le début du travail. L'un de mes convoyeurs monte trouver le machiniste et lui montre sa carte du MVD. Tels des députés au Mossoviet, nous faisons tout le trajet debout, l'air important, sur la plate-forme avant, et voyageons sans billets. Un vieillard, lui, est repoussé: tu n'es pas infirme, monte par derrière! Nous approchons de la rue Novoslobodskaïa, descendons ; pour la première fois, je vois la prison des Boutyrki du dehors, bien que ce soit déjà la quatrième fois que l'on m'y amène et que je n'aie aucune difficulté à m'en tracer le plan intérieur. Brrr, qu'il est sévère, ce haut mur d'enceinte qui englobe deux pâtés de maisons ! Le cœur des Moscovites se glace lorsqu'ils voient s'ouvrir la gueule d'acier de son portail. Mais j'abandonne sans regret les trottoirs de Moscou, je traverse en homme qui rentre chez lui la petite tour voûtée du corps de garde, je souris dans la première cour, je reconnais la familière porte principale et ses sculptures sur bois, et cela m'est égal qu'on me mette debout face au mur – voilà, c'est fait – tout en me demandant : « Nom? prénom et patronyme?... année de naissance?... » Mon nom ! ... Je suis le Voyageur des Étoiles! Mon corps est ligoté, mais mon âme n'est pas en leur pouvoir. Je sais qu'après plusieurs heures d'inévitables procédures appliquées à mon corps – box, fouille, délivrance de reçus, établissement d'une fiche d'entrée, désinfection et bains –, je serai introduit dans une cellule à deux coupoles séparées par une arcade médiane (toutes les cellules sont comme ça), avec deux grandes fenêtres et une longue table-armoire, et que j'y trouverai des hommes inconnus de moi, mais obligatoirement intelligents, intéressants, amicaux ; ils se mettront à me raconter des tas de choses, et j'en ferai autant, et le soir, je n'aurai pas envie de m'endormir. Sur les écuelles, il y aura, gravé (pour qu'on ne les emporte pas en partant en transfert) : « BouTiour ». La maison de repos Boutiour, comme nous avions inventé de dire la dernière fois. Un établissement pas assez connu des dignitaires adipeux qui désirent maigrir. Ceux-là traînent leurs bedaines à Kislovodsk, parcourent des sentiers fléchés, font des flexions, transpirent un bon mois durant, le tout pour perdre deux ou trois kilos. Tandis qu'à la maison Boutiour, qu'ils ont à portée de la main, n'importe lequel d'entre eux maigrirait d'une dizaine de kilos en une semaine sans avoir à faire le moindre exercice. C'est vérifié. Il n'y a jamais eu d'exceptions. *** S'il est une vérité dont nous convainc la prison, c'est que le monde est petit, vraiment très petit. Il est vrai que l'Archipel du Goulag, qui s'étend sur le même espace que l'Union des Soviets, lui est de beaucoup inférieur par le nombre d'habitants. Le chiffre exact de la population de l'Archipel ne nous est pas accessible. Mais on peut admettre qu'il ne s'est pas trouvé simultanément dans les camps plus de douze millions de personnes (les uns s'en allaient sous terre, la Machine en apportait de nouveaux). Et, de ce nombre, les politiques ne faisaient pas plus de la moitié. Six millions? un petit pays, quoi, la Suède ou la Grèce, où beaucoup de monde se connaît. Il n'est donc pas étonnant qu'en arrivant dans n'importe quelle cellule de n'importe quelle prison de transit, en écoutant et en parlant vous-même, vous finissiez nécessairement par découvrir que vous avez, vos compagnons de cellule et vous, des connaissances communes. (Voyez même le cas de Dolgun : une année au secret, la prison Soukhanovka, roué de coups par Rioumine, l'hôpital ; après tout cela, il se retrouve dans une cellule de la Loubianka, se nomme – et ce déluré de F. s'élance vers lui : « Ah, ah ! je vous connais ! » Dolgun, effarouché: « Comment cela? Vous faites erreur! – Nullement ; vous êtes bien Alexandre Dolgun, cet Américain dont la presse bourgeoise prétendait mensongèrement qu'il avait été enlevé, affirmation démentie par Tass. J'étais alors en liberté et j'ai lu cette histoire. ») J'aime le moment où l'on fait entrer dans ma cellule un nouveau (pas un novice, car celui-là est abattu, désorienté : non, un zek bien rassis). Et j'aime moi-même pénétrer dans une nouvelle cellule (au reste, si Dieu veut, puissé-je ne plus avoir à le faire !) – sourire insouciant, geste large : « Salut, les copains ! » Le sac jeté sur le châlit. « Alors, quoi de neuf en un an aux Boutyrki ? » Nous commençons à lier connaissance. Voici un jeune gars, Souvorov, article 58. Rien de remarquable à première vue, mais cherchons, cherchons bien : dans la même cellule que lui, à la prison de transit de Krasnoïarsk, il y avait un certain Makhotkine... « Permettez, n'était-ce pas l'aviateur des régions polaires? – Si, si! son nom a été donné... – ... à une île du golfe de Taïmyr. Lui-même est condamné en vertu de l'article 58, paragraphe 10. Dites-moi, alors, on l'a laissé partir pour Doudinka ? – Comment le savez-vous? Oui. » Parfait. Encore un maillon ajouté à la biographie de ce Makhotkine, qui m'est totalement inconnu. Je ne l'ai jamais rencontré, peut-être ne le rencontrerai-je jamais, mais ma mémoire active a enregistré tout ce que j'ai entendu dire de lui: Makhotkine a écopé d'un billet de dix, impossible pourtant de débaptiser son île, car elle figure sur les cartes du monde entier (ça n'est pas une île du Goulag !). Recruté pour la charachka aéronautique de Bolchévo, il s'y morfondait, aviateur parmi des ingénieurs, sachant qu'on n'allait pas le laisser voler. Quand la charachka a été coupée en deux, Makhotkine s'est retrouvé dans la moitié installée à Taganrog, et il semblait bien que tous liens fussent rompus avec lui. Dans l'autre moitié, celle de Rybinsk, on m'a raconté que le gars s'était proposé pour aller voler dans l'Extrême Nord. Voilà que j'apprends maintenant qu'il en a reçu l'autorisation. Tout cela ne me sert à rien, mais j'ai tout retenu. Dans dix jours, je vais partager une cabine de bain de la prison des Boutyrki (il y a, comme ça, des boxes jolis tout plein aux Boutyrki, avec des robinets et un baquet, c'est pour qu'on n'encombre pas la grande salle) avec un certain R. Ce R., un inconnu jusque-là, me dira qu'il a passé six mois à l'hôpital des Boutyrki et qu'il part pour la charachka de Rybinsk. Encore trois jours et à Rybinsk, cette boîte hermétiquement close où sont coupés tous les liens des zeks avec le monde extérieur, on apprendra à la fois que Makhotkine est à Doudinka et à quel endroit j'ai été, moi, envoyé. C'est cela, le télégraphe des prisonniers: de l'attention, de la mémoire, des rencontres. Et cet homme sympathique aux lunettes d'écaille? Il se promène dans la cellule et, d'une agréable voix de baryton, fredonne du Schubert: Ma jeunesse à nouveau m'oppresse Et long est le chemin du tombeau... « Tsarapkine, Sergueï Romanovitch. – Permettez, mais je vous connais bien. Biologiste? Réfractaire au retour? Resté à Berlin? – Comment le savez-vous ? – Que voulez-vous, le monde est petit! En 1946, avec Nikolaï Vladimirovitch Timofeïev-Ressovski... » ... Ah, cette cellule ! la plus brillante, peut-être, de toute mon existence de prisonnier !... C'était en juillet. On m'avait fait revenir du camp aux Boutyrki en vertu d'une mystérieuse « décision du ministre de l'Intérieur ». J'étais arrivé après le déjeuner, mais le surpeuplement de la prison était tel que les procédures de réception durèrent onze heures : c'est seulement à trois heures du matin que, harassé par mes stations dans les boxes, je fus introduit dans la cellule n° 75. Eclairée brillamment, sous ses deux coupoles, par deux lampes électriques, la cellule dormait en tas et les corps s'agitaient dans la touffeur: l'air brûlant de juillet stagnait devant les fenêtres qu'obturaient les muselières. Des mouches infatigables bourdonnaient et se posaient sur les dormeurs, qui faisaient des mouvements convulsifs. Certains s'étaient recouvert les yeux de leur mouchoir pour se protéger de la violence de la lumière. La tinette répandait une odeur puissante : la décomposition était accélérée par une telle canicule. La cellule, prévue pour vingt-cinq, n'était pas bourrée outre mesure: quatre-vingts personnes environ. Les châlits à droite et à gauche étaient entièrement recouverts de corps étendus, ainsi que les panneaux de bois supplémentaires disposés en travers du passage ; partout, de sous les châlits, des jambes dépassaient et la table-armoire, traditionnelle aux Boutyrki, avait été repoussée vers la tinette. C'est là qu'il restait encore un petit morceau de plancher libre, où je me couchai. Si bien que ceux qui se levaient pour aller à la tinette m'enjambèrent jusqu'au matin. Au commandement « Debout ! » crié par le guichet, tout se mit en mouvement: on s'employa à débarrasser le passage des panneaux transversaux, à repousser la table vers la fenêtre. On s'approcha de moi pour m'interviewer : novice ou habitué ? Il se trouva que la cellule était au point de rencontre de deux flux: le flux habituel des condamnés de frais, qu'on dirigeait sur les camps, et, en sens inverse, un flux venant des camps et composé exclusivement de spécialistes: physiciens, chimistes, mathématiciens, ingénieurs-constructeurs, destinés à partir dans des directions inconnues, en tout cas pour de bienheureux instituts de recherche. (A ce moment, je me rassurai : le ministre n'allait pas me filer un supplément.) Je fus accosté par un homme dans la force de l'âge, bien charpenté (mais fortement amaigri), au nez légèrement recourbé en bec de vautour: « Professeur Timofeïev-Ressovski, président de la société scientifique et technique de la cellule 75. Notre société se réunit tous les jours près de la fenêtre de gauche, après la distribution du matin. Ne pourriez-vous pas nous faire une communication scientifique? et laquelle? » Pris au dépourvu, je me tenais devant lui avec ma longue capote râpée et ma chapka d'hiver (ceux que l'on a arrêtés en hiver sont voués à porter en été aussi leurs effets d'hiver). Mes doigts ne s'étaient pas encore redressés depuis le matin et ils étaient couverts d'écorchures. Quelle communication scientifique pouvais-je bien donc faire? C'est alors que je me rappelai avoir eu en main récemment, au camp, deux nuits durant, un livre apporté de l'extérieur : le rapport officiel du ministère de la Guerre des États-Unis sur la première bombe atomique. Ce livre était sorti au printemps. Personne dans la cellule ne l'avait encore vu? La question était oiseuse: personne, bien sûr. Sourire moqueur du destin, qui me forçait en fin de compte à me reconvertir en physique nucléaire, spécialité dans laquelle je m'étais justement inscrit lors du recensement. Après la distribution, la fenêtre de gauche vit se réunir la société scientifique et technique, composée d'une dizaine de personnes ; je fis ma communication et fus accepté dans ladite société. Sur certains points, je commettais des oublis, sur d'autres, je n'arrivais pas tout à fait à comprendre ; prisonnier depuis déjà un an, ne pouvant rien savoir de la bombe atomique, Nikolaï Vladimirovitch complétait pourtant ici et là les lacunes de mon exposé. En guise de tableau noir, un paquet de cigarettes vide ; à la main, un morceau de crayon à ardoise illégal. Nikolaï Vladimirovitch me les prenait des mains, dessinait, intervenant avec une telle assurance qu'on eût dit un physicien du groupe de Los Alamos. Il avait effectivement travaillé avec l'un des premiers cyclotrons européens, mais pour l'irradiation des mouches drosophiles. C'était l'un des plus grands généticiens de son temps. A une époque où il se trouvait déjà en prison, Jébrak, qui ignorait ce fait (peut-être, au reste, le savait-il), eut la témérité d'écrire à l'intention d'une revue canadienne : « La biologie russe n'est pas responsable de Lyssenko, la biologie russe, c'est Timofeïev-Ressovski » (en 1948, lors du démantèlement de la biologie, on revalut cela à Jébrak). Schroedinger, dans sa brochure Ce qu'est la vie, trouva aussi moyen de citer deux fois Timofeïev-Ressovski, en prison depuis longtemps déjà. Et voici qu'il était là maintenant, devant nous, brillant de connaissances dans toutes les sciences possibles. Il possédait cette envergure que les savants des générations ultérieures se refusent même à avoir (ou bien sont-ce les possibilités d'embrassement qui ont changé?). Et pourtant la faim subie pendant l'instruction l'avait tellement vidé de ses forces qu'il lui devenait pénible de pratiquer ces exercices. Par sa mère, il descendait d'une famille de nobles déchue de sa grandeur, originaire des bords de la Ressa, dans la région de Kalouga ; par son père, il descendait, par une branche collatérale, de Stépan Razine, et tout en lui dénotait la vigueur du Cosaque: larges os, caractère posé, fermeté devant le commissaire-instructeur, mais aussi un besoin de manger qui le tourmentait plus que nous. Son histoire était la suivante : en 1922, le savant allemand Vogt, fondateur à Moscou de l'Institut du cerveau, avait demandé qu'on envoyât chez lui en mission permanente deux étudiants diplômés et capables. C'est ainsi que Timofeïev-Ressovski et son ami Tsarapkine reçurent chacun une mission sans limitation de durée. Quoique privés de direction idéologique, ils firent de grands progrès dans le domaine propre de la science, et lorsqu'en 1937 (!) ils reçurent l'ordre de regagner leur patrie, la chose se révéla impossible, en vertu de la force d'inertie : ils ne pouvaient laisser en plan ni la logique de leurs travaux, ni leurs appareils, ni leurs élèves. A quoi s'ajoutait sans doute cette raison supplémentaire: de retour dans leur patrie, il leur aurait fallu traîner publiquement dans la boue leur travail de quinze ans en Allemagne, seule attitude qui eût pu leur conférer alors un droit à l'existence (cela eût-il suffi, d'ailleurs ?). C'est ainsi qu'ils étaient devenus des réfractaires, tout en demeurant des patriotes. En 1945, les troupes soviétiques firent leur entrée dans Buch (faubourg nord-est de Berlin) ; Timofeïev-Ressovski, à la tête d'un institut intact, accueillit avec joie leur arrivée : tout s'arrangeait on ne peut mieux, il n'était plus nécessaire, à présent, de dire adieu à l'Institut! Les représentants du pouvoir soviétique arrivèrent, parcoururent rapidement les locaux et dirent : « Heu ! Hum ! Mettez-nous tout ça en caisses, nous l'emportons à Moscou. – Impossible », fit Timofeïev avec un bond en arrière. « Tout serait perdu. Il a fallu des années pour mettre au point les installations! – Ah, tiens... » s'étonna-t-on. Peu de temps après, Timofeïev et Tsarapkine furent arrêtés et expédiés à Moscou. Dans leur naïveté, ils se figuraient que, sans eux, l'Institut ne pourrait fonctionner. Cesse de fonctionner l'Institut pourvu que triomphe la ligne générale ! A la Grande Loubianka, on n'eut aucune peine à démontrer aux nouveaux arrêtés qu'ils étaient des traîtres de (à?) la patrie ; ils écopèrent chacun de dix ans et maintenant le président de la société technique et scientifique de la cellule 75 se sentait tout gaillard de n'avoir à aucun moment commis d'erreur. Dans les cellules des Boutyrki, les arceaux qui soutiennent les châlits sont très bas : il ne serait jamais venu à l'idée de l'administration de la prison que les détenus devraient coucher sous eux. On commence donc par jeter sa capote à son voisin pour qu'il l'étale, puis on s'allonge face contre terre dans le passage et on entre en rampant. Le passage est un lieu où tout le monde marche, le sol sous les châlits n'est guère balayé qu'une fois par mois, on ne peut se laver les mains qu'aux besoins du soir, et encore sans savon: impossible de dire que l'on ressente son corps comme un vase d'élection. Mais j'étais heureux! En cet endroit, rampant tel un chien sur le sol d'asphalte, sous ces châlits d'où vous pleuvaient dans les yeux poussière et particules diverses, j'étais absolument heureux, sans restriction aucune. Épicure l'a fort bien dit : l'absence de diversité peut elle-même être ressentie comme un plaisir lorsqu'elle succède à des déplaisirs antérieurs variés. Après le séjour au camp qui déjà me semblait ne jamais devoir finir, après les dix heures de travail par jour, après le froid, la pluie, les douleurs dans le dos, oh ! quel bonheur c'était de rester allongé des journées entières à dormir et de toucher tout de même six cent cinquante grammes de pain et, deux fois par jour, un rata à base d'aliments composés pour le bétail ou de chair de dauphin. Bref, la maison de repos BouTiour. Dormir! c'est très important. Le ventre pour matelas, le dos pour couverture, dormir! Pendant le temps que dure votre sommeil, vous ne dépensez pas de forces, vous ne vous rongez pas le cœur, et votre peine court ! votre peine court ! Lorsque le flambeau de notre vie pétille et crache des étincelles, nous maudissons la nécessité de dormir huit heures durant comme des propres à rien. Mais quand nous sommes déshérités, désespérés, alors béni sois-tu, sommeil de quatorze heures! Dans cette cellule, on me garda deux mois : j'y dormis pour un an de retard et un an d'avance ; j'eus le temps de progresser sous les châlits jusqu'à la fenêtre, puis, repartant de la tinette mais en montant cette fois sur le châlit, de progresser jusqu'à l'arcade médiane. A ce moment, je dormais déjà beaucoup moins : je buvais avec délices la boisson de la vie. Le matin, séance de l'Association scientifique et technique, ensuite échecs, livres (de qualité, trois ou quatre pour quatre-vingts personnes, on fait la queue), vingt minutes de promenade – accord majeur! nous ne refusons jamais la promenade, même si elle nous vaut de marcher sous une pluie battante. Mais l'essentiel, ce sont les hommes, les hommes, et encore les hommes! Nikolaï Andreïevitch Sémionov, l'un des créateurs du Dneproguès. L'ingénieur Fiodor Fiodorovitch Karpov, devenu son ami en captivité. Le sarcastique et ingénieux Victor Kagan, physicien. Volodia Klempner, étudiant au conservatoire, compositeur. Un bûcheron et chasseur des forêts de la région de Viatka, sauvage comme un lac forestier. Venu d'Europe, le militant du NTS Ievguéni Ivanovitch Divnitch. Prédicateur orthodoxe, il ne se cantonne pas dans la théologie, mais invective le marxisme et déclare qu'en Europe il y a belle lurette que personne ne prend plus cette doctrine au sérieux ; moi, je la défends : ne suis-je pas marxiste ? Il y a encore un an, avec quelle assurance ne l'aurais-je pas assommé à coup de citations, avec quelle hauteur méprisante n'aurais-je pas ricané de lui! Mais cette première année de prison a eu le temps de déposer en moi – à quel moment ? je ne l'avais pas remarqué – tant de strates d'événements nouveaux, d'images et de significations nouvelles qu'il m'est désormais impossible de dire : tout cela n'existe pas ! c'est un mensonge bourgeois ! A présent, je suis obligé de le reconnaître : oui, ça existe. Et, du même coup, la chaîne de mes arguments faiblit et m'écraser est presque un jeu. Et de nouveau défilent des prisonniers de guerre, des prisonniers, encore des prisonniers – voici plus d'un an que coule ce torrent issu d'Europe, et il ne s'arrête toujours pas. Et de nouveau des émigrés russes, venant d'Europe et de Mandchourie ; nous nous cherchons des connaissances communes : de quel pays venez-vous? vous connaissez Untel? Bien sûr, il le connaît. (C'est alors que j'apprends l'exécution du colonel Iassévitch.) Et le vieil Allemand, cet Allemand replet, aujourd'hui amaigri et malade, qu'en Prusse orientale, autrefois (il y a deux cents ans?), j'avais contraint à porter ma valise. Oh, que le monde est petit!... Il était dit que nous nous reverrions! Le vieil homme me sourit. Il m'a reconnu, on dirait même qu'il est heureux de cette rencontre. Il m'a pardonné. Sa peine est de dix ans, mais il lui reste bien moins à vivre... Et cet autre Allemand encore, une grande perche, jeune, mais – peut-être parce qu'incapable de dire un mot en russe – muet. Au premier abord, d'ailleurs, on ne le prendrait pas pour un Allemand: ce qu'il lui restait de son uniforme, les truands l'en ont dépouillé pour lui donner en échange une chemise militaire soviétique toute passée. C'est un fameux as de l'aviation allemande. Première campagne: la guerre entre la Bolivie et le Paraguay ; deuxième : la guerre civile espagnole ; troisième : la conquête de la Pologne ; quatrième : la bataille d'Angleterre ; cinquième : Chypre ; sixième : l'Union soviétique. Du moment qu'il est un as, il n'a pas pu ne pas mitrailler du haut des airs des femmes et des enfants ! criminel de guerre, dix ans et cinq de muselière. – Il va sans dire que notre cellule fournit un bien-pensant (du genre du procureur Krétov) : « On a bien fait de vous coffrer tous tant que vous êtes, bande de salauds, espèces de contre-révolutionnaires ! L'histoire réduira vos os en poudre, vous servirez d'engrais ! » On lui crie : « Toi aussi, chien, tu es bon pour faire de l'engrais ! – Non, mon procès sera révisé, je suis un condamné innocent! » La cellule hurle, bouillonne. Un vieux professeur de russe aux cheveux blancs se dresse, pieds nus, de toute sa taille sur le châlit, et, tel un nouveau Christ, étend les bras : « Mes enfants, réconcilions-nous ! ... Mes enfants ! » Hurlements aussi à son adresse : « Tes enfants, va les chercher dans la forêt de Briansk ! Nous ne sommes plus les enfants de personne ! Nous ne sommes plus que les fils du Goulag... » Après le dîner et les besoins du soir, la nuit tombait sur les muselières des fenêtres, les lampes au plafond s'allumaient, épuisantes. Le jour sépare les prisonniers, la nuit les rapproche. Le soir, il n'y avait pas de disputes, on organisait des conférences ou des concerts. Là encore, Timofeïev-Ressovski brillait, consacrant des soirées entières à l'Italie, au Danemark, à la Norvège, à la Suède. Les émigrés parlaient des Balkans, de la France. Quelqu'un faisait un cours sur Le Corbusier, un autre sur les mœurs des abeilles, un troisième sur Gogol. C'est alors aussi qu'on fumait à pleins poumons! La fumée emplissait la cellule et ondulait comme du brouillard : la muselière empêchait tout tirage par la fenêtre. Kostia Kiula, né la même année que moi, s'avançait vers la table ; visage rond, yeux bleus, d'une gaucherie qui faisait même sourire, il nous récitait les vers qu'il avait composés en prison. Sa voix se brisait d'émotion. Ses poèmes avaient pour titres: « Le premier colis », « A ma femme », « A mon fils ». Lorsque, en prison, votre oreille s'efforce de capter des vers écrits eux aussi en prison, vous ne songez pas à vous demander si l'auteur a fait une entorse au système syllabo-tonique* et si les lignes se terminent par des assonances ou par de vraies rimes. Ces vers sont le sang de votre cœur, les larmes de votre femme. La cellule pleurait1. C'est depuis mon séjour dans cette cellule que j'ai commencé moi aussi à écrire des vers sur la prison. Pour l'instant, j'y récitais du Iessénine, poète quasi interdit avant la guerre. Le jeune Boubnov – ancien prisonnier de guerre qui, auparavant, avait dû, je crois, interrompre ses études – contemplait les diseurs avec dévotion, une lumière se répandait sur son visage. Ce n'était point un « spécialiste », il ne venait pas des camps, mais s'y rendait et, selon toute vraisemblance, en raison de la pureté et de la droiture de son caractère, pour y mourir : les gens comme lui n'y font pas de vieux os. Et ces soirées dans la cellule 75 auront été pour lui et pour tant d'autres, dans leur descente un instant ralentie vers la mort, la révélation soudaine de ce monde magnifique qui est et qui sera, mais dans lequel un destin méchant ne leur aura pas laissé vivre une seule année, une seule petite année de leur jeune vie. La planchette du guichet s'abattait, la tronche du maton aboyait : « Coûvre-feu ! » Non, même avant la guerre, alors que je faisais des études dans deux établissements à la fois, que je gagnais ma vie en donnant des leçons et m'essayais déjà à écrire, non, même alors je crois n'avoir pas vécu des journées plus pleines, plus déchirantes, plus chargées que cet été-là, dans la cellule 75... « ... Permettez – dis-je à Tsarapkine – mais, depuis lors, par un certain Déoul, un garçon qui, à seize ans, avait été gratifié d'un cinq (mais pas du cinq sur cinq qu'on donne à l'école) pour "propagande antisoviétique"... – Ça, par exemple! vous aussi, vous le connaissez?... Nous avons fait route ensemble jusqu'à Karaganda... – ...j'ai entendu dire que vous aviez réussi à vous caser comme laborantin chargé des analyses médicales, mais que Nikolaï Vladimirovitch était resté tout le temps aux travaux généraux... – Et ça l'avait beaucoup affaibli. On l'a transporté à demi mort du wagon-zak aux Boutyrki. En ce moment, il est à l'hôpital, et la Quatrième Section spéciale2 lui fait délivrer du beurre, du vin même, mais il est difficile de dire si ça le retapera. – Vous avez été convoqué à la Quatrième Section spéciale? – Oui. Ils m'ont demandé si nous ne jugions pas possible, malgré tout, après six mois de Karaganda, d'entreprendre la remise en marche de notre Institut sur le sol de la patrie. – Et vous avez accepté d'enthousiasme? – Et comment ! Maintenant, n'est-ce pas, nous avons compris nos erreurs. D'autant que toutes les installations qui avaient été démontées et mises en caisses sont, de toute façon, arrivés ici. – Quel dévouement à la science de la part du MVD ! Je vous en prie, encore un peu de Schubert! » Et Tsarapkine fredonne en regardant tristement vers les fenêtres (ses lunettes reflètent les sombres muselières et les bandes claires en haut des fenêtres) : Vom Abendrot zum Morgenlicht Ward mancher Kopf zum Greise. Wer glaubt's? und meiner ward es nicht Auf dieser ganzen Reise ! *** Le rêve de Tolstoï s'est réalisé : on n'oblige plus les prisonniers à assister à un office religieux intrinsèquement pervers. Les chapelles des prisons sont fermées. A la vérité, les bâtiments en sont conservés, mais ils ont été adroitement adaptés aux nécessités de l'agrandissement des lieux de détention. Aux Boutyrki, par exemple, la chapelle permet de caser deux mille hommes supplémentaires, ce qui en fera cinquante mille de plus par an si on compte deux semaines par fournée. Client des Boutyrki pour la quatrième ou la cinquième fois, alors que je traverse d'un pas assuré la cour ceinturée par les corps de bâtiment de la prison, pour gagner la cellule qui m'a été assignée, devançant même d'une épaule le surveillant qui m'accompagne (ainsi le cheval n'a besoin ni du fouet ni des rênes pour se hâter vers l'écurie où l'attend son avoine), il m'arrive parfois d'oublier de tourner la tête vers la chapelle carrée surmontée d'un octaèdre. Elle se dresse isolée au milieu d'une cour carrée. Des muselières de fortune – non pas en verre armé, comme dans les bâtiments principaux, mais en planches grises et pourrissantes, – trahissent son caractère d'annexe. Elle abrite une sorte de prison de transit intra-boutyrkienne à l'usage des détenus fraîchement condamnés. Jadis, en 1945, j'avais vécu cela comme un grand pas, un pas décisif: juste après le verdict de l'Osso, on nous fit entrer dans la chapelle (c'était le moment ou jamais! prier un peu ne nous aurait pas fait de mal!), grimper au premier étage (il y en avait encore un autre au-dessus) et, du vestibule octogonal, on nous répartit dans les diverses cellules. Je fus poussé dans celle du sud-ouest. C'était une cellule carrée, spacieuse, dans laquelle, à l'époque, étaient enfermées deux cents personnes. Comme partout, on y dormait sur des châlits (à un étage), sous ces châlits et simplement dans les passages, sur le sol dallé. Non seulement les muselières aux fenêtres étaient de seconde zone, mais tout était entretenu dans ce bâtiment comme à l'intention non pas des vrais fils, mais des souffre-douleur des Boutyrki : cette masse grouillante ne recevait ni livres, ni échecs, ni dames, les écuelles d'aluminium et les cuillers en bois ébréchées et fendues étaient confisquées entre les repas, de peur qu'on les emporte avec soi dans la hâte des transferts. Avec les souffre-douleur, on ne se mettait même pas en frais de gobelets, après la soupe il fallait laver les écuelles et laper dedans le thé-lavasse. L'absence dans la cellule de vaisselle qui nous fût propre accablait particulièrement ceux qui avaient le bonheur ou le malheur de recevoir un colis de leurs parents (or, en ces jours qui précédaient le départ des leurs pour des contrées lointaines, ceux-ci mobilisaient leurs maigres moyens pour tenter de faire passer au moins un colis). Les parents ne possédaient aucune formation carcérale et il eût été vain, de leur part, de s'attendre à recevoir un bon conseil à la réception de la prison. Alors au lieu d'utiliser des emballages de plastique, les seuls admis pour les prisonniers, ils mettaient dans leurs colis des pots de verre ou des boîtes en fer. Et tous ces miels, ces confitures, ce lait condensé étaient versés sans pitié, par le guichet, dans ce que les prisonniers avaient à leur disposition, c'est-à-dire, puisque dans la chapelle ils n'avaient rien, tout bonnement dans leurs paumes, leurs bouches, leurs mouchoirs, les pans de leurs vêtements. Tout à fait normal pour le Goulag, mais pour le centre de Moscou? Ajoutez à cela le « pressons, pressons! » du maton, qui hâtait le mouvement comme s'il avait peur de rater un train (en réalité, parce qu'il comptait bien lécher les pots et boîtes confisqués). Tout, dans ces cellules de la chapelle, était provisoire, privé même de cette illusion de la permanence qu'on trouvait dans celles qu'habitaient les détenus subissant l'instruction ou en instance de jugement. Viande passée à la moulinette, produit semi-fini à consommer par le Goulag, les prisonniers n'étaient logés là que les quelques jours qu'il fallait inévitablement attendre pour que se libérât un peu de place à la prison de Krasnaïa Presnia. Le seul privilège du lieu était qu'il fallait aller chercher soi-même, et cela trois fois par jour, la lavure (il n'y avait aucune distribution de kacha, mais de la lavure trois fois par jour, ce qui était clément: plus fréquent, plus chaud, calant mieux l'estomac). La raison de ce privilège était qu'à la différence du reste de la prison, la chapelle ne comportait pas d'ascenseurs, et que les surveillants ne voulaient pas se surmener. Il fallait transporter de lourds baquets à travers toute la cour, et ensuite les hisser le long d'un escalier très raide: travail fort pénible pour des hommes sans forces, mais qu'on recherchait, uniquement pour avoir une occasion supplémentaire de sortir dans la verdure de la cour et d'entendre le chant des oiseaux. L'atmosphère des cellules de la chapelle était sui generis, faiblement agitée déjà par des appels d'air avant-coureurs des prisons transitaires, par un vent annonciateur des camps polaires. Ces cellules étaient le lieu où se déroulait le rite de l'acclimatation: à l'idée que la sentence était prononcée et que ça n'avait rien d'une plaisanterie, à l'idée que, pour cruelle que s'annoncât cette nouvelle période de votre vie, votre cerveau devait se remodeler et l'accepter. Acclimatation qui n'allait pas sans mal. Ajoutons qu'on n'y trouvait pas cette permanence de l'effectif qui est de règle dans les cellules d'instruction et contribue à faire de celles-ci quelque chose qui ressemble à une famille. De jour comme de nuit, dans la chapelle, des détenus étaient amenés et emmenés, un à un ou par dizaines, si bien qu'on ne cessait de progresser sur le sol et sur les châlits et qu'on avait rarement le même voisin plus de deux jours de suite. Quand vous tombiez sur quelqu'un d'intéressant, il vous fallait l'interroger toute affaire cessante, sous peine de le laisser échapper pour le restant de vos jours. C'est ainsi que je laissai échapper l'ajusteur-mécanicien Medvédev. Ayant engagé avec lui la conversation, je me rappelai que son nom avait été prononcé par l'empereur Michel. Oui, c'était bien l'un de ses co-inculpés, l'un des premiers à avoir lu l'Appel au peuple russe et à ne pas avoir fait de dénonciation. Medvédev avait été condamné – laxisme impardonnable – à une peine de rien du tout: trois ans seulement! Et cela au titre de l'article 58, alors que cinq ans au titre de cet article-là étaient déjà considérés comme une peine pour nourrissons. Il faut croire que l'empereur avait été, en fin de compte, considéré comme fou et les autres inculpés traités avec douceur en vertu de considérations de classe. Mais au moment où j'allais tenter de faire dire à Medvédev comment il voyait, lui, les choses, on vint le chercher « avec ses affaires ». Certaines circonstances donnèrent à penser qu'on l'avait emmené pour le libérer. Ce qui ne fit que confirmer les premiers bruits relatifs à une amnistie stalinienne qui parvinrent cet été-là jusqu'à nous, une amnistie fantôme, puisque l'entassement restait le même sur et sous les châlits. On venait d'expédier en transfert mon voisin, un vieux membre du Schutzbund (à tous ces schutzbundistes, qui étouffaient jadis dans la conservatrice Autriche, la patrie du prolétariat mondial allongea dix ans en 1937, et ils trouvèrent leur fin sur l'Archipel). La place fut occupée par un petit homme basané, aux cheveux de jais, avec des yeux féminins qui étaient comme des cerises noires, mais dont le gros nez épaté gâtait le visage jusqu'à la caricature. Vingt-quatre heures durant nous restâmes allongés côte à côte en silence; le deuxième jour, je lui donnai l'occasion de me demander: « Pour qui me prenez-vous? » Il parlait russe couramment, correctement, mais avec un accent. Je balançai: il y avait en lui comme du caucasien. Il sourit: « Je me faisais facilement passer pour un Géorgien. On m'appelait Iacha. Tout le monde riait de moi. Je recueillais les cotisations syndicales. » Je le regardai. Il avait, de fait, une allure comique : courtaud, avec un visage mal proportionné et un sourire bonasse. Mais soudain il se tendit, ses traits se firent aigus, ses yeux se rétrécirent et me pourfendirent d'un coup de sabre noir : « Sachez que je suis un agent de renseignement du Grand État-Major roumain! Lieutenant Vladimirescu! » D'entendre cette dynamite, j'en frémis. Après avoir fait successivement la connaissance de deux bonnes centaines de faux espions, je ne m'attendais nullement à en rencontrer un vrai, je pensais que la chose n'existait pas. D'après ce qu'il me raconta, il descendait d'une famille aristocratique. Dès l'âge de trois ans, il était destiné au Grand État-Major ; à six ans on avait confié le soin de son éducation à la section du renseignement. Devenu adulte, il avait choisi comme champ de son activité future l'Union soviétique, estimant que c'était le pays où le contre-espionnage était le plus inexorable et où il était le plus difficile de travailler, étant donné que tout le monde y soupçonne tout le monde. A présent, il arrivait à la conclusion qu'il n'y avait pas mal travaillé du tout. Il avait passé les années précédant la guerre à Nikolaïev et assuré, semble-t-il, aux troupes roumaines la prise des chantiers de construction navale intacts. Ensuite, il avait été à l'usine de tracteurs de Stalingrad, puis à l'usine Ouralmach. Il était entré, pour encaisser sa cotisation syndicale, dans le bureau du directeur d'un très important atelier, avait refermé la porte derrière lui et son sourire d'innocent avait fui ses lèvres, remplacé par cette expression coupante comme un sabre que je venais de voir: « Ponomariov! (celui-ci portait un autre nom à l'usine Ouralmach). Nous vous surveillons depuis Stalingrad. Vous avez abandonné votre poste (il était quelque chose de très important à l'usine de tracteurs de Stalingrad), vous vous êtes recasé ici sous un faux nom. Choisissez: être fusillé par les vôtres ou travailler avec nous. » Ponomariov choisit de travailler avec eux, comme il fallait l'attendre de ce verrat prospère. Le lieutenant le manipula jusqu'au moment où il vint lui-même à changer de supérieur et à se trouver subordonné au chef de l'espionnage allemand à Moscou ; ce dernier l'envoya à Podolsk, travailler dans sa spécialité. Comme me l'expliqua Vladimirescu, on donne aux espions-saboteurs une préparation diversifiée, mais chacun d'eux possède en outre une spécialité étroite. La sienne était le sectionnement intérieur de la suspente principale d'un parachute. A Podolsk, il fut accueilli, juste devant l'entrée du dépôt de parachutes, par le chef du poste de garde (qui était-il? quel genre d'homme était-ce?) qui laissa le lieutenant dans l'entrepôt, de nuit, pendant huit heures d'affilée. Sans rien déranger, en promenant simplement une échelle le long des piles de parachutes, Vladimirescu écartait les brins de la suspente principale au moyen de ciseaux spéciaux, en sectionnait les quatres cinquièmes, de façon que le cinquième restant se rompe dans le ciel. De nombreuses années durant, Vladimirescu avait étudié et s'était préparé en prévision de cette seule et unique nuit. Il prétendait avoir saboté, en huit heures de travail fiévreux, jusqu'à deux mille parachutes (à raison de quinze secondes par parachute?). « J'ai détruit une division aéroportée soviétique ! !» – et ses yeux-cerises étincelaient de joie mauvaise. Arrêté, il se refusa à toute déclaration et ne lâcha pas un mot pendant huit mois d'isolement cellulaire aux Boutyrki. « Et on ne vous a pas torturé? - N-non », répondit-il avec une petite crispation des lèvres, comme s'il n'admettait pas un seul instant cette éventualité pour un citoyen non soviétique. (Tapez sur les vôtres, pour que les autres aient peur!... Mais un espion, c'est de l'or en barre, on sera peut-être amené à l'échanger.) Vint le jour où on lui montra des journaux : la Roumanie a capitulé, maintenant vous allez parler. Il persista à se taire: les journaux pouvaient être des faux. On lui fit lire un ordre du Grand État-Major roumain : conformément aux clauses de l'armistice, l'État-Major enjoignait à tous ses espions de déposer les armes. Il continua à garder le silence : l'ordre pouvait être un faux. On le confronta en fin de compte avec son supérieur immédiat à l'État-Major ; celui-ci lui ordonna de jeter le masque et rendre les armes. Alors Vladimirescu fit avec sang-froid la déclaration attendue, et à présent, dans le lent écoulement du jour carcéral, il me racontait à moi aussi – tant qu'à faire ! – différentes choses. On ne l'avait même pas fait passer en jugement! Il n'avait été condamné à rien (il n'était pas des nôtres, voyez-vous, il n'était pas de la maison ! « Jusqu'à ce que je meure, je suis un militaire de carrière, on prendra soin de moi ») ! « Mais vous vous découvrez à moi, lui fis-je remarquer. En regardant votre visage, je puis retenir vos traits. Imaginez qu'un jour nous nous rencontrions dans la rue... – Si je suis sûr que vous ne m'avez pas reconnu, vous resterez en vie. Si vous me reconnaissez, je vous tuerai, ou je vous forcerai à travailler pour nous. » Il n'avait nullement l'intention de se brouiller avec son voisin de châlit. Cela était dit simplement, avec une entière conviction. Je crus volontiers qu'il ne lui coûterait rien de m'abattre d'un coup de feu ou de m'égorger. Dans toute cette longue chronique carcérale, vous ne verrez plus un seul espion authentique. En onze ans de prisons, de camps et d'exil, ce fut ma seule rencontre du genre, et les autres n'en ont même pas connu autant. Nos bandes dessinées à grand tirage mystifient notre jeunesse en lui faisant croire que c'est seulement à des gens de cet acabit que les Organes font la chasse. Il suffisait de jeter un coup d'œil circulaire dans cette cellule de la chapelle pour comprendre que c'est précisément à la jeunesse qu'ils font d'abord la chasse. La guerre touchant à sa fin, on pouvait s'offrir le luxe d'arrêter tous ceux qu'on avait à l'œil : l'armée n'en avait plus besoin. On racontait qu'à la charnière des années 1944 et 1945, la Petite Loubianka (celle de la région de Moscou) avait vu passer le « parti démocratique ». Composé, à ce que disait la rumeur publique, d'une cinquantaine de gamins, il avait ses statuts, ses cartes d'adhérent. Le plus âgé d'entre eux, élève de dixième* dans une école de Moscou, en était le « secrétaire général ». Dans les prisons moscovites, on voyait aussi, en cette dernière année de guerre, des étudiants : j'en rencontrai ici et là. Je n'étais pourtant pas vieux, semble-t-il, mais ils étaient plus jeunes encore. Rien, nous n'avions rien vu venir ! Pendant les quatre ans que nous avions passés au front, moi, mon co-inculpé, les garçons de mon âge, – une autre génération avait grandi ici ! Y avait-il si longtemps que nous foulions encore les parquets des couloirs d'université, assurés d'être les hommes les plus jeunes et les plus intelligents de notre pays et de la planète entière? Et voici que soudain s'approchaient de nous, sur le sol dallé des cellules de prison, de pâles et hautains adolescents, et que nous apprenions avec stupéfaction que les plus jeunes et les plus intelligents, désormais, ce n'était plus nous, mais eux ! Je n'en fus pourtant pas vexé ; dès cette époque, je fus heureux de me serrer un peu pour leur faire place. Familière m'était leur passion de discuter avec tout le monde, de tout savoir. Et compréhensible leur orgueil d'avoir choisi la meilleure part et de ne pas le regretter. L'auréole tremblante de la prison entourait ces petits museaux pleins de narcissisme et d'intelligence. Un mois auparavant, dans une autre cellule, semi-hospitalière celle-là, des Boutyrki, je venais seulement de m'engager dans le passage entre les châlits, sans voir encore où je pourrais m'installer, quand s'était avancé à ma rencontre, laissant pressentir une conversation-discussion, l'implorant même, un jeune homme d'un blond pâle, au visage empreint de douceur juive, emmitouflé, en dépit de l'été, dans une capote militaire fatiguée et percée par les balles : il était secoué de frissons. Il s'appelait Boris Gammérov. Il se mit à me poser des questions et la conversation partit bon train, un pied dans nos biographies respectives, l'autre dans la politique. Je ne me rappelle plus pourquoi je mentionnai l'une des prières du président Roosevelt, déjà défunt à cette époque, qui avait été publiée dans nos journaux, en ajoutant comme si ça allait de soi: « Bon, c'est naturellement de la cagoterie. » Aussitôt les sourcils jaune clair du jeune homme tressaillirent, ses lèvres pâles se plissèrent, j'eus l'impression qu'il se redressait légèrement et il demanda : « Pour-quoi? Pourquoi n'admettez-vous pas l'idée qu'un homme d'État puisse sincèrement croire en Dieu? » C'est tout ! – Peu importait Roosevelt. Mais être attaqué de ce côté-là ! Entendre pareils mots dans la bouche d'un garçon né en 1923 !... J'aurais pu le rembarrer au moyen de quelques phrases pleines d'assurance, mais mes certitudes avaient déjà vacillé en prison et, surtout, il existe en nous je ne sais quel pur sentiment, indépendant de nos convictions, et ce sentiment-là me fit comprendre que je n'avais pas exprimé une conviction personnelle : ma phrase avait été déposée en moi de l'extérieur. Et... je ne sus que lui répondre. Je lui demandai: « Et vous, vous croyez en Dieu? – Bien entendu », me répondit-il tranquillement. Bien entendu? Bien entendu... Déjà s'effeuille la jeunesse komsomolisée, partout elle s'effeuille. Et le NKGB a été l'un des premiers à s'en apercevoir. En dépit de son jeune âge, Boris Gammérov avait déjà eu le temps non seulement de faire la guerre en qualité de sergent dans les formations antichars, mais de recevoir une blessure au poumon dont il n'était pas encore guéri et qui lui avait valu un processus tuberculeux. Rayé des cadres comme invalide, il était entré à la Faculté de Biologie de l'Université de Moscou ; ainsi, deux fils s'entrelacèrent en lui : l'un issu de sa vie de soldat, l'autre, de la vie des étudiants à la fin de la guerre, une vie qui fut loin d'être bête et loin d'être atone. Ils constituèrent un cercle pour réfléchir et raisonner sur l'avenir (encore que ce soin ne leur eût été confié par personne), et l'œil expérimenté des Organes y distingua trois individus, bientôt coffrés. Le père de Gammérov avait été battu à mort en prison ou fusillé en 1937, et le fils brûlait de prendre le même chemin. A l'instruction, il récita avec sentiment au commissaire quelques-unes de ses poésies. (Je regrette fort de n'en avoir retenu aucune et de ne pouvoir aujourd'hui les retrouver, je les aurais citées ici.) En quelques mois, mon chemin devait croiser celui des trois inculpés de cette affaire : dans une cellule des Boutyrki, je rencontrai d'abord Viatcheslav Dobrovolski. Ensuite, dans la chapelle cette fois, je fus rejoint par le plus âgé des trois, Guéorgui Ingal. Malgré sa jeunesse, il était déjà membre-candidat de l'Union des Ecrivains. Il possédait une plume fort alerte, son écriture était toute en ruptures et en contrastes ; docile en politique, il n'aurait eu aucune peine à voir s'ouvrir devant lui des voies littéraires aussi brillantes que vaines. Il avait déjà presque achevé un roman sur Debussy. Mais ses premiers succès ne l'avaient pas châtré: aux obsèques de son maître Iouri Tynianov, il avait pris la parole pour dire que celui-ci était mort d'avoir été persécuté, et c'est ainsi qu'il s'était assuré le bénéfice d'une peine de huit ans. C'est dans la chapelle aussi que nous rejoignit Gammérov, et, en attendant le transfert à Krasnaïa Presnia, j'eus à affronter leur point de vue commun. Ce heurt me fut pénible. A l'époque, j'étais encore tout dévoué à une conception du monde qui n'est capable ni d'admettre un fait nouveau, ni d'apprécier une opinion nouvelle tant qu'elle n'a pas réussi à leur accrocher une étiquette toute faite qu'elle puise dans ses réserves : dualisme anxieux de la petite bourgeoisie ou nihilisme militant de l'intelligentsia déclassée. Il ne me souvient pas qu'Ingal et Gammérov aient jamais attaqué Marx en ma présence, mais je me rappelle fort bien leurs attaques contre Léon Tolstoï, et il faut voir de quel côté elles venaient! Tolstoï rejette l'Église ? mais il ne prend pas en considération son rôle mystique et organisateur! Il rejette l'enseignement de la Bible? mais la science la plus moderne ne voit aucune contradiction en elle, pas même dans ses premières lignes racontant la création du monde. Il rejette l'État ? mais l'absence d'État signifie le chaos ! Il prêche la fusion du travail manuel et du travail intellectuel chez un seul et même homme? mais c'est là un nivelage absurde des aptitudes! Enfin, l'exemple de l'arbitraire stalinien nous montre bien qu'une individualité historique peut être toute-puissante, alors que Tolstoï se gausse de cette idée ! Aussi bien avant d'être arrêté que durant mes années de prison, j'ai longtemps pensé, moi aussi, que Staline avait imprimé un cours fatal à l'évolution de l'État soviétique. Mais voilà Staline mort paisiblement, et peut-on dire que le navire ait tellement changé de cap? L'empreinte propre, personnelle de Staline sur les événements se résume à quelque chose de morose et d'obtus, à des caprices de petit despote, à l'autoglorification. Pour le reste, il n'a fait que mettre exactement ses pas dans ceux de Lénine et suivre les conseils de Trotsky. Les gamins me disaient leurs vers, me réclamant les miens en échange, alors que je n'en avais pas encore écrit. Ils me récitaient aussi beaucoup de Pasternak, qu'ils portaient aux nues. J'avais lu autrefois Ma sœur, la vie et n'avais pas aimé, trouvant que c'était loin des grandes voies simples de la vie humaine. Mais ils me révélèrent la déclaration finale de Schmidt à son procès, qui m'alla droit au cœur, tant elle s'appliquait bien à notre cas: Trente ans durant j'ai porté et nourri en moi L'amour de mon pays, et de vous je n'attends Aucune indulgence... ... je n'en veux pas. Gammérov et Ingal étaient bien dans cette haute disposition d'esprit: foin de votre indulgence! D'avoir été coffrés ne nous pèse pas, nous en sommes fiers ! (Qui, pourtant, est réellement capable de ne pas en souffrir? En quelques mois, la jeune femme d'Ingal l'avait renié et abandonné. Gammérov, lui, avait été jusque-là trop absorbé par ses recherches révolutionnaires pour trouver l'âme sœur.) N'est-ce pas ici, en prison, que l'on découvre la vraie vérité ? La cellule est étroite, mais le monde extérieur ne l'est-il pas encore plus? N'est-ce pas notre peuple, martyrisé et trompé, qui gît à nos côtés, sous les châlits et dans le passage? Ne pas me révolter avec tout mon pays M'eût encor plus coûté: Je ne regrette pas la voie que j'ai suivie. La jeunesse enfermée dans les cellules des prisons pour délits politiques n'est jamais la jeunesse moyenne d'un pays, elle est toujours très en avance. En ces années-là, ce qui attendait encore la masse de la jeunesse, c'était la « décomposition », le désenchantement, c'était de sombrer dans l'indifférence et prendre goût à la bonne vie, pour peut-être, peut-être ensuite – vingt ans plus tard ? – repartir de cette confortable cuvette et s'engager dans l'amère ascension d'un nouveau sommet. Les tout jeunes prisonniers de 1945, déjà marqués du sceau 58-10, avaient, eux, franchi d'une enjambée l'abîme d'indifférence à venir et tendu allègrement leurs têtes à la hache du bourreau. Dans la chapelle des Boutyrki, déjà condamnés, déjà coupés, déjà retranchés du monde, les étudiants moscovites avaient composé une chanson qu'ils chantaient à la tombée du crépuscule de leurs voix encore mal affermies : ... Trois fois par jour, nous allons à la soupe, Nous tuons nos soirées à chanter des chansons, Et d'une aiguille de contrebande cousons Des sidores pour prendre la route. Pour notre sort, plus de souci ; Nous avons tout signé : en finir au plus vite ! Mais quand, quand donc reviendrons-nous ici Des lointains camps de Sibérie?... Mon Dieu, se peut-il que nous ayons tout manqué? Tandis que nous pataugions dans l'argile des têtes de pont, que nous nous recroquevillions dans les trous d'obus, pointions nos binoculaires hors des buissons, une autre jeunesse a grandi et s'est mise en marche ! Et n'est-ce pas pour là-bas qu'elle s'est mise en marche ?... Pour ce lieu auquel nous n'aurions même jamais eu, nous, l'audace de songer? Toute notre éducation nous en empêchait. Notre génération reviendra du front, armes déposées, décorations brinquebalantes, racontant fièrement des histoires de combats, et nos jeunes frères nous feront seulement, la bouche en coin: « Pauvres cloches, va!... » FIN DE LA SECONDE PARTIE 1 Kostia Kiula ne donne plus signe de vie, il a disparu. J'ai peur qu'il ne soit plus de ce monde. 2 La Quatrième Section spéciale du MVD s'occupait de faire travailler les détenus à la solution de problèmes scientifiques. CARTES et INDEX L'ARCHIPEL DU GOULAG CARTES L'ARCHIPEL DU GOULAG CARTES I. RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX A. Calendrier. Les dates sont données dans les deux calendriers pour les événements antérieurs à février 1918 ; l'« ancien style » était en retard sur le « nouveau » de 12 jours au XIXe siècle, de 13 jours au XXe ; par exemple, la révolution d'Octobre, survenue le 25 octobre 1917 ancien style, dès l'année suivante a été commémorée le 7 novembre. B. Divisions administratives. Celles de l'ancien régime ont subsisté jusqu'en 1929 : des « gouvernements » (goubernii) divisés en « districts » (ouïezdy) eux-mêmes subdivisés en « cantons » (volosti). Leur succèdent deux structures qui s'interpénètrent. a. Une structure purement territoriale : des « provinces » (oblasti) [108] ou des « territoires » (kraïa) [6] subdivisés en « rayons » (raïony) ruraux et urbains (environ 3 850) ; ce dernier chiffre est donné à titre indicatif (pour 1945), il est fluctuant, surtout celui des rayons urbains. La délimitation des rayons s'est étendue sur plusieurs années après 1929. b. Une structure à la fois territoriale et nationale (chiffres de 1945) : des « républiques fédérées » (16), qui englobent éventuellement des « républiques autonomes » (15), des « provinces autonomes » (10), des « districts nationaux » (natsionalnyïé okrouga) [15]. C. Institutions politiques. A la RSFSR, entourée de républiques tantôt hostiles tantôt associées (1917-1922), succède l'URSS (1922-1991) ; constitutions successives en 1922/1924, 1936, 1977, mais les institutions changent plus de nom que de nature. La plénitude du pouvoir, dès 1918, est théoriquement assurée par une pyramide de « soviets » (conseils), élus au niveau de chaque subdivision territoriale et qui désignent en leur sein le soviet de l'échelon supérieur. Au sommet siège le Congrès des Soviets, qui, entre ses sessions, délègue ses pouvoirs au Vtsik (Comité central exécutif de l'Union), composé de deux chambres, territoriale et nationale, lequel à son tour délègue ses pouvoirs à un Présidium ; son président est le chef de l'Etat. Le Congrès désigne également l'organe central exécutif : le Conseil des Commissaires du peuple (Sovnarkom) [Conseil des Ministres depuis 1946]. Présidents du Sovnarkom jusqu'en 1964 : V.I. Lénine (1917-1924, nominalement depuis le début de 1923) ; A.I. Rykov (1924-1930) ; V.M. Molotov (1930-1941) ; I.V. Staline (1941-1953) ; G.M. Malenkov (1953-1955) ; N.A. Boulganine (1955-1958); N.S. Khrouchtchov (1958-1964). La constitution de 1936 remplace le Congrès des Soviets et le Vtsik par le « Soviet suprême », élu au suffrage universel et composé des deux mêmes chambres qu'avant : Soviet de l'Union et Soviet des Nationalités. D. Partis politiques. Ils sont tous nés au tournant du siècle. Les partis libéraux sont issus de l'activité autogestionnaire des zemstvos et n'ont vu le jour qu'à la faveur de la révolution de 1905. Le principal est celui des Cadets, monarchistes constitutionnalistes, qui prendra le pouvoir en février 1917 et le perdra rapidement. Les partis monarchistes naissent eux aussi, par contrecoup, en 1905. Libéraux et monarchistes seront balayés par la guerre civile et la défaite des Blancs. Les partis qui se réclament du socialisme, antérieurs aux précédents, sont issus des mouvements « populistes » de la seconde moitié du XIXe siècle et, plus particulièrement, de son aile activiste, la « Volonté du peuple ». Le parti social-démocrate tient son premier congrès (symbolique) en 1898, mais, dès 1903 (congrès de Londres), se scinde en deux fractions qui ne parviendront jamais à se réconcilier : les menchéviks (« minoritaires » en 1903, d'où leur nom, mais qui l'emporteront vite numériquement) sont partisans d'une évolution lente, accompagnant le progrès économique et s'appuyant sur lui (et donc d'une étape « bourgeoise » dans la révolution) ; les bolchéviks, volontaristes, promoteurs d'un parti de révolutionnaires professionnels, refusent de se cantonner dans les revendications économiques. L'autre grande branche socialiste (mais non marxiste) est celle du parti socialiste-révolutionnaire (fondé en 1901), directement issu de la « Volonté du peuple » et qui renoue en théorie et en pratique avec le terrorisme ; ils ont un programme agraire précis de redistribution des terres aux paysans, ce qui leur vaut une certaine popularité dans les campagnes. Divisés en 1917 en plusieurs fractions (dont les travaillistes de Kérenski), ils se scinderont après Octobre en SR de droite (hostiles à toute collaboration avec les bolchéviks, et SR de gauche, qui auront des représentants au Sovnarkom en décembre 1917- mars 1918), rompront sur la question de la paix et reviendront, sans succès, aux méthodes terroristes en juillet-août 1918. Les bolchéviks mettront tout le monde d'accord en instaurant la dictature. E. Le parti communiste. Proclamé « parti communiste (bolchévik) » en mars 1918, il devient rapidement le seul vrai pouvoir et réduit les institutions énumérées au § C à l'état de figurants et les membres des partis énumérés au § D à celui de victimes traquées. Chaque organisme administratif à chaque échelon est doublé par une organisation correspondante du parti. Il ne sera question ici que des grands procès politiques qui assurent définitivement l'hégémonie de Staline : Premier procès de Moscou (19-24 août 1936). 16 accusés d'avoir créé un centre terroriste contre-révolutionnaire ; vedettes : Zinoviev, Kamenev, I.N. Smirnov ; 16 fusillés. Deuxième procès de Moscou (23-30 janvier 1937). 17 accusés d'avoir créé un « centre trotskiste antisoviétique » et, entre autre, d'avoir voulu démembrer l'URSS ; vedettes : Piatakov, Radek, Sokolnikov ; 13 fusillés (dont Piatakov). Troisième procès de Moscou (2-13 mars 1938). 20 accusés de constitution d'un bloc droitier-trotskiste et d'assassinat par empoisonnement ; beaucoup de vedettes : Boukharine, Rykov, Krestinski, Iagoda, Pletniov et Krioutchkov (respectivement médecin et secrétaire de Gorki) ; 17 fusillés, Rakovski échappe à la peine capitale. Un autre procès à huis clos avait abouti à l'exécution, le 10 juin 1937, des chefs les plus en vue de l'Armée rouge. F. Les « Organes ». Ils sont créés, sous le nom de Vétchéka, le 7/20 décembre 1917, avec, bientôt des « succursales » dans toutes les unités administratives de quelque importance. La Vétchéka est remplacée le 6 février 1922 par le Guépéou, élargi en Oguépéou le 15 novembre 1923, après la création de l'URSS. Le commissaire du peuple à l'Intérieur (Dzerjinski, puis Menjinski, décédé en 1934, et Iagoda) est en même temps chef de l'Oguépéou. En 1934, le Guépéou se transforme en directions du NKVD. Depuis 1941-1943, la Sécurité d'Etat est détachée en Commissariat du peuple (puis Ministère) à part entière. Il ne faut pas confondre les « Organes » – police politique, chargée de faire régner la terreur – avec la police ordinaire, rebaptisée « milice » après la révolution pour la mieux démarquer des institutions « bourgeoises ». G. L'Armée. L'« Armée rouge des ouvriers et des paysans » est créée le 15/28 janvier 1918. Pour effacer tout sentiment de classe, les gradés sont désignés uniquement d'après le nom de l'unité qu'ils commandent : « camarade commandant de section... de bataillon... de division... d'armée ». Les marques distinctives des fonctions sont modestes : les « épaulettes » (pogony) de l'armée tsariste, pourchassées dès 1917, disparaissent complètement, remplacées par des « carrés » (koubiki, de 1 à 3) pour les grades de lieutenant, des « rectangles » (chpaly, de 1 à 4) de capitaine à colonel, des « losanges » (romby, de 1 à 3) pour les généraux. Ces marques sont portées uniquement sur les pattes de col. Les années 30 et la guerre voient le retour du nationalisme, des anciens grades et des anciennes marques. En 1935 sont introduits les grades classiques – de sous-lieutenant à colonel – en même temps qu'est créé le grade de maréchal de l'Union Soviétique (pour Blucher, Boudionny, Iégorov, Toukhatchevski, Vorochilov – seul le deuxième et le dernier passeront sans encombre la période des grandes purges) ; en mai 1940, ce sont les grades de généraux qui sont rétablis : général-major, général-lieutenant, colonel-général (ainsi, un peu plus tard, que général d'armée et maréchal d'une arme donnée). Les épaulettes revoient le jour le 6 janvier 1943, supportant un système classique d'étoiles de nombre, de couleur et de grandeur croissants. Pour la forme de l'épaulette, voir la photo de l'auteur en frontispice : on y distingue les trois petites étoiles de capitaine (ainsi que les deux canons croisés , insigne de l'artillerie). Parallèlement les prérogatives des instructeurs et commissaires politiques en matière de commandement ne cessent de diminuer (sauf entre 1937 et 1940), jusqu'à disparaître complètement le 9 octobre 1942. Enfin, le 26 juin 1945, la dignité de « généralissime » est instaurée pour Staline personnellement. II. ALLUSIONS, CITATIONS, EXPLICATIONS P. 14. « L'ouvrage honteux consacré au Belomorkanal » : Belomorsko-Baltiïski Kanal imeni Stalina. Istoria stroitelstva, pod red. M. Gorkovo, L.L. Averbakha, S.G. Firina (Le Canal Staline Baltique–Mer Blanche. Histoire d'un grand chantier, sous la direction de M. Gorki, L.L. Averbakh, S.G. Firine), Moscou 1934, Gos. izdatelstvo, « Istoria fabrik i zavodov » (Ed. d'État. « Histoire des fabriques et des usines »). L'« Histoire des fabriques et des usines » était une entreprise éditoriale de Gorki, lancée à l'automne de 1931. Peu d'ouvrages sortirent finalement. P. 24. Les « trois espèces de poursuites » : fédérales, dans l'URSS tout entière ; républicaines, dans l'une seulement des quinze (seize en 1940-1956) républiques qui constituent l'Union ; provinciales, dans une province seulement d'une république de l'Union. P. 25. « L'époque où, à Leningrad, on jeta en prison le quart de la ville » : pendant les mois qui suivirent l'assassinat de Kirov, le 1er décembre 1934. P. 36. « Les paysans nettoyés derrière le perron du soviet rural » : la maison du soviet étant perpendiculaire à la rue, l'entrée se trouve sur le côté. On y accède par un perron collé au mur de la façade : ce qui se passe « derrière le perron » est donc invisible de la rue. P. 37. « Après le 30 août 1918 » : date de l'attentat manqué de la SR F. Kaplan contre Lénine. P. 47-48. Les deux citations de Maïakovski sont extraites de la poésie Appel, consacrée ainsi que Oui ou non ?, Écoute, pointeur et La voix de la place Rouge (9, 12 et 13 juin 1927), à l'assassinat de Voïkov. P. 57. 1. « L'homme meurt pour le métal » : vers du livret russe du Faust de Gounod (II, 7, air de Méphisto : « Le veau d'or est toujours debout »). 2. « Les insectes intermédiaires » : allusion à la définition léninienne de l'intelligentsia comme « classe intermédiaire », c'est-à-dire dépourvue de « personnalité économique ». P. 62. 1. Le Code pénal de 1926 se compose d'une « Partie générale », qui traite des principes, et d'une « Partie spéciale », qui énumère les différentes espèces de crimes et délits ; l'article 58 ouvre la seconde partie. 2. Les « épithètes » sont prodiguées à la langue russe par Ivan Tourguéniev dans son « poème en prose » La langue russe (1882), et à la Bonne Mère Russie par Nikolaï Nékrassov dans la chanson finale du poème Qui vit bien en Russie (1877). P. 65. « Les défaites subies par la Russie au XIIIe siècle » : celui des invasions mongoles. P. 70. « Tempête d'applaudissements se transformant en ovation » : ce type d'applaudissements (et la formule stéréotypée qui en rendait compte) était réservé à la personne de Staline. P. 76. « Un isthme vidé de sa population » : l'isthme de Carélie, entre le golfe de Finlande et le lac Ladoga, cédé par la Finlande au terme de la guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940, mais dont les habitants avaient reçu le droit d'opter pour la Finlande. P. 87. 1. « Personnalité de l'Histoire » et « nécessité historique » : allusion à la conception marxiste des rapports entre personnalité et nécessité en histoire ; cf. cette phrase de Plékhanov : « Une personnalité de l'Histoire n'est grande que lorsqu'elle accompagne une nécessité historique. » (Sur le problème du rôle de la personnalité en histoire.) 2. Les « vaviloviens » sont les disciples du biologiste Nikolaï Vavilov, les « mendélistes » les adeptes des théories de Mendel sur l'hérédité. P. 92. La crainte de voir les Organes « dépérir » : clin d'œil à la théorie marxiste du nécessaire « dépérissement de l'État » dans la société communiste. P. 98. « Le Vertige du succès » : titre d'un célèbre article du 2 mars 1930, dans lequel Staline dénonçait les « excès » de la collectivisation. P. 105. J'ai envie de dormir (1888) raconte l'histoire d'une fillette employée par une famille qui l'accable de besogne et l'oblige à veiller un bébé : la fillette finit par étrangler le bébé. P. 109. A propos de l'utilisation d'une serviette de bain : les serviettes de bain russes sont plus étroites et beaucoup plus longues que les nôtres. P. 112. Le « malfaiteur » de Tchékhov apparaît dans le récit Zlooumychlennik de 1885. P. 134. Ivan Ilitch est une personnalité judiciaire, héros de la nouvelle de Léon Tolstoï : La Mort d'Ivan Ilitch (1886). P. 142. « Tu peux aller t'acheter un haut-de-forme », c'est-à-dire : c'est le moment de te reconvertir dans la vie civile, dont le haut-de-forme est le symbole. P. 146. La « route de Vladimir » (vladimirka) était celle par laquelle, au XIXe siècle, les déportés partaient à pied de Moscou pour rejoindre la Sibérie. P. 152. « Pillons les pillards ! », slogan des bolchéviks pendant la révolution (grab nagrablennoïé). P. 153. « Et vous, les uniformes bleus » : vers d'une célèbre poésie de Lermontov (1814-1841), quittant la Russie pour le Caucase : « O Russie mal lavée, adieu ! / Pays d'esclaves et de maîtres, / Et vous, les uniformes bleus, / Et toi, peuple qui obtempères ! » (1840 ou 1841). P. 163. « ... la retraite de nos alliés en décembre » : dans les Ardennes (voir ce mot). P. 175. Tolstoï, député au Soviet suprême : Z-v non seulement ignore le nom de Léon Tolstoï, qu'il confond avec Alexeï Tolstoï, mais il ne sait pas non plus que ce dernier est d'abord un écrivain célèbre. P. 176. 1. « Bonnes gens... » : début d'une chanson populaire. . 2. « Si nous devons, amis, trouver la mort... » : dernière strophe d'une poésie écrite par Mikhail Mikhaïlov (1829-1865) dans la forteresse Pierre-et-Paul et devenue très tôt un chant révolutionnaire : « Hardi, amis, gardez votre courage / Dans les dangers d'un combat inégal... » (Smelo, drouzia ! Ne teriaïte / Bodrost ? neravnom boïou...) P. 178. 1. « ... des œuvres des classiques. » Il s'agit naturellement des classiques du marxisme. 2. « Heureux qui au petit matin... » : premier vers d'un quatrain léger attribué à Pouchkine (sans le moindre fondement, mais on ne prête qu'aux riches). P. 183. « Une prison à la Potiomkine », c'est-à-dire où tout est avenant, tout brille, comme dans ces villages que le prince Potiomkine, lors d'un voyage de Catherine II en Nouvelle Russie (Ukraine du Sud), faisait élever en hâte pendant la nuit ; l'impératrice ne voyait autour d'elle que paysans gais et villages proprets. P. 195. « Je veux vivre... », vers tiré d'une Elégie de 1830 (Bézoumnykh let ougascheïé vessé-lié...) : « Je ne veux pas, ô mes amis, mourir ; / Vivre je veux, pour penser et souffrir... » P. 201. La « chapka de Monomaque » : attribut impérial des tsars de Moscovie, qui prétendaient la tenir du grand-prince de Kiev Vladimir Monomaque (1053-1125) ; depuis un vers fameux de Boris Godounov de Pouchkine, elle symbolise le fardeau du pouvoir. P. 203. Le 7 novembre est l'anniversaire de la révolution d'Octobre (25 octobre, ancien style) ; la victoire de 1945 sur l'Allemagne est commémorée en URSS le 9 mai (et non le 8, comme en Occident) : le cessez-le-feu prenait effet le 9 mai à 0 h 00. P. 205. 1. « Pour le traître que sont les fanfares du triomphe ? » : vers d'Alexandre Blok (Les pas du commandeur, 1912). 2. « Cent vingt ans auparavant » : en 1825 ; allusion au complot des décembristes, qui avaient fait les campagnes de 1813-1815 en Europe. P. 207. « Les fiers enfants de la Russie » : expression inspirée de Pouchkine dans l'Epilogue du Prisonnier du Caucase (« Les fiers enfants du Caucase »). P. 229. Lounatcharski saluant la jeune génération au nom de Pouchkine : par exemple dans sa présentation de Pouchkine en 1930, où il met en scène une jeune komsomol. P. 257. La citation de Derjavine est extraite de la poésie Portrait de Félitsa (1789) ; Félitsa est Catherine II. P. 293. « A qui la faute ? » est le titre d'un célèbre roman d'Alexandre Herzen (1812-1870). P. 294. La pièce de Tchékhov où « une corde casse au loin » est la Cerisaie (acte II). P. 295. L'« âge d'argent de l'art » est la période de renaissance artistique et littéraire et philosophique qui se développe en Russie de la fin du XIXe siècle à la Grande Guerre, en réaction au positivisme du siècle précédent. P. 296. La « psychologie prolétarienne héréditaire », comme on dit la « noblesse héréditaire ». P. 297. Pour la nature « intermédiaire » de l'intellectuel Oldenborger, cf. l'explication donnée plus haut (p. 57, n° 2). P. 305. « Sauve ton peuple, Seigneur !... » : invocation, empruntée aux Psaumes (Ps 27, 9), par laquelle commencent de nombreux tropaires chantés à l'église, en particulier celui-ci, chanté à Matines : « Sauve ton peuple, Seigneur, et bénis ton héritage, en accordant au peuple orthodoxe la victoire sur ses adversaires et en gardant par ta croix ta demeure. » On comparera avec le chant du Parce Domine en France pendant les Inventaires. P. 322. Blioumkine « mouché » par Mandelstam : le poète avait manifesté son indignation à Blioumkine, qui s'était vanté devant lui d'avoir droit de vie et de mort sur tout un chacun (début juillet 1918). P. 372. « La nuit du 7 au 8 novembre (25 au 26 octobre ancien style) : c'est-à-dire celle qui a suivi la révolution et qui a vu l'occupation du Palais d'Hiver par les putschistes bolchéviks. P. 396. « Victimes tombées dans la lutte fatale » : premier vers d'une poésie anonyme des années 1870-1880, devenue à la fin du siècle une sorte de « Marche funèbre » des révolutionnaires (Vy jertvoju pali ? borbe rokovoï...). P. 423. Les visites aux prisonniers du prince Nékhlioudov, dans Résurrection de Léon Tolstoï, se rencontrent notamment dans la 3e partie (ch. VI et XI). P. 428. Staline et les truands qui dévalisaient les banques pour son compte : allusion aux « expropriations » réalisées au Caucase dans les années 1900-1910. P. 433. 1. « Par votre cœur, camarade, et en votre nom... » : ces paroles de Gorki sont adressées à Staline. 2. « Si l'ennemi ne se rend pas... », allusion au titre d'un article de Gorki publié dans la Pravda du 15 novembre 1930 ; le titre finit ainsi : « ... on l'extermine. » P. 436. « Douce France » : en français dans le texte. P. 437. 1. Caligula : cet empereur romain, selon la tradition, avait fait construire une maison pour son cheval et voulait faire siéger celui-ci au Sénat. 2. « pan capitan » : « monsieur le capitaine » (en polonais). P. 439. La gare de Kiev : à Moscou. P. 442. « Lisez, bien, ll enviez... » : extrait des Vers sur le passeport soviétique (1929) de Maïakovski. P. 444. « La charrette décrite par Balzac » : dans Splendeurs et misères des courtisanes, début de la troisième partie. P. 446. « Le huit mars » : Journée internationale des femmes. P. 457. 1. Klim, Prokhor, Gouri : prénoms typiquement paysans. 2. « Un dindon pensait ! » : allusion au dicton : « Un dindon pensait, et il s'est retrouvé dans la soupe. » P. 467. La Conférence de Potsdam a duré du 17 juillet au 2 août 1845 ; la première bombe atomique a explosé sur Hiroshima le 6 août suivant. P. 475. « ... la capitale de notre patrie, Moscou » : c'est la formule, prononcée sur un ton enthousiaste, par laquelle est annoncée dans les trains l'arrivée à Moscou. P. 482. « Les matelots du Potiomkine » : dans le film d'Eisenstein (1925). P. 483. « Rassemblement ! forcez les rangs ! ... » : c'est la formule pour prévenir les évasions récitée par l'escorte au départ d'une colonne (elle est donnée ici par bribes, autre exemple un peu plus loin, p. 491). P. 489. L'allusion à Résurrection renvoie au ch. 36 de la IIe partie. P. 489. « Les retardataires se font battre » : allusion à une célèbre formule de Staline (discours du 4 février 1931), que son auteur appliquait aux pays retardataires. P. 491. « La Russie qui s'en va » : série de tableaux exécutés entre 1929 et 1937 par le peintre P.D. Korine (1892-1967) ; leur inspiration est surtout religieuse et paysanne. P. 496. Disposition intérieure des « wagons communs » : ils sont sensiblement plus larges que les wagons européens, le long des compartiments (qui ne sont pas fermés par une porte) court un couloir, de l'autre côté duquel, en regard de chaque compartiment, se font face le long des fenêtres deux sièges séparés par une tablette. P. 497. Le héros du Voyageur des Étoiles, roman de Jack London, est un prisonnier enserré dans une camisole de force pendant des jours et des semaines et qui réussit, par un effort de concentration intérieure, à s'arracher à son enveloppe terrestre et à voyager ainsi dans le temps et l'espace. P. 505. 1. Les vers allemands (de W. Müller) sont les paroles du lied de Schubert Der greise Kopf (tiré du cycle Winterreise [le Voyage d'hiver], n° 14) : Du soir au jour on peut vieillir / Du double de son âge ; / Et moi, je n'ai pas pu blanchir / Au cours d'un long voyage (trad. française pour le chant d'Amédée et Frieda Boutarel). P. 506. L'« office religieux intrinsèquement pervers » : allusion à la description de la messe dans Résurrection (1re partie, ch. 39 et 40). III. INDEX ALPHABÉTIQUE PETITE CAPITALE : noms de personne caractères gras : noms géographiques et topographiques italiques : autres mots ABAKOUMOV Viktor Sémionovitch (1908-1954), entre au NKVD comme simple courrier, nommé à la tête du Smerch à sa création en 1943, ministre de la Sécurité d'Etat en 1946 ; destitué et emprisonné sous Staline en 1952 lors de l'Affaire des médecins, condamné et fusillé sous Khrouchtchov en déc. 1954. Abez, lieu de camps, dans l'extrême N.-E. de la Russie d'Europe, à l'endroit où la ligne de Vorkouta est coupée par le cercle polaire. « Abrégé d'Histoire du Parti communiste », exactement : « Histoire du Parti communiste de l'URSS. Cours abrégé, publié sous la direction d'une commission du VKP(b), approuvé par le TséKa du VKP(b) ; 1938. » A savoir et à réciter par cœur, cet ouvrage avait été écrit sous la direction et avec la participation personnelle de Staline. Académie Frounzé, à Moscou, l'équivalent de notre École de Guerre. Académie Timiriazev, à Moscou, correspond à peu près à notre Institut national agronomique. AGRANOV Iakov Pavlovitch (1893-1938), ancien SR, bolchévik depuis 1915, important dirigeant des « Organes », fusillé. AÏKHENWALD louli Issaïevitch (1872-1928), critique littéraire et essayiste, banni en 1922. Akatouï, bagne tsariste en Sibérie orientale à l'E. de Tchita, aujourd'hui « Novy Akatouï ». AKHMATOVA (ps. de GORENKO) Anna Andreïevna (1888-1966), illustre poétesse russe, mariée en premières noces à N. Goumiliov ; longtemps en disgrâce. ALDAN-SÉMIONOV (ps. de SÉMIONOV) Andreï Ignatievitch (1908-1985), écrivain ; détenu en 1938-1953. Aldan est le nom d'une rivière de Iakoutie (affluent de la Léna) et d'une localité située sur son cours. ALDANOV (ps. de LANDAU) Mark Alexandrovitch (1889-1957), auteur de romans historiques, émigre en 1919, mort à Paris. ALEXANDER Harold (1891-1969), maréchal britannique, commandant en chef des forces alliées de Méditerranée en 1944-1945. Alexandra (théâtre), à Leningrad, aujourd'hui théâtre Pouchkine, drame et comédie. ALEXANDRE Ier Pavlovitch (1777-1825), tsar de Russie depuis 1801. ALEXANDRE II Nikolaïevitch (1818-1881), tsar de Russie depuis 1855, assassiné par des conjurés de la « Volonté du peuple ». ALEXANDRE III Alexandrovitch (1845-1894), empereur de Russie depuis 1881, vient à bout des terroristes. Alexandrovsk, sur l'île Sakhaline, face au continent. Alexandrovskoïé (centrale d'), prison construite dans les années 1870 à 75 km au N.-O. d'Irkoutsk. ALEXIS Mikhaïlovitch (1629-1676), tsar de Moscovie depuis 1645, publie en 1649 le premier code imprimé russe. Allemands de la Volga, issus de colons allemands installés au XVIIIe siècle dans le gouvernement de Saratov ; leur république autonome (cap. Pokrovsk, rebaptisée Engels en 1931) fut liquidée le 28 août 1941 et ses habitants déportés en Asie centrale. Altaï, vaste massif montagneux situé aux frontières du Kazakhstan, de la Chine, de la Mongolie et de la Sibérie. ANDERS Wladyslaw (1892-1970), général polonais fait prisonnier en septembre 1939 par les troupes soviétiques, libéré en 1941 pour constituer une armée à partir des Polonais déportés en URSS ; cette armée gagna l'Afrique du Nord par l'Iran. ANDREÏEV Léonid Nikolaïevitch (1871-1919), écrivain russe célèbre pour le dramatisme de ses effets ; le Récit des sept pendus (1908) raconte la dernière nuit de sept terroristes condamnés à mort. ANDREÏOUCHKINE Pakhomi Ivanovitch (1865-1887), révolutionnaire de la « Volonté du peuple », participe à l'assassinat d'Alexandre II. ANNA IOANNOVNA (1693-1740), nièce de Pierre le Grand, impératrice de Russie depuis 1730 ; s'était vu imposer un « Conseil (soviet) Suprême secret ». ANTONOV-SARATOVSKI Vladimir Pavlovitch (1884-1965), membre du parti depuis 1902, haut fonctionnaire de la justice soviétique. aoul, village caucasien. archine, mesure de longueur égale à 0,71 m. Ardennes, théâtre de la dernière offensive allemande sur le front de l'Ouest ; déclenchée le 16 décembre 1944, elle fut vite repoussée après quelques succès initiaux. ASA (Antisovietskaïa Aguitatsia), propagande antisoviétique, article sigle. asmodée, en argot russe des prisons : surveillant. Assemblée constituante, la première du genre en Russie ; prévue par le Gouvernement provisoire, elle aurait dû se réunir en novembre 1917 (donc, après le coup d'État d'Octobre) ; après de nombreux atermoiements, les bolchéviks la suppriment après quelques heures de séance le 6/19 janvier 1918. Association libre de Philosophie (Volfila), d'inspiration SR de gauche sur le plan politique, elle se transforma vite en refuge de la pensée philosophico-religieuse libre et exista de décembre 1919 à mai 1924. BABOUCHKINE Ivan Vassilievitch (1873-1906), bolchévik, fusillé pour avoir convoyé des armes. Bakhtchisaraï, ancienne capitale des khans de Crimée (XVIe s.-1783). BAKHTINE Mikhail Mikhaïlovitch (1895-1975), critique littéraire de tendance formaliste, spécialiste de Dostoïevski, de Rabelais, a longtemps vécu en relégation ; réhabilité en 1967. BAKOUNINE Mikhaïl Alexandrovitch (1814-1876), révolutionnaire, théoricien de l'anarchie, participe à la révolution de 1848 en Allemagne et est livré à la Russie (1849), fait amende honorable dans une Confession adressée au tsar, s'évade de Sibérie et se réfugie en Angleterre. Balkars, ethnie du Nord Caucase dont le territoire fut occupé par les Allemands pendant quelques mois en 1942 ; accusés de collaboration et déportés en masse en 1944 : restaurés dans leurs droits en 1957 (république autonome Kabardo-Balkare, cap. Naltchik). Baltes (Pays), Estonie, Lettonie, Lituanie, indépendants entre 1919/1920 et 1940 où ils sont annexés de facto par l'URSS, occupés par les Allemands en 1941-1944, réoccupés par l'URSS, victimes à deux reprises (1940 et 1944/1945) de formidables vagues de déportation en URSS ; des nationalistes lituaniens ont longtemps tenu le maquis après la guerre. Redevenus indépendants après le putsch manqué de Moscou (1991). BAM (Baïkalo-Amourskaïa jéleznodorojnaïa, maguistral), voie ferrée Baïkal– Amour. BANDÉRA (ps. de POPIEL) Stepan Andreïevitch (1909-1959), nationaliste ukrainien, déporté par les Allemands à Sachsenhausen, assassiné à Munich par un agent soviétique. bandériste, partisan de Bandéra, plus généralement : nationaliste ukrainien. barrage (détachement de), chargé d'empêcher les citadins d'introduire dans les villes des produits achetés par eux aux paysans. basmatchs, nationalistes d'Asie centrale, virulents en 1918-1930. bâton, trait vertical enregistrant chaque « journée-travail » (voir ce terme) gagnée par un kolkhozien. Bauer, fermier (all.). BEDNY Démian (ps. de PRIDVOROV Iéfim Alexeïevitch) (1883-1945), versificateur satirique, d'inspiration gauchisante parfois et violemment antireligieuse. BÉLINSKI Vissarion Grigorievitch (1811-1848), critique littéraire, père spirituel de l'intelligentsia. Bélomorkanal (Bélomorsko-Baltiïski kanal), canal Baltique-mer Blanche. BENJAMIN (Kazanski) (1873-1922), métropolite de Petrograd, fusillé. BENOIS Alexandre Nikolaïevitch (1870-1960), peintre russe, émigre en 1926, installé à Paris. béquille, la ration de pain journalière du détenu (argot des camps). BERDIAÏEV Nikolaï Alexandrovitch (1874-1948), philosophe et penseur religieux, banni en 1922, mort près de Paris. BÉRIA Lavrenti Pavlovitch (1899-1953), bolchévik géorgien, commissaire du peuple à l'Intérieur (après Iéjov) [1938-1946], membre du Politburo (1946-1953), ministre de l'Intérieur après la mort de Staline (mars-juin 1953), destitué, fusillé (officiellement) en décembre. Bessarabie, cap. Kichiniov ; turque depuis le XVIe s., acquise par la Russie en 1812, attribuée à la Roumanie en 1856-1878 et 1920-1940, annexée par l'URSS le 28 juin 1940, définitivement en 1945 et partagée entre les républiques fédérales d'Ukraine et de Moldavie. Biélorussie occidentale, prise à la Pologne en septembre 1939 à la faveur du pacte Hitler-Staline. Birobidjan, république juive autonome (et nom de sa capitale) en Sibérie extrême-orientale. BIRON (Ernst-Johann Bühren) (1690-1772), favori d'Anna Ioannovna, instaura un régime de terreur. Blanche cité (la), la cité de pierres blanches, Moscou. BLIOUMKINE Iakov Grigorievitch (1898-1929), SR de gauche, agent de la Tchéka, assassine en 1918 von Mirbach lors de la brève révolte des SR de gauche contre les bolchéviks, devenu lui-même bolchévik et passé au service de l'Oguépéou, exécuté comme agent trotskiste. BLOK Alexandre Alexandrovitch (1880-1921), le plus grand poète russe du symbolisme. BLUCHER Vassili Konstantinovitch (1889-1938), important chef militaire de la guerre civile, commandant en Extrême-Orient depuis 1928, maréchal de l'Union soviétique en 1935, vainqueur des Japonais au lac Hassan, rappelé à Moscou en août 1938, exécuté après un procès à huis-clos. BOKI Gleb Ivanovitch (1879-1937), membre du parti depuis 1900, haut fonctionnaire de la Tchéka puis de l'Oguépéou, arrêté en 1937, fusillé. BONDARINE Sergueï Alexandrovitch (1903-1978), écrivain pour enfants. BONTCH-BROUÏEVITCH Vladimir Dmitrievitch (1873-1955), très ancien membre du parti, historien et ethnographe (spécialiste des sectes religieuses), en 1917-1920 secrétaire général du Sovnarkom, fondateur du Musée littéraire à Moscou, directeur du Musée de la religion et de l'athéisme à Leningrad. Borodino, pour les Français : bataille de la Moscova (1812), décrite par Tolstoï dans la Guerre et la Paix, t. III, 2e partie, ch. 29-39. BOUDIONNY Sémion Mikhaïlovitch (1883-1973), maréchal de l'Union soviétique (1935), célèbre pour ses grandes moustaches et sa confiance dans la cavalerie. BOUKHARINE Nikolaï Ivanovitch (1888-1938), éminent théoricien du parti, membre du Politburo (1924-1929) d'où il est exclu pour « déviationnisme de droite », condamné à mort au troisième procès de Moscou après une déclaration publique mémorable, fusillé. BOULGAKOV Mikhail Afanassievitch (1891-1940), grand prosateur, auteur d'un célèbre roman la Garde blanche, d'œuvres fantastiques et satiriques, à peu près interdit de publication dans les années 30. BOULGAKOV Sergueï Nikolaïevitch (1871-1944), économiste, puis philosophe et théologien, se fait prêtre en 1918, banni en 1922. BOULGAKOV Valentin Fiodorovitch (1886-1966), écrivain et mémorialiste, secrétaire de Léon Tolstoï en 1910, émigre à Prague en 1923 et revient en URSS en 1949. BOUNINE Ivan Alexeïevitch (1870-1953), illustre écrivain, prix Nobel en 1933, vécut en France depuis 1920. BOURTSEV Vladimir Lvovitch (1862-1942), historien et publiciste proche de la « Volonté du peuple » puis des SR, directeur ou codirecteur de nombreuses revues publiées tantôt en Russie, le plus souvent à l'étranger, émigre en France après la Révolution. Boutyrki (les), grande prison dans l'O. de Moscou. BouTiour (Boutyrskaïa tiourma) « prison des Boutyrki ». Brest-Litovsk (paix de), imposée le 3 mars 1918 à des conditions très dures par les Empires centraux à la Russie impuissante. Brest-Litovsk (forteresse de), dégarnie de troupes officiellement « parties en manoeuvres », elle résista pendant près d'un mois aux assauts allemands, après le 22 juin 1941, avec les restes de la garnison. Briansk, province de Russie (au S.-E. de Smolensk), ses forêts étaient célèbres pour leurs loups. brigadier, dans les camps : détenu responsable d'une « brigade », l'unité de base des « travaux généraux » ; bénéficie de certains privilèges. Brodnica (avant 1920 : Strasburg-in-Preussen), ville polonaise au S.-O. de la Prusse Orientale, N.-E. de Torun. Bukovine, territoire autrichien (1774-1918), puis province roumaine au N.-O. de la Bessarabie, annexée par l'URSS en 1940 (partagée entre la Roumanie et l'Ukraine). « Byloié », revue d'histoire du mouvement révolutionnaire en Russie (principalement populiste), publiée à Londres (1900-1904), Saint-Pétersbourg (1906-1907), Paris (1908), Petrograd-Leningrad (1917-1926), le plus souvent sous la direction ou avec le concours de V. Bourtsev. Cabinet de Sa Majesté, organisme qui gérait les terres appartenant personnellement à l'empereur et à sa famille. cadets, membres du parti « constitutionnel-démocrate » (KD), fondé en 1905, opposants de centre droit à l'autocratie ; prennent le pouvoir en février 1917 et le perdent très vite ; grands adversaires des bolchéviks (mais depuis l'étranger). caramels, le sucre est souvent distribué aux détenus sous la forme de petits bonbons (petits coussinets carrés) de très mauvaise qualité. Cassure (la Grande), ce terme traduit ici le russe véliki pérélom, en général rendu par le « Grand Tournant », qui désigne l'année 1929 : défaite de l'opposition de droite, bannissement de Trotsky et, surtout, lancement de la collectivisation (le terme est dû à Staline). CATHERINE II (1729-1796), impératrice de Russie depuis 1762 à la suite d'un putsch où son mari, le tsar Pierre III, fut assassiné ; après des débuts « éclairés », elle s'appliqua à réprimer les manifestations de la pensée libérale. cent-noirs, organisation nationaliste antisémite constituée en 1905. Chakhty, ville industrielle et minière au N.-E. de Rostov-sur-le-Don. CHALAMOV Varlam Tikhonovitch (1907-1982), écrivain et poète, passa 17 ans à la Kolyma, auteur des Récits de la Kolyma. CHALIAPINE Fiodor Ivanovitch (1873-1938), célèbre chanteur d'opéra, émigré. charachka, pl. charachki, prison à régime spécial où des savants, des chercheurs, des ingénieurs travaillaient pour le compte des « Organes ». chauve-souris, lanterne portative fonctionnant au pétrole. CHECHKOVSKI Stépan Ivanovitch (1727-1793), ses interrogatoires étaient redoutés. chef rural, institué en 1889, à la fois contrôleur administratif et juge de paix, choisi parmi les propriétaires terriens. CHEÏNINE Lev Romanovitch (1906-1967), auteur de romans policiers et d'espionnage, travaille dans les services d'instruction de 1923 à 1950, semble alors avoir été arrêté puis relâché. Chemin de fer de l'Est Chinois, le Transmandchourien, voir KVJD. chienne, truand qui accepte d'exécuter les ordres des autorités du camp. CHLIAPNIKOV Alexandre Gavrilovitch (1885-1937), bolchévik de la première heure, après Octobre premier commissaire du peuple au Travail, en 1920-1922 anime l' « Opposition ouvrière », confesse ses erreurs en 1930, arrêté en 1935, n'avoue pas, fusillé en 1937 (ou périt dans les camps en 1943 ?). Réhabilité en 1988. CHOLOKHOV Mikhail Alexandrovitch (1905-1984), auteur de deux classiques de la littérature russe soviétique : Don paisible (1928-1940) - l'authenticité de la première partie a été contestée – et Terres défrichées (1932-1960) ; le Destin d'un homme a paru en 1957 ; parangon du réalisme socialiste, communiste ultra-orthodoxe, prix Nobel 1965. CHOULGUINE Vassili Vitalievitch (1878-1965), homme politique, écrivain, journaliste, émigre après la révolution, arrêté en Yougoslavie en 1944, libéré en 1956. CHOUVALOV Pavel Pavlovitch (1859-1905), gouverneur de Moscou, assassiné. Chpalernaïa (rue), à Petrograd-Leningrad ; parallèle à la Néva, elle longe la « Grande Maison » et abritait la prison Chpalernaïa, principale maison d'arrêt de la ville ; rue Voinov depuis 1918. CHTCHASTNY Alexeï Mikhaïlovitch (1881-1918), amiral commandant la flotte de la Baltique en avril-mai 1918, exécuté. CHTCHERBAKOV Alexandre Sergueïevitch (1901-1945), haut-fonctionnaire polyvalent du parti : 1934-1936, premier secrétaire de la nouvelle Union des écrivains soviétiques ; pendant la guerre, chef de la Direction politique de l'armée (1943), directeur du Bureau d'Information soviétique ; le tout cumulé avec d'importantes fonctions territoriales. CHVERNIK Nikolaï Mikhaïlovitch (1888-1970), membre important du parti (entré en 1905), patron des syndicats (1930-1944, 1953-1956), président du Présidium du Soviet Suprême (chef de l'État) en 1946-1953. CHVETSOV Sergueï Porfirievitch (1858-1930), populiste, puis membre important du parti SR, député à la Constituante, c'est lui qui aurait dû ouvrir solennellement les travaux officiels de cette assemblée le 5/18 janvier 1918. club, sorte de « salle polyvalente » à la campagne : administrative et récréative (cinéma, danse...). collaborateur secret, euphémisme qui désigne les délateurs au service des « Organes », voir seksot. communisme de guerre, système de centralisation à outrance et de contraintes rigoureuses dans tous les domaines qui caractérise le régime soviétique pendant la guerre civile ; il prend fin avec la NEP. contre, contre-révolutionnaire. crevard, déporté « au bout du rouleau (dokhodiaga) », au dernier degré de la misère physique. Crimée (guerre de), 1854-1855 ; la défaite de la Russie entraîna, en les rendant possibles, ce qu'on a appelé les « grandes réformes » : abolition du servage, autoadministration locale, etc. Croix (prison des), la principale prison de Leningrad sur le quai nord de la Néva (ce nom est dû au dessin que forment les bâtiments). Croix-rouge politique, dénomination officielle depuis 1922 : Pompolit (Komitet pomochtchi polititcheskim zaklioutchonnym : Comité d'aide aux détenus politiques) ; dissoute par Iejov en 1937. dachnaks, nationalistes arméniens. DAHL Vladimir Ivanovitch (1801-1872), écrivain et lexicographe, auteur d'un recueil de proverbes et d'un célèbre dictionnaire. Dalstroï (Glavnoïé oupravlénié stroitelstva Dalnévo Sévéra : Administration centrale de la construction du Grand Nord), avait la haute main sur les bagnes de la Kolyma. DAN (ps. de GOURVITCH) Fiodor Ilitch (1871-1947), leader menchévik, arrêté puis banni en 1922. décembristes, membres d'une conjuration constitutionnaliste qui aboutit à une insurrection manquée sur la place du Sénat à Pétersbourg, le 14/26 décembre 1825 (après la mort d'Alexandre I). Décret sur la Terre, l'un des tout premiers pris par le gouvernement soviétique (27 oct./9 nov. 1917), il confisquait toutes les terres des propriétaires non cultivateurs et les mettait à la disposition des paysans ; c'était, avec certaines différences, le programme SR. délégué opérationnel, représentant de la police politique à l'intérieur d'un camp. DÉMIDOV, dynastie de métallurgistes de l'Oural depuis le début du XVIIIe siècle, pénètrent dans la haute noblesse au XIXe siècle. DÉNIKINE Anton Ivanovitch (1872-1947), général de l'armée impériale, l'un des principaux chefs du mouvement blanc ; après d'importants succès initiaux, il fut finalement vaincu et dut émigrer (1919-1920). DERJAVINE Gavriil Romanovitch (1743-1816), le grand poète classique du XVIIIe siècle, chantre de Catherine Il. « dernier (pas de) », ce commandement signifie que le dernier arrivé sera battu. DETERDING Henri (1886-1939), magnat néerlandais du pétrole. DIAGHILEV Sergueï Pavlovitch (1872-1929), créateur des célèbres « Ballets russes ». DIMITROV (DIMITROFF) Guéorgui (1882-1949), communiste bulgare accusé, avec Popov et Tanev, d'avoir mis le feu au Reichstag le 25 février 1933 ; acquitté après un retentissant procès à Leipzig ; secrétaire général du Komintern à partir de 1935 ; premier président de la république populaire de Bulgarie. dixième classe, dans l'école russe correspond à notre terminale. Djezkazgan, centre minier, lieu de déportation et de camps ; à l'E.-N.-E. de la mer d'Aral, n'est pas très éloigné du centre de lancement de fusées de Baïkonour. Djida, rivière et localité au sud du lac Baïkal, réseau de camps. Dmitrovsk-Orlovski, ville au S.-O. d'Oriol, prison, sur la ligne de front en 1943. Dnéproguès (Dneprovskaïa guidroélektrostantsia), premiers grand barrage et centrale hydraulique d'URSS, construits pendant le premier plan quinquennal. DOÏARENKO Alexeï Grigorievitch (1874-1958), agrophysicien, arrêté en 1930 (procès du TKP), détenu à Souzdal en 1932-1935, relégué ensuite à Saratov, définitivement mis sur la touche en 1948 comme adversaire de Mitchourine-Lyssenko. DOLGOROUKOV prince Pavel Dmitrievitch (1866-1927), un des fondateurs du parti Cadet, une première fois arrêté après le putsch de 1917, émigre en 1920, réarrêté à Kharkov en 1927 lors d'un second retour illégal en URSS ; fusillé le 7 avril 1927 en représailles de l'assassinat de l'ambassadeur d'URSS à Varsovie. Donbass (Donetski basseïn), le bassin houiller du Donets en Ukraine. Donskoï (monastère), monastère de Notre-Dame-du-Don à Moscou au sud de la barrière de Kalouga, rendu à l'Église orthodoxe en 1991. Dorpat, nom germanique de la ville de Tartu, en Estonie, célèbre université fondée au XVIe siècle. doublures blanches, étudiants aristocrates, antirévolutionnaires, ainsi surnommés à cause de leurs manteaux à doublure de soie blanche. Doubrovlag, réseau de camps en Mordovie. Doudinka, petit port sur l'Iénisseï tout près de son estuaire, tête d'une courte ligne de chemin de fer vers Norilsk. DOUKHONINE Nikolaï Nikolaïevitch (1876-1917), commandant en chef de l'Armée russe au moment de la révolution d'Octobre, refuse d'obéir au SNK qui ordonnait de cesser les hostilités, assassiné par les soldats ; « rejoindre Doukhonine » : être assassiné. DOURNOVO Piotr Nikolaïevitch (1844-1915), vice-ministre (1900-1905) puis ministre de l'Intérieur (octobre 1905-avril 1906), partisan de la manière forte, échappa à de nombreux attentats ou tentatives d'attentat. DPZ (Dom predvaritelnovo zaklioutchénia), maison de détention préventive (prononcer « dépézé »). DZERJINSKI Felix Edmoundovitch (1877-1926), bolchevik d'origine polonaise ; crée et organise la Tchéka en décembre 1917, premier directeur des « Organes ». Dzerjinski (place), place de la Loubianka (1926-1990). Église vivante, fondée en mai 1922 en opposition au patriarche Tikhon, préconisait la collaboration étroite avec le pouvoir soviétique ; elle n'eut guère qu'une année de gloire. EHRENBOURG Ilia Grigorievitch (1891-1967), romancier et journaliste opportuniste, inventeur du « dégel », auteur de mémoires sur la période stalinienne. EICHMANN Adolf (1906-1962), nazi responsable de monstrueux assassinats collectifs de Juifs, capturé par les Israéliens, jugé, exécuté. ÉJOV, voir IÉJOV. Elguen, centre de camp à la Kolyma. ÉLISABETH PETROVNA (1709-1762), fille de Pierre le Grand, impératrice de Russie depuis 1741 à la suite d'un coup d'État. ESSÉNINE, voir IESSÉNINE. Estonie, pays balte qui borde au sud le golfe de Finlande ; les Estoniens sont de race et de langue finnoise. Étoile rouge, décoration militaire créée en 1930. « Étoile rouge », le journal de l'Armée. facultés ouvrières, établissements d'enseignement réservé à des ouvriers détachés (il existait aussi des cours du soir) de leur usine pour les préparer à entrer dans l'enseignement supérieur ; ont existé de 1919 à la veille de la guerre. FELIX EDMOUNDOVITCH, voir DZERJINSKI. FIGNER Véra Nikolaïevna (1852-1942), membre du Comité exécutif de la « Volonté du peuple », participa à la préparation de plusieurs attentats, demeura vingt ans emprisonnée dans une cellule d'isolement à Schlusselbourg (1883-1904), émigrée en 1906-1915 ; proche des SR, figure emblématique de la révolution souffrante, son extrême discrétion lui valut de rester en liberté sous Staline ; auteur de mémoires importants. fils du Goulag, vieil habitué du Goulag, qui en a pénétré tous les secrets. Finlande (guerre de), elle commence le 30 novembre 1939 par une attaque de l'URSS qui se prétend « agressée » ; plus de trois mois après et non sans avoir éprouvé de très lourdes pertes (et très disproportionnées à la puissance relative des deux pays), elle aboutit à un traité de paix aux dépens de la Finlande qui doit abandonner l'isthme de Carélie et une partie de la Carélie et de la presqu'île des Pêcheurs. FIODOR IVANOVITCH (1557-1598), fils d'Ivan le Terrible, tsar de Moscovie de 1584 à sa mort, dernier Rurikovitch. FRANK Sémion Lioudvigovitch (1877-1950), philosophe et penseur religieux, banni en 1922. fusiliers lettons, à partir de mai 1917 environ se montrèrent les plus fermes soutiens des bolchéviks qu'ils épaulèrent solidement en Octobre et plus tard, lors de la répression du putsch SR de juillet 1918, des batailles de la guerre civile et de l'action à l'intérieur de la Tchéka. gallifet, pantalon militaire (culotte de cheval) aux jambes serrant les mollets et s'évasant au-dessus des genoux, introduites dans la cavalerie française par le général de Gallifet (1830-1909), inspecteur général de cette arme, et dont l'usage se généralisa en Russie. GAMARNIK Ian Borissovitch (1894-1937), chef de la Direction politique de l'Armée rouge à partir de 1929, puis vice-commissaire du peuple à la Défense, dénoncé comme « ennemi du peuple, » il se suicida. GARINE-MIKHAÏLOVSKI Nikolaï Guéorguievitch (1852-1906), ingénieur de formation et romancier. GAUTIER Iouri Vladimirovitch (1873-1943), historien et archéologue, arrêté en 1929, condamné en 1931, revient à Moscou au bout de quelques années, académicien en 1939. gendarmes, le « corps des gendarmes » sous les tsars était le nom de la police politique. généraux (travaux), travaux physiques les plus durs, qui sont la raison d'être d'un camp, par exemple, abattage d'arbres, mines, chantiers divers, etc. Les détenus non « planqués » y travaillent tous et ont peu de chance d'en sortir vivants. Georges (effigie de saint), ce saint était le patron de l'armée russe. GHERNETT Mikhaïl Nikolaïevitch (1874-1953), juriste, auteur de l'Histoire des prisons tsaristes en cinq volumes (1941-1956). glavk (glavny komitet « comité principal »), direction centrale de chaque branche ou sous-branche de l'économie nationale, elles sont très nombreuses (au moins deux cents) et sont le carcan de l'économie soviétique. GOLIKOV Filipp Ivanovitch (1900-1980), chef militaire, en octobre 1944 délégué général aux opérations de rapatriement, maréchal de l'Union soviétique. GORKI Maxime (ps. d'Alexeï Maximovitch PECHKOV, 1868-1936), écrivain, d'abord proche des cercles révolutionnaires populistes, se lie aux bolchéviks et à Lénine au début du XXe siècle ; accueille la révolution d'Octobre avec appréhension, critique violemment les chefs bolchéviques dans une série d'articles intitulée Pensées à contretemps et publiée dans son quotidien Vie nouvelle (interdit en juillet 1918) ; accepte de collaborer avec les organisations culturelles créées par le pouvoir soviétique et se rallie à Lénine ; de 1921 à 1928, vit à l'étranger, puis rentre en URSS et met son prestige au service de Staline et de son régime, célébrant à plusieurs reprises les succès de l'Oguépéou ; promoteur de l'Union des Écrivains en 1934, initiateur du réalisme socialiste ; il meurt dans des circonstances obscures. Gorki, voir Nijni-Novgorod. Gorki Léninskié, localité située à 35 km au S.-O. de Moscou ; Lénine y passa les dernières années de sa vie et y mourut le 21 janvier 1924. Gosplan (Gosoudarstvennaïa planovaïa komissia « commission du plan d'État »), organisme centralisé de la direction de l'économie planifiée. GOTZ Abram Rafailovitch (1882-1940), important leader SR, premier président du Soviet de Petrograd en 1917, condamné en 1922 puis amnistié ; aurait été fusillé à Alma-Ata. GOUL Roman Borissovitch (1896-1986), écrivain et publiciste russe émigré, mort à New York. Goulag (Glavnoïé oupravlénié laguéreï), Direction centrale des camps. GOUMILIOV Nikolaï Stépanovitch (1886-1921), poète des grands espaces, de l'exotisme, des aventuriers ; premier mari d'Anna Akhmatova, fusillé pour « participation à un complot contre-révolutionnaire » ; pratiquement réhabilité aujourd'hui. Granat (l'encyclopédie), dictionnaire de conception très originale, dont la septième édition parut en 58 volumes (le t. 56 n'est jamais sorti) en 1910-1948, à la faveur de chaque période de relative libéralisation ; éditeurs : les frères GRANAT André (1861-1933) et Ignati (1863-1941) Naoumovitch. GRIBOÏEDOV Alexandre Sergueïevitch (1795-1829), diplomate et auteur dramatique, un moment compromis dans le complot décembriste. grinceur, mortier allemand à quatre tubes, dit « Doktor-Goebbels-Minenwerfer ». GRINE (ps. de GRINEVSKI) Alexandre Stépanovitch (1880-1932), auteur de romans d'aventures fantastiques. GRRNÉVITSKI Ignati Ioakhimovitch (1856-1881), membre de la « Volonté du peuple », lança la bombe qui blessa mortellement Alexandre II, et périt lui-même dans l'explosion. GROHMAN Vladimir Goustavovitch (1874-?), menchévik, employé au Plan, arrêté en 1930, condamné l'année suivante à dix ans de prison, qu'il commence à purger à l'isolateur de Verkhné-Ouralsk ; on perd ensuite sa trace. GROMYKO Andreï Andreïevitch (1909-1989), homme politique et diplomate, ambassadeur aux USA pendant la guerre, représentant permanent de l'URSS à l'ONU (1946-1948), vice-ministre puis ministre des Affaires étrangères (1953-1987), chef de l'État. Guébé (GB), Gosoudarstvennaïa bezopasnost : Sécurité d'État. GUÉRASKA, diminutif du prénom Guérassime. Guide (le), l'un des noms de Staline (vojd). Exceptionnellement, il peut être appliqué à d'autres dirigeants. GUILLAUME, Guillaume II (1859-1941), dernier empereur d'Allemagne (1888-1918). GUINZBOURG Ievguénia Sémionovna (1906-1977), journaliste et écrivain, arrêtée et déportée (1937-1947), reléguée à Magadan (1947-1951), réarrêtée (1951-1956), réhabilitée; ses souvenirs ont paru en français (le Vertige, 1967 ; le Ciel de la Kolyma, 1980) ; après avoir longtemps circulé dans le Samizdat, ils viennent d'être édités en URSS. Le chapitre « Le wagon n° 7 », appartenant au premier volume, raconte le transfert de la prison de Iaroslavl aux camps de la Kolyma. GVOZDEV Kozma Antonovitch (1883-1957?) ouvrier, leader menchévique, ministre du Travail du quatrième gouvernement provisoire, arrêté le jour même de la révolution d'Octobre (en sa qualité d'ancien ministre), relâché le surlendemain ; à partir de 1930 (et peut-être avant), ne cessera plus de connaître la prison ou les camps. HAAS Fiodor Petrovitch (1780-1853), médecin des prisons de Moscou, lutta toute sa vie pour l'allègement du sort des prisonniers. Hassan (lac), théâtre de combats victorieux livrés par les troupes soviétiques d'Extrême-Orient contre l'armée japonaise (29 juillet-8 août 1938) à la frontière sibéro-coréenne. haut-parleur, branché dans chaque appartement sur l'unique récepteur d'un immeuble. HAW-HAW (lord) (William JOYCE, dit) [1900-1946], surnom donné par les Anglais pendant la dernière guerre au speaker britannique de la radio nazie. HIPPIUS Zinaida Nikolaïevna (1869-1945), écrivain et poétesse, épouse de Mérejkovski, émigre après la révolution. IAGODA Guenrikh Grigorievitch (1891-1938), très haut fonctionnaire des « Organes » dès 1920, nommé à la tête du NKVD en 1934, écarté en 1936, arrêté et jugé au troisième procès de Moscou, fusillé. IAKOUBOVITCH Mikhail Petrovitch (1891-après 1978), bolchévik avant 1914, passe aux menchéviks (jusqu'en 1920), arrêté en 1930, libéré après la mort de Staline, réhabilité en 1956. IAKOUBOVITCH Piotr Filippovitch (1860-1911), poète, membre de la « Volonté du peuple », passa de longues années au bagne ; auteur de Dans le monde des réprouvés. lar, célèbre restaurant de Moscou. IAROCHENKO Nikolaï Alexandrovitch (1846-1898), militaire (général-major d'artillerie), peintre connu ; le tableau « La vie est partout » se trouve à la galerie Trétiakov à Moscou. Iaroslavl, grande ville à 250 km au N.-E. de Moscou, théâtre d'un soulèvement SR du 6 au 21 juillet 1918. Iaroslavl (gare de), une des gares de Moscou (celle du Transsibérien). IÉJOv Nikolaï Ivanovitch (1894-?), après des débuts modestes, succède à Iagoda à la tête du NKVD en 1936, fait régner une terreur effroyable (la iéjovchtchina) ; destitué et remplacé par Béria en 1938, puis arrêté et exécuté sans doute en 1939 ou 1940. IÉNOUKIDZÉ Avel Safranovitch (1877-1937), secrétaire du Vtsik de 1923 à 1935, exclu du parti, n'avoue pas, fusillé. IESSÉNINE Sergueï Alexandrovitch (1895-1925), poète lyrique d'origine paysanne ; son suicide, ses thèmes d'inspiration, son genre de vie firent de lui pendant plus de trente ans un poète peu recommandé (mais très populaire). Iles, les trois îles septentrionales du delta de la Néva à Leningrad : promenades, divertissements publics : le grand stade Kirov y a été construit en 1950. ILINE Ivan Alexandrovitch (1882-1954), philosophe, banni en 1922. ILITCH, patronyme de Lénine ; l'emploi du patronyme seul est populaire et comporte une nuance de familiarité respectueuse ; appliqué à Lénine, il est censé exprimer l'atmosphère spontanée de vénération et d'amour dont est entourée la mémoire du fondateur de l'État soviétique ; il peut aussi naturellement être entendu avec ironie. Ingouches, ethnie du Nord-Caucase, voir Tchétchènes. intérieure (prison), dépend directement de la Sécurité d'État. Internationales socialistes, Ire (1864-1876), IIe (1891-début des années 20), II 1/2 (de conciliation : 1921-1923), IIIe (Komintern, 1919-1943) ; II et II 1/2 fusionnent pour donner l'Internationale ouvrière socialiste ; IVe (fondée en 1938, se réclame de Trotsky). Intourist (Glavnoïé oupravlénié po inostrannomou tourizmou), Direction centrale du tourisme étranger. isba-étuve, petit édifice de rondins construit à l'écart de la maison qui abrite une famille paysanne ; il comporte l'étuve proprement dite, avec son poêle de maçonnerie sur lequel on jette de l'eau et une antichambre où l'on se déshabille. isolateur, destiné dès le lendemain de la Révolution aux membres des autres partis politiques et aux communistes déviants ; intégré à la fin des années 30 à l'ensemble du système pénitentiaire. IOSSIF VISSARIONOVITCH, Staline. ITL (Ispravitelno-troudovoï laguer), camp de redressement par le travail. IVAN KALITA (?-1340), prince de Moscou. IVAN IV LE TERRIBLE (1530-1584), grand-prince puis (en 1547) tsar de Moscovie, célèbre pour la terreur qu'il fit régner dans le pays, en particulier parmi les boïars. IVANOV-RAZOUMNIK (ps. d'IVANOV) Razoumnik Vassilievitch (1878-1946), historien de la littérature et de la pensée russes, sociologue, proche des SR de gauche, toléré jusqu'à la fin des années 20, ne cesse plus de connaître les prisons, les résidences surveillées ; mort en Allemagne dans un camp de réfugiés ; ses souvenirs posthumes (Prisons et exils) ont paru à New York en 1953. IZGOÏEV (ps. de LANDÉ) Alexandre Solomonovitch (1872-1935), publiciste, passé du marxisme légal au parti cadet, banni en 1922, se fixe à Haapsalu en Estonie où il mourra. IZMAÏLOV Nikolaï Vassilievitch (1893-1981), historien de la littérature, gendre de Platonov, arrêté en 1929, détenu en 1930-1934. JDANOV Andreï Alexandrovitch (1896-1948), bolchévik, succède à Kirov en 1934 comme dirigeant du parti à Leningrad, membre du Bureau politique à partir de 1939, responsable de la politique culturelle après la guerre, fâcheusement célèbre pour sa politique de dénonciations et d'obscurantisme. JÉBRAK Anton Romanovitch (1901-1965), généticien persécuté pour son opposition aux théories de Lyssenko. JÉLIABOV Andreï Ivanovitch (1851-1881), un des dirigeants de la « Volonté du peuple », exécuté pour sa participation à l'attentat contre Alexandre II. Jigouli, massif montagneux qui occupe la « boucle de Samara » de la Volga ; les « Portes des Jigouli » sont un défilé par lequel passe le fleuve. JOUKOV Guéorgui Konstantinovitch (1896-1974), se fait connaître dans les combats contre les Japonais (1939), chef d'État-major général de l'Armée rouge en février 1941, dirige la défense de Moscou et la contre-offensive, ne cesse plus d'occuper de grands commandements, maréchal de l'Union soviétique (1943). Journée-travail, sorte de point-travail, unité de compte servant à évaluer le travail fourni par un kolkhozien à la communauté, et à calculer sa rémunération. Pour chaque tâche effectuée, il est crédité d'un certain nombre de bâtons inscrits en face de son nom. Avant les réformes qui ont suivi la mort de Staline, les kolkoziens n'étaient rémunérés qu'une fois par an, quand les livraisons obligatoires à l'État avaient été effectuées. Souvent le paiement se faisait uniquement en nature et il était parfois réduit à rien. kacha, céréales mondées cuites à l'eau (ou au lait) ; selon le temps de cuisson et la proportion de liquide utilisé, la consistance peut varier entre celle d'un plat de couscous ou de riz, et celle d'une bouillie très claire. KAGANOVITCH Lazar Moisseïevitch (1893-1991), l'un des plus grands complices de Staline, membre du Bureau politique depuis 1930 ; grand dékoulakiseur ; à partir de 1935, commissaire du peuple aux Voies de Communication puis à l'Industrie ; en perte de vitesse après la guerre, destitué de toutes ses fonctions en 1957 pour participation au premier complot anti-Khrouchtchov ; paisible retraité depuis. KALININE Mikhail Ivanovitch (1875-1946), chef nominal de l'État depuis 1919 (président du Vtsik puis du présidium du Soviet suprême) ; le seul haut dirigeant du parti, en 1917, à pouvoir se prévaloir d'une origine purement paysanne, dit pour cette raison « staroste de toutes les Russies, de toute l'Union » (staroste : responsable élu d'une commune paysanne). Kalmouks, ethnie mongole peuplant une République autonome située dans les steppes à l'Ouest d'Astrakhan ; accusée de collaboration avec les Allemands, elle fut déportée en masse en 1943 et sa république liquidée ; restaurée dans ses droits à partir de janvier 1957 (cap. : Elista). KAMÉNEV (ps. de ROSENFELD) Lev Borissovitch (1883-1936), un des principaux responsables bolchéviks , après la mort de Lénine, dirige le parti avec Zinoviev et Staline, puis se rapproche de Trotsky ; exclu en 1927, arrêté en 1934, condamné à mort au premier procès de Moscou et exécuté ; réhabilité en 1988. Kamennoostrovski (perspective), prestigieuse artère à Leningrad, actuellement « perspective Kirov ». Kamychlag, réseau de camps dans la province de Kémérovo (Sibérie centrale). KAPLAN Fanny (1893-1918), militante SR, tenta d'assassiner Lénine le 30 août 1918. Karaganda, ville et immense zone de camps au N.-E. du Kazakhstan. KARAKOZOV Dmitri Vladimirovitch (1840-1866), étudiant, tenta d'assassiner Alexandre II, exécuté. Karatchaï, ethnie turque, habitant le sud de la province de Stavropol (au N. du Caucase); liquidée en 1944 ; son territoire autonome lui fut rendu le 9 janvier 1957. Kargopollag, camps de Kargopol, à l'E. du lac Onéga. KARKLINE, ce président du Tribunal révolutionnaire était letton, d'où son « russe boiteux » ; son nom fait penser au verbe karkat « croasser, attirer le malheur ». KARSAVINE Lev Platonovitch (1882-1952), philosophe et penseur religieux, banni en 1922, s'établit en Lituanie, arrêté et envoyé en 1949 dans un camp où il mourut. KARTACHOV Anton Vassilievitch (1875-1952), en 1917 haut-procureur du Saint-Synode et ministre des cultes du Gouvernement provisoire ; émigre en France, où il mourra. kasma, petit poisson assez comparable à l'anchois par la taille et le goût. KASSO Lev Aristidovitch (1865-1914), ministre de l'Instruction publique en 1910-1914. KATANIAN Rouben Pavlovitch (1881-1969), juriste puis diplomate (1921-1923), procureur général adjoint de Russie puis d'URSS (1923-1937), arrêté à la fin de 1937, réhabilité après 1953, titulaire d'une pension à titre personnel. Katyn, forêt aux environs de Smolensk où fut découvert par les Allemands en février-mars 1943 un charnier contenant les corps de plusieurs milliers d'officiers polonais assassinés. Après l'avoir niée obstinément, l'URSS a fini par reconnaître en 1990 la responsabilité du NKVD dans ce massacre. Kazan (gare de), à Moscou. Kertch, ville et presqu'île de Crimée, théâtre d'opérations malheureuses des troupes soviétiques en décembre-janvier 1941 et mai 1942. KGB (kaguébé), Komitet gossoudarstvennoï bezopasnosti : Comité de la Sécurité d'État. Khalkhin Gol, fleuve de Mongolie extérieure sur la rive Est duquel les Japonais, venant du Mandchoukouo, furent défaits par les troupes soviéto-mongoles en mai-septembre 1939. Kharkov (poche de), formée à la suite d'une offensive soviétique intempestive en mai 1942 ; plus de cent mille prisonniers y furent capturés par les Allemands. Khimki, port fluvial de Moscou au N.-O. de la capitale. KHROUCHTCHOV Nikita Sergueïevitch (1894-1971), secrétaire général du parti après la mort de Staline, dont il dénonce les méfaits (1956, 1961) ; président du Conseil des ministres (1958), après avoir déjoué un complot « anti-parti » (1957), il est contraint de démissionner de toutes ses fonctions en 1964. KHROUSTALIOV Piotr Alexeïevitch (ps. de NOSSAR Guéorgui Stépanovitch) [1877-1918], menchévik flottant, président du premier de tous les soviets (celui de Pétersbourg, octobre-novembre 1905), fusillé par les bolchéviks à la fin de 1918. KICHKINE Nikolaï Mikhaïlovitch (1854-1930), l'un des leaders cadets, membre du Gouvernement provisoire, traduit en justice après Octobre pour « activités contre-révolutionnaires », un des fondateurs du Pomgol en 1921 ; plusieurs fois arrêté dans les années 20. KIM IL SUNG, né en 1912, dictateur de la Corée du Nord depuis la dernière guerre. KIROV (ps. de KOSTRIKOV), Sergueï Mironovitch (1886-1934), secrétaire de l'organisation de Leningrad depuis 1926, membre du Politburo depuis 1930, proche de Staline ; son assassinat, sans doute sur l'ordre du dictateur, déclencha une vague de terreur sans précédent. Kislovodsk, station de cure réputée au Nord Caucase. KIZBVETTER Alexandre Alexandrovitch (1866-1933), historien et homme politique (cadet), émigre en 1918, se fixe à Prague. KLIOUÏEV Nikolaï Alexeïevitch (1884-1937), poète d'origine paysanne, arrêté en 1933, exilé à Narym, meurt en Sibérie. KLIOUTCHEVSKI Vassili Ossipovitch (1841-1911), célèbre historien. KOBA, le pseudonyme le plus courant de Staline dans la clandestinité. KOESTLER Arthur (1905-1983), écrivain anglais d'origine hongroise ; évoque les procès de Moscou dans le Zéro et l'Infini, dont le héros raisonne comme le fit Boukharine. KOGAN Lazar lossifovitch, ancien anarchiste devenu bolchévik, chef adjoint des troupes de l'Oguépéou, chef de tout le chantier du Bélomorkanal. Kolpino, ville usinière au S.-E. de Leningrad. KOLTCHAK (1874-1920), amiral russe commandant la flotte de la mer Noire (1916-mars 1917), un des principaux chefs du mouvement blanc, va d'Irkoutsk à la Volga et retour, puis est fait prisonnier et fusillé. KOLTSOV Nikolaï Konstantinovitch (1872-1940), éminent généticien, adversaire de Lyssenko. Kolyma, fleuve de Sibérie qui se jette dans l'océan Glacial dans l'extrême N.-E. de la Sibérie, et immense région riche en minerais (y compris aurifères) ; un des pôles de cruauté du Goulag ; on ne pouvait y accéder que par voie maritime et seulement quelques mois par an. Komsomol (Kommounistitcheski Soïouz Molodioji), Union communiste de la jeunesse. KORNILOV Lavr Guéorguievitch (1878-1918), commandant en chef de l'armée russe en 1917, tenta ensuite (août 1917) de renverser le Gouvernement provisoire, puis fut l'un des organisateurs du mouvement blanc ; mort au combat. KOROLENKO Vladimir Galaktionovitch (1853-1921), écrivain populiste, publiciste, dénonciateur des pogromes, des violences policières ; plusieurs fois exilé sous les tsars ; sera horrifié par la terreur et le despotisme bolchéviques. KOTLIAREVSKI Sergueï Andreïevitch (1873-?) ; juriste, cadet, condamné à cinq ans de détention avec sursis en 1920, professeur à l'Université de Moscou ; arrêté en 1940, disparaît. Kouban, région du Nord Caucase peuplée par les Cosaques, et fleuve qui se jette dans la mer Noire ; un des centres du mouvement Blanc. KOUÏBYCHFV Valérian Vladimirovitch (1888-1935), membre du Bureau politique depuis 1927, président du Gosplan depuis 1930, « mort subitement ». Kouïbychev, voir Samara. Koursk-Oriol (bataille de) [dite aussi « du saillant » ou de « l'arc de Koursk »], la dernière tentative des Allemands pour ressaisir l'initiative sur le front de l'Est (5 juillet-25 août 1943) ; elle fut rapidement contrée et aboutit à la perte des grandes villes d'Oriol au N. et de Kharkov au S. du saillant. KOURSKI Dmitri Ivanovitch (1874-1932), juriste, bolchévik depuis 1904, commissaire du peuple à la Justice (1918-1928), puis ambassadeur en Italie. KOUSKOVA Iékatérina Dmitrievna (1869-1958), membre actif du Pomgol, bannie en 1922. KOUTOUZOV (Mikhail Ivanovitch GOLENICHTCHEV-KOUTOUZOV) [1745-1813], commandant en chef des troupes russes en 1812. Kouzbass [Kouznetski (ougolny) basseïn], Bassin houiller de Kouznetsk, en Sibérie dans la province de Kémérovo. KOUZNETSOV Vassili Ivanovitch (1894-1964), colonel-général en 1943. KPZ (kapézé), Kaméra predvaritelnovo zaklioutchénia : local de détention préventive. KR, kontrrévolioutsioner : contre-révolutionnaire. KRA, kontrrévolioutsionnaïa aguitatsia : propagande contre-révolutionnaire, article sigle. Krasnaïa Presnia (« Presnia la Rouge »), nom donné au faubourg ouvrier de Presnia dans l'ouest de Moscou, pour magnifier le souvenir du soulèvement de décembre 1905. KRASNOV (ps. de LÉVITINE) Anatoli Emmanouilovitch (1915-1991), publiciste religieux, sous Staline passa plusieurs années en camps, plusieurs fois condamné à la prison depuis 1960. KRASNOV Piotr Nikolaïevitch (1869-1947), général, souleva les Cosaques du Don contre les bolchéviks, émigre en 1919, pendant la Seconde Guerre mondiale forma des unités cosaques qui combattirent du côté allemand ; livré aux Soviétiques par les Anglais et fusillé. KRASSIKOV Piotr Ananievitch (1870-1939), bolchévik, très ancien compagnon de Lénine, avocat, procureur (1924-1933) puis vice-président (1933-1937) de la Cour suprême, destitué et liquidé. KRD, kontrrevolioutsionnaïa deïatelnost : activité contre-révolutionnaire, article sigle. KRM, kontrrévolioutsionnoïé mychlénié : pensée contre-révolutionnaire, article sigle. Kronstadt, base fortifiée de la flotte de la Baltique, dans une île au large de Leningrad, ferme soutien de la révolution pendant le communisme de guerre, théâtre d'un soulèvement antibolchévik en février-mars 1921. KROUGLOV Sergueï Nikiforovitch (1907-1977), directeur adjoint du Smerch (1943-1946), commissaire du peuple adjoint à l'Intérieur (1938-1946), commissaire du peuple (succédant à Béria) puis ministre de l'Intérieur (1946-1953), ministre de la Sécurité d'État (juillet 1953-mars 1954). KRTD, kontrrévolioutsionnaïa trotskistskaïa deiatelnost : activité contre-révolutionnaire trotskiste, article sigle. KRYLENKO Nikolaï Vassilievitch (1885-1938), entre au parti en 1904, aspirant de l'armée impériale, un des meneurs de la propagande bolchévique parmi les soldats, participe activement à la révolution d'Octobre, commandant en chef de l'armée russe à la place de Doukhonine ; en 1918, passe à la Justice où il organise les tribunaux révolutionnaires, président du Tribunal révolutionnaire suprême puis procureur ; commissaire du peuple à la Justice pour la RSFSR (1931) puis pour l'URSS (1936) ; destitué et fusillé. KVJD (kavéjédé), Kitaïsko-vostotchnaïa jéleznaïa doroga : chemin de fer de l'Est-Chinois (transmandchourien), propriété de l'État russe, vendu à la Chine en 1932. La Pérouse (détroit de), sépare l'île de Sakhaline du Japon (Hokkaïdo). LARINE Iouri (ps. de LOURIÉ Mikhail Alexandrovitch) (1882-1932), économiste, ancien menchévik passé aux bolchéviks en 1917 ; occupa diverses fonctions dans les organismes économiques. LATSIS Martyn Ivanovitch (ps. de SOUDRABS Ian Fridrikhovitch) (1888-1938), tchékiste important en 1918-1921, occupe ensuite diverses fonctions dans l'économie et au sein du parti ; arrêté en 1937 et liquidé. Léfortovo, prison redoutée dans l'est de Moscou. LÉLIOUCHENKO Dmitri Danilovitch (1901-1987), commandant d'armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Lemberg, nom allemand de Lviv (Lvov en russe, Lwów en polonais, Leopol en roumain), capitale de l'Ukraine occidentale. LÉVITAN Iouri Borissovitch (1914-1983), célèbre speaker de la radio soviétique. LÉVLTINE-KRASNOV, voir KRASNOV. LIEBKNECHT Karl (1871-1919), dirigeant de l'extrême gauche des socialistes allemands, fondateur du parti communiste allemand, conduit l'insurrection spartakiste en janvier 1919, arrêté et assassiné. LIKHATCHOV Dmitri Sergueïevitch, né en 1906, historien, détenu aux Solovki en 1928-1933, fera après la guerre une brillante carrière comme spécialiste de la littérature russe ancienne, académicien (1970). LIONIA, diminutif du prénom Leonid. LIOUBAVSKI Matveï Kouzmitch (1860-1936), historien, académicien (1929), arrêté en même temps que Platonov, mort en relégation à Oufa. LKSM, Léninski kommounistitcheski soïouz molodioji : abréviation du nom officiel du Komsomol. LOCKART Robert (1887-1970), diplomate britannique, journaliste ; 1912-1917 : vice-consul puis consul général à Moscou, janvier-septembre 1918 : chef de la mission britannique près les Soviets, arrêté en août, expulsé en octobre. LOMONOSSOV Mikhaïlo Vassilievitch (1711-1765), fils de paysan de la région d'Arkhanguelsk, « monte » à Moscou, savant et poète, membre de l'Académie, prototype du génie issu du peuple. Lonjumeau, bourg de la banlieue sud de Paris, siège en 1911 d'une école de cadres communistes organisée par Lénine. LORIS-MÉLIKOV Mikhail Tarpélovitch, ministre de l'Intérieur d'Alexandre II en 1880-1881. LOSSKY Nikolaï Onoufrievitch (1870-1965), philosophe et penseur religieux, banni en 1922. Loubianka (place de la), dans le centre de Moscou à l'extrémité de la perspective Marx (place Dzerjinski en 1926-1991). Loubianka (Grande et Petite), rues plus ou moins parallèles qui partent de la place du même nom en direction du N.-E. ; la première (rue Dzerjinski, 1926-1991) va jusqu'à la première ceinture de boulevards, la seconde existe encore partiellement. Loubianka (Grande et Petite), célèbre prison soviétique à Moscou, symbole de la terreur policière ; la « Grande Loubianka », située au coin de la place de la Loubianka et de la rue Grande Loubianka, a un « rayonnement » national ; la « Petite L. », un peu plus haut dans la rue Grande L., est la prison du KGB pour la région de Moscou. Lougansk, ville d'Ukraine dans le bassin du Donets (Vorochilovgrad en 1935-1958 et depuis 1970). LOUNATCHARSKI Anatoli Vassilievitch (1875-1932), théoricien marxiste de la culture, de 1917 à 1929, commissaire du peuple à l'Education nationale. LOUNINE Mikhail Sergueïevitch (1787-1845), décembriste, condamné à vingt ans de bagne. LOZOVSKI (ps. de DRIDZO) Solomon Abramovitch (1878-1952), membre du parti depuis 1901, homme de lettres et diplomate, haut fonctionnaire de l'Internationale syndicale rouge, en 1939-1946 vice-commissaire du peuple (vice-ministre) des Affaires étrangères, destitué et liquidé. LYSSENKO Trofim Dénissovitch (1898-1976), agronome, président de l'Académie d'agronomie (1938-1956, 1961-1962), dénonça la génétique classique et échafauda une théorie fantaisiste de l'hérédité ; ruina pour longtemps l'agriculture, l'agronomie, la biologie, la génétique soviétiques. Magadan, port sur la rive nord de la mer d'Okhotsk ; au temps du Goulag, seul accès à la Kolyma ; construit par les zeks à partir de 1933. MAÏAKOVSKI Vladimir Vladimirovitch (1893-1930), poète futuriste, voulut créer une poésie nouvelle au service de la Révolution, se suicida. MAÏSKI (ps. de LIAKHOVITSKI) Ivan Mikhaïlovitch (1884-1975), menchévik passé aux bolcheviks en 1921, historien et diplomate, vice-commissaire du peuple aux Affaires étrangères (1943-1946). Maison (Grande), grand immeuble du KGB à Leningrad au coin de la rue Voinov et de la perspective Liteïny ; construite sur l'emplacement du Palais de Justice, incendié en février 1917. Maison des syndicats, très beau palais construit à la fin du XVIIIe siècle à Moscou pour les Assemblées de la noblesse, reconstruite en 1812 ; sa grande salle de danse et de concert (« Salle des colonnes ») sert depuis la révolution à toutes les grandes manifestations de la vie politique, culturelle et sociale. MAKARENKO Anton Sémionovitch (1888-1939), pédagogue et écrivain, organisa des colonies de travail pour jeunes délinquants. MALINOVSKI Roman Vatslavovitch (1876-1918), agent de la police tsariste qui accéda à de hautes responsabilités au sein du parti bolchévik ; soupçonné, s'enfuit à l'étranger en 1914, rentra en Russie soviétique en 1918, fusillé. MANDELSTAM Ossip Emilievitch (1891-1938), poète, arrêté puis exilé en 1934, réarrêté en 1938, meurt dans un camp à Vladivostok. Manifeste du 17/30 octobre 1905, par lequel Nicolas II annonçait l'octroi de libertés civiles et d'une représentation parlementaire. Marfino, localité au N. de Moscou où se trouvait la charachka décrite dans le Premier cercle. MARKOS (Markos Vafiadhis, dit), né en 1906, chef des partisans communistes grecs dans la guerre civile qui ensanglanta le pays après la libération. MARTOV (ps. de Zederbaum) Iouli Ossipovitch (1873-1923), fondateur de la fraction menchévique, autorisé à émigrer en 1920. MASARYK Jan (1886-1948), fils du premier président de la République tchécoslovaque, ministre des Affaires étrangères à la Libération ; trouvé « suicidé » au lendemain du putsch communiste de Prague. MECK Nikolaï Karlovitch von (1863-1929), ingénieur des chemins de fer ; après Octobre, entra au Commissariat du Peuple aux Voies de Communication ; fusillé. médecins (affaire des), « complot », découvert au début de 1953, de médecins éminents (la plupart, juifs), qui se proposaient de faire périr médicalement toute une brochette de dirigeants communistes ; Staline mort, le gouvernement soviétique déclara le complot inventé et les aveux arrachés par la torture. MELGOUNOV Sergueï Petrovitch (1880-1956), historien et publiciste, l'un des dirigeants du parti socialiste populiste, banni en 1923. menchéviks, c'est-à-dire « minoritaires », issus en 1903 de la scission du parti social-démocrate russe. MENCHIKOV Alexandre Danilovitch (1673-1729), chef militaire et homme d'État, favori de Pierre le Grand et Catherine Ière; exilé à Bériozov en 1727. MENJINSKI Viatcheslav Roudolfovitch (1874-1934), au service de la Tchéka depuis 1919, premier adjoint de Dzerjinski auquel il succédera (1926-1934). Menus-plaisirs (palais des), potèchny dvorets, demeure où Pierre le Grand enfant et délaissé se livrait à différents amusements. MÉREJKOVSKI Dmitri Sergueïevitch (1865-1941), écrivain, poète et critique littéraire symboliste, époux de Z. Hippius, émigre après la révolution. MÉRETSKOV Kirill Afanassievitch (1897-1968), commandant d'armée puis de Front pendant la Seconde Guerre mondiale, maréchal de l'Union soviétique (1944). « Messager socialiste » (le), revue des menchéviks, paraissant à Paris. Métekh (prison de), à Tbilissi (Tiflis). Métropole (hôtel), à l'entrée de la grande rue (aujourd'hui, perspective Marx) qui conduit de la place Sverdlov à la place de la Loubianka ; abritait le Vtsik au début des années 20. MGB (Ministerstvo gosoudarstvennoï bezopasnosti), ministère de la Sécurité d'État. MIAKOTINE Vénédikt Alexandrovitch (1867-1937), historien et publiciste, un des fondateurs du parti socialiste populiste, émigre en 1918 ; mort à Prague. MICHEL (l'empereur) : MICHEL ALEXANDROVITCH (1878-1918), frère cadet de Nicolas II, renonce à lui succéder en mars 1917, assassiné par les bolchéviks. MIEN G. (général), commandait le régiment Sémionovski qui écrasa l'insurrection de Presnia en décembre 1905 ; assassiné en août 1906 par une SR. MIHAJLOVIC Draža (1893-1946), général yougoslave, dirigea des maquis antiallemands et anticommunistes pendant la guerre, abandonné par les Anglais et les Américains, il fut condamné à mort à la Libération et fusillé. MIKHAÏLOV Nikolaï Alexandrovitch (1906-1982), secrétaire général du Comité central du Komsomol (1938-1952), secrétaire du Comité central. MIKOLAJCZYK Stanislaw (1901-1966), homme politique polonais, premier ministre du gouvernement polonais en exil (1943-1944), participe à Varsovie en 1945 au gouvernement provisoire de tendance prosoviétique, s'exile après le succès des communistes aux élections de 1947. MIKOYAN Anastasi Ivanovitch (1895-1978), pendant les années 30 dirigea plusieurs départements économiques, en particulier le Commerce extérieur, membre du Politburo (1935-1966), chef de l'État (1964-1965). MILIOUKOV Pavel Nikolaïevitch (1859-1943), homme politique fondateur du parti cadet, ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement provisoire, émigre à Paris (1920) où il anima plusieurs publications périodiques. Minoussinsk, ville située sur le haut Iénisseï, lieu classique de déportation. MIRBACH Wilhelm von (1871-1918), premier ambassadeur d'Allemagne à Moscou après la paix de Brest-Litovsk ; assassiné par les SR de gauche Blioumkine et N. Andreïev le 6 juillet 1918. MIROVITCH Vassili Iakovlévitch (1740-1764), jeune officier qui tenta sans succès d'organiser une révolution de palais contre Catherine II ; exécuté. Moguès (Moskovskoïé Obiédiniénié Gosoudarstvennykh Elektrostantsiï), réunion des Centrales électriques d'État de Moscou. « moins » (passeport avec des), comportant l'interdiction de résider dans une, deux, trois, etc., villes d'URSS (par ordre de population décroissante). Mokhovaïa (rue), parallèle à la muraille ouest du Kremlin, longe l'Université ; constitue aujourd'hui une partie de la perspective Marx. MOLOTOV (ps. de SKRIABINE) Viatcheslav Mikhaïlovitch (1890-1986), homme politique, proche collaborateur de Staline, membre du Politburo à partir de 1926 ; président du SNK (1930-1941), ministre des Affaires Étrangères (1939-1949, 1953-1956), destitué en 1957 (complot anti-parti), exclu du parti en 1962, réintégré en 1984 ; paisible retraité ; sous Staline, sa femme avait été arrêtée puis emprisonnée (1949-1953). MOROZOV, dynastie de manufacturiers du textile, le plus connu est Savva Timofeïevitch (1861-1906), ami de Gorki, mécène du parti bolchévik. Mosgoroformlénié, équipement de la ville de Moscou en panneaux publicitaires. Mossoviet (Moskovski gorodskoï sviet), conseil municipal de Moscou ; municipalité de Moscou (bâtiment et administration). moussavatistes, nationalistes azerbaïdjanais. MTS (Machinno-traktornaïa stantsia), station de tracteurs et de machines : base de matériels agricoles (avec garages, ateliers de réparation, conducteurs, mécaniciens) qui desservait contre rémunération un ensemble de kolkhozes. muselière, 1. - « abat-jour », écran de bois ou de métal fixé à l'extérieur des fenêtres d'une cellule de prison, de façon que les détenus ne puissent voir qu'une étroite bande de ciel. muselière, 2. - privation de droits civiques, politiques, professionnels (interdiction d'occuper certaines fonctions ou de se livrer à certaines occupations). MVD (Ministerstvo vnoutrennikh del), ministère de l'Intérieur ; depuis 1946 (voir NKVD). NABOKOV (ps. : SIRINE) Vladimir Vladimirovitch (1899-1977), fils du leader cadet Vladimir Dmitrievitch, célèbre écrivain américano-russe, émigre en 1919 en Allemagne, en France (1937-1940), puis aux États-Unis. Nakhodka, port sur la mer du Japon, à une centaine de kilomètres à l'E. de Vladivostok, départ de la navigation pour Magadan et la Kolyma. NAROKOV (ps. de MARTCHENKO) Nikolaï Vladimirovitch (1887-1969), écrivain émigré, fixé en Allemagne puis aux États-Unis. NATANSON Mark Andreïevitch (1850-1919), populiste, puis SR ; un des fondateurs des SR de gauche. NCh (enncha) [Nedokazanny chpionaj], « Espionnage non prouvé », article sigle. Nep (Novaïa èkonomitcheskaïa politika), Nouvelle politique économique, appliquée de mars 1921 à la fin de 1927, pour réparer les dégâts causés par la guerre civile et le communisme de guerre : fin des réquisitions en nature, retour au commerce privé, etc. « Néva », revue littéraire publiée à Leningrad depuis 1955. NEVSKI Nikolaï Alexandrovitch (1892-1945), orientaliste, japonologue et tangoutologue, vit au Japon en 1915-1929, revient à la demande de l'Académie des Sciences, arrêté en 1937, disparaît dans les camps ; prix Lénine à titre posthume en 1962. NICOLAS Ier Pavlovitch (1796-1855), frère d'Alexandre Ier à qui il succède dans des circonstances dramatiques (complot des décembristes) ; tout son règne fut de la dernière fermeté. Nijni-Novgorod, grande ville au confluent de la Volga et de l'Oka, appelée Gorki en l'honneur de l'écrivain (1932-1991). NIKOLAÏ VASSILIEVITCH, Krylenko. « Niva », journal illustré très répandu dans la Russie d'avant la révolution. NKGB (Narodny Kommissariat gossoudarstvennoï bezopasnosti), Commissariat du Peuple à la Sécurité d'État, créé en 1941. NKPS (Narodny Kommissariat Pouteï soobchtchénia), Commissariat du Peuple aux Voies de communication. NKVD (Narodny Kommissariat Vnoutrennikh del), Commissariat du Peuple à l'Intérieur. Norilsk, centre de camps miniers particulièrement meurtriers, au N. du Cercle polaire ; la ville (construite par les zeks à partir de 1936) est située à l'E. de l'estuaire de l'Ienisseï. Notre-Dame-de-Kazan, grande cathédrale construite au XIXe siècle sur la perspective Nevski ; devant sa façade et sa colonnade (qui rappelait celle de Saint-Pierre de Rome) se déroulaient habituellement les manifestations politiques des étudiants contre le tsarisme. NOVIKOV Nikolaï Alexeïevitch (1744-1818), écrivain, publiciste et éditeur, critiqua la société de son temps ; enfermé à la forteresse de Schlusselbourg sous Catherine II, libéré après la mort de celle-ci. Novorossiïsk, port sur la côte N.-E. de la mer Noire, d'où s'embarquèrent en 1920 pour l'émigration de nombreux combattants de l'armée Blanche. NOVOROUSSKI Mikhaïl Vassilievitch (1861-1925), populiste, membre de la « Volonté du peuple » ; pour sa participation à un attentat manqué contre Alexandre III, condamné à mort, puis emprisonné à la forteresse de Schlusselbourg. NPGG (Nezakonny perekhod gosoudarstvennoï granitsy), Franchissement illégal de la frontière d'État, article sigle. NTS (Narodno-troudovoï soïouz), Union populaire du travail, organisation de lutte contre le régime soviétique. « o » (prononciation en), les Russes du nord de la Russie d'Europe « prononcent en o », c'est-à-dire font entendre un o franc là où les Russes des autres régions prononcent un son plus proche de a (en dehors de l'accent tonique). OBOLENSKI prince Ievguéni Petrovitch (1796-1865), décembriste, blessa le général Miloradovitch, condamné à mort ; peine commuée en 20 ans de travaux forcés, amnistié en 1856, mort en relégation. Oguépéou (Obiédinionnoïé Guépéou), Guépéou unifié (voir les généralités). Okhotny riad, courte rue de Moscou qui unit la rue Mokhovaïa à la place Sverdlov (constitue aujourd'hui la section centrale de la perspective Marx) ; c'est la rue que l'on doit emprunter en sortant de la station de métro « Okhotny riad » pour aller à la Loubianka. Okhrana, littéralement : « protection » ; organe d'espionnage et de police politique sous les tsars (le Corps des gendarmes était son agent exécutif), installé dans la plupart des grandes villes de l'empire et dont l'action s'étendait à l'ensemble du territoire. OLITSKAÏA Iékatérina Lvovna (1888-1974), membre du parti SR clandestin au début des années 20, déportée aux Solovki (1924-1925), détenue en isolateur (1925-1927), reléguée en Asie centrale puis à Riazan, détenue en 1932-1937, transférée alors à la Kolyma (dans le même wagon que Ievguénia Guinzbourg), en relégation dans la province de Krasnoïarsk (1947-1955), a vécu à Ouman (Ukraine) depuis cette date. (Ses souvenirs ont récemment paru en français : le Sablier.) OLMINSKI (ps. d'ALEXANDROV) Mikhaïl Stépanovitch (1863-1933) membre de la Volonté du peuple, puis SD (bolchévik), éditeur de Lénine, Plékhanov, critique. OLP (olp ou oelpé) [Otdelny Laguerny pounkt], littéralement : « point de camp particulier » ; « camp local », la plus petite unité de fonctionnement du Goulag. Onéga (presqu'île d'), sur la côte S.-O. de la mer Blanche, entre les Solovki et Arkhanguelsk. Oper (operativny oupolnomotchenny), « délégué opérationnel » (voir ce mot). Opposition ouvrière, constituée en 1920 autour de bolchéviks comme Chliapnikov ; avait pour programme la débureaucratisation, la démocratisation et l'ouvriérisation du parti, l'indépendance des syndicats par rapport au parti ; fermement condamnée au Xe Congrès (1921) par Lénine et Trotsky et jugée incompatible avec l'appartenance au parti. Opposition (Nouvelle), constituée contre Staline à la fin de 1925 par Kamenev et Zinoviev. ORDJONIKIDZÉ Grigori Konstantinovitch (dit « Sergo ») [1886-1937], important dirigeant du parti et de l'État, membre du Politburo et commissaire à l'Industrie lourde depuis 1930 ; se serait « suicidé ». Ordjonikidzé, ville du Nord-Caucase, cap. de la République autonome d'Ossétie du Nord ; jusqu'en 1932, Vladikavkaz; de 1944 à 1954, Dzaoudjikaou. Oriol, nom de la ville d'Orel, plus conforme à la prononciation. Osso (Ossoboië sovechtchanié), Comité délibératif spécial (près le NKVD-MVD), composé de trois membres, prononce ses sentences en l'absence de l'accusé. Ossoaviakhim (Obchtchestvo sodeïstvia oborone, aviatsionnomou i khimitcheskomou stroitelstvou), Société d'aide à la défense nationale et à la construction aéronautique et chimique ; association de volontaires qui exista de 1927 à 1948. OSSORGUINE (ps. d'ILINE) Mikhaïl Andreïevitch (1878-1942), journaliste et écrivain, banni en 1922. Ostarbeiter, « travailleur de l'Est », déporté du travail pris dans l'URSS occupée par les Allemands. Osterode, ville de Prusse orientale, aujourd'hui en Pologne : Ostróda. OuK (Ougolovny kodeks), code pénal. OULIANOV Alexandre Ilitch (1866-1887), frère aîné de Lénine, membre de la « Volonté du peuple », participe à un attentat manqué contre Alexandre III, exécuté. Ounjlag, réseau de camps dans le bassin de l'Ounja, affluent de rive gauche de la Volga, à l'E. de Kostroma. OuPK (Ougolovno-protsessoualny kodeks), Code de procédure pénale. Ouralmach (Ouralny zavod tiajolovo machinostroïenia), Usine de construction mécanique lourde de l'Oural (à Sverdlovsk). OURITSKI Moisseï Solomonovitch (1873-1918), responsable du parti, membre du comité central (1917), chef de la Tchéka de Petrograd (1918), assassiné par un SR le 31 août 1918. Oussa, affluent de rive droite de la Petchora. Oust-Kout, ville de Sibérie orientale, longtemps terminus provisoire du BAM à l'E. de Bratsk. Oust-Oussa, village situé sur la Petchora à l'embouchure de l'Oussa. OuSvitl (Oupravlenié sévéro-vostotchnymi ITL), Administration des camps du Nord-Est ; fournit le Dalstroï en main d'œuvre servile. OUTIOSSOV Léonid Ossipovitch (1895-1982), célèbre chanteur et acteur de cinéma des années 30 et 40. Oziorlag, « Camps des lacs », réseau de camps en Sibérie, autour de la ville de Taïchet, point de départ du BAM. PALTCHINSKI Piotr Akimovitch (1878-1929), ingénieur des mines et économiste, fusillé en prison. PANINE Dmitri Mikhaïlovitch (1911-1987), ingénieur, emprisonné au Goulag (1940-1953), compagnon de charachka de Soljénitsyne ; « Sologdine » dans le Premier Cercle. passeport jaune, avant la révolution – délivré aux prostituées ; ici, document décidé à marquer d'infamie. PASTERNAK Boris Léonidovitch (1890-1960), poète lyrique et romancier, prix Nobel en 1958, fut contraint de le refuser. PAUL Ier Petrovitch (1754-1801), empereur de Russie en 1796 ; violent, excentrique, assassiné victime d'un complot peut-être connu de son fils et héritier, Alexandre Ier. PAULUS Friedrich (1890-1957), maréchal allemand, capitule à Stalingrad (1943). PAVLOVA Anna Pavlovna (1882-1931), célèbre danseuse qui fit partie du ballet Diaghilev. PCh (pécha) [Podozrenié v chpionajé], présomption d'espionnage, article sigle. PD (Prestoupnaïa deïatelnost), activité criminelle, article sigle. PECHEKHONOV Alexeï Vassilievitch (1867-1933), socialiste-populiste, ministre du Gouvernement provisoire, banni en 1922, mort à Riga, enterré à Leningrad. PECHKOVA (née VOLJINA) Iékatérina Pavlovna, (1876-1965), épouse de Gorki (séparée de lui depuis 1906), fondatrice et dirigeante de la « Croix-Rouge politique ». pension à titre personnel, d'un montant beaucoup plus élevé qu'une pension ordinaire, elle est réservée aux citoyens particulièrement méritants aux yeux du parti. « personne, depuis 25 ans... », depuis que ces lignes ont été écrites, un ouvrage britannique a enfin paru sur ce sujet : Nicholas Bethell, The Last Secret, Londres, André Deutsch, 1974, au titre emprunté à l'Archipel ; il a été traduit en français aux éditions du Seuil. personnel (noble à titre), dont la noblesse n'est pas transmissible à ses descendants ; elle était accordée à toute personne ayant un grade (tchin) dans la hiérarchie civile ou militaire. peste (révolte de la), elle éclata à Moscou en 1771 en rapport avec une épidémie de peste et se solda par quatre exécutions capitales. PESTEL Pavel Ivanovitch (1793-1826), l'un des chefs décembristes, auteur d'un programme de réformes sociales et politiques révolutionnaires : la « Justice russe » (Rousskaià pravda) ; exécuté. Petchora, grand fleuve du N. de la Russie d'Europe, qui prend sa source dans l'Oural ; ville située sur son cours moyen à l'endroit où la voie ferrée de Vorkouta la franchit ; centre de nombreux camps. Petchory, ville située à l'O. de Pskov tout près de la frontière estonienne. PETERS Iakov Khristoforovitch (1886-1942), révolutionnaire letton, haut fonctionnaire de la Tchéka puis du Guépéou ; arrêté en 1938, mort dans les camps. Pétersbourg, Petrograd, voir Saint-Pétersbourg. Petropavlovsk, ville située à la pointe N. du Kazakhstan, à plus de 600 km de Sverdlovsk, et de 2 000 km de Moscou. PFL (Proverotchno-filtratsionny laguer), camps de vérification et de filtrage. PIATAKOV Guéorgui Léonidovitch (1890-1937), responsable du parti ; occupa de hautes fonctions dans l'administration du parti et de l'économie, exclu du parti en 1927 puis réintégré et à nouveau exclu en 1936 ; condamné à mort au deuxième procès de Moscou et fusillé. PILNIAK (ps. de WOGAU) Boris Andreïevitch (1894-1937), écrivain issu des Allemands de la Volga, un des créateurs de la prose russe moderniste ; arrêté en 1937, fusillé ou mort dans les camps. PLATONOV Sergueï Fiodorovitch (1860-1933), historien, académicien (1920), arrêté en janvier 1930, exclu de l'Acad. un an plus tard, accusé de « complot antisoviétique », envoyé en relégation à Samara où il mourra. PLÉKHANOV Guéorgui Valentinovitch (1856-1918), philosophe marxiste, le premier à répandre le marxisme en Russie, un des fondateurs du parti SD ; après la scission de 1903, se rapproche des menchéviks, dénonça la révolution d'Octobre. PLETNIOV Dmitri Dmitrievitch (1872-?), médecin et professeur ; accusé d'empoisonnement (notamment sur la personne de Gorki) et condamné à 25 ans d'emprisonnement. pobeda, « victoire », marque de voiture soviétique de l'après-guerre. POBEDONOSTSEV Konstantin Petrovitch (1827-1907), homme d'Etat, ardent défenseur de l'autocratie, exerça une grande influence sur Alexandre III. POKROVSKI Mikhail Nikolaïevitch (1868-1932), historien marxiste, bolchévik depuis 1905 ; après la révolution, dictateur de fait des études historiques, qu'il fonde entièrement sur la lutte des classes ; après sa mort, dans l'atmosphère de retour au patriotisme, dénoncé comme déviationniste. politrouk (polititcheski roukovoditel), « instructeur politique », représentant du parti dans les unités militaires inférieures au régiment, et grade afférent (1935-1942) ; depuis octobre 1942, assimilés aux militaires. politsaï (de l'all. Polizei), membre du corps de police auxiliaire recruté sur place par les troupes allemandes d'occupation en Russie. Poltava, ville d'Ukraine, grande victoire de Pierre le Grand sur les Suédois (1709). Pomgol (Komitet pomochtchi golodaïouchtchim), Comité d'aide aux victimes de la famine (1921-1922). Pont des Maréchaux, rue du centre de Moscou, célèbre autrefois pour ses boutiques de mode. Porte d'Or, porte monumentale très profonde donnant accès à la vieille ville de Vladimir (1164), surmontée d'une chapelle, très souvent restaurée. Une autre Porte d'Or existe à Kiev. POSTYCHEV Pavel Petrovitch (1887-1940?), proche collaborateur de Staline, secrétaire général du parti communiste ukrainien (1930), membre suppléant du Politburo (1934), destitué en 1938, mort en prison (?). pote, nom familier (koum, litt. « compère ») du délégué opérationnel d'un camp. POUCHKINE Alexandre Sergueïevitch (1799-1837), le plus célèbre de tous les poètes russes, objet d'un véritable culte, tué en duel le 29 janvier/10 février 1837. POUGATCHOV Iémélian Ivanovitch (?-1775), chef d'un soulèvement de Cosaques et de paysans sous Catherine II ; vaincu et exécuté. Préobrajenski (régiment), régiment de la Garde fondé par Pierre le Grand en 1687. Il avait joué un grand rôle en février 1917 ; en octobre, favorable à la révolution, mais peu actif. Presnia, prison dans les quartiers O. de Moscou. Princes (îles des), petit archipel turc dans la mer de Marmara, proche du débouché du Bosphore ; Trotsky, après son expulsion d'URSS, séjourna sur l'une de ses îles (1929-1933). Professorat rouge (Institut du), fondé en 1921, il était destiné à assurer la formation marxiste des professeurs de sciences sociales dans les universités, et aussi celle des cadres du parti et de l'État. PROKOPOVITCH Sergueï Nikolaïevitch (1871-1955), économiste, membre du parti Cadet et du Gouvernement provisoire, puis du Pomgol, banni en 1922, mort à Genève. Il était le mari de Ié. Kouskova. PZ (pézé), (préklonénié péred Zapadom), vénération de l'Occident, article sigle. Rabkrine, voir RKI. RADEK (ps. de SOBELSOHN) Karl Berngardovitch (1885-1939?), militant SD en Allemagne et en Russie, parti de Suisse pour la Russie dans le même « wagon plombé » que Lénine ; bolchévik depuis 1917, secrétaire du Comité exécutif du Komintern, membre de la rédaction de la Pravda et des Izvestia, membre du Comité central (1919-1924) ; exclu du parti en 1927 pour opposition trotskiste puis réintégré, exclu à nouveau puis arrêté en 1936, donne de nombreux témoignages à charge, condamné à dix ans de prison au deuxième procès de Moscou ; aurait été assassiné par un codétenu droit-commun. Réhabilité en 1988. RADICHTCHEV Alexandre Nikolaïevitch (1749-1802), écrivain ; publia sous Catherine II un ouvrage où il dénonçait le servage et l'autocratie ; condamné à mort, peine commuée en exil, libéré par Paul Ier. RAKOVSKAÏA Iélena Khristianovna, fille de Khristian Guéorguievitch RAKOVSKI (1873-1941), social-démocrate, bolchévik depuis 1917 ; occupa de hautes fonctions ; exclu, réintégré, réexclu, condamné à vingt ans de prison au troisième procès de Moscou ; fusillé par le NKVD dans la prison d'Oriol quelques jours avant l'entrée des troupes allemandes dans la ville. RAMZINE Léonid Konstantinovitch (1887-1948), ingénieur, condamné en 1930 comme dirigeant du « Parti industriel » puis remis en liberté et réhabilité ; prix Staline en 1943. RASKOLNIKOV (ps. d'ILINE) Fiodor Fiodorovitch (1892-1939), journaliste et diplomate soviétique, passe à l'Ouest et dénonce Staline dans un livre retentissant, meurt à Paris quelques mois après dans des circonstances mystérieuses. RASPOUTINE Grigori Iéfimovitch (1872-1916), aventurier jouissant d'une grande influence sur la famille de Nicolas II, assassiné par des membres de la cour. RAZINE Stépan Timofeïevitch (1630?-1671), chef d'un soulèvement de Cosaques et de paysans sous Alexeï Mikhaïlovitch ; figure légendaire de la poésie populaire russe. récidiviste, surnom amer des déportés libérés puis réarrêtés et recondamnés. Reichstag (incendie du), allumé (sans doute à l'instigation de la Gestapo) par un communiste hollandais déséquilibré ; les nazis s'appuyèrent sur ce prétexte pour liquider le PC allemand, mais le procès qu'ils intentèrent à un certain nombre de ses responsables, et qui se déroula à Leipzig, tourna à leur confusion. REILLY Sidney George (ROSENBLUM Sigmund Grigoriévitch, connu sous le nom de) [1874-1925], agent des services secrets britanniques, attaché à la mission britannique en Russie après la révolution, prépara des opérations contre certains dirigeants soviétiques, trouva la mort en essayant de franchir la frontière soviéto-finlandaise. RIÉPINE Ilia Iéfimovitch (1844-1930) célèbre peintre réaliste, son tableau « les Haleurs de la Volga » (1870-1873) est conservé au Musée russe à Saint-Pétersbourg. RIABOUCHINSKI, famille d'industriels et de banquiers russes, influente depuis le milieu du XIXe siècle ; les plus connus sont Pavel Pavlovitch (1871-1924) adversaire actif du bolchévisme et d'Octobre, et Vladimir Pavlovitch (1873-1955), son frère. RIOUMINE Mikhail Dmitrievitch (?-1954), après avoir occupé un obscur emploi de comptable dans une coopérative, entra dans les Sections Spéciales de la Marine, puis fut appelé par Abakoumov dans les services centraux du Smerch ; vice-ministre de la Sécurité d'Etat (1946-1953), jugé et fusillé après la mort de Staline. RKI (Rabotché-krestianskaïa inspektsia), Inspection ouvrière et paysanne (1920-1934), organisme de contrôle qui fut l'un des premiers fiefs de Staline. RKP(b) Rossiïskaïa Kommounistitcheskaïa Partia (bolchévikov), Parti communiste (bolchévik) de Russie, nom du PC soviétique en 1918-1925. RNNA (Rossiïskaïa natsionalnaïa narodnaïa Armia), Armée nationale populaire de Russie. ROA (Rossiïskaïa Osvoboditelnaïa Armia), Armée pour la Libération de la Russie, Armée russe de Libération : l'armée Vlassov. ROKOSSOVSKI Konstantin Konstantinovitch (1896-1968), chef militaire soviétique d'origine polonaise, emprisonné en 1937-1940) ; libéré, il devient commandant d'armée (sous Moscou en décembre 1941) puis de divers Fronts, maréchal de l'Union soviétique (1944) ; en 1949-1956, ministre de la Défense en Pologne. ROMANOV Pantéleïmon Sergueïevitch (1884-1938), auteur de nouvelles et de romans de mœurs, accusé souvent de naturalisme excessif et de concession à l'ennemi de classe, victime des purges. RONA (Rossiïskaïa osvoboditelnaïa narodnaïa Armia), Armée populaire russe de Libération. ROSENFELD Kurt (1877-1943), leader SD allemand de gauche, militant des droits de l'homme, meurt en émigration. « Rote Fahne (die) », organe du PC allemand. ROUBINE Issaak Ilitch, menchévik, économiste, collaborateur de l'Institut Marx-Engels, arrêté à plusieurs reprises dans les années 30, disparaît dans les camps. ROUDZOUTAK Ian Ernestovitch (1887-1938), haut responsable du parti et de l'État, membre du Politburo (1927-1932), commissaire aux Voies de communication (1924-1930), vice-président du Sovnarkom depuis 1926 ; liquidé ; réhabilité en 1956. Roumanie, entrée en guerre tardivement aux côtés des Alliés (août 1916), dès la fin de 1916 et le début de 1917 est presque tout entière envahie par les troupes austro-bulgaro-allemandes. « Rousskie vedomosti » (« les Informations russes »), journal libéral fondé en 1863 à Moscou, organe de l'aile droite du parti Cadet, interdit en mars 1918. RSDRP (Rossiïskaïa sotsial-demokratitcheskaia rabotchaïa partia), Parti ouvrier social-démocrate de Russie ; nom officiel du parti SD. RSFSR (Rossiïskaïa sovietskaïa fédérativnaïa sotsialistitcheskaïa Respoublika), République socialiste fédérative soviétique de Russie. RURIK (milieu du IXe siècle), fondateur semi-légendaire de la dynastie dite des RURIKOVITCHS, éteinte avec la mort de Fiodor Ivanovitch en 1598. RUSSELL Bertrand (1872-1970), mathématicien, philosophe (logicien), militant pacifiste britannique ; créa en 1967, sur le modèle du tribunal de Nuremberg, un « Tribunal international des crimes de guerre », dirigé avant tout contre les Américains, où il invita à siéger des personnalités telles que Sartre, Simone de Beauvoir, Isaac Deutscher, Vladimir Dedijer. RYKOV Alexeï Ivanovitch (1881-1938), éminent dirigeant du parti et de l'État, succéda à Lénine comme président du Sovnarkom (1924-1929), membre du Politburo (1924-1929), d'où il est exclu pour déviationnisme de droite, exclu du parti en 1937 ; condamné à mort au troisième procès de Moscou et fusillé ; réhabilité en 1988. RYLEÏEV Kondrati Fiodorovitch (1795-1825), poète, l'un des chefs décembristes, exécuté. RYSSAKOV Nikolaï Ivanovitch (1861-1881), membre de la « Volonté du peuple », participa à l'attentat contre Alexandre II, exécuté. Saint-André (champ de), « d'argent au sautoir d'azur » : une croix de saint André sur fond blanc. Saint-Pierre-et-Saint-Paul (forteresse de), dite « Pierre-et-Paul », construite par Pierre le Grand en 1703 au cœur du delta de la Néva, berceau de Saint-Pétersbourg, utilisée comme prison dès 1718 et jusqu'au début des années 20. Sakhaline, grande île située à l'E. de l'embouchure de l'Amour, bagne tsariste décrit par Tchékhov. SALTYTCHIKHA (la), Daria Nikolaïevna Saltykova, dite (1730-1801?), célèbre pour sa cruauté à l'égard de ses serfs, condamnée en justice et mourut en prison. Samara, grande ville sur la Volga au S. de Kazan, siège d'un gouvernement SR en juin-octobre 1918 ; s'est appelée Kouïbychev en 1935-1991. SAMARINE Andreï Dmitrievitch (1868-1932), important personnage public de la vie sociale et religieuse : maréchal de la noblesse de Moscou (1908-1915), président de la Croix-Rouge russe pendant la guerre de 1914, haut-procureur du Saint-Synode (juillet-septembre 1915), à partir de septembre 1918 passe presque tout le reste de sa vie en prison ou en relégation – en Iakoutie puis à Kostroma, où il mourra. SAMSONOV Alexandre Vassilievitch (1859-1914), commandait l'une des deux armées russes qui envahirent la Prusse orientale en août 1914 ; encerclé lors de la bataille de Tannenberg, il se suicida. SANDOMIRSKAÏA Lotta Borissovna (1882-1941), sympatisante SR, s'occupait de la Croix-Rouge politique de Kharkov ; arrêtée en 1937 puis relâchée ; périt massacrée par les Allemands après la prise de la ville en même temps que des milliers de Juifs. Sapropel (comité), créé pendant la guerre de 1914 pour l'étude et l'exploitation des combustibles formés par les matières en décomposition. SAVINKOV Boris Viktorovitch (1879-1925), l'un des leader SR, exclu en 1917 ; en 1918, constitua une petite organisation militaire destinée à lutter contre les bolchéviks et qui fomenta quelques émeutes ; émigra puis fut capturé en tentant de rentrer en URSS en 1924. Schlusselbourg, forteresse bâtie sur une île de la Néva, à l'endroit où ce fleuve sort du lac Ladoga ; dès 1718 convertie en prison, elle vit séjourner des décembristes, des militants de la « Volonté du peuple » ; désaffectée en 1918. SCHMIDT Piotr Petrovitch (1867-1906), enseigne dans la flotte de la mer Noire, exécuté pour sa participation au soulèvement de Sébastopol ; Pasternak écrivit un poème pour glorifier son combat. Schutzbund, organisation paramilitaire des SD autrichiens. SD, social-démocrate. seksot (sékretny sotroudnik), collaborateur secret (voir ce mot). SERGE de Radonej (1321-1391), l'un des grands saints russes, fondateur du monastère de la Trinité (qui porte son nom) au N. de Moscou, à Serguiev Possad (Zagorsk). SÉROV Ivan Alexandrovitch (né en 1905), haut responsable de la Sécurité d'État, préside aux massacres des suspects dans les pays Baltes annexés, des prisonniers politiques dans les villes évacuées devant l'avance des troupes allemandes, chef du KGB en 1954-1958, au service d'espionnage de l'Armée (GROu) en 1958-1963, aurait été exclu du parti en 1965. Sévérodvinsk, port sur la mer Blanche près de l'embouchure de la Dvina ; en 1938-1957 : Molotovsk. sidore, le baluchon du prisonnier. SIKORSKI Wladyslaw (1881-1943), général et homme politique polonais, forme en 1939 le gouvernement polonais en exil (1939), périt dans une catastrophe aérienne. SKOURATOV Maliouta (?-1573), chef de l'opritchnina, sorte de police d'Ivan le Terrible, qui instaura dans le pays un régime de terreur sanglante. SKRIPNIKOVA Anna Petrovna (?-1974), arrêtée en 1919, 1922, 1925,1927 (Solovki et Bélomorkanal, 1927-1932), 1952 (condamnée à dix ans de réclusion), réhabilitée et libérée en 1959, restée jusqu'à sa mort une active militante des droits de l'homme. SKRYPNIK Nikolaï Alexeïevitch (1872-1933), responsable du parti et de l'État en Ukraine, président du Sovnarkom d'Ukraine ; se suicida. SLON (Solovetskié laguéria ossobovo naznatchénia), camps des Solovki à destination spéciale ; le mot slon signifie « éléphant » en russe. Smerch (Smert chpionam !), « Mort aux espions », nom du service de contre-espionnage militaire. SMIRNOV Ivan Nikititch (1880-1936), responsable du parti, exclu en 1927 pour trotskisme, condamné à mort au premier procès de Moscou et fusillé. Smolny, Institut fondé à Saint-Pétersbourg pour l'éducation des jeunes filles nobles ; après la révolution de février 1917, occupé par les bolchéviks qui y établirent leur quartier général. SMOUCHKÉVITCH Iakov Vladimirovitch (1909-1941), en 1939 commandant des forces aériennes, arrêté en 1941, mort en prison. SMRKOVSKÝ Jozef (1909-1974), participe à la libération de la Tchécoslovaquie ; plus tard, pendant le printemps de Prague, président de l'Assemblée nationale. sniper, tireur d'élite. SNK, voir Sovnarkom. SOE (Sotsialno-opasny èlément), élément socialement dangereux, article sigle. SOKOLNIKOV (ps. de BRILLIANT) Grigori Iakovlévitch (1888-1941), commissaire du peuple aux finances (1922-1926), vice-président du Gosplan, exclu en 1936 et condamné à dix ans de prison au deuxième procès de Moscou, fusillé par la suite. SOLOVIOV Léonid Vassilievitch (1906-1962), romancier et auteur dramatique très conventionnel. SOLOVIOV Vladimir Sergueïevitch (1853-1900), philosophe et penseur religieux, aspira à une sorte de synthèse de la foi orthodoxe et du catholicisme romain. Soloviovo, lieu où la route Smolensk-Moscou franchit le Dnepr. Solovki (îles), archipel situé dans la mer Blanche, monastère et ermitages transformés en redoutable camp de concentration ; à peu près isolé en hiver. SOUDRABS, voir LATSIS. SOUKHANOV (ps. de HIMMER) Nikolaï Nikolaïevitch (1882-1940), expert agricole et journaliste menchévik arrêté et condamné en 1931, libéré par la suite puis réarrêté, disparaît. Soukhanovka, monastère situé à une vingtaine de kilomètres au S. de Moscou non loin de Gorki Léninskié, aménagé en prison ultra-secrète, qui fonctionna de 1937 à 1953. SOURIKOV Vassili Ivanovitch (1848-1916), peintre réaliste, ses tableaux à sujet historique sont célèbres avec leur atmosphère sinistre et tragique, par exemple « Menchikov à Bériozov » (1881) et « Au matin de l'exécution des streltsy » (1883), tous les deux conservés à la galerie Trétiakov à Moscou. SOUVOROV Alexandre Vassiliévitch (1729-1800), grand capitaine et stratège militaire, célèbre pour ses excentricités et ses fréquentes incursions en première ligne, où il ne dédaignait pas de jouer en personne du fusil et de la baïonnette. Sovetskaïa Gavan, port situé à l'extrémité orientale de la Sibérie, en face de Sakhaline. Sovnarkom (Soviet narodnykh kommissarov), Conseil des Commissaires du peuple (1917-1946), son premier président fut Lénine (1917-1924). spets, « spécialiste » ; ainsi étaient dénommés les techniciens, ingénieurs, médecins, professeurs, etc., employés par le jeune pouvoir soviétique en l'absence de spécialistes « prolétariens » ; ils étaient tenus en perpétuelle suspicion. SR, socialiste-révolutionnaire. Stalino, avant 1924 – Iouzovka, depuis 1961 – Donetsk ; principal centre minier du bassin du Donets. Stalinogorsk, avant 1934 – Bobriki, depuis 1961 – Novomoskovsk, à l'E. de Toula. STANISLAVSKI (ps. d'ALEXEIEV) Konstantin Sergueïevitch (1863-1938), metteur en scène renommé, fondateur du « Théâtre d'art » à Moscou, auteur d'un « système » très élaboré de préparation et d'entraînement de l'acteur. STAUFFENBERG (comte Klaus von) [1907-1944], colonel dans la Wehrmacht, principal artisan de l'attentat manqué du 20 juillet 1944 contre Hitler ; exécuté. STEENBERG Sven (né en 1905 à Riga), servit comme interprète dans l'armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, proche des Russes de l'armée Vlassov. STÉPOUN Fiodor Avgoustovitch (1884-1965), écrivain, historien et sociologue, banni en 1922 ; a laissé de précieux Mémoires. STOLYPINE Piotr Arkadievitch (1862-1911), ministre de l'Intérieur et président du Conseil des ministres (1906-1911), assassiné. streltsy (sg. : strélets), turbulente armée de métier entretenue par les tsars de Moscovie ; Pierre le Grand vint à bout de leur dernier soulèvement (1698) et les fit exécuter en masse sur la place Rouge. suprême (la), « la mesure suprême de protection sociale », euphémisme officiel désignant la peine de mort. SVE (sotsialno-vredny èlément), élément socialement dangereux, article sigle. SVERDLOV Iakov Mikhaïlovitch (1885-1919), une des chevilles ouvrières du fonctionnement du parti : dès 1917, secrétaire du Comité central, président du Vtsik ; mort subitement. Sverdlovsk, grande ville industrielle et important centre ferroviaire de l'Oural central ; nom porté en 1924-1991 par Iékatérinbourg. SVETCHINE Alexandre Andreïevitch (1878-1935), historien et théoricien militaire, se rallie aux bolchéviks en mars 1918, professeur à l'Académie de l'État major général (Académie Frounzé) ; fusillé. SVPCh (essvépécha) [sviazi, védouchtchié k podozréniou v chpionaje], Relations pouvant conduire à une présomption d'espionnage, article sigle. syllabo-tonique (système), le vers « syllabo-tonique » est fondé à la fois sur un nombre fixe de syllabes et sur le retour périodique et constant de l'accent tonique. syndicat, le s. n'exerce en URSS aucune action de revendication, bien au contraire ; mais c'est par son intermédiaire que sont délivrés des « bons de séjour » au bord de la mer ou en maison de cure ; les cotisations au syndicat sont recueillies par un membre du personnel de l'entreprise. Taganka, prison située dans la partie S.-E. de Moscou, dans le quartier du même nom. TAGANTSEV Nikolaï Stépanovitch (1843-1923), pénaliste, adversaire de la peine de mort. TAGANTSEV Vladimir Nikolaïevitch (1890-1921), prof. de géographie à l'université de Saint-Pétersbourg, secrétaire du comité Sapropel (1917), arrêté, puis fusillé le 25 août 1921, pour avoir « dirigé une organisation terroriste et entamé des pourparlers avec les émeutiers de Kronstadt ». Tartu, ville d'Estonie, siège d'une prestigieuse université fondée par les Allemands (univ. de Dorpat). TASS (Télégrafnoïé aguenstvo Sovietskovo soïouza), Agence télégraphique de l'Union soviétique. Tatars de Crimée, déportés par Staline pour cause de « collaboration avec les Allemands », officiellement réhabilités pour ce crime, mais n'ont pas encore été autorisés à se réinstaller sur leur terre ancestrale. TCHAÏANOV Andreï Vassilievitch (1888-1939?), spécialiste d'économie agraire, écrivain (auteur d'un célèbre roman d'utopie paysanne, 1920), arrêté en 1929, relégué à Alma-Ata, réarrêté et disparaît au Goulag. Réhabilité sous Gorbatchov. Tchéka (Tchrezvytchaïnaïa kommissia...), Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage (1917-1922), l'ancêtre des « Organes ». Tchembar, ville de Russie centrale (entre Tambov et Penza), depuis 1948 : Bélinski. Tchétchènes, petit peuple du Nord-Caucase déporté en masse en Asie centrale (juin 1944) ; la république autonome des Tchétchènes-Ingouches a été restaurée le 9 janvier 1957. Tchoïbalsan, ville située à l'E. de la Mongolie extérieure, porte le nom du dictateur communiste le maréchal Tchoïbalsan (1895-1952), a repris en 1990 son ancien nom de Baïan-Toumen. TCHOUBAR Vlas Iakovlévitch (1891-1939), bolchévik ukrainien, vice-président du Sovnarkom, membre suppléant (1926) puis titulaire (1935) du Politburo, liquidé pendant les purges. Tchouktches, habitent l'extrême N.-E. de la Sibérie, en face du détroit de Behring. TchON (tchonn) [Tchast ossobovo naznatchenia], unité à destination spéciale : détachements militaires de répression. Tch.S (tchéess) [tchlen semi], membre de la famille (d'un « ennemi du peuple »). télègue, sorte de chariot paysan à quatre roues. Thèses d'avril, programme d'action développé par Lénine dès son retour en Russie le 17/ 30 avril 1917 : non à la guerre, à bas le Gouvernement provisoire, tout le pouvoir aux soviets. TIKHON (Vassili Ivanovitch BÉLAVINE) [1865-1925], patriarche de l'Église russe orthodoxe (le premier depuis 1699), élu en 1917, entra rapidement dans de graves conflits avec le pouvoir soviétique. TIMIRIAZEV Kliment Arkadievitch (1843-1920), spécialiste de la physiologie des plantes. TIMOFEÏEV-RESSOVSKI Nikolaï Vladimirovitch (1900-1981), généticien et biologiste, travailla de 1924 à 1945 à Berlin (malgré une invitation à rentrer en URSS), arrêté, envoyé en camp puis en charachka, réhabilité sous Khrouchtchov, directeur d'un Institut de Radiologie médicale. TKP (Troudovaïa krestianskaïa partia), « parti des Travailleurs paysans », imaginaire parti d'opposition. TN (Terroristitcheskié namérénia), intentions terroristes, article sigle. TOLSTOÏ Alexandra Lvovna (1884-1979), fille de Léon Tolstoï, conservatrice du musée Tolstoï à Ianaïa Poliana, envoyée au Japon en tournée de conférences (1929-1931), refuse de rentrer et se fixe aux États-Unis, où elle créera et fera fonctionner une fondation d'aide aux réfugiés russes. TOMSKI Mikhail Pavlovitch (1880-1936), dirigeant des syndicats, exclu du Politburo en 1929, se suicida en apprenant que Vychinski avait demandé l'ouverture d'une information sur lui. TON (tonne) [Tiourma ossobovo naznatchénia], prison à destination spéciale. TOUR (les frères), pseudonyme de K. D. TOUBELSKI (1905-1961) et P. L. RYJEÏ (né en 1908), auteurs de romans d'espionnage. tricentenaire des Romanov, célébré en grande pompe en 1913. troïka, groupe de trois. trop (hommes de), personnages inutiles à eux-mêmes et à la société dans laquelle ils vivent, typiques des romans russes des années 1820-1850 ; les prototypes sont Eugène Onéguine (Eugène Onéguine, de Pouchkine, 1823-1830) et Pétchorine (Un héros de notre temps, de Lermontov, 1841) ; le terme est de Tourguénev (Le journal d'un homme de trop, 1850). Troubetsktoï (bastion), bastion S.-O. de la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, ainsi nommé en l'honneur d'un compagnon d'armes de Pierre le Grand ; ses casemates servirent de prison dès le premier quart du XVIIIe siècle, en 1873 fut construite une prison supplémentaire dans l'espace intérieur délimité par les murs du bastion ; haut-lieu de la résistance au tsarisme. TROUBETSKOÏ, Sergueï Petrovitch prince (1790-1860), l'un des chefs décembristes ; condamné à mort, il fut gracié et envoyé au bagne. Troubles (temps des), période de l'histoire de Russie qui s'étend de la mort de Godounov (1605) à l'avènement du premier Romanov (1613) ; elle est marquée par les pires calamités : guerre civile, guerre étrangère, faux tsars, invasion. Tsarskoïé Sélo, ville et résidence des tsars au S. de Saint-Pétersbourg ; le « lycée » de Ts. S., fondé au début du XIXe siècle, eut pour plus illustre élève Pouchkine ; la « fête du Lycée » était célébrée le 19 octobre. Tsik (Tsentralny ispolnitelny komitet), Comité central exécutif (voir les généralités). TVARDOVSKI Alexandre Trifonovitch (1910-1971), poète, essayiste et publiciste russe, en 1949-1954 et 1958-1970 rédacteur en chef de la revue Novy mir, qui publia les œuvres du « dégel » les plus audacieuses, et notamment Une journée d'Ivan Dénissovitch de Soljénitsyne ; dans son poème D'un lointain à l'autre (Za daliou dal), sorte de journal intime en vers, il raconte de nombreux épisodes de vies brisées par les camps (1950-1960). Tver, ville historique au N.-O. de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg ; s'est appelée Kalinine en 1931-1990). TYNIANOV Iouri Nikolaïevitch (1895-1943), critique littéraire (formaliste) et romancier (auteur d'œuvres historico-littéraires dont les héros sont des écrivains du siècle passé) ; dans les années 30; il se heurtera à de nombreux interdits ; mort d'une maladie incurable. Ukraine occidentale, partie de l'Ukraine prise à la Pologne en vertu du pacte Hitler-Staline en septembre 1939. Ukraine de la rive droite, la partie de l'Ukraine qui s'étend sur la rive droite (occidentale) du Dnepr. ULRICH Vassili Vassiliévitch (1889-?), tchékiste, président de la chambre militaire de la Cour suprême de l'URSS, présida de nombreux procès politiques dans les années 1920-1940, notamment ceux de Moscou. Union pour la Constituante : réseau de comités de soutien d'inspiration SR de gauche, constitué en novembre 1917. Universités de soldats : sortes de cours du soir pour les militaires. VAD (Voskhvalénié amérikanskoï démokratii), Exaltation de la démocratie américaine, article sigle. VALENTINOV Nikolaï (ps. de VOLSKI Nikolaï Vladislavovitch) [1878-1964], journaliste, économiste, d'abord bolchévik et proche de Lénine, qu'il connut personnellement, puis menchévik ; après la révolution, rédacteur d'un journal économique ; émigra en 1928, vécut en France et aux États-Unis, signant ses articles Ié. IOURIEVSKI. VANDERVELDE Emile (1866-1938), socialiste belge. Vanino, baie et port sur l'Océan Pacifique, en face de Sakhaline, proche de Sovetskaïa Gavan ; ligne de navigation pour la Kolyma. Varsovienne (la), célèbre chant révolutionnaire, adapté du polonais par G. Krjijanovski en 1897. VAS (Vynachivanié antisovietskikh nastroieniï), Sentiments antisoviétiques en gestation, article sigle. VASSILIEV-IOUJINE Mikhail Ivanovitch (1876-1937), vice-président de la Cour suprême de l'URSS en 1924-1937. VAT (Voskhvalénié amérikanskoï tekhniki), exaltation de la technique américaine, article sigle. VAVILOV Nikolaï Ivanovitch (1887-1943), botaniste et généticien, explorateur et géographe, membre de l'Académie des sciences (1920), membre et président de l'Académie d'Agronomie (1935-1937), directeur de l'Institut des Plantes (depuis 1923) et de l'Institut de Génétique (depuis 1934) ; arrêté le 6 août 1940, subit plus de 400 interrogatoires, mort d'épuisement dans la prison de Saratov le 26 janvier 1943. VERECHTCHAGUINE, fils d'un marchand de Moscou, inculpé de haute trahison ; le 2/12 septembre 1812, jour de l'entrée des troupes françaises dans Moscou, livré par le gouverneur à la foule qui le massacra sauvagement. Vetchéka (Vsérossiïskaïa Tchéka), Tchéka panrusse, c'est à dire pour tout le territoire russe, par opposition à une Tchéka locale ou provinciale, par exemple. Viatka, ville située à environ 500 km au N. de Kazan ; depuis 1936 : Kirov. Viazma, à l'O. de cette ville, au début d'octobre 1941, furent encerclés plus de 600 000 soldats soviétiques. Vikjel (Vsérossiïski ispolnitelny komitet jéleznovo professonialnovo soïouza), comité exécutif panrusse du Syndicat des cheminots. Vindava (gare de), à Moscou ; aujourd'hui : gare de Riga (1942-1946 : gare de Rjev). VKP(b), Vsésoïouznaïa kommounistitcheskaïa partia (bolchevikov), Parti communiste (bolchévik) de toute l'Union (1922-1952). VLASSOV Andreï Andreïevitch (1900-1946), commandant d'armée pendant la Seconde Guerre mondiale, fait prisonnier par les Allemands : forma des unités russes qui combattirent aux côtés des Allemands ; livré par les Alliés à l'URSS, pendu. vobla, poisson de la mer Caspienne, sorte de gardon. VOGT Oskar (1870-1959), célèbre neurologue allemand. VOÏKOV Piotr Lazarévitch (1888-1927), diplomate, assassiné à Varsovie où il représentait l'URSS depuis 1924. Vokhra (Vnoutrenniaïa okhrana [Respoubliki]), garde intérieure (de la République). Voks (Vsésoïouznoïé obchtchestvo koultournoï sviazi s zagranitseï), société pansoviétique de relations culturelles avec l'étranger (1925-1958). Volgolag, Camps de la Volga (au N. de Moscou). VOLKONSKAÏA Zinaida Alexandrovna (1792-1862), femme du monde et écrivain, tenait un salon littéraire, vécut à Rome à partir de 1829, se convertit au catholicisme. VOLOCHINE Maksimilian Alexandrovitch (1877-1932), poète russe, fixé en Crimée. VOLODARSKI V. (ps. de GOLDSTEIN Moiseï Markovitch) [1891-1918], né en Volhynie, rejoint les bolchéviks en 1917, président du Soviet de Petrograd depuis septembre 1917, assassiné par un SR. Volontaires (armée des), noyau et principale force des armées Blanches pendant la guerre civile ; constituée à la fin de 1917, commandée successivement par les généraux Alekseïev, Kornilov et Dénikine ; finalement vaincue et évacuée sur la Crimée au début de 1920. Volonté du peuple (la), organisation terroriste, née en 1879 ; son triomphe en mars 1881 avec l'assassinat d'Alexandre I, marqua en même temps son déclin : le peuple ne se souleva pas et la répression vint rapidement à bout d'elle. Vorkouta, rivière, ville et bassin charbonnier au N. du Cercle polaire et au pied de l'Oural ; un des pôles de cruauté du Goulag ; plus de 150 000 déportés vers 1950. VOROCHILOV Kliment léfrémovitch (1881-1969), organise et préside le soviet de Lougansk (1905), chef militaire pendant la guerre civile, proche de Staline ; commissaire du peuple aux Affaires militaires et navales depuis 1925, à la Défense (1934-1940) ; fit la preuve de son incapacité pendant la Seconde Guerre mondiale ; chef de l'État (1953-1960). VSNKh (Vyschi soviet narodnovo khoziaïstva). conseil supérieur de l'Économie nationale. VYCHESLAVTSEV Boris Petrovitch (1877-1954), sociologue et philosophe, banni en 1922, vécut en France et en Suisse. VYCHINSKI Andreï Ianouarievitch (1883-1954), juriste ; ancien menchévik, entra au PC en 1920, procureur général de l'URSS (1935-1939) lors des procès de Moscou, théoricien de la justice stalinienne ; ministre des Affaires étrangères (1949-1953), représentant de l'URSS à l'ONU. WRANGEL Piotr Nikolaïevitch (1878-1928), un des chefs militaires des Blancs, recueille les débris de l'Armée des Volontaires en Crimée ; vaincu en 1920, mort en exil. Yalta (conférence de), du 4 au 11 février 1945. ZALYGUINE Sergueï Pavlovitch (né en 1913), écrivain ; a notamment écrit une nouvelle sur la collectivisation en Sibérie (traduite en français sous le titre Au bord de l'Irtych). ZAMIATINE Ievguéni Ivanovitch (1884-1937), écrivain, ingénieur de formation ; auteur d'un célèbre roman d'anticipation Nous autres, qui influença peut-être Orwell et Huxley ; autorisé par Staline à émigrer, mort à Paris. ZASSOULITCH Véra Ivanovna (1849-1919), révolutionnaire, tira sur le commandant de la place de Pétersbourg, acquittée par la cour d'assises ; figure importante du parti menchévik. ZAVALICHINE Dmitri Irinarkhovitch (1804-1892), décembriste, condamné à vingt ans de bagne. zek, nom formé sur l'abréviation z/k (prononcer « zéka »), de zaklioutchonny « détenu ». zemstvo, organisme d'auto-administration provinciale créé en 1864 ; nombre de ses militants constitueront par la suite les dirigeants et les troupes du parti Cadet. ZETKIN Clara (1857-1933), l'une des fondatrices du spartakisme puis du PC allemand ; député au Reichstag depuis 1920. ZINOVIEV (ps. de RADOMYSLSKI) Grigori Ievseïevitch (1883-1936), membre du Comité central depuis 1907, revient en Russie en compagnie de Lénine, membre du Politburo (1921), dictateur de Petrograd-Leningrad, secrétaire général du Komintern ; après la mort de Lénine, dirige le parti avec Staline et Kaménev (première troïka), puis rompt avec Staline et se rapproche de Trotsky (deuxième troïka), exclu en 1927, condamné au premier procès de Moscou et exécuté. zone, désigne tout espace du Goulag où des hommes sont enfermés et, plus particulièrement, l'espace de clôture d'un camp.