Albert Camus La peste (c) Editions Gallimard, 1947. Il est aussi raisonnable de representer une espece d’emprisonnement par une autre que de representer n’importe quelle chose qui existe reellement par quelque chose qui n’existe pas. Daniel Defoe I Les curieux evenements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., a Oran. De l’avis general, ils n’y etaient pas a leur place, sortant un peu de l’ordinaire. A premiere vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une prefecture francaise de la cote algerienne. La cite elle-meme, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend differente de tant d’autres villes commercantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, ou l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualite de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramenent des banlieues; c’est un printemps qu’on vend sur les marches. Pendant l’ete, le soleil incendie les maisons trop seches et couvre les murs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un deluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver. Une maniere commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du meme air frenetique et absent. C’est-a-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique a prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’interessent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du gout aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinema et les bains de mer. Mais, tres raisonnablement, ils reservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se reunissent a heure fixe dans les cafes, ils se promenent sur le meme boulevard ou bien ils se mettent a leurs balcons. Les desirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus ages ne depassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles ou l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes. On dira sans doute que cela n’est pas particulier a notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au cafe, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays ou les gens ont, de temps en temps, le soupcon d’autre chose. En general, cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupcon et c’est toujours cela de gagne. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupcons, c’est-a-dire une ville tout a fait moderne. Il n’est pas necessaire, en consequence, de preciser la facon dont on s’aime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien se devorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude a deux. Entre ces extremes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. A Oran comme ailleurs, faute de temps et de reflexion, on est bien oblige de s’aimer sans le savoir. Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulte qu’on peut y trouver a mourir. Difficulte, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agreable d’etre malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, ou l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime a s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais a Oran, les exces du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du decor, la rapidite du crepuscule et la qualite des plaisirs, tout demande la bonne sante. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’on pense alors a celui qui va mourir, pris au piege derriere des centaines de murs crepitants de chaleur, pendant qu’a la meme minute, toute une population, au telephone ou dans les cafes, parle de traites, de connaissements et d’escompte. On comprendra ce qu’il peut y avoir d’inconfortable dans la mort, meme moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un lieu sec. Ces quelques indications donnent peut-etre une idee suffisante de notre cite. Au demeurant, on ne doit rien exagerer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journees sans difficultes aussitot qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas tres passionnante. Du moins, on ne connait pas chez nous le desordre. Et notre population franche, sympathique et active, a toujours provoque chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cite sans pittoresque, sans vegetation et sans ame finit par sembler reposante, on s’y endort enfin. Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffee sur un paysage sans egal, au milieu d’un plateau nu, entoure de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos a cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. Arrive la, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire esperer a nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette annee-la et qui furent, nous le comprimes ensuite, comme les premiers signes de la serie des graves evenements dont on s’est propose de faire ici la chronique. Ces faits paraitront bien naturels a certains et, a d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, apres tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tache est seulement de dire : >, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrive, que ceci a interesse la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de temoins qui estimeront dans leur coeur la verite de ce qu’il dit. Du reste, le narrateur, qu’on connaitra toujours a temps, n’aurait guere de titre a faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis a meme de recueillir un certain nombre de depositions et si la force des choses ne l’avait mele a tout ce qu’il pretend relater. C’est ce qui l’autorise a faire oeuvre d’historien. Bien entendu, un historien, meme s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son temoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son role, il fut amene a recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore… Mais il est peut-etre temps de laisser les commentaires et les precautions de langage pour en venir au recit lui-meme. La relation des premieres journees demande quelque minutie. Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il ecarta la bete sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrive dans la rue, la pensee lui vint que ce rat n’etait pas a sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la reaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa decouverte avait d’insolite. La presence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier etait d’ailleurs categorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier etage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entiere. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eut apporte celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce. Le soir meme, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l’immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu’il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat a la demarche incertaine et au pelage mouille. La bete s’arreta, sembla chercher un equilibre, prit sa course vers le docteur, s’arreta encore, tourna sur elle-meme avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n’etait pas au rat qu’il pensait. Ce sang rejete le ramenait a sa preoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva couchee dans leur chambre, comme il lui avait demande de le faire. Ainsi se preparait-elle a la fatigue du deplacement. Elle souriait. — Je me sens tres bien, disait-elle. Le docteur regardait le visage tourne vers lui dans la lumiere de la lampe de chevet. Pour Rieux, a trente ans et malgre les marques de la maladie, ce visage etait toujours celui de la jeunesse, a cause peut-etre de ce sourire qui emportait tout le reste. — Dors si tu peux, dit-il. La garde viendra a onze heures et je vous menerai au train de midi. Il embrassa un front legerement moite. Le sourire l’accompagna jusqu’a la porte. Le lendemain 17 avril, a huit heures, le concierge arreta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants d’avoir depose trois rats morts au milieu du couloir. On avait du les prendre avec de gros pieges, car ils etaient pleins de sang. Le concierge etait reste quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n’etait venu. — Ah ! ceux-la, disait M. Michel, je finirai par les avoir. Intrigue, Rieux decida de commencer sa tournee par les quartiers exterieurs ou habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures s’y faisait beaucoup plus tard et l’auto qui roulait le long des voies droites et poussiereuses de ce quartier frolait les boites de detritus, laissees au bord du trottoir. Dans une rue qu’il longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetes sur les debris de legumes et les chiffons sales. Il trouva son premier malade au lit, dans une piece donnant sur la rue et qui servait a la fois de chambre a coucher et de salle a manger. C’etait un vieil Espagnol au visage dur et ravine. Il avait devant lui, sur la couverture, deux marmites remplies de pois. Au moment ou le docteur entrait, le malade, a demi dresse dans son lit, se renversait en arriere pour tenter de retrouver son souffle caillouteux de vieil asthmatique. Sa femme apporta une cuvette. — Hein, docteur, dit-il pendant la piqure, ils sortent, vous avez vu ? — Oui, dit la femme, le voisin en a ramasse trois. Le vieux se frottait les mains. — Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c’est la faim ! Rieux n’eut pas de peine a constater ensuite que tout le quartier parlait des rats. Ses visites terminees, il revint chez lui. — Il y a un telegramme pour vous la-haut, dit M. Michel. Le docteur lui demanda s’il avait vu de nouveaux rats. — Ah! non, dit le concierge, je fais le guet, vous comprenez. Et ces cochons-la n’osent pas. Le telegramme avertissait Rieux de l’arrivee de sa mere pour le lendemain. Elle venait s’occuper de la maison de son fils, en l’absence de la malade. Quand le docteur entra chez lui, la garde etait deja la. Rieux vit sa femme debout, en tailleur, avec les couleurs du fard. Il lui sourit : — C’est bien, dit-il, tres bien. Un moment apres, a la gare, il l’installait dans le wagon-lit. Elle regardait le compartiment. — C’est trop cher pour nous, n’est-ce pas ? — Il le faut, dit Rieux. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rats ? — Je ne sais pas. C’est bizarre, mais cela passera. Puis il lui dit tres vite qu’il lui demandait pardon, il aurait du veiller sur elle et il l’avait beaucoup negligee. Elle secouait la tete, comme pour lui signifier de se taire. Mais il ajouta : — Tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons. — Oui, dit-elle, les yeux brillants, nous recommencerons. Un moment apres, elle lui tournait le dos et regardait a travers la vitre. Sur le quai, les gens se pressaient et se heurtaient. Le chuintement de la locomotive arrivait jusqu’a eux. Il appela sa femme par son prenom et, quand elle se retourna, il vit que son visage etait couvert de larmes. — Non, dit-il doucement. Sous les larmes, le sourire revint, un peu crispe. Elle respira profondement : — Va-t’en, tout ira bien. Il la serra contre lui, et sur le quai maintenant, de l’autre cote de la vitre, il ne voyait plus que son sourire. — Je t’en prie, dit-il, veille sur toi. Mais elle ne pouvait pas l’entendre. Pres de la sortie, sur le quai de la gare, Rieux heurta M. Othon, le juge d’instruction, qui tenait son petit garcon par la main. Le docteur lui demanda s’il partait en voyage. M. Othon, long et noir, et qui ressemblait moitie a ce qu’on appelait autrefois un homme du monde, moitie a un croque-mort, repondit d’une voix aimable, mais breve : — J’attends Mme Othon qui est allee presenter ses respects a ma famille. La locomotive siffla. — Les rats…, dit le juge. Rieux eut un mouvement dans la direction du train, mais se retourna vers la sortie. — Oui, dit-il, ce n’est rien. Tout ce qu’il retint de ce moment fut le passage d’un homme d’equipe qui portait sous le bras une caisse pleine de rats morts. L’apres-midi du meme jour, au debut de sa consultation, Rieux recut un jeune homme dont on lui dit qu’il etait journaliste et qu’il etait deja venu le matin. Il s’appelait Raymond Rambert. Court de taille, les epaules epaisses, le visage decide, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait a l’aise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquetait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur etat sanitaire. Rieux lui dit que cet etat n’etait pas bon. Mais il voulait savoir, avant d’aller plus loin, si le journaliste pouvait dire la verite. — Certes, dit l’autre. — Je veux dire : pouvez-vous porter condamnation totale ? — Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement. Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question, il cherchait seulement a savoir si le temoignage de Rambert pouvait ou non etre sans reserves. — Je n’admets que les temoignages sans reserves. Je ne soutiendrai donc pas le votre de mes renseignements. — C’est le langage de Saint-Just, dit le journaliste en souriant. Rieux dit sans elever le ton qu’il n’en savait rien, mais que c’etait le langage d’un homme lasse du monde ou il vivait, ayant pourtant le gout de ses semblables et decide a refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions. Rambert, le cou dans les epaules, regardait le docteur. — Je crois que je vous comprends, dit-il enfin en se levant. Le docteur l’accompagnait vers la porte : — Je vous remercie de prendre les choses ainsi. Rambert parut impatiente : — Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce derangement. Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage a faire sur la quantite de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment. — Ah ! s’exclama Rambert, cela m’interesse. A dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, a la silhouette lourde, au visage massif et creuse, barre d’epais sourcils. Il l’avait rencontre, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier etage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernieres convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, a ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuye de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats etait une curieuse chose. — Oui, dit Rieux, mais qui finit par etre agacante. — Dans un sens, docteur, dans un sens seulement. Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voila tout. Mais je trouve cela interessant, oui, positivement interessant. Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arriere, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit a Rieux : — Mais, en somme, docteur, c’est surtout l’affaire du concierge. Justement, le docteur trouva le concierge devant la maison, adosse au mur pres de l’entree, une expression de lassitude sur son visage d’ordinaire congestionne. — Oui, je sais, dit le vieux Michel a Rieux qui lui signalait la nouvelle decouverte. C’est par deux ou trois qu’on les trouve maintenant. Mais c’est la meme chose dans les autres maisons. Il paraissait abattu et soucieux. Il se frottait le cou d’un geste machinal. Rieux lui demanda comment il se portait. Le concierge ne pouvait pas dire, bien entendu, que ca n’allait pas. Seulement, il ne se sentait pas dans son assiette. A son avis, c’etait le moral qui travaillait. Ces rats lui avaient donne un coup et tout irait beaucoup mieux quand ils auraient disparu. Mais le lendemain matin, 18 avril, le docteur qui ramenait sa mere de la gare trouva M. Michel avec une mine encore plus creusee : de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers. Les poubelles des maisons voisines en etaient pleines. La mere du docteur apprit la nouvelle sans s’etonner. — Ce sont des choses qui arrivent. C’etait une petite femme aux cheveux argentes, aux yeux noirs et doux. — Je suis heureuse de te revoir, Bernard, disait-elle. Les rats ne peuvent rien contre ca. Lui approuvait ; c’etait vrai qu’avec elle tout paraissait toujours facile. Rieux telephona cependant au service communal de deratisation, dont il connaissait le directeur. Celui-ci avait-il entendu parler de ces rats qui venaient en grand nombre mourir a l’air libre ? Mercier, le directeur, en avait entendu parler et, dans son service meme, installe non loin des quais, on en avait decouvert une cinquantaine. Il se demandait cependant si c’etait serieux. Rieux ne pouvait pas en decider, mais il pensait que le service de deratisation devait intervenir. — Oui, dit Mercier, avec un ordre. Si tu crois que ca vaut vraiment la peine, je peux essayer d’obtenir un ordre. — Ca en vaut toujours la peine, dit Rieux. Sa femme de menage venait de lui apprendre qu’on avait collecte plusieurs centaines de rats morts dans la grande usine ou travaillait son mari. C’est a peu pres a cette epoque en tout cas que nos concitoyens commencerent a s’inquieter. Car, a partir du 18, les usines et les entrepots degorgerent, en effet, des centaines de cadavres de rats. Dans quelques cas, on fut oblige d’achever les betes, dont l’agonie etait trop longue. Mais, depuis les quartiers exterieurs jusqu’au centre de la ville, partout ou le docteur Rieux venait a passer, partout ou nos concitoyens se rassemblaient, les rats attendaient en tas, dans les poubelles, ou en longues files, dans les ruisseaux. La presse du soir s’empara de l’affaire, des ce jour-la, et demanda si la municipalite, oui ou non, se proposait d’agir et quelles mesures d’urgence elle avait envisagees pour garantir ses administres de cette invasion repugnante. La municipalite ne s’etait rien propose et n’avait rien envisage du tout mais commenca par se reunir en conseil pour deliberer. L’ordre fut donne au service de deratisation de collecter les rats morts, tous les matins, a l’aube. La collecte finie, deux voitures du service devaient porter les betes a l’usine d’incineration des ordures, afin de les bruler. Mais dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramasses allait croissant et la recolte etait tous les matins plus abondante. Des le quatrieme jour, les rats commencerent a sortir pour mourir en groupes. Des reduits, des sous-sols, des caves, des egouts, ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller a la lumiere, tourner sur eux-memes et mourir pres des humains. La nuit, dans les couloirs ou les ruelles, on entendait distinctement leurs petits cris d’agonie. Le matin, dans les faubourgs, on les trouvait etales a meme le ruisseau, une petite fleur de sang sur le museau pointu, les uns gonfles et putrides, les autres raidis et les moustaches encore dressees. Dans la ville meme, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolement dans les halls administratifs, dans les preaux d’ecole, a la terrasse des cafes, quelquefois. Nos concitoyens stupefaits les decouvraient aux endroits les plus frequentes de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer, de loin en loin, etaient souilles. Nettoyee a l’aube de ses betes mortes, la ville les retrouvait peu a peu, de plus en plus nombreuses, pendant la journee. Sur les trottoirs, il arrivait aussi a plus d’un promeneur nocturne de sentir sous son pied la masse elastique d’un cadavre encore frais. On eut dit que la terre meme ou etaient plantees nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter a la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient interieurement. Qu’on envisage seulement la stupefaction de notre petite ville, si tranquille jusque-la, et bouleversee en quelques jours, comme un homme bien portant dont le sang epais se mettrait tout d’un coup en revolution ! Les choses allerent si loin que l’agence Ransdoc (renseignements, documentation, tous les renseignements sur n’importe quel sujet) annonca, dans son emission radiophonique d’informations gratuites, six mille deux cent trente et un rats collectes et brules dans la seule journee du 25. Ce chiffre, qui donnait un sens clair au spectacle quotidien que la ville avait sous les yeux, accrut le desarroi. Jusqu’alors, on s’etait seulement plaint d’un accident un peu repugnant. On s’apercevait maintenant que ce phenomene dont on ne pouvait encore ni preciser l’ampleur ni deceler l’origine avait quelque chose de menacant. Seul le vieil Espagnol asthmatique continuait de se frotter les mains et repetait : >, avec une joie senile. Le 28 avril, cependant, Ransdoc annoncait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiete etait a son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorites, et certains qui avaient des maisons au bord de la mer parlaient deja de s’y retirer. Mais, le lendemain, l’agence annonca que le phenomene avait cesse brutalement et que le service de deratisation n’avait collecte qu’une quantite negligeable de rats morts. La ville respira. C’est pourtant le meme jour, a midi, que le docteur Rieux, arretant sa voiture devant son immeuble, apercut au bout de la rue le concierge qui avancait peniblement, la tete penchee, bras et jambes ecartes, dans une attitude de pantin. Le vieil homme tenait le bras d’un pretre que le docteur reconnut. C’etait le pere Paneloux, un jesuite erudit et militant qu’il avait rencontre quelquefois et qui etait tres estime dans notre ville, meme parmi ceux qui sont indifferents en matiere de religion. Il les attendit. Le vieux Michel avait les yeux brillants et la respiration sifflante. Il ne s’etait pas senti tres bien et avait voulu prendre l’air. Mais des douleurs vives au cou, aux aisselles et aux aines l’avaient force a revenir et a demander l’aide du pere Paneloux. — Ce sont des grosseurs, dit-il. J’ai du faire un effort. Le bras hors de la portiere, le docteur promena son doigt a la base du cou que Michel lui tendait ; une sorte de noeud de bois s’y etait forme. — Couchez-vous, prenez votre temperature, je viendrai vous voir cet apres-midi. Le concierge parti, Rieux demanda au pere Paneloux ce qu’il pensait de cette histoire de rats : — Oh ! dit le pere, ce doit etre une epidemie, et ses yeux sourirent derriere les lunettes rondes. Apres le dejeuner, Rieux relisait le telegramme de la maison de sante qui lui annoncait l’arrivee de sa femme, quand le telephone se fit entendre. C’etait un de ses anciens clients, employe de mairie, qui l’appelait. Il avait longtemps souffert d’un retrecissement de l’aorte, et, comme il etait pauvre, Rieux l’avait soigne gratuitement. — Oui, disait-il, vous vous souvenez de moi. Mais il s’agit d’un autre. Venez vite, il est arrive quelque chose chez mon voisin. Sa voix s’essoufflait. Rieux pensa au concierge et decida qu’il le verrait ensuite. Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte d’une maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier exterieur. Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employe, qui descendait a sa rencontre. C’etait un homme d’une cinquantaine d’annees, a la moustache jaune, long et voute, les epaules etroites et les membres maigres. — Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il y passait. Il se mouchait. Au deuxieme et dernier etage, sur la porte de gauche, Rieux lut, trace a la craie rouge : > Ils entrerent. La corde pendait de la suspension au-dessus d’une chaise renversee, la table poussee dans un coin. Mais elle pendait dans le vide. — Je l’ai decroche a temps, disait Grand qui semblait toujours chercher ses mots, bien qu’il parlat le langage le plus simple. Je sortais, justement, et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vous expliquer, j’ai cru a une farce. Mais il a pousse un gemissement drole, et meme sinistre, on peut le dire. Il se grattait la tete : — A mon avis, l’operation doit etre douloureuse. Naturellement, je suis entre. Ils avaient pousse une porte et se trouvaient sur le seuil d’une chambre claire, mais meublee pauvrement. Un petit homme rond etait couche sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnes. Le docteur s’arreta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. L’homme n’etait pas tombe d’assez haut, ni trop brusquement, les vertebres avaient tenu. Bien entendu, un peu d’asphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqure d’huile camphree et dit que tout s’arrangerait en quelques jours. — Merci, docteur, dit l’homme d’une voix etouffee. Rieux demanda a Grand s’il avait prevenu le commissariat et l’employe prit un air deconfit : — Non, dit-il, oh ! non. J’ai pense que le plus presse… — Bien sur, coupa Rieux, je le ferai donc. Mais, a ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit en protestant qu’il allait bien et que ce n’etait pas la peine. — Calmez-vous, dit Rieux. Ce n’est pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma declaration. — Oh ! fit l’autre. Et il se rejeta en arriere pour pleurer a petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, s’approcha de lui. — Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peut dire que le docteur est responsable. Si, par exemple, il vous prenait l’envie de recommencer… Mais Cottard dit, au milieu de ses larmes, qu’il ne recommencerait pas, que c’etait seulement un moment d’affolement et qu’il desirait seulement qu’on lui laissat la paix. Rieux redigeait une ordonnance. — C’est entendu, dit-il. Laissons cela, je reviendrai dans deux ou trois jours. Mais ne faites pas de betises. Sur le palier, il dit a Grand qu’il etait oblige de faire sa declaration, mais qu’il demanderait au commissaire de ne faire son enquete que deux jours apres. — Il faut le surveiller cette nuit. A-t-il de la famille ? — Je ne la connais pas. Mais je peux veiller moi-meme. Il hochait la tete. — Lui non plus, remarquez-le, je ne peux pas dire que je le connaisse. Mais il faut bien s’entraider. Dans les couloirs de la maison, Rieux regarda machinalement vers les recoins et demanda a Grand si les rats avaient totalement disparu de son quartier. L’employe n’en savait rien. On lui avait parle en effet de cette histoire, mais il ne pretait pas beaucoup d’attention aux bruits du quartier. — J’ai d’autres soucis, dit-il. Rieux lui serrait deja la main. Il etait presse de voir le concierge avant d’ecrire a sa femme. Les crieurs des journaux du soir annoncaient que l’invasion des rats etait stoppee. Mais Rieux trouva son malade a demi verse hors du lit, une main sur le ventre et l’autre autour du cou, vomissant avec de grands arrachements une bile rosatre dans un bidon d’ordures. Apres de longs efforts, hors d’haleine, le concierge se recoucha. La temperature etait a trente-neuf cinq, les ganglions du cou et les membres avaient gonfle, deux taches noiratres s’elargissaient a son flanc. Il se plaignait maintenant d’une douleur interieure. — Ca brule, disait-il, ce cochon-la me brule. Sa bouche fuligineuse lui faisait macher les mots et il tournait vers le docteur des yeux globuleux ou le mal de tete mettait des larmes. Sa femme regardait avec anxiete Rieux qui demeurait muet. — Docteur, disait-elle, qu’est-ce que c’est? — Ca peut etre n’importe quoi. Mais il n’y a encore rien de sur. Jusqu’a ce soir, diete et depuratif. Qu’il boive beaucoup. Justement, le concierge etait devore par la soif. Rentre chez lui, Rieux telephonait a son confrere Richard, un des medecins les plus importants de la ville. — Non, disait Richard, je n’ai rien vu d’extraordinaire. — Pas de fievre avec inflammations locales ? — Ah ! si, pourtant, deux cas avec des ganglions tres enflammes. — Anormalement? — Heu, dit Richard, le normal, vous savez… Le soir, dans tous les cas, le concierge delirait et, a quarante degres, se plaignait des rats. Rieux tenta un abces de fixation. Sous la brulure de la terebenthine, le concierge hurla : > Les ganglions avaient encore grossi, durs et ligneux au toucher. La femme du concierge s’affolait : — Veillez, lui dit le docteur, et appelez-moi s’il y a lieu. Le lendemain, 30 avril, une brise deja tiede soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu’a l’ordinaire. Dans toute notre petite ville, debarrassee de la sourde apprehension ou elle avait vecu pendant la semaine, ce jour-la etait celui du renouveau. Rieux lui-meme, rassure par une lettre de sa femme, descendit chez le concierge avec legerete. Et en effet, au matin, la fievre etait tombee a trente-huit degres. Affaibli, le malade souriait dans son lit. — Cela va mieux, n’est-ce pas, docteur? dit sa femme. — Attendons encore. Mais a midi, la fievre etait montee d’un seul coup a quarante degres, le malade delirait sans arret et les vomissements avaient repris. Les ganglions du cou etaient douloureux au toucher et le concierge semblait vouloir tenir sa tete le plus possible eloignee du corps. Sa femme etait assise au pied du lit, les mains sur la couverture, tenant doucement les pieds du malade. Elle regardait Rieux. — Ecoutez, dit celui-ci, il faut l’isoler et tenter un traitement d’exception. Je telephone a l’hopital et nous le transporterons en ambulance. Deux heures apres, dans l’ambulance, le docteur et la femme se penchaient sur le malade. De sa bouche tapissee de fongosites, des bribes de mots sortaient : > disait-il. Verdatre, les levres cireuses, les paupieres plombees, le souffle saccade et court, ecartele par les ganglions, tasse au fond de sa couchette comme s’il eut voulu la refermer sur lui ou comme si quelque chose, venu du fond de la terre, l’appelait sans repit, le concierge etouffait sous une pesee invisible. La femme pleurait. — N’y a-t-il donc plus d’espoir, docteur ? — Il est mort, dit Rieux. La mort du concierge, il est possible de le dire, marqua la fin de cette periode remplie de signes deconcertants et le debut d’une autre, relativement plus difficile, ou la surprise des premiers temps se transforma peu a peu en panique. Nos concitoyens, ils s’en rendaient compte desormais, n’avaient jamais pense que notre petite ville put etre un lieu particulierement designe pour que les rats y meurent au soleil et que les concierges y perissent de maladies bizarres. De ce point de vue, ils se trouvaient en somme dans l’erreur et leurs idees etaient a reviser. Si tout s’etait arrete la, les habitudes sans doute l’eussent emporte. Mais d’autres parmi nos concitoyens, et qui n’etaient pas toujours concierges ni pauvres, durent suivre la route sur laquelle M. Michel s’etait engage le premier. C’est a partir de ce moment que la peur, et la reflexion avec elle, commencerent. Cependant, avant d’entrer dans le detail de ces nouveaux evenements, le narrateur croit utile de donner sur la periode qui vient d’etre decrite l’opinion d’un autre temoin. Jean Tarrou, qu’on a deja rencontre au debut de ce recit, s’etait fixe a Oran quelques semaines plus tot et habitait, depuis ce temps, un grand hotel du centre. Apparemment, il semblait assez aise pour vivre de ses revenus. Mais, bien que la ville se fut peu a peu habituee a lui, personne ne pouvait dire d’ou il venait, ni pourquoi il etait la. On le rencontrait dans tous les endroits publics. Des le debut du printemps, on l’avait beaucoup vu sur les plages, nageant souvent et avec un plaisir manifeste. Bonhomme, toujours souriant, il semblait etre l’ami de tous les plaisirs normaux sans en etre l’esclave. En fait, la seule habitude qu’on lui connut etait la frequentation assidue des danseurs et des musiciens espagnols, assez nombreux dans notre ville. Ses carnets, en tout cas, constituent eux aussi une sorte de chronique de cette periode difficile. Mais il s’agit d’une chronique tres particuliere qui semble obeir a un parti pris d’insignifiance. A premiere vue, on pourrait croire que Tarrou s’est ingenie a considerer les choses et les etres par le gros bout de la lorgnette. Dans le desarroi general, il s’appliquait, en somme, a se faire l’historien de ce qui n’a pas d’histoire. On peut deplorer sans doute ce parti pris et y soupconner la secheresse du coeur. Mais il n’en reste pas moins que ces carnets peuvent fournir, pour une chronique de cette periode, une foule de details secondaires qui ont cependant leur importance et dont la bizarrerie meme empechera qu’on juge trop vite cet interessant personnage. Les premieres notes prises par Jean Tarrou datent de son arrivee a Oran. Elles montrent, des le debut, une curieuse satisfaction de se trouver dans une ville aussi laide par elle-meme. On y trouve la description detaillee des deux lions de bronze qui ornent la mairie, des considerations bienveillantes sur l’absence d’arbres, les maisons disgracieuses et le plan absurde de la ville. Tarrou y mele encore des dialogues entendus dans les tramways et dans les rues, sans y ajouter de commentaires, sauf, un peu plus tard, pour l’une de ces conversations, concernant un nomme Camps. Tarrou avait assiste a l’entretien de deux receveurs de tramways : — Tu as bien connu Camps, disait l’un. — Camps ? Un grand avec une moustache noire ? — C’est ca. Il etait a l’aiguillage. — Oui, bien sur. — Eh bien, il est mort? — Ah ! et quand donc? — Apres l’histoire des rats. — Tiens ! Et qu’est-ce qu’il a eu ? — Je ne sais pas, la fievre. Et puis, il n’etait pas fort. Il a eu des abces sous le bras. Il n’a pas resiste. — Il avait pourtant l’air comme tout le monde. — Non, il avait la poitrine faible et il faisait de la musique a l’Orpheon. Toujours souffler dans un piston, ca use. — Ah ! termina le deuxieme, quand on est malade, il ne faut pas souffler dans un piston. Apres ces quelques indications, Tarrou se demandait pourquoi Camps etait entre a l’Orpheon contre son interet le plus evident et quelles etaient les raisons profondes qui l’avaient conduit a risquer sa vie pour des defiles dominicaux. Tarrou semblait ensuite avoir ete favorablement impressionne par une scene qui se deroulait souvent au balcon qui faisait face a sa fenetre. Sa chambre donnait en effet sur une petite rue transversale ou des chats dormaient a l’ombre des murs. Mais tous les jours, apres dejeuner, aux heures ou la ville tout entiere somnolait dans la chaleur, un petit vieux apparaissait sur un balcon, de l’autre cote de la rue. Les cheveux blancs et bien peignes, droit et severe dans ses vetements de coupe militaire, il appelait les chats d’un >, a la fois distant et doux. Les chats levaient leurs yeux pales de sommeil, sans encore se deranger. L’autre dechirait des petits bouts de papier au-dessus de la rue et les betes, attirees par cette pluie de papillons blancs, avancaient au milieu de la chaussee, tendant une patte hesitante vers les derniers morceaux de papier. Le petit vieux crachait alors sur les chats avec force et precision. Si l’un des crachats atteignait son but, il riait. Enfin, Tarrou paraissait avoir ete definitivement seduit par le caractere commercial de la ville dont l’apparence, l’animation et meme les plaisirs semblaient commandes par les necessites du negoce. Cette singularite (c’est le terme employe par les carnets) recevait l’approbation de Tarrou et l’une de ses remarques elogieuses se terminait meme par l’exclamation : > Ce sont les seuls endroits ou les notes du voyageur, a cette date, semblent prendre un caractere personnel. Il est difficile simplement d’en apprecier la signification et le serieux. C’est ainsi qu’apres avoir relate que la decouverte d’un rat mort avait pousse le caissier de l’hotel a commettre une erreur dans sa note, Tarrou avait ajoute, d’une ecriture moins nette que d’habitude : > Mais tout de suite apres ces ecarts de langage ou de pensee, les carnets entament une description detaillee des tramways de notre ville, de leur forme de nacelle, leur couleur indecise, leur salete habituelle, et terminent ces considerations par un > qui n’explique rien. Voici en tout cas les indications donnees par Tarrou sur l’histoire des rats : On le sent inquiet. Au bout d’un moment, il est rentre. Mais il avait crache, une fois, dans le vide. — La seule chose qui m’interesse, lui ai-je dit, c’est de trouver la paix interieure” Il m’a parfaitement compris. Je vous interdis a l’avenir de prononcer ce mot. > C’est a partir de ce moment que les carnets de Tarrou commencent a parler avec un peu de details de cette fievre inconnue dont on s’inquietait deja dans le public. En notant que le petit vieux avait retrouve enfin ses chats avec la disparition des rats, et rectifiait patiemment ses tirs, Tarrou ajoutait qu’on pouvait deja citer une dizaine de cas de cette fievre, dont la plupart avaient ete mortels. A titre documentaire, on peut enfin reproduire le portrait du docteur Rieux par Tarrou. Autant que le narrateur puisse juger, il est assez fidele : > Les chiffres de Tarrou etaient exacts. Le docteur Rieux en savait quelque chose. Le corps du concierge isole, il avait telephone a Richard pour le questionner sur ces fievres inguinales. — Je n’y comprends rien, avait dit Richard. Deux morts, l’un en quarante-huit heures, l’autre en trois jours. J’avais laisse le dernier avec toutes les apparences de la convalescence, un matin. — Prevenez-moi, si vous avez d’autres cas, dit Rieux. Il appela encore quelques medecins. L’enquete ainsi menee lui donna une vingtaine de cas semblables en quelques jours. Presque tous avaient ete mortels. Il demanda alors a Richard, president de l’ordre des medecins d’Oran, l’isolement des nouveaux malades. — Mais je n’y puis rien, dit Richard. Il faudrait des mesures prefectorales. D’ailleurs, qui vous dit qu’il y a risque de contagion ? — Rien ne me le dit, mais les symptomes sont inquietants. Richard, cependant, estimait qu’ >. Tout ce qu’il pouvait faire etait d’en parler au prefet. Mais, pendant qu’on parlait, le temps se gatait. Au lendemain de la mort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluies diluviennes et breves s’abattirent sur la ville ; une chaleur orageuse suivait ces brusques ondees. La mer elle-meme avait perdu son bleu profond et, sous le ciel brumeux, elle prenait des eclats d’argent ou de fer, douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisait souhaiter les ardeurs de l’ete. Dans la ville, batie en escargot sur son plateau, a peine ouverte vers la mer, une torpeur morne regnait. Au milieu de ses longs murs crepis, parmi les rues aux vitrines poudreuses, dans les tramways d’un jaune sale, on se sentait un peu prisonnier du ciel. Seul, le vieux malade de Rieux triomphait de son asthme pour se rejouir de ce temps. — Ca cuit, disait-il, c’est bon pour les bronches. Ca cuisait en effet, mais ni plus ni moins qu’une fievre. Toute la ville avait la fievre, c’etait du moins l’impression qui poursuivait le docteur Rieux, le matin ou il se rendait rue Faidherbe, afin d’assister a l’enquete sur la tentative de suicide de Cottard. Mais cette impression lui paraissait deraisonnable. Il l’attribuait a l’enervement et aux preoccupations dont il etait assailli et il admit qu’il etait urgent de mettre un peu d’ordre dans ses idees. Quand il arriva, le commissaire n’etait pas encore la. Grand attendait sur le palier et ils deciderent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employe de mairie habitait deux pieces, meublees tres sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, a demi effaces, les mots >. Selon Grand, Cottard avait passe une bonne nuit. Mais il s’etait reveille, le matin, souffrant de la tete et incapable d’aucune reaction. Grand paraissait fatigue et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites Il raconta cependant au docteur qu’il connaissait mal Cottard, mais qu’il lui supposait un petit avoir. Cottard etait un homme bizarre. Longtemps, leurs relations s’etaient bornees a quelques saluts dans l’escalier. — Je n’ai eu que deux conversations avec lui. Il y a quelques jours, j’ai renverse sur le palier une boite de craies que je ramenais chez moi. Il y avait des craies rouges et des craies bleues. A ce moment, Cottard est sorti sur le palier et m’a aide a les ramasser. Il m’a demande a quoi servaient ces craies de differentes couleurs. Grand lui avait alors explique qu’il essayait de refaire un peu de latin. Depuis le lycee, ses connaissances s’etaient estompees. — Oui, dit-il au docteur, on m’a assure que c’etait utile pour mieux connaitre le sens des mots francais. Il ecrivait donc des mots latins sur son tableau. Il recopiait a la craie bleue la partie des mots qui changeait suivant les declinaisons et les conjugaisons, et, a la craie rouge, celle qui ne changeait jamais. — Je ne sais pas si Cottard a bien compris, mais il a paru interesse et m’a demande une craie rouge. J’ai ete un peu surpris mais apres tout… Je ne pouvais pas deviner, bien sur, que cela servirait son projet. Rieux demanda quel etait le sujet de la deuxieme conversation. Mais, accompagne de son secretaire, le commissaire arrivait qui voulait d’abord entendre les declarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand, parlant de Cottard, l’appelait toujours >. Il employa meme a un moment l’expression >. Ils discuterent sur le motif du suicide et Grand se montra tatillon sur le choix des termes. On s’arreta enfin sur les mots >. Le commissaire demanda si rien dans l’attitude de Cottard ne laissait prevoir ce qu’il appelait >. — Il a frappe hier a ma porte, dit Grand, pour me demander des allumettes. Je lui ai donne ma boite. Il s’est excuse en me disant qu’entre voisins… Puis il m’a assure qu’il me rendrait ma boite. Je lui ai dit de la garder. Le commissaire demanda a l’employe si Cottard ne lui avait pas paru bizarre. — Ce qui m’a paru bizarre, c’est qu’il avait l’air de vouloir engager conversation. Mais moi j’etais en train de travailler. Grand se tourna vers Rieux et ajouta, d’un air embarrasse : — Un travail personnel. Le commissaire voulait voir cependant le malade. Mais Rieux pensait qu’il valait mieux preparer d’abord Cottard a cette visite. Quand il entra dans la chambre, ce dernier, vetu seulement d’une flanelle grisatre, etait dresse dans son lit et tourne vers la porte avec une expression d’anxiete. — C’est la police, hein ? — Oui, dit Rieux, et ne vous agitez pas. Deux ou trois formalites et vous aurez la paix. Mais Cottard repondit que cela ne servait a rien et qu’il n’aimait pas la police. Rieux marqua de l’impatience. — Je ne l’adore pas non plus. Il s’agit de repondre vite et correctement a leurs questions, pour en finir une bonne fois. Cottard se tut et le docteur retourna vers la porte. Mais le petit homme l’appelait deja et lui prit les mains quand il fut pres du lit : — On ne peut pas toucher a un malade, a un homme qui s’est pendu, n’est-ce pas, docteur ? Rieux le considera un moment et l’assura enfin qu’il n’avait jamais ete question de rien de ce genre et qu’aussi bien, il etait la pour proteger son malade. Celui-ci parut se detendre et Rieux fit entrer le commissaire. On lut a Cottard le temoignage de Grand et on lui demanda s’il pouvait preciser les motifs de son acte. Il repondit seulement et sans regarder le commissaire que >. Le commissaire le pressa de dire s’il avait envie de recommencer. Cottard, s’animant, repondit que non et qu’il desirait seulement qu’on lui laissat la paix. — Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrite, que, pour le moment, c’est vous qui troublez celle des autres. Mais sur un signe de Rieux, on en resta la. — Vous pensez, soupira le commissaire en sortant, nous avons d’autres chats a fouetter, depuis qu’on parle de cette fievre… Il demanda au docteur si la chose etait serieuse et Rieux dit qu’il n’en savait rien. — C’est le temps, voila tout, conclut le commissaire. C’etait le temps, sans doute. Tout poissait aux mains a mesure que la journee avancait et Rieux sentait son apprehension croitre a chaque visite. Le soir de ce meme jour, dans le faubourg, un voisin du vieux malade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du delire. Les ganglions etaient bien plus gros que ceux du concierge. L’un d’eux commencait a suppurer et, bientot, il s’ouvrit comme un mauvais fruit. Rentre chez lui, Rieux telephona au depot de produits pharmaceutiques du departement. Ses notes professionnelles mentionnent seulement a cette date : >. Et, deja, on l’appelait ailleurs pour des cas semblables. Il fallait ouvrir les abces, c’etait evident. Deux coups de bistouri en croix et les ganglions deversaient une puree melee de sang. Les malades saignaient, ecarteles. Mais des taches apparaissaient au ventre et aux jambes, un ganglion cessait de suppurer, puis se regonflait. La plupart du temps, le malade mourait, dans une odeur epouvantable. La presse, si bavarde dans l’affaire des rats, ne parlait plus de rien. C’est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. Et les journaux ne s’occupent que de la rue. Mais la prefecture et la municipalite commencaient a s’interroger. Aussi longtemps que chaque medecin n’avait pas eu connaissance de plus de deux ou trois cas, personne n’avait pense a bouger. Mais, en somme, il suffit que quelqu’un songeat a faire l’addition. L’addition etait consternante. En quelques jours a peine, les cas mortels se multiplierent et il devint evident pour ceux qui se preoccupaient de ce mal curieux qu’il s’agissait d’une veritable epidemie. C’est le moment que choisit Castel, un confrere de Rieux, beaucoup plus age que lui, pour venir le voir. — Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c’est, Rieux? — J’attends le resultat des analyses. — Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carriere en Chine, et j’ai vu quelques cas a Paris, il y a une vingtaine d’annees. Seulement, on n’a pas ose leur donner un nom, sur le moment. L’opinion publique, c’est sacre : pas d’affolement, surtout pas d’affolement. Et puis comme disait un confrere : > Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est. Rieux reflechissait. Par la fenetre de son bureau, il regardait l’epaule de la falaise pierreuse qui se refermait au loin sur la baie. Le ciel, quoique bleu, avait un eclat terne qui s’adoucissait a mesure que l’apres-midi s’avancait. — Oui, Castel, dit-il, c’est a peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la peste. Castel se leva et se dirigea vers la porte. — Vous savez ce qu’on nous repondra, dit le vieux docteur : > — Qu’est-ce que ca veut dire, disparaitre? repondit Rieux en haussant les epaules. — Oui. Et n’oubliez pas : a Paris encore, il y a presque vingt ans. — Bon. Esperons que ce ne sera pas plus grave aujourd’hui qu’alors. Mais c’est vraiment incroyable. Le mot de > venait d’etre prononce pour la premiere fois. A ce point du recit qui laisse Bernard Rieux derriere sa fenetre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa reaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fleaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fleaux lorsqu’ils vous tombent sur la tete. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi depourvus. Le docteur Rieux etait depourvu, comme l’etaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hesitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partage entre l’inquietude et la confiance. Quand une guerre eclate, les gens disent : > Et sans doute une guerre est certainement trop bete, mais cela ne l’empeche pas de durer. La betise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours a soi. Nos concitoyens a cet egard etaient comme tout le monde, ils pensaient a eux-memes, autrement-dit ils etaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fleaux. Le fleau n’est pas a la mesure de l’homme, on se dit donc que le fleau est irreel, c’est un mauvais reve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais reve en mauvais reve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs precautions. Nos concitoyens n’etaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’etre modestes, voila tout, et ils pensaient que tout etait encore possible pour eux, ce qui supposait que les fleaux etaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils preparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pense a la peste qui supprime l’avenir, les deplacements et les discussions? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fleaux. Meme lorsque le docteur Rieux eut reconnu devant son ami qu’une poignee de malades disperses venaient, sans avertissement, de mourir de la peste, le danger demeurait irreel pour lui. Simplement, quand on est medecin, on s’est fait une idee de la douleur et on a un peu plus d’imagination. En regardant par la fenetre sa ville qui n’avait pas change, c’est a peine si le docteur sentait naitre en lui ce leger ecoeurement devant l’avenir qu’on appelle inquietude. Il essayait de rassembler dans son esprit ce qu’il savait de cette maladie. Des chiffres flottaient dans sa memoire et il se disait que la trentaine de grandes pestes que l’histoire a connues avait fait pres de cent millions de morts. Mais qu’est-ce que cent millions de morts ? Quand on a fait la guerre, c’est a peine si on sait deja ce qu’est un mort. Et puisqu’un homme mort n’a de poids que si on l’a vu mort, cent millions de cadavres semes a travers l’histoire ne sont qu’une fumee dans l’imagination. Le docteur se souvenait de la peste de Constantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en un jour. Dix mille morts font cinq fois le public d’un grand cinema. Voila ce qu’il faudrait faire. On rassemble les gens a la sortie de cinq cinemas, on les conduit sur une place de la ville et on les fait mourir en tas pour y voir un peu clair. Au moins, on pourrait mettre alors des visages connus sur cet entassement anonyme. Mais, naturellement, c’est impossible a realiser, et puis qui connait dix mille visages? D’ailleurs, des gens comme Procope ne savaient pas compter, la chose est connue. A Canton, il y avait soixante-dix ans, quarante mille rats etaient morts de la peste avant que le fleau s’interessat aux habitants. Mais, en 1871, on n’avait pas le moyen de compter les rats. On faisait son calcul approximativement, en gros, avec des chances evidentes d’erreur. Pourtant, si un rat a trente centimetres de long, quarante mille rats mis bout a bout feraient… Mais le docteur s’impatientait. Il se laissait aller et il ne le fallait pas. Quelques cas ne font pas une epidemie et il suffit de prendre des precautions. Il fallait s’en tenir a ce qu’on savait, la stupeur et la prostration, les yeux rouges, la bouche sale, les maux de tete, les bubons, la soif terrible, le delire, les taches sur le corps, l’ecartelement interieur, et au bout de tout cela… Au bout de tout cela, une phrase revenait au docteur Rieux, une phrase qui terminait justement dans son manuel l’enumeration des symptomes : > Oui, au bout de tout cela, on etait pendu a un fil et les trois quarts des gens, c’etait le chiffre exact, etaient assez impatients pour faire ce mouvement imperceptible qui les precipitait. Le docteur regardait toujours par la fenetre. D’un cote de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l’autre cote le mot qui resonnait encore dans la piece : la peste. Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait bien y mettre, mais une longue suite d’images extraordinaires qui ne s’accordaient pas avec cette ville jaune et grise, moderement animee a cette heure, bourdonnante plutot que bruyante, heureuse en somme, s’il est possible qu’on puisse etre a la fois heureux et morne. Et une tranquillite si pacifique et si indifferente niait presque sans effort les vieilles images du fleau, Athenes empestee et desertee par les oiseaux, les villes chinoises remplies d’agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps degoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arreter le vent furieux de la peste, Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris colles a la terre battue de l’hopital de Constantinople, les malades tires avec des crochets, le carnaval des medecins masques pendant la Peste noire, les accouplements des vivants dans les cimetieres de Milan, les charrettes de morts dans Londres epouvante, et les nuits et les jours remplis, partout et toujours, du cri interminable des hommes. Non, tout cela n’etait pas encore assez fort pour tuer la paix de cette journee. De l’autre cote de la vitre, le timbre d’un tramway-invisible resonnait tout d’un coup et refutait en une seconde la cruaute et la douleur. Seule la mer, au bout du damier terne des maisons, temoignait de ce qu’il y a d’inquietant et de jamais repose dans le monde. Et le docteur Rieux, qui regardait le golfe, pensait a ces buchers dont parle Lucrece et que les Atheniens frappes par la maladie elevaient devant la mer. On y portait les morts durant la nuit, mais la place manquait et les vivants se battaient a coups de torches pour y placer ceux qui leur avaient ete chers, soutenant des luttes sanglantes plutot que d’abandonner leurs cadavres. On pouvait imaginer les buchers rougeoyants devant l’eau tranquille et sombre, les combats de torches dans la nuit crepitante d’etincelles et d’epaisses vapeurs empoisonnees montant vers le ciel attentif. On pouvait craindre… Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot de >avait ete prononce, il est vrai qu’a la minute meme le fleau secouait et jetait a terre une ou deux victimes. Mais quoi, cela pouvait s’arreter. Ce qu’il fallait faire, c’etait reconnaitre clairement ce qui devait etre reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s’arreterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. Si elle s’arretait, et c’etait le plus probable, tout irait bien. Dans le cas contraire, on saurait ce qu’elle etait et s’il n’y avait pas moyen de s’en arranger d’abord pour la vaincre ensuite. Le docteur ouvrit la fenetre et le bruit de la ville s’enfla d’un coup. D’un atelier voisin montait le sifflement bref et repete d’une scie mecanique. Rieux se secoua. La etait la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait a des fils et a des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arreter. L’essentiel etait de bien faire son metier. Le docteur Rieux en etait la de ses reflexions quand on lui annonca Joseph Grand. Employe a la mairie, et bien que ses occupations y fussent tres diverses, on l’utilisait periodiquement au service des statistiques, a l’etat civil. Il etait amene ainsi a faire les additions des deces. Et, de naturel obligeant, il avait consenti a apporter lui-meme chez Rieux une copie de ses resultats. Le docteur vit entrer Grand avec son voisin Cottard. L’employe brandissait une feuille de papier. — Les chiffres montent, docteur, annonca-t-il : onze morts en quarante-huit heures. Rieux salua Cottard et lui demanda comment il se sentait. Grand expliqua que Cottard avait tenu a remercier le docteur et a s’excuser des ennuis qu’il lui avait causes. Mais Rieux regardait la feuille de statistiques : — Allons, dit Rieux, il faut peut-etre se decider a appeler cette maladie par son nom. Jusqu’a present, nous avons pietine. Mais venez avec moi, je dois aller au laboratoire. — Oui, oui, disait Grand en descendant les escaliers derriere le docteur. Il faut appeler les choses par leur nom. Mais quel est ce nom ? — Je ne puis vous le dire, et d’ailleurs cela ne vous serait pas utile. — Vous voyez, sourit l’employe. Ce n’est pas si facile. Ils se dirigerent vers la place d’Armes. Cottard se taisait toujours. Les rues commencaient a se charger de monde. Le crepuscule fugitif de notre pays reculait deja devant la nuit et les premieres etoiles apparaissaient dans l’horizon encore net. Quelques secondes plus tard, les lampes au-dessus des rues obscurcirent tout le ciel en s’allumant et le bruit des conversations parut monter d’un ton. — Pardonnez-moi, dit Grand au coin de la place d’Armes. Mais il faut que je prenne mon tramway. Mes soirees sont sacrees. Comme on dit dans mon pays : > Rieux avait deja note cette manie qu’avait Grand, ne a Montelimar, d’invoquer les locutions de son pays et d’ajouter ensuite des formules banales qui n’etaient de nulle part comme > ou >. — Ah ! dit Cottard, c’est vrai. On ne peut pas le tirer de chez lui apres le diner. Rieux demanda a Grand s’il travaillait pour la mairie. Grand repondit que non, il travaillait pour lui. — Ah ! dit Rieux pour dire quelque chose, et ca avance ? — Depuis des annees que j’y travaille, forcement. Quoique dans un autre sens, il n’y ait pas beaucoup de progres. — Mais, en somme, de quoi s’agit-il? dit le docteur en s’arretant. Grand bredouilla en assurant son chapeau rond sur ses grandes oreilles. Et Rieux comprit tres vaguement qu’il s’agissait de quelque chose sur l’essor d’une personnalite. Mais l’employe les quittait deja et il remontait le boulevard de la Marne, sous les ficus, d’un petit pas presse. Au seuil du laboratoire, Cottard dit au docteur qu’il voudrait bien le voir pour lui demander conseil. Rieux, qui tripotait dans ses poches la feuille de statistiques, l’invita a venir a sa consultation, puis, se ravisant, lui dit qu’il allait dans son quartier le lendemain et qu’il passerait le voir en fin d’apres-midi. En quittant Cottard, le docteur s’apercut qu’il pensait a Grand. Il l’imaginait au milieu d’une peste, et non pas de celle-ci qui sans doute ne serait pas serieuse, mais d’une des grandes pestes de l’histoire. > Il se souvenait d’avoir lu que la peste epargnait les constitutions faibles et detruisait surtout les complexions vigoureuses. Et continuant d’y penser, le docteur trouvait a l’employe un air de petit mystere. A premiere vue, en effet, Joseph Grand n’etait rien de plus que le petit employe de mairie dont il avait l’allure. Long et maigre, il flottait au milieu de vetements qu’il choisissait toujours trop grands, dans l’illusion qu’ils lui feraient plus d’usage. S’il gardait encore la plupart de ses dents sur les gencives inferieures, il avait perdu en revanche celles de la machoire superieure. Son sourire, qui relevait surtout la levre du haut, lui donnait ainsi une bouche d’ombre. Si l’on ajoute a ce portrait une demarche de seminariste, l’art de raser les murs et de se glisser dans les portes, un parfum de cave et de fumee, toutes les mines de l’insignifiance, on reconnaitra que l’on ne pouvait pas l’imaginer ailleurs que devant un bureau, applique a reviser les tarifs des bains-douches de la ville ou a reunir pour un jeune redacteur les elements d’un rapport concernant la nouvelle taxe sur l’enlevement des ordures menageres. Meme pour un esprit non prevenu, il semblait avoir ete mis au monde pour exercer les fonctions discretes mais indispensables d’auxiliaire municipal temporaire a soixante-deux francs trente par jour. C’etait en effet la mention qu’il disait faire figurer sur les feuilles d’emploi, a la suite du mot >. Lorsque vingt-deux ans auparavant, a la sortie d’une licence que, faute d’argent, il ne pouvait depasser, il avait accepte cet emploi, on lui avait fait esperer, disait-il, une > rapide. Il s’agissait seulement de donner pendant quelque temps les preuves de sa competence dans les questions delicates que posait l’administration de notre cite. Par la suite, il ne pouvait manquer, on l’en avait assure, d’arriver a un poste de redacteur qui lui permettrait de vivre largement. Certes, ce n’etait pas l’ambition qui faisait agir Joseph Grand, il s’en portait garant avec un sourire melancolique. Mais la perspective d’une vie materielle assuree par des moyens honnetes, et, partant, la possibilite de se livrer sans remords a ses occupations favorites lui souriait beaucoup. S’il avait accepte l’offre qui lui etait faite, ce fut pour des raisons honorables et, si l’on peut dire, par fidelite a un ideal. Il y avait de longues annees que cet etat de choses provisoire durait, la vie avait augmente dans des proportions demesurees, et le salaire de Grand, malgre quelques augmentations generales, etait encore derisoire. Il s’en etait plaint a Rieux, mais personne ne paraissait s’en aviser. C’est ici que se place l’originalite de Grand, ou du moins l’un de ses signes. Il eut pu, en effet, faire valoir, sinon des droits dont il n’etait pas sur, du moins les assurances qu’on lui avait donnees. Mais, d’abord, le chef de bureau qui l’avait engage etait mort depuis longtemps et l’employe, au demeurant, ne se souvenait pas des termes exacts de la promesse qui lui avait ete faite. Enfin, et surtout, Joseph Grand ne trouvait pas ses mots. C’est cette particularite qui peignait le mieux notre concitoyen, comme Rieux put le remarquer. C’est elle en effet qui l’empechait toujours d’ecrire la lettre de reclamation qu’il meditait, ou de faire la demarche que les circonstances exigeaient. A l’en croire, il se sentait particulierement empeche d’employer le mot > sur lequel il n’etait pas ferme, ni celui de > qui aurait implique qu’il reclamait son du et aurait par consequent revetu un caractere de hardiesse, peu compatible avec la modestie des fonctions qu’il occupait. D’un autre cote, il se refusait a utiliser les termes de >, >, >, dont il estimait qu’ils ne se conciliaient pas avec sa dignite personnelle. C’est ainsi que, faute de trouver le mot juste, notre concitoyen continua d’exercer ses obscures fonctions jusqu’a un age assez avance. Au reste, et toujours selon ce qu’il disait au docteur Rieux, il s’apercut a l’usage que sa vie materielle etait assuree, de toute facon, puisqu’il lui suffisait, apres tout, d’adapter ses besoins a ses ressources. Il reconnut ainsi la justesse d’un des mots favoris du maire, gros industriel de notre ville, lequel affirmait avec force que finalement (et il insistait sur ce mot qui portait tout le poids du raisonnement), finalement donc, on n’avait jamais vu personne mourir de faim. Dans tous les cas, la vie quasi ascetique que menait Joseph Grand l’avait finalement, en effet, delivre de tout souci de cet ordre. Il continuait de chercher ses mots. Dans un certain sens, on peut bien dire que sa vie etait exemplaire. Il etait de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments. Le peu qu’il confiait de lui temoignait en effet de bontes et d’attachements qu’on n’ose pas avouer de nos jours. Il ne rougissait pas de convenir qu’il aimait ses neveux et sa soeur, seule parente qu’il eut gardee et qu’il allait, tous les deux ans, visiter en France. Il reconnaissait que le souvenir de ses parents, morts alors qu’il etait encore jeune, lui donnait du chagrin. Il ne refusait pas d’admettre qu’il aimait par-dessus tout une certaine cloche de son quartier qui resonnait doucement vers cinq heures du soir. Mais, pour evoquer des emotions si simples cependant, le moindre mot lui coutait mille peines. Finalement, cette difficulte avait fait son plus grand souci. > Il en parlait a Rieux chaque fois qu’il le rencontrait. Le docteur, ce soir-la, regardant partir l’employe, comprenait tout d’un coup ce que Grand avait voulu dire : il ecrivait sans doute un livre ou quelque chose d’approchant. Jusque dans le laboratoire ou il se rendit enfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression etait stupide, mais il n’arrivait pas a croire que la peste put s’installer vraiment dans une ville ou l’on pouvait trouver des fonctionnaires modestes qui cultivaient d’honorables manies. Exactement, il n’imaginait pas la place de ces manies au milieu de la peste et il jugeait donc que, pratiquement, la peste etait sans avenir parmi nos concitoyens. Le lendemain, grace a une insistance jugee deplacee, Rieux obtenait la convocation a la prefecture d’une commission sanitaire. — Il est vrai que la population s’inquiete, avait reconnu Richard. Et puis les bavardages exagerent tout. Le prefet m’a dit : > Il est d’ailleurs persuade qu’il s’agit d’une fausse alerte. Bernard Rieux prit Castel dans sa voiture pour gagner la prefecture. — Savez-vous, lui dit ce dernier, que le departement n’a pas de serum ? — Je sais. J’ai telephone au depot. Le directeur est tombe des nues. Il faut faire venir ca de Paris. — J’espere que ce ne sera pas long. — J’ai deja telegraphie, repondit Rieux. Le prefet etait aimable, mais nerveux. — Commencons, messieurs, disait-il. Dois-je resumer la situation ? Richard pensait que c’etait inutile. Les medecins connaissaient la situation. La question etait seulement de savoir quelles mesures il convenait de prendre. — La question, dit brutalement le vieux Castel, est de savoir s’il s’agit de la peste ou non. Deux ou trois medecins s’exclamerent. Les autres semblaient hesiter. Quant au prefet, il sursauta et se retourna machinalement vers la porte, comme pour verifier qu’elle avait bien empeche cette enormite de se repandre dans les couloirs. Richard declara qu’a son avis, il ne fallait pas ceder a l’affolement : il s’agissait d’une fievre a complications inguinales, c’etait tout ce qu’on pouvait dire, les hypotheses, en science comme dans la vie, etant toujours dangereuses. Le vieux Castel, qui machonnait tranquillement sa moustache jaunie, leva des yeux clairs sur Rieux. Puis il tourna un regard bienveillant vers l’assistance et fit remarquer qu’il savait tres bien que c’etait la peste, mais que, bien entendu, le reconnaitre officiellement obligerait a prendre des mesures impitoyables. Il savait que c’etait, au fond, ce qui faisait reculer ses confreres et, partant, il voulait bien admettre pour leur tranquillite que ce ne fut pas la peste. Le prefet s’agita et declara que, dans tous les cas, ce n’etait pas une bonne facon de raisonner. — L’important, dit Castel, n’est pas que cette facon de raisonner soit bonne, mais qu’elle fasse reflechir. Comme Rieux se taisait, on lui demanda son avis : — Il s’agit d’une fievre a caractere typhoide, mais accompagnee de bubons et de vomissements. J’ai pratique l’incision des bubons. J’ai pu ainsi provoquer des analyses ou le laboratoire croit reconnaitre le bacille trapu de la peste. Pour etre complet, il faut dire cependant que certaines modifications specifiques du microbe ne coincident pas avec la description classique. Richard souligna que cela autorisait les hesitations et qu’il faudrait attendre au moins le resultat statistique de la serie d’analyses, commencee depuis quelques jours. — Quand un microbe, dit Rieux, apres un court silence, est capable en trois jours de temps de quadrupler le volume de la rate, de donner aux ganglions mesenteriques le volume d’une orange et la consistance de la bouillie, il n’autorise justement pas d’hesitations. Les foyers d’infection sont en extension croissante. A l’allure ou la maladie se repand, si elle n’est pas stoppee, elle risque de tuer la moitie de la ville avant deux mois. Par consequent, il importe peu que vous l’appeliez peste ou fievre de croissance. Il importe seulement que vous l’empechiez de tuer la moitie de la ville. Richard trouvait qu’il ne fallait rien pousser au noir et que la contagion d’ailleurs n’etait pas prouvee puisque les parents de ses malades etaient encore indemnes. — Mais d’autres sont morts, fit remarquer Rieux. Et, bien entendu, la contagion n’est jamais absolue, sans quoi on obtiendrait une croissance mathematique infinie et un depeuplement foudroyant. Il ne s’agit pas de rien pousser au noir. Il s’agit de prendre des precautions. Richard, cependant, pensait resumer la situation en rappelant que pour arreter cette maladie, si elle ne s’arretait pas d’elle-meme, il fallait appliquer les graves mesures de prophylaxie prevues par la loi ; que, pour ce faire, il fallait reconnaitre officiellement qu’il s’agissait de la peste ; que la certitude n’etait pas absolue a cet egard et qu’en consequence, cela demandait reflexion. — La question, insista Rieux, n’est pas de savoir si les mesures prevues par la loi sont graves mais si elles sont necessaires pour empecher la moitie de la ville d’etre tuee. Le reste est affaire d’administration et, justement, nos institutions ont prevu un prefet pour regler ces questions. — Sans doute, dit le prefet, mais j’ai besoin que vous reconnaissiez officiellement qu’il s’agit d’une epidemie de peste. — Si nous ne le reconnaissons pas, dit Rieux, elle risque quand meme de tuer la moitie de la ville. Richard intervint avec quelque nervosite. — La verite est que notre confrere croit a la peste. Sa description du syndrome le prouve. Rieux repondit qu’il n’avait pas decrit un syndrome, il avait decrit ce qu’il avait vu. Et ce qu’il avait vu c’etaient des bubons, des taches, des fievres delirantes, fatales en quarante-huit heures. Est-ce que M. Richard pouvait prendre la responsabilite d’affirmer que l’epidemie s’arreterait sans mesures de prophylaxie rigoureuses ? Richard hesita et regarda Rieux : — Sincerement, dites-moi votre pensee, avez-vous la certitude qu’il s’agit de la peste ? — Vous posez mal le probleme. Ce n’est pas une question de vocabulaire, c’est une question de temps. — Votre pensee, dit le prefet, serait que, meme s’il ne s’agissait pas de la peste, les mesures prophylactiques indiquees en temps de peste devraient cependant etre appliquees. — S’il faut absolument que j’aie une pensee, c’est en effet celle-ci. Les medecins se consulterent et Richard finit par dire : — Il faut donc que nous prenions la responsabilite d’agir comme si la maladie etait une peste. La formule fut chaleureusement approuvee : — C’est aussi votre avis, mon cher confrere ? demanda Richard. — La formule m’est indifferente, dit Rieux. Disons seulement que nous ne devons pas agir comme si la moitie de la ville ne risquait pas d’etre tuee, car alors elle le serait. Au milieu de l’agacement general, Rieux partit. Quelques moments apres, dans le faubourg qui sentait la friture et l’urine, une femme qui hurlait a la mort, les aines ensanglantees, se tournait vers lui. Le lendemain de la conference, la fievre fit encore un petit bond. Elle passa meme dans les journaux, mais sous une forme benigne, puisqu’ils se contenterent d’y faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la prefecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il etait difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorites regardaient la situation en face. Les mesures n’etaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifie au desir de ne pas inquieter l’opinion publique. L’exorde de l’arrete annoncait, en effet, que quelques cas d’une fievre pernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle etait contagieuse, avaient fait leur apparition dans la commune d’Oran. Ces cas n’etaient pas assez caracterises pour etre reellement inquietants et il n’y avait pas de doute que la population saurait garder son sang-froid. Neanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait etre compris par tout le monde, le prefet prenait quelques mesures preventives. Comprises et appliquees comme elles devaient l’etre, ces mesures etaient de nature a arreter net toute menace d’epidemie. En consequence, le prefet ne doutait pas un instant que ses administres n’apportassent la plus devouee des collaborations a son effort personnel. L’affiche annoncait ensuite des mesures d’ensemble, parmi lesquelles une deratisation scientifique par injection de gaz toxiques dans les egouts et une surveillance etroite de l’alimentation en eau. Elle recommandait aux habitants la plus extreme proprete et invitait enfin les porteurs de puces a se presenter dans les dispensaires municipaux. D’autre part les familles devaient obligatoirement declarer les cas diagnostiques par le medecin et consentir a l’isolement de leurs malades dans les salles speciales de l’hopital. Ces salles etaient d’ailleurs equipees pour soigner les malades dans le minimum de temps et avec le maximum de chances de guerison. Quelques articles supplementaires soumettaient a la desinfection obligatoire la chambre du malade et le vehicule de transport. Pour le reste, on se bornait a recommander aux proches de se soumettre a une surveillance sanitaire. Le docteur Rieux se detourna brusquement de l’affiche et reprit le chemin de son cabinet. Joseph Grand, qui l’attendait, leva de nouveau les bras en l’apercevant. — Oui, dit Rieux, je sais, les chiffres montent. La veille, une dizaine de malades avaient succombe dans la ville. Le docteur dit a Grand qu’il le verrait peut-etre le soir, puisqu’il allait rendre visite a Cottard. — Vous avez raison, dit Grand. Vous lui ferez du bien, car je le trouve change. — Et comment cela ? — Il est devenu poli. — Ne l’etait-il pas auparavant ? Grand hesita. Il ne pouvait dire que Cottard fut impoli, l’expression n’aurait pas ete juste. C’etait un homme renferme et silencieux qui avait un peu l’allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et des sorties assez mysterieuses, c’etait toute la vie de Cottard. Officiellement, il etait representant en vins et liqueurs. De loin en loin, il recevait la visite de deux ou trois hommes qui devaient etre ses clients. Le soir, quelquefois, il allait au cinema qui se trouvait en face de la maison. L’employe avait meme remarque que Cottard semblait voir de preference les films de gangsters. En toutes occasions, le representant demeurait solitaire et mefiant. Tout cela, selon Grand, avait bien change : — Je ne sais pas comment dire, mais j’ai l’impression, voyez-vous, qu’il cherche a se concilier les gens, qu’il veut mettre tout le monde avec lui. Il me parle souvent, il m’offre de sortir avec lui et je ne sais pas toujours refuser. Au reste, il m’interesse, et, en somme, je lui ai sauve la vie. Depuis sa tentative de suicide, Cottard n’avait plus recu aucune visite. Dans les rues, chez les fournisseurs, il cherchait toutes les sympathies. On n’avait jamais mis tant de douceur a parler aux epiciers, tant d’interet a ecouter une marchande de tabacs. — Cette marchande de tabacs, remarquait Grand, est une vraie vipere. Je l’ai dit a Cottard, mais il m’a repondu que je me trompais et qu’elle avait de bons cotes qu’il fallait savoir trouver. Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmene Grand dans les restaurants et les cafes luxueux de la ville. Il s’etait mis a les frequenter en effet. — On y est bien, disait-il, et puis on est en bonne compagnie. Grand avait remarque les attentions speciales du personnel pour le representant et il en comprit la raison en observant les pourboires excessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait tres sensible aux amabilites dont on le payait de retour. Un jour que le maitre d’hotel l’avait reconduit et aide a endosser son pardessus, Cottard avait dit a Grand : — C’est un bon garcon, il peut temoigner. — Temoigner de quoi ? Cottard avait hesite. — Eh bien, que je ne suis pas un mauvais homme. Du reste, il avait des sautes d’humeur. Un jour ou l’epicier s’etait montre moins aimable, il etait revenu chez lui dans un etat de fureur demesuree : — Il passe avec les autres, cette crapule, repetait-il. — Quels autres ? — Tous les autres. Grand avait meme assiste a une scene curieuse chez la marchande de tabac. Au milieu d’une conversation animee, celle-ci avait parle d’une arrestation recente qui avait fait du bruit a Alger. Il s’agissait d’un jeune employe de commerce qui avait tue un Arabe sur une plage. — Si l’on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnetes gens pourraient respirer. Mais elle avait du s’interrompre devant l’agitation subite de Cottard qui s’etait jete hors de la boutique, sans un mot d’excuse. Grand et la marchande, les bras ballants, l’avaient regarde fuir. Par la suite, Grand devait signaler a Rieux d’autres changements dans le caractere de Cottard. Ce dernier avait toujours ete d’opinions tres liberales. Sa phrase favorite : > le prouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n’achetait plus que le journal bien-pensant d’Oran et on ne pouvait meme se defendre de croire qu’il mettait une certaine ostentation a le lire dans des endroits publics. De meme, quelques jours apres s’etre leve, il avait prie Grand, qui allait a la poste, de bien vouloir expedier un mandat de cent francs qu’il envoyait tous les mois a une soeur eloignee. Mais au moment ou Grand partait : — Envoyez-lui deux cents francs, demanda Cottard, ce sera une bonne surprise pour elle. Elle croit que je ne pense jamais a elle. Mais la verite est que je l’aime beaucoup. Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait ete oblige de repondre aux questions de Cottard intrigue par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir. — Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre. — Si vous voulez, mais c’est plus complique que cela ! — Ah! s’etait ecrie Cottard, je voudrais bien faire comme vous. Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutie qu’etre un artiste devait arranger bien des choses. — Pourquoi? avait demande Grand. — Eh bien, parce qu’un artiste a plus de droits qu’un autre, tout le monde sait ca. On lui passe plus de choses. — Allons, dit Rieux a Grand, le matin des affiches, l’histoire des rats lui a tourne la tete comme a beaucoup d’autres, voila tout. Ou encore il a peur de la fievre. Grand repondit : — Je ne crois pas, docteur, et si vous voulez mon avis… La voiture de deratisation passa sous leur fenetre dans un grand bruit d’echappement. Rieux se tut jusqu’a ce qu’il fut possible de se faire entendre et demanda distraitement l’avis de l’employe. L’autre le regardait avec gravite : — C’est un homme, dit-il, qui a quelque chose a se reprocher. Le docteur haussa les epaules. Comme disait le commissaire, il y avait d’autres chats a fouetter. Dans l’apres-midi, Rieux eut une conference avec Castel. Les serums n’arrivaient pas. — Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles? Ce bacille est bizarre. — Oh! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces animaux ont toujours un air d’originalite. Mais, dans le fond, c’est la meme chose. — Vous le supposez du moins. En fait, nous ne savons rien de tout cela. — Evidemment, je le suppose. Mais tout le monde en est la. Pendant toute la journee, le docteur sentit croitre le petit vertige qui le prenait chaque fois qu’il pensait a la peste. Finalement, il reconnut qu’il avait peur. Il entra deux fois dans des cafes pleins de monde. Lui aussi, comme Cottard, sentait un besoin de chaleur humaine. Rieux trouvait cela stupide, mais cela l’aida a se souvenir qu’il avait promis une visite au representant. Le soir, le docteur trouva Cottard devant la table de sa salle a manger. Quand il entra, il y avait sur la table un roman policier etale. Mais la soiree etait deja avancee et, certainement, il devait etre difficile de lire dans l’obscurite naissante. Cottard devait plutot, une minute auparavant, se tenir assis et reflechir dans la penombre. Rieux lui demanda comment il allait. Cottard, en s’asseyant, bougonna qu’il allait bien et qu’il irait encore mieux s’il pouvait etre sur que personne ne s’occupat de lui. Rieux fit observer qu’on ne pouvait pas toujours etre seul. — Oh ! Ce n’est pas cela. Moi, je parle des gens qui s’occupent de vous apporter des ennuis. Rieux se taisait. — Ce n’est pas mon cas, remarquez-le bien. Mais je lisais ce roman. Voila un malheureux qu’on arrete un matin, tout d’un coup. On s’occupait de lui et il n’en savait rien. On parlait de lui dans les bureaux, on inscrivait son nom sur des fiches. Vous trouvez que c’est juste? Vous trouvez qu’on a le droit de faire ca a un homme ? — Cela depend, dit Rieux. Dans un sens, on n’a jamais le droit, en effet. Mais tout cela est secondaire. Il ne faut pas rester trop longtemps enferme. Il faut que vous sortiez. Cottard sembla s’enerver, dit qu’il ne faisait que cela, et que, s’il le fallait, tout le quartier pourrait temoigner pour lui. Hors du quartier meme, il ne manquait pas de relations. — Vous connaissez M. Rigaud, l’architecte ? Il est de mes amis. L’ombre s’epaississait dans la piece. La rue du faubourg s’animait et une exclamation sourde et soulagee salua, au-dehors, l’instant ou les lampes s’allumerent. Rieux alla au balcon et Cottard l’y suivit. De tous les quartiers alentour, comme chaque soir dans notre ville, une legere brise charriait des murmures, des odeurs de viande grillee, le bourdonnement joyeux et odorant de la liberte qui gonflait peu a peu la rue, envahie par une jeunesse bruyante. La nuit, les grands cris des bateaux invisibles, la rumeur qui montait de la mer et de la foule qui s’ecoulait, cette heure que Rieux connaissait bien et aimait autrefois lui paraissait aujourd’hui oppressante a cause de tout ce qu’il savait. — Pouvons-nous allumer? dit-il a Cottard. La lumiere une fois revenue, le petit homme le regarda avec des yeux clignotants : — Dites-moi, docteur, si je tombais malade, est-ce que vous me prendriez dans votre service a l’hopital ? — Pourquoi pas ? Cottard demanda alors s’il etait arrive qu’on arretat quelqu’un qui se trouvait dans une clinique ou dans un hopital. Rieux repondit que cela s’etait vu, mais que tout dependait de l’etat du malade. — Moi, dit Cottard, j’ai confiance en vous. Puis il demanda au docteur s’il voulait bien le mener en ville dans son auto. Au centre de la ville, les rues etaient deja moins peuplees et les lumieres plus rares. Des enfants jouaient encore devant les portes. Quand Cottard le demanda, le docteur arreta sa voiture devant un groupe de ces enfants. Ils jouaient a la marelle en poussant des cris. Mais l’un d’eux, aux cheveux noirs colles, la raie parfaite et la figure sale, fixait Rieux de ses yeux clairs et intimidants. Le docteur detourna son regard. Cottard, debout sur le trottoir, lui serrait la main. Le representant parlait d’une voix rauque et difficile. Deux ou trois fois, il regarda derriere lui. — Les gens parlent d’epidemie. Est-ce que c’est vrai, docteur ? — Les gens parlent toujours, c’est naturel, dit Rieux. — Vous avez raison. Et puis quand nous aurons une dizaine de morts, ce sera le bout du monde. Ce n’est pas cela qu’il nous faudrait. Le moteur ronflait deja. Rieux avait la main sur son levier de vitesse. Mais il regardait a nouveau l’enfant qui n’avait pas cesse de le devisager avec son air grave et tranquille. Et soudain, sans transition, l’enfant lui sourit de toutes ses dents. — Qu’est-ce donc qu’il nous faudrait? demanda le docteur en souriant a l’enfant. Cottard agrippa soudain la portiere et, avant de s’enfuir, cria d’une voix pleine de larmes et de fureur : — Un tremblement de terre. Un vrai ! Il n’y eut pas de tremblement de terre et la journee du lendemain se passa seulement, pour Rieux, en longues courses aux quatre coins de la ville, en pourparlers avec les familles de malades et en discussions avec les malades eux-memes. Jamais Rieux n’avait trouve son metier aussi lourd. Jusque-la, les malades lui facilitaient la tache, ils se donnaient a lui. Pour la premiere fois, le docteur les sentait reticents, refugies au fond de leur maladie avec une sorte d’etonnement mefiant. C’etait une lutte a laquelle il n’etait pas encore habitue. Et vers dix heures du soir, sa voiture arretee devant la maison du vieil asthmatique qu’il visitait en dernier lieu, Rieux avait de la peine a s’arracher a son siege. Il s’attardait a regarder la rue sombre et les etoiles qui apparaissaient et disparaissaient dans le ciel noir. Le vieil asthmatique etait dresse dans son lit. Il semblait respirer mieux et comptait les pois chiches qu’il faisait passer d’une des marmites dans l’autre. Il accueillit le docteur avec une mine rejouie. — Alors, docteur, c’est le cholera? — Ou avez-vous pris ca ? — Dans le journal, et la radio l’a dit aussi. — Non, ce n’est pas le cholera. — En tout cas, dit le vieux tres surexcite, ils y vont fort, hein, les grosses tetes ! — N’en croyez rien, dit le docteur. Il avait examine le vieux et maintenant il etait assis au milieu de cette salle a manger miserable. Oui, il avait peur. Il savait que dans le faubourg meme une dizaine de malades l’attendraient, le lendemain matin, courbes sur leurs bubons. Dans deux ou trois cas seulement, l’incision des bubons avait amene un mieux. Mais, pour la plupart, ce serait l’hopital et il savait ce que l’hopital voulait dire pour les pauvres. >, lui avait dit la femme d’un des malades. Il ne servirait pas leurs experiences, il mourrait et c’etait tout. Les mesures arretees etaient insuffisantes, cela etait bien clair. Quant aux salles >, il les connaissait : deux pavillons hativement demenages de leurs autres malades, leurs fenetres calfeutrees, entoures d’un cordon sanitaire. Si l’epidemie ne s’arretait pas d’elle-meme, elle ne serait pas vaincue par les mesures que l’administration avait imaginees. Cependant, le soir, les communiques officiels restaient optimistes. Le lendemain, l’agence Ransdoc annoncait que les mesures prefectorales avaient ete accueillies avec serenite et que, deja, une trentaine de malades s’etaient declares. Castel avait telephone a Rieux : — Combien de lits offrent les pavillons? — Quatre-vingts. — Il y a certainement plus de trente malades dans la ville ? — Il y a ceux qui ont peur et les autres, les plus nombreux, ceux qui n’ont pas eu le temps. — Les enterrements ne sont pas surveilles ? — Non. J’ai telephone a Richard qu’il fallait des mesures completes, non des phrases, et qu’il fallait elever contre l’epidemie une vraie barriere ou rien du tout. — Et alors ? — Il m’a repondu qu’il n’avait pas pouvoir. A mon avis, ca va monter. En trois jours, en effet, les deux pavillons furent remplis. Richard croyait savoir qu’on allait desaffecter une ecole et prevoir un hopital auxiliaire. Rieux attendait les vaccins et ouvrait les bubons. Castel retournait a ses vieux livres et faisait de longues stations a la bibliotheque. — Les rats sont morts de la peste ou de quelque chose qui lui ressemble beaucoup, concluait-il. Ils ont mis dans la circulation des dizaines de milliers de puces qui transmettront l’infection suivant une proportion geometrique, si on ne l’arrete pas a temps. Rieux se taisait. A cette epoque le temps parut se fixer. Le soleil pompait les flaques des dernieres averses. De beaux ciels bleus debordant d’une lumiere jaune, des ronronnements d’avions dans la chaleur naissante, tout dans la saison invitait a la serenite. En quatre jours, cependant, la fievre fit quatre bonds surprenants : seize morts, vingt-quatre, vingt-huit et trente-deux. Le quatrieme jour, on annonca l’ouverture de l’hopital auxiliaire dans une ecole maternelle. Nos concitoyens qui, jusque-la, avaient continue de masquer leur inquietude sous des plaisanteries, semblaient dans les rues plus abattus et plus silencieux. Rieux decida de telephoner au prefet : — Les mesures sont insuffisantes. — J’ai les chiffres, dit le prefet, ils sont en effet inquietants. — Ils sont plus qu’inquietants, ils sont clairs. — Je vais demander des ordres au Gouvernement general. Rieux raccrocha devant Castel : — Des ordres ! Et il faudrait de l’imagination. — Et les serums ? — Ils arriveront dans la semaine. La prefecture, par l’intermediaire de Richard, demanda a Rieux un rapport destine a etre envoye dans la capitale de la colonie pour solliciter des ordres. Rieux y mit une description clinique et des chiffres. Le meme jour, on compta une quarantaine de morts. Le prefet prit sur lui, comme il disait, d’aggraver des le lendemain les mesures prescrites. La declaration obligatoire et l’isolement furent maintenus. Les maisons des malades devaient etre fermees et desinfectees, les proches soumis a une quarantaine de securite, les enterrements organises par la ville dans les conditions qu’on verra. Un jour apres, les serums arrivaient par avion. Ils pouvaient suffire aux cas en traitement. Ils etaient insuffisants si l’epidemie devait s’etendre. On repondit au telegramme de Rieux que le stock de securite etait epuise et que de nouvelles fabrications etaient commencees. Pendant ce temps, et de toutes les banlieues environnantes, le printemps arrivait sur les marches. Des milliers de roses se fanaient dans les corbeilles des marchands, au long des trottoirs, et leur odeur sucree flottait dans toute la ville. Apparemment, rien n’etait change. Les tramways etaient toujours pleins aux heures de pointe, vides et sales dans la journee. Tarrou observait le petit vieux et le petit vieux crachait sur les chats. Grand rentrait tous les soirs chez lui pour son mysterieux travail. Cottard tournait en rond et M. Othon, le juge d’instruction, conduisait toujours sa menagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois et l’on rencontrait parfois le journaliste Rambert, l’air tranquille et interesse. Le soir, la meme foule emplissait les rues et les queues s’allongeaient devant les cinemas. D’ailleurs, l’epidemie sembla reculer et, pendant quelques jours, on compta une dizaine de morts seulement. Puis, tout d’un coup, elle remonta en fleche. Le jour ou le chiffre des morts atteignit de nouveau la trentaine, Bernard Rieux regardait la depeche officielle que le prefet lui avait tendue en disant : > La depeche portait : > II A partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fut notre affaire a tous. Jusque-la, malgre la surprise et l’inquietude que leur avaient apportees ces evenements singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il l’avait pu, a sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une fois les portes fermees, ils s’apercurent qu’ils etaient tous, et le narrateur lui-meme, pris dans le meme sac et qu’il fallait s’en arranger. C’est ainsi, par exemple, qu’un sentiment aussi individuel que celui de la separation d’avec un etre aime devint soudain, des les premieres semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long temps d’exil. Une des consequences les plus remarquables de la fermeture des portes fut, en effet, la soudaine separation ou furent places des etres qui n’y etaient pas prepares. Des meres et des enfants, des epoux, des amants qui avaient cru proceder quelques jours auparavant a une separation temporaire, qui s’etaient embrasses sur le quai de notre gare avec deux ou trois recommandations, certains de se revoir quelques jours ou quelques semaines plus tard, enfonces dans la stupide confiance humaine, a peine distraits par ce depart de leurs preoccupations habituelles, se virent d’un seul coup eloignes sans recours, empeches de se rejoindre ou de communiquer. Car la fermeture s’etait faite quelques heures avant que l’arret prefectoral fut publie et, naturellement, il etait impossible de prendre en consideration les cas particuliers. On peut dire que cette invasion brutale de la maladie eut pour premier effet d’obliger nos concitoyens a agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels. Dans les premieres heures de la journee ou l’arrete entra en vigueur, la prefecture fut assaillie par une foule de demandeurs qui, au telephone ou aupres des fonctionnaires, exposaient des situations egalement interessantes et, en meme temps, egalement impossibles a examiner. A la verite, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions compte que nous nous trouvions dans une situation sans compromis, et que les mots >, >, > n’avaient plus de sens. Meme la legere satisfaction d’ecrire nous fut refusee. D’une part, en effet, la ville n’etait plus reliee au reste du pays par les moyens de communication habituels, et, d’autre part, un nouvel arrete interdit l’echange de toute correspondance, pour eviter que les lettres pussent devenir les vehicules de l’infection. Au debut, quelques privilegies purent s’aboucher, aux portes de la ville, avec des sentinelles des postes de garde, qui consentirent a faire passer des messages a l’exterieur. Encore etait-ce dans les premiers jours de l’epidemie, a un moment ou les gardes trouvaient naturel de ceder a des mouvements de compassion. Mais, au bout de quelque temps, lorsque les memes gardes furent bien persuades de la gravite de la situation, ils se refuserent a prendre des responsabilites dont ils ne pouvaient prevoir l’etendue. Les communications telephoniques interurbaines, autorisees au debut, provoquerent de tels encombrements aux cabines publiques et sur les lignes, qu’elles furent totalement suspendues pendant quelques jours, puis severement limitees a ce qu’on appelait les cas urgents, comme la mort, la naissance et le mariage. Les telegrammes resterent alors notre seule ressource. Des etres que liaient l’intelligence, le coeur et la chair, en furent reduits a chercher les signes de cette communion ancienne dans les majuscules d’une depeche de dix mots. Et comme, en fait, les formules qu’on peut utiliser dans un telegramme sont vite epuisees, de longues vies communes ou des passions douloureuses se resumerent rapidement dans un echange periodique de formules toutes faites comme : > Certains d’entre nous, cependant, s’obstinaient a ecrire et imaginaient sans treve, pour correspondre avec l’exterieur, des combinaisons qui finissaient toujours par s’averer illusoires. Quand meme quelques-uns des moyens que nous avions imagines reussissaient, nous n’en savions rien, ne recevant pas de reponse. Pendant des semaines, nous fumes reduits alors a recommencer sans cesse la meme lettre, a recopier les memes appels, si bien qu’au bout d’un certain temps, les mots qui d’abord etaient sortis tout saignants de notre coeur se vidaient de leur sens. Nous les recopiions alors machinalement, essayant de donner au moyen de ces phrases mortes des signes de notre vie difficile. Et pour finir, a ce monologue sterile et entete, a cette conversation aride avec un mur, l’appel conventionnel du telegramme nous paraissait preferable. Au bout de quelques jours d’ailleurs, quand il devint evident que personne ne parviendrait a sortir de notre ville, on eut l’idee de demander si le retour de ceux qui etaient partis avant l’epidemie pouvait etre autorise. Apres quelques jours de reflexion, la prefecture repondit par l’affirmative. Mais elle precisa que les rapatries ne pourraient, en aucun cas, ressortir de la ville et que, s’ils etaient libres de venir, ils ne le seraient pas de repartir. La encore, quelques familles, d’ailleurs rares, prirent la situation a la legere, et faisant passer avant toute prudence le desir ou elles etaient de revoir leurs parents, inviterent ces derniers a profiter de l’occasion. Mais, tres rapidement, ceux qui etaient prisonniers de la peste comprirent le danger auquel ils exposaient leurs proches et se resignerent a souffrir cette separation. Au plus grave de la maladie, on ne vit qu’un cas ou les sentiments humains furent plus forts que la peur d’une mort torturee. Ce ne fut pas, comme on pouvait s’y attendre, deux amants que l’amour jetait l’un vers l’autre, par-dessus la souffrance. Il s’agissait seulement du vieux docteur Castel et de sa femme, maries depuis de nombreuses annees. Mme Castel, quelques jours avant l’epidemie, s’etait rendue dans une ville voisine. Ce n’etait meme pas un de ces menages qui offrent au monde l’exemple d’un bonheur exemplaire et le narrateur est en mesure de dire que, selon toute probabilite, ces epoux, jusqu’ici, n’etaient pas certains d’etre satisfaits de leur union. Mais cette separation brutale et prolongee les avait mis a meme de s’assurer qu’ils ne pouvaient vivre eloignes l’un de l’autre, et qu’aupres de cette verite soudain mise au jour, la peste etait peu de chose. Il s’agissait d’une exception. Dans la majorite des cas, la separation, c’etait evident, ne devait cesser qu’avec l’epidemie. Et pour nous tous, le sentiment qui faisait notre vie et que, pourtant, nous croyions bien connaitre (les Oranais, on l’a deja dit, ont des passions simples), prenait un visage nouveau. Des maris et des amants qui avaient la plus grande confiance dans leur compagne se decouvraient jaloux. Des hommes qui se croyaient legers en amour retrouvaient une constance. Des fils, qui avaient vecu pres de leur mere en la regardant a peine, mettaient toute leur inquietude et leur regret dans un pli de son visage qui hantait leur souvenir. Cette separation brutale, sans bavures, sans avenir previsible, nous laissait decontenances, incapables de reagir contre le souvenir de cette presence, encore si proche et deja si lointaine, qui occupait maintenant nos journees. En fait, nous souffrions deux fois de notre souffrance d’abord et de celle ensuite que nous imaginions aux absents, fils, epouse ou amante. En d’autres circonstances, d’ailleurs, nos concitoyens auraient trouve une issue dans une vie plus exterieure et plus active. Mais, en meme temps, la peste les laissait oisifs, reduits a tourner en rond dans leur ville morne et livres, jour apres jour, aux jeux decevants du souvenir. Car, dans leurs promenades sans but, ils etaient amenes a passer toujours par les memes chemins, et, la plupart du temps, dans une si petite ville, ces chemins etaient precisement ceux qu’a une autre epoque ils avaient parcourus avec l’absent. Ainsi, la premiere chose que la peste apporta a nos concitoyens fut l’exil. Et le narrateur est persuade qu’il peut ecrire ici, au nom de tous, ce que lui-meme a eprouve alors, puisqu’il l’a eprouve en meme temps que beaucoup de nos concitoyens. Oui, c’etait bien le sentiment de l’exil que ce creux que nous portions constamment en nous, cette emotion precise, le desir deraisonnable de revenir en arriere ou au contraire de presser la marche du temps, ces fleches brulantes de la memoire. Si, quelquefois, nous nous laissions aller a l’imagination et nous plaisions a attendre le coup de sonnette du retour ou un pas familier dans l’escalier, si, a ces moments-la, nous consentions a oublier que les trains etaient immobilises, si nous nous arrangions alors pour rester chez nous a l’heure ou, normalement, un voyageur amene par l’express du soir pouvait etre rendu dans notre quartier, bien entendu, ces jeux ne pouvaient durer. Il venait toujours un moment ou nous nous apercevions clairement que les trains n’arrivaient pas. Nous savions alors que notre separation etait destinee a durer et que nous devions essayer de nous arranger avec le temps. Des lors, nous reintegrions en somme notre condition de prisonniers, nous etions reduits a notre passe, et si meme quelques-uns d’entre nous avaient la tentation de vivre dans l’avenir, ils y renoncaient rapidement, autant du moins qu’il leur etait possible, en eprouvant les blessures que finalement l’imagination inflige a ceux qui lui font confiance. En particulier, tous nos concitoyens se priverent tres vite, meme en public, de l’habitude qu’ils avaient pu prendre de supputer la duree de leur separation. Pourquoi ? C’est que lorsque les plus pessimistes l’avaient fixee par exemple a six mois, lorsqu’ils avaient epuise d’avance toute l’amertume de ces mois a venir, hisse a grand-peine leur courage au niveau de cette epreuve, tendu leurs dernieres forces pour demeurer sans faiblir a la hauteur de cette souffrance etiree sur une si longue suite de jours, alors, parfois, un ami de rencontre, un avis donne par un journal, un soupcon fugitif ou une brusque clairvoyance, leur donnait l’idee qu’apres tout, il n’y avait pas de raison pour que la maladie ne durat pas plus de six mois, et peut-etre un an, ou plus encore. A ce moment, l’effondrement de leur courage, de leur volonte et de leur patience etait si brusque qu’il leur semblait qu’ils ne pourraient plus jamais remonter de ce trou. Ils s’astreignaient par consequent a ne penser jamais au terme de leur delivrance, a ne plus se tourner vers l’avenir et a toujours garder, pour ainsi dire, les yeux baisses. Mais, naturellement, cette prudence, cette facon de ruser avec la douleur, de fermer leur garde pour refuser le combat etaient mal recompensees. En meme temps qu’ils evitaient cet effondrement dont ils ne voulaient a aucun prix, ils se privaient en effet de ces moments, en somme assez frequents, ou ils pouvaient oublier la peste dans les images de leur reunion a venir. Et par la, echoues a mi-distance de ces abimes et de ces sommets, ils flottaient plutot qu’ils ne vivaient, abandonnes a des jours sans direction et a des souvenirs steriles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de leur douleur. Ils eprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exiles, qui est de vivre avec une memoire qui ne sert a rien. Ce passe meme auquel ils reflechissaient sans cesse n’avait que le gout du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu’ils deploraient de n’avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu’ils attendaient de meme qu’a toutes les circonstances, meme relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils melaient l’absent, et ce qu’ils etaient alors ne pouvait les satisfaire. Impatients de leur present, ennemis de leur passe et prives d’avenir, nous ressemblions bien ainsi a ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derriere des barreaux. Pour finir, le seul moyen d’echapper a ces vacances insupportables etait de faire marcher a nouveau les trains par l’imagination et de remplir les heures avec les carillons repetes d’une sonnette pourtant obstinement silencieuse. Mais si c’etait l’exil, dans la majorite des cas c’etait l’exil chez soi. Et quoique le narrateur n’ait connu que l’exil de tout le monde, il ne doit pas oublier ceux, comme le journaliste Rambert ou d’autres, pour qui, au contraire, les peines de la separation s’amplifierent du fait que, voyageurs surpris par la peste et retenus dans la ville, ils se trouvaient eloignes a la fois de l’etre qu’ils ne pouvaient rejoindre et du pays qui etait le leur. Dans l’exil general, ils etaient les plus exiles, car si le temps suscitait chez eux, comme chez tous, l’angoisse qui lui est propre, ils etaient attaches aussi a l’espace et se heurtaient sans cesse aux murs qui separaient leur refuge empeste de leur patrie perdue. C’etaient eux sans doute qu’on voyait errer a toute heure du jour dans la ville poussiereuse, appelant en silence des soirs qu’ils etaient seuls a connaitre, et les matins de leur pays. Ils nourrissaient alors leur mal de signes imponderables et de messages deconcertants comme un vol d’hirondelles, une rosee de couchant, ou ces rayons bizarres que le soleil abandonne parfois dans les rues desertes. Ce monde exterieur qui peut toujours sauver de tout, ils fermaient les yeux sur lui, entetes qu’ils etaient a caresser leurs chimeres trop reelles et a poursuivre de toutes leurs forces les images d’une terre ou une certaine lumiere, deux ou trois collines, l’arbre favori et des visages de femmes composaient un climat pour eux irremplacable. Pour parler enfin plus expressement des amants, qui sont les plus interessants et dont le narrateur est peut-etre mieux place pour parler, ils se trouvaient tourmentes encore par d’autres angoisses au nombre desquelles il faut signaler le remords. Cette situation, en effet, leur permettait de considerer leur sentiment avec une sorte de fievreuse objectivite. Et il etait rare que, dans ces occasions, leurs propres defaillances ne leur apparussent pas clairement. Ils en trouvaient la premiere occasion dans la difficulte qu’ils avaient a imaginer precisement les faits et gestes de l’absent. Ils deploraient alors l’ignorance ou ils etaient de son emploi du temps ; ils s’accusaient de la legerete avec laquelle ils avaient neglige de s’en informer et feint de croire que, pour un etre qui aime, l’emploi du temps de l’aime n’est pas la source de toutes les joies. Il leur etait facile, a partir de ce moment, de remonter dans leur amour et d’en examiner les imperfections. En temps ordinaire, nous savions tous, consciemment ou non, qu’il n’est pas d’amour qui ne puisse se surpasser, et nous acceptions pourtant, avec plus ou moins de tranquillite, que le notre demeurat mediocre. Mais le souvenir est plus exigeant. Et, de facon tres consequente, ce malheur qui nous venait de l’exterieur, et qui frappait toute une ville, ne nous apportait pas seulement une souffrance injuste dont nous aurions pu nous indigner. Il nous provoquait aussi a nous faire souffrir nous-memes et nous faisait ainsi consentir a la douleur. C’etait la une des facons qu’avait la maladie de detourner l’attention et de brouiller les cartes. Ainsi, chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. Cet abandon general qui pouvait a la longue tremper les caracteres commencait pourtant par les rendre futiles. Pour certains de nos concitoyens, par exemple, ils etaient alors soumis a un autre esclavage qui les mettait au service du soleil et de la pluie. Il semblait, a les voir, qu’ils recevaient pour la premiere fois, et directement, l’impression du temps qu’il faisait. Ils avaient la mine rejouie sur la simple visite d’une lumiere doree, tandis que les jours de pluie mettaient un voile epais sur leurs visages et leurs pensees. Ils echappaient, quelques semaines plus tot, a cette faiblesse et a cet asservissement deraisonnable parce qu’ils n’etaient pas seuls en face du monde et que, dans une certaine mesure, l’etre qui vivait avec eux se placait devant leur univers. A partir de cet instant, au contraire, ils furent apparemment livres aux caprices du ciel, c’est-a-dire qu’ils souffrirent et espererent sans raison. Dans ces extremites de la solitude, enfin, personne ne pouvait esperer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa preoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la reponse qu’il recevait, quelle qu’elle fut, le blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la meme chose. Lui, en effet, s’exprimait du fond de longues journees de rumination et de souffrances et l’image qu’il voulait communiquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et de la passion. L’autre, au contraire, imaginait une emotion conventionnelle, la douleur qu’on vend sur les marches, une melancolie de serie. Bienveillante ou hostile, la reponse tombait toujours a faux, il fallait y renoncer. Ou du moins, pour ceux a qui le silence etait insupportable, et puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du coeur, ils se resignaient a adopter la langue des marches et a parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. La encore, les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C’est a ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l’interet de leurs auditeurs. Cependant, et c’est le plus important, si douloureuses que fussent ces angoisses, si lourd a porter que fut ce coeur pourtant vide, on peut bien dire que ces exiles, dans la premiere periode de la peste, furent des privilegies. Au moment meme, en effet, ou la population commencait a s’affoler, leur pensee etait tout entiere tournee vers l’etre qu’ils attendaient. Dans la detresse generale, l’egoisme de l’amour les preservait, et, s’ils pensaient a la peste, ce n’etait jamais que dans la mesure ou elle donnait a leur separation des risques d’etre eternelle. Ils apportaient ainsi au coeur meme de l’epidemie une distraction salutaire qu’on etait tente de prendre pour du sang-froid. Leur desespoir les sauvait de la panique, leur malheur avait du bon. Par exemple, s’il arrivait que l’un d’eux fut emporte par la maladie, c’etait presque toujours sans qu’il put y prendre garde. Tire de cette longue conversation interieure qu’il soutenait avec une ombre, il etait alors jete sans transition au plus epais silence de la terre. Il n’avait eu le temps de rien. Pendant que nos concitoyens essayaient de s’arranger avec ce soudain exil, la peste mettait des gardes aux portes et detournait les navires qui faisaient route vers Oran. Depuis la fermeture, pas un vehicule n’etait entre dans la ville. A partir de ce jour-la, on eut l’impression que les automobiles se mettaient a tourner en rond. Le port presentait aussi un aspect singulier, pour ceux qui le regardaient du haut des boulevards. L’animation habituelle qui en faisait l’un des premiers ports de la cote s’etait brusquement eteinte. Quelques navires maintenus en quarantaine s’y voyaient encore. Mais, sur les quais, de grandes grues desarmees, les wagonnets renverses sur le flanc, des piles solitaires de futs ou de sacs, temoignaient que le commerce, lui aussi, etait mort de la peste. Malgre ces spectacles inaccoutumes, nos concitoyens avaient apparemment du mal a comprendre ce qui leur arrivait. Il y avait les sentiments communs comme la separation ou la peur, mais on continuait aussi de mettre au premier plan les preoccupations personnelles. Personne n’avait encore accepte reellement la maladie. La plupart etaient surtout sensibles a ce qui derangeait leurs habitudes ou atteignait leurs interets. Ils en etaient agaces ou irrites et ce ne sont pas la des sentiments qu’on puisse opposer a la peste. Leur premiere reaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. La reponse du prefet en presence des critiques dont la presse se faisait l’echo (>) fut assez imprevue. Jusqu’ici, ni les journaux ni l’agence Ransdoc n’avaient recu communication officielle des statistiques de la maladie. Le prefet les communiqua, jour apres jour, a l’agence, en la priant d’en faire une annonce hebdomadaire. La encore, cependant, la reaction du public ne fut pas immediate. En effet, l’annonce que la troisieme semaine de peste avait compte trois cent deux morts ne parlait pas a l’imagination. D’une part, tous peut-etre n’etaient pas morts de la peste. Et, d’autre part, personne en ville ne savait combien, en temps ordinaire, il mourait de gens par semaine. La ville avait deux cent mille habitants. On ignorait si cette proportion de deces etait normale. C’est meme le genre de precisions dont on ne se preoccupe jamais, malgre l’interet evident qu’elles presentent. Le public manquait, en quelque sorte, de points de comparaison. Ce n’est qu’a la longue, en constatant l’augmentation des deces, que l’opinion prit conscience de la verite. La cinquieme semaine donna en effet trois cent vingt et un morts et la sixieme, trois cent quarante-cinq. Les augmentations, du moins, etaient eloquentes. Mais elles n’etaient pas assez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, au milieu de leur inquietude, l’impression qu’il s’agissait d’un accident sans doute facheux, mais apres tout temporaire. Ils continuaient ainsi de circuler dans les rues et de s’attabler a la terrasse des cafes. Dans l’ensemble, ils n’etaient pas laches, echangeaient plus de plaisanteries que de lamentations et faisaient mine d’accepter avec bonne humeur des inconvenients evidemment passagers. Les apparences etaient sauvees. Vers la fin du mois cependant, et a peu pres pendant la semaine de prieres dont il sera question plus loin, des transformations plus graves modifierent l’aspect de notre ville. Tout d’abord, le prefet prit des mesures concernant la circulation des vehicules et le ravitaillement. Le ravitaillement fut limite et l’essence rationnee. On prescrivit meme des economies d’electricite. Seuls, les produits indispensables parvinrent par la route et par l’air, a Oran. C’est ainsi qu’on vit la circulation diminuer progressivement jusqu’a devenir a peu pres nulle, des magasins de luxe fermer du jour au lendemain, d’autres garnir leurs vitrines de pancartes negatives, pendant que des files d’acheteurs stationnaient devant leurs portes. Oran prit ainsi un aspect singulier. Le nombre des pietons devint plus considerable et meme, aux heures creuses, beaucoup de gens reduits a l’inaction par la fermeture des magasins ou de certains bureaux emplissaient les rues et les cafes. Pour le moment, ils n’etaient pas encore en chomage, mais en conge. Oran donnait alors, vers trois heures de l’apres-midi par exemple, et sous un beau ciel, l’impression trompeuse d’une cite en fete dont on eut arrete la circulation et ferme les magasins pour permettre le deroulement d’une manifestation publique, et dont les habitants eussent envahi les rues pour participer aux rejouissances. Naturellement, les cinemas profitaient de ce conge general et faisaient de grosses affaires. Mais les circuits que les films accomplissaient dans le departement etaient interrompus. Au bout de deux semaines, les etablissements furent obliges d’echanger leurs programmes, et, apres quelque temps, les cinemas finirent par projeter toujours le meme film. Leurs recettes cependant ne diminuaient pas. Les cafes enfin, grace aux stocks considerables accumules dans une ville ou le commerce des vins et des alcools tient la premiere place, purent egalement alimenter leurs clients. A vrai dire, on buvait beaucoup. Un cafe ayant affiche que >, l’idee deja naturelle au public que l’alcool preservait des maladies infectieuses se fortifia dans l’opinion. Toutes les nuits, vers deux heures, un nombre assez considerable d’ivrognes expulses des cafes emplissaient les rues et s’y repandaient en propos optimistes. Mais tous ces changements, dans un sens, etaient si extraordinaires et s’etaient accomplis si rapidement qu’il n’etait pas facile de les considerer comme normaux et durables. Le resultat est que nous continuions a mettre au premier plan nos sentiments personnels. En sortant de l’hopital, deux jours apres la fermeture des portes, le docteur Rieux rencontra Cottard qui leva vers lui le visage meme de la satisfaction. Rieux le felicita de sa mine. — Oui, ca va tout a fait bien, dit le petit homme. Dites-moi, docteur, cette sacree peste, hein! ca commence a devenir serieux. Le docteur le reconnut. Et l’autre constata avec une sorte d’enjouement : — Il n’y a pas de raison qu’elle s’arrete maintenant. Tout va etre sens dessus dessous. Ils marcherent un moment ensemble. Cottard racontait qu’un gros epicier de son quartier avait stocke des produits alimentaires pour les vendre au prix fort et qu’on avait decouvert des boites de conserve sous son lit, quand on etait venu le chercher pour l’emmener a l’hopital. > Cottard etait ainsi plein d’histoires, vraies ou fausses, sur l’epidemie. On disait, par exemple, que dans le centre, un matin, un homme presentant les signes de la peste, et dans le delire de la maladie, s’etait precipite au-dehors, jete sur la premiere femme rencontree et l’avait etreinte en criant qu’il avait la peste. — Bon! remarquait Cottard, sur un ton aimable qui n’allait pas avec son affirmation, nous allons tous devenir fous, c’est sur. De meme, l’apres-midi du meme jour, Joseph Grand avait fini par faire des confidences personnelles au docteur Rieux. Il avait apercu la photographie de Mme Rieux sur le bureau et avait regarde le docteur. Rieux repondit que sa femme se soignait hors de la ville. > Le docteur repondit que c’etait une chance sans doute et qu’il fallait esperer seulement que sa femme guerit. — Ah ! fit Grand, je comprends. Et pour la premiere fois depuis que Rieux le connaissait, il se mit a parler d’abondance. Bien qu’il cherchat encore ses mots, il reussissait presque toujours a les trouver comme si, depuis longtemps, il avait pense a ce qu’il etait en train de dire. Il s’etait marie fort jeune avec une jeune fille pauvre de son voisinage. C’etait meme pour se marier qu’il avait interrompu ses etudes et pris un emploi. Ni Jeanne ni lui ne sortaient jamais de leur quartier. Il allait la voir chez elle, et les parents de Jeanne riaient un peu de ce pretendant silencieux et maladroit. Le pere etait cheminot. Quand il etait de repos, on le voyait toujours assis dans un coin, pres de la fenetre, pensif, regardant le mouvement de la rue, ses mains enormes a plat sur les cuisses. La mere etait toujours au menage, Jeanne l’aidait. Elle etait si menue que Grand ne pouvait la voir traverser une rue sans etre angoisse. Les vehicules lui paraissaient alors demesures. Un jour, devant une boutique de Noel, Jeanne, qui regardait la vitrine avec emerveillement, s’etait renversee vers lui en disant : > Il lui avait serre le poignet. C’est ainsi que le mariage avait ete decide. Le reste de l’histoire, selon Grand, etait tres simple. Il en est ainsi pour tout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu’on en oublie d’aimer. Jeanne aussi travaillait, puisque les promesses du chef de bureau n’avaient pas ete tenues. Ici, il fallait un peu d’imagination pour comprendre ce que voulait dire Grand. La fatigue aidant, il s’etait laisse aller, il s’etait tu de plus en plus et il n’avait pas soutenu sa jeune femme dans l’idee qu’elle etait aimee. Un homme qui travaille, la pauvrete, l’avenir lentement ferme, le silence des soirs autour de la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers. Probablement, Jeanne avait souffert. Elle etait restee cependant : il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir. Les annees avaient passe. Plus tard, elle etait partie. Bien entendu, elle n’etait pas partie seule. > C’est, en gros, ce qu’elle lui avait ecrit. Joseph Grand a son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer, comme le lui fit remarquer Rieux. Mais voila, il n’avait pas la foi. Simplement, il pensait toujours a elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est lui ecrire une lettre pour se justifier. > Grand se mouchait dans une sorte de serviette a carreaux. Puis il s’essuyait les moustaches. Rieux le regardait. — Excusez-moi, docteur, dit le vieux, mais, comment dire?… J’ai confiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ca me donne de l’emotion. Visiblement, Grand etait a mille lieues de la peste. Le soir, Rieux telegraphiait a sa femme que la ville etait fermee, qu’il allait bien, qu’elle devait continuer de veiller sur elle-meme et qu’il pensait a elle. Trois semaines apres la fermeture des portes, Rieux trouva, a la sortie de l’hopital, un jeune homme qui l’attendait. — Je suppose, lui dit ce dernier, que vous me reconnaissez. Rieux croyait le connaitre, mais il hesitait. — Je suis venu avant ces evenements, dit l’autre, vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelle Raymond Rambert. — Ah ! oui, dit Rieux. Eh bien, vous avez maintenant un beau sujet de reportage. L’autre paraissait nerveux. Il dit que ce n’etait pas cela et qu’il venait demander une aide au docteur Rieux. — Je m’en excuse, ajouta-t-il, mais je ne connais personne dans cette ville et le correspondant de mon journal a le malheur d’etre imbecile. Rieux lui proposa de marcher jusqu’a un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres a donner. Ils descendirent les ruelles du quartier negre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois a cette heure-la, paraissait curieusement solitaire. Quelques sonneries de clairon dans le ciel encore dore temoignaient seulement que les militaires se donnaient l’air de faire leur metier. Pendant ce temps, le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocre et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, tres agite. Il avait laisse sa femme a Paris. A vrai dire, ce n’etait pas sa femme, mais c’etait la meme chose. Il lui avait telegraphie des la fermeture de la ville. Il avait d’abord pense qu’il s’agissait d’un evenement provisoire et il avait seulement cherche a correspondre avec elle. Ses confreres d’Oran lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien, la poste l’avait renvoye, une secretaire de la prefecture lui avait ri au nez. Il avait fini, apres une attente de deux heures dans une file, par faire accepter un telegramme ou il avait inscrit : > Mais le matin, en se levant, l’idee lui etait venue brusquement qu’apres tout, il ne savait pas combien de temps cela pouvait durer. Il avait decide de partir. Comme il etait recommande (dans son metier, on a des facilites), il avait pu toucher le directeur du cabinet prefectoral et lui avait dit qu’il n’avait pas de rapport avec Oran, que ce n’etait pas son affaire d’y rester, qu’il se trouvait la par accident et qu’il etait juste qu’on lui permit de s’en aller, meme si, une fois dehors, on devait lui faire subir une quarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait tres bien, mais qu’on ne pouvait pas faire d’exception, qu’il allait voir, mais qu’en somme la situation etait grave et que l’on ne pouvait rien decider. — Mais enfin, avait dit Rambert, je suis etranger a cette ville. — Sans doute, mais apres tout, esperons que l’epidemie ne durera pas. Pour finir, il avait essaye de consoler Rambert en lui faisant remarquer qu’il pouvait trouver a Oran la matiere d’un reportage interessant et qu’il n’etait pas d’evenement, tout bien considere, qui n’eut son bon cote. Rambert haussait les epaules. On arrivait au centre de la ville : — C’est stupide, docteur, vous comprenez. Je n’ai pas ete mis au monde pour faire des reportages. Mais peut-etre ai-je ete mis au monde pour vivre avec une femme. Cela n’est-il pas dans l’ordre ? Rieux dit qu’en tout cas cela paraissait raisonnable. Sur les boulevards du centre, ce n’etait pas la foule ordinaire. Quelques passants se hataient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait. Rieux pensa que c’etait le resultat de l’annonce Ransdoc qui se faisait ce jour-la. Au bout de vingt-quatre heures, nos concitoyens recommencaient a esperer. Mais le jour meme, les chiffres etaient encore trop frais dans les memoires. — C’est que, dit Rambert sans crier gare, elle et moi nous sommes rencontres depuis peu et nous nous entendons bien. Rieux ne disait rien. — Mais je vous ennuie, reprit Rambert. Je voulais simplement vous demander si vous ne pouvez pas me faire un certificat ou il serait affirme que je n’ai pas cette sacree maladie. Je crois que cela pourrait me servir. Rieux approuva de la tete, il recut un petit garcon qui se jetait dans ses jambes et le remit doucement sur ses pieds. Ils repartirent et arriverent sur la place d’Armes. Les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussiere, autour d’une statue de la Republique, poudreuse et sale. Ils s’arreterent sous le monument. Rieux frappa contre le sol, l’un apres l’autre, ses pieds couverts d’un enduit blanchatre. Il regarda Rambert. Le feutre un peu en arriere, le col de chemise deboutonne sous la cravate, mal rase, le journaliste avait un air bute et boudeur. — Soyez sur que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votre raisonnement n’est pas bon. Je ne peux pas vous faire ce certificat parce qu’en fait, j’ignore si vous avez ou non cette maladie et parce que, meme dans ce cas, je ne puis pas certifier qu’entre la seconde ou vous sortirez de mon bureau et celle ou vous entrerez a la prefecture, vous ne serez pas infecte. Et puis meme… — Et puis meme ? dit Rambert. — Et puis, meme si je vous donnais ce certificat, il ne vous servirait de rien. — Pourquoi? — Parce qu’il y a dans cette ville des milliers d’hommes dans votre cas et qu’on ne peut cependant pas les laisser sortir. — Mais s’ils n’ont pas la peste eux-memes ? — Ce n’est pas une raison suffisante. Cette histoire est stupide, je sais bien, mais elle nous concerne tous. Il faut la prendre comme elle est. — Mais je ne suis pas d’ici ! — A partir de maintenant, helas! vous serez d’ici comme tout le monde. L’autre s’animait : — C’est une question d’humanite, je vous le jure. Peut-etre ne vous rendez-vous pas compte de ce que signifie une separation comme celle-ci pour deux personnes qui s’entendent bien. Rieux ne repondit pas tout de suite. Puis il dit qu’il croyait qu’il s’en rendait compte. De toutes ses forces, il desirait que Rambert retrouvat sa femme et que tous ceux qui s’aimaient fussent reunis, mais il y avait des arretes et des lois, il y avait la peste, son role a lui etait de faire ce qu’il fallait. — Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous etes dans l’abstraction. Le docteur leva les yeux sur la Republique et dit qu’il ne savait pas s’il parlait le langage de la raison, mais il parlait le langage de l’evidence et ce n’etait pas forcement la meme chose. Le journaliste rajustait sa cravate : — Alors, cela signifie qu’il faut que je me debrouille autrement? Mais, reprit-il avec une sorte de defi, je quitterai cette ville. Le docteur dit qu’il le comprenait encore, mais que cela ne le regardait pas. — Si, cela vous regarde, fit Rambert avec un eclat soudain. Je suis venu vers vous parce qu’on m’a dit que vous aviez eu une grande part dans les decisions prises. J’ai pense alors que, pour un cas au moins, vous pourriez defaire ce que vous aviez contribue a faire. Mais cela vous est egal. Vous n’avez pense a personne. Vous n’avez pas tenu compte de ceux qui etaient separes. Rieux reconnut que, dans un sens, cela etait vrai, il n’avait pas voulu en tenir compte. — Ah ! Je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun. — Allons, dit le docteur qui semblait sortir d’une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous facher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j’en serai profondement heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m’interdit. L’autre secoua la tete avec impatience. — Oui, j’ai tort de me facher. Et je vous ai pris assez de temps comme cela. Rieux lui demanda de le tenir au courant de ses demarches et de ne pas lui garder rancune. Il y avait surement un plan sur lequel ils pouvaient se rencontrer. Rambert parut soudain perplexe : — Je le crois, dit-il, apres un silence, oui, je le crois malgre moi et malgre tout ce que vous m’avez dit. Il hesita : — Mais je ne puis pas vous approuver. Il baissa son feutre sur le front et partit d’un pas rapide. Rieux le vit entrer dans l’hotel ou habitait Jean Tarrou. Apres un moment, le docteur secoua la tete. Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur. Mais avait-il raison quand il l’accusait? > Etait-ce vraiment l’abstraction que ces journees passees dans son hopital ou la peste mettait les bouchees doubles, portant a cinq cents le nombre moyen des victimes par semaine? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irrealite. Mais quand l’abstraction se met a vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction. Et Rieux savait seulement que ce n’etait pas le plus facile. Ce n’etait pas facile, par exemple, de diriger cet hopital auxiliaire (il y en avait maintenant trois) dont il etait charge. Il avait fait amenager dans une piece, donnant sur la salle de consultations, une chambre de reception. Le sol creuse formait un lac d’eau cresylee au centre duquel se trouvait un ilot de briques. Le malade etait transporte sur son ile, deshabille rapidement et ses vetements tombaient dans l’eau. Lave, seche, recouvert de la chemise rugueuse de l’hopital, il passait aux mains de Rieux, puis on le transportait dans l’une des salles. On avait ete oblige d’utiliser les preaux d’une ecole qui contenait maintenant, et en tout, cinq cents lits dont la presque totalite etait occupee. Apres la reception du matin qu’il dirigeait lui-meme, les malades vaccines, les bubons incises, Rieux verifiait encore les statistiques, et retournait a ses consultations de l’apres-midi. Dans la soiree enfin, il faisait ses visites et rentrait tard dans la nuit. La nuit precedente, sa mere avait remarque, en lui tendant un telegramme de Mme Rieux jeune, que les mains du docteur tremblaient. — Oui, disait-il, mais en perseverant, je serai moins nerveux. Il etait vigoureux et resistant. En fait, il n’etait pas encore fatigue. Mais ses visites, par exemple, lui devenaient insupportables. Diagnostiquer la fievre epidemique revenait a faire enlever rapidement le malade. Alors commencaient l’abstraction et la difficulte en effet, car la famille du malade savait qu’elle ne verrait plus ce dernier que gueri ou mort. > disait Mme Loret, la mere de la femme de chambre qui travaillait a l’hotel de Tarrou. Que signifiait cela? Bien entendu, il avait pitie. Mais cela ne faisait avancer personne. Il fallait telephoner. Bientot le timbre de l’ambulance resonnait. Les voisins, au debut, ouvraient leurs fenetres et regardaient. Plus tard, ils les fermaient avec precipitation. Alors commencaient les luttes, les larmes, la persuasion, l’abstraction en somme. Dans ces appartements surchauffes par la fievre et l’angoisse, des scenes de folie se deroulaient. Mais le malade etait emmene. Rieux pouvait partir. Les premieres fois, il s’etait borne a telephoner et a courir vers d’autres malades, sans attendre l’ambulance. Mais les parents avaient alors ferme leur porte, preferant le tete-a-tete avec la peste a une separation dont ils connaissaient maintenant l’issue. Cris, injonctions, interventions de la police, et, plus tard, de la force armee, le malade etait pris d’assaut. Pendant les premieres semaines, Rieux avait ete oblige de rester jusqu’a l’arrivee de l’ambulance. Ensuite, quand chaque medecin fut accompagne dans ses tournees par un inspecteur volontaire, Rieux put courir d’un malade a l’autre. Mais dans les commencements, tous les soirs furent comme ce soir ou, entre chez Mme Loret, dans un petit appartement decore d’eventails et de fleurs artificielles, il fut recu par la mere qui lui dit avec un sourire mal dessine : — J’espere bien que ce n’est pas la fievre dont tout le monde parle. Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les taches rouges sur le ventre et les cuisses, l’enflure des ganglions. La mere regardait entre les jambes de sa fille et criait, sans pouvoir se dominer. Tous les soirs des meres hurlaient ainsi, avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s’agrippaient a ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se precipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulance declenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait esperer rien d’autre qu’une longue suite de scenes pareilles, indefiniment renouvelees. Oui, la peste, comme l’abstraction, etait monotone. Une seule chose peut-etre changeait et c’etait Rieux lui-meme. Il le sentait ce soir-la, au pied du monument a la Republique, conscient seulement de la difficile indifference qui commencait a l’emplir, regardant toujours la porte d’hotel ou Rambert avait disparu. Au bout de ces semaines harassantes, apres tous ces crepuscules ou la ville se deversait dans les rues pour y tourner en rond, Rieux comprenait qu’il n’avait plus a se defendre contre la pitie. On se fatigue de la pitie quand la pitie est inutile. Et dans la sensation de ce coeur ferme lentement sur lui-meme, le docteur trouvait le seul soulagement de ces journees ecrasantes. Il savait que sa tache en serait facilitee. C’est pourquoi il s’en rejouissait. Lorsque sa mere, le recevant a deux heures du matin, s’affligeait du regard vide qu’il posait sur elle, elle deplorait precisement le seul adoucissement que Rieux put alors recevoir. Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler. Mais comment cela pouvait-il etre sensible a Rambert? L’abstraction pour Rambert etait tout ce qui s’opposait a son bonheur. Et a la verite, Rieux savait que le journaliste avait raison, dans un certain sens. Mais il savait aussi qu’il arrive que l’abstraction se montre plus forte que le bonheur et qu’il faut alors, et seulement, en tenir compte. C’est ce qui devait arriver a Rambert et le docteur put l’apprendre dans le detail par des confidences que Rambert lui fit ulterieurement. Il put ainsi suivre, et sur un nouveau plan, cette espece de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cite pendant cette longue periode. Mais la ou les uns voyaient l’abstraction, d’autres voyaient la verite. La fin du premier mois de peste fut assombrie en effet par une recrudescence marquee de l’epidemie et un preche vehement du pere Paneloux, le Jesuite qui avait assiste le vieux Michel au debut de sa maladie. Le pere Paneloux s’etait deja distingue par des collaborations frequentes au bulletin de la Societe geographique d’Oran, ou ses reconstitutions epigraphiques faisaient autorite. Mais il avait gagne une audience plus etendue que celle d’un specialiste en faisant une serie de conferences sur l’individualisme moderne. Il s’y etait fait le defenseur chaleureux d’un christianisme exigeant, egalement eloigne du libertinage moderne et de l’obscurantisme des siecles passes. A cette occasion, il n’avait pas marchande de dures verites a son auditoire. De la, sa reputation. Or, vers la fin de ce mois, les autorites ecclesiastiques de notre ville deciderent de lutter contre la peste par leurs propres moyens, en organisant une semaine de prieres collectives. Ces manifestations de la piete publique devaient se terminer le dimanche par une messe solennelle placee sous l’invocation de saint Roch, le saint pestifere. A cette occasion, on avait demande au pere Paneloux de prendre la parole. Depuis une quinzaine de jours, celui-ci s’etait arrache a ses travaux sur saint Augustin et l’Eglise africaine qui lui avaient conquis une place a part dans son ordre. D’une nature fougueuse et passionnee, il avait accepte avec resolution la mission dont on le chargeait. Longtemps avant ce preche, on en parlait deja en ville et il marqua, a sa maniere, une date importante dans l’histoire de cette periode. La semaine fut suivie par un nombreux public. Ce n’est pas qu’en temps ordinaire les habitants d’Oran soient particulierement pieux. Le dimanche matin, par exemple, les bains de mer font une concurrence serieuse a la messe. Ce n’etait pas non plus qu’une subite conversion les eut illumines. Mais, d’une part, la ville fermee et le port interdit, les bains n’etaient plus possibles, et, d’autre part, ils se trouvaient dans un etat d’esprit bien particulier ou, sans avoir admis au fond d’eux-memes les evenements surprenants qui les frappaient, ils sentaient bien, evidemment, que quelque chose etait change. Beaucoup cependant esperaient toujours que l’epidemie allait s’arreter et qu’ils seraient epargnes avec leur famille. En consequence, ils ne se sentaient encore obliges a rien. La peste n’etait pour eux qu’une visiteuse desagreable qui devait partir un jour puisqu’elle etait venue. Effrayes, mais non desesperes, le moment n’etait pas encore arrive ou la peste leur apparaitrait comme la forme meme de leur vie et ou ils oublieraient l’existence que, jusqu’a elle, ils avaient pu mener. En somme, ils etaient dans l’attente. A l’egard de la religion, comme de beaucoup d’autres problemes, la peste leur avait donne une tournure d’esprit singuliere, aussi eloignee de l’indifference que de la passion et qu’on pouvait assez bien definir par le mot >. La plupart de ceux qui suivirent la semaine de prieres auraient fait leur, par exemple, le propos qu’un des fideles devait tenir devant le docteur Rieux : > Tarrou lui-meme, apres avoir note dans ses carnets que les Chinois, en pareil cas, vont jouer du tambourin devant le genie de la peste, remarquait qu’il etait absolument impossible de savoir si, en realite, le tambourin se montrait plus efficace que les mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que, pour trancher la question, il eut fallu etre renseigne sur l’existence d’un genie de la peste et que notre ignorance sur ce point sterilisait toutes les opinions qu’on pouvait avoir. La cathedrale de notre ville, en tout cas, fut a peu pres remplie par les fideles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoup d’habitants restaient encore dans les jardins de palmiers et de grenadiers qui s’etendent devant le porche, pour ecouter la maree d’invocations et de prieres qui refluaient jusque dans les rues. Peu a peu, l’exemple aidant, les memes auditeurs se deciderent a entrer et a meler une voix timide aux repons de l’assistance. Et le dimanche, un peuple considerable envahit la nef, debordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis la veille, le ciel s’etait assombri, la pluie tombait a verse. Ceux qui se tenaient dehors avaient ouvert leurs parapluies. Une odeur d’encens et d’etoffes mouillees flottait dans la cathedrale quand le pere Paneloux monta en chaire. Il etait de taille moyenne, mais trapu. Quand il s’appuya sur le rebord de la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de lui qu’une forme epaisse et noire surmontee des deux taches de ses joues, rubicondes sous les lunettes d’acier. Il avait une voix forte, passionnee, qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance d’une seule phrase vehemente et martelee : >, un remous parcourut l’assistance jusqu’au parvis. Logiquement, ce qui suivit ne semblait pas se raccorder a cet exorde pathetique. Ce fut la suite du discours qui fit seulement comprendre a nos concitoyens que, par un procede oratoire habile, le pere avait donne en une seule fois, comme on assene un coup, le theme de son preche entier. Paneloux, tout de suite apres cette phrase, en effet, cita le texte de l’Exode relatif a la peste en Egypte et dit : > La pluie redoublait au-dehors et cette derniere phrase, prononcee au milieu d’un silence absolu, rendu plus profond encore par le crepitement de l’averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que quelques auditeurs, apres une seconde d’hesitation, se laisserent glisser de leur chaise sur le prie-Dieu. D’autres crurent qu’il fallait suivre leur exemple si bien que, de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement de quelques chaises, tout l’auditoire se trouva bientot a genoux. Paneloux se redressa alors, respira profondement et reprit sur un ton de plus en plus accentue : Trop longtemps, ce monde a compose avec le mal, trop longtemps, il s’est repose sur la misericorde divine. Il suffisait du repentir, tout etait permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on l’eprouverait assurement. D’ici la, le plus facile etait de se laisser aller, la misericorde divine ferait le reste. Eh bien, cela ne pouvait durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penche sur les hommes de cette ville son visage de pitie, lasse d’attendre, decu dans son eternel espoir, vient de detourner son regard. Prives de la lumiere de Dieu, nous voici pour longtemps dans les tenebres de la peste ! >> Dans la salle quelqu’un s’ebroua, comme un cheval impatient. Apres une courte pause, le pere reprit, sur un ton plus bas : > Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis, comme s’il montrait quelque chose derriere le rideau mouvant de la pluie : > Ici, le pere reprit avec plus d’ampleur encore l’image pathetique du fleau. Il evoqua l’immense piece de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantee, eparpillant enfin le sang et la douleur humaine >. Au bout de sa longue periode, le pere Paneloux s’arreta, les cheveux sur le front, le corps agite d’un tremblement que ses mains communiquaient a la chaire et reprit, plus sourdement, mais sur un ton accusateur : Vous avez cru qu’il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour etre libres de vos journees. Vous avez pense que quelques genuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle. Mais Dieu n’est pas tiede. Ces rapports espaces ne suffisaient pas a sa devorante tendresse. Il voulait vous voir plus longtemps, c’est sa maniere de vous aimer et, a vrai dire, c’est la seule maniere d’aimer. Voila pourquoi, fatigue d’attendre votre venue, il a laisse le fleau vous visiter comme il a visite toutes les villes du peche depuis que les hommes ont une histoire. Vous savez maintenant ce qu’est le peche, comme l’ont su Cain et ses fils, ceux d’avant le deluge, ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et aussi tous les maudits. Et comme tous ceux-la l’ont fait, c’est un regard neuf que vous portez sur les etres et sur les choses, depuis le jour ou cette ville a referme ses murs autour de vous et du fleau. Vous savez maintenant, et enfin, qu’il faut venir a l’essentiel. >> Un vent humide s’engouffrait a present sous la nef et les flammes des cierges se courberent en gresillant. Une odeur epaisse de cire, des toux, un eternuement monterent vers le pere Paneloux qui, revenant sur son expose avec une subtilite qui fut tres appreciee, reprit d’une voix calme : > On sentait que Paneloux avait fini. Au-dehors, la pluie avait cesse. Un ciel mele d’eau et de soleil deversait sur la place une lumiere plus jeune. De la rue montaient des bruits de voix, des glissements de vehicules, tout le langage d’une ville qui s’eveille. Les auditeurs reunissaient discretement leurs affaires dans un remue-menage assourdi. Le pere reprit cependant la parole et dit qu’apres avoir montre l’Origine divine de la peste et le caractere punitif de ce fleau, il en avait termine et qu’il ne ferait pas appel pour sa conclusion a une eloquence qui serait deplacee, touchant une matiere si tragique. Il lui semblait que tout devait etre clair a tous. Il rappela seulement qu’a l’occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu Marais s’etait plaint d’etre plonge dans l’enfer, a vivre ainsi sans secours et sans esperance. Eh bien ! Mathieu Marais etait aveugle ! Jamais plus qu’aujourd’hui, au contraire, le pere Paneloux n’avait senti le secours divin et l’esperance chretienne qui etaient offerts a tous. Il esperait contre tout espoir que, malgre l’horreur de ces journees et les cris des agonisants, nos concitoyens adresseraient au ciel la seule parole qui fut chretienne et qui etait d’amour. Dieu ferait le reste. Ce preche eut-il de l’effet sur nos concitoyens, il est difficile de le dire. M. Othon, le juge d’instruction, declara au docteur Rieux qu’il avait trouve l’expose du pere Paneloux >. Mais tout le monde n’avait pas d’opinion aussi categorique. Simplement, le preche rendit plus sensible a certains l’idee, vague jusque-la, qu’ils etaient condamnes, pour un crime inconnu, a un emprisonnement inimaginable. Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s’adaptaient a la claustration, pour d’autres, au contraire, leur seule idee fut des lors de s’evader de cette prison. Les gens avaient d’abord accepte d’etre coupes de l’exterieur comme ils auraient accepte n’importe quel ennui temporaire qui ne derangerait que quelques-unes de leurs habitudes. Mais, soudain conscients d’une sorte de sequestration, sous le couvercle du ciel ou l’ete commencait de gresiller, ils sentaient confusement que cette reclusion menacait toute leur vie et, le soir venu, l’energie qu’ils retrouvaient avec la fraicheur les jetait parfois a des actes desesperes. Tout d’abord, et que ce soit ou non par l’effet d’une coincidence, c’est a partir de ce dimanche qu’il y eut dans notre ville une sorte de peur assez generale et assez profonde pour qu’on put soupconner que nos concitoyens commencaient vraiment a prendre conscience de leur situation. De ce point de vue, le climat ou nous vivions dans notre ville fut un peu modifie. Mais, en verite, le changement etait-il dans le climat ou dans les coeurs, voila la question. Peu de jours apres le preche, Rieux qui commentait cet evenement avec Grand, en se dirigeant vers les faubourgs, heurta dans la nuit un homme qui se dandinait devant eux, sans essayer d’avancer. A ce meme moment, les lampadaires de notre ville, qu’on allumait de plus en plus tard, resplendirent brusquement. La haute lampe placee derriere les promeneurs eclaira subitement l’homme qui riait sans bruit, les yeux fermes. Sur son visage blanchatre, distendu par une hilarite muette, la sueur coulait a grosses gouttes. Ils passerent. — C’est un fou, dit Grand. Rieux, qui venait de lui prendre le bras pour l’entrainer, sentit que l’employe tremblait d’enervement. — Il n’y aura bientot plus que des fous dans nos murs, fit Rieux. La fatigue aidant, il se sentait la gorge seche. — Buvons quelque chose. Dans le petit cafe ou ils entrerent, et qui etait eclaire par une seule lampe au-dessus du comptoir, les gens parlaient a voix basse, sans raison apparente, dans l’air epais et rougeatre. Au comptoir, Grand, a la surprise du docteur, commanda un alcool qu’il but d’un trait et dont il declara qu’il etait fort. Puis il voulut sortir. Au-dehors, il semblait a Rieux que la nuit etait pleine de gemissements. Quelque part dans le ciel noir, au-dessus des lampadaires, un sifflement sourd lui rappela l’invisible fleau qui brassait inlassablement l’air chaud. — Heureusement, heureusement, disait Grand. Rieux se demandait ce qu’il voulait dire. — Heureusement, disait l’autre, j’ai mon travail. — Oui, dit Rieux, c’est un avantage. Et, decide a ne pas ecouter le sifflement, il demanda a Grand s’il etait content de ce travail. — Eh bien, je crois que je suis dans la bonne voie. — Vous en avez encore pour longtemps ? Grand parut s’animer, la chaleur de l’alcool passa dans sa voix. — Je ne sais pas. Mais la question n’est pas la, docteur, ce n’est pas la question, non. Dans l’obscurite, Rieux devinait qu’il agitait ses bras. Il semblait preparer quelque chose qui vint brusquement, avec volubilite : — Ce que je veux, voyez-vous, docteur, c’est que le jour ou le manuscrit arrivera chez l’editeur, celui-ci se leve apres l’avoir lu et dise a ses collaborateurs : > Cette brusque declaration surprit Rieux. Il lui sembla que son compagnon faisait le geste de se decouvrir, portant la main a sa tete, et ramenant son bras a l’horizontale. La-haut, le bizarre sifflement semblait reprendre avec plus de force. — Oui, disait Grand, il faut que ce soit parfait. Quoique peu averti des usages de la litterature, Rieux avait cependant l’impression que les choses ne devaient pas se passer aussi simplement et que, par exemple, les editeurs, dans leurs bureaux, devaient etre nu-tete. Mais, en fait, on ne savait jamais, et Rieux prefera se taire. Malgre lui, il pretait l’oreille aux rumeurs mysterieuses de la peste. On approchait du quartier de Grand et comme il etait un peu sureleve, une legere brise les rafraichissait qui nettoyait en meme temps la ville de tous ses bruits. Grand continuait cependant de parler et Rieux ne saisissait pas tout ce que disait le bonhomme. Il comprit seulement que l’oeuvre en question avait deja beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener a la perfection lui etait tres douloureuse. > Ici, Grand s’arreta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trebuchant de sa bouche mal garnie. — Comprenez bien, docteur. A la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est deja plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulte grandit avec puis et ensuite. Mais assurement, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas. — Oui, dit Rieux, je comprends. Et il se remit en route. L’autre parut confus, vint a nouveau a sa hauteur. — Excusez-moi, bredouilla-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir ! Rieux lui frappa doucement sur l’epaule et lui dit qu’il desirait l’aider et que son histoire l’interessait beaucoup. Grand parut un peu rasserene et, arrive devant la maison, apres avoir hesite, offrit au docteur de monter un moment. Rieux accepta. Dans la salle a manger, Grand l’invita a s’asseoir devant une table pleine de papiers couverts de ratures sur une ecriture microscopique. — Oui, c’est ca, dit Grand au docteur qui l’interrogeait du regard. Mais voulez-vous boire quelque chose ? J’ai un peu de vin. Rieux refusa. Il regardait les feuilles de papier. — Ne regardez pas, dit Grand. C’est ma premiere phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal. Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attiree par l’une d’elles qu’il eleva en transparence devant l’ampoule electrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employe etait moite. — Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi. L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude. — Oui, dit-il je crois que j’en ai envie. Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux ecoutait en meme temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait repondre aux sifflements du fleau. Il avait, a ce moment precis, une perception extraordinairement aigue de cette ville qui s’etendait a ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle etouffait dans la nuit. La voix de Grand s’eleva sourdement : > Le silence revint et, avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait pose la feuille et continuait a la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux : — Qu’en pensez-vous ? Rieux repondit que ce debut le rendait curieux de connaitre la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’etait pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main. — Ce n’est la qu’une approximation. Quand je serai arrive a rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure meme de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, des le debut, qu’il sera possible de dire : > Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais a livrer cette phrase telle quelle a un imprimeur. Car, malgre le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout a fait encore a la realite et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilite de ton qui l’apparentait de loin, mais qui l’apparentait tout de meme, a un cliche. C’etait, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous les fenetres. Rieux se leva. — Vous verrez ce que j’en ferai, disait Grand, et, tourne vers la fenetre, il ajouta : > Mais les bruits de pas precipites reprenaient. Rieux descendait deja et deux hommes passerent devant lui quand il fut dans la rue. Apparemment, ils allaient vers les portes de la ville. Certains de nos concitoyens en effet, perdant la tete entre la chaleur et la peste, s’etaient deja laisses aller a la violence et avaient essaye de tromper la vigilance des barrages pour fuir hors de la ville. D’autres, comme Rambert, essayaient aussi de fuir cette atmosphere de panique naissante, mais avec plus d’obstination et d’adresse, sinon plus de succes. Rambert avait d’abord continue ses demarches officielles. Selon ce qu’il disait, il avait toujours pense que l’obstination finit par triompher de tout et, d’un certain point de vue, c’etait son metier d’etre debrouillard. Il avait donc visite une grande quantite de fonctionnaires et de gens dont on ne discutait pas ordinairement la competence. Mais, en l’espece, cette competence ne leur servait a rien. C’etaient, la plupart du temps, des hommes qui avaient des idees precises et bien classees sur tout ce qui concerne la banque, ou l’exportation, ou les agrumes, ou encore le commerce des vins ; qui possedaient d’indiscutables connaissances dans des problemes de contentieux ou d’assurances, sans compter des diplomes solides et une bonne volonte evidente. Et meme, ce qu’il y avait de plus frappant chez tous, c’etait la bonne volonte. Mais en matiere de peste, leurs connaissances etaient a peu pres nulles. Devant chacun d’eux cependant, et chaque fois que cela avait ete possible, Rambert avait plaide sa cause. Le fond de son argumentation consistait toujours a dire qu’il etait etranger a notre ville et que, par consequent, son cas devait etre specialement examine. En general, les interlocuteurs du journaliste admettaient volontiers ce point. Mais ils lui representaient ordinairement que c’etait aussi le cas d’un certain nombre de gens et que, par consequent, son affaire n’etait pas aussi particuliere qu’il l’imaginait. A quoi Rambert pouvait repondre que cela ne changeait rien au fond de son argumentation, on lui repondait que cela changeait quelque chose aux difficultes administratives qui s’opposaient a toute mesure de faveur risquant de creer ce que l’on appelait, avec une expression de grande repugnance, un precedent. Selon la classification que Rambert proposa au docteur Rieux, ce genre de raisonneurs constituait la categorie des formalistes. A cote d’eux, on pouvait encore trouver les bien-parlants, qui assuraient le demandeur que rien de tout cela ne pouvait durer et qui, prodigues de bons conseils quand on leur demandait des decisions, consolaient Rambert en decidant qu’il s’agissait seulement d’un ennui momentane. Il y avait aussi les importants, qui priaient leur visiteur de laisser une note resumant son cas et qui l’informaient qu’ils statueraient sur ce cas ; les futiles, qui lui proposaient des bons de logement ou des adresses de pensions economiques; les methodiques, qui faisaient remplir une fiche et la classaient ensuite ; les debordes, qui levaient les bras, et les importunes, qui detournaient les yeux ; il y avait enfin les traditionnels, de beaucoup les plus nombreux, qui indiquaient a Rambert un autre bureau ou une nouvelle demarche a faire. Le journaliste s’etait ainsi epuise en visites et il avait pris une idee juste de ce que pouvait etre une mairie ou une prefecture, a force d’attendre sur une banquette de moleskine devant de grandes affiches invitant a souscrire a des bons du Tresor, exempts d’impots, ou a s’engager dans l’armee coloniale, a force d’entrer dans des bureaux ou les visages se laissaient aussi facilement prevoir que le classeur a tirettes et les etageres de dossiers. L’avantage, comme le disait Rambert a Rieux, avec une nuance d’amertume, c’est que tout cela lui masquait la veritable situation. Les progres de la peste lui echappaient pratiquement. Sans compter que les jours passaient ainsi plus vite et, dans la situation ou se trouvait la ville entiere, on pouvait dire que chaque jour passe rapprochait chaque homme, a condition qu’il ne mourut pas, de la fin de ses epreuves. Rieux dut reconnaitre que ce point etait vrai, mais qu’il s’agissait cependant d’une verite un peu trop generale. A un moment donne, Rambert concut de l’espoir. Il avait t recu de la prefecture un bulletin de renseignements, en blanc, qu’on le priait de remplir exactement. Le bulletin s’inquietait de son identite, sa situation de famille, ses ressources, anciennes et actuelles, et de ce qu’on appelait son curriculum vitae. Il eut l’impression qu’il s’agissait d’une enquete destinee a recenser les cas des personnes susceptibles d’etre renvoyees dans leur residence habituelle. Quelques renseignements confus, recueillis dans un bureau, confirmerent cette impression. Mais, apres quelques demarches precises, il parvint a retrouver le service qui avait envoye le bulletin et on lui dit alors que ces renseignements avaient ete recueillis >. — Pour le cas de quoi ? demanda Rambert. On lui precisa alors que c’etait au cas ou il tomberait malade de la peste et en mourrait, afin de pouvoir, d’une part, prevenir sa famille et, d’autre part, savoir s’il fallait imputer les frais d’hopital au budget de la ville ou si l’on pouvait en attendre le remboursement de ses proches. Evidemment, cela prouvait qu’il n’etait pas tout a fait separe de celle qui l’attendait, la societe s’occupant d’eux. Mais cela n’etait pas une consolation. Ce qui etait plus remarquable, et Rambert le remarqua en consequence, c’etait la maniere dont, au plus fort d’une catastrophe, un bureau pouvait continuer son service et prendre des initiatives d’un autre temps, souvent a l’insu des plus hautes autorites, pour la seule raison qu’il etait fait pour ce service. La periode qui suivit fut pour Rambert a la fois la plus facile et la plus difficile. C’etait une periode d’engourdissement. Il avait vu tous les bureaux, fait toutes les demarches, les issues de ce cote-la etaient pour le moment bouchees. Il errait alors de cafe en cafe. Il s’asseyait, le matin, a une terrasse, devant un verre de biere tiede, lisait un journal avec l’espoir d’y trouver quelques signes d’une fin prochaine de la maladie, regardait au visage les passants de la rue, se detournait avec degout de leur expression de tristesse et apres avoir lu, pour la centieme fois, les enseignes des magasins qui lui faisaient face, la publicite des grands aperitifs que deja on ne servait plus, il se levait et marchait au hasard dans les rues jaunes de la ville. De promenades solitaires en cafes et de cafes en restaurants, il atteignait ainsi le soir. Rieux l’apercut, un soir precisement, a la porte d’un cafe ou le journaliste hesitait a entrer. Il sembla se decider et alla s’asseoir au fond de la salle. C’etait cette heure ou dans les cafes, par ordre superieur, on retardait alors le plus possible le moment de donner la lumiere. Le crepuscule envahissait la salle comme une eau grise, le rose du ciel couchant se refletait dans les vitres, et les marbres des tables reluisaient faiblement dans l’obscurite commencante. Au milieu de la salle deserte, Rambert semblait une ombre perdue et Rieux pensa que c’etait l’heure de son abandon. Mais c’etait aussi le moment ou tous les prisonniers de cette ville sentaient le leur et il fallait faire quelque chose pour hater leur delivrance. Rieux se detourna. Rambert passait aussi de longs moments dans la gare. L’acces des quais etait interdit. Mais les salles d’attente qu’on atteignait de l’exterieur restaient ouvertes et, quelquefois, des mendiants s’y installaient aux jours de chaleur parce qu’elles etaient ombreuses et fraiches. Rambert venait y lire d’anciens horaires, les pancartes interdisant de cracher et le reglement de la police des trains. Puis, il s’asseyait dans un coin. La salle etait sombre. Un vieux poele de fonte refroidissait depuis des mois, au milieu des decalques en huit de vieux arrosages. Au mur, quelques affiches plaidaient pour une vie heureuse et libre a Bandol ou a Cannes. Rambert touchait ici cette sorte d’affreuse liberte qu’on trouve au fond du denuement. Les images qui lui etaient le plus difficiles a porter alors, du moins selon ce qu’il en disait a Rieux, etaient celles de Paris. Un paysage de vieilles pierres et d’eaux, les pigeons du Palais-Royal, la gare du Nord, les quartiers deserts du Pantheon, et quelques autres lieux d’une ville qu’il ne savait pas avoir tant aimee poursuivaient alors Rambert et l’empechaient de rien faire de precis. Rieux pensait seulement qu’il identifiait ces images a celles de son amour. Et, le jour ou Rambert lui dit qu’il aimait se reveiller a quatre heures du matin et penser a sa ville, le docteur n’eut pas de peine a traduire du fond de sa propre experience qu’il aimait imaginer alors la femme qu’il avait laissee. C’etait l’heure, en effet, ou il pouvait se saisir d’elle. A quatre heures du matin, on ne fait rien en general et l’on dort, meme si la nui t a ete une nuit de trahison. Oui, on dort a cette heure-la, et cela est rassurant puisque le grand desir d’un coeur inquiet est de posseder interminablement l’etre qu’il aime ou de pouvoir plonger cet etre, quand le temps de l’absence est venu, dans un sommeil sans reves qui ne puisse prendre fin qu’au jour de la reunion. Peu apres le preche, les chaleurs commencerent. On arrivait a la fin du mois de juin. Au lendemain des pluies tardives qui avaient marque le dimanche du preche, l’ete eclata d’un seul coup dans le ciel et au-dessus des maisons. Un grand vent brulant se leva d’abord qui souffla pendant un jour et qui dessecha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumiere inonderent la ville a longueur de journee. En dehors des rues a arcades et des appartements, il semblait qu’il n’etait pas un point de la ville qui ne fut place dans la reverberation la plus aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s’ils s’arretaient, il les frappait alors. Comme ces premieres chaleurs coinciderent avec un accroissement en fleche du nombre des victimes, qui se chiffra a pres de sept cents par semaine, une sorte d’abattement s’empara de la ville. Parmi les faubourgs, entre les rues plates et les maisons a terrasses, l’animation decrut et, dans ce quartier ou les gens vivaient toujours sur leur seuil, toutes les portes etaient fermees et les persiennes closes, sans qu’on put savoir si c’etait de la peste ou du soleil qu’on entendait ainsi se proteger. De quelques maisons, pourtant, sortaient des gemissements. Auparavant, quand cela arrivait, on voyait souvent des curieux qui se tenaient dans la rue, aux ecoutes. Mais, apres ces longues alertes, il semblait que le coeur de chacun se fut endurci et tous marchaient ou vivaient a cote des plaintes comme si elles avaient ete le langage naturel des hommes. Les bagarres aux portes, pendant lesquelles les gendarmes avaient du faire usage de leurs armes, creerent une sourde agitation. Il y avait eu surement des blesses, mais on parlait de morts en ville ou tout s’exagerait par l’effet de la chaleur et de la peur. Il est vrai, en tout cas, que le mecontentement ne cessait de grandir, que nos autorites avaient craint le pire et envisage serieusement les mesures a prendre dans le cas ou cette population, maintenue sous le fleau, se serait portee a la revolte. Les journaux publierent des decrets qui renouvelaient l’interdiction de sortir et menacaient de peines de prison les contrevenants. Des patrouilles parcoururent la ville. Souvent, dans les rues desertes et surchauffees, on voyait avancer, annonces d’abord par le bruit des sabots sur les paves, des gardes a cheval qui passaient entre des rangees de fenetres closes. La patrouille disparue, un lourd silence mefiant retombait sur la ville menacee. De loin en loin, claquaient les coups de feu des equipes speciales chargees, par une recente ordonnance, de tuer les chiens et les chats qui auraient pu communiquer des puces. Ces detonations seches contribuaient a mettre dans la ville une atmosphere d’alerte. Dans la chaleur et le silence, et pour le coeur epouvante de nos concitoyens, tout prenait d’ailleurs une importance plus grande. Les couleurs du ciel et les odeurs de la terre qui font le passage des saisons etaient, pour la premiere fois, sensibles a tous. Chacun comprenait avec effroi que les chaleurs aideraient l’epidemie, et, dans le meme temps, chacun voyait que l’ete s’installait. Le cri des martinets dans le ciel du soir devenait plus grele au-dessus de la ville. Il n’etait plus a la mesure de ces crepuscules de juin qui reculent l’horizon dans notre pays. Les fleurs sur les marches n’arrivaient plus en boutons, elles eclataient deja et, apres la vente du matin, leurs petales jonchaient les trottoirs poussiereux. On voyait clairement que le printemps s’etait extenue, qu’il s’etait prodigue dans des milliers de fleurs eclatant partout a la ronde et qu’il allait maintenant s’assoupir, s’ecraser lentement sous la double pesee de la peste et de la chaleur. Pour tous nos concitoyens, ce ciel d’ete, ces rues qui palissaient sous les teintes de la poussiere et de l’ennui, avaient le meme sens menacant que la centaine de morts dont la ville s’alourdissait chaque jour. Le soleil incessant, ces heures au gout de sommeil et de vacances, n’invitaient plus comme auparavant aux fetes de l’eau et de la chair. Elles sonnaient creux au contraire dans la ville close et silencieuse. Elles avaient perdu l’eclat cuivre des saisons heureuses. Le soleil de la peste eteignait toutes les couleurs et faisait fuir toute joie. C’etait la une des grandes revolutions de la maladie. Tous nos concitoyens accueillaient ordinairement l’ete avec allegresse. La ville s’ouvrait alors vers la mer et deversait sa jeunesse sur les plages. Cet ete-la, au contraire, la mer proche etait interdite et le corps n’avait plus droit a ses joies. Que faire dans ces conditions ? C’est encore Tarrou qui donne l’image la plus fidele de notre vie d’alors. Il suivait, bien entendu, les progres de la peste en general, notant justement qu’un tournant de l’epidemie avait ete marque par la radio lorsqu’elle n’annonca plus des centaines de deces par semaine, mais quatre-vingt-douze, cent sept et cent vingt morts par jour. > Il evoquait aussi les aspects pathetiques ou spectaculaires de l’epidemie, comme cette femme qui, dans un quartier desert, aux persiennes closes, avait brusquement ouvert une fenetre, au-dessus de lui, et pousse deux grands cris avant de rabattre les volets sur l’ombre epaisse de la chambre. Mais il notait par ailleurs que les pastilles de menthe avaient disparu des pharmacies parce que beaucoup de gens en sucaient pour se premunir contre une contagion eventuelle. Il continuait aussi d’observer ses personnages favoris. On apprenait que le petit vieux aux chats vivait, lui aussi, dans la tragedie. Un matin, en effet, des coups de feu avaient claque et, comme l’ecrivait Tarrou, quelques crachats de plomb avaient tue la plupart des chats et terrorise les autres, qui avaient quitte la rue. Le meme jour, le petit vieux etait sorti sur le balcon, a l’heure habituelle, avait marque une certaine surprise, s’etait penche, avait scrute les extremites de la rue et s’etait resigne a attendre. Sa main frappait a petits coups la grille du balcon. Il avait attendu encore, emiette un peu de papier, etait rentre, sorti de nouveau, puis, au bout d’un certain temps, il avait disparu brusquement, fermant derriere lui avec colere ses portes-fenetres. Les jours suivants, la meme scene se renouvela, mais on pouvait lire sur les traits du petit vieux une tristesse et un desarroi de plus en plus manifestes. Au bout d’une semaine, Tarrou attendit en vain l’apparition quotidienne et les fenetres resterent obstinement fermees sur un chagrin bien comprehensible. >, telle etait la conclusion des carnets. D’un autre cote, quand Tarrou rentrait le soir, il etait toujours sur de rencontrer dans le hall la figure sombre du veilleur de nuit qui se promenait de long en large. Ce dernier ne cessait de rappeler a tout venant qu’il avait prevu ce qui arrivait. A Tarrou, qui reconnaissait lui avoir entendu predire un malheur, mais qui lui rappelait son idee de tremblement de terre, le vieux gardien repondait : > Le directeur n’etait pas moins accable. Au debut, les voyageurs, empeches de quitter la ville, avaient ete maintenus a l’hotel par la fermeture de la cite. Mais peu a peu, l’epidemie se prolongeant, beaucoup avaient prefere se loger chez des amis. Et les memes raisons qui avaient rempli toutes les chambres de l’hotel les gardaient vides depuis lors, puisqu’il n’arrivait plus de nouveaux voyageurs dans notre ville. Tarrou restait un des rares locataires et le directeur ne manquait jamais une occasion de lui faire remarquer que, sans son desir d’etre agreable a ses derniers clients, il aurait ferme son etablissement depuis longtemps. Il demandait souvent a Tarrou d’evaluer la duree probable de l’epidemie : > Le directeur s’affolait : > Il etait sur d’ailleurs que les voyageurs se detourneraient longtemps encore de la ville. Cette peste etait la ruine du tourisme. Au restaurant, apres une courte absence, on vit reapparaitre M. Othon, l’homme-chouette, mais suivi seulement des deux chiens savants. Renseignements pris, la femme avait soigne et enterre sa propre mere et poursuivait en ce moment sa quarantaine. — Je n’aime pas ca, dit le directeur a Tarrou. Quarantaine ou pas, elle est suspecte, et eux aussi par consequent. Tarrou lui faisait remarquer que, de ce point de vue, tout le monde etait suspect. Mais l’autre etait categorique et avait sur la question des vues bien tranchees : — Non, monsieur, ni vous ni moi ne sommes suspects. Eux le sont. Mais M. Othon ne changeait pas pour si peu et, cette fois, la peste en etait pour ses frais. Il entrait de la meme facon dans la salle de restaurant, s’asseyait avant ses enfants et leur tenait toujours des propos distingues et hostiles. Seul, le petit garcon avait change d’aspect. Vetu de noir comme sa soeur, un peu plus tasse sur lui-meme, il semblait la petite ombre de son pere. Le veilleur de nuit, qui n’aimait pas M. Othon, avait dit a Tarrou : — Ah ! celui-la, il crevera tout habille. Comme ca, pas besoin de toilette. Il s’en ira tout droit. Le preche de Paneloux etait aussi rapporte, mais avec le commentaire suivant : > Tarrou notait enfin qu’il avait eu une longue conversation avec le docteur Rieux dont il rappelait seulement qu’elle avait eu de bons resultats, signalait a ce propos la couleur marron clair des yeux de Mme Rieux mere, affirmait bizarrement a son propos qu’un regard ou se lisait tant de bonte serait toujours plus fort que la peste, et consacrait enfin d’assez longs passages au vieil asthmatique soigne par Rieux. Il etait alle le voir, avec le docteur, apres leur entrevue. Le vieux avait accueilli Tarrou par des ricanements et des frottements de mains. Il etait au lit, adosse a son oreiller, au-dessus de ses deux marmites de pois : > Le lendemain, Tarrou etait revenu sans avertissement. Si l’on en croit ses carnets, le vieil asthmatique, mercier de son etat, avait juge a cinquante ans qu’il en avait assez fait. Il s’etait couche et ne s’etait plus releve depuis. Son asthme se conciliait pourtant avec la station debout. Une petite rente l’avait mene jusqu’aux soixante-quinze ans qu’il portait allegrement. Il ne pouvait souffrir la vue d’une montre et, en fait, il n’y en avait pas une seule dans toute sa maison. > Il evaluait le temps, et surtout l’heure des repas qui etait la seule qui lui importat, avec ses deux marmites dont l’une etait pleine de pois a son reveil. Il remplissait l’autre, pois par pois, du meme mouvement applique et regulier. Il trouvait ainsi ses reperes dans une journee mesuree a la marmite. > A en croire sa femme, d’ailleurs, il avait donne tres jeune des signes de sa vocation. Rien, en effet, ne l’avait jamais interesse, ni son travail, ni les amis, ni le cafe, ni la musique, ni les femmes, ni les promenades. Il n’etait jamais sorti de sa ville, sauf un jour ou, oblige de se rendre a Alger pour des affaires de famille, il s’etait arrete a la gare la plus proche d’Oran, incapable de pousser plus loin l’aventure. Il etait revenu chez lui par le premier train. A Tarrou qui avait eu l’air de s’etonner de la vie cloitree qu’il menait, il avait a peu pres explique que selon la religion, la premiere moitie de la vie d’un homme etait une ascension et l’autre moitie une descente, que dans la descente les journees de l’homme ne lui appartenaient plus, qu’on pouvait les lui enlever a n’importe quel moment, qu’il ne pouvait donc rien en faire et que le mieux justement etait de n’en rien faire. La contradiction, d’ailleurs, ne l’effrayait pas, car il avait dit peu apres a Tarrou que surement Dieu n’existait pas, puisque, dans le cas contraire, les cures seraient inutiles. Mais, a quelques reflexions qui suivirent, Tarrou comprit que cette philosophie tenait etroitement a l’humeur que lui donnaient les quetes frequentes de sa paroisse. Mais ce qui achevait le portrait du vieillard est un souhait qui semble profond et qu’il fit a plusieurs reprises devant son interlocuteur : il esperait mourir tres vieux. > se demandait Tarrou. Et il repondait : > Mais, en meme temps, Tarrou entreprenait la description assez minutieuse d’une journee dans la ville empestee et donnait ainsi une idee juste des occupations et de la vie de nos concitoyens pendant cet ete : > Puis il entamait sa description : Tout a l’heure, reveilles par les premiers tramways, ils se repandront dans toute la ville, tendant a bout de bras les feuilles ou eclate le mot ” Peste “. ” Y aura-t-il un automne de peste? Le professeur B… repond : Non. “” Cent vingt-quatre morts, tel est le bilan de la quatre-vingt-quatorzieme journee de peste. “ En realite, ce journal s’est borne tres rapidement a publier des annonces de nouveaux produits, infaillibles pour prevenir la peste. Aux arrets, le tramway deverse une cargaison d’hommes et de femmes, presses de s’eloigner et de se trouver seuls. Frequemment eclatent des scenes dues a la seule mauvaise humeur, qui devient chronique. Si l’epidemie s’etend, la morale s’elargira aussi. Nous reverrons les saturnales milanaises au bord des tombes. Il n’y a pas longtemps, certains restaurants affichaient : ” Ici, le couvert est ebouillante. “Mais peu a peu, ils ont renonce a toute publicite puisque les clients etaient forces de venir. Le client, d’ailleurs, depense volontiers. Les vins fins ou supposes tels, les supplements les plus chers, c’est le commencement d’une course effrenee. Il parait aussi que des scenes de panique ont eclate dans un restaurant parce qu’un client pris de malaise avait pali, s’etait leve, avait chancele et gagne tres vite la sortie. Pendant les premiers jours de la chaleur, de loin en loin, et sans qu’on sache pourquoi, les soirs etaient desertes. Mais a present, la premiere fraicheur amene une detente, sinon un espoir. Tous descendent alors dans les rues, s’etourdissent a parler, se querellent ou se convoitent et sous le ciel rouge de juillet la ville, chargee de couples et de clameurs, derive vers la nuit haletante. En vain, tous les soirs sur les boulevards, un vieillard inspire, portant feutre et lavalliere, traverse la foule en repetant sans arret : ” Dieu est grand, venez a lui “, tous se precipitent au contraire vers quelque chose qu’ils connaissent mal ou qui leur parait plus urgent que Dieu. Au debut, quand ils croyaient que c’etait une maladie comme les autres, la religion etait a sa place. Mais quand ils ont vu que c’etait serieux, ils se sont souvenus de la jouissance. Toute l’angoisse qui se peint dans la journee sur les visages se resout alors, dans le crepuscule ardent et poussiereux, en une sorte d’excitation hagarde, une liberte maladroite qui enfievre tout un peuple. > C’est Tarrou qui avait demande a Rieux l’entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir ou Rieux l’attendait, le docteur regardait justement sa mere, sagement assise dans un coin de la salle a manger, sur une chaise. Elle passait ses journees la quand les soins du menage ne l’occupaient plus. Les mains reunies sur les genoux, elle attendait. Rieux n’etait meme pas sur que ce fut lui qu’elle attendit. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mere lorsqu’il apparaissait. Tout ce qu’une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s’animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-la, elle regardait par la fenetre, dans la rue maintenant deserte. L’eclairage de nuit avait ete diminue des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe tres faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville. — Est-ce qu’on va garder l’eclairage reduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux. — Probablement. — Pourvu que ca ne dure pas jusqu’a l’hiver. Ce serait triste, alors. — Oui, dit Rieux. Il vit le regard de sa mere se poser sur son front. Il savait que l’inquietude et le surmenage des dernieres journees avaient creuse son visage. — Ca n’a pas marche, aujourd’hui? dit Mme Rieux. — Oh ! Comme d’habitude. Comme d’habitude ! C’est-a-dire que le nouveau serum envoye par Paris avait l’air d’etre moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n’avait toujours pas la possibilite d’inoculer les serums preventifs ailleurs que dans les familles deja atteintes. Il eut fallu des quantites industrielles pour en generaliser l’emploi. La plupart des bubons se refusaient a percer, comme si la saison de leur durcissement etait venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d’une nouvelle forme de l’epidemie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour meme, au cours d’une reunion, les medecins harasses, devant un prefet desoriente, avaient demande et obtenu de nouvelles mesures pour eviter la contagion qui se faisait de bouche a bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d’habitude, on ne savait toujours rien. Il regarda sa mere. Le beau regard marron fit remonter en lui des annees de tendresse. — Est-ce que tu as peur, mere ? — A mon age, on ne craint plus grand-chose. — Les journees sont bien longues et je ne suis plus jamais la. — Cela m’est egal de t’attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n’es pas la, je pense a ce que tu fais. As-tu des nouvelles ? — Oui, tout va bien, si j’en crois le dernier telegramme. Mais je sais qu’elle dit cela pour me tranquilliser. La sonnette de la porte retentit. Le docteur sourit a sa mere et alla ouvrir. Dans la penombre du palier, Tarrou avait t l’air d’un grand ours vetu de gris. Rieux fit asseoir le visiteur devant son bureau. Lui-meme restait debout derriere son fauteuil. Ils etaient separes par la seule lampe allumee de la piece, sur le bureau. — Je sais, dit Tarrou sans preambule, que je puis parler tout droit avec vous. Rieux approuva en silence. — Dans quinze jours ou un mois, vous ne serez d’aucune utilite ici, vous etes depasse par les evenements. — C’est vrai, dit Rieux. — L’organisation du service sanitaire est mauvaise. Vous manquez d’hommes et de temps. Rieux reconnut encore que c’etait la verite. — J’ai appris que la prefecture envisage une sorte de service civil pour obliger les hommes valides a participer au sauvetage general. — Vous etes bien renseigne. Mais le mecontentement est deja grand et le prefet hesite. — Pourquoi ne pas demander des volontaires ? — On l’a fait, mais les resultats ont ete maigres. — On l’a fait par la voie officielle, un peu sans y croire. Ce qui leur manque, c’est l’imagination. Ils ne sont jamais a l’echelle des fleaux. Et les remedes qu’ils imaginent sont a peine a la hauteur d’un rhume de cerveau. Si nous les laissons faire, ils periront et nous avec eux. — C’est probable, dit Rieux. Je dois dire qu’ils ont cependant pense aussi aux prisonniers, pour ce que j’appellerai les gros travaux. — J’aimerais mieux que ce fut des hommes libres. — Moi aussi. Mais pourquoi, en somme ? — J’ai horreur des condamnations a mort. Rieux regarda Tarrou : — Alors? dit-il. — Alors, j’ai un plan d’organisation pour des formations sanitaires volontaires. Autorisez-moi a m’en occuper et laissons l’administration de cote. Du reste, elle est debordee. J’ai des amis un peu partout et ils feront le premier noyau. Et naturellement, j’y participerai. — Bien entendu, dit Rieux, vous vous doutez que j’accepte avec joie. On a besoin d’etre aide, surtout dans ce metier. Je me charge de faire accepter l’idee a la prefecture. Du reste, ils n’ont pas le choix. Mais… Rieux reflechit. — Mais ce travail peut etre mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez-vous bien reflechi ? Tarrou le regardait de ses yeux gris. — Que pensez-vous du preche de Paneloux, docteur? La question etait posee naturellement et Rieux y repondit naturellement. — J’ai trop vecu dans les hopitaux pour aimer l’idee de punition collective. Mais, vous savez, les chretiens parlent quelquefois ainsi, sans le penser jamais reellement. Ils sont meilleurs qu’ils ne paraissent. — Vous pensez pourtant, comme Paneloux, que la peste a sa bienfaisance, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle force a penser ! Le docteur secoua la tete avec impatience. — Comme toutes les maladies de ce monde. Mais ce qui est vrai des maux de ce monde est vrai aussi de la peste. Cela peut servir a grandir quelques-uns. Cependant, quand on voit la misere et la douleur qu’elle apporte, il faut etre fou, aveugle ou lache pour se resigner a la peste. Rieux avait a peine eleve le ton. Mais Tarrou fit un geste de la main comme pour le calmer. Il souriait. — Oui, dit Rieux en haussant les epaules. Mais vous ne m’avez pas repondu. Avez-vous reflechi ? Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avanca la tete dans la lumiere. — Croyez-vous en Dieu, docteur? La question etait encore posee naturellement. Mais cette fois, Rieux hesita. — Non, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Je suis dans la nuit, et j’essaie d’y voir clair. Il y a longtemps que j’ai cesse de trouver ca original. — N’est-ce pas ce qui vous separe de Paneloux ? — Je ne crois pas. Paneloux est un homme d’etudes. Il n’a pas vu assez mourir et c’est pourquoi il parle au nom d’une verite. Mais le moindre pretre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d’un mourant pense comme moi. Il soignerait la misere avant de vouloir en demontrer l’excellence. Rieux se leva, son visage etait maintenant dans l’ombre. — Laissons cela, dit-il, puisque vous ne voulez pas repondre. Tarrou sourit sans bouger de son fauteuil. — Puis-je repondre par une question ? A son tour le docteur sourit : — Vous aimez le mystere, dit-il. Allons-y. — Voila, dit Tarrou. Pourquoi vous-meme montrez-vous tant de devouement puisque vous ne croyez pas en Dieu ? Votre reponse m’aidera peut-etre a repondre moi-meme. Sans sortir de l’ombre, le docteur dit qu’il avait deja repondu, que s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guerir les hommes, lui laissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas meme Paneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte, puisque personne ne s’abandonnait totalement et qu’en cela du moins, lui, Rieux, croyait etre sur le chemin de la verite, en luttant contre la creation telle qu’elle etait. — Ah ! dit Tarrou, c’est donc l’idee que vous vous faites de votre metier ? — A peu pres, repondit le docteur en revenant dans la lumiere. Tarrou siffla doucement et le docteur le regarda. — Oui, dit-il, vous vous dites qu’il y faut de l’orgueil. Mais je n’ai que l’orgueil qu’il faut, croyez-moi. Je ne sais pas ce qui m’attend ni ce qui viendra apres tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guerir. Ensuite, ils reflechiront et moi aussi. Mais le plus presse est de les guerir. Je les defends comme je peux, voila tout. — Contre qui ? Rieux se tourna vers la fenetre. Il devinait au loin la mer a une condensation plus obscure de l’horizon. Il eprouvait seulement sa fatigue et luttait en meme temps contre un desir soudain et deraisonnable de se livrer un peu plus a cet homme singulier, mais qu’il sentait fraternel. — Je n’en sais rien, Tarrou, je vous jure que je n’en sais rien. Quand je suis entre dans ce metier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j’en avais besoin, parce que c’etait une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-etre aussi parce que c’etait particulierement difficile pour un fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : > au moment de mourir? Moi, oui. Et je me suis apercu alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’etais jeune et mon degout croyait s’adresser a l’ordre meme du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitue a voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais apres tout… Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche seche. — Apres tout ? dit doucement Tarrou. — Apres tout…, reprit le docteur, et il hesita encore, regardant Tarrou avec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre du monde est regle par la mort, peut-etre vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel ou il se tait. — Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voila tout. Rieux parut s’assombrir. — Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter. — Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit etre cette peste pour vous. — Oui, dit Rieux. Une interminable defaite. Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait deja quand Tarrou qui semblait regarder a ses pieds lui dit : — Qui vous a appris tout cela, docteur? La reponse vint immediatement : — La misere. Rieux ouvrit la porte de son bureau et, dans le couloir, di t a Tarrou qu’il descendait aussi, allant voir un de ses malades dans les faubourgs. Tarrou lui proposa de l’accompagner et le docteur accepta. Au bout du couloir, ils rencontrerent Mme Rieux a qui le docteur presenta Tarrou. — Un ami, dit-il. — Oh ! fit Mme Rieux, je suis tres contente de vous connaitre. Quand elle partit, Tarrou se retourna encore sur elle. Sur le palier, le docteur essaya en vain de faire fonctionner la minuterie. Les escaliers restaient plonges dans la nuit. Le docteur se demandait si c’etait l’effet d’une nouvelle mesure d’economie. Mais on ne pouvait pas savoir. Depuis quelque temps deja, dans les maisons et dans la ville, tout se detraquait. C’etait peut-etre simplement que les concierges, et nos concitoyens en general, ne prenaient plus soin de rien. Mais le docteur n’eut pas le temps de s’interroger plus avant, car la voix de Tarrou resonnait derriere lui : — Encore un mot, docteur, meme s’il vous parait ridicule : vous avez tout a fait raison. Rieux haussa les epaules pour lui-meme, dans le noir. — Je n’en sais rien, vraiment. Mais vous, qu’en savez-vous? — Oh ! dit l’autre sans s’emouvoir, j’ai peu de choses a apprendre. Le docteur s’arreta et le pied de Tarrou, derriere lui, glissa sur une marche. Tarrou se rattrapa en prenant l’epaule de Rieux. — Croyez-vous tout connaitre de la vie ? demanda celui-ci. La reponse vint dans le noir, portee par la meme voix tranquille : — Oui. Quand ils deboucherent dans la rue, ils comprirent qu’il etait assez tard, onze heures peut-etre. La ville etait muette, peuplee seulement de frolements. Tres loin, le timbre d’une ambulance resonna. Ils monterent dans la voiture et Rieux mit le moteur en marche. — Il faudra, dit-il, que vous veniez demain a l’hopital pour le vaccin preventif. Mais, pour en finir et avant d’entrer dans cette histoire, dites-vous que vous avez une chance sur trois d’en sortir. — Ces evaluations n’ont pas de sens, docteur, vous le savez comme moi. Il y a cent ans, une epidemie de peste a tue tous les habitants d’une ville de Perse, sauf precisement le laveur des morts qui n’avait jamais cesse d’exercer son metier. — Il a garde sa troisieme chance, voila tout, dit Rieux d’une voix soudain plus sourde. Mais il est vrai que nous avons encore tout a apprendre a ce sujet. Ils entraient maintenant dans les faubourgs. Les phares illuminaient les rues desertes. Ils s’arreterent. Devant l’auto, Rieux demanda a Tarrou s’il voulait entrer et l’autre dit que oui. Un reflet du ciel eclairait leurs visages. Rieux eut soudain un rire d’amitie : — Allons, Tarrou, dit-il, qu’est-ce qui vous pousse a vous occuper de cela ? — Je ne sais pas. Ma morale peut-etre. — Et laquelle ? — La comprehension. Tarrou se tourna vers la maison et Rieux ne vit plus son visage jusqu’au moment ou ils furent chez le vieil asthmatique. Des le lendemain, Tarrou se mit au travail et reunit une premiere equipe qui devait etre suivie de beaucoup d’autres. L’intention du narrateur n’est cependant pas de donner a ces formations sanitaires plus d’importance qu’elles n’en eurent. A sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens cederaient aujourd’hui a la tentation d’en exagerer le role. Mais le narrateur est plutot tente de croire qu’en donnant trop d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares et que la mechancete et l’indifference sont des moteurs bien plus frequents dans les actions des hommes. C’est la une idee que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonte peut faire autant de degats que la mechancete, si elle n’est pas eclairee. Les hommes sont plutot bons que mauvais, et en verite ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus desesperant etant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors a tuer. L’ame du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonte ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible. C’est pourquoi nos formations sanitaires qui se realiserent grace a Tarrou doivent etre jugees avec une satisfaction objective. C’est pourquoi le narrateur ne se fera pas le chantre trop eloquent de la volonte et d’un heroisme auquel il n’attache qu’une importance raisonnable. Mais il continuera d’etre l’historien des coeurs dechires et exigeants que la peste fit alors a tous nos concitoyens. Ceux qui se devouerent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand merite a le faire, en effet, car ils savaient que c’etait la seule chose a faire et c’est de ne pas s’y decider qui alors eut ete incroyable. Ces formations aiderent nos concitoyens a entrer plus avant dans la peste et les persuaderent en partie que, puisque la maladie etait la, il fallait faire ce qu’il fallait pour lutter contre elle. Parce que la peste devenait ainsi le devoir de quelques-uns, elle apparut reellement pour ce qu’elle etait, c’est-a-dire l’affaire de tous. Cela est bien. Mais on ne felicite pas un instituteur d’enseigner que deux et deux font quatre. On le felicitera peut-etre d’avoir choisi ce beau metier. Disons donc qu’il etait louable que Tarrou et d’autres eussent choisi de demontrer que deux et deux faisaient quatre plutot que le contraire, mais disons aussi que cette bonne volonte leur etait commune avec l’instituteur, avec tous ceux qui ont le meme coeur que l’instituteur et qui, pour l’honneur de l’homme, sont plus nombreux qu’on ne pense, c’est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci apercoit tres bien d’ailleurs l’objection qu’on pourrait lui faire et qui est que ces hommes risquaient leur vie. Mais il vient toujours une heure dans l’histoire ou celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. Et la question n’est pas de savoir quelle est la recompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient a decider si, oui ou non, ils etaient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle. Beaucoup de nouveaux moralistes dans notre ville allaient alors, disant que rien ne servait a rien et qu’il fallait se mettre a genoux. Et Tarrou, et Rieux, et leurs amis pouvaient repondre ceci ou cela, mais la conclusion etait toujours ce qu’ils savaient : il fallait lutter de telle ou telle facon et ne pas se mettre a genoux. Toute la question etait d’empecher le plus d’hommes possible de mourir et de connaitre la separation definitive. Il n’y avait pour cela qu’un seul moyen qui etait de combattre la peste. Cette verite n’etait pas admirable, elle n’etait que consequente. C’est pourquoi il etait naturel que le vieux Castel mit toute sa confiance et son energie a fabriquer des serums sur place, avec du materiel de fortune. Rieux et lui esperaient qu’un serum fabrique avec les cultures du microbe meme qui infestait la ville aurait une efficacite plus directe que les serums venus de l’exterieur, puisque le microbe differait legerement du bacille de la peste tel qu’il etait classiquement defini. Castel esperait avoir son premier serum assez rapidement. C’est pourquoi encore il etait naturel que Grand, qui n’avait rien d’un heros, assurat maintenant une sorte de secretariat des formations sanitaires. Une partie des equipes formees par Tarrou se consacrait en effet a un travail d’assistance preventive dans les quartiers surpeuples. On essayait d’y introduire l’hygiene necessaire, on faisait le compte des greniers et des caves que la desinfection n’avait pas visites. Une autre partie des equipes secondait les medecins dans les visites a domicile, assurait le transport des pestiferes, et meme, par la suite, en l’absence de personnel specialise, conduisit les voitures des malades et des morts. Tout ceci exigeait un travail d’enregistrement et de statistiques que Grand avait accepte de faire. De ce point de vue, et plus que Rieux ou Tarrou, le narrateur estime que Grand etait le representant reel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. Il avait dit oui sans hesitation, avec la bonne volonte qui etait la sienne. Il avait seulement demande a se rendre utile dans de petits travaux. Il etait trop vieux pour le reste. De dix-huit heures a vingt heures, il pouvait donner son temps. Et comme Rieux le remerciait avec chaleur, il s’en etonnait : > Et il revenait a sa phrase. Quelquefois, le soir, quand le travail des fiches etait termine, Rieux parlait avec Grand. Ils avaient fini par meler Tarrou a leur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plus evident a ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec interet le travail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi, finalement, y trouvaient une sorte de detente. > demandait souvent Tarrou. Et Grand repondait invariablement : >, avec un sourire difficile. Un soir, Grand dit qu’il avait definitivement abandonne l’adjectif > pour son amazone et qu’il la qualifiait desormais de >. >, avait-il ajoute. Une autre fois, il lut a ses deux auditeurs la premiere phrase ainsi modifiee : > — N’est-ce pas, dit Grand, on la voit mieux et j’ai prefere : >, parce que > allongeait un peu le trot. Il se montra ensuite fort preoccupe par l’adjectif >. Cela ne parlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’un seul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. > n’allait pas, c’etait concret, mais un peu pejoratif. > l’avait tente un moment, mais le rythme ne s’y pretait pas. Un soir, il annonca triomphalement qu’il avait trouve : > Le noir indiquait discretement l’elegance, toujours selon lui. — Ce n’est pas possible, dit Rieux. — Et pourquoi ? — Alezane n’indique pas la race, mais la couleur. — Quelle couleur ? — Eh bien, une couleur qui n’est pas le noir, en tout cas! Grand parut tres affecte. — Merci, disait-il, vous etes la, heureusement. Mais vous voyez comme c’est difficile. — Que penseriez-vous de >? dit Tarrou. Grand le regarda. Il reflechissait : — Oui, dit-il, oui ! Et un sourire lui venait peu a peu. A quelque temps de la, il avoua que le mot > l’embarrassait. Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montelimar, il demandait quelquefois a ses amis des indications sur la facon dont les allees du Bois etaient fleuries. A proprement parler, elles n’avaient jamais donne l’impression de l’etre a Rieux ou a Tarrou, mais la conviction de l’employe les ebranlait. Il s’etonnait de leur incertitude. > Mais le docteur le trouva une fois dans une grande excitation. Il avait remplace > par >. Il se frottait les mains. > Il lut triomphalement la phrase : > Mais, lus a haute voix, les trois genitifs qui terminaient la phrase resonnerent facheusement et Grand begaya un peu. Il s’assit, l’air accable. Puis il demanda au docteur la permission de partir. Il avait besoin de reflechir un peu. C’est a cette epoque, on l’apprit par la suite, qu’il donna au bureau des signes de distraction qui furent juges regrettables a un moment ou la mairie devait faire face, avec un personnel diminue, a des obligations ecrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha severement en lui rappelant qu’il etait paye pour accomplir un travail que, precisement, il n’accomplissait pas. > — Il a raison, dit Grand a Rieux. — Oui, il a raison, approuva le docteur. — Mais je suis distrait et je ne sais pas comment sortir de la fin de ma phrase. Il avait pense a supprimer >, estimant que tout le monde comprendrait. Mais alors la phrase avait l’air de rattacher a > ce qui, en fait, se reliait a >. Il avait envisage aussi la possibilite d’ecrire : >. Mais la situation de > entre un substantif et un qualificatif qu’il separait arbitrairement lui etait une epine dans la chair. Certains soirs, il est bien vrai qu’il avait l’air encore plus fatigue que Rieux. Oui, il etait fatigue par cette recherche qui l’absorbait tout entier, mais il n’en continuait pas moins a faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et il s’evertuait lentement a presenter des etats aussi precis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l’un des hopitaux et lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers, exactement comme il s’installait a sa table de la mairie, et dans l’air epaissi par les desinfectants et par la maladie elle-meme, il agitait ses feuilles pour en faire secher l’encre. Il essayait honnetement alors de ne plus penser a son amazone et de faire seulement ce qu’il fallait. Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent a se proposer des exemples et des modeles qu’ils appellent heros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce heros insignifiant et efface qui n’avait pour lui qu’un peu de bonte au coeur et un ideal apparemment ridicule. Cela donnera a la verite ce qui lui revient, a l’addition de deux et deux son total de quatre, et a l’heroisme la place secondaire qui doit etre la sienne, juste apres, et jamais avant, l’exigence genereuse du bonheur. Cela donnera aussi a cette chronique son caractere, qui doit etre celui d’une relation faite avec de bons sentiments, c’est-a-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais ni exaltants a la vilaine facon d’un spectacle. C’etait du moins l’opinion du docteur Rieux lorsqu’il lisait dans les journaux ou ecoutait a la radio les appels et les encouragements que le monde exterieur faisait parvenir a la ville empestee. En meme temps que les secours envoyes par air et par route, tous les soirs, sur les ondes ou dans la presse, des commentaires apitoyes ou admiratifs s’abattaient sur la cite desormais solitaire. Et chaque fois le ton d’epopee ou de discours de prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicitude n’etait pas feinte. Mais elle ne pouvait s’exprimer que dans le langage conventionnel par lequel les hommes essaient d’exprimer ce qui les lie a l’humanite. Et ce langage ne pouvait s’appliquer aux petits efforts quotidiens de Grand, par exemple, ne pouvant rendre compte de ce que signifiait Grand au milieu de la peste. A minuit, quelquefois, dans le grand silence de la ville alors desertee, au moment de regagner son lit pour un sommeil trop court, le docteur tournait le bouton de son poste. Et des confins du monde, a travers des milliers de kilometres, des voix inconnues et fraternelles s’essayaient maladroitement a dire leur solidarite et la disaient, en effet, mais demontraient en meme temps la terrible impuissance ou se trouve tout homme de partager vraiment une douleur qu’il ne peut pas voir : > En vain, l’appel traversait les mers, en vain Rieux se tenait en alerte, bientot l’eloquence montait et accusait mieux encore la separation essentielle qui faisait deux etrangers de Grand et de l’orateur. > Et justement ce qui reste a retracer avant d’en arriver au sommet de la peste, pendant que le fleau reunissait toutes ses forces pour les jeter sur la ville et s’en emparer definitivement, ce sont les longs efforts desesperes et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et oter a la peste cette part d’eux-memes qu’ils defendaient contre toute atteinte. C’etait la leur maniere de refuser l’asservissement qui les menacait, et bien que ce refus-la, apparemment, ne fut pas aussi efficace que l’autre, l’avis du narrateur est qu’il avait bien son sens et qu’il temoignait aussi, dans sa vanite et ses contradictions memes, pour ce qu’il y avait alors de fier en chacun de nous. Rambert luttait pour empecher que la peste le recouvrit. Ayant acquis la preuve qu’il ne pouvait sortir de la ville par les moyens legaux, il etait decide, avait-il dit a Rieux, a user des autres. Le journaliste commenca par les garcons de cafe. Un garcon de cafe est toujours au courant de tout. Mais les premiers qu’il interrogea etaient surtout au courant des penalites tres graves qui sanctionnaient ce genre d’entreprises. Dans un cas, il fut meme pris pour un provocateur. Il lui fallut rencontrer Cottard chez Rieux pour avancer un peu. Ce jour-la, Rieux et lui avaient parle encore des demarches vaines que le journaliste avait faites dans les administrations. Quelques jours apres, Cottard rencontra Rambert dans la rue, et l’accueillit avec la rondeur qu’il mettait a present dans tous ses rapports : — Toujours rien ? avait-il dit. — Non, rien. — On ne peut pas compter sur les bureaux. Ils ne sont pas faits pour comprendre. — C’est vrai. Mais je cherche autre chose. C’est difficile. — Ah ! dit Cottard, je vois. Lui connaissait une filiere et a Rambert, qui s’en etonnait, il expliqua que, depuis longtemps, il frequentait tous les cafes d’Oran, qu’il y avait des amis et qu’il etait renseigne sur l’existence d’une organisation qui s’occupait de ce genre d’operations. La verite etait que Cottard, dont les depenses depassaient desormais les revenus, s’etait mele a des affaires de contrebande sur les produits rationnes. Il revendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui etaient en train de lui rapporter une petite fortune. — En etes-vous bien sur? demanda Rambert. — Oui, puisqu’on me l’a propose. — Et vous n’en avez pas profite ? — Ne soyez pas mefiant, dit Cottard d’un air bonhomme, je n’en ai pas profite parce que je n’ai pas, moi, envie de partir. J’ai mes raisons. Il ajouta apres un silence : — Vous ne me demandez pas quelles sont mes raisons? — Je suppose, dit Rambert, que cela ne me regarde pas. — Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans un autre… Enfin, la seule chose evidente, c’est que je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous. L’autre ecouta son discours : — Comment joindre cette organisation ? — Ah ! dit Cottard, ce n’est pas facile, venez avec moi . Il etait quatre heures de l’apres-midi. Sous un ciel lourd, la ville cuisait lentement. Tous les magasins avaient leur store baisse. Les chaussees etaient desertes. Cottard et Rambert prirent des rues a arcades et marcherent longtemps sans parler. C’etait une de ces heures ou la peste se faisait t invisible. Ce silence, cette mort des couleurs et des mouvements, pouvaient etre aussi bien ceux de l’ete que ceux du fleau. On ne savait si l’air etait lourd de menaces ou de poussieres et de brulure. Il fallait observer et reflechir pour rejoindre la peste. Car elle ne se trahissait que par des signes negatifs. Cottard, qui avait des affinites avec elle, fit remarquer par exemple a Rambert l’absence des chiens qui, normalement, eussent du etre sur le flanc, haletants, au seuil des couloirs, a la recherche d’une fraicheur impossible. Ils prirent le boulevard des Palmiers, traverserent la place d’Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. A gauche, un cafe peint en vert s’abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyerent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tole verte. La salle etait absolument deserte. Des mouches gresillaient dans l’air. Dans une cage jaune posee sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombees, etait affaisse sur son perchoir. De vieux tableaux, representant des scenes militaires, pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d’araignee en epais filaments. Sur toutes les tables de tole, et devant Rambert lui-meme, sechaient des fientes de poule dont il s’expliquait mal l’origine jusqu’a ce que d’un coin obscur, apres un peu de remue-menage, un magnifique coq sortit en sautillant. La chaleur, a ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tole. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu’il le vit, avanca en ecartant le coq d’un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu’il fallait servir a ces messieurs. Cottard voulait du vin blanc et s’enquit d’un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait deja quelques jours qu’on ne l’avait vu dans le cafe. — Pensez-vous qu’il viendra ce soir? — Eh ! dit l’autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ? — Oui, mais ce n’est pas tres important. J’ai seulement un ami a lui presenter. Le garcon essuyait ses mains moites contre le devant de son tablier. — Ah ! Monsieur s’occupe aussi d’affaires? — Oui, dit Cottard. Le nabot renifla : — Alors, revenez ce soir. Je vais lui envoyer le gosse. En sortant, Rambert demanda de quelles affaires il s’agissait. — De contrebande, naturellement. Ils font passer des marchandises aux portes de la ville. Ils vendent au prix fort. — Bon, dit Rambert. Ils ont des complicites? — Justement. Le soir, le store etait releve, le perroquet jabotait dans sa cage et les tables de tole etaient entourees d’hommes en bras de chemise. L’un d’eux, le chapeau de paille en arriere, une chemise blanche ouverte sur une poitrine couleur de terre brulee, se leva a l’entree de Cottard. Un visage regulier et tanne, l’oeil noir et petit, les dents blanches, deux ou trois bagues aux doigts, il paraissait trente ans environ. — Salut, dit-il, on boit au comptoir. Ils prirent trois tournees en silence. — Si on sortait ? dit alors Garcia. Ils descendirent vers le port et Garcia demanda ce qu’on lui voulait. Cottard lui dit que ce n’etait pas exactement pour des affaires qu’il voulait lui presenter Rambert, mais seulement pour ce qu’il appela >. Garcia marchait droit devant lui en fumant. Il posa des questions, disant > en parlant de Rambert, sans paraitre s’apercevoir de sa presence. — Pour quoi faire? disait-il. — Il a sa femme en France. — Ah! Et apres un temps : — Qu’est-ce qu’il a comme metier ? — Journaliste. — C’est un metier ou on parle beaucoup. Rambert se taisait. — C’est un ami, dit Cottard. Ils avancerent en silence. Ils etaient arrives aux quais, dont l’acces etait interdit par de grandes grilles. Mais ils se dirigerent vers une petite buvette ou l’on vendait des sardines frites, dont l’odeur venait jusqu’a eux. — De toute facon, conclut Garcia, ce n’est pas moi que ca concerne, mais Raoul. Et il faut que je le retrouve. Ca ne sera pas facile. — Ah! demanda Cottard avec animation, il se cache? Garcia ne repondit pas. Pres de la buvette, il s’arreta et se tourna vers Rambert pour la premiere fois. — Apres-demain, a onze heures, au coin de la caserne des douanes, en haut de la ville. Il fit mine de partir, mais se retourna vers les deux hommes. — Il y aura des frais, dit-il. C’etait une constatation. — Bien sur, approuva Rambert. Un peu apres, le journaliste remercia Cottard : — Oh ! non, dit l’autre avec jovialite. Ca me fait plaisir de vous rendre service. Et puis, vous etes journaliste, vous me revaudrez ca un jour ou l’autre. Le surlendemain, Rambert et Cottard gravissaient les grandes rues sans ombrage qui menent vers le haut de notre ville. Une partie de la caserne des douanes avait ete transformee en infirmerie et, devant la grande porte, des gens stationnaient, venus dans l’espoir d’une visite qui ne pouvait pas etre autorisee ou a la recherche de renseignements qui, d’une heure a l’autre, seraient perimes. En tout cas, ce rassemblement permettait beaucoup d’allees et venues et on pouvait supposer que cette consideration n’etait pas etrangere a la facon dont le rendez-vous de Garcia et de Rambert avait ete fixe. — C’est curieux, dit Cottard, cette obstination a partir. En somme, ce qui se passe est bien interessant. — Pas pour moi, repondit Rambert. — Oh ! bien sur, on risque quelque chose. Mais, apres tout, on risquait autant, avant la peste, a traverser un carrefour tres frequente. A ce moment, l’auto de Rieux s’arreta a leur hauteur. Tarrou conduisait et Rieux semblait dormir a moitie. Il se reveilla pour faire les presentations. — Nous nous connaissons, dit Tarrou, nous habitons le meme hotel. Il offrit a Rambert de le conduire en ville. — Non, nous avons rendez-vous ici. Rieux regarda Rambert : — Oui, fit celui-ci. — Ah! s’etonnait Cottard, le docteur est au courant? — Voila le juge d’instruction, avertit Tarrou en regardant Cottard. Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue et s’avancait vers eux d’un pas vigoureux, mais mesure. Il ota son chapeau en passant devant le petit groupe. — Bonjour, monsieur le juge ! dit Tarrou. Le juge rendit le bonjour aux occupants de l’auto, et, regardant Cottard et Rambert qui etaient restes en arriere, les salua gravement de la tete. Tarrou presenta le rentier et le journaliste. Le juge regarda le ciel pendant une seconde et soupira, disant que c’etait une epoque bien triste. — On me dit, monsieur Tarrou, que vous vous occupez de l’application des mesures prophylactiques. Je ne saurais trop vous approuver. Pensez-vous, docteur, que la maladie s’etendra ? Rieux dit qu’il fallait esperer que non et le juge repeta qu’il fallait toujours esperer, les desseins de la Providence sont impenetrables. Tarrou lui demanda si les evenements lui avaient apporte un surcroit de travail. — Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commun diminuent. Je n’ai plus a instruire que des manquements graves aux nouvelles dispositions. On n’a jamais autant respecte les anciennes lois. — C’est, dit Tarrou, qu’en comparaison elles semblent bonnes, forcement. Le juge quitta l’air reveur qu’il avait pris, le regard comme suspendu au ciel. Et il examina Tarrou d’un air froid. — Qu’est-ce que cela fait? dit-il. Ce n’est pas la loi qui compte, c’est la condamnation. Nous n’y pouvons rien. — Celui-la, dit Cottard quand le juge fut parti, c’est l’ennemi numero un. La voiture demarra. Un peu plus tard, Rambert et Cottard virent arriver Garcia. Il avanca vers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour : > Autour d’eux, la foule, ou dominaient les femmes, attendait dans un silence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient le vain espoir qu’elles pourraient les faire passer a leurs parents malades et l’idee encore plus folle que ceux-ci pourraient utiliser leurs provisions. La porte etait gardee par des factionnaires en armes et, de temps en temps, un cri bizarre traversait la cour qui separait la caserne de la porte. Dans l’assistance, des visages inquiets se tournaient alors vers l’infirmerie. Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un > net et grave les fit se retourner. Malgre la chaleur, Raoul etait habille tres correctement. Grand et fort, il portait un costume croise de couleur sombre et un feutre a bords retournes. Son visage etait assez pale. Les yeux bruns et la bouche serree, Raoul parlait de facon rapide et precise : — Descendons vers la ville, dit-il. Garcia, tu peux nous laisser. Garcia alluma une cigarette et les laissa s’eloigner. Ils marcherent rapidement, accordant leur allure a celle de Raoul qui s’etait place au milieu d’eux. — Garcia m’a explique, dit-il. Cela peut se faire. De toute facon, ca vous coutera dix mille francs. Rambert repondit qu’il acceptait. — Dejeunez avec moi, demain, au restaurant espagnol de la Marine. Rambert dit que c’etait entendu et Raoul lui serra la main, souriant pour la premiere fois. Apres son depart, Cottard s’excusa. Il n’etait pas libre le lendemain et d’ailleurs Rambert n’avait plus besoin de lui. Lorsque, le lendemain, le journaliste entra dans le restaurant espagnol, toutes les tetes se tournerent sur son passage. Cette cave ombreuse, situee en contrebas d’une petite rue jaune et dessechee par le soleil, n’etait frequentee que par des hommes, de type espagnol pour la plupart. Mais des que Raoul, installe a une table du fond, eut fait un signe au journaliste et que Rambert se fut dirige vers lui, la curiosite disparut des visages qui revinrent a leurs assiettes. Raoul avait a sa table un grand type maigre et mal rase, aux epaules demesurement larges, la figure chevaline et les cheveux clairsemes. Ses longs bras minces, couverts de poils noirs, sortaient d’une chemise aux manches retroussees. Il hocha la tete trois fois lorsque Rambert lui fut presente. Son nom n’avait pas ete prononce et Raoul ne parlait de lui qu’en disant >. — Notre ami croit avoir la possibilite de vous aider. Il va vous… Raoul s’arreta parce que la serveuse intervenait pour la commande de Rambert. — Il va vous mettre en rapport avec deux de nos amis qui vous feront connaitre des gardes qui nous sont acquis. Tout ne sera pas fini alors. Il faut que les gardes jugent eux-memes du moment propice. Le plus simple serait que vous logiez pendant quelques nuits chez l’un d’eux, qui habite pres des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner des contacts necessaires. Quand tout sera arrange, c’est a lui que vous reglerez les frais. L’ami hocha encore une fois sa tete de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu’il ingurgitait. Puis il parla avec un leger accent espagnol. Il proposait a Rambert de prendre rendez-vous pour le surlendemain, a huit heures du matin, sous le porche de la cathedrale. — Encore deux jours, remarqua Rambert. — C’est que ce n’est pas facile, dit Raoul. Il faut retrouver les gens. Le cheval encensa une fois de plus et Rambert approuva sans passion. Le reste du dejeuner se passa a rechercher un sujet de conversation. Mais tout devint tres facile lorsque Rambert decouvrit que le cheval etait joueur de football. Lui-meme avait beaucoup pratique ce sport. On parla donc du championnat de France, de la valeur des equipes professionnelles anglaises et de la tactique en W. A la fin du dejeuner, le cheval s’etait tout a fait anime et il tutoyait Rambert pour le persuader qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une equipe que celle de demi-centre. > Rambert etait de cet avis, quoiqu’il eut toujours joue avant-centre. La discussion fut seulement interrompue par un poste de radio qui, apres avoir serine en sourdine des melodies sentimentales, annonca que, la veille, la peste avait fait cent trente-sept victimes. Personne ne reagit dans l’assistance. L’homme a tete de cheval haussa les epaules et se leva. Raoul et Rambert l’imiterent. En partant, le demi-centre serra la main de Rambert avec energie : — Je m’appelle Gonzales, dit-il. Ces deux jours parurent interminables a Rambert. Il se rendit chez Rieux et lui raconta ses demarches dans le detail. Puis il accompagna le docteur dans une de ses visites. Il lui dit au revoir a la porte de la maison ou l’attendait un malade suspect. Dans le couloir, un bruit de courses et de voix : on avertissait la famille de l’arrivee du docteur. — J’espere que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux. Il avait l’air fatigue. — L’epidemie va trop vite ? demanda Rambert. Rieux dit que ce n’etait pas cela et que meme la courbe des statistiques montait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la peste n’etaient pas assez nombreux. — Nous manquons de materiel, dit-il. Dans toutes les armees du monde, on remplace generalement le manque de materiel par des hommes. Mais nous manquons d’hommes aussi. — Il est venu des medecins de l’exterieur et du personnel sanitaire. — Oui, dit Rieux. Dix medecins et une centaine d’hommes. C’est beaucoup, apparemment. C’est a peine assez pour l’etat present de la maladie. Ce sera insuffisant si l’epidemie s’etend. Rieux preta l’oreille aux bruits de l’interieur, puis sourit a Rambert. — Oui, dit-il, vous devriez vous depecher de reussir. Une ombre passa sur le visage de Rambert : — Vous savez, dit-il d’une voix sourde, ce n’est pas cela qui me fait partir. Rieux repondit qu’il le savait, mais Rambert continuait : — Je crois que je ne suis pas lache, du moins la plupart du temps. J’ai eu l’occasion de l’eprouver. Seulement, il y a des idees que je ne peux pas supporter. Le docteur le regarda en face. — Vous la retrouverez, dit-il. — Peut-etre, mais je ne peux pas supporter l’idee que cela va durer et qu’elle vieillira pendant tout ce temps. A trente ans, on commence a vieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre. Rieux murmurait qu’il croyait comprendre, lorsque Tarrou arriva, tres anime. — Je viens de demander a Paneloux de se joindre a nous. — Eh bien ? demanda le docteur. — Il a reflechi et il a dit oui. — J’en suis content, dit le docteur. Je suis content de le savoir meilleur que son preche. — Tout le monde est comme ca, dit Tarrou. Il faut seulement leur donner l’occasion. Il sourit et cligna de l’oeil vers Rieux. — C’est mon affaire a moi, dans la vie, de fournir des occasions. — Pardonnez-moi, dit Rambert, mais il faut que je parte. Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de la cathedrale, cinq minutes avant huit heures. L’air etait encore assez frais. Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout a l’heure, la montee de la chaleur avalerait d’un coup. Une vague odeur d’humidite montait encore des pelouses, pourtant dessechees. Le soleil, derriere les maisons de l’Est, rechauffait seulement le casque de la Jeanne d’Arc entierement doree qui garnit la place. Une horloge sonna les huit coups. Rambert fit quelques pas sous le porche desert. De vagues psalmodies lui parvenaient de l’interieur avec de vieux parfums de cave et d’encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formes noires sortirent de l’eglise et se mirent a trottiner vers la ville. Rambert commenca a s’impatienter. D’autres formes noires faisaient l’ascension des grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma une cigarette, puis s’avisa que le lieu peut-etre ne l’y autorisait pas. A huit heures quinze, les orgues de la cathedrale commencerent a jouer en sourdine. Rambert entra sous la voute obscure. Au bout d’un moment, il put apercevoir, dans la nef, les ombres noires qui etaient passees devant lui. Elles etaient toutes reunies dans un coin, devant une sorte d’autel improvise ou l’on venait d’installer un saint Roch, hativement execute dans un des ateliers de notre ville. Agenouillees, elles semblaient s’etre recroquevillees encore, perdues dans la grisaille comme des morceaux d’ombre coagulee, a peine plus epaisses, ca et la, que la brume dans laquelle elles flottaient. Au-dessus d’elles les orgues faisaient des variations sans fin. Lorsque Rambert sortit, Gonzales descendait deja l’escalier et se dirigeait vers la ville. — Je croyais que tu etais parti, dit-il au journaliste. C’etait normal. Il expliqua qu’il avait attendu ses amis a un autre rendez-vous qu’il leur avait donne, non loin de la, a huit heures moins dix. Mais il les avait attendus vingt minutes, en vain. — Il y a un empechement, c’est sur. On n’est pas toujours a l’aise dans le travail que nous faisons. Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, a la meme heure, devant le monument aux morts. Rambert soupira et rejeta son feutre en arriere. — Ce n’est rien, conclut Gonzales en riant. Pense un peu a toutes les combinaisons, les descentes et les passes qu’il faut faire avant de marquer un but. — Bien sur, dit encore Rambert. Mais la partie ne dure qu’une heure et demie. Le monument aux morts d’Oran se trouve sur le seul endroit d’ou l’on peut apercevoir la mer, une sorte de promenade longeant, sur une assez courte distance, les falaises qui dominent le port. Le lendemain, Rambert, premier au rendez-vous, lisait avec attention la liste des morts au champ d’honneur. Quelques minutes apres, deux hommes s’approcherent, le regarderent avec indifference, puis allerent s’accouder au parapet de la promenade et parurent tout a fait absorbes par la contemplation des quais vides et deserts. Ils etaient tous les deux de la meme taille, vetus tous les deux d’un pantalon bleu et d’un tricot marine a manches courtes. Le journaliste s’eloigna un peu, puis s’assit sur un banc et put les regarder a loisir. Il s’apercut alors qu’ils n’avaient sans doute pas plus de vingt ans. A ce moment, il vit Gonzales qui marchait vers lui en s’excusant. — Voila nos amis, dit-il, et il l’amena vers les deux jeunes gens qu’il presenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils se ressemblaient beaucoup et Rambert estima qu’ils etaient freres. — Voila, dit Gonzales. Maintenant la connaissance est faite. Il faudra arranger l’affaire elle-meme. Marcel ou Louis dit alors que leur tour de garde commencait dans deux jours, durait une semaine et qu’il faudrait reperer le jour le plus commode. Ils etaient quatre a garder la porte ouest et les deux autres etaient des militaires de carriere. Il n’etait pas question de les mettre dans l’affaire. Ils n’etaient pas surs et, d’ailleurs, cela augmenterait les frais. Mais il arrivait, certains soirs, que les deux collegues allassent passer une partie de la nuit dans l’arriere-salle d’un bar qu’ils connaissaient. Marcel ou Louis proposait ainsi a Rambert de venir s’installer chez eux, a proximite des portes, et d’attendre qu’on vint le chercher. Le passage alors serait tout a fait facile. Mais il fallait se depecher parce qu’on parlait, depuis peu, d’installer des doubles postes a l’exterieur de la ville. Rambert approuva et offrit quelques-unes de ses dernieres cigarettes. Celui des deux qui n’avait pas encore parle demanda alors a Gonzales si la question des frais etait reglee et si l’on pouvait recevoir des avances. — Non, dit Gonzales, ce n’est pas la peine, c’est un copain. Les frais seront regles au depart. On convint d’un nouveau rendez-vous. Gonzales proposa un diner au restaurant espagnol, le surlendemain. De la, on pourrait se rendre a la maison des gardes. — Pour la premiere nuit, dit-il a Rambert, je te tiendrai compagnie. Le lendemain, Rambert, remontant dans sa chambre, croisa Tarrou dans l’escalier de l’hotel. — Je vais rejoindre Rieux, lui dit ce dernier, voulez-vous venir? — Je ne suis jamais sur de ne pas le deranger, dit Rambert apres une hesitation. — Je ne crois pas, il m’a beaucoup parle de vous. Le journaliste reflechissait : — Ecoutez, dit-il. Si vous avez un moment apres diner, meme tard, venez au bar de l’hotel tous les deux. — Ca depend de lui et de la peste, dit Tarrou. A onze heures du soir, pourtant, Rieux et Tarrou entrerent dans le bar, petit et etroit. Une trentaine de personnes s’y coudoyaient et parlaient a tres haute voix. Venus du silence de la ville empestee, les deux arrivants s’arreterent, un peu etourdis. Ils comprirent cette agitation en voyant qu’on servait encore des alcools. Rambert etait a une extremite du comptoir et leur faisait signe du haut de son tabouret. Ils l’entourerent, Tarrou repoussant avec tranquillite un voisin bruyant. — L’alcool ne vous effraie pas ? — Non, dit Tarrou, au contraire. Rieux renifla l’odeur d’herbes ameres de son verre. Il etait difficile de parler dans ce tumulte, mais Rambert semblait surtout occupe a boire. Le docteur ne pouvait pas juger encore s’il etait ivre. A l’une des deux tables qui occupaient le reste du local etroit ou ils se tenaient, un officier de marine, une femme a chaque bras, racontait a un gros interlocuteur congestionne une epidemie de typhus au Caire : > A l’autre table, occupee par des jeunes gens elegants, la conversation etait incomprehensible et se perdait dans les mesures de Saint James Infirmary, que deversait un pick-up haut perche. — Etes-vous content? dit Rieux en elevant la voix. — Ca s’approche, dit Rambert. Peut-etre dans la semaine. — Dommage, cria Tarrou. — Pourquoi? Tarrou regarda Rieux. — Oh ! dit celui-ci, Tarrou dit cela parce qu’il pense que vous auriez pu nous etre utile ici. Mais moi, je comprends trop bien votre desir de partir. Tarrou offrit une autre tournee. Rambert descendit de son tabouret et le regarda en face pour la premiere fois : — En quoi vous serais-je utile ? — Eh bien, dit Tarrou, en tendant la main vers son verre sans se presser, dans nos formations sanitaires. Rambert reprit cet air de reflexion butee qui lui etait habituel et remonta sur son tabouret. — Ces formations ne vous paraissent-elles pas utiles? dit Tarrou qui venait de boire et regardait Rambert attentivement. — Tres utiles, dit le journaliste, et il but. Rieux remarqua que sa main tremblait. Il pensa que decidement, oui, il etait tout a fait ivre. Le lendemain, lorsque Rambert entra pour la deuxieme fois dans le restaurant espagnol, il passa au milieu d’un petit groupe d’hommes qui avaient sorti des chaises devant l’entree et goutaient un soir vert et or ou la chaleur commencait seulement de s’affaisser. Ils fumaient un tabac a l’odeur acre. A l’interieur, le restaurant etait presque desert. Rambert alla s’asseoir a la table du fond ou il avait rencontre Gonzales, la premiere fois. Il dit a la serveuse qu’il attendrait. Il etait dix-neuf heures trente. Peu a peu, les hommes rentrerent dans la salle a manger et s’installerent. On commenca a les servir et la voute surbaissee s’emplit de bruits de couverts et de conversations sourdes. A vingt heures, Rambert attendait toujours. On donna de la lumiere. De nouveaux clients s’installerent a sa table. Il commanda son diner. A vingt heures trente, il avait termine sans avoir vu Gonzales, ni les deux jeunes gens. Il fuma des cigarettes. La salle se vidait lentement. Au-dehors, la nuit tombait tres rapidement. Un souffle tiede qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des portes-fenetres. Quand il fut vingt et une heures, Rambert s’apercut que la salle etait vide et que la serveuse le regardait avec etonnement. Il paya et sortit. Face au restaurant, un cafe etait ouvert. Rambert s’installa au comptoir et surveilla l’entree du restaurant. A vingt et une heures trente, il se dirigea vers son hotel, cherchant en vain comment rejoindre Gonzales dont il n’avait pas l’adresse, le coeur desempare a l’idee de toutes les demarches qu’il faudrait reprendre. C’est a ce moment, dans la nuit traversee d’ambulances fugitives, qu’il s’apercut, comme il devait le dire au docteur Rieux, que pendant tout ce temps il avait en quelque sorte oublie sa femme, pour s’appliquer tout entier a la recherche d’une ouverture dans les murs qui le separaient d’elle. Mais c’est a ce moment aussi que, toutes les voies une fois de plus bouchees, il la retrouva de nouveau au centre de son desir, et avec un si soudain eclatement de douleur qu’il se mit a courir vers son hotel, pour fuir cette atroce brulure qu’il emportait pourtant avec lui et qui lui mangeait les tempes. Tres tot, le lendemain, il vint voir cependant Rieux, pour lui demander comment trouver Cottard : — Tout ce qui me reste a faire, dit-il, c’est de suivre a nouveau la filiere. — Venez demain soir, dit Rieux, Tarrou m’a demande d’inviter Cottard, je ne sais pourquoi. Il doit venir a dix heures. Arrivez a dix heures et demie. Lorsque Cottard arriva chez le docteur, le lendemain, Tarrou et Rieux parlaient d’une guerison inattendue qui avait eu lieu dans le service de ce dernier. — Un sur dix. Il a eu de la chance, disait Tarrou. — Ah ! bon, dit Cottard, ce n’etait pas la peste. On l’assura qu’il s’agissait bien de cette maladie. — Ce n’est pas possible puisqu’il est gueri. Vous le savez aussi bien que moi, la peste ne pardonne pas. — En general, non, dit Rieux. Mais avec un peu d’entetement, on a des surprises. Cottard riait. — Il n’y parait pas. Vous avez entendu les chiffres ce soir? Tarrou, qui regardait le rentier avec bienveillance, dit qu’il connaissait les chiffres, que la situation etait grave, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles. — Eh ! Vous les avez deja prises. — Oui, mais il faut que chacun les prenne pour son compte. Cottard regardait Tarrou sans comprendre. Celui-ci dit que trop d’hommes restaient inactifs, que l’epidemie etait l’affaire de chacun et que chacun devait faire son devoir. Les formations volontaires etaient ouvertes a tous. — C’est une idee, dit Cottard, mais ca ne servira a rien. La peste est trop forte. — Nous le saurons, dit Tarrou sur le ton de la patience, quand nous aurons tout essaye. Pendant ce temps, Rieux a son bureau recopiait des fiches. Tarrou regardait toujours le rentier qui s’agitait sur sa chaise. — Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, monsieur Cottard ? L’autre se leva d’un air offense, prit son chapeau rond a la main : — Ce n’est pas mon metier. Puis, sur un ton de bravade : — D’ailleurs, je m’y trouve bien, moi, dans la peste, et je ne vois pas pourquoi je me melerais de la faire cesser. Tarrou se frappa le front, comme illumine par une verite soudaine : — Ah ! c’est vrai, j’oubliais, vous seriez arrete sans cela. Cottard eut un haut-le-corps et se saisit de la chaise comme s’il allait tomber. Rieux avait cesse d’ecrire et le regardait d’un air serieux et interesse. — Qui vous l’a dit ? cria le rentier. Tarrou parut surpris et dit : — Mais vous. Ou du moins, c’est ce que le docteur et moi avons cru comprendre. Et comme Cottard, envahi tout a coup d’une rage trop forte pour lui, bredouillait des paroles incomprehensibles : — Ne vous enervez pas, ajouta Tarrou. Ce n’est pas le docteur ni moi qui vous denoncerons. Votre histoire ne nous regarde pas. Et puis, la police, nous n’avons jamais aime ca. Allons, asseyez-vous. Le rentier regarda sa chaise et s’assit, apres une hesitation. Au bout d’un moment, il soupira. — C’est une vieille histoire, reconnut-il, qu’ils ont ressortie. Je croyais que c’etait oublie. Mais il y en a un qui a parle. Ils m’ont fait appeler et m’ont dit de me tenir a leur disposition jusqu’a la fin de l’enquete. J’ai compris qu’ils finiraient par m’arreter. — C’est grave ? demanda Tarrou. — Ca depend de ce que vous voulez dire. Ce n’est pas un meurtre en tout cas. — Prison ou travaux forces ? Cottard paraissait tres abattu. — Prison, si j’ai de la chance… Mais apres un moment, il reprit avec vehemence : — C’est une erreur. Tout le monde fait des erreurs. Et je ne peux pas supporter l’idee d’etre enleve pour ca, d’etre separe de ma maison, de mes habitudes, de tous ceux que je connais. — Ah ! demanda Tarrou, c’est pour ca que vous avez invente de vous pendre ? — Oui, une betise, bien sur. Rieux parla pour la premiere fois et dit a Cottard qu’il comprenait son inquietude, mais que tout s’arrangerait peut-etre. — Oh! Pour le moment, je sais que je n’ai rien a craindre. — Je vois, dit Tarrou, vous n’entrerez pas dans nos formations. L’autre, qui tournait son chapeau entre ses mains, leva vers Tarrou un regard incertain : — Il ne faut pas m’en vouloir. — Surement pas. Mais essayez au moins, dit Tarrou en souriant, de ne pas propager volontairement le microbe. Cottard protesta qu’il n’avait pas voulu la peste, qu’elle etait arrivee comme ca et que ce n’etait pas sa faute si elle arrangeait ses affaires pour le moment. Et quand Rambert arriva a la porte, le rentier ajoutait, avec beaucoup d’energie dans la voix : — Du reste, mon idee est que vous n’arriverez a rien. Rambert apprit que Cottard ignorait l’adresse de Gonzales mais qu’on pouvait toujours retourner au petit cafe. On prit rendez-vous pour le lendemain. Et comme Rieux manifesta le desir d’etre renseigne, Rambert l’invita avec Tarrou pour la fin de la semaine a n’importe quelle heure de la nuit, dans sa chambre. Au matin, Cottard et Rambert allerent au petit cafe et laisserent a Garcia un rendez-vous pour le soir, ou le lendemain en cas d’empechement. Le soir, ils l’attendirent en vain. Le lendemain, Garcia etait la. Il ecouta en silence l’histoire de Rambert. Il n’etait pas au courant, mais il savait qu’on avait consigne des quartiers entiers pendant vingt-quatre heures afin de proceder a des verifications domiciliaires. Il etait possible que Gonzales et les deux jeunes gens n’eussent pu franchir les barrages. Mais tout ce qu’il pouvait faire etait de les mettre en rapport a nouveau avec Raoul. Naturellement, ce ne serait pas avant le surlendemain. — Je vois, dit Rambert, il faut tout recommencer. Le surlendemain, au coin d’une rue, Raoul confirma l’hypothese de Garcia ; les bas quartiers avaient ete consignes. Il fallait reprendre contact avec Gonzales. Deux jours apres, Rambert dejeunait avec le joueur de football. — C’est idiot, disait celui-ci. On aurait du convenir d’un moyen de se retrouver. C’etait aussi l’avis de Rambert. — Demain matin, nous irons chez les petits, on tachera de tout arranger. Le lendemain, les petits n’etaient pas chez eux. On leur laissa un rendez-vous pour le lendemain midi, place du Lycee. Et Rambert rentra chez lui avec une expression qui frappa Tarrou, lorsqu’il le rencontra dans l’apres-midi. — Ca ne va pas ? lui demanda Tarrou. — C’est a force de recommencer, dit Rambert. Et il renouvela son invitation : — Venez ce soir. Le soir, quand les deux hommes penetrerent dans la chambre de Rambert, celui-ci etait etendu. Il se leva, emplit des verres qu’il avait prepares. Rieux, prenant le sien, lui demanda si c’etait en bonne voie. Le journaliste dit qu’il avait fait a nouveau un tour complet, qu’il etait arrive au meme point et qu’il aurait bientot son dernier rendez-vous. Il but et ajouta : — Naturellement, ils ne viendront pas. — Il ne faut pas en faire un principe, dit Tarrou. — Vous n’avez pas encore compris, repondit Rambert, en haussant les epaules. — Quoi donc ? — La peste. — Ah ! fit Rieux. — Non, vous n’avez pas compris que ca consiste a recommencer. Rambert alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petit phonographe. — Quel est ce disque? demanda Tarrou. Je le connais. Rambert repondit que c’etait Saint James Infirmary. Au milieu du disque, on entendit deux coups de feu claquer au loin. — Un chien ou une evasion, dit Tarrou. Un moment apres, le disque s’acheva et l’appel d’une ambulance se precisa, grandit, passa sous les fenetres de la chambre d’hotel, diminua, puis s’eteignit enfin. — Ce disque n’est pas drole, dit Rambert. Et puis cela ait bien dix fois que je l’entends aujourd’hui. — Vous l’aimez tant que cela ? — Non, mais je n’ai que celui-la. Et apres un moment : — Je vous dis que ca consiste a recommencer. Il demanda a Rieux comment marchaient les formations. l y avait cinq equipes au travail. On esperait en former d’autres. Le journaliste s’etait assis sur son lit et paraissait reoccupe par ses ongles. Rieux examinait sa silhouette courte et puissante, ramassee sur le bord du lit. Il s’apercut out d’un coup que Rambert le regardait. — Vous savez, docteur, dit-il, j’ai beaucoup pense a notre organisation. Si je ne suis pas avec vous, c’est que j’ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne, j’ai fait la guerre d’Espagne. — De quel cote ? demanda Tarrou. — Du cote des vaincus. Mais depuis, j’ai un peu reflechi. — A quoi ? fit Tarrou. — Au courage. Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions. Mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’interesse pas. — On a l’impression qu’il est capable de tout, dit Tarrou. — Mais non, il est incapable de souffrir ou d’etre heureux longtemps. Il n’est donc capable de rien qui vaille. Il les regardait, et puis : — Voyons, Tarrou, etes-vous capable de mourir pour un amour? — Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant. — Voila. Et vous etes capable de mourir pour une idee, c’est visible a l’oeil nu. Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idee. Je ne crois pas a l’heroisme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’etait meurtrier. Ce qui m’interesse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime. Rieux avait ecoute le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur : — L’homme n’est pas une idee, Rambert. L’autre sautait de son lit, le visage enflamme de passion. — C’est une idee, et une idee courte, a partir du moment ou il se detourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d’amour. Resignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n’est pas possible, attendons la delivrance generale sans jouer au heros. Moi, je ne vais pas plus loin. Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude. — Vous avez raison, Rambert, tout a fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous detourner de ce que vous allez faire, qui me parait juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’heroisme dans tout cela. Il s’agit d’honnetete. C’est une idee qui peut faire rire, mais la seule facon de lutter contre la peste, c’est l’honnetete. — Qu’est-ce que l’honnetete? dit Rambert, d’un air soudain serieux. — Je ne sais pas ce qu’elle est en general. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste a faire mon metier. — Ah ! dit Rambert, avec rage, je ne sais pas quel est mon metier. Peut-etre en effet suis-je dans mon tort en choisissant l’amour. Rieux lui fit face : — Non, dit-il avec force, vous n’etes pas dans votre tort. Rambert les regardait pensivement. — Vous deux, je suppose que vous n’avez rien a perdre dans tout cela. C’est plus facile d’etre du bon cote. Rieux vida son verre. — Allons, dit-il, nous avons a faire. Il sortit. Tarrou le suivit, mais parut se raviser au moment de sortir, se retourna vers le journaliste et lui dit : — Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans une maison de sante a quelques centaines de kilometres d’ici ? Rambert eut un geste de surprise, mais Tarrou etait deja parti. A la premiere heure, le lendemain, Rambert telephonait au docteur : — Accepteriez-vous que je travaille avec vous jusqu’a ce que j’aie trouve le moyen de quitter la ville ? Il y eut un silence au bout du fil, et puis : — Oui, Rambert. Je vous remercie. III Ainsi, a longueur de semaine, les prisonniers de la peste se debattirent comme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert, arrivaient meme a imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore en hommes libres, qu’ils pouvaient encore choisir. Mais, en fait, on pouvait dire a ce moment, au milieu du mois d’aout, que la peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui etait la peste et des sentiments partages par tous. Le plus grand etait la separation et l’exil, avec ce que cela comportait de peur et de revolte. Voila pourquoi le narrateur croit qu’il convient, a ce sommet de la chaleur et de la maladie, de decrire la situation generale et, a titre d’exemple, les violences de nos concitoyens vivants, les enterrements des defunts et la souffrance des amants separes. C’est au milieu de cette annee-la que le vent se leva et souffla pendant plusieurs jours sur la cite empestee. Le vent est particulierement redoute des habitants d’Oran parce qu’il ne rencontre aucun obstacle naturel sur le plateau ou elle est construite et qu’il s’engouffre ainsi dans les rues avec toute sa violence. Apres ces longs mois ou pas une goutte d’eau n’avait rafraichi la ville, elle s’etait couverte d’un enduit gris qui s’ecailla sous le souffle du vent. Ce dernier soulevait ainsi des vagues de poussiere et de papiers qui battaient les jambes des promeneurs devenus plus rares. On les voyait se hater par les rues, courbes en avant, un mouchoir ou la main sur la bouche. Le soir, au lieu des rassemblements ou l’on tentait de prolonger le plus possible ces jours dont chacun pouvait etre le dernier, on rencontrait de petits groupes de gens presses de rentrer chez eux ou dans des cafes, si bien que pendant quelques jours, au crepuscule qui arrivait bien plus vite a cette epoque, les rues etaient desertes et le vent seul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevee et toujours invisible montait une odeur d’algues et de sel. Cette ville deserte, blanchie de poussiere, saturee d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gemissait alors comme une ile malheureuse. Jusqu’ici la peste avait fait beaucoup plus de victimes dans les quartiers exterieurs, plus peuples et moins confortables, que dans le centre de la ville. Mais elle sembla tout d’un coup se rapprocher et s’installer aussi dans les quartiers d’affaires. Les habitants accusaient le vent de transporter les germes d’infection. >, disait le directeur de l’hotel. Mais quoi qu’il en fut, les quartiers du centre savaient que leur tour etait venu en entendant vibrer tout pres d’eux, dans la nuit, et de plus en plus frequemment, le timbre des ambulances qui faisait resonner sous leurs fenetres l’appel morne et sans passion de la peste. A l’interieur meme de la ville, on eut l’idee d’isoler certains quartiers particulierement eprouves et de n’autoriser a en sortir que les hommes dont les services etaient indispensables. Ceux qui y vivaient jusque-la ne purent s’empecher de considerer cette mesure comme une brimade specialement dirigee contre eux, et dans tous les cas, ils pensaient par contraste aux habitants des autres quartiers comme a des hommes libres. Ces derniers, en revanche, dans leurs moments difficiles, trouvaient une consolation a imaginer que d’autres etaient encore moins libres qu’eux. > etait la phrase qui resumait alors le seul espoir possible. A peu pres a cette epoque, il y eut aussi une recrudescence d’incendies, surtout dans les quartiers de plaisance, aux portes ouest de la ville. Renseignements pris, il s’agissait de personnes revenues de quarantaine et qui, affolees par le deuil et le malheur, mettaient le feu a leur maison dans l’illusion qu’elles y faisaient mourir la peste. On eut beaucoup de mal a combattre ces entreprises dont la frequence soumettait des quartiers entiers a un perpetuel danger en raison du vent violent. Apres avoir demontre en vain que la desinfection des maisons operee par les autorites suffisait a exclure tout risque de contamination, il fallut edicter des peines tres severes contre ces incendiaires innocents. Et sans doute, ce n’etait pas l’idee de la prison qui fit alors reculer ces malheureux, mais la certitude commune a tous les habitants qu’une peine de prison equivalait a une peine de mort par suite de l’excessive mortalite qu’on relevait dans la geole municipale. Bien entendu, cette croyance n’etait pas sans fondement. Pour des raisons evidentes, il semblait que la peste s’acharnat particulierement sur tous ceux qui avaient pris l’habitude de vivre en groupes, soldats, religieux ou prisonniers. Malgre l’isolement de certains detenus, une prison est une communaute, et ce qui le prouve bien, c’est que dans notre prison municipale les gardiens, autant que les prisonniers, payaient leur tribut a la maladie. Du point de vue superieur de la peste, tout le monde, depuis le directeur jusqu’au dernier detenu, etait condamne et, pour la premiere fois peut-etre, il regnait dans la prison une justice absolue. C’est en vain que les autorites essayerent d’introduire de la hierarchie dans ce nivellement, en concevant l’idee de decorer les gardiens de prison morts dans l’exercice de leurs fonctions. Comme l’etat de siege etait decrete et que, sous un certain angle, on pouvait considerer que les gardiens de prison etaient des mobilises, on leur donna la medaille militaire a titre posthume. Mais si les detenus ne laisserent entendre aucune protestation, les milieux militaires ne prirent pas bien la chose et firent remarquer a juste titre qu’une confusion regrettable pouvait s’etablir dans l’esprit du public. On fit droit a leur demande et on pensa que le plus simple etait d’attribuer aux gardiens qui mourraient la medaille de l’epidemie. Mais pour les premiers, le mal etait fait, on ne pouvait songer a leur retirer leur decoration, et les milieux militaires continuerent a maintenir leur point de vue. D’autre part, en ce qui concerne la medaille des epidemies, elle avait l’inconvenient de ne pas produire l’effet moral qu’on avait obtenu par l’attribution d’une decoration militaire, puisqu’en temps d’epidemie il etait banal d’obtenir une decoration de ce genre. Tout le monde fut mecontent. De plus, l’administration penitentiaire ne put operer comme les autorites religieuses et, dans une moindre mesure, militaires. Les moines des deux seuls couvents de la ville avaient ete, en effet, disperses et loges provisoirement dans des familles pieuses. De meme, chaque fois que cela fut possible, des petites compagnies avaient ete detachees des casernes et mises en garnison dans des ecoles ou des immeubles publics. Ainsi la maladie qui, apparemment, avait force les habitants a une solidarite d’assieges, brisait en meme temps les associations traditionnelles et renvoyait les individus a leur solitude. Cela faisait du desarroi. On peut penser que toutes ces circonstances, ajoutees au vent, porterent aussi l’incendie dans certains esprits. Les portes de la ville furent attaquees de nouveau pendant la nuit, et a plusieurs reprises, mais cette fois par de petits groupes armes. Il y eut des echanges de coups de feu, des blesses et quelques evasions. Les postes de garde furent renforces et ces tentatives cesserent assez rapidement. Elles suffirent, cependant, pour faire lever dans la ville un souffle de revolution qui provoqua quelques scenes de violence. Des maisons, incendiees ou fermees pour des raisons sanitaires, furent pillees. A vrai dire, il est difficile de supposer que ces actes aient ete premedites. La plupart du temps, une occasion subite amenait des gens, jusque-la honorables, a des actions reprehensibles qui furent imitees sur-le-champ. Il se trouva ainsi des forcenes pour se precipiter dans une maison encore en flammes, en presence du proprietaire lui-meme, hebete par la douleur. Devant son indifference, l’exemple des premiers fut suivi par beaucoup de spectateurs et, dans cette rue obscure, a la lueur de l’incendie, on vit s’enfuir de toutes parts des ombres deformees par les flammes mourantes et par les objets ou les meubles qu’elles portaient sur les epaules. Ce furent ces incidents qui forcerent les autorites a assimiler l’etat de peste a l’etat de siege et a appliquer les lois qui en decoulent. On fusilla deux voleurs, mais il est douteux que cela fit impression sur les autres, car au milieu de tant de morts, ces deux executions passerent inapercues : c’etait une goutte d’eau dans la mer. Et, a la verite, des scenes semblables se renouvelerent assez souvent sans que les autorites fissent mine d’intervenir. La seule mesure qui sembla impressionner tous les habitants fut l’institution du couvre-feu. A partir de onze heures, plongee dans la nuit complete, la ville etait de pierre. Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchatres et ses rues rectilignes, jamais tachees par la masse noire d’un arbre, jamais troublees par le pas d’un promeneur ni le cri d’un chien. La grande cite silencieuse n’etait plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oublies ou d’anciens grands hommes etouffes a jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, a evoquer une image degradee de ce qui avait ete l’homme. Ces idoles mediocres tronaient sous un ciel epais, dans les carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien le regne immobile ou nous etions entres ou du moins son ordre ultime, celui d’une necropole ou la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix. Mais la nuit etait aussi dans tous les coeurs et les verites comme les legendes qu’on rapportait au sujet des enterrements n’etaient pas faites pour rassurer nos concitoyens. Car il faut bien parler des enterrements et le narrateur s’en excuse. Il sent bien le reproche qu’on pourrait lui faire a cet egard, mais sa seule justification est qu’il y eut des enterrements pendant toute cette epoque et que d’une certaine maniere, on l’a oblige, comme on a oblige tous ses concitoyens, a se preoccuper des enterrements. Ce n’est pas, en tout cas, qu’il ait du gout pour ces sortes de ceremonies, preferant au contraire la societe des vivants et, pour donner un exemple, les bains de mer. Mais, en somme, les bains de mer avaient ete supprimes et la societe des vivants craignait a longueur de journee d’etre obligee de ceder le pas a la societe des morts. C’etait la l’evidence. Bien entendu, on pouvait toujours s’efforcer de ne pas la voir, se boucher les yeux et la refuser, mais l’evidence a une force terrible qui finit toujours par tout emporter. Le moyen, par exemple, de refuser les enterrements, le jour ou ceux que vous aimez ont besoin des enterrements? Eh bien, ce qui caracterisait au debut nos ceremonies c’etait la rapidite ! Toutes les formalites avaient ete simplifiees et d’une maniere generale la pompe funeraire avait ete supprimee. Les malades mouraient loin de leur famille et on avait interdit les veillees rituelles, si bien que celui qui etait mort dans la soiree passait sa nuit tout seul et celui qui mourait dans la journee etait enterre sans-delai. On avisait la famille, bien entendu, mais, dans la plupart des cas, celle-ci ne pouvait pas se deplacer, etant en quarantaine si elle avait vecu aupres du malade. Dans le cas ou la famille n’habitait pas avec le defunt, elle se presentait a l’heure indiquee qui etait celle du depart pour le cimetiere, le corps ayant ete lave et mis en biere. Supposons que cette formalite ait eu lieu a l’hopital auxiliaire dont s’occupait le docteur Rieux. L’ecole avait une sortie placee derriere le batiment principal. Un grand debarras donnant sur le couloir contenait des cercueils. Dans le couloir meme, la famille trouvait un seul cercueil deja ferme. Aussitot, on passait au plus important, c’est-a-dire qu’on faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait ensuite le corps dans une voiture automobile qui etait soit un vrai fourgon, soit une grande ambulance transformee. Les parents montaient dans un des taxis encore autorises et, a toute vitesse, les voitures gagnaient le cimetiere par des rues exterieures. A la porte, des gendarmes arretaient le convoi, donnaient un coup de tampon sur le laissez-passer officiel, sans lequel il etait impossible d’avoir ce que nos concitoyens appellent une derniere demeure, s’effacaient, et les voitures allaient se placer pres d’un carre ou de nombreuses fosses attendaient d’etre comblees. Un pretre accueillait le corps, car les services funebres avaient ete supprimes a l’eglise. On sortait la biere sous les prieres, on la cordait, elle etait trainee, elle glissait, butait contre le fond, le pretre agitait son goupillon et deja la premiere terre rebondissait sur le couvercle. L’ambulance etait partie un peu avant pour se soumettre a un arrosage desinfectant et, pendant que les pelletees de glaise resonnaient de plus en plus sourdement, la famille s’engouffrait dans le taxi. Un quart d’heure apres, elle avait retrouve son domicile. Ainsi, tout se passait vraiment avec le maximum de rapidite et le minimum de risques. Et sans doute, au debut du moins, il est evident que le sentiment naturel des familles s’en trouvait froisse. Mais, en temps de peste, ce sont la des considerations dont il n’est pas possible de tenir compte : on avait tout sacrifie a l’efficacite. Du reste, si, au debut, le moral de la population avait souffert de ces pratiques, car le desir d’etre enterre decemment est plus repandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, par bonheur, le probleme du ravitaillement devint delicat et l’interet des habitants fut derive vers des preoccupations plus immediates. Absorbes par les queues a faire, les demarches a accomplir et les formalites a remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer a la facon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi, ces difficultes materielles qui devaient etre un mal se revelerent un bienfait par la suite. Et tout aurait ete pour le mieux, si l’epidemie ne s’etait pas etendue, comme on l’a deja vu. Car les cercueils se firent alors plus rares, la toile manqua pour les linceuls et la place au cimetiere. Il fallut aviser. Le plus simple, et toujours pour des raisons d’efficacite, parut de grouper les ceremonies et, lorsque la chose etait necessaire, de multiplier les voyages entre l’hopital et le cimetiere. Ainsi, en ce qui concerne le service de Rieux, l’hopital disposait a ce moment de cinq cercueils. Une fois pleins, l’ambulance les chargeait. Au cimetiere, les boites etaient videes, les corps couleur de fer etaient charges sur les brancards et attendaient dans un hangar, amenage a cet effet. Les bieres etaient arrosees d’une solution antiseptique, ramenees a l’hopital, et l’operation recommencait autant de fois qu’il etait necessaire. L’organisation etait donc tres bonne et le prefet s’en montra satisfait. Il dit meme a Rieux que cela valait mieux en fin de compte que les charrettes de morts conduites par des negres, telles qu’on les retrouvait dans les chroniques des anciennes pestes. — Oui, dit Rieux, c’est le meme enterrement, mais nous, nous faisons des fiches. Le progres est incontestable. Malgre ces succes de l’administration, le caractere desagreable que revetaient maintenant les formalites obligea la prefecture a ecarter les parents de la ceremonie. On tolerait seulement qu’ils vinssent a la porte du cimetiere et, encore, cela n’etait pas officiel. Car, en ce qui concerne la derniere ceremonie, les choses avaient un peu change. A l’extremite du cimetiere, dans un espace nu couvert de lentisques, on avait creuse deux immenses fosses. Il y avait la fosse des hommes et celle des femmes. De ce point de vue, l’administration respectait les convenances et ce n’est que bien plus tard que, par la force des choses, cette derniere pudeur disparut et qu’on enterra pele-mele, les uns sur les autres, hommes et femmes, sans souci de la decence. Heureusement, cette confusion ultime marqua seulement les derniers moments du fleau. Dans la periode qui nous occupe, la separation des fosses existait et la prefecture y tenait beaucoup. Au fond de chacune d’elles, une grosse epaisseur de chaux vive fumait et bouillonnait. Sur les bords du trou, un monticule de la meme chaux laissait ses bulles eclater a l’air libre. Quand les voyages de l’ambulance etaient termines, on amenait les brancards en cortege, on laissait glisser au fond, a peu pres les uns a cote des autres, les corps denudes et legerement tordus et, a ce moment, on les recouvrait de chaux vive, puis de terre, mais jusqu’a une certaine hauteur seulement, afin de menager la place des hotes a venir. Le lendemain, les parents etaient invites a signer sur un registre, ce qui marquait la difference qu’il peut y avoir entre les hommes et, par exemple, les chiens : le controle etait toujours possible. Pour toutes ces operations, il fallait du personnel et l’on etait toujours a la veille d’en manquer. Beaucoup de ces infirmiers et de ces fossoyeurs d’abord officiels, puis improvises, moururent de la peste. Quelque precaution que l’on prit, la contagion se faisait un jour. Mais a y bien reflechir, le plus etonnant fut qu’on ne manqua jamais d’hommes pour faire ce metier, pendant tout le temps de l’epidemie. La periode critique se placa peu avant que la peste eut atteint son sommet et les inquietudes du docteur Rieux etaient alors fondees. Ni pour les cadres ni pour ce qu’il appelait les gros travaux, la main-d’oeuvre n’etait suffisante. Mais, a partir du moment ou la peste se fut reellement emparee de toute la ville, alors son exces meme entraina des consequences bien commodes, car elle desorganisa toute la vie economique et suscita ainsi un nombre considerable de chomeurs. Dans la plupart des cas, ils ne fournissaient pas de recrutement pour les cadres, -mais quant aux basses oeuvres, elles s’en trouverent facilitees. A partir de ce moment, en effet, on vit toujours la misere se montrer plus forte que la peur, d’autant que le travail etait paye en proportion des risques. Les services sanitaires purent disposer d’une liste de solliciteurs et, des qu’une vacance venait de se produire, on avisait les premiers de la liste qui, sauf si dans l’intervalle ils etaient entres eux aussi en vacances, ne manquaient pas de se presenter. C’est ainsi que le prefet qui avait longtemps hesite a utiliser les condamnes, a temps ou a vie, pour ce genre de travail, put eviter d’en arriver a cette extremite. Aussi longtemps qu’il y aurait des chomeurs, il etait d’avis qu’on pouvait attendre. Tant bien que mal, et jusqu’a la fin du mois d’aout, nos concitoyens purent donc etre conduits a leur derniere demeure sinon decemment, du moins dans un ordre suffisant pour que l’administration gardat la conscience qu’elle accomplissait son devoir. Mais il faut anticiper un peu sur la suite des evenements pour rapporter les derniers procedes auxquels il fallut recourir. Sur le palier ou la peste se maintint en effet a partir du mois d’aout, l’accumulation des victimes surpassa de beaucoup les possibilites que pouvait offrir notre petit cimetiere. On eut beau abattre des pans de mur, ouvrir aux morts une echappee sur les terrains environnants, il fallut bien vite trouver autre chose. On se decida d’abord a enterrer la nuit, ce qui, du coup, dispensa de prendre certains egards. On put entasser les corps de plus en plus nombreux dans les ambulances. Et les quelques promeneurs attardes qui, contre toute regle, se trouvaient encore dans les quartiers exterieurs apres le couvre-feu (ou ceux que leur metier y amenait) rencontraient parfois de longues ambulances blanches qui filaient a toute allure, faisant resonner de leur timbre sans eclat les rues creuses de la nuit. Hativement, les corps etaient jetes dans les fosses. Ils n’avaient pas fini de basculer que les pelletees de chaux s’ecrasaient sur leurs visages et la terre les recouvrait de facon anonyme, dans des trous que l’on creusait de plus en plus profonds. Un peu plus tard cependant, on fut oblige de chercher ailleurs et de prendre encore du large. Un arrete prefectoral expropria les occupants des concessions a perpetuite et l’on achemina vers le four crematoire tous les restes exhumes. Il fallut bientot conduire les morts de la peste eux-memes a la cremation. Mais on dut utiliser alors l’ancien four d’incineration qui se trouvait a l’est de la ville, a l’exterieur des portes. On reporta plus loin le piquet de garde et un employe de la mairie facilita beaucoup la tache des autorites en conseillant d’utiliser les tramways qui, autrefois, desservaient la corniche maritime, et qui se trouvaient sans emploi. A cet effet, on amenagea l’interieur des baladeuses et des motrices en enlevant les sieges, et on detourna la voie a hauteur du four, qui devint ainsi une tete de ligne. Et pendant toute la fin de l’ete, comme au milieu des pluies de l’automne, on put voir le long de la corniche, au coeur de chaque nuit, passer d’etranges convois de tramways sans voyageurs, brinquebalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce qu’il en etait. Et malgre les patrouilles qui interdisaient l’acces de la corniche, des groupes parvenaient a se glisser bien souvent dans les rochers qui surplombent les vagues et a lancer des fleurs dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les vehicules cahoter encore dans la nuit d’ete, avec leur chargement de fleurs et de morts. Vers le matin, en tout cas, les premiers jours, une vapeur epaisse et nauseabonde planait sur les quartiers orientaux de la ville. De l’avis de tous les medecins, ces exhalaisons, quoique desagreables, ne pouvaient nuire a personne. Mais les habitants de ces quartiers menacerent aussitot de les deserter, persuades que la peste s’abattait ainsi sur eux du haut du ciel, si bien qu’on fut oblige de detourner les fumees par un systeme de canalisations compliquees et les habitants se calmerent. Les jours de grand vent seulement, une vague odeur venue de l’est leur rappelait qu’ils etaient installes dans un nouvel ordre, et que les flammes de la peste devoraient leur tribut chaque soir. Ce furent la les consequences extremes de l’epidemie. Mais il est heureux qu’elle ne se soit point accrue par la suite, car on peut penser que l’ingeniosite de nos bureaux, les dispositions de la prefecture et meme la capacite d’absorption du four eussent peut-etre ete depassees. Rieux savait qu’on avait prevu alors des solutions desesperees, comme le rejet des cadavres a la mer, et il imaginait aisement leur ecume monstrueuse sur l’eau bleue. Il savait aussi que si les statistiques continuaient a monter, aucune organisation, si excellente fut-elle, n’y resisterait, que les hommes viendraient mourir dans l’entassement, pourrir dans la rue, malgre la prefecture, et que la ville verrait, sur les places publiques, les mourants s’accrocher aux vivants avec un melange de haine legitime et de stupide esperance. C’etait ce genre d’evidence ou d’apprehensions, en tout cas, qui entretenait chez nos concitoyens le sentiment de leur exil et de leur separation. A cet egard, le narrateur sait parfaitement combien il est regrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment spectaculaire, comme par exemple quelque heros reconfortant ou quelque action eclatante, pareils a ceux qu’on trouve dans les vieux recits. C’est que rien n’est moins spectaculaire qu’un fleau et, par leur duree meme, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vecues, les journees terribles de la peste n’apparaissaient pas comme de grandes flammes somptueuses et cruelles, mais plutot comme un interminable pietinement qui ecrasait tout sur son passage. Non, la peste n’avait rien a voir avec les grandes images exaltantes qui avaient poursuivi le docteur Rieux au debut de l’epidemie. Elle etait d’abord une administration prudente et impeccable, au bon fonctionnement. C’est ainsi, soit dit entre parentheses, que pour ne rien trahir et surtout pour ne pas se trahir lui-meme, le narrateur a tendu a l’objectivite. Il n’a presque rien voulu modifier par les effets de l’art, sauf en ce qui concerne les besoins elementaires d’une relation a peu pres coherente. Et c’est l’objectivite elle-meme qui lui commande de dire maintenant que si la grande souffrance de cette epoque, la plus generale comme la plus profonde, etait la separation, s’il est indispensable en conscience d’en donner une nouvelle description a ce stade de la peste, il n’en est pas moins vrai que cette souffrance elle-meme perdait alors de son pathetique. Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient le plus souffert de cette separation, s’habituaient-ils a la situation? Il ne serait pas tout a fait juste de l’affirmer. Il serait plus exact de dire qu’au moral comme au physique, ils souffraient de decharnement. Au debut de la peste ils se souvenaient tres bien de l’etre qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aime, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient apres coup qu’il avait ete heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire a l’heure meme ou ils l’evoquaient et dans des lieux desormais si lointains. En somme, a ce moment-la, ils avaient de la memoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxieme stade de la peste, ils perdirent aussi la memoire. Non qu’ils eussent oublie ce visage, mais, ce qui revient au meme, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus a l’interieur d’eux-memes. Et alors qu’ils avaient tendance a se plaindre, les premieres semaines, de n’avoir plus affaire qu’a des ombres dans les choses de leur amour, ils s’apercurent par la suite que ces ombres pouvaient encore devenir plus decharnees, en perdant jusqu’aux infimes couleurs que leur gardait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de separation, ils n’imaginaient plus cette intimite qui avait ete la leur, ni comment avait pu vivre pres d’eux un etre sur lequel, a tout moment, ils pouvaient poser la main. De ce point de vue, ils etaient entres dans l’ordre meme de la peste, d’autant plus efficace qu’il etait plus mediocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments. Mais tout le monde eprouvait des sentiments monotones. >, disaient nos concitoyens, parce qu’en periode de fleau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives, et parce qu’en fait, ils souhaitaient que cela finit. Mais tout cela se disait sans la flamme ou l’aigre sentiment du debut, et seulement avec les quelques raisons qui nous restaient encore claires, et qui etaient pauvres. Au grand elan farouche des premieres semaines avait succede un abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la resignation, mais qui n’en etait pas moins une sorte de consentement provisoire. Nos concitoyens s’etaient mis au pas, ils s’etaient adaptes, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple, considerait que c’etait cela le malheur, justement, et que l’habitude du desespoir est pire que le desespoir lui-meme. Auparavant, les separes n’etaient pas reellement malheureux, il y avait dans leur souffrance une illumination qui venait de s’eteindre. A present, on les voyait au coin des rues, dans les cafes ou chez leurs amis, placides et distraits, et l’oeil si ennuye que, grace a eux, toute la ville ressemblait a une salle d’attente. Pour ceux qui avaient un metier, ils le faisaient a l’allure meme de la peste, meticuleusement et sans eclat. Tout le monde etait modeste. Pour la premiere fois, les separes n’avaient pas de repugnance a parler de l’absent, a prendre le langage de tous, a examiner leur separation sous le meme angle que les statistiques de l’epidemie. Alors que, jusque-la, ils avaient soustrait farouchement leur souffrance au malheur collectif, ils acceptaient maintenant la confusion. Sans memoire et sans espoir, ils s’installaient dans le present. A la verite, tout leur devenait present. Il faut bien le dire, la peste avait enleve a tous le pouvoir de l’amour et meme de l’amitie. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants. Bien entendu, rien de tout cela n’etait absolu. Car s’il est vrai que tous les separes en vinrent a cet etat, il est juste d’ajouter qu’ils n’y arriverent pas tous en meme temps et qu’aussi bien, une fois installes dans cette nouvelle attitude, des eclairs, des retours de brusques lucidites ramenaient les patients a une sensibilite plus jeune et plus douloureuse. Il y fallait ces moments de distraction ou ils formaient quelque projet qui impliquait que la peste eut cesse. Il fallait qu’ils ressentissent inopinement, et par l’effet de quelque grace, la morsure d’une jalousie sans objet. D’autres trouvaient aussi des renaissances soudaines, sortaient de leur torpeur certains jours de la semaine, le dimanche naturellement et le samedi apres-midi, parce que ces jours-la etaient consacres a certains rites, du temps de l’absent. Ou bien encore, une certaine melancolie qui les prenait a la fin des journees leur donnait l’avertissement, pas toujours confirme d’ailleurs, que la memoire allait leur revenir. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle de l’examen de conscience, cette heure est dure pour le prisonnier ou l’exile qui n’ont a examiner que du vide. Elle les tenait suspendus un moment, puis ils retournaient a l’atonie, ils s’enfermaient dans la peste. On a deja compris que cela consistait a renoncer a ce qu’ils avaient de plus personnel. Alors que dans les premiers temps de la peste, ils etaient frappes par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup pour eux, sans avoir aucune existence pour les autres, et ils faisaient ainsi l’experience de la vie professionnelle, maintenant, au contraire, ils ne s’interessaient qu’a ce qui interessait les autres, ils n’avaient plus que des idees generales et leur amour meme avait pris pour eux la figure la plus abstraite. Ils etaient a ce point abandonnes a la peste qu’il leur arrivait parfois de n’esperer plus qu’en son sommeil et de se surprendre a penser : > Mais ils dormaient deja en verite, et tout ce temps ne fut qu’un long sommeil. La ville etait peuplee de dormeurs eveilles qui n’echappaient reellement a leur sort que ces rares fois ou, dans la nuit, leur blessure apparemment fermee se rouvrait brusquement. Et reveilles en sursaut, ils en tataient alors, avec une sorte de distraction, les levres irritees, retrouvant en un eclair leur souffrance, soudain rajeunie, et, avec elle, le visage bouleverse de leur amour. Au matin, ils revenaient au fleau, c’est-a-dire a la routine. Mais de quoi, dira-t-on, ces separes avaient-ils l’air? Eh bien, cela est simple, ils n’avaient l’air de rien. Ou, si on prefere, ils avaient l’air de tout le monde, un air tout a fait general. Ils partageaient la placidite et les agitations pueriles de la cite. Ils perdaient les apparences du sens critique, tout en gagnant les apparences du sang-froid. On pouvait voir, par exemple, les plus intelligents d’entre eux faire mine de chercher comme tout le monde dans les journaux, ou bien dans les emissions radiophoniques, des raisons de croire a une fin rapide de la peste, et concevoir apparemment des espoirs chimeriques, ou eprouver des craintes sans fondement, a la lecture de considerations qu’un journaliste avait ecrites un peu au hasard, en baillant d’ennui. Pour le reste, ils buvaient leur biere ou soignaient leurs malades, paressaient ou s’epuisaient, classaient des fiches ou faisaient tourner des disques sans se distinguer autrement les uns des autres. Autrement dit, ils ne choisissaient plus rien. La peste avait supprime les jugements de valeur. Et cela se voyait a la facon dont personne ne s’occupait plus de la qualite des vetements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc. On peut dire pour finir que les separes n’avaient plus ce curieux privilege qui les preservait au debut. Ils avaient perdu l’egoisme de l’amour, et le benefice qu’ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation etait claire, le fleau concernait tout le monde. Nous tous au milieu des detonations qui claquaient aux portes de la ville, des coups de tampon qui scandaient notre vie ou nos deces, au milieu des incendies et des fiches, de la terreur et des formalites, promis a une mort ignominieuse, mais enregistree, parmi les fumees epouvantables et les timbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du meme pain d’exil, attendant sans le savoir la meme reunion et la meme paix bouleversantes. Notre amour sans doute etait toujours la, mais, simplement, il etait inutilisable, lourd a porter, inerte en nous, sterile comme le crime ou la condamnation. Il n’etait plus qu’une patience sans avenir et une attente butee. Et de ce point de vue, l’attitude de certains de nos concitoyens faisait penser a ces longues queues aux quatre coins de la ville, devant les boutiques d’alimentation. C’etait la meme resignation et la meme longanimite, a la fois illimitee et sans illusions. Il faudrait seulement elever ce sentiment a une echelle mille fois plus grande en ce qui concerne la separation, car il s’agissait alors d’une autre faim et qui pouvait tout devorer. Dans tous les cas, a supposer qu’on veuille avoir une idee juste de l’etat d’esprit ou se trouvaient les separes de notre ville, il faudrait de nouveau evoquer ces eternels soirs dores et poussiereux, qui tombaient sur la cite sans arbres, pendant qu’hommes et femmes se deversaient dans toutes les rues. Car, etrangement, ce qui montait alors vers les terrasses encore ensoleillees, en l’absence des bruits de vehicules et de machines qui font d’ordinaire tout le langage des villes, ce n’etait qu’une enorme rumeur de pas et de voix sourdes, le douloureux glissement de milliers de semelles rythme par le sifflement du fleau dans le ciel alourdi, un pietinement interminable et etouffant enfin, qui remplissait peu a peu toute la ville et qui, soir apres soir, donnait sa voix la plus fidele et la plus morne a l’obstination aveugle qui, dans nos coeurs, remplacait alors l’amour. IV Pendant les mois de septembre et d’octobre, la peste garda la ville repliee sous elle. Puisqu’il s’agissait de pietinements, plusieurs centaines de milliers d’hommes pietinerent encore, pendant des semaines qui n’en finissaient pas. La brume, la chaleur et la pluie se succederent dans le ciel. Des bandes silencieuses d’etourneaux et de grives, venant du sud, passerent tres haut, mais contournerent la ville, comme si le fleau de Paneloux, l’etrange piece de bois qui tournait en sifflant au-dessus des maisons, les tenait a l’ecart. Au debut d’octobre, de grandes averses balayerent les rues. Et pendant tout ce temps, rien de plus important ne se produisit que ce pietinement enorme. Rieux et ses amis decouvrirent alors a quel point ils etaient fatigues. En fait, les hommes des formations sanitaires n’arrivaient plus a digerer cette fatigue. Le docteur Rieux s’en apercevait en observant sur ses amis et sur lui-meme les progres d’une curieuse indifference. Par exemple, ces hommes qui, jusqu’ici, avaient montre un si vif interet pour toutes les nouvelles qui concernaient la peste ne s’en preoccupaient plus du tout. Rambert, qu’on avait charge provisoirement de diriger une des maisons de quarantaine, installee depuis peu dans son hotel, connaissait parfaitement le nombre de ceux qu’il avait en observation. Il etait au courant des moindres details du systeme d’evacuation immediate qu’il avait organise pour ceux qui montraient subitement des signes de la maladie. La statistique des effets du serum sur les quarantaines etait gravee dans sa memoire. Mais il etait incapable de dire le chiffre hebdomadaire des victimes de la peste, il ignorait reellement si elle etait en avance ou en recul. Et lui, malgre tout, gardait l’espoir d’une evasion prochaine. Quant aux autres, absorbes dans leur travail jour et nuit, ils ne lisaient les journaux ni n’entendaient la radio. Et si on leur annoncait un resultat, ils faisaient mine de s’y interesser, mais ils l’accueillaient en fait avec cette indifference distraite qu’on imagine aux combattants des grandes guerres, epuises de travaux, appliques seulement a ne pas defaillir dans leur devoir quotidien et n’esperant plus ni l’operation decisive, ni le jour de l’armistice. Grand, qui continuait a effectuer les calculs necessites par la peste, eut certainement ete incapable d’en indiquer les resultats generaux. Au contraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs a la fatigue, sa sante n’avait jamais ete bonne. Or, il cumulait ses fonctions d’auxiliaire a la mairie, son secretariat chez Rieux et ses travaux nocturnes. On pouvait le voir ainsi dans un continuel etat d’epuisement, soutenu par deux ou trois idees fixes, comme celle de s’offrir des vacances completes apres la peste, pendant une semaine au moins, et de travailler alors de facon positive, >, a ce qu’il avait en train. Il etait sujet aussi a de brusques attendrissements et, dans ces occasions, il parlait volontiers de Jeanne a Rieux, se demandait ou elle pouvait etre au moment meme, et si, lisant les journaux, elle pensait a lui. C’est avec lui que Rieux se surprit un jour a parler de sa propre femme sur le ton le plus banal, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-la. Incertain du credit qu’il fallait attacher aux telegrammes toujours rassurants de sa femme, il s’etait decide a cabler au medecin-chef de l’etablissement ou elle se soignait. En retour, il avait recu l’annonce d’une aggravation dans l’etat de la malade et l’assurance que tout serait fait pour enrayer les progres du mal. Il avait garde pour lui la nouvelle et il ne s’expliquait pas, sinon par la fatigue, comment il avait pu la confier a Grand. L’employe, apres lui avoir parle de Jeanne, l’avait questionne sur sa femme et Rieux avait repondu. > Et Rieux avait acquiesce, disant simplement que la separation commencait a etre longue et que lui aurait peut-etre aide sa femme a triompher de sa maladie, alors qu’aujourd’hui, elle devait se sentir tout a fait seule. Puis il s’etait tu et n’avait plus repondu qu’evasivement aux questions de Grand. Les autres etaient dans le meme etat. Tarrou resistait mieux, mais ses carnets montrent que si sa curiosite n’avait pas diminue de profondeur, elle avait perdu de sa diversite. Pendant toute cette periode, en effet, il ne s’interessait apparemment qu’a Cottard. Le soir, chez Rieux, ou il avait fini par s’installer depuis que l’hotel avait ete transforme en maison de quarantaine, c’est a peine s’il ecoutait Grand ou le docteur enoncer les resultats. Il ramenait tout de suite la conversation sur les petits details de la vie oranaise qui l’occupaient generalement. Quant a Castel, le jour ou il vint annoncer au docteur que le serum etait pret, et apres qu’ils eurent decide de faire le premier essai sur le petit garcon de M. Othon qu’on venait d’amener a l’hopital et dont le cas semblait desespere a Rieux, celui-ci communiquait a son vieil ami les dernieres statistiques, quand il s’apercut que son interlocuteur s’etait endormi profondement au creux de son fauteuil. Et devant ce visage ou, d’habitude, un air de douceur et d’ironie mettait une perpetuelle jeunesse et qui, soudain abandonne, un filet de salive rejoignant les levres entrouvertes, laissait voir son usure et sa vieillesse, Rieux sentit sa gorge se serrer. C’est a de telles faiblesses que Rieux pouvait juger de sa fatigue. Sa sensibilite lui echappait. Nouee la plupart du temps, durcie et dessechee, elle crevait de loin en loin et l’abandonnait a des emotions dont il n’avait plus la maitrise. Sa seule defense etait de se refugier dans ce durcissement et de resserrer le noeud qui s’etait forme en lui. Il savait bien que c’etait la bonne maniere de continuer. Pour le reste, il n’avait pas beaucoup d’illusions et sa fatigue lui otait celles qu’il conservait encore. Car il savait que, pour une periode dont il n’apercevait pas le terme, son role n’etait plus de guerir. Son role etait de diagnostiquer. Decouvrir, voir, decrire, enregistrer, puis condamner, c’etait sa tache. Des epouses lui prenaient le poignet et hurlaient : > Mais il n’etait pas la pour donner la vie, il etait la pour ordonner l’isolement. A quoi servait la haine qu’il lisait alors sur les visages? >, lui avait-on dit un jour. Mais si, il en avait un. Il lui servait a supporter les vingt heures par jour ou il voyait mourir des hommes qui etaient faits pour vivre. Il lui servait a recommencer tous les jours. Desormais, il avait juste assez de coeur pour ca. Comment ce coeur aurait-il suffi a donner la vie ? Non, ce n’etaient pas des secours qu’il distribuait a longueur de journee, mais des renseignements. Cela ne pouvait pas s’appeler un metier d’homme, bien entendu. Mais, apres tout, a qui donc, parmi cette foule terrorisee et decimee, avait-on laisse le loisir d’exercer son metier d’homme ? C’etait encore heureux qu’il y eut la fatigue. Si Rieux avait ete plus frais, cette odeur de mort partout repandue eut pu le rendre sentimental. Mais quand on n’a dormi que quatre heures, on n’est pas sentimental. On voit les choses comme elles sont, c’est-a-dire qu’on les voit selon la justice, la hideuse et derisoire justice. Et les autres, les condamnes, le sentaient bien eux aussi. Avant la peste, on le recevait comme un sauveur. Il allait tout arranger avec trois pilules et une seringue, et on lui serrait le bras en le conduisant le long des couloirs. C’etait flatteur, mais dangereux. Maintenant, au contraire, il se presentait avec des soldats, et il fallait des coups de crosse pour que la famille se decidat a ouvrir. Ils auraient voulu l’entrainer et entrainer l’humanite entiere avec eux dans la mort. Ah ! il etait bien vrai que les hommes ne pouvaient pas se passer des hommes, qu’il etait aussi demuni que ces malheureux et qu’il meritait ce meme tremblement de pitie qu’il laissait grandir en lui lorsqu’il les avait quittes. C’etait du moins, pendant ces interminables semaines, les pensees que le docteur Rieux agitait avec celles qui concernaient son etat de separe. Et c’etait aussi celles dont il lisait les reflets sur le visage de ses amis. Mais le plus dangereux effet de l’epuisement qui gagnait, peu a peu, tous ceux qui continuaient cette lutte contre le fleau n’etait pas dans cette indifference aux evenements exterieurs et aux emotions des autres, mais dans la negligence ou ils se laissaient aller. Car ils avaient tendance alors a eviter tous les gestes qui n’etaient pas absolument indispensables et qui leur paraissaient toujours au-dessus de leurs forces. C’est ainsi que ces hommes en vinrent a negliger de plus en plus souvent les regles d’hygiene qu’ils avaient codifiees, a oublier quelques-unes des nombreuses desinfections qu’ils devaient pratiquer sur eux-memes, a courir quelquefois, sans etre premunis contre la contagion, aupres des malades atteints de peste pulmonaire, parce que, prevenus au dernier moment qu’il fallait se rendre dans les maisons infectees, il leur avait paru d’avance epuisant de retourner dans quelque local pour se faire les instillations necessaires. La etait le vrai danger, car c’etait la lutte elle-meme contre la peste qui les rendait alors le plus vulnerables a la peste, ils pariaient en somme sur le hasard et le hasard n’est a personne. Il y avait pourtant dans la ville un homme qui ne paraissait ni epuise, ni decourage, et qui restait l’image vivante de la satisfaction. C’etait Cottard. Il continuait a se tenir a l’ecart, tout en maintenant ses rapports avec les autres. Mais il avait choisi de voir Tarrou aussi souvent que le travail de celui-ci le permettait, d’une part, parce que Tarrou etait bien renseigne sur son cas et, d’autre part, parce qu’il savait accueillir le petit rentier avec une cordialite inalterable. C’etait un miracle perpetuel, mais Tarrou, malgre le labeur qu’il fournissait, restait toujours bienveillant et attentif. Meme lorsque la fatigue l’ecrasait certains soirs, il retrouvait le lendemain une nouvelle energie. > C’est pourquoi les notes de Tarrou, a cette epoque, convergent peu a peu sur le personnage de Cottard. Tarrou a essaye de donner un tableau des reactions et des reflexions de Cottard, telles qu’elles lui etaient confiees par ce dernier ou telles qu’il les interpretait. Sous la rubrique >, ce tableau occupe quelques pages du carnet et le narrateur croit utile d’en donner ici un apercu. L’opinion generale de Tarrou sur le petit rentier se resumait dans ce jugement : > Apparemment du reste, il grandissait dans la bonne humeur. Il n’etait pas mecontent de la tournure que prenaient les evenements. Il exprimait quelquefois le fond de sa pensee, devant Tarrou, par des remarques de ce genre : > Avec la peste, plus question d’enquetes secretes, de dossiers, de fiches, d’instructions mysterieuses et d’arrestation imminente. A proprement parler, il n’y a plus de police, plus de crimes anciens ou nouveaux, plus de coupables, il n’y a que des condamnes qui attendent la plus arbitraire des graces, et, parmi eux, les policiers eux-memes. >> Ainsi Cottard, et toujours selon l’interpretation de Tarrou, etait fonde a considerer les symptomes d’angoisse et de desarroi que presentaient nos concitoyens avec cette satisfaction indulgente et comprehensive qui pouvait s’exprimer par un : > Alors, a ce compte, personne n’est jamais avec personne. ” Et puis : ” Vous pouvez y aller, c’est moi qui vous le dis. La seule facon de mettre les gens ensemble, c’est encore de leur envoyer la peste. Regardez donc autour de vous. ” Et en verite, je comprends bien ce qu’il veut dire et combien la vie d’aujourd’hui doit lui paraitre confortable. Comment ne reconnaitrait-il pas au passage les reactions qui ont ete les siennes ; la tentative que chacun fait d’avoir tout le monde avec soi ; l’obligeance qu’on deploie pour renseigner parfois un passant egare et la mauvaise humeur qu’on lui temoigne d’autres fois ; la precipitation des gens vers les restaurants de luxe, leur satisfaction de s’y trouver et de s’y attarder ; l’affluence desordonnee qui fait queue, chaque jour, au cinema, qui remplit toutes les salles de spectacle et les dancings eux-memes, qui se repand comme une maree dechainee dans tous les lieux publics ; le recul devant tout contact, l’appetit de chaleur humaine qui pousse cependant les hommes les uns vers les autres, les coudes vers les coudes et les sexes vers les sexes ? Cottard a connu tout cela avant eux, c’est evident. Sauf les femmes, parce qu’avec sa tete… Et je suppose que lorsqu’il s’est senti pres d’aller chez les filles, il s’y est refuse, pour ne pas se donner un mauvais genre qui, par la suite, eut pu le desservir. > Il arrivait souvent a Tarrou de sortir le soir avec Cottard. Il racontait ensuite, dans ses carnets, comment ils plongeaient dans la foule sombre des crepuscules ou des nuits, epaule contre epaule, s’immergeant dans une masse blanche et noire ou, de loin en loin, une lampe mettait de rares eclats, et accompagnant le troupeau humain vers les plaisirs chaleureux qui le defendaient contre le froid de la peste. Ce que Cottard, quelques mois auparavant, cherchait dans les lieux publics, le luxe et la vie ample, ce dont il revait sans pouvoir se satisfaire, c’est-a-dire la jouissance effrenee, un peuple entier s’y portait maintenant. Alors que le prix de toutes choses montait irresistiblement, on n’avait jamais tant gaspille d’argent, et quand le necessaire manquait a la plupart, on n’avait jamais mieux dissipe le superflu. On voyait se multiplier tous les jeux d’une oisivete qui n’etait pourtant que du chomage. Tarrou et Cottard suivaient parfois, pendant de longues minutes, un de ces couples qui, auparavant, s’appliquaient a cacher ce qui les liait et qui, a present, serres l’un contre l’autre, marchaient obstinement a travers la ville, sans voir la foule qui les entourait, avec la distraction un peu fixe des grandes passions. Cottard s’attendrissait : >disait-il. Et il parlait haut, s’epanouissait au milieu de la fievre collective, des pourboires royaux qui sonnaient autour d’eux et des intrigues qui se nouaient devant leurs yeux. Cependant, Tarrou estimait qu’il entrait peu de mechancete dans l’attitude de Cottard. Son > marquait plus de malheur que de triomphe. Quand on a passe son temps, comme Cottard, a voir des indicateurs possibles dans tous ceux de qui, pourtant, on recherchait la compagnie, on peut comprendre ce sentiment. On compatit tres bien avec des gens qui vivent dans l’idee que la peste peut, du jour au lendemain, leur mettre la main sur l’epaule et qu’elle se prepare peut-etre a le faire, au moment ou l’on se rejouit d’etre encore sain et sauf. Autant que cela est possible, il est a l’aise dans la terreur. Mais parce qu’il a ressenti tout cela avant eux, je crois qu’il ne peut pas eprouver tout a fait avec eux la cruaute de cette incertitude. En somme, avec nous, nous qui ne sommes pas encore morts de la peste, il sent bien que sa liberte et sa vie sont tous les jours a la veille d’etre detruites. Mais puisque lui-meme a vecu dans la terreur, il trouve normal que les autres la connaissent a leur tour. Plus exactement, la terreur lui parait alors moins lourde a porter que s’il y etait tout seul. C’est en cela qu’il a tort et qu’il est plus difficile a comprendre que d’autres. Mais, apres tout, c’est en cela qu’il merite plus que d’autres qu’on essaie de le comprendre. >> Enfin, les pages de Tarrou se terminent sur un recit qui illustre cette conscience singuliere qui venait en meme temps a Cottard et aux pestiferes. Ce recit restitue a peu pres l’atmosphere difficile de cette epoque et c’est pourquoi le narrateur y attache de l’importance. Ils etaient alles a l’Opera municipal ou l’on jouait Orphee et Eurydice. Cottard avait invite Tarrou. Il s’agissait d’une troupe qui etait venue, au printemps de la peste, donner des representations dans notre ville. Bloquee par la maladie, cette troupe s’etait vue contrainte, apres accord avec notre Opera, de rejouer son spectacle, une fois par semaine. Ainsi, depuis des mois, chaque vendredi, notre theatre municipal retentissait des plaintes melodieuses d’Orphee et des appels impuissants d’Eurydice. Cependant, ce spectacle continuait de connaitre la faveur du public et faisait toujours de grosses recettes. Installes aux places les plus cheres, Cottard et Tarrou dominaient un parterre gonfle a craquer par les plus elegants de nos concitoyens. Ceux qui arrivaient s’appliquaient visiblement a ne pas manquer leur entree. Sous la lumiere eblouissante de l’avant-rideau, pendant que les musiciens accordaient discretement leurs instruments, les silhouettes se detachaient avec precision, passaient d’un rang a l’autre, s’inclinaient avec grace. Dans le leger brouhaha d’une conversation de bon ton, les hommes reprenaient l’assurance qui leur manquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la ville. L’habit chassait la peste. Pendant tout le premier acte, Orphee se plaignit avec facilite, quelques femmes en tuniques commenterent avec grace son malheur, et l’amour fut chante en ariettes. La salle reagit avec une chaleur discrete. C’est a peine si on remarqua qu’Orphee introduisait, dans son air du deuxieme acte, des tremblements qui n’y figuraient pas, et demandait avec un leger exces de pathetique, au maitre des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs. Certains gestes saccades qui lui echapperent apparurent aux plus avises comme un effet de stylisation qui ajoutait encore a l’interpretation du chanteur. Il fallut le grand duo d’Orphee et d’Eurydice au troisieme acte (c’etait le moment ou Eurydice echappait a son amant) pour qu’une certaine surprise courut dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirme dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une facon grotesque, bras et jambes ecartes dans son costume a l’antique, et pour s’ecrouler au milieu des bergeries du decor qui n’avaient jamais cesse d’etre anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la premiere fois, et de terrible facon. Car, dans le meme temps, l’orchestre se tut, les gens du parterre se leverent et commencerent lentement a evacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une eglise, le service fini, ou d’une chambre mortuaire apres une visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tete baissee, les hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur evitant le heurt des strapontins. Mais, peu a peu, le mouvement se precipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers les sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en criant. Cottard et Tarrou, qui s’etaient seulement leves, restaient seuls en face d’une des images de ce qui etait leur vie d’alors : la peste sur la scene sous l’aspect d’un histrion desarticule et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile sous la forme d’eventails oublies et de dentelles trainant sur le rouge des fauteuils. Rambert, pendant les premiers jours du mois de septembre, avait serieusement travaille aux cotes de Rieux. Il avait simplement demande une journee de conge le jour ou il devait rencontrer Gonzales et les deux jeunes gens devant le lycee de garcons. Ce jour-la, a midi, Gonzales et le journaliste virent arriver les deux petits qui riaient. Ils dirent qu’on n’avait pas eu de chance l’autre fois, mais qu’il fallait s’y attendre. En tout cas, ce n’etait plus leur semaine de garde. Il fallait patienter jusqu’a la semaine prochaine. On recommencerait alors. Rambert dit que c’etait bien le mot. Gonzales proposa donc un rendez-vous pour le lundi suivant. Mais cette fois-ci, on installerait Rambert chez Marcel et Louis. > Mais Marcel, ou Louis, dit a ce moment que le plus simple etait de conduire tout de suite le camarade. S’il n’etait pas difficile, il y avait a manger pour eux quatre. Et de cette facon, il se rendrait compte. Gonzales dit que c’etait une tres bonne idee et ils descendirent vers le port. Marcel et Louis habitaient a l’extremite du quartier de la Marine, pres des portes qui ouvraient sur la corniche. C’etait une petite maison espagnole, epaisse de murs, aux contrevents de bois peint, aux pieces nues et ombreuses. Il y avait du riz que servit la mere des jeunes gens, une vieille Espagnole souriante et pleine de rides. Gonzales s’etonna, car le riz manquait deja en ville. >, dit Marcel. Rambert mangeait et buvait, et Gonzales dit que c’etait un vrai copain, pendant que le journaliste pensait seulement a la semaine qu’il devait passer. En fait, il eut deux semaines a attendre, car les tours de garde furent portes a quinze jours, pour reduire le nombre des equipes. Et, pendant ces quinze jours, Rambert travailla sans s’epargner, de facon ininterrompue, les yeux fermes en quelque sorte, depuis l’aube jusqu’a la nuit. Tard dans la nuit, il se couchait et dormait d’un sommeil epais. Le passage brusque de l’oisivete a ce labeur epuisant le laissait a peu pres sans reves et sans forces. Il parlait peu de son evasion prochaine. Un seul fait notable : au bout d’une semaine, il confia au docteur que pour la premiere fois, la nuit precedente, il s’etait enivre. Sorti du bar, il eut tout a coup l’impression que ses aines grossissaient et que ses bras se mouvaient difficilement autour de l’aisselle. Il pensa que c’etait la peste. Et la seule reaction qu’il put avoir alors et dont il convint avec Rieux qu’elle n’etait pas raisonnable, fut de courir vers le haut de la ville, et la, d’une petite place, d’ou l’on ne decouvrait toujours pas la mer, mais d’ou l’on voyait un peu plus de ciel, il appela sa femme avec un grand cri, par-dessus les murs de la ville. Rentre chez lui et ne decouvrant sur son corps aucun signe d’infection, il n’avait pas ete tres fier de cette crise soudaine. Rieux dit qu’il comprenait tres bien qu’on puisse agir ainsi : > — M. Othon m’a parle de vous ce matin, ajouta soudain Rieux, au moment ou Rambert le quittait. Il m’a demande si je vous connaissais : > — Qu’est-ce que cela veut dire ? — Cela veut dire qu’il faut vous depecher. — Merci, dit Rambert, en serrant la main du docteur. Sur la porte, il se retourna tout d’un coup. Rieux remarqua que, pour la premiere fois depuis le debut de la peste, il souriait. — Pourquoi donc ne m’empechez-vous pas de partir? Vous en avez les moyens. Rieux secoua la tete avec son mouvement habituel, et dit que c’etait l’affaire de Rambert, que ce dernier avait choisi le bonheur et que lui, Rieux, n’avait pas d’arguments a lui opposer. Il se sentait incapable de juger de ce qui etait bien ou de ce qui etait mal en cette affaire. — Pourquoi me dire de faire vite, dans ces conditions? Rieux sourit a son tour. — C’est peut-etre que j’ai envie, moi aussi, de faire quelque chose pour le bonheur. Le lendemain, ils ne parlerent plus de rien, mais travaillerent ensemble. La semaine suivante, Rambert etait enfin installe dans la petite maison espagnole. On lui avait fait un lit dans la piece commune. Comme les jeunes gens ne rentraient pas pour le repas, et comme on l’avait prie de sortir le moins possible, il y vivait seul, la plupart du temps, ou faisait la conversation avec la vieille mere. Elle etait seche et active, habillee de noir, le visage brun et ride, sous des cheveux blancs tres propres. Silencieuse, elle souriait seulement de tous ses yeux quand elle regardait Rambert. D’autres fois, elle lui demandait s’il ne craignait pas d’apporter la peste a sa femme. Lui pensait que c’etait une chance a courir, mais qu’en somme elle etait minime, tandis qu’en restant dans la ville, ils risquaient d’etre separes pour toujours. — Elle est gentille ? disait la vieille en souriant. — Tres gentille. — Jolie ? — Je crois. — Ah ! disait-elle, c’est pour cela. Rambert reflechissait. C’etait sans doute pour cela, mais il etait impossible que ce fut seulement pour cela. — Vous ne croyez pas au bon Dieu ? disait la vieille qui allait a la messe tous les matins. Rambert reconnut que non et la vieille dit encore que c’etait pour cela. — Il faut la rejoindre, vous avez raison. Sinon, qu’est-ce qui vous resterait ? Le reste du temps, Rambert tournait en rond autour des murs nus et crepis, caressant les eventails cloues aux parois, ou bien comptait les boules de laine qui frangeaient le tapis de table. Le soir, les jeunes gens rentraient. Ils ne parlaient pas beaucoup, sinon pour dire que ce n’etait pas encore le moment. Apres le diner, Marcel jouait de la guitare et ils buvaient une liqueur anisee. Rambert avait l’air de reflechir. Le mercredi, Marcel rentra en disant : > Des deux hommes qui tenaient le poste avec eux, l’un etait atteint de la peste et l’autre, qui partageait ordinairement la chambre du premier, etait en observation. Ainsi, pendant deux ou trois jours, Marcel et Louis seraient seuls. Au cours de la nuit, ils allaient arranger les derniers details. Le lendemain, ce serait possible. Rambert remercia. > demanda la vieille. Il dit que oui, mais il pensait a autre chose. Le lendemain, sous un ciel lourd, la chaleur etait humide et etouffante. Les nouvelles de la peste etaient mauvaises. La vieille Espagnole gardait cependant sa serenite. > Comme Marcel et Louis, Rambert etait torse nu. Mais quoi qu’il fit, la sueur lui coulait entre les epaules et sur la poitrine. Dans la demi-penombre de la maison aux volets clos, cela leur faisait des torses bruns et vernis. Rambert tournait en rond sans parler. Brusquement, a quatre heures de l’apres-midi, il s’habilla et annonca qu’il sortait. — Attention, dit Marcel, c’est pour minuit. Tout est en place. Rambert se rendit chez le docteur. La mere de Rieux dit a Rambert qu’il le trouverait a l’hopital de la haute ville. Devant le poste de garde, la meme foule tournait toujours sur elle-meme. >disait un sergent aux yeux globuleux. Les autres circulaient, mais en rond. >, disait le sergent dont la sueur percait la veste. C’etait aussi l’avis des autres, mais ils restaient quand meme, malgre la chaleur meurtriere. Rambert montra son laissez-passer au sergent qui lui indiqua le bureau de Tarrou. La porte en donnait sur la cour. Il croisa le pere Paneloux, qui sortait du bureau. Dans une sale petite piece blanche qui sentait la pharmacie et le drap humide, Tarrou, assis derriere un bureau de bois noir, les manches de chemise retroussees, tamponnait avec un mouchoir la sueur qui coulait dans la saignee de son bras. — Encore la ? dit-il. — Oui, je voudrais parler a Rieux. — Il est dans la salle. Mais si cela peut s’arranger sans lui, il vaudrait mieux. — Pourquoi? — Il est surmene. Je lui evite ce que je peux. Rambert regardait Tarrou. Celui-ci avait maigri. La fatigue lui brouillait les yeux et les traits. Ses fortes epaules etaient ramassees en boule. On frappa a la porte, et un infirmier entra, masque de blanc. Il deposa sur le bureau de Tarrou un paquet de fiches et, d’une voix que le linge etouffait, dit seulement : >, puis sortit. Tarrou regarda le journaliste et lui montra les fiches qu’il deploya en eventail. — De belles fiches, hein? Eh bien, non, ce sont des morts de la nuit. Son front s’etait creuse. Il replia le paquet de fiches. — La seule chose qui nous reste, c’est la comptabilite. Tarrou se leva, prenant appui sur la table. — Allez-vous bientot partir ? — Ce soir, a minuit. Tarrou dit que cela lui faisait plaisir et que Rambert devait veiller sur lui. — Dites-vous cela sincerement ? Tarrou haussa les epaules : — A mon age, on est forcement sincere. Mentir est trop fatigant. — Tarrou, dit le journaliste, je voudrais voir le docteur. Excusez-moi. — Je sais. Il est plus humain que moi. Allons-y. — Ce n’est pas cela, dit Rambert avec difficulte. Et il s’arreta. Tarrou le regarda et, tout d’un coup, lui sourit. Ils suivirent un petit couloir dont les murs etaient peints en vert clair et ou flottait une lumiere d’aquarium. Juste avant d’arriver a une double porte vitree, derriere laquelle on voyait un curieux mouvement d’ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une tres petite salle, entierement tapissee de placards. Il ouvrit l’un d’eux, tira d’un sterilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un a Rambert et l’invita a s’en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait a quelque chose et Tarrou repondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres. Ils pousserent la porte vitree. C’etait une immense salle, aux fenetres hermetiquement closes, malgre la saison. Dans le haut des murs ronronnaient des appareils qui renouvelaient l’air, et leurs helices courbes brassaient l’air cremeux et surchauffe, au-dessus de deux rangees de lits gris. De tous les cotes, montaient des gemissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu’une plainte monotone. Des hommes, habilles de blanc, se deplacaient avec lenteur, dans la lumiere cruelle que deversaient les hautes baies garnies de barreaux. Rambert se sentit mal a l’aise dans la terrible chaleur de cette salle et il eut de la peine a reconnaitre Rieux, penche au-dessus d’une forme gemissante. Le docteur incisait les aines du malade que deux infirmieres, de chaque cote du lit, tenaient ecartele. Quand il se releva, il laissa tomber ses instruments dans le plateau qu’un aide lui tendait et resta un moment immobile, a regarder l’homme qu’on etait en train de panser. — Quoi de nouveau ? dit-il a Tarrou qui s’approchait. — Paneloux accepte de remplacer Rambert a la maison de quarantaine. Il a deja beaucoup fait. Il restera la troisieme equipe de prospection a regrouper sans Rambert. Rieux approuva de la tete. — Castel a acheve ses premieres preparations. Il propose un essai. — Ah ! dit Rieux, cela est bien. — Enfin, il y a ici Rambert. Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plisserent en apercevant le journaliste. — Que faites-vous ici ? dit-il. Vous devriez etre ailleurs. Tarrou dit que c’etait pour ce soir a minuit et Rambert ajouta : > Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s’humidifiait a l’endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irreelle, comme un dialogue de statues. — Je voudrais vous parler, dit Rambert. — Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien. Attendez-moi dans le bureau de Tarrou. Un moment apres, Rambert et Rieux s’installaient a l’arriere de la voiture du docteur. Tarrou conduisait. — Plus d’essence, dit celui-ci en demarrant. Demain, nous irons a pied. — Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous. Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire. Rieux semblait incapable d’emerger de sa fatigue. — Et elle ? dit-il d’une voix sourde. Rambert dit qu’il avait encore reflechi, qu’il continuait a croire ce qu’il croyait, mais que s’il partait, il aurait honte. Cela le generait pour aimer celle qu’il avait laissee. Mais Rieux se redressa et dit d’une voix ferme que cela etait stupide et qu’il n’y avait pas de honte a preferer le bonheur. — Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte a etre heureux tout seul. Tarrou, qui s’etait tu jusque-la, sans tourner la tete vers eux, fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour e bonheur. Il fallait choisir. — Ce n’est pas cela, dit Rambert. J’ai toujours pense que j’etais etranger a cette ville et que je n’avais rien a faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous. Personne ne repondit et Rambert parut s’impatienter. — Vous le savez bien d’ailleurs ! Ou sinon que feriez-vous dans cet hopital? Avez-vous donc choisi, vous, et renonce au bonheur ? Ni Tarrou ni Rieux ne repondirent encore. Le silence dura longtemps, jusqu’a ce qu’on approchat de la maison du docteur. Et Rambert, de nouveau, posa sa derniere question, avec plus de force encore. Et, seul, Rieux se tourna vers lui. Il se souleva avec effort : — Pardonnez-moi, Rambert, dit-il, mais je ne le sais pas. Restez avec nous puisque vous le desirez. Une embardee de l’auto le fit taire. Puis il reprit en regardant devant lui : — Rien au monde ne vaut qu’on se detourne de ce qu’on aime. Et pourtant je m’en detourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi. Il se laissa retomber sur son coussin. — C’est un fait, voila tout, dit-il avec lassitude. Enregistrons-le et tirons-en les consequences. — Quelles consequences ? demanda Rambert. — Ah ! dit Rieux, on ne peut pas en meme temps guerir et savoir. Alors guerissons le plus vite possible. C’est le plus presse. A minuit, Tarrou et Rieux faisaient a Rambert le plan du quartier qu’il etait charge de prospecter, quand Tarrou regarda sa montre. Relevant la tete, il rencontra le regard de Rambert. — Avez-vous prevenu ? Le journaliste detourna les yeux : — J’avais envoye un mot, dit-il avec effort, avant d’aller vous voir. Ce fut dans les derniers jours d’octobre que le serum de Castel fut essaye. Pratiquement, il etait le dernier espoir de Rieux. Dans le cas d’un nouvel echec, le docteur etait persuade que la ville serait livree aux caprices de la maladie, soit que l’epidemie prolongeat ses effets pendant e longs mois encore, soit qu’elle decidat de s’arreter sans raison. La veille meme du jour ou Castel vint visiter Rieux, le fils de M. Othon etait tombe malade et toute la famille avait du gagner la quarantaine. La mere, qui en etait sortie eu auparavant, se vit donc isolee pour la seconde fois. Respectueux des consignes donnees, le juge avait fait appeler le docteur Rieux, des qu’il reconnut, sur le corps de l’enfant, les signes de la maladie. Quand Rieux arriva, le pere et la mere etaient debout au pied du lit. La petite fille avait ete eloignee. L’enfant etait dans la periode d’abattement et se laissa examiner sans se plaindre. Quand le docteur releva la tete, il rencontra le regard du juge et, derriere lui, le visage pale de la mere qui avait mis un mouchoir sur sa bouche et suivait les gestes du docteur avec es yeux elargis. — C’est cela, n’est-ce pas? dit le juge d’une voix froide. — Oui, repondit Rieux, en regardant de nouveau l’enfant. Les yeux de la mere s’agrandirent, mais elle ne parlait toujours pas. Le juge se taisait aussi, puis il dit, sur un ton plus bas : — Eh bien, docteur, nous devons faire ce qui est prescrit. Rieux evitait de regarder la mere qui tenait toujours son mouchoir sur la bouche. — Ce sera vite fait, dit-il en hesitant, si je puis telephoner. M. Othon dit qu’il allait le conduire. Mais le docteur se retourna vers la femme : — Je suis desole. Vous devriez preparer quelques affaires. Vous savez ce que c’est. Mme Othon parut interdite. Elle regardait a terre. — Oui, dit-elle en hochant la tete, c’est ce que je vais faire. Avant de les quitter, Rieux ne put s’empecher de leur demander s’ils n’avaient besoin de rien. La femme le regardait toujours en silence. Mais le juge detourna cette fois les yeux. — Non, dit-il, puis il avala sa salive, mais sauvez mon enfant. La quarantaine, qui au debut n’etait qu’une simple formalite, avait ete organisee par Rieux et Rambert, de facon tres stricte. En particulier, ils avaient exige que les membres d’une meme famille fussent toujours isoles les uns des autres. Si l’un des membres de la famille avait ete infecte sans le savoir, il ne fallait pas multiplier les chances de la maladie. Rieux expliqua ces raisons au juge qui les trouva bonnes. Cependant, sa femme et lui se regarderent de telle facon que le docteur sentit a quel point cette separation les laissait desempares. Mme Othon et sa petite fille purent etre logees dans l’hotel de quarantaine dirige par Rambert. Mais pour le juge d’instruction, il n’y avait plus de place, sinon dans le camp d’isolement que la prefecture etait en train d’organiser, sur le stade municipal, a l’aide de tentes pretees par le service de voirie. Rieux s’en excusa, mais M. Othon dit qu’il n’y avait qu’une regle pour tous et qu’il etait juste d’obeir. Quant a l’enfant, il fut transporte a l’hopital auxiliaire, dans une ancienne salle de classe ou dix lits avaient ete installes. Au bout d’une vingtaine d’heures, Rieux jugea son cas desespere. Le petit corps se laissait devorer par l’infection, sans une reaction. De tout petits bubons, douloureux, mais a peine formes, bloquaient les articulations de ses membres greles. Il etait vaincu d’avance. C’est pourquoi Rieux eut l’idee d’essayer sur lui le serum de Castel. Le soir meme, apres le diner, ils pratiquerent la longue inoculation, sans obtenir une seule reaction de l’enfant. A l’aube, le lendemain, tous se rendirent aupres du petit garcon pour juger de cette experience decisive. L’enfant, sorti de sa torpeur, se tournait convulsivement dans les draps. Le docteur, Castel et Tarrou, depuis quatre heures du matin, se tenaient pres de lui, suivant pas a pas les progres ou les haltes de la maladie. A la tete du lit, le corps massif de Tarrou etait un peu voute. Au pied du lit, assis pres de Rieux debout, Castel lisait, avec toutes les apparences de la tranquillite, un vieil ouvrage. Peu a peu, a mesure que le jour s’elargissait dans l’ancienne salle d’ecole, les autres arrivaient. Paneloux d’abord, qui se placa de l’autre cote du lit, par rapport a Tarrou, et adosse au mur. Une expression douloureuse se lisait sur son visage, et la fatigue de tous ces jours ou il avait paye de sa personne avait trace des rides sur son front congestionne. A son tour, Joseph Grand arriva. Il etait sept heures et l’employe s’excusa d’etre essouffle. Il n’allait rester qu’un moment, peut-etre savait-on deja quelque chose de precis. Sans mot dire, Rieux lui montra l’enfant qui, les yeux fermes dans une face decomposee, les dents serrees a la limite de ses forces, le corps immobile, tournait et retournait sa tete de droite a gauche, sur le traversin sans drap. Lorsqu’il fit assez jour, enfin, pour qu’au fond de la salle, sur le tableau noir demeure en place, on put distinguer les traces d’anciennes formules d’equation, Rambert arriva. Il s’adossa au pied du lit voisin et sortit un paquet de cigarettes. Mais apres un regard a l’enfant, il remit le paquet dans sa poche. Castel, toujours assis, regardait Rieux par-dessus ses lunettes : — Avez-vous des nouvelles du pere ? — Non, dit Rieux, il est au camp d’isolement. Le docteur serrait avec force la barre du lit ou gemissait l’enfant. Il ne quittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, les dents de nouveau serrees, se creusa un peu au niveau de la taille, ecartant lentement les bras et les jambes. Du petit corps, nu sous la couverture militaire, montait une odeur de laine et d’aigre sueur. L’enfant se detendit peu a peu, ramena bras et jambes vers le centre du lit et, toujours aveugle et muet, parut respirer plus vite. Rieux rencontra le regard de Tarrou qui detourna les yeux. Ils avaient deja vu mourir des enfants puisque la terreur, depuis des mois, ne choisissait pas, mais ils n’avaient jamais encore suivi leurs souffrances minute apres minute, comme ils le faisaient depuis le matin. Et, bien entendu, la douleur infligee a ces innocents n’avait jamais cesse de leur paraitre ce qu’elle etait en verite, c’est-a-dire un scandale. Mais jusque-la du moins, ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte, parce qu’ils n’avaient jamais regarde en face, si longuement, l’agonie d’un innocent. Justement l’enfant, comme mordu a l’estomac, se pliait a nouveau, avec un gemissement grele. Il resta creuse ainsi pendant de longues secondes, secoue de frissons et de tremblements convulsifs, comme si sa frele carcasse pliait sous le vent furieux de la peste et craquait sous les souffles repetes de la fievre. La bourrasque passee, il se detendit un peu, la fievre sembla se retirer et l’abandonner, haletant, sur une greve humide et empoisonnee ou le repos ressemblait deja a la mort. Quand le flot brulant l’atteignit a nouveau pour la troisieme fois et le souleva un peu, l’enfant se recroquevilla, recula au fond du lit dans l’epouvante de la flamme qui le brulait et agita follement la tete, en rejetant sa couverture. De grosses larmes, jaillissant sous les paupieres enflammees, se mirent a couler sur son visage plombe, et, au bout de la crise, epuise, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l’enfant prit dans le lit devaste une pose de crucifie grotesque. Tarrou se pencha et, de sa lourde main, essuya le petit visage trempe de larmes et de sueur. Depuis un moment, Castel avait ferme son livre et regardait le malade. Il commenca une phrase, mais fut oblige de tousser pour pouvoir la terminer, parce que sa voix detonnait brusquement : — Il n’y a pas eu de remission matinale, n’est-ce pas, Rieux ? Rieux dit que non, mais que l’enfant resistait depuis plus longtemps qu’il n’etait normal. Paneloux, qui semblait un peu affaisse contre le mur, dit alors sourdement : — S’il doit mourir, il aura souffert plus longtemps. Rieux se retourna brusquement vers lui et ouvrit la bouche pour parler, mais il se tut, fit un effort visible pour se dominer et ramena son regard sur l’enfant. La lumiere s’enflait dans la salle. Sur les cinq autres lits, des formes remuaient et gemissaient, mais avec une discretion qui semblait concertee. Le seul qui criat, a l’autre bout de la salle, poussait a intervalles reguliers de petites exclamations qui paraissaient traduire plus d’etonnement que de douleur. Il semblait que, meme pour les malades, ce ne fut pas l’effroi du debut. Il y avait, maintenant, une sorte de consentement dans leur maniere de prendre la maladie. Seul, l’enfant se debattait de toutes ses forces. Rieux qui, de temps en temps, lui prenait le pouls, sans necessite d’ailleurs et plutot pour sortir de l’immobilite impuissante ou il etait, sentait, en fermant les yeux, cette agitation se meler au tumulte de son propre sang. Il se confondait alors avec l’enfant supplicie et tentait de le soutenir de toute sa force encore intacte. Mais une minute reunies, les pulsations de leurs deux coeurs se desaccordaient, l’enfant lui echappait, et son effort sombrait dans le vide. Il lachait alors le mince poignet et retournait a sa place. Le long des murs peints a la chaux, la lumiere passait du rose au jaune. Derriere la vitre, une matinee de chaleur commencait a crepiter. C’est a peine si on entendit Grand partir en disant qu’il reviendrait. Tous attendaient. L’enfant, les yeux toujours fermes, semblait se calmer un peu. Les mains, devenues comme des griffes, labouraient doucement les flancs du lit. Elles remonterent, gratterent la couverture pres des genoux, et, soudain, l’enfant plia ses jambes, ramena ses cuisses pres du ventre et s’immobilisa. Il ouvrit alors les yeux pour la premiere fois et regarda Rieux qui se trouvait devant lui. Au creux de son visage maintenant fige dans une argile grise, la bouche s’ouvrit et, presque aussitot, il en sortit un seul cri continu, que la respiration nuancait a peine, et qui emplit soudain la salle d’une protestation monotone, discorde, et si peu humaine qu’elle semblait venir de tous les hommes a la fois. Rieux serrait les dents et Tarrou se detourna. Rambert s’approcha du lit pres de Castel qui ferma le livre, reste ouvert sur ses genoux. Paneloux regarda cette bouche enfantine, souillee par la maladie, pleine de ce cri de tous les ages. Et il se laissa glisser a genoux et tout le monde trouva naturel de l’entendre dire d’une voix un peu etouffee, mais distincte derriere la plainte anonyme qui n’arretait pas : > Mais l’enfant continuait de crier et, tout autour de lui, les malades s’agiterent. Celui dont les exclamations n’avaient pas cesse, a l’autre bout de la piece, precipita le rythme de sa plainte jusqu’a en faire, lui aussi, un vrai cri, pendant que les autres gemissaient de plus en plus fort. Une maree de sanglots deferla dans la salle, couvrant la priere de Paneloux, et Rieux, accroche a sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et de degout. Quand il les rouvrit, il trouva Tarrou pres de lui. — Il faut que je m’en aille, dit Rieux. Je ne peux plus les supporter. Mais brusquement, les autres malades se turent. Le docteur reconnut alors que le cri de l’enfant avait faibli, qu’il faiblissait encore et qu’il venait de s’arreter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un echo lointain de cette lutte qui venait de s’achever. Car elle s’etait achevee. Castel etait passe de l’autre cote du lit et dit que c’etait fini. La bouche ouverte, mais muette, l’enfant reposait au creux des couvertures en desordre, rapetisse tout d’un coup, avec des restes de larmes sur son visage. Paneloux s’approcha du lit et fit les gestes de la benediction. Puis il ramassa ses robes et sortit par l’allee centrale. — Faudra-t-il tout recommencer? demanda Tarrou a Castel. Le vieux docteur secouait la tete. — Peut-etre, dit-il avec un sourire crispe. Apres tout, il a longtemps resiste. Mais Rieux quittait deja la salle, d’un pas si precipite, et avec un tel air que, lorsqu’il depassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir. — Allons, docteur, lui dit-il. Dans le meme mouvement emporte, Rieux se retourna et lui jeta avec violence : — Ah ! celui-la, au moins, etait innocent, vous le savez bien! Puis il se detourna et, franchissant les portes de la salle avant Paneloux, il gagna le fond de la cour d’ecole. Il s’assit sur un banc, entre les petits arbres poudreux, et essuya la sueur qui lui coulait deja dans les yeux. Il avait envie de crier encore pour denouer enfin le noeud violent qui lui broyait le coeur. La chaleur tombait lentement entre les branches des ficus. Le ciel bleu du matin se couvrait rapidement d’une taie blanchatre qui rendait l’air plus etouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Il regardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration, ravalant peu a peu sa fatigue. — Pourquoi m’avoir parle avec cette colere ? dit une voix derriere lui. Pour moi aussi, ce spectacle etait insupportable. Rieux se retourna vers Paneloux : — C’est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville ou je ne sens plus que ma revolte. — Je comprends, murmura Paneloux. Cela est revoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-etre devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre. Rieux se redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il etait capable, et secouait la tete. — Non, mon pere, dit-il. Je me fais une autre idee de l’amour. Et je refuserai jusqu’a la mort d’aimer cette creation ou des enfants sont tortures. Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversee passa. — Ah ! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu’on appelle la grace. Mais Rieux s’etait laisse aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa fatigue revenue, il repondit avec plus de douceur : — C’est ce que je n’ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous reunit au-dela des blasphemes et des prieres. Cela seul est important. Paneloux s’assit pres de Rieux. Il avait l’air emu. — Oui, dit-il, oui, vous aussi vous travaillez pour le salut de l’homme. Rieux essayait de sourire. — Le salut de l’homme est un trop grand mot pour moi. Je ne vais pas si loin. C’est sa sante qui m’interesse, sa sante d’abord. Paneloux hesita. — Docteur, dit-il. Mais il s’arreta. Sur son front aussi la sueur commencait a ruisseler. Il murmura : > et ses yeux brillaient quand il se leva. Il allait partir quand Rieux qui reflechissait, se leva aussi et fit un pas vers lui. — Pardonnez-moi encore, dit-il. Cet eclat ne se renouvellera plus. Paneloux tendit sa main et dit avec tristesse : — Et pourtant je ne vous ai pas convaincu ! — Qu’est-ce que cela fait? dit Rieux. Ce que je hais, c’est la mort et le mal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble pour les souffrir et les combattre. Rieux retenait la main de Paneloux. — Vous voyez, dit-il en evitant de le regarder, Dieu lui-meme ne peut maintenant nous separer. Depuis qu’il etait entre dans les formations sanitaires, Paneloux n’avait pas quitte les hopitaux et les lieux ou se rencontrait la peste. Il s’etait place, parmi les sauveteurs, au rang qui lui paraissait devoir etre le sien, c’est-a-dire le premier. Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manque. Et bien qu’en principe il fut protege par le serum, le souci de sa propre mort non plus ne lui etait pas etranger. Apparemment, il avait toujours garde son calme. Mais a partir de ce jour ou il avait longtemps regarde un enfant mourir, il parut change. Une tension croissante se sait sur son visage. Et le jour ou il dit a Rieux, en souriant, qu’il preparait en ce moment un court traite sur le sujet : Un pretre peut-il consulter un medecin? >>, le docteur eut l’impression qu’il s’agissait de quelque chose de plus serieux que ne semblait le dire Paneloux. Comme le docteur exprimait le desir de prendre connaissance de ce travail, Paneloux lui annonca qu’il devait faire un preche a a messe des hommes, et qu’a cette occasion il exposerait quelques-uns, au moins, de ses points de vue : — Je voudrais que vous veniez, docteur, le sujet vous interessera. Le pere prononca son second preche par un jour de rand vent. A vrai dire, les rangs de l’assistance etaient plus clairsemes que lors du premier preche. C’est que ce genre e spectacle n’avait plus l’attrait de la nouveaute pour nos concitoyens. Dans les circonstances difficiles que la ville traversait, le mot meme de > avait perdu son sens. D’ailleurs, la plupart des gens, quand ils n’avaient pas entierement deserte leurs devoirs religieux, ou quand ils ne les faisaient pas coincider avec une vie personnelle profondement immorale, avaient remplace les pratiques ordinaires par des superstitions peu raisonnables. Ils portaient plus volontiers des medailles protectrices ou des amulettes de saint Roch qu’ils n’allaient a la messe. On peut en donner comme exemple l’usage immodere que nos concitoyens faisaient des propheties. Au printemps, en effet, on avait attendu, d’un moment a l’autre, la fin de la maladie, et personne ne s’avisait de demander a autrui des precisions sur la duree de l’epidemie, puisque tout le monde se persuadait qu’elle n’en aurait pas. Mais a mesure que les jours passaient, on se mit a craindre que ce malheur n’eut veritablement pas de fin et, du meme coup, la cessation de l’epidemie devint l’objet de toutes les esperances. On se passait ainsi, de la main a la main, diverses propheties dues a des mages ou a des saints de l’Eglise catholique. Des imprimeurs de la ville virent tres vite le parti qu’ils pouvaient tirer de cet engouement et diffuserent a de nombreux exemplaires les textes qui circulaient. S’apercevant que la curiosite du public etait insatiable, ils firent entreprendre des recherches, dans les bibliotheques municipales, sur tous les temoignages de ce genre que la petite histoire pouvait fournir et ils les repandirent dans la ville. Lorsque l’histoire elle-meme fut a court de propheties, on en commanda a des journalistes qui, sur ce point au moins, se montrerent aussi competents que leurs modeles des siecles passes. Certaines de ces propheties paraissaient meme en feuilleton dans les journaux et n’etaient pas lues avec moins d’avidite que les histoires sentimentales qu’on pouvait y trouver, au temps de la sante. Quelques-unes de ces previsions s’appuyaient sur des calculs bizarres ou intervenaient le millesime de l’annee, le nombre des morts et le compte des mois deja passes sous le regime de la peste. D’autres etablissaient des comparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en degageaient les similitudes (que les propheties appelaient constantes) et, au moyen de calculs non moins bizarres, pretendaient en tirer des enseignements relatifs a l’epreuve presente. Mais les plus appreciees du public etaient sans conteste celles qui, dans un langage apocalyptique, annoncaient des series d’evenements dont chacun pouvait etre celui qui eprouvait la ville et dont la complexite permettait toutes les interpretations. Nostradamus et sainte Odile furent ainsi consultes quotidiennement, et toujours avec fruit. Ce qui d’ailleurs restait commun a toutes les propheties est qu’elles etaient finalement rassurantes. Seule, la peste ne l’etait pas. Ces superstitions tenaient donc lieu de religion a nos concitoyens et c’est pourquoi le preche de Paneloux eut lieu dans une eglise qui n’etait pleine qu’aux trois quarts. Le soir du preche, lorsque Rieux arriva, le vent, qui s’infiltrait en filets d’air par les portes battantes de l’entree, circulait librement parmi les auditeurs. Et c’est dans une eglise froide et silencieuse, au milieu d’une assistance exclusivement composee d’hommes, qu’il prit place et qu’il vit le pere monter en chaire. Ce dernier parla d’un ton plus doux et plus reflechi que la premiere fois et, a plusieurs reprises, les assistants remarquerent une certaine hesitation dans son debit. Chose curieuse encore, il ne disait plus >, mais >. Cependant, sa voix s’affermit peu a peu. Il commenca par rappeler que, depuis de longs mois, la peste etait parmi nous et que maintenant que nous la connaissions mieux pour l’avoir vue tant de fois s’asseoir a notre table ou au chevet de ceux que nous aimions, marcher pres de nous et attendre notre venue aux lieux de travail, maintenant donc, nous pourrions peut-etre mieux recevoir ce qu’elle nous disait sans relache et que, dans la premiere surprise, il etait possible que nous n’eussions pas bien ecoute. Ce que le pere Paneloux avait deja preche au meme endroit restait vrai — ou du moins c’etait sa conviction. Mais, peut-etre encore, comme il nous arrivait a tous, et il s’en frappait la poitrine, l’avait-il pense et dit sans charite. Ce qui restait vrai, cependant, etait qu’en toute chose, toujours, il y avait a retenir. L’epreuve la plus cruelle etait encore benefice pour le chretien. Et, justement, ce que le chretien en l’espece devait chercher, c’etait son benefice, et de quoi le benefice etait fait, et comment on pouvait le trouver. A ce moment, autour de Rieux, les gens parurent se carrer entre les accoudoirs de leur banc et s’installer aussi confortablement qu’ils le pouvaient. Une des portes capitonnees de l’entree battit doucement. Quelqu’un se derangea pour la maintenir. Et Rieux, distrait par cette agitation, entendit a peine Paneloux qui reprenait son preche. Il disait a peu pres qu’il ne fallait pas essayer de s’expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre. Rieux comprit confusement que, selon le pere, il n’y avait rien a expliquer. Son interet se fixa quand Paneloux dit fortement qu’il y avait des choses qu’on pouvait expliquer au regard de Dieu et d’autres qu’on ne pouvait pas. Il y avait certes le bien et le mal, et, generalement, on s’expliquait aisement ce qui les separait. Mais a l’interieur du mal, la difficulte commencait. Il y avait par exemple le mal apparemment necessaire et le mal apparemment inutile. Il y avait don Juan plonge aux Enfers et la mort d’un enfant. Car s’il est juste que le libertin soit foudroye, on ne comprend pas la souffrance de l’enfant. Et, en verite, il n’y avait rien sur la terre de plus important que la souffrance d’un enfant et l’horreur que cette souffrance traine avec elle et les raisons qu’il faut lui trouver. Dans le reste de la vie, Dieu nous facilitait tout et, jusque-la, la religion etait sans merites. Ici, au contraire, il nous mettait au pied du mur. Nous etions ainsi sous les murailles de la peste et c’est a leur ombre mortelle qu’il nous fallait trouver notre benefice. Le pere Paneloux refusait meme de se donner des avantages faciles qui lui permissent d’escalader le mur. Il lui aurait ete aise de dire que l’eternite des delices qui attendaient l’enfant pouvait compenser sa souffrance, mais, en verite, il n’en savait rien. Qui pouvait affirmer en effet que l’eternite d’une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine ? Ce ne serait pas un chretien, assurement, dont le Maitre a connu la douleur dans ses membres et dans son ame. Non, le pere resterait au pied du mur, fidele a cet ecartelement dont la croix est le symbole, face a face avec la souffrance d’un enfant. Et il dirait sans crainte a ceux qui l’ecoutaient ce jour-la : > Rieux eut a peine le temps de penser que le pere cotoyait l’heresie que l’autre reprenait deja, avec force, pour affirmer que cette injonction, cette pure exigence, etait le benefice du chretien. C’etait aussi sa vertu. Le pere savait que ce qu’il y avait d’excessif dans la vertu dont il allait parler choquerait beaucoup d’esprits, habitues a une morale plus indulgente et plus classique. Mais la religion du temps de peste ne pouvait etre la religion de tous les jours et si Dieu pouvait admettre, et meme desirer, que l’ame se repose et se rejouisse dans les temps de bonheur, il la voulait excessive dans les exces du malheur. Dieu faisait aujourd’hui a ses creatures la faveur de les mettre dans un malheur tel qu’il leur fallait retrouver et assumer la plus grande vertu qui est celle du Tout ou Rien. Un auteur profane, dans le dernier siecle, avait pretendu reveler le secret de l’Eglise en affirmant qu’il n’y avait pas de Purgatoire. Il sous-entendait par la qu’il n’y avait pas de demi-mesures, qu’il n’y avait que le Paradis et l’Enfer et qu’on ne pouvait etre que sauve ou damne, selon ce qu’on avait choisi. C’etait, a en croire Paneloux, une heresie comme il n’en pouvait naitre qu’au sein d’une ame libertine. Car il y avait un Purgatoire. Mais il etait sans doute des epoques ou ce Purgatoire ne devait pas etre trop espere, il etait des epoques ou l’on ne pouvait parler de peche veniel. Tout peche etait mortel et toute indifference criminelle. C’etait tout ou ce n’etait rien. Paneloux s’arreta, et Rieux entendit mieux a ce moment, sous les portes, les plaintes du vent qui semblait redoubler au-dehors. Le pere disait au meme instant que la vertu d’acceptation totale dont il parlait ne pouvait etre comprise au sens restreint qu’on lui donnait d’ordinaire, qu’il ne s’agissait pas de la banale resignation, ni meme de la difficile humilite. Il s’agissait d’humiliation, mais d’une humiliation ou l’humilie etait consentant. Certes, la souffrance d’un enfant etait humiliante pour l’esprit et le coeur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’est pourquoi, et Paneloux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’etait pas facile a dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. Ainsi seulement le chretien n’epargnerait rien et, toutes issues fermees, irait au fond du choix essentiel. Il choisirait de tout croire pour ne pas etre reduit a tout nier. Et comme les braves femmes qui, dans les eglises en ce moment, ayant appris que les bubons qui se formaient etaient la voie naturelle par ou le corps rejetait son infection, disaient : >, le chretien saurait s’abandonner a la volonte divine, meme incomprehensible. On ne pouvait dire : >, il fallait sauter au coeur de cet inacceptable qui nous etait offert, justement pour que nous fissions notre choix. La souffrance des enfants etait notre pain amer, mais sans ce pain, notre ame perirait de sa faim spirituelle. Ici le remue-menage assourdi qui accompagnait generalement les pauses du pere Paneloux commencait a se faire entendre quand, inopinement, le predicateur reprit avec force en faisant mine de demander a la place de ses auditeurs quelle etait, en somme, la conduite a tenir. Il s’en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant de fatalisme. Eh bien, il ne reculerait pas devant le terme si on lui permettait seulement d’y joindre l’adjectif >. Certes, et encore une fois, il ne fallait pas imiter les chretiens d’Abyssinie dont il avait parle. Il ne fallait meme pas penser a rejoindre ces pestiferes perses qui lancaient leurs hardes sur les piquets sanitaires chretiens en invoquant le ciel a haute voix pour le prier de donner la peste a ces infideles qui voulaient combattre le mal envoye par Dieu. Mais a l’inverse, il ne fallait pas imiter non plus les moines du Caire qui, dans les epidemies du siecle passe, donnaient la communion en prenant l’hostie avec des pincettes pour eviter le contact de ces bouches humides et chaudes ou l’infection pouvait dormir. Les pestiferes perses et les moines pechaient egalement. Car, pour les premiers, la souffrance d’un enfant ne comptait pas et, pour les seconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait tout envahi. Dans les deux cas, le probleme etait escamote. Tous restaient sourds a la voix de Dieu. Mais il etait d’autres exemples que Paneloux voulait rappeler. Si on en croyait le chroniqueur de la grande peste de Marseille, sur les quatre-vingt-un religieux du couvent de la Mercy, quatre seulement survecurent a la fievre. Et sur ces quatre, trois s’enfuirent. Ainsi parlaient les chroniqueurs et ce n’etait pas leur metier d’en dire plus. Mais en lisant ceci, toute la pensee du pere Paneloux allait a celui qui etait reste seul, malgre soixante-dix-sept cadavres, et malgre surtout l’exemple de ses trois freres. Et le pere, frappant du poing sur le rebord de la chaire, s’ecria : > Il ne s’agissait pas de refuser les precautions, l’ordre intelligent qu’une societe introduisait dans le desordre d’un fleau. Il ne fallait pas ecouter ces moralistes qui disaient qu’il fallait se mettre a genoux et tout abandonner. Il fallait seulement commencer de marcher en avant, dans la tenebre, un peu a l’aveuglette, et essayer de faire du bien. Mais pour le reste, il fallait demeurer, et accepter de s’en remettre a Dieu, meme pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel. Ici, le pere Paneloux evoqua la haute figure de l’eveque Belzunce pendant la peste de Marseille. Il rappela que, vers la fin de l’epidemie, l’eveque ayant fait tout ce qu’il devait faire, croyant qu’il n’etait plus de remede, s’enferma avec des vivres dans sa maison qu’il fit murer; que les habitants dont il etait l’idole, par un retour de sentiment tel qu’on en trouve dans l’exces des douleurs, se facherent contre lui, entourerent sa maison de cadavres pour l’infecter et jeterent meme des corps par-dessus les murs, pour le faire perir plus surement. Ainsi l’eveque, dans une derniere faiblesse, avait cru s’isoler dans le monde de la mort et les morts lui tombaient du ciel sur la tete. Ainsi encore de nous, qui devions nous persuader qu’il n’est pas d’ile dans la peste. Non, il n’y avait pas de milieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir de hair Dieu ou de l’aimer. Et qui oserait choisir la haine de Dieu ? > Quand Rieux sortit, un vent violent s’engouffra par la porte entrouverte et assaillit en pleine face les fideles. Il apportait dans l’eglise une odeur de pluie, un parfum de trottoir mouille qui leur laissait deviner l’aspect de la ville avant qu’ils fussent sortis. Devant le docteur Rieux, un vieux pretre et un jeune diacre qui sortaient a ce moment eurent du mal a retenir leur coiffure. Le plus age ne cessa pas pour autant de commenter le preche. Il rendait hommage a l’eloquence de Paneloux, mais il s’inquietait des hardiesses de pensee que le pere avait montrees. Il estimait que ce preche montrait plus d’inquietude que de force, et, a l’age de Paneloux, un pretre n’avait pas le droit d’etre inquiet. Le jeune diacre, la tete baissee pour se proteger du vent, assura qu’il frequentait beaucoup le pere, qu’il etait au courant de son evolution et que son traite serait beaucoup plus hardi encore et n’aurait sans doute pas l’ imprimatur. — Quelle est donc son idee ? dit le vieux pretre. Ils etaient arrives sur le parvis et le vent les entourait en hurlant, coupant la parole au plus jeune. Quand il put parler, il dit seulement : — Si un pretre consulte un medecin, il y a contradiction. A Rieux qui lui rapportait les paroles de Paneloux, Tarrou dit qu’il connaissait un pretre qui avait perdu la foi pendant la guerre en decouvrant un visage de jeune homme aux yeux creves. — Paneloux a raison, dit Tarrou. Quand l’innocence a les yeux creves, un chretien doit perdre la foi ou accepter d’avoir les yeux creves. Paneloux ne veut pas perdre la foi, il ira jusqu’au bout. C’est ce qu’il a voulu dire. Cette observation de Tarrou permet-elle d’eclairer un peu les evenements malheureux qui suivirent et ou la conduite de Paneloux parut incomprehensible a ceux qui l’entourerent ? On en jugera. Quelques jours apres le preche, Paneloux, en effet, s’occupa de demenager. C’etait le moment ou l’evolution de la maladie provoquait des demenagements constants dans la ville. Et, de meme que Tarrou avait du quitter son hotel pour loger chez Rieux, de meme le pere dut laisser l’appartement ou son ordre l’avait place, pour venir loger chez une vieille personne, habituee des eglises et encore indemne de la peste. Pendant le demenagement, le pere avait senti croitre sa fatigue et son angoisse. Et c’est ainsi qu’il perdit l’estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayant chaleureusement vante les merites de la prophetie de sainte Odile, le pretre lui avait marque une tres legere impatience, due sans doute a sa lassitude. Quelque effort qu’il fit ensuite pour obtenir de la vieille dame au moins une bienveillante neutralite, il n’y parvint pas. Il avait fait mauvaise impression. Et, tous les soirs, avant de regagner sa chambre remplie par des flots de dentelles au crochet, il devait contempler le dos de son hotesse, assise dans son salon, en meme temps qu’il emportait le souvenir du > qu’elle lui adressait sechement et sans se retourner. C’est par un soir pareil qu’au moment de se coucher, la tete battante, il sentit se liberer a ses poignets et a ses tempes les flots dechaines d’une fievre qui couvait depuis plusieurs jours. Ce qui suivit ne fut ensuite connu que par les recits de son hotesse. Le matin elle s’etait levee tot, suivant son habitude. Au bout d’un certain temps, etonnee de ne pas voir le pere sortir de sa chambre, elle s’etait decidee, avec beaucoup d’hesitations, a frapper a sa porte. Elle l’avait trouve encore couche, apres une nuit d’insomnie. Il souffrait d’oppression et paraissait plus congestionne que d’habitude. Selon ses propres termes, elle lui avait propose avec courtoisie de faire appeler un medecin, mais sa proposition avait ete rejetee avec une violence qu’elle considerait comme regrettable. Elle n’avait pu que se retirer. Un peu plus tard, le pere avait sonne et l’avait fait demander. Il s’etait excuse de son mouvement d’humeur et lui avait declare qu’il ne pouvait etre question de peste, qu’il n’en presentait aucun des symptomes et qu’il s’agissait d’une fatigue passagere. La vieille dame lui avait repondu avec dignite que sa proposition n’etait pas nee d’une inquietude de cet ordre, qu’elle n’avait pas en vue sa propre securite qui etait aux mains de Dieu, mais qu’elle avait seulement pense a la sante du pere dont elle s’estimait en partie responsable. Mais comme il n’ajoutait rien, son hotesse, desireuse, a l’en croire, de faire tout son devoir, lui avait encore propose de faire appeler son medecin. Le pere, de nouveau, avait refuse, mais en ajoutant des explications que la vieille dame avait jugees tres confuses. Elle croyait seulement avoir compris, et cela justement lui paraissait incomprehensible, que le pere refusait cette consultation parce qu’elle n’etait pas en accord avec ses principes. Elle en avait conclu que la fievre troublait les idees de son locataire, et elle s’etait bornee a lui apporter de la tisane. Toujours decidee a remplir tres exactement les obligations que la situation lui creait, elle avait regulierement visite le malade toutes les deux heures. Ce qui l’avait frappee le plus etait l’agitation incessante dans laquelle le pere avait passe la journee. Il rejetait ses draps et les ramenait vers lui, passant sans cesse sa main sur son front moite, et se redressant souvent pour essayer de tousser d’une toux etranglee, rauque et humide, semblable a un arrachement. Il semblait alors dans l’impossibilite d’extirper du fond de sa gorge des tampons d’ouate qui l’eussent etouffe. Au bout de ces crises, il se laissait tomber en arriere, avec tous les signes de l’epuisement. Pour finir, il se redressait encore a demi et, pendant un court moment, regardait devant lui, avec une fixite plus vehemente que toute l’agitation precedente. Mais la vieille dame hesitait encore a appeler un medecin et a contrarier son malade. Ce pouvait etre un simple acces de fievre, si spectaculaire qu’il parut. Dans l’apres-midi, cependant, elle essaya de parler au pretre et ne recut en reponse que quelques paroles confuses. Elle renouvela sa proposition. Mais, alors, le pere se releva et, etouffant a demi, il lui repondit distinctement qu’il ne voulait pas de medecin. A ce moment, l’hotesse decida qu’elle attendrait jusqu’au lendemain matin et que, si l’etat du pere n’etait pas ameliore, elle telephonerait au numero que l’agence Ransdoc repetait une dizaine de fois tous les jours a la radio. Toujours attentive a ses devoirs, elle pensait visiter son locataire pendant la nuit et veiller sur lui. Mais le soir, apres lui avoir donne de la tisane fraiche, elle voulut s’etendre un peu et ne se reveilla que le lendemain au petit jour. Elle courut a la chambre. Le pere etait etendu, sans un mouvement. A l’extreme congestion de la veille avait succede une sorte de lividite d’autant plus sensible que les formes du visage etaient encore pleines. Le pere fixait le petit lustre de perles multicolores qui pendait au-dessus du lit. A l’entree de la vieille dame, il tourna la tete vers elle. Selon les dires de son hotesse, il semblait a ce moment avoir ete battu pendant toute la nuit et avoir perdu toute force pour reagir. Elle lui demanda comment il allait. Et d’une voix dont elle nota le son etrangement indifferent, il dit qu’il allait mal, qu’il n’avait pas besoin de medecin et qu’il suffirait qu’on le transportat a l’hopital pour que tout fut dans les regles. Epouvantee, la vieille dame courut au telephone. Rieux arriva a midi. Au recit de l’hotesse, il repondit seulement que Paneloux avait raison et que ce devait etre trop tard. Le pere l’accueillit avec le meme air indifferent. Rieux l’examina et fut surpris de ne decouvrir aucun des symptomes principaux de la peste bubonique ou pulmonaire, sinon l’engorgement et l’oppression des poumons. De toute facon, le pouls etait si bas et l’etat general si alarmant qu’il y avait peu d’espoir : — Vous n’avez aucun des symptomes principaux de la maladie, dit-il a Paneloux. Mais, en realite, il y a doute, et je dois vous isoler. Le pere sourit bizarrement, comme avec politesse, mais se tut. Rieux sortit pour telephoner et revint. Il regardait le pere. — Je resterai pres de vous, lui dit-il doucement. L’autre parut se ranimer et tourna vers le docteur des yeux ou une sorte de chaleur semblait revenir. Puis il articula difficilement, de maniere qu’il etait impossible de savoir s’il le disait avec tristesse ou non : — Merci, dit-il. Mais les religieux n’ont pas d’amis. Ils ont tout place en Dieu. Il demanda le crucifix qui etait place a la tete du lit et quand il l’eut, se detourna pour le regarder. A l’hopital, Paneloux ne desserra pas les dents. I s’abandonna comme une chose a tous les traitements qu’on lui imposa, mais il ne lacha plus le crucifix. Cependant, le cas du pretre continuait d’etre ambigu. Le doute persistait dans l’esprit de Rieux. C’etait la peste et ce n’etait pas elle Depuis quelque temps d’ailleurs, elle semblait prendre plaisir a derouter les diagnostics. Mais dans le cas de Paneloux, la suite devait montrer que cette incertitude etai sans importance. La fievre monta. La toux se fit de plus en plus rauque et tortura le malade toute la journee. Le soir enfin, le pere expectora cette ouate qui l’etouffait. Elle etait rouge. Au milieu du tumulte de la fievre, Paneloux gardait son regard indifferent et quand, le lendemain matin, on le trouva mort, a demi verse hors du lit, son regard n’exprimait rien On inscrivit sur sa fiche : > La Toussaint de cette annee-la ne fut pas ce qu’elle etait d’ordinaire. Certes, le temps etait de circonstance. Il avait brusquement change et les chaleurs tardives avaient tout d’un coup fait place aux fraicheurs. Comme les autres annees, un vent froid soufflait maintenant de facon continue. De gros nuages couraient d’un horizon a l’autre, couvraient d’ombre les maisons sur lesquelles retombait, apres leur passage, la lumiere froide et doree du ciel de novembre. Les premiers impermeables avaient fait leur apparition. Mais on remarquait un nombre surprenant d’etoffes caoutchoutees et brillantes. Les journaux en effet avaient rapporte que, deux cents ans auparavant, pendant les grandes pestes du Midi, les medecins revetaient des etoffes huilees pour leur propre preservation. Les magasins en avaient profite pour ecouler un stock de vetements demodes grace auxquels chacun esperait une immunite. Mais tous ces signes de saison ne pouvaient faire oublier que les cimetieres etaient desertes. Les autres annees, les tramways etaient pleins de l’odeur fade des chrysanthemes et des theories de femmes se rendaient aux lieux ou leurs proches se trouvaient enterres, afin de fleurir leurs tombes. C’etait le jour ou l’on essayait de compenser aupres du defunt l’isolement et l’oubli ou il avait ete tenu pendant de longs mois. Mais cette annee-la, personne ne voulait plus penser aux morts. On y pensait deja trop, precisement. Et il ne s’agissait plus de revenir a eux avec un peu de regret et beaucoup de melancolie. Ils n’etaient plus les delaisses aupres desquels on vient se justifier un jour par an. Ils etaient les intrus qu’on veut oublier. Voila pourquoi la Fete des Morts, cette annee-la, fut en quelque sorte escamotee. Selon Cottard, a qui Tarrou reconnaissait un langage de plus en plus ironique, c’etait tous les jours la Fete des Morts. Et reellement, les feux de joie de la peste brulaient avec une allegresse toujours plus grande dans le four crematoire. D’un jour a l’autre, le nombre de morts, il est vrai, n’augmentait pas. Mais il semblait que la peste se fut confortablement installee dans son paroxysme et qu’elle apportat a ses meurtres quotidiens la precision et la regularite d’un bon fonctionnaire. En principe, et de l’avis des personnalites competentes, c’etait un bon signe. Le graphique des progres de la peste, avec sa montee incessante, puis le long plateau qui lui succedait, paraissait tout a fait reconfortant au docteur Richard, par exemple. >, disait-il. Il estimait que la maladie avait atteint ce qu’il appelait un palier. Desormais, elle ne pourrait que decroitre. Il en attribuait le merite au nouveau serum de Castel qui venait de connaitre, en effet, quelques succes inattendus. Le vieux Castel n’y contredisait pas, mais estimait qu’en fait, on ne pouvait rien prevoir, l’histoire des epidemies comportant des rebondissements imprevus. La prefecture qui, depuis longtemps, desirait apporter un apaisement a l’esprit public, et a qui la peste n’en donnait pas les moyens, se proposait de reunir les medecins pour leur demander un rapport a ce sujet, lorsque le docteur Richard fut enleve par la peste, lui aussi, et precisement sur le palier de la maladie. L’administration, devant cet exemple, impressionnant sans doute, mais qui, apres tout, ne prouvait rien, retourna au pessimisme avec autant d’inconsequence qu’elle avait d’abord accueilli l’optimisme. Castel, lui, se bornait a preparer son serum aussi soigneusement qu’il le pouvait. Il n’y avait plus, en tout cas, un seul lieu public qui ne fut transforme en hopital ou en lazaret, et si l’on respectait encore la prefecture, c’est qu’il fallait bien garder un endroit ou se reunir. Mais, en general, et du fait de la stabilite relative de la peste a cette epoque, l’organisation prevue par Rieux ne fut nullement depassee. Les medecins et les aides, qui fournissaient un effort epuisant, n’etaient pas obliges d’imaginer des efforts plus grands encore. Ils devaient seulement continuer avec regularite, si l’on peut dire, ce travail surhumain. Les formes pulmonaires de l’infection qui s’etaient deja manifestees se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. Au milieu de vomissements de sang, les malades etaient enleves beaucoup plus rapidement. La contagiosite risquait maintenant d’etre plus grande, avec cette nouvelle forme de l’epidemie. Au vrai, les avis des specialistes avaient toujours ete contradictoires sur ce point. Pour plus de surete cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous des masques de gaze desinfectee. A premiere vue, en tout cas, la maladie aurait du s’etendre. Mais, comme les cas de peste bubonique diminuaient, la balance etait en equilibre. On pouvait cependant avoir d’autres sujets d’inquietude par suite des difficultes du ravitaillement qui croissaient avec le temps. La speculation s’en etait melee et on offrait a des prix fabuleux des denrees de premiere necessite qui manquaient sur le marche ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation tres penible, tandis que les familles riches ne manquaient a peu pres de rien. Alors que la peste, par l’impartialite efficace qu’elle apportait dans son ministere, aurait du renforcer l’egalite chez nos concitoyens, par le jeu normal des egoismes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le coeur des hommes le sentiment de l’injustice. Il restait, bien entendu, l’egalite irreprochable de la mort, mais de celle-la, personne ne voulait. Les pauvres qui souffraient ainsi de la faim pensaient, avec plus de nostalgie encore, aux villes et aux campagnes voisines, ou la vie etait libre et ou le pain n’etait pas cher. Puisqu’on ne pouvait les nourrir suffisamment, ils avaient le sentiment, d’ailleurs peu raisonnable, qu’on aurait du leur permettre de partir. Si bien qu’un mot d’ordre avait fini par courir qu’on lisait, parfois, sur les murs, ou qui etait crie, d’autres fois, sur le passage du prefet : > Cette formule ironique donnait le signal de certaines manifestations vite reprimees, mais dont le caractere de gravite n’echappait a personne. Les journaux, naturellement, obeissaient a la consigne d’optimisme a tout prix qu’ils avaient recue. A les lire, ce qui caracterisait la situation, c’etait > que donnait la population. Mais dans une ville refermee sur elle-meme, ou rien ne pouvait demeurer secret, personne ne se trompait sur > donne par la communaute. Et pour avoir une juste idee du calme et du sang-froid dont il etait question, il suffisait d’entrer dans un lieu de quarantaine ou dans un des camps d’isolement qui avaient ete organises par l’administration. Il se trouve que le narrateur, appele ailleurs, ne les a pas connus. Et c’est pourquoi il ne peut citer ici que le temoignage de Tarrou. Tarrou rapporte, en effet, dans ses carnets, le recit d’une visite qu’il fit avec Rambert au camp installe sur le stade municipal. Le stade est situe presque aux portes de la ville, et donne d’un cote sur la rue ou passent les tramways, de l’autre sur des terrains vagues qui s’etendent jusqu’au bord du plateau ou la ville est construite. Il est entoure ordinairement de hauts murs de ciment et il avait suffi de placer des sentinelles aux quatre portes d’entree pour rendre l’evasion difficile. De meme, les murs empechaient les gens de l’exterieur d’importuner de leur curiosite les malheureux qui etaient places en quarantaine. En revanche, ceux-ci, a longueur de journee, entendaient, sans les voir, les tramways qui passaient, et devinaient, a la rumeur plus grande que ces derniers trainaient avec eux, les heures de rentree et de sortie des bureaux. Ils savaient ainsi que la vie dont ils etaient exclus continuait a quelques metres d’eux, et que les murs de ciment separaient deux univers plus etrangers l’un a l’autre que s’ils avaient ete dans des planetes differentes. C’est un dimanche apres-midi que Tarrou et Rambert choisirent pour se diriger vers le stade. Ils etaient accompagnes de Gonzales, le joueur de football, que Rambert avait retrouve et qui avait fini par accepter de diriger par roulement la surveillance du stade. Rambert devait le presenter a l’administrateur du camp. Gonzales avait dit aux deux hommes, au moment ou ils s’etaient retrouves, que c’etait l’heure ou, avant la peste, il se mettait en tenue pour commencer son match. Maintenant que les stades etaient requisitionnes ce n’etait plus possible et Gonzales se sentait, et avait l’air, tout a fait desoeuvre. C’etait une des raisons pour lesquelles il avait accepte cette surveillance, a condition qu’il n’eut a l’exercer que pendant les fins de semaine. Le ciel etait a moitie couvert et Gonzales, le nez leve, remarqua avec regret que ce temps, ni pluvieux ni chaud, etait le plus favorable a une bonne partie. Il evoquait comme il pouvait l’odeur d’embrocation dans les vestiaires, les tribunes croulantes, les maillots de couleur vive sur le terrain fauve, les citrons de la mi-temps ou la limonade qui pique les gorges dessechees de mille aiguilles rafraichissantes. Tarrou note d’ailleurs que, pendant tout le trajet, a travers les rues defoncees du faubourg, le joueur ne cessait de donner des coups de pied dans les cailloux qu’il rencontrait. Il essayait de les envoyer droit dans les bouches d’egout, et quand il reussissait, >, disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son megot devant lui et tentait, a la volee, de le rattraper du pied. Pres du stade, des enfants qui jouaient envoyerent une balle vers le groupe qui passait et Gonzales se derangea pour la leur retourner avec precision. Ils entrerent enfin dans le stade. Les tribunes etaient pleines de monde. Mais le terrain etait couvert par plusieurs centaines de tentes rouges, a l’interieur desquelles on apercevait, de loin, des literies et des ballots. On avait garde les tribunes pour que les internes pussent s’abriter par les temps de chaleur ou de pluie. Simplement, ils devaient reintegrer les tentes au coucher du soleil. Sous les tribunes, se trouvaient les douches qu’on avait amenagees et les anciens vestiaires de joueurs qu’on avait transformes en bureaux et en infirmeries. La plupart des internes garnissaient les tribunes. D’autres erraient sur les touches. Quelques-uns etaient accroupis a l’entree de leur tente et promenaient sur toutes choses un regard vague. Dans les tribunes, beaucoup etaient affales et semblaient attendre. — Que font-ils dans la journee? demanda Tarrou a Rambert. — Rien. Presque tous, en effet, avaient les bras ballants et les mains vides. Cette immense assemblee d’hommes etait curieusement silencieuse. — Les premiers jours, on ne s’entendait pas, ici, dit Rambert. Mais a mesure que les jours passaient, ils ont parle de moins en moins. Si l’on en croit ses notes, Tarrou les comprenait, et il les voyait au debut, entasses dans leurs tentes, occupes a ecouter les mouches ou a se gratter, hurlant leur colere ou leur peur quand ils trouvaient une oreille complaisante. Mais a partir du moment ou le camp avait ete surpeuple, il y avait eu de moins en moins d’oreilles complaisantes. Il ne restait donc plus qu’a se taire et a se mefier. Il y avait en effet une sorte de mefiance qui tombait du ciel gris, et pourtant lumineux, sur le camp rouge. Oui, ils avaient tous l’air de la mefiance. Puisqu’on les avait separes des autres, ce n’etait pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l’oeil inoccupe, tous avaient l’air de souffrir d’une separation tres generale d’avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser a la mort, ils ne pensaient a rien. Ils etaient en vacances. Car penser reellement a quelqu’un, c’est y penser minute apres minute, sans etre distrait par rien, ni les soins du menage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une demangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des demangeaisons. C’est pourquoi la vie est difficile a vivre. Et ceux-ci le savent bien. >> L’administrateur, qui revenait vers eux, leur dit qu’un M. Othon demandait a les voir. Il conduisit Gonzales dans son bureau, puis les mena vers un coin des tribunes d’ou M. Othon, qui s’etait assis a l’ecart, se leva pour les recevoir. Il etait toujours habille de la meme facon et portait le meme col dur. Tarrou remarqua seulement que ses touffes, sur les tempes, etaient beaucoup plus herissees et qu’un de ses lacets etait denoue. Le juge avait l’air fatigue, et, pas une seule fois, il ne regarda ses interlocuteurs en face. Il dit qu’il etait heureux de les voir et qu’il les chargeait de remercier le docteur Rieux pour ce qu’il avait fait. Les autres se turent. — J’espere, dit le juge apres un certain temps, que Philippe n’aura pas trop souffert. C’etait la premiere fois que Tarrou lui entendait prononcer le nom de son fils et il comprit que quelque chose etait change. Le soleil baissait a l’horizon et, entre deux nuages, ses rayons entraient lateralement dans les tribunes, dorant leurs trois visages. — Non, dit Tarrou, non, il n’a vraiment pas souffert. Quand ils se retirerent, le juge continuait de regarder du cote d’ou venait le soleil. Ils allerent dire au revoir a Gonzales, qui etudiait un tableau de surveillance par roulement. Le joueur rit en leur serrant les mains. — J’ai retrouve au moins les vestiaires, disait-il, c’est toujours ca. Peu apres, l’administrateur reconduisait Tarrou et Rambert, quand un enorme gresillement se fit entendre dans les tribunes. Puis les haut-parleurs qui, dans des temps meilleurs, servaient a annoncer le resultat des matches ou a presenter les equipes, declarerent en nasillant que les internes devaient regagner leurs tentes pour que le repas du soir put etre distribue. Lentement, les hommes quitterent les tribunes et se rendirent dans les tentes en trainant le pas. Quand ils furent tous installes, deux petites voitures electriques, comme on en voit dans les gares, passerent entre les tentes, transportant de grosses marmites. Les hommes tendaient leurs bras, deux louches plongeaient dans deux marmites et en sortaient pour atterrir dans deux gamelles. La voiture se remettait en marche. On recommencait a la tente suivante. — C’est scientifique, dit Tarrou a l’administrateur. — Oui, dit celui-ci avec satisfaction, en leur serrant la main, c’est scientifique. Le crepuscule etait la, et le ciel s’etait decouvert. Une lumiere douce et fraiche baignait le camp. Dans la paix du soir, des bruits de cuillers et d’assiettes monterent de toutes parts. Des chauves-souris voleterent au-dessus des tentes et disparurent subitement. Un tramway criait sur un aiguillage, de l’autre cote des murs. — Pauvre juge, murmura Tarrou en franchissant les portes. Il faudrait faire quelque chose pour lui. Mais comment aider un juge ? Il y avait ainsi, dans la ville, plusieurs autres camps dont le narrateur, par scrupule et par manque d’information directe, ne peut dire plus. Mais ce qu’il peut dire, c’est que l’existence de ces camps, l’odeur d’hommes qui en venait, les enormes voix des haut-parleurs dans le crepuscule, le mystere des murs et la crainte de ces lieux reprouves, pesaient lourdement sur le moral de nos concitoyens et ajoutaient encore au desarroi et au malaise de tous. Les incidents et les conflits avec l’administration se multiplierent. A la fin de novembre, cependant, les matins devinrent tres froids. Des pluies de deluge laverent le pave a grande eau, nettoyerent le ciel et le laisserent pur de nuages au-dessus des rues luisantes. Un soleil sans force repandit tous les matins, sur la ville, une lumiere etincelante et glacee. Vers le soir, au contraire, l’air devenait tiede a nouveau. Ce fut le moment que choisit Tarrou pour se decouvrir un peu aupres du docteur Rieux. Un jour, vers dix heures, apres une longue et epuisante journee, Tarrou accompagna Rieux, qui allait faire au vieil asthmatique sa visite du soir. Le ciel luisait doucement au-dessus des maisons du vieux quartier. Un leger vent soufflait sans bruit a travers les carrefours obscurs. Venus des rues calmes, les deux hommes tomberent sur le bavardage du vieux. Celui-ci leur apprit qu’il y en avait qui n’etaient pas d’accord, que l’assiette au beurre etait toujours pour les memes, que tant va la cruche a l’eau qu’a la fin elle se casse et que, probablement, et la il se frotta les mains, il y aurait du grabuge. Le docteur le soigna sans qu’il cessat de commenter les evenements. Ils entendaient marcher au-dessus d’eux. La vieille femme, remarquant l’air interesse de Tarrou, leur expliqua que des voisines se tenaient sur la terrasse. Ils apprirent en meme temps qu’on avait une belle vue, de la-haut, et que les terrasses des maisons se rejoignant souvent par un cote, il etait possible aux femmes du quartier de se rendre visite sans sortir de chez elles. — Oui, dit le vieux, montez donc. La-haut, c’est le bon air. Ils trouverent la terrasse vide, et garnie de trois chaises. D’un cote, aussi loin que la vue pouvait s’etendre, on n’apercevait que des terrasses qui finissaient par s’adosser a une masse obscure et pierreuse ou ils reconnurent la premiere colline. De l’autre cote, par-dessus quelques rues et le port invisible, le regard plongeait sur un horizon ou le ciel et la mer se melaient dans une palpitation indistincte. Au-dela de ce qu’ils savaient etre les falaises, une lueur dont ils n’apercevaient pas la source reparaissait regulierement : le phare de la passe, depuis le printemps, continuait a tourner pour des navires qui se detournaient vers d’autres ports. Dans le ciel balaye et lustre par le vent, des etoiles pures brillaient et la lueur lointaine du phare y melait, de moment en moment, une cendre passagere. La brise apportait des odeurs d’epices et de pierre. Le silence etait absolu. — Il fait bon, dit Rieux, en s’asseyant. C’est comme si la peste n’etait jamais montee la. Tarrou lui tournait le dos et regardait la mer. — Oui, dit-il apres un moment, il fait bon. Il vint s’asseoir aupres du docteur et le regarda attentivement. Trois fois, la lueur reparut dans le ciel. Un bruit de vaisselle choquee monta jusqu’a eux des profondeurs de la rue. Une porte claqua dans la maison. — Rieux, dit Tarrou sur un ton tres naturel, vous n’avez jamais cherche a savoir qui j’etais? Avez-vous de l’amitie pour moi ? — Oui, repondit le docteur, j’ai de l’amitie pour vous. Mais jusqu’ici le temps nous a manque. — Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle de l’amitie? Pour toute reponse, Rieux lui sourit. — Eh bien, voila… Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur le pave mouille. Elle s’eloigna et, apres elle, des exclamations confuses, venues de loin, rompirent encore le silence. Puis il retomba sur les deux hommes avec tout son poids de ciel et d’etoiles. Tarrou s’etait leve pour se percher sur le parapet de la terrasse, face a Rieux, toujours tasse au creux de sa chaise. On ne voyait de lui qu’une forme massive, decoupee dans le ciel. Il parla longtemps et voici a peu pres son discours reconstitue : — Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais deja de la peste bien avant de connaitre cette ville et cette epidemie. C’est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet etat et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j’ai toujours voulu en sortir. Un jour, j’ai commence a reflechir. Maintenant… Pour parler bref, il n’etait pas tres original et, aujourd’hui qu’il est mort, je me rends compte que s’il n’a pas vecu comme un saint, il n’a pas ete non plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voila tout, et c’est le type d’homme pour lequel on se sent une affection raisonnable, celle qui fait qu’on continue. Quand j’ai eu dix-sept ans, en effet, mon pere m’a invite a aller l’ecouter. Il s’agissait d’une affaire importante, en cour d’assises, et, certainement, il avait pense qu’il apparaitrait sous son meilleur jour. Je crois aussi qu’il comptait sur cette ceremonie, propre a frapper les jeunes imaginations, pour me pousser a entrer dans la carriere que lui-meme avait choisie. J’avais accepte, parce que cela faisait plaisir a mon pere et parce que, aussi bien, j’etais curieux de le voir et de l’entendre dans un autre role que celui qu’il jouait parmi nous. Je ne pensais a rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m’avait toujours paru aussi naturel et inevitable qu’une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J’en avais une idee fort abstraite et qui ne me genait pas. Le lendemain, quand il revint, j’etais parti. Disons tout de suite que mon pere me fit rechercher, que j’allai le voir, que sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s’il me forcait a revenir. Il finit par accepter, car il etait de naturel plutot doux, me fit un discours sur la stupidite qu’il y avait a vouloir vivre sa vie (c’est ainsi qu’il s’expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et reprima les larmes sinceres qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps apres cependant, je revins regulierement voir ma mere et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n’avais pas d’animosite contre lui, seulement un peu de tristesse au coeur. Quand il mourut, je pris ma mere avec moi et elle y serait encore si elle n’etait pas morte a son tour. Je l’ai cru, d’autres me l’ont dit et, pour finir, c’etait vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j’aimais et que je n’ai pas cesse d’aimer. J’y suis reste longtemps et il n’est pas de pays en Europe dont je n’aie partage les luttes. Passons. Mais je repondais que les grands pestiferes, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas-la, et que si j’admettais les raisons de force majeure et les necessites invoquees par les petits pestiferes, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne maniere de donner raison aux robes rouges etait de leur laisser l’exclusivite de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cedait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arreter. Il me semble que l’histoire m’a donne raison, aujourd’hui c’est a qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fleaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’etre avec le fleau. Cela vous paraitra peut-etre un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tete, et qui ont tourne suffisamment d’autres tetes pour les faire consentir a l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par consequent, je dis qu’il y a les fleaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fleau moi-meme, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’etre un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition. > En terminant, Tarrou balancait sa jambe et frappait doucement du pied contre la terrasse. Apres un silence, le docteur se souleva un peu et demanda si Tarrou avait une idee du chemin qu’il fallait prendre pour arriver a la paix. — Oui, la sympathie. Deux timbres d’ambulance resonnerent dans le lointain. Les exclamations, tout a l’heure confuses, se rassemblerent aux confins de la ville, pres de la colline pierreuse. On entendit en meme temps quelque chose qui ressemblait a une detonation. Puis le silence revint. Rieux compta deux clignements de phare. La brise sembla prendre plus de force, et du meme coup, un souffle venu de la mer apporta une odeur de sel. On entendait maintenant de facon distincte la sourde respiration des vagues contre la falaise. — En somme, dit Tarrou avec simplicite, ce qui m’interesse, c’est de savoir comment on devient un saint. — Mais vous ne croyez pas en Dieu. — Justement. Peut-on etre un saint sans Dieu, c’est le seul probleme concret que je connaisse aujourd’hui. Brusquement, une grande lueur jaillit du cote d’ou etaient venus les cris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvint jusqu’aux deux hommes. La lueur s’assombrit aussitot et loin, au bord des terrasses, il ne resta qu’un rougeoiement. Dans une panne de vent, on entendit distinctement des cris d’hommes, puis le bruit d’une decharge et la clameur d’une foule. Tarrou s’etait leve et ecoutait. On n’entendait plus rien. — On s’est encore battu aux portes. — C’est fini maintenant, dit Rieux. Tarrou murmura que ce n’etait jamais fini et qu’il y aurait encore des victimes, parce que c’etait dans l’ordre. — Peut-etre, repondit le docteur, mais vous savez, je me sens plus de solidarite avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de gout, je crois, pour l’heroisme et la saintete. Ce qui m’interesse, c’est d’etre un homme. — Oui, nous cherchons la meme chose, mais je suis moins ambitieux. Rieux pensa que Tarrou plaisantait et il le regarda. Mais dans la vague lueur qui venait du ciel, il vit un visage triste et serieux. Le vent se levait a nouveau et Rieux sentit qu’il etait tiede sur sa peau. Tarrou se secoua : — Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitie ? — Ce que vous voulez, dit Rieux. — Prendre un bain de mer. Meme pour un futur saint c’est un plaisir digne. Rieux souriait. — Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetee. A la fin, c’est trop bete de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, a quoi sert qu’il se batte ? — Oui, dit Rieux, allons-y. Un moment apres, l’auto s’arretait pres des grilles du port. La lune s’etait levee. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pales. Derriere eux s’etageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrerent leurs papiers a un garde qui les examina assez longuement. Ils passerent et a travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetee. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonca la mer. Puis ils l’entendirent. Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetee et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, epaisse comme du velours, souple et lisse comme une bete. Ils s’installerent sur les rochers tournes vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naitre et disparaitre des reflets huileux a la surface des eaux. Devant eux, la nuit etait sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grele des rochers, etait plein d’un etrange bonheur. Tourne vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce meme bonheur qui n’oubliait rien, pas meme l’assassinat. Ils se deshabillerent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tiedes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-la, etait tiede, de la tiedeur des mers d’automne qui reprennent a la terre la chaleur emmagasinee pendant de longs mois. Il nageait regulierement. Le battement de ses pieds laissait derriere lui un bouillonnement d’ecume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller a ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plonge. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renverse, plein de lune et d’etoiles. Il respira longuement. Puis il percut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, etrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientot sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le meme rythme. Tarrou avancait avec plus de puissance que lui et il dut precipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancerent avec la meme cadence et la meme vigueur, solitaires, loin du monde, liberes enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arreta le premier et ils revinrent lentement, sauf a un moment ou ils entrerent dans un courant glace. Sans rien dire, ils precipiterent tous deux leur mouvement, fouettes par cette surprise de la mer. Habilles de nouveau, ils repartirent sans avoir prononce un mot. Mais ils avaient le meme coeur et le souvenir de cette nuit leur etait doux. Quand ils apercurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela etait bien, et qu’il fallait maintenant recommencer. Oui, il fallait recommencer et la peste n’oubliait personne trop longtemps. Pendant le mois de decembre, elle flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d’ombres aux mains vides, elle ne cessa enfin d’avancer de son allure patiente et saccadee. Les autorites avaient compte sur les jours froids pour stopper cette avance, et pourtant elle passait a travers les premieres rigueurs de la saison sans desemparer. Il fallait encore attendre. Mais on n’attend plus a force d’attendre, et notre ville entiere vivait sans avenir. Quant au docteur, le fugitif instant de paix et d’amitie qui lui avait ete donne n’eut pas de lendemain. On avait ouvert encore un hopital et Rieux n’avait plus de tete-a-tete qu’avec les malades. Il remarqua cependant qu’a ce stade de l’epidemie, alors que la peste prenait, de plus en plus, la forme pulmonaire, les malades semblaient en quelque sorte aider le medecin. Au lieu de s’abandonner a la prostration ou aux folies du debut, ils paraissaient se faire une idee plus juste de leurs interets et ils reclamaient d’eux-memes ce qui pouvait leur etre le plus favorable. Ils demandaient sans cesse a boire, et tous voulaient de la chaleur. Quoique la fatigue fut la meme pour le docteur, il se sentait cependant moins seul, dans ces occasions. Vers la fin de decembre, Rieux recut de M. Othon, le juge d’instruction, qui se trouvait encore dans son camp, une lettre disant que son temps de quarantaine etait passe, que l’administration ne retrouvait pas la date de son entree et qu’assurement, on le maintenait encore au camp d’internement par erreur. Sa femme, sortie depuis quelque temps, avait proteste a la prefecture, ou elle avait ete mal recue et ou on lui avait dit qu’il n’y avait jamais d’erreur. Rieux fit intervenir Rambert et, quelques jours apres, vit arriver M. Othon. Il y avait eu en effet une erreur et Rieux s’en indigna un peu. Mais M. Othon, qui avait maigri, leva une main molle et dit, pesant ses mots, que tout le monde pouvait se tromper. Le docteur pensa seulement qu’il y avait quelque chose de change. — Qu’allez-vous faire, monsieur le juge? Vos dossiers vous attendent, dit Rieux. — Eh bien, non, dit le juge. Je voudrais prendre un conge. — En effet, il faut vous reposer. — Ce n’est pas cela, je voudrais retourner au camp. Rieux s’etonna : — Mais vous en sortez ! — Je me suis mal fait comprendre. On m’a dit qu’il y avait des volontaires de l’administration, dans ce camp. Le juge roulait un peu ses yeux ronds et essayait d’aplatir une de ses touffes… — Vous comprenez, j’aurais une occupation. Et puis, c’est stupide a dire, je me sentirais moins separe de mon petit garcon. Rieux le regardait. Il n’etait pas possible que dans ces yeux durs et plats une douceur s’installat soudain. Mais ils etaient devenus plus brumeux, ils avaient perdu leur purete de metal. — Bien sur, dit Rieux, je vais m’en occuper, puisque vous le desirez. Le docteur s’en occupa, en effet, et la vie de la cite empestee reprit son train, jusqu’a la Noel. Tarrou continuait de promener partout sa tranquillite efficace. Rambert confiait au docteur qu’il avait etabli, grace aux deux petits gardes, un systeme de correspondance clandestine avec sa femme. Il recevait une lettre de loin en loin. Il offrit a Rieux de le faire profiter de son systeme et celui-ci accepta. Il ecrivit, pour la premiere fois depuis de longs mois, mais avec les plus grandes difficultes. Il y avait un langage qu’il avait perdu. La lettre partit. La reponse tardait a venir. De son cote, Cottard prosperait et ses petites speculations l’enrichissaient. Quant a Grand, la periode des fetes ne devait pas lui reussir. Le Noel de cette annee-la fut plutot la fete de l’Enfer que celle de l’Evangile. Les boutiques vides et privees de lumieres, les chocolats factices ou les boites vides dans les vitrines, les tramways charges de figures sombres, rien ne rappelait les Noels passes. Dans cette fete ou tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plus de place que pour les quelques rejouissances solitaires et honteuses que des privilegies se procuraient a prix d’or, au fond d’une arriere-boutique crasseuse. Les eglises etaient emplies de plaintes plutot que d’actions de graces. Dans la ville morne et gelee, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menacait. Mais personne n’osait leur annoncer le dieu d’autrefois, charge d’offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir. Il n’y avait plus de place dans le coeur de tous que pour un tres vieil et tres morne espoir, celui-la meme qui empeche les hommes de se laisser aller a la mort et qui n’est qu’une simple obstination a vivre. La veille, Grand avait manque son rendez-vous. Rieux, inquiet, etait passe chez lui de grand matin sans le trouver. Tout le monde avait ete alerte. Vers onze heures, Rambert vint a l’hopital avertir le docteur qu’il avait apercu Grand de loin, errant dans les rues, la figure decomposee. Puis il l’avait perdu de vue. Le docteur et Tarrou partirent en voiture a sa recherche. A midi, heure glacee, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque colle contre une vitrine, pleine de jouets grossierement sculptes dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleverserent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiancailles du malheureux, devant une boutique de Noel, et de Jeanne renversee vers lui pour dire qu’elle etait contente. Du fond d’annees lointaines, au coeur meme de cette folie, la voix fraiche de Jeanne revenait vers Grand, cela etait sur. Rieux savait ce que pensait a cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour etait comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure ou on se lasse des prisons, du travail et du courage pour reclamer le visage d’un etre et le coeur emerveille de la tendresse. Mais l’autre l’apercut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa a la vitrine pour le regarder venir. — Ah ! Docteur, ah ! Docteur, faisait-il. Rieux hochait la tete pour l’approuver, incapable de parler. Cette detresse etait la sienne et ce qui lui tordait le coeur a ce moment etait l’immense colere qui vient a l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent. — Oui, Grand, dit-il. — Je voudrais avoir le temps de lui ecrire une lettre. Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse etre heureuse sans remords… Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand. L’autre continuait, se laissant presque trainer, balbutiant des bouts de phrase. — Il y a trop longtemps que ca dure. On a envie de se laisser aller, c’est force. Ah! Docteur! J’ai l’air tranquille, comme ca. Mais il m’a toujours fallu un enorme effort pour etre seulement normal. Alors maintenant, c’est encore trop. Il s’arreta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous. Rieux lui prit la main. Elle brulait. — Il faut rentrer. Mais Grand lui echappa et courut quelques pas, puis il s’arreta, ecarta les bras et se mit a osciller d’avant en arriere. Il tourna sur lui-meme et tomba sur le trottoir glace, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler. Les passants regardaient de loin, arretes brusquement, n’osant plus avancer. Il fallut que Rieux prit le vieil homme dans ses bras. Dans son lit maintenant, Grand etouffait : les poumons etaient pris. Rieux reflechissait. L’employe n’avait pas de famille. A quoi bon le transporter? Il serait seul, avec Tarrou, a le soigner… Grand etait enfonce au creux de son oreiller, la peau verdie et l’oeil eteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminee avec les debris d’une caisse. >, disait-il. Et du fond de ses poumons en flammes sortait un bizarre crepitement qui accompagnait tout ce qu’il disait. Rieux lui recommanda de se taire et dit qu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint au malade et, avec lui, une sorte de tendresse lui monta au visage. Il cligna de l’oeil avec effort. > Mais tout de suite apres, il tomba dans la prostration. Quelques heures apres, Rieux et Tarrou retrouverent le malade, a demi dresse dans son lit, et Rieux fut effraye de lire sur son visage les progres du mal qui le brulait. Mais il semblait plus lucide et, tout de suite, d’une voix etrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui, sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste a les lire. C’etait un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la meme phrase indefiniment recopiee, remaniee, enrichie ou appauvrie. Sans arret, le mois de mai, l’amazone et les allees du Bois se confrontaient et se disposaient de facons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois demesurement longues, et des variantes. Mais a la fin de la derniere page, une main appliquee avait seulement ecrit, d’une encre fraiche : > Au-dessus, soigneusement calligraphiee, figurait la derniere version de la phrase. >, disait Grand. Et Rieux lut. > — Est-ce cela? dit le vieux d’une voix de fievre. Rieux ne leva pas les yeux sur lui. — Ah ! dit l’autre en s’agitant, je sais bien. Belle, belle ce n’est pas le mot juste. Rieux lui prit la main sur la couverture. — Laissez, docteur. Je n’aurai pas le temps… Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup : — Brulez-le! Le docteur hesita, mais Grand repeta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque eteint. La piece s’illumina rapidement et une chaleur breve la rechauffa. Quand le docteur revint vers le malade, celui-ci avait le dos tourne et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenetre, comme etranger a la scene. Apres avoir injecte le serum, Rieux dit a son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta. Toute la nuit, l’idee que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fievre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un epuisement general. — Ah ! Docteur, disait l’employe, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez. — Attendons, dit Rieux a Tarrou. Mais a midi, rien n’etait change. Le soir, Grand pouvait etre considere comme sauve. Rieux ne comprenait rien a cette resurrection. A peu pres a la meme epoque pourtant, on amena a Rieux une malade dont il jugea l’etat desespere et qu’il fit isoler des son arrivee a l’hopital. La jeune fille etait en plein delire et presentait tous les symptomes de la peste pulmonaire. Mais, le lendemain matin, la fievre avait baisse. Le docteur crut reconnaitre encore, comme dans le cas de Grand, la remission matinale que l’experience l’habituait a considerer comme un mauvais signe. A midi, cependant, la fievre n’etait pas remontee. Le soir, elle augmenta de quelques dixiemes seulement et, le lendemain matin, elle avait disparu. La jeune fille, quoique faible, respirait librement dans son lit. Rieux dit a Tarrou qu’elle etait sauvee contre toutes les regles. Mais dans la semaine, quatre cas semblables se presenterent dans le service du docteur. A la fin de la meme semaine, le vieil asthmatique accueillit le docteur et Tarrou avec tous les signes d’une grande agitation. — Ca y est, disait-il, ils sortent encore. — Qui? — Eh bien ! les rats ! Depuis le mois d’avril, aucun rat mort n’avait ete decouvert. — Est-ce que ca va recommencer? dit Tarrou a Rieux. Le vieux se frottait les mains. — Il faut les voir courir ! C’est un plaisir. Il avait vu deux rats vivants entrer chez lui, par la porte de la rue. Des voisins lui avaient rapporte que, chez eux aussi, les betes avaient fait leur reapparition. Dans certaines charpentes, on entendait de nouveau le remue-menage oublie depuis des mois. Rieux attendit la publication des statistiques generales qui avaient lieu au debut de chaque semaine. Elles revelaient un recul de la maladie. V Quoique cette brusque retraite de la maladie fut inesperee, nos concitoyens ne se haterent pas de se rejouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur desir de liberation, leur avaient appris la prudence et les avaient habitues a compter de moins en moins sur une fin prochaine de l’epidemie. Cependant, ce fait nouveau etait sur toutes les bouches, et, au fond des coeurs, s’agitait un grand espoir inavoue. Tout le reste passait au second plan. Les nouvelles victimes de la peste pesaient bien peu aupres de ce fait exorbitant : les statistiques avaient baisse. Un des signes que l’ere de la sante, sans etre ouvertement esperee, etait cependant attendue en secret, c’est que nos concitoyens parlerent volontiers des ce moment, quoique avec les airs de l’indifference, de la facon dont la vie se reorganiserait apres la peste. Tout le monde etait d’accord pour penser que les commodites de la vie passee ne se retrouveraient pas d’un coup et qu’il etait plus facile de detruire que de reconstruire. On estimait simplement que le ravitaillement lui-meme pourrait etre un peu ameliore, et que, de cette facon, on serait debarrasse du souci le plus pressant. Mais, en fait, sous ces remarques anodines, un espoir insense se debridait du meme coup et a tel point que nos concitoyens en prenaient parfois conscience et affirmaient alors, avec precipitation, qu’en tout etat de cause, la delivrance n’etait pas pour le lendemain. Et, en effet, la peste ne s’arreta pas le lendemain, mais, en apparence, elle s’affaiblissait plus vite qu’on n’eut pu raisonnablement l’esperer. Pendant les premiers jours de janvier, le froid s’installa avec une persistance inusitee et sembla cristalliser au-dessus de la ville. Et pourtant, jamais le ciel n’avait ete si bleu. Pendant des jours entiers, sa splendeur immuable et glacee inonda notre ville d’une lumiere ininterrompue. Dans cet air purifie, la peste, en trois semaines et par des chutes successives, parut s’epuiser dans les cadavres de moins en moins nombreux qu’elle alignait. Elle perdit, en un court espace de temps, la presque totalite des forces qu’elle avait mis des mois a accumuler. A la voir manquer des proies toutes designees, comme Grand ou la jeune fille de Rieux, s’exacerber dans certains quartiers durant deux ou trois jours alors qu’elle disparaissait totalement de certains autres, multiplier les victimes le lundi et, le mercredi, les laisser echapper presque toutes, a la voir ainsi s’essouffler ou se precipiter, on eut dit qu’elle se desorganisait par enervement et lassitude, qu’elle perdait, en meme temps que son empire sur elle-meme, l’efficacite mathematique et souveraine qui avait ete sa force. Le serum de Castel connaissait, tout d’un coup, des series de reussites qui lui avaient ete refusees jusque-la. Chacune des mesures prises par les medecins et qui, auparavant, ne donnaient aucun resultat, paraissait soudain porter a coup sur. Il semblait que la peste a son tour fut traquee et que sa faiblesse soudaine fit la force des armees emoussees qu’on lui avait, jusqu’alors, opposees. De temps en temps seulement, la maladie se raidissait et, dans une sorte d’aveugle sursaut, emportait trois ou quatre malades dont on esperait la guerison. Ils etaient les malchanceux de la peste, ceux qu’elle tuait en plein espoir. Ce fut le cas du juge Othon qu’on dut evacuer du camp de quarantaine, et Tarrou dit de lui en effet qu’il n’avait pas eu de chance, sans qu’on put savoir cependant s’il pensait a la mort ou a la vie du juge. Mais dans l’ensemble, l’infection reculait sur toute la ligne et les communiques de la prefecture, qui avaient d’abord fait naitre une timide et secrete esperance, finirent par confirmer, dans l’esprit du public, la conviction que la victoire etait acquise et que la maladie abandonnait ses positions. A la verite, il etait difficile de decider qu’il s’agissait d’une victoire. On etait oblige seulement de constater que la maladie semblait partir comme elle etait venue. La strategie qu’on lui opposait n’avait pas change, inefficace hier et, aujourd’hui, apparemment heureuse. On avait seulement l’impression que la maladie s’etait epuisee elle-meme ou peut-etre qu’elle se retirait apres avoir atteint tous ses objectifs. En quelque sorte, son role etait fini. On eut dit neanmoins que rien n’etait change en ville. Toujours silencieuses dans la journee, les rues etaient envahies, le soir, par la meme foule ou dominaient seulement les pardessus et les echarpes. Les cinemas et les cafes faisaient les memes affaires. Mais, a regarder de plus pres, on pouvait remarquer que les visages etaient plus detendus et qu’ils souriaient parfois. Et c’etait alors l’occasion de constater que, jusqu’ici, personne ne souriait dans les rues. En realite, dans le voile opaque qui, depuis des mois, entourait la ville, une dechirure venait de se faire et, tous les lundis, chacun pouvait constater, par les nouvelles de la radio, que la dechirure s’agrandissait et qu’enfin il allait etre permis de respirer. C’etait encore un soulagement tout negatif et qui ne prenait pas d’expression franche. Mais alors qu’auparavant on n’eut pas appris sans quelque incredulite qu’un train etait parti ou un bateau arrive, ou encore que les autos allaient de nouveau etre autorisees a circuler, l’annonce de ces evenements a la mi-janvier n’eut provoque au contraire aucune surprise. C’etait peu sans doute. Mais cette nuance legere traduisait, en fait, les enormes progres accomplis par nos concitoyens dans la voie de l’esperance. On peut dire d’ailleurs qu’a partir du moment ou le plus infime espoir devint possible pour la population, le regne effectif de la peste fut termine. Il n’en reste pas moins que, pendant tout le mois de janvier, nos concitoyens reagirent de facon contradictoire. Exactement, ils passerent par des alternances d’excitation et de depression. C’est ainsi qu’on eut a enregistrer de nouvelles tentatives d’evasion, au moment meme ou les statistiques etaient les plus favorables. Cela surprit beaucoup les autorites, et les postes de garde eux-memes, puisque la plupart des evasions reussirent. Mais, en realite, les gens qui s’evadaient a ces moments-la obeissaient a des sentiments naturels. Chez les uns, la peste avait enracine un scepticisme profond dont ils ne pouvaient pas se debarrasser. L’espoir n’avait plus de prise sur eux. Alors meme que le temps de la peste etait revolu, ils continuaient a vivre selon ses normes. Ils etaient en retard sur les evenements. Chez les autres, au contraire, et ils se recrutaient specialement chez ceux qui avaient vecu jusque-la separes des etres qu’ils aimaient, apres ce long temps de claustration et d’abattement, le vent d’espoir qui se levait avait allume une fievre et une impatience qui leur enlevaient toute maitrise d’eux-memes. Une sorte de panique les prenait a la pensee qu’ils pouvaient, si pres du but, mourir peut-etre, qu’ils ne reverraient pas l’etre qu’ils cherissaient et que ces longues souffrances ne leur seraient pas payees. Alors que pendant des mois, avec une obscure tenacite, malgre la prison et l’exil, ils avaient persevere dans l’attente, la premiere esperance suffit a detruire ce que la peur et le desespoir n’avaient pu entamer. Ils se precipiterent comme des fous pour devancer la peste, incapables de suivre son allure jusqu’au dernier moment. Dans le meme temps, d’ailleurs, des signes spontanes d’optimisme se manifesterent. C’est ainsi qu’on enregistra une baisse sensible des prix. Du point de vue de l’economie pure, ce mouvement ne s’expliquait pas. Les difficultes restaient les memes, les formalites de quarantaine avaient ete maintenues aux portes, et le ravitaillement etait loin d’etre ameliore. On assistait donc a un phenomene purement moral, comme si le recul de la peste se repercutait partout. En meme temps, l’optimisme gagnait ceux qui vivaient auparavant en groupes et que la maladie avait obliges a la separation. Les deux couvents de la ville commencerent a se reconstituer et la vie commune put reprendre. Il en fut de meme pour les militaires, qu’on rassembla de nouveau dans les casernes restees libres : ils reprirent une vie normale de garnison. Ces petits faits etaient de grands signes. La population vecut dans cette agitation secrete jusqu’au 25 janvier. Cette semaine-la, les statistiques tomberent si bas qu’apres consultation de la commission medicale, la prefecture annonca que l’epidemie pouvait etre consideree comme enrayee. Le communique ajoutait, il est vrai, que, dans un esprit de prudence qui ne pouvait manquer d’etre approuve par la population, les portes de la ville resteraient fermees pendant deux semaines encore et les mesures prophylactiques maintenues pendant un mois. Durant cette periode, au moindre signe que le peril pouvait reprendre, >. Tout le monde, cependant, fut d’accord pour considerer ces additions comme des clauses de style et, le soir du 25 janvier, une joyeuse agitation emplit la ville. Pour s’associer a l’allegresse generale, le prefet donna l’ordre de restituer l’eclairage du temps de la sante. Dans les rues illuminees, sous un ciel froid et pur, nos concitoyens se deverserent alors en groupes bruyants et rieurs. Certes, dans beaucoup de maisons, les volets resterent clos et des familles passerent en silence cette veillee que d’autres remplissaient de cris. Cependant, pour beaucoup de ces etres endeuilles, le soulagement aussi etait profond, soit que la peur de voir d’autres parents emportes fut enfin calmee, soit que le sentiment de leur conservation personnelle ne fut plus en alerte. Mais les familles qui devaient rester le plus etrangeres a la joie generale furent, sans contredit, celles qui, a ce moment meme, avaient un malade aux prises avec la peste dans un hopital et qui, dans les maisons de quarantaine ou chez elles, attendaient que le fleau en eut vraiment fini avec elles, comme il en avait fini avec les autres. Celles-la concevaient certes de l’espoir, mais elles en faisaient une provision qu’elles tenaient en reserve, et dans laquelle elles se defendaient de puiser avant d’en avoir vraiment le droit. Et cette attente, cette veillee silencieuse, a mi-distance de l’agonie et de la joie, leur paraissait plus cruelle encore, au milieu de la jubilation generale. Mais ces exceptions n’enlevaient rien a la satisfaction des autres. Sans doute, la peste n’etait pas encore finie et elle devait le prouver. Pourtant, dans tous les esprits deja, avec des semaines d’avance, les trains partaient en sifflant sur des voies sans fin et les navires sillonnaient des mers lumineuses. Le lendemain, les esprits seraient plus calmes et les doutes renaitraient. Mais pour le moment, la ville entiere s’ebranlait, quittait ces lieux clos, sombres et immobiles, ou elle avait jete ses racines de pierre, et se mettait enfin en marche avec son chargement de survivants. Ce soir-la, Tarrou et Rieux, Rambert et les autres marchaient au milieu de la foule et sentaient eux aussi le sol manquer sous leurs pas. Longtemps apres avoir quitte les boulevards, Tarrou et Rieux entendaient encore cette joie les poursuivre, a l’heure meme ou dans des ruelles desertes, ils longeaient des fenetres aux volets clos. Et a cause meme de leur fatigue, ils ne pouvaient separer cette souffrance, qui se prolongeait derriere les volets, de la joie qui emplissait les rues un peu plus loin. La delivrance qui approchait avait un visage mele de rires et de larmes. A un moment ou la rumeur se fit plus forte et plus joyeuse, Tarrou s’arreta. Sur le pave sombre, une forme courait legerement. C’etait un chat, le premier qu’on eut revu depuis le printemps. Il s’immobilisa un moment au milieu de la chaussee, hesita, lecha sa patte, la passa rapidement sur son oreille droite, reprit sa course silencieuse et disparut dans la nuit. Tarrou sourit. Le petit vieux aussi serait content. Mais au moment ou la peste semblait s’eloigner pour regagner la taniere inconnue d’ou elle etait sortie en silence, il y avait au moins quelqu’un dans la ville que ce depart jetait dans la consternation, et c’etait Cottard, si l’on en croit les carnets de Tarrou. A vrai dire, ces carnets deviennent assez bizarres a partir du moment ou les statistiques commencent a baisser. Est-ce la fatigue, mais l’ecriture en devient difficilement lisible et l’on passe trop souvent d’un sujet a l’autre. De plus, et pour la premiere fois, ces carnets manquent a l’objectivite et font place a des considerations personnelles. On trouve ainsi, au milieu d’assez longs passages concernant le cas de Cottard, un petit rapport sur le vieux aux chats. A en croire Tarrou, la peste n’avait jamais rien enleve a sa consideration pour ce personnage qui l’interessait apres l’epidemie, comme il l’avait interesse avant et comme, malheureusement, il ne pourrait plus l’interesser, quoique sa propre bienveillance, a lui, Tarrou, ne fut pas en cause. Car il avait cherche a le revoir. Quelques jours apres cette soiree du 25 janvier, il s’etait poste au coin de la petite rue. Les chats etaient la, se rechauffant dans les flaques de soleil, fideles au rendez-vous. Mais a l’heure habituelle, les volets resterent obstinement fermes. Au cours des jours suivants, Tarrou ne les vit plus jamais ouverts. Il en avait conclu curieusement que le petit vieux etait vexe ou mort, que s’il etait vexe, c’est qu’il pensait avoir raison et que la peste lui avait fait tort, mais que s’il etait mort, il fallait se demander a son propos, comme pour le vieil asthmatique, s’il avait ete un saint. Tarrou ne le pensait pas, mais estimait qu’il y avait dans le cas du vieillard une >. > Toujours entremelees avec les observations concernant Cottard, on trouve aussi dans les carnets de nombreuses remarques, souvent dispersees, dont les unes concernent Grand, maintenant convalescent et qui s’etait remis au travail comme si rien n’etait arrive, et dont les autres evoquent la mere du docteur Rieux. Les quelques conversations que la cohabitation autorisait entre celle-ci et Tarrou, des attitudes de la vieille femme, son sourire, ses observations sur la peste, sont notees scrupuleusement. Tarrou insistait surtout sur l’effacement de Mme Rieux ; sur la facon qu’elle avait de tout exprimer en phrases simples ; sur le gout particulier qu’elle montrait pour une certaine fenetre, donnant sur la rue calme, et derriere laquelle elle s’asseyait le soir, un peu droite, les mains tranquilles et le regard attentif jusqu’a ce que le crepuscule eut envahi la piece, faisant d’elle une ombre noire dans la lumiere grise qui foncait peu a peu et dissolvait alors la silhouette immobile ; sur la legerete avec laquelle elle se deplacait d’une piece a l’autre ; sur la bonte dont elle n’avait jamais donne de preuves precises devant Tarrou, mais dont il reconnaissait la lueur dans tout ce qu’elle faisait ou disait ; sur le fait enfin que, selon lui, elle connaissait tout sans jamais reflechir, et qu’avec tant de silence et d’ombre, elle pouvait rester a la hauteur de n’importe quelle lumiere, fut-ce celle de la peste. Ici du reste, l’ecriture de Tarrou donnait des signes bizarres de flechissement. Les lignes qui suivaient etaient difficilement lisibles et, comme pour donner une nouvelle preuve de ce flechissement, les derniers mots etaient les premiers qui fussent personnels : > Mais il faut en venir a Cottard. Depuis que les statistiques etaient en baisse, celui-ci avait fait plusieurs visites a Rieux, en invoquant divers pretextes. Mais en realite, chaque fois, il demandait a Rieux des pronostics sur la marche de l’epidemie. > Il etait sceptique sur ce point ou, du moins, il le declarait. Mais les questions renouvelees qu’il posait semblaient indiquer une conviction moins ferme. A la mi-janvier, Rieux avait repondu de facon assez optimiste. Et chaque fois, ces reponses, au lieu de rejouir Cottard, en avaient tire des reactions, variables selon les jours, mais qui allaient de la mauvaise humeur a l’abattement. Par la suite, le docteur avait ete amene a lui dire que, malgre les indications favorables donnees par les statistiques, il valait mieux ne pas encore crier victoire. — Autrement dit, avait observe Cottard, on ne sait rien, ca peut reprendre d’un jour a l’autre ? — Oui, comme il est possible aussi que le mouvement de guerison s’accelere. Cette incertitude, inquietante pour tout le monde, avait visiblement soulage Cottard, et devant Tarrou, il avait engage avec les commercants de son quartier des conversations ou il essayait de propager l’opinion de Rieux. Il n’avait pas de peine a le faire, il est vrai. Car apres la fievre des premieres victoires, dans beaucoup d’esprits un doute etait revenu qui devait survivre a l’excitation causee par la declaration prefectorale. Cottard se rassurait au spectacle de cette inquietude. Comme d’autres fois aussi, il se decourageait. > Jusqu’au 25 janvier, tout le monde remarqua l’instabilite de son caractere. Pendant des jours entiers, apres avoir si longtemps cherche a se concilier son quartier et ses relations, il rompait en visiere avec eux. En apparence, au moins, il se retirait alors du monde et, du jour au lendemain, se mettait a vivre dans la sauvagerie. On ne le voyait plus au restaurant, ni au theatre, ni dans les cafes qu’il aimait. Et cependant, il ne semblait pas retrouver la vie mesuree et obscure qu’il menait avant l’epidemie. Il vivait completement retire dans son appartement et faisait monter ses repas d’un restaurant voisin. Le soir seulement, il faisait des sorties furtives, achetant ce dont il avait besoin, sortant des magasins pour se jeter dans des rues solitaires. Si Tarrou le rencontrait alors, il ne pouvait tirer de lui que des monosyllabes. Puis, sans transition, on le retrouvait sociable, parlant de la peste avec abondance, sollicitant l’opinion de chacun et replongeant chaque soir avec complaisance dans le flot de la foule. Le jour de la declaration prefectorale, Cottard disparut completement de la circulation. Deux jours apres, Tarrou le rencontra, errant dans les rues. Cottard lui demanda de le raccompagner jusqu’au faubourg. Tarrou qui se sentait particulierement fatigue de sa journee, hesita. Mais l’autre insista. Il paraissait tres agite, gesticulant de facon desordonnee, parlant vite et haut. Il demanda a son compagnon s’il pensait que, reellement, la declaration prefectorale mettait un terme a la peste. Bien entendu, Tarrou estimait qu’une declaration administrative ne suffisait pas en elle-meme a arreter un fleau, mais on pouvait raisonnablement penser que l’epidemie, sauf imprevu, allait cesser. — Oui, dit Cottard, sauf imprevu. Et il y a toujours l’imprevu. Tarrou lui fit remarquer que, d’ailleurs, la prefecture avait prevu en quelque sorte l’imprevu, par l’institution d’un delai de deux semaines avant l’ouverture des portes. — Et elle a bien fait, dit Cottard, toujours sombre et agite, parce que de la facon dont vont les choses, elle pourrait bien avoir parle pour rien. Tarrou estimait la chose possible, mais il pensait qu’il valait mieux cependant envisager la prochaine ouverture des portes et le retour a une vie normale. — Admettons, lui dit Cottard, admettons, mais qu’appelez-vous le retour a une vie normale ? — De nouveaux films au cinema, dit Tarrou en souriant. Mais Cottard ne souriait pas. Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-a-dire comme si rien ne s’etait passe. Tarrou pensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bien entendu, le plus fort desir de nos concitoyens etait et serait de faire comme si rien n’etait change et que, partant, rien dans un sens ne serait change, mais que, dans un autre sens, on ne peut pas tout oublier, meme avec la volonte necessaire, et la peste laisserait des traces, au moins dans les coeurs. Le petit rentier declara tout net qu’il ne s’interessait pas au coeur et que meme le coeur etait le dernier de ses soucis. Ce qui l’interessait, c’etait de savoir si l’organisation elle-meme ne serait pas transformee, si, par exemple, tous les services fonctionneraient comme par le passe. Et Tarrou dut admettre qu’il n’en savait rien. Selon lui, il fallait supposer que tous ces services, perturbes pendant l’epidemie, auraient un peu de mal a demarrer de nouveau. On pourrait croire aussi que des quantites de nouveaux problemes se poseraient qui rendraient necessaire, au moins, une reorganisation des anciens services. — Ah! dit Cottard, c’est possible, en effet, tout le monde devra tout recommencer. Les deux promeneurs etaient arrives pres de la maison de Cottard. Celui-ci s’etait anime, s’efforcait a l’optimisme. Il imaginait la ville se reprenant a vivre de nouveau, effacant son passe pour repartir a zero. — Bon, dit Tarrou. Apres tout, les choses s’arrangeront peut-etre pour vous aussi. D’une certaine maniere, c’est une vie nouvelle qui va commencer. Ils etaient devant la porte et se serraient la main. — Vous avez raison, disait Cottard, de plus en plus agite, repartir a zero, ce serait une bonne chose. Mais, de l’ombre du couloir, deux hommes avaient surgi. Tarrou eut a peine le temps d’entendre son compagnon demander ce que pouvaient bien vouloir ces oiseaux-la. Les oiseaux, qui avaient un air de fonctionnaires endimanches, demandaient en effet a Cottard s’il s’appelait bien Cottard et celui-ci, poussant une sorte d’exclamation sourde, tournait sur lui-meme et foncait deja dans la nuit sans que les autres, ni Tarrou, eussent le temps d’esquisser un geste. La surprise passee Tarrou demanda aux deux hommes ce qu’ils voulaient. Ils prirent un air reserve et poli pour dire qu’il s’agissait de renseignements et partirent, posement, dans la direction qu’avait prise Cottard. Rentre chez lui, Tarrou rapportait cette scene et aussitot (l’ecriture le prouvait assez) notait sa fatigue. Il ajoutait qu’il avait encore beaucoup a faire, mais que ce n’etait pas une raison pour ne pas se tenir pret, et se demandait si, justement il etait pret. Il repondait pour finir, et c’est ici que les carnets de Tarrou se terminent, qu’il y avait toujours une heure de la journee et de la nuit ou un homme etait lache et qu’il n’avait peur que de cette heure-la. Le surlendemain, quelques jours avant l’ouverture des portes, le docteur Rieux rentrait chez lui a midi, se demandant s’il allait trouver le telegramme qu’il attendait. Quoique ses journees fussent alors aussi epuisantes qu’au plus fort de la peste, l’attente de la liberation definitive avait dissipe toute fatigue chez lui. Il esperait maintenant, et il s’en rejouissait. On ne peut pas toujours tendre sa volonte et toujours se raidir, et c’est un bonheur que de delier enfin, dans l’effusion, cette gerbe de forces tressees pour la lutte. Si le telegramme attendu etait, lui aussi, favorable, Rieux pourrait recommencer. Et il etait d’avis que tout le monde recommencat. Il passait devant la loge. Le nouveau concierge, colle contre le carreau, lui souriait. Remontant l’escalier, Rieux revoyait son visage, blemi par les fatigues et les privations. Oui, il recommencerait quand l’abstraction serait finie, et avec un peu de chance… Mais il ouvrait sa porte au meme moment et sa mere vint a sa rencontre lui annoncer que M. Tarrou n’allait pas bien. Il s’etait leve le matin, mais n’avait pu sortir et venait de se recoucher. Mme Rieux etait inquiete. — Ce n’est peut-etre rien de grave, dit son fils. Tarrou etait etendu de tout son long, sa lourde tete creusait le traversin, la poitrine forte se dessinait sous l’epaisseur des couvertures. Il avait de la fievre, sa tete le faisait souffrir. Il dit a Rieux qu’il s’agissait de symptomes vagues qui pouvaient etre aussi bien ceux de la peste. — Non, rien de precis encore, dit Rieux apres l’avoir examine. Mais Tarrou etait devore par la soif. Dans le couloir, le docteur dit a sa mere que ce pouvait etre le commencement de la peste. — Oh! dit-elle, ce n’est pas possible, pas maintenant! Et tout de suite apres : — Gardons-le, Bernard. Rieux reflechissait : — Je n’en ai pas le droit, dit-il. Mais les portes vont s’ouvrir. Je crois bien que c’est le premier droit que je prendrais pour moi, si tu n’etais pas la. — Bernard, dit-elle, garde-nous tous les deux. Tu sais bien que je viens d’etre de nouveau vaccinee. Le docteur dit que Tarrou aussi l’etait mais que, peut-etre, par fatigue, il avait du laisser passer la derniere injection de serum et oublier quelques precautions. Rieux allait deja dans son cabinet. Quand il revint dans la chambre, Tarrou vit qu’il tenait les enormes ampoules de serum. — Ah ! c’est cela, dit-il. — Non, mais c’est une precaution. Tarrou tendit son bras pour toute reponse et il subit l’interminable injection qu’il avait lui-meme pratiquee sur d’autres malades. — Nous verrons ce soir, dit Rieux, et il regarda Tarrou en face. — Et l’isolement, Rieux? — Il n’est pas du tout sur que vous ayez la peste. Tarrou sourit avec effort. — C’est la premiere fois que je vois injecter un serum sans ordonner en meme temps l’isolement. Rieux se detourna : — Ma mere et moi, nous vous soignerons. Vous serez mieux ici. Tarrou se tut et le docteur, qui rangeait les ampoules, attendit qu’il parlat pour se retourner. A la fin, il se dirigea vers le lit. Le malade le regardait. Son visage etait fatigue, mais ses yeux gris etaient calmes. Rieux lui sourit. — Dormez si vous le pouvez. Je reviendrai tout a l’heure. Arrive a la porte, il entendit la voix de Tarrou qui l’appelait. Il retourna vers lui. Mais Tarrou semblait se debattre contre l’expression meme de ce qu’il avait a dire : — Rieux, articula-t-il enfin, il faudra tout me dire, j’en ai besoin. — Je vous le promets. L’autre tordit un peu son visage massif dans un sourire. — Merci. Je n’ai pas envie de mourir et je lutterai. Mais si la partie est perdue, je veux faire une bonne fin. Rieux se baissa et lui serra l’epaule. — Non, dit-il. Pour devenir un saint, il faut vivre. Luttez. Dans la journee, le froid qui avait ete vif diminua un peu, mais pour faire place, l’apres-midi, a de violentes averses de pluie et de grele. Au crepuscule, le ciel se decouvrit un peu et le froid se fit plus penetrant. Rieux revint chez lui dans la soiree. Sans quitter son pardessus, il entra dans la chambre de son ami. Sa mere tricotait. Tarrou semblait n’avoir pas bouge de place, mais ses levres, blanchies par la fievre, disaient la lutte qu’il etait en train de soutenir. — Alors ? dit le docteur. Tarrou haussa un peu, hors du lit, ses epaules epaisses. — Alors, dit-il, je perds la partie. Le docteur se pencha sur lui. Des ganglions s’etaient noues sous la peau brulante, sa poitrine semblait retentir de tous les bruits d’une forge souterraine. Tarrou presentait curieusement les deux series de symptomes. Rieux dit en se relevant que le serum n’avait pas encore eu le temps de donner tout son effet. Mais un flot de fievre qui vint rouler dans sa gorge noya les quelques mots que Tarrou essaya de prononcer. Apres diner, Rieux et sa mere vinrent s’installer pres du malade. La nuit commencait pour lui dans la lutte et Rieux savait que ce dur combat avec l’ange de la peste devait durer jusqu’a l’aube. Les epaules solides et la large poitrine de Tarrou n’etaient pas ses meilleures armes, mais plutot ce sang que Rieux avait fait jaillir tout a l’heure sous son aiguille, et, dans ce sang, ce qui etait plus interieur que l’ame et qu’aucune science ne pouvait mettre a jour. Et lui devait seulement regarder lutter son ami. Ce qu’il allait faire, les abces qu’il devait favoriser, les toniques qu’il fallait inoculer, plusieurs mois d’echecs repetes lui avaient appris a en apprecier l’efficacite. Sa seule tache, en verite, etait de donner des occasions a ce hasard qui trop souvent ne se derange que provoque. Et il fallait que le hasard se derangeat. Car Rieux se trouvait devant un visage de la peste qui le deconcertait. Une fois de plus, elle s’appliquait a derouter les strategies dressees contre elle, elle apparaissait aux lieux ou on ne l’attendait pas pour disparaitre de ceux ou elle semblait deja installee. Une fois de plus, elle s’appliquait a etonner. Tarrou luttait, immobile. Pas une seule fois, au cours de la nuit, il n’opposa l’agitation aux assauts du mal, combattant seulement de toute son epaisseur et de tout son silence. Mais pas une seule fois, non plus, il ne parla, avouant ainsi, a sa maniere, que la distraction ne lui etait plus possible. Rieux suivait seulement les phases du combat aux yeux de son ami, tour a tour ouverts ou fermes, les paupieres plus serrees contre le globe de l’oeil ou, au contraire, distendues, le regard fixe sur un objet ou ramene sur le docteur et sa mere. Chaque fois que le docteur rencontrait ce regard, Tarrou souriait, dans un grand effort. A un moment, on entendit des pas precipites dans la rue. Ils semblaient s’enfuir devant un grondement lointain qui se rapprocha peu a peu et finit par remplir la rue de son ruissellement : la pluie reprenait, bientot melee d’une grele qui claquait sur les trottoirs. Les grandes tentures ondulerent devant les fenetres. Dans l’ombre de la piece, Rieux, un instant distrait par la pluie, contemplait a nouveau Tarrou, eclaire par une lampe de chevet. Sa mere tricotait, levant de temps en temps la tete pour regarder attentivement le malade. Le docteur avait fait maintenant tout ce qu’il y avait a faire. Apres la pluie, le silence s’epaissit dans la chambre, pleine seulement du tumulte muet d’une guerre invisible. Crispe par l’insomnie, le docteur imaginait entendre, aux limites du silence, le sifflement doux et regulier qui l’avait accompagne pendant toute l’epidemie. Il fit un signe a sa mere pour l’engager a se coucher. Elle refusa de la tete, et ses yeux s’eclairerent, puis elle examina soigneusement, au bout de ses aiguilles, une maille dont elle n’etait pas sure. Rieux se leva pour faire boire le malade, et revint s’asseoir. Des passants, profitant de l’accalmie, marchaient rapidement sur le trottoir. Leurs pas decroissaient et s’eloignaient. Le docteur, pour la premiere fois, reconnut que cette nuit, pleine de promeneurs tardifs et privee des timbres d’ambulances, etait semblable a celles d’autrefois. C’etait une nuit delivree de la peste. Et il semblait que la maladie chassee par le froid, les lumieres et la foule, se fut echappee des profondeurs obscures de la ville et refugiee dans cette chambre chaude pour donner son ultime assaut au corps inerte de Tarrou. Le fleau ne brassait plus le ciel de la ville. Mais il sifflait doucement dans l’air lourd de la chambre. C’etait lui que Rieux entendait depuis des heures. Il fallait attendre que la aussi il s’arretat, que la aussi la peste se declarat vaincue. Peu avant l’aube, Rieux se pencha vers sa mere : — Tu devrais te coucher pour pouvoir me relayer a huit heures. Fais des instillations avant de te coucher. Mme Rieux se leva, rangea son tricot et s’avanca vers le lit. Tarrou, depuis quelque temps deja, tenait ses yeux fermes. La sueur bouclait ses cheveux sur le front dur. Mme Rieux soupira et le malade ouvrit les yeux. Il vit le visage doux penche vers lui et, sous les ondes mobiles de la fievre, le sourire tenace reparut encore. Mais les yeux se fermerent aussitot. Reste seul, Rieux s’installa dans le fauteuil que venait de quitter sa mere. La rue etait muette et le silence maintenant complet. Le froid du matin commencait a se faire sentir dans la piece. Le docteur s’assoupit, mais la premiere voiture de l’aube le tira de sa somnolence. Il frissonna et, regardant Tarrou, il comprit qu’une pause avait eu lieu et que le malade dormait aussi. Les roues de bois et de fer de la voiture a cheval roulaient encore dans l’eloignement. A la fenetre, le jour etait encore noir. Quand le docteur avanca vers le lit, Tarrou le regardait de ses yeux sans expression, comme s’il se trouvait encore du cote du sommeil. — Vous avez dormi, n’est-ce pas? demanda Rieux. — Oui. — Respirez-vous mieux ? — Un peu. Cela veut-il dire quelque chose ? Rieux se tut et, au bout d’un moment : — Non, Tarrou, cela ne veut rien dire. Vous connaissez comme moi la remission matinale. Tarrou approuva. — Merci, dit-il. Repondez-moi toujours exactement. Rieux s’etait assis au pied du lit. Il sentait pres de lui les jambes du malade, longues et dures comme des membres de gisant. Tarrou respirait plus fortement. — La fievre va reprendre, n’est-ce pas, Rieux, dit-il d’une voix essoufflee. — Oui, mais a midi, nous serons fixes. Tarrou ferma les yeux, semblant recueillir ses forces. Une expression de lassitude se lisait sur ses traits. Il attendait la montee de la fievre qui remuait deja, quelque part, au fond de lui. Quand il ouvrit les yeux, son regard etait terni. Il ne s’eclaircit qu’en apercevant Rieux penche pres de lui. — Buvez, disait celui-ci. L’autre but et laissa retomber sa tete. — C’est long, dit-il. Rieux lui prit le bras, mais Tarrou, le regard detourne, ne reagissait plus. Et soudain, la fievre reflua visiblement jusqu’a son front comme si elle avait creve quelque digue interieure. Quand le regard de Tarrou revint vers le docteur, celui-ci l’encourageait de son visage tendu. Le sourire que Tarrou essaya encore de former ne put passer au-dela des maxillaires serres et des levres cimentees par une ecume blanchatre. Mais, dans la face durcie, les yeux brillerent encore de tout l’eclat du courage. A sept heures, Mme Rieux entra dans la piece. Le docteur regagna son bureau pour telephoner a l’hopital et pourvoir a son remplacement. Il decida aussi de remettre ses consultations, s’etendit un moment sur le divan de son cabinet, mais se leva presque aussitot et revint dans la chambre. Tarrou avait la tete tournee vers Mme Rieux. Il regardait la petite ombre tassee pres de lui, sur une chaise, les mains jointes sur les cuisses. Et il la contemplait avec tant d’intensite que Mme Rieux mit un doigt sur ses levres et se leva pour eteindre la lampe de chevet. Mais derriere les rideaux, le jour filtrait rapidement et, peu apres, quand les traits du malade emergerent de l’obscurite, Mme Rieux put voir qu’il la regardait toujours. Elle se pencha vers lui, redressa son traversin, et, en se relevant, posa un instant sa main sur les cheveux mouilles et tordus. Elle entendit alors une voix assourdie, venue de loin, lui dire merci et que maintenant tout etait bien. Quand elle fut assise a nouveau, Tarrou avait ferme les yeux et son visage epuise, malgre la bouche scellee, semblait sourire a nouveau. A midi, la fievre etait a son sommet. Une sorte de toux viscerale secouait le corps du malade qui commenca seulement a cracher du sang. Les ganglions avaient cesse d’enfler. Ils etaient toujours la, durs comme des ecrous, visses dans le creux des articulations, et Rieux jugea impossible de les ouvrir. Dans les intervalles de la fievre et de la toux, Tarrou de loin en loin regardait encore ses amis. Mais, bientot, ses yeux s’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumiere qui venait alors eclairer sa face devastee se fit plus pale a chaque fois. L’orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs l’illuminait d’eclairs de plus en plus rares et Tarrou derivait lentement au fond de cette tempete. Rieux n’avait plus devant lui qu’un masque desormais inerte, ou le sourire avait disparu. Cette forme humaine qui lui avait ete si proche, percee maintenant de coups d’epieu, brulee par un mal surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s’immergeait a ses yeux dans les eaux de la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. Il devait rester sur le rivage, les mains vides et le coeur tordu, sans armes et sans recours, une fois de plus, contre ce desastre. Et a la fin, ce furent bien les larmes de l’impuissance qui empecherent Rieux de voir Tarrou se tourner brusquement contre le mur, et expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque part en lui, une corde essentielle s’etait rompue. La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchee du monde, au-dessus de ce corps mort maintenant habille, Rieux sentit planer le calme surprenant qui, bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l’attaque des portes. Deja, a cette epoque, il avait pense a ce silence qui s’elevait des lits ou il avait laisse mourir des hommes. C’etait partout la meme pause, le meme intervalle solennel, toujours le meme apaisement qui suivait les combats, c’etait le silence de la defaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant son ami, il etait si compact, il s’accordait si etroitement au silence des rues et de la ville liberee de la peste, que Rieux sentait bien qu’il s’agissait cette fois de la defaite definitive, celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-meme une souffrance sans guerison. Le docteur ne savait pas si, pour finir, Tarrou avait retrouve la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu’il n’y aurait jamais plus de paix possible pour lui-meme, pas plus qu’il n’y a d’armistice pour la mere amputee de son fils ou pour l’homme qui ensevelit son ami. Au-dehors, c’etait la meme nuit froide, des etoiles gelees dans un ciel clair et glace. Dans la chambre a demi obscure, on sentait le froid qui pesait aux vitres, la grande respiration bleme d’une nuit polaire. Pres du lit, Mme Rieux se tenait assise, dans son attitude familiere, le cote droit eclaire par la lampe de chevet. Au centre de la piece, loin de la lumiere, Rieux attendait dans son fauteuil. La pensee de sa femme lui venait, mais il la rejetait chaque fois. Au debut de la nuit, les talons des passants avaient sonne clair dans la nuit froide. — Tu t’es occupe de tout ? avait dit Mme Rieux. — Oui, j’ai telephone. Ils avaient alors repris leur veillee silencieuse. Mme Rieux regardait de temps en temps son fils. Quand il surprenait un de ces regards, il lui souriait. Les bruits familiers de la nuit s’etaient succede dans la rue. Quoique l’autorisation ne fut pas encore accordee, bien des voitures circulaient a nouveau. Elles sucaient rapidement le pave, disparaissaient et reparaissaient ensuite. Des voix, des appels, le silence revenu, le pas d’un cheval, deux tramways grincant dans une courbe, des rumeurs imprecises, et a nouveau la respiration de la nuit. — Bernard? — Oui. — Tu n’es pas fatigue ? — Non. Il savait ce que sa mere pensait et qu’elle l’aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n’est pas grand-chose que d’aimer un etre ou du moins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mere et lui s’aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait a son tour, ou lui, sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l’aveu de leur tendresse. De la meme facon, il avait vecu a cote de Tarrou et celui-ci etait mort, ce soir, sans que leur amitie ait eu le temps d’etre vraiment vecue. Tarrou avait perdu la partie, comme il disait. Mais lui, Rieux, qu’avait-il gagne ? Il avait seulement gagne d’avoir connu la peste et de s’en souvenir, d’avoir connu l’amitie et de s’en souvenir, de connaitre la tendresse et de devoir un jour s’en souvenir. Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’etait la connaissance et la memoire. Peut-etre etait-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie ! De nouveau, une auto passa et Mme Rieux remua un peu sur sa chaise. Rieux lui sourit. Elle lui dit qu’elle n’etait pas fatiguee et tout de suite apres : — Il faudra que tu ailles te reposer en montagne, la-bas. — Bien sur, maman. Oui, il se reposerait la-bas. Pourquoi pas ? Ce serait aussi un pretexte a memoire. Mais si c’etait cela, gagner la partie, qu’il devait etre dur de vivre seulement avec ce qu’on sait et ce dont on se souvient, et prive de ce qu’on espere. C’etait ainsi sans doute qu’avait vecu Tarrou et il etait conscient de ce qu’il y a de sterile dans une vie sans illusions. Il n’y a pas de paix sans esperance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s’empecher de condamner et que meme les victimes se trouvaient etre parfois des bourreaux, Tarrou avait vecu dans le dechirement et la contradiction, il n’avait jamais connu l’esperance. Etait-ce pour cela qu’il avait voulu la saintete et cherche la paix dans le service des hommes ? A la verite, Rieux n’en savait rien et cela importait peu. Les seules images de Tarrou qu’il garderait seraient celles d’un homme qui prenait le volant de son auto a pleines mains pour le conduire ou celles de ce corps epais, etendu maintenant sans mouvement. Une chaleur de vie et une image de mort, c’etait cela la connaissance. Voila pourquoi, sans doute, le docteur Rieux, au matin, recut avec calme la nouvelle de la mort de sa femme. Il etait dans son bureau. Sa mere etait venue presque en courant lui apporter un telegramme, puis elle etait sortie pour donner un pourboire au porteur. Quand elle revint, son fils tenait a la main le telegramme ouvert. Elle le regarda, mais il contemplait obstinement, par la fenetre, un matin magnifique qui se levait sur le port. — Bernard, dit Mme Rieux. Le docteur l’examina d’un air distrait. — Le telegramme ? demanda-t-elle. — C’est cela, reconnut le docteur. Il y a huit jours. Mme Rieux detourna la tete vers la fenetre. Le docteur se taisait. Puis il dit a sa mere de ne pas pleurer, qu’il s’y attendait, mais que c’etait quand meme difficile. Simplement, il savait, disant cela, que sa souffrance etait sans surprise. Depuis des mois et depuis deux jours, c’etait la meme douleur qui continuait. Les portes de la ville s’ouvrirent enfin, a l’aube d’une belle matinee de fevrier, saluees par le peuple, les journaux, la radio et les communiques de la prefecture. Il reste donc au narrateur a se faire le chroniqueur des heures de joie qui suivirent cette ouverture des portes, bien que lui-meme fut de ceux qui n’avaient pas la liberte de s’y meler tout entiers. De grandes rejouissances etaient organisees pour la journee et pour la nuit. En meme temps, les trains commencerent a fumer en gare pendant que, venus de mers lointaines, des navires mettaient deja le cap sur notre port, marquant a leur maniere que ce jour etait, pour tous ceux qui gemissaient d’etre separes, celui de la grande reunion. On imaginera facilement ici ce que put devenir le sentiment de la separation qui avait habite tant de nos concitoyens. Les trains qui, pendant la journee, entrerent dans notre ville n’etaient pas moins charges que ceux qui en sortirent. Chacun avait retenu sa place pour ce jour-la, au cours des deux semaines de sursis, tremblant qu’au dernier moment la decision prefectorale fut annulee. Certains des voyageurs qui approchaient de la ville n’etaient d’ailleurs pas tout a fait debarrasses de leur apprehension, car s’ils connaissaient en general le sort de ceux qui les touchaient de pres, ils ignoraient tout des autres et de la ville elle-meme, a laquelle ils pretaient un visage redoutable. Mais ceci n’etait vrai que pour ceux que la passion n’avait pas brules pendant tout cet espace de temps. Les passionnes, en effet, etaient livres a leur idee fixe. Une seule chose avait change pour eux : ce temps que, pendant les mois de leur exil, ils auraient voulu pousser pour qu’il se pressat, qu’ils s’acharnaient a precipiter encore, alors qu’ils se trouvaient deja en vue de notre ville, ils souhaiterent le ralentir au contraire et le tenir suspendu, des que le train commenca de freiner avant l’arret. Le sentiment, a la fois vague et aigu en eux, de tous ces mois de vie perdus pour leur amour, leur faisait confusement exiger une sorte de compensation par laquelle le temps de la joie aurait coule deux fois moins vite que celui de l’attente. Et ceux qui les attendaient dans une chambre ou sur le quai, comme Rambert, dont la femme, prevenue depuis des semaines, avait fait ce qu’il fallait pour arriver, etaient dans la meme impatience et le meme desarroi. Car cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient reduits a l’abstraction, Rambert attendait, dans un tremblement, de les confronter avec l’etre de chair qui en avait ete le support. Il aurait souhaite redevenir celui qui, au debut de l’epidemie, voulait courir d’un seul elan hors de la ville et s’elancer a la rencontre de celle qu’il aimait. Mais il savait que cela n’etait plus possible. Il avait change, la peste avait mis en lui une distraction que, de toutes ses forces, il essayait de nier, et qui, cependant, continuait en lui comme une sourde angoisse. Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait fini trop brutalement, il n’avait pas sa presence d’esprit. Le bonheur arrivait a toute allure, l’evenement allait plus vite que l’attente. Rambert comprenait que tout lui serait rendu d’un coup et que la joie est une brulure qui ne se savoure pas. Tous, du reste, plus ou moins consciemment, etaient comme lui et c’est de tous qu’il faut parler. Sur ce quai de gare ou ils recommencaient leur vie personnelle, ils sentaient encore leur communaute en echangeant entre eux des coups d’oeil et des sourires. Mais leur sentiment d’exil, des qu’ils virent la fumee du train, s’eteignit brusquement sous l’averse d’une joie confuse et etourdissante. Quand le train s’arreta, des separations interminables, qui avaient souvent commence sur ce meme quai de gare, y prirent fin, en une seconde, au moment ou des bras se refermerent avec une avarice exultante sur des corps dont ils avaient oublie la forme vivante. Rambert, lui, n’eut pas le temps de regarder cette forme courant vers lui, que deja, elle s’abattait contre sa poitrine. Et la tenant a pleins bras, serrant contre lui une tete dont il ne voyait que les cheveux familiers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaient de son bonheur present ou d’une douleur trop longtemps reprimee, assure du moins qu’elles l’empecheraient de verifier si ce visage enfoui au creux de son epaule etait celui dont il avait tant reve ou au contraire celui d’une etrangere. Il saurait plus tard si son soupcon etait vrai Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la peste peut venir et repartir sans que le coeur des hommes en soit change. Serres les uns contre les autres, tous rentrerent alors chez eux, aveugles au reste du monde, triomphant en apparence de la peste, oublieux de toute misere et de ceux qui, venus aussi par le meme train, n’avaient trouve personne et se disposaient a recevoir chez eux la confirmation des craintes qu’un long silence avait deja fait naitre dans leur coeur. Pour ces derniers, qui n’avaient maintenant pour compagnie que leur douleur toute fraiche, pour d’autres qui se vouaient, a ce moment, au souvenir d’un etre disparu, il en allait tout autrement et le sentiment de la separation avait atteint son sommet. Pour ceux-la, meres, epoux, amants qui avaient perdu toute joie avec l’etre maintenant egare dans une fosse anonyme ou fondu dans un tas de cendre, c’etait toujours la peste. Mais qui pensait a ces solitudes? A midi, le soleil, triomphant des souffles froids qui luttaient dans l’air depuis le matin, deversait sur la ville les flots ininterrompus d’une lumiere immobile. Le jour etait en arret. Les canons des forts, au sommet des collines, tonnerent sans interruption dans le ciel fixe. Toute la ville se jeta dehors pour feter cette minute oppressee ou le temps des souffrances prenait fin et ou le temps de l’oubli n’avait pas encore commence. On dansait sur toutes les places. Du jour au lendemain, la circulation avait considerablement augmente et les automobiles, devenues plus nombreuses, circulaient difficilement dans les rues envahies. Les cloches de la ville sonnerent a la volee, pendant tout l’apres-midi. Elles remplissaient de leurs vibrations un ciel bleu et dore. Dans les eglises, en effet, des actions de graces etaient recitees. Mais, en meme temps, les lieux de rejouissance etaient pleins a craquer et les cafes, sans se soucier de l’avenir, distribuaient leurs derniers alcools. Devant leurs comptoirs, se pressait une foule de gens pareillement excites et, parmi eux, de nombreux couples enlaces qui ne craignaient pas de se donner en spectacle. Tous criaient ou riaient. La provision de vie qu’ils avaient faite pendant ces mois ou chacun avait mis son ame en veilleuse, ils la depensaient ce jour-la qui etait comme le jour de leur survie. Le lendemain, commencerait la vie elle-meme, avec ses precautions. Pour le moment, des gens d’origines tres differentes se coudoyaient et fraternisaient. L’egalite que la presence de la mort n’avait pas realisee en fait, la joie de la delivrance l’etablissait, au moins pour quelques heures. Mais cette banale exuberance ne disait pas tout et ceux qui remplissaient les rues a la fin de l’apres-midi, aux cotes de Rambert, deguisaient souvent, sous une attitude placide, des bonheurs plus delicats. Bien des couples et bien des familles, en effet, n’avaient pas d’autre apparence que celle de promeneurs pacifiques. En realite, la plupart effectuaient des pelerinages delicats aux lieux ou ils avaient souffert. Il s’agissait de montrer aux nouveaux venus les signes eclatants ou caches de la peste, les vestiges de son histoire. Dans quelques cas, on se contentait de jouer au guide, a celui qui a vu beaucoup de choses, au contemporain de la peste, et on parlait du danger sans evoquer la peur. Ces plaisirs etaient inoffensifs. Mais dans d’autres cas, il s’agissait d’itineraires plus fremissants ou un amant, abandonne a la douce angoisse du souvenir, pouvait dire a sa compagne : > Ces touristes de la passion pouvaient alors se reconnaitre : ils formaient des ilots de chuchotements et de confidences au milieu du tumulte ou ils cheminaient. Mieux que les orchestres aux carrefours, c’etaient eux qui annoncaient la vraie delivrance. Car ces couples ravis, etroitement ajustes et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l’injustice du bonheur, que la peste etait finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute evidence, que nous ayons jamais connu ce monde insense ou le meurtre d’un homme etait aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien definie, ce delire calcule, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberte a l’egard de tout ce qui n’etait pas le present, cette odeur de mort qui stupefiait tous ceux qu’elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons ete ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassee dans la gueule d’un four, s’evaporait en fumees grasses, pendant que l’autre, chargee des chaines de l’impuissance et de la peur, attendait son tour. C’etait la, en tout cas, ce qui eclatait aux yeux du docteur Rieux qui, cherchant a gagner les faubourgs, cheminait seul, a la fin de l’apres-midi, au milieu des cloches, du canon, des musiques et des cris assourdissants. Son metier continuait, il n’y a pas de conge pour les malades. Dans la belle lumiere fine qui descendait sur la ville, s’elevaient les anciennes odeurs de viande grillee et d’alcool anise. Autour de lui des faces hilares se renversaient contre le ciel. Des hommes et des femmes s’agrippaient les uns aux autres, le visage enflamme, avec tout l’enervement et le cri du desir. Oui, la peste etait finie, avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu’elle avait ete exil et separation, au sens profond du terme. Pour la premiere fois, Rieux pouvait donner un nom a cet air de famille qu’il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants. Il lui suffisait maintenant de regarder autour de lui. Arrives a la fin de la peste, avec la misere et les privations, tous ces hommes avaient fini par prendre le costume du role qu’ils jouaient deja depuis longtemps, celui d’emigrants dont le visage d’abord, les habits maintenant, disaient l’absence et la patrie lointaine. A partir du moment ou la peste avait ferme les portes de la ville, ils n’avaient plus vecu que dans la separation, ils avaient ete retranches de cette chaleur humaine qui fait tout oublier. A des degres divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et ces femmes avaient aspire a une reunion qui n’etait pas, pour tous, de la meme nature, mais qui, pour tous, etait egalement impossible. La plupart avaient crie de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d’un corps, la tendresse ou l’habitude. Quelques-uns, souvent sans le savoir, souffraient d’etre places hors de l’amitie des hommes, de n’etre plus a meme de les rejoindre par les moyens ordinaires de l’amitie qui sont les lettres, les trains et les bateaux. D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-etre, avaient desire la reunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pas definir, mais qui leur paraissait le seul bien desirable. Et faute d’un autre nom, ils l’appelaient quelquefois la paix. Rieux marchait toujours. A mesure qu’il avancait, la foule grossissait autour de lui, le vacarme s’enflait et il lui semblait que les faubourgs qu’il voulait atteindre reculaient d’autant. Peu a peu, il se fondait dans ce grand corps hurlant dont il comprenait de mieux en mieux le cri qui, pour une part au moins, etait son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble, autant dans leur chair que dans leur ame, d’une vacance difficile, d’un exil sans remede et d’une soif jamais contentee. Parmi ces amoncellements de morts, les timbres des ambulances, les avertissements de ce qu’il est convenu d’appeler le destin, le pietinement obstine de la peur et la terrible revolte de leur coeur, une grande rumeur n’avait cesse de courir et d’alerter ces etres epouvantes, leur disant qu’il fallait retrouver leur vraie patrie. Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-dela des murs de cette ville etouffee. Elle etait dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l’amour. Et c’etait vers elle, c’etait vers le bonheur, qu’ils voulaient revenir, se detournant du reste avec degout. Quant au sens que pouvaient avoir cet exil et ce desir de reunion, Rieux n’en savait rien. Marchant toujours, presse de toutes parts, interpelle, il arrivait peu a peu dans des rues moins encombrees et pensait qu’il n’est pas important que ces choses aient un sens ou non, mais qu’il faut voir seulement ce qui est repondu a l’espoir des hommes. Lui savait desormais ce qui etait repondu et il l’apercevait mieux dans les premieres rues des faubourgs, presque desertes. Ceux qui, s’en tenant au peu qu’ils etaient, avaient desire seulement retourner dans la maison de leur amour, etaient quelquefois recompenses. Certes, quelques-uns d’entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, prives de l’etre qu’ils attendaient. Heureux encore ceux qui n’avaient pas ete deux fois separes comme certains qui, avant l’epidemie, n’avaient pu construire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglement poursuivi, pendant des annees, le difficile accord qui finit par sceller l’un a l’autre des amants ennemis. Ceux-la avaient eu, comme Rieux lui-meme, la legerete de compter sur le temps : ils etaient separes pour jamais. Mais d’autres, comme Rambert, que le docteur avait quitte le matin meme en lui disant : >, avaient retrouve sans hesiter l’absent qu’ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s’il est une chose qu’on puisse desirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine. Pour tous ceux, au contraire, qui s’etaient adresses par-dessus l’homme a quelque chose qu’ils n’imaginaient meme pas, il n’y avait pas eu de reponse. Tarrou avait semble rejoindre cette paix difficile dont il avait parle, mais il ne l’avait trouvee que dans la mort, a l’heure ou elle ne pouvait lui servir de rien. Si d’autres, au contraire, que Rieux apercevait sur les seuils des maisons, dans la lumiere declinante, enlaces de toutes leurs forces et se regardant avec emportement, avaient obtenu ce qu’ils voulaient, c’est qu’ils avaient demande la seule chose qui dependit d’eux. Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu’il etait juste que, de temps en temps au moins, la joie vint recompenser ceux qui se suffisent de l’homme et de son pauvre et terrible amour. Cette chronique touche a sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu’il en est l’auteur. Mais avant d’en retracer les derniers evenements, il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu’il ait tenu a prendre le ton du temoin objectif. Pendant toute la duree de la peste, son metier l’a mis a meme de voir la plupart de ses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il etait donc bien place pour rapporter ce qu’il avait vu et entendu. Mais il a voulu le faire avec la retenue desirable. D’une facon generale, il s’est applique a ne pas rapporter plus de choses qu’il n’en a pu voir, a ne pas preter a ses compagnons de peste des pensees qu’en somme ils n’etaient pas forces de former, et a utiliser seulement les textes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains. Etant appele a temoigner, a l’occasion d’une sorte de crime, il a garde une certaine reserve, comme il convient a un temoin de bonne volonte. Mais en meme temps, selon la loi d’un coeur honnete, il a pris deliberement le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, ses concitoyens, dans les seules certitudes qu’ils aient en commun, et qui sont l’amour, la souffrance et l’exil. C’est ainsi qu’il n’est pas une des angoisses de ses concitoyens qu’il n’ait partagee, aucune situation qui n’ait ete aussi la sienne. Pour etre un temoin fidele, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait a dire, son attente, ses epreuves, il devait les taire. S’il s’en est servi, c’est seulement pour comprendre ou faire comprendre ses concitoyens et pour donner une forme, aussi precise que possible, a ce que, la plupart du temps, ils ressentaient confusement. A vrai dire, cet effort de raison ne lui a guere coute. Quand il se trouvait tente de meler directement sa confidence aux mille voix des pestiferes, il etait arrete par la pensee qu’il n’y avait pas une de ses souffrances qui ne fut en meme temps celle des autres et que dans un monde ou la douleur est si souvent solitaire, cela etait un avantage. Decidement, il devait parler pour tous. Mais il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le docteur Rieux ne pouvait parler. Il s’agit, en effet, de celui dont Tarrou avait dit un jour a Rieux : > Il est juste que cette chronique se termine sur lui qui avait un coeur ignorant, c’est-a-dire solitaire. Quand il fut sorti des grandes rues bruyantes de la fete et au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, le docteur Rieux, en effet, fut arrete par un barrage d’agents. Il ne s’y attendait pas. Les rumeurs lointaines de la fete faisaient paraitre le quartier silencieux et il l’imaginait aussi desert que muet. Il sortit sa carte. — Impossible, docteur, dit l’agent. Il y a un fou qui tire sur la foule. Mais restez la, vous pourrez etre utile. A ce moment, Rieux vit Grand qui venait vers lui. Grand ne savait rien non plus. On l’empechait de passer et il avait appris que des coups de feu partaient de sa maison. De loin, on voyait en effet la facade, doree par la derniere lumiere d’un soleil sans chaleur. Autour d’elle se decoupait un grand espace vide qui allait jusqu’au trottoir d’en face. Au milieu de la chaussee, on apercevait distinctement un chapeau et un bout d’etoffe sale. Rieux et Grand pouvaient voir tres loin, de l’autre cote de la rue, un cordon d’agents, parallele a celui qui les empechait d’avancer, et derriere lequel quelques habitants du quartier passaient et repassaient rapidement. En regardant bien, ils apercurent aussi des agents, le revolver au poing, tapis dans les portes des immeubles qui faisaient face a la maison. Tous les volets de celle-ci etaient fermes. Au second cependant, un des volets semblait a demi decroche. Le silence etait complet dans la rue. On entendait seulement des bribes de musique qui arrivaient du centre de la ville. A un moment, d’un des immeubles en face de la maison, deux coups de revolver claquerent et des eclats sauterent du volet demantibule. Puis, ce fut de nouveau le silence. De loin, et apres le tumulte de la journee, cela paraissait un peu irreel a Rieux. — C’est la fenetre de Cottard, dit tout d’un coup Grand tres agite. Mais Cottard a pourtant disparu. — Pourquoi tire-t-on ? demanda Rieux a l’agent. — On est en train de l’amuser. On attend un car avec le materiel necessaire, parce qu’il tire sur ceux qui essaient d’entrer par la porte de l’immeuble. Il y a eu un agent d’atteint. — Pourquoi a-t-il tire ? — On ne sait pas. Les gens s’amusaient dans la rue. Au premier coup de revolver, ils n’ont pas compris. Au deuxieme, il y a eu des cris, un blesse, et tout le monde s’est enfui. Un fou, quoi ! Dans le silence revenu, les minutes paraissaient se trainer. Soudain, de l’autre cote de la rue, ils virent deboucher un chien, le premier que Rieux voyait depuis longtemps, un epagneul sale que ses maitres avaient du cacher jusque-la, et qui trottait le long des murs. Arrive pres de la porte, il hesita, s’assit sur son arriere-train et se renversa pour devorer ses puces. Plusieurs coups de sifflet venus des agents l’appelerent. Il dressa la tete, puis se decida a traverser lentement la chaussee pour aller flairer le chapeau. Au meme moment, un coup de revolver partit du second et le chien se retourna comme une crepe, agitant violemment ses pattes pour se renverser enfin sur le flanc, secoue par de longs soubresauts. En reponse, cinq ou six detonations, venues des portes en face, emietterent encore le volet. Le silence retomba. Le soleil avait tourne un peu et l’ombre commencait a approcher de la fenetre de Cottard. Des freins gemirent doucement dans la rue derriere le docteur. — Les voila, dit l’agent. Des policiers deboucherent dans leur dos, portant des cordes, une echelle et deux paquets oblongs enveloppes de toile huilee. Ils s’engagerent dans une rue qui contournait le pate de maisons, a l’oppose de l’immeuble de Grand. Un moment apres, on devina plutot qu’on ne vit une certaine agitation dans les portes de ces maisons. Puis on attendit. Le chien ne bougeait plus, mais il baignait a present dans une flaque sombre. Tout d’un coup, parti des fenetres des maisons occupees par les agents, un tir de mitraillette se declencha. Tout au long du tir, le volet qu’on visait encore s’effeuilla litteralement et laissa decouverte une surface noire ou Rieux et Grand, de leur place, ne pouvaient rien distinguer. Quand le tir s’arreta, une deuxieme mitraillette crepita d’un autre angle, une maison plus loin. Les balles entraient sans doute dans le carre de la fenetre, puisque l’une d’elles fit sauter un eclat de brique. A la meme seconde, trois agents traverserent en courant la chaussee et s’engouffrerent dans la porte d’entree. Presque aussitot, trois autres s’y precipiterent et le tir de la mitraillette cessa. On attendit encore. Deux detonations lointaines retentirent dans l’immeuble. Puis une rumeur s’enfla et on vit sortir de la maison, porte plutot que traine, un petit homme en bras de chemise qui criait sans discontinuer. Comme par miracle, tous les volets clos de la rue s’ouvrirent et les fenetres se garnirent de curieux, tandis qu’une foule de gens sortait des maisons et se pressait derriere les barrages. Un moment, on vit le petit homme au milieu de la chaussee, les pieds enfin au sol, les bras tenus en arriere par les agents. Il criait. Un agent s’approcha de lui et le frappa deux fois, de toute la force de ses poings, posement, avec une sorte d’application. — C’est Cottard, balbutiait Grand. Il est devenu fou Cottard etait tombe. On vit encore l’agent lancer son pied a toute volee dans le tas qui gisait a terre. Puis un groupe confus s’agita et se dirigea vers le docteur et son vieil ami. — Circulez ! dit l’agent. Rieux detourna les yeux quand le groupe passa devant lui. Grand et le docteur partirent dans le crepuscule finissant. Comme si l’evenement avait secoue la torpeur ou s’endormait le quartier, des rues ecartees s’emplissaient a nouveau du bourdonnement d’une foule en liesse. Au pied de la maison, Grand dit au revoir au docteur. Il allait travailler. Mais au moment de monter, il lui dit qu’il avait ecrit a Jeanne et que, maintenant, il etait content. Et puis, il avait recommence sa phrase : > Et avec un sourire malin, il enleva son chapeau dans un salut ceremonieux. Mais Rieux pensait a Cottard et le bruit sourd des poings qui ecrasaient le visage de ce dernier le poursuivait pendant qu’il se dirigeait vers la maison du vieil asthmatique. Peut-etre etait-il plus dur de penser a un homme coupable qu’a un homme mort. Quand Rieux arriva chez son vieux malade, la nuit avait deja devore tout le ciel. De la chambre, on pouvait entendre la rumeur lointaine de la liberte, et le vieux continuait, d’une humeur egale, a transvaser ses pois. — Ils ont raison de s’amuser, disait-il, il faut de tout pour faire un monde. Et votre collegue, docteur, qu’est-ce qu’il devient ? Des detonations arrivaient jusqu’a eux, mais elles etaient pacifiques : des enfants faisaient partir leurs petards. — Il est mort, dit le docteur, en auscultant la poitrine ronflante. — Ah ! fit le vieux, un peu interdit. — De la peste, ajouta Rieux. — Oui, reconnut le vieux apres un moment, les meilleurs s’en vont. C’est la vie. Mais c’etait un homme qui savait ce qu’il voulait. — Pourquoi dites-vous cela ? dit le docteur qui rangeait son stethoscope. — Pour rien. Il ne parlait pas pour ne rien dire. Enfin, moi, il me plaisait. Mais c’est comme ca. Les autres disent : > Pour un peu, ils demanderaient a etre decores. Mais qu’est-ce que ca veut dire, la peste? C’est la vie, et voila tout. — Faites vos fumigations regulierement. — Oh ! Ne craignez rien. J’en ai encore pour longtemps et je les verrai tous mourir. Je sais vivre, moi. Des hurlements de joie lui repondirent au loin. Le docteur s’arreta au milieu de la chambre. — Cela vous ennuierait-il que j’aille sur la terrasse? — Oh non ! Vous voulez les voir de la-haut, hein ? A votre aise. Mais ils sont bien toujours les memes. Rieux se dirigea vers l’escalier. — Dites, docteur, c’est vrai qu’ils vont construire un monument aux morts de la peste ? — Le journal le dit. Une stele ou une plaque. — J’en etais sur. Et il y aura des discours. Le vieux riait d’un rire etrangle. — Je les entends d’ici : >, et ils iront casser la croute. Rieux montait deja l’escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, pres des collines, les etoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n’etait pas si differente de celle ou Tarrou et lui etaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer etait plus bruyante qu’alors, au pied des falaises. L’air etait immobile et leger, deleste des souffles sales qu’apportait le vent tiede de l’automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit etait celle de la delivrance, et non de la revolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l’emplacement des boulevards et des places illumines. Dans la nuit maintenant liberee, le desir devenait sans entraves et c’etait son grondement qui parvenait jusqu’a Rieux. Du port obscur monterent les premieres fusees des rejouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimes et perdus, tous, morts ou coupables, etaient oublies. Le vieux avait raison, les hommes etaient toujours les memes. Mais c’etait leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de duree, qui se repercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, a mesure que les gerbes multicolores s’elevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux decida alors de rediger le recit qui s’acheve ici, pour ne pas etre de ceux qui se taisent, pour temoigner en faveur de ces pestiferes, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient ete faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fleaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses, a admirer que de choses a mepriser. Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas etre celle de la victoire definitive. Elle ne pouvait etre que le temoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgre leurs dechirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant etre des saints et refusant d’admettre les fleaux, s’efforcent cependant d’etre des medecins. Ecoutant, en effet, les cris d’allegresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allegresse etait toujours menacee. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparait jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’annees endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-etre, le jour viendrait ou, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste reveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cite heureuse.