ALASTAIR REYNOLDS Cycle des Inhibiteurs - 2 LA CITÉ DU GOUFFRE Traduit de l’anglais par Dominique Haas PRESSES DE LA CITÉ Titre original : CHASM CITY Alastair Reynolds, 2001 Presses de la Cité, 2003, pour la traduction française ISBN 2-266-14758-7 Cher Nouvel Arrivant, Bienvenue dans le système d’Epsilon Eridani ! Malgré tout ce qui s’est passé, nous vous souhaitons un très agréable séjour parmi nous. Nous avons réalisé ce document afin de vous informer sur certains événements cruciaux de notre histoire récente, et de vous faciliter l’abord d’une civilisation qui risque d’être sensiblement différente de celle que vous vous attendiez à trouver en quittant votre monde natal. Mais d’autres que vous ont vécu ce que vous vous apprêtez à vivre, il est important que vous le sachiez. C’est leur expérience qui nous a permis de mettre en forme ce document destiné à tempérer le choc culturel. Nous avons constaté qu’essayer d’enjoliver ou de minimiser la vérité des faits était finalement néfaste. Il semblerait, d’après l’étude statistique de cas comparables au vôtre, que la meilleure approche consiste à présenter la situation d’une façon aussi franche et directe que possible. Votre réaction initiale risque fort d’être l’incrédulité, rapidement suivie par la colère puis par un état de rejet prolongé. Nous en sommes bien conscients. Ce sont des réactions normales, il est important que vous le compreniez. Dites-vous aussi, dès à présent, que le moment viendra où vous vous y ferez et où vous admettrez la vérité. Il se peut que cela vous prenne des jours, des semaines, voire des mois, mais, pour la plupart d’entre vous, vous y arriverez. Il se pourrait même que vous regrettiez rétrospectivement de ne pas avoir évolué plus tôt vers l’acceptation. Vous saurez alors que vous deviez achever ce parcours pour être en mesure d’accéder à quelque chose qui ressemble en fait assez au bonheur. Entamons donc le processus d’adaptation. En raison de la limite fondamentale imposée par la vitesse de la lumière aux communications dans la sphère d’espace colonisé, les nouvelles qui nous parviennent des autres systèmes solaires sont inévitablement obsolètes. Périmées depuis des décennies, parfois plus. La perception que vous avez du monde principal de notre système, Yellowstone, est presque certainement fondée sur des informations caduques. Ce qui est certain, c’est que pendant plus de deux siècles – jusqu’à un passé très récent, à vrai dire – Yellowstone a été esclave de ce que la plupart des observateurs contemporains ont appelé la Belle Époque : un âge d’or social et technologique sans précédent – un étalon idéologique, que tout le monde s’accordait à considérer comme un mode de gouvernement presque parfait. De nombreuses entreprises furent lancées avec succès à partir de Yellowstone : des colonies-filles dans d’autres systèmes solaires et des expéditions scientifiques ambitieuses aux limites de l’espace humain. Des expériences sociales visionnaires furent menées sur Yellowstone comme à l’intérieur de son Anneau de Lumière, et notamment les travaux controversés mais innovants de Calvin Sylveste et de ses disciples. Grands artistes, philosophes et savants s’épanouirent dans la pépinière suractive qu’était devenue Yellowstone. Des techniques audacieuses d’accroissement neural furent mises au point. Certaines civilisations humaines traitèrent les Conjoineurs avec défiance, mais les aspects positifs des méthodes de développement spirituel ne nous faisaient pas peur à nous, Demarchistes, et nous établîmes avec les Conjoineurs des relations qui nous permirent d’exploiter à fond leurs technologies. Grâce à leurs systèmes de propulsion, nous parvînmes à coloniser beaucoup plus de mondes que les civilisations qui adoptèrent des modèles sociaux inférieurs. Oui, vraiment, c’était une époque glorieuse. Et c’est probablement la situation que vous espériez trouver en débarquant. Ce n’est malheureusement pas le cas. Quelque chose s’est passé chez nous, il y a sept ans. La nature précise du vecteur de transmission est encore floue à ce jour, mais il est presque certain que la peste a été apportée par un vaisseau, il y a des années peut-être, sous forme inactive, et à l’insu de l’équipage. Il paraît peu probable à présent que l’on connaisse jamais la vérité ; trop de choses ont été détruites ou oubliées. D’énormes pans de l’histoire planétaire stockés sous forme digitale ont été effacés ou endommagés par la peste. La mémoire humaine en est désormais la seule dépositaire… et la mémoire humaine est loin d’être infaillible. La Pourriture Fondante a atteint notre société en plein cœur. Ce n’était ni tout à fait un virus biologique, ni un véritable virus informatique, plutôt un hybride des deux, une chimère étrange, fluctuante. Aucune souche originelle de la peste n’a jamais été isolée ; mais sous sa forme pure, ce doit être une sorte de nanomachine analogue aux assembleurs à l’échelle moléculaire de notre technologie médichinale. Il paraît certain qu’elle est d’origine non humaine. Il est également évident que tous nos efforts pour tenter de l’éradiquer auront, au mieux, permis de ralentir son invasion, et on peut même se demander s’ils n’ont pas, bien souvent, aggravé les choses. La peste s’adapte à nos ripostes ; elle pervertit nos armes et les retourne contre nous, comme si elle était guidée par une sorte d’intelligence secrète. Nous ignorons si elle est dirigée contre l’humanité, ou si nous avons seulement été victimes d’une effroyable malchance. À ce stade, d’après notre expérience, votre réaction la plus probable devrait consister à penser que ce document est un canular. Or l’expérience nous a montré qu’en réfutant cette assertion nous accélérons le processus d’adaptation, faiblement, mais d’un facteur significatif sur le plan statistique. Ce document n’est pas un canular. La Pourriture Fondante a bel et bien existé, et ses effets ont été beaucoup plus dévastateurs que vous ne pouvez l’imaginer. Lorsque l’épidémie a éclaté, notre société était sursaturée par les nanomachines, des milliards de milliards de minuscules machines, dévouées servantes qui donnaient forme et vie à la matière, sans que nous y pensions jamais. Elles grouillaient dans notre sang. Elles trimaient inlassablement dans nos cellules. Nous en avions plein le cerveau, elles nous reliaient au réseau demarchiste de prise de décision quasi instantanée. Elles nous permettaient, en manipulant directement nos mécanismes sensoriels, d’évoluer dans des environnements virtuels, ou bien elles scannaient et émulaient notre esprit en élaborant des systèmes informatiques qui fonctionnaient à la vitesse de la lumière. Elles mettaient la matière à notre portée ; nous la façonnions, nous la sculptions à une échelle inimaginable. Nous en faisions des montagnes. Grâce à elles, nous écrivions des symphonies. Nous les faisions danser à notre gré comme des feux follets. Seuls les Conjoineurs avaient fait un pas de plus en direction de Dieu… Certains disaient que nous n’étions pas loin derrière eux. C’étaient les machines qui avaient fait surgir nos cités-nations de la roche et de la glace, elles qui avaient donné vie à la matière inerte à l’intérieur de ces biomes. Ces cités-nations étaient gérées par des machines pensantes, qui encadraient les dix mille habitats de l’Anneau de Lumière en orbite autour de Yellowstone. C’étaient les machines qui avaient fait de Chasm City, la Cité du Gouffre, ce qu’elle était ; elles qui avaient donné forme à son architecture amorphe, lui conférant sa beauté fabuleuse, fantasmagorique. Tout cela a disparu. Ce fut pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Si la peste s’était contentée de s’attaquer à nos machines, quand bien même elles seraient mortes par millions, la catastrophe aurait été gérable ; nous nous en serions remis. Mais la peste était allée au-delà de la simple destruction. C’était une forme d’art, un art d’une espèce perverse, dépravée. Elle avait fait évoluer nos machines d’une façon incontrôlable – ou que nous ne pouvions contrôler, en tout cas –, cherchant de nouvelles symbioses bizarres. Nos bâtiments s’étaient métamorphosés en cauchemars gothiques, nous prenant au piège avant que nous ayons eu le temps de fuir leurs métamorphoses mortelles. Les machines de nos cellules, de notre sang, de notre tête, avaient commencé à briser leurs entraves, se fondant en nous, fusionnant avec nous, corrompant la matière vivante. Nous étions devenus des combinaisons luisantes, larvaires, de chair et de machine. Lorsque nous enterrions nos morts, ils continuaient à croître et s’unissaient, s’amalgamaient à l’architecture de la cité. Ce fut une période d’horreur. Eh bien, elle n’est pas terminée. Et pourtant, comme toutes les épidémies vraiment redoutables, notre parasite prit bien soin de ne pas tuer complètement la population qui l’hébergeait. Des dizaines de millions de gens périrent, mais des dizaines de millions d’autres se réfugièrent dans des sortes de sanctuaires, se cloîtrèrent dans des enclaves hermétiquement closes au sein même de la cité, ou en orbite. Leurs médechines reçurent des ordres de destruction d’urgence et se convertirent en poussière, que l’organisme pouvait éliminer sans problèmes. Les chirurgiens s’affairèrent furieusement à ôter les implants logés dans les crânes avant que la peste ne les atteigne. D’autres citoyens, trop intimement mêlés à leurs machines pour jamais y renoncer, cherchèrent une forme d’évasion dans la cryosomnie. Ils se firent enfermer dans des cryocryptes communes, hermétiquement scellées, ou quittèrent complètement le système, pendant que des dizaines de millions d’autres, qui étaient en orbite, affluaient à Chasm City, fuyant la destruction de l’Anneau de Lumière. Certains de ces individus, qui étaient naguère parmi les plus fortunés du système, étaient à présent aussi pauvres que tous les réfugiés de l’histoire. Ce qui les attendait à Chasm City n’était pas fait pour les réconforter… (Extrait d’un document d’information réalisé en 2517, destiné aux nouveaux arrivants dans l’espace circum-Yellowstone.) 1 Le soir tombait lorsque nous arrivâmes, Dieterling et moi, à l’entrée du lift. — Je voulais te dire, à propos de Vasquez la Main Rouge, fit Dieterling. Ne l’appelle jamais comme ça en sa présence. — Ah bon ? Et pourquoi ? — Ça le met en rogne. — Et c’est un problème ? lançai-je en ralentissant. Je garai le tricycar dans une file de véhicules disparates, le long du trottoir, et j’abaissai les béquilles. La turbine surchauffée sentait le canon de fusil après un tir nourri. — On s’occupe des sentiments de la racaille, maintenant ? C’est nouveau ! ironisai-je. — Non, mais sur ce coup-là, je t’engage à la prudence. Vasquez n’est peut-être pas l’astre le plus brillant au firmament du crime, mais il a des amis, et un léger penchant pour le sadisme extrême. Alors, un conseil, surveille ton langage. — Je lui donnerai le meilleur de moi-même. — Voilà. Et tâche de ne pas laisser trop de sang partout en repartant, d’accord ? Nous descendîmes du tricycar en nous tordant le cou pour regarder le lift. Je l’avais vu, ce matin-là, pour la première fois – c’était également la première fois que je venais dans la Zone Démilitarisée, à Nueva Valparaiso en particulier –, et il paraissait déjà absurdement grand, alors que nous étions encore à quinze ou vingt kilomètres de la ville. Le Cygne, le disque rouge et bouffi de Swan, avait disparu sous l’horizon, mais la lumière était encore suffisante pour éclairer le câble du lift, et les petites perles des cabines qui montaient et descendaient de l’espace. Je me demandais si nous n’étions pas arrivés trop tard, si Reivich n’avait pas réussi à trouver une place à bord de l’une d’elles, mais Vasquez nous avait assurés que notre bonhomme était encore en ville : il tripatouillait son portefeuille de valeurs sur Sky’s Edge, plaçant des fonds sur un compte à long terme. Dieterling fit le tour du tricycar – avec ses plaques de blindage coulissantes, on aurait dit un tatou roulé en boule – et ouvrit un petit compartiment à bagages. — Oh, putain ! Un peu plus, j’oubliais les pelures ! — En réalité, j’espérais que tu les oublierais… Il m’en lança une. — Allez, Vieux. Mets ça et arrête de geindre. J’enfilai la houppelande sur les strates de vêtements que je portais déjà. L’ourlet traînait dans les flaques d’eau de pluie boueuse, mais c’était comme ça que les aristocrates s’habillaient : des paons défiant les autres volatiles de la basse-cour de leur marcher sur la queue. Dieterling endossa sa tenue et commença à tapoter sur le clavier incrusté parmi les circuits imprimés sur la manche, faisant défiler les options ornementales. — Non… non… Non. Oh non, pas ça ! Noon… ça non plus… Je me penchai et appuyai sur l’une des touches. — Là. Tu vas faire des jaloux, tu sais ! Maintenant, passe-moi le flingue. J’avais déjà sélectionné pour ma propre houppelande un ton gris tourterelle sur lequel l’arme se fondrait harmonieusement. Enfin, c’était ce que j’espérais. Dieterling pêcha un petit phaseur dans une poche de son veston et me le tendit comme il l’eût fait d’un paquet de cigarettes : un petit objet translucide, en lucite. Un brouillard de minuscules composants était visible sous la surface lisse. C’était un pistolet à remontoir. Il était intégralement fait de carbone – de diamant, surtout, plus un millipoil de fullerènes. Il ne comportait ni métaux, ni explosifs, ni circuits imprimés. Rien que des mécanismes et des engrenages complexes, lubrifiés par des microsphères de fullerènes. La libération des ressorts de fullerènes bandés à la limite de la rupture projetait des fléchettes de diamant munies d’un dispositif intégré de stabilisation antirotation. On le remontait avec une clé, exactement comme une souris mécanique. Il n’y avait pas de système de visée, ni de poursuite de cible. C’était sans importance. Je glissai le flingue dans la poche de ma houppelande. Personne n’avait remarqué le changement de main. — Je t’avais dit que je te réservais quelque chose de gratiné, ricana Dieterling. — Ça ira. — Ça ira ? Là, Vieux, tu me déçois. Ce magnifique objet recèle une beauté maléfique, intense. Tu vois, je pense qu’il pourrait changer la donne, à la chasse. Typique de Miguel Dieterling, ça, me dis-je. Obsédé par la chasse. Je me fendis d’un sourire. — Je te le rendrai en un seul morceau. Et sinon, je sais quoi t’offrir à Noël. Nous partîmes à pied vers le lift. C’était la première fois que nous venions à Nueva Valparaiso, tous les deux, mais ça n’avait aucune importance. Le plan de la ville, comme celui de presque toutes les grandes agglomérations de la planète, nous était familier, jusqu’au nom des rues. La plupart des implantations étaient organisées autour du même schéma : trois avenues principales partant en étoile des pointes d’un triangle d’une centaine de mètres de côté. Cette place centrale était entourée par une série de triangles concentriques de plus en plus vastes, jusqu’à ce que l’organisation géométrique se dilue dans un fouillis de faubourgs désordonnés et de zones en redéveloppement. Ce qui se passait dans le triangle central dépendait des colonies, et plus particulièrement du nombre de fois où elles avaient été occupées ou bombardées pendant la guerre. On ne trouvait plus que très rarement trace de la navette à ailes delta autour de laquelle la colonie s’était développée. C’est comme ça que Nueva Valparaiso avait été fondée, et on y trouvait tous les noms de rues traditionnels – Omdurman, Norquinco, Armesto, et ainsi de suite –, mais le triangle central disparaissait sous le terminus du lift, qui avait réussi l’exploit de traverser la guerre sans dégâts. Il constituait un tel atout pour les deux camps qu’il avait été épargné. C’était un bâtiment de trois cents mètres de côté, qui montait à l’assaut du ciel, lisse et noir comme la coque d’un vaisseau, mais défiguré au niveau des étages inférieurs par des hôtels, des restaurants, des casinos et des bordels. Même si le lift n’avait pas été visible, nous aurions tout de suite compris que nous étions dans un quartier ancien, près du site de l’atterrissage. Une partie des bâtiments avaient été formés en entassant les uns sur les autres des caissons de fret percés de portes et de fenêtres, surchargés par deux siècles et demi de caprices architecturaux. — Hé ! fit une voix. Mais c’est ce vieux Tanner Mirabel ! Il regardait voler les mouches, appuyé dans l’ombre d’une embrasure de porte. Je n’avais eu affaire à lui que par téléphone ou vidéophone – en abrégeant autant que possible les conversations –, et je m’attendais à quelqu’un de beaucoup plus grand et de moins ressemblant à un rat. Il portait une houppelande si lourde qu’elle donnait l’impression de ne pas vouloir rester sur ses épaules. Des dents ocre jaune, limées en pointe, un visage en lame de couteau, hérissé de poils de barbe qui poussaient par plaques irrégulières, les cheveux noirs, tirés en arrière au-dessus d’un front réduit au minimum syndical. Il tenait de la main gauche une cigarette qu’il portait périodiquement à ses lèvres. Il avait l’autre main – la droite –, enfoncée dans la poche de sa houppelande, et il ne donnait pas l’impression de vouloir l’en sortir. — Ah, Vasquez, fis-je en m’efforçant de ne pas trahir ma surprise. Je suppose que vous tenez notre homme à l’œil… — Don’t panic, Mirabel. Ce type va pas pisser sans que je le sache. — Il est encore en train de régler ses affaires ? — Ouais. Vous savez comment sont ces gosses de riches. Il faut bien s’occuper du bizness. Moi, j’aurais filé en haut de ce câble comme un pet sur une toile cirée. C’est le type aux serpents, c’est ça ? fit-il en dardant le bout de sa cigarette vers Dieterling. Dieterling haussa les épaules. — Si vous le dites. — C’est cool, comme passe-temps, ça, la chasse aux serpents… Avec sa cigarette, il fit mine de viser et de tirer avec une arme à feu, faisant sans doute exploser la tête d’une hamadryade imaginaire. — Vous croyez que vous pourriez me caser dans votre prochain safari ? — Faut voir, répondit Dieterling. Nous n’utilisons pas d’appâts vivants, généralement. Mais j’en parlerai au patron, on verra si on peut goupiller quelque chose. Vasquez la Main Rouge nous régala d’un sourire de ses dents taillées en pointe. — Marrant. Vous me plaisez, Serpent. Enfin, vous travaillez pour Cahuella, alors je suis bien obligé de vous aimer, hein ? À propos, comment va-t-il ? J’ai entendu dire qu’il s’en était aussi mal sorti que vous, Mirabel. En réalité, j’ai même entendu des grotesques et des malfaisants dire qu’il ne s’en était pas sorti du tout. Nous n’avions pas l’intention d’annoncer tout de suite la mort de Cahuella. Nous voulions réfléchir aux implications avant, mais la nouvelle nous avait apparemment devancés sur Nueva Valparaiso. — J’ai fait tout ce que je pouvais pour lui, répondis-je. Vasquez hocha la tête, lentement, d’un air entendu, comme si l’une de ses convictions les plus sacrées venait de se vérifier. — Ouais, c’est aussi ce que j’ai entendu dire. Il posa sa main gauche sur mon épaule, évitant le joli tissu tourterelle de ma houppelande avec le bout embrasé de son mégot. — Il paraît que vous avez traversé la moitié de la planète avec une patte en moins rien que pour ramener Cahuella et sa pouffe chez eux. C’est vachement héroïque, mec, vraiment. Si on en parlait autour de quelques pisco sours ? Le Serpent pourrait en profiter pour m’inscrire pour sa prochaine balade sur le terrain. Pas vrai, Serpent ? Nous marchions en direction du pont, Vasquez devant, la main toujours dans la poche. — Je ne crois pas que nous ayons le temps, répondis-je. De boire un coup, je veux dire. — Hé, calmos, mec ! Je vous comprends pas, les gars. Vous avez qu’un mot à dire et Reivich ne poserait plus qu’un problème de nettoyage. Ce serait une flaque par terre. L’offre tient toujours, Mirabel. — Je dois le finir moi-même, Vasquez. — Ouais. Un genre de vendetta. Vous aviez un truc sur le feu avec la pouffe de Cahuella, c’est ça ? — La subtilité n’est pas votre point fort, hein, Main Rouge ? Je vis Dieterling tiquer. Nous fîmes encore quelques pas en silence puis Vasquez s’arrêta et se retourna vers moi. — Qu’est-ce que vous avez dit ? — Il paraît qu’on vous appelle Vasquez la Main Rouge. Enfin, dans votre dos… — Putain ! C’est vos oignons, ça ? Je haussai les épaules. — Bah, peut-être pas. D’un autre côté, c’est vos oignons, ce qui s’est passé entre Gitta et moi ? — C’est bon, Mirabel. (Il tira une longue bouffée de sa cigarette.) On est du même monde, tous les deux. Il y a des trucs dont j’aime pas parler, et il y a des trucs dont vous aimez pas parler. Vous vous tapiez peut-être Gitta, j’en sais rien, fit-il en me regardant en face. Mais comme vous dites, c’est pas mes oignons ; je vous en reparlerai pas. J’y repenserai même pas. Mais faites-moi une faveur, mec, d’accord ? Vous m’appelez pas Main Rouge. Je sais que Reivich vous a fait un truc plutôt dégueulasse dans la jungle. Il paraît que ça n’a pas été une partie de plaisir et que vous avez failli y rester. Mais je voudrais que ce soit bien clair, d’accord ? Vous faites pas le poids, ici. Mes hommes vous ont à l’œil. Ça veut dire que vous avez pas intérêt à me mettre en rogne. Parce que si vous me mettez en rogne, je peux faire en sorte qu’il vous arrive des trucs à côté desquels ce que Reivich vous a fait ressemblera à un pique-nique en famille. — Je propose, intervint Dieterling d’une voix fruitée, que nous prenions les paroles de ce monsieur au pied de la lettre. Hein, Vieux ? — Disons que nous avons tous les deux touché une corde sensible, convins-je après un long et pénible silence. — Ouais, fit Vasquez. Ça me va. Mirabel et moi, on est du genre à mettre le doigt là où ça fait mal, et il faut avoir du respect pour la sensibilité des uns et des autres. Très bien. Au poil. Bon, maintenant allons descendre quelques pisco sours en attendant que Reivich bouge. — Je ne voudrais pas trop m’éloigner du lift. — No problemo. Vasquez nous ouvrit la voie en bousculant les promeneurs avec désinvolture. Un air d’accordéon aussi alerte et guilleret qu’une marche funèbre montait dans le soir depuis l’un des conteneurs de fret transformés en habitations. Quelques couples se promenaient – des gens du coin, pas des aristocrates, visiblement, mais vêtus aussi élégamment que leurs moyens le leur permettaient : des jeunes gens séduisants, souriants, authentiquement à l’aise, qui cherchaient un endroit où dîner, jouer, écouter de la musique. La guerre avait probablement modifié leur vie en profondeur ; il se pouvait qu’ils aient perdu des amis ou des êtres chers, mais Nueva Valparaiso était assez éloignée du front pour que la mort ne soit pas au premier plan de leurs préoccupations. Comment ne pas les envier ? Comment ne pas avoir envie d’entrer dans un bar et de tout oublier, un verre à la main : le pistolet à ressort, Reivich, et la raison pour laquelle j’étais venu au lift ? Il y avait des tas de gens dehors, ce soir-là : des militaires en permission, en civil mais reconnaissables au premier coup d’œil à leur crâne outrageusement tondu, leur musculature artificiellement surgonflée, les camouflages changeants tatoués sur leurs biceps et le curieux bronzage asymétrique de leur visage, avec cette zone de peau claire autour de l’œil due au monocle de visée de leur casque. Des combattants d’à peu près tous les bords se mêlaient plus ou moins librement, sous la surveillance des miliciens qui se promenaient parmi eux. La milice était la seule force autorisée à garder son arme dans la Zone Démilitarisée. Fusils et gants blancs amidonnés. Ils ne toucheraient pas à Vasquez, et même si nous ne nous étions pas baladés avec lui, ils ne nous auraient pas cherché noise, à Dieterling et moi. Nous ressemblions peut-être à des gorilles en costume, mais il aurait été difficile de nous prendre pour des soldats en permission. D’abord, nous étions visiblement trop vieux ; nous étions tous les deux dans la force de l’âge. Ce qui, sur Sky’s Edge, voulait dire à peu près la même chose que partout ailleurs : entre quarante et soixante ans. Nous entretenions notre forme, l’un comme l’autre, mais pas au point de pouvoir passer pour des soldats. Depuis mon passage dans l’armée, la musculature façon militaire était devenue carrément outrancière. À l’époque, on pouvait arguer qu’il était utile d’avoir des muscles démesurés pour trimbaler ses armes. L’armement s’était bien amélioré depuis, mais les corps des troufions en goguette ce soir-là donnaient l’impression d’avoir été croqués par un dessinateur de BD qui aurait abusé des amphètes. Sur le champ de bataille, l’effet devait être accentué par les armes ultralégères maintenant en vogue : tous ces muscles pour brandir des armes qu’un enfant aurait maniées sans effort… — Par ici, annonça Vasquez. Il avait établi son QG dans l’une des constructions qui pullulaient autour de la base du lift. Il nous fit entrer dans une ruelle et franchir une porte anonyme flanquée d’hologrammes de serpents. Elle donnait sur une cuisine de restaurant pleine de vapeur. Je plissai les paupières et essuyai la sueur sur mon visage, en baissant la tête pour passer sous une batterie d’ustensiles de cuisine vaguement inquiétants. Je me demandai si Vasquez les avait jamais utilisés pour d’autres activités que culinaires. — Pourquoi est-il si chatouilleux à propos de son nom ? murmurai-je à l’oreille de Dieterling. Et pourquoi Main Rouge, d’ailleurs ? — C’est une longue histoire, répondit Dieterling. Et ce n’est pas qu’une histoire de main… Et c’est pas vraiment le moment non plus… De temps à autre, un cuistot torse nu, le bas du visage protégé par un masque en plastique, émergeait de la vapeur pour aller vaquer à une occupation ou à une autre. Vasquez parla à deux d’entre eux pendant que Dieterling piquait quelque chose dans un faitout – en plongeant rapidement les doigts dans l’eau bouillante – et l’enfournait, pour goûter. — C’est Tanner Mirabel, un de mes amis, annonça Vasquez à un gars qui semblait être le chef cuistot. C’est un vétéran de l’armée, alors vous évitez de lui chercher des crosses, hein. On va rester ici un petit moment. Apporte-nous quelque chose à boire. Des pisco sours. Vous avez faim, Mirabel ? — Pas vraiment. Et je crois que Miguel a commencé à se servir… — Parfait. Mais je crains que le rat ne soit pas très goûteux, ce soir, Serpent. Dieterling haussa les épaules. — J’ai mangé bien pire, croyez-moi, fit-il en se fourrant un autre morceau dans le bec. Il est plutôt bon, ce rat. Du Norvégiens ? Vasquez nous fit traverser la cuisine et nous conduisit dans une salle de jeu vide. C’est-à-dire qu’au début je crus que nous étions seuls. La salle, plongée dans la pénombre, était somptueusement tendue de velours vert, avec des pipes à eau gargouillantes posées sur des piédestaux. Les murs étaient ornés de tableaux tous dans des tons de brun – sauf que, en y regardant de plus près, je m’aperçus que ce n’était pas de la peinture, mais des petits bouts de bois de différentes essences, minutieusement taillés et collés. Certains des morceaux avaient même l’aspect légèrement trémulant caractéristique de l’écorce de l’arbre à hamadryades. Les tableaux représentaient des épisodes de la vie de Sky Haussmann : les cinq vaisseaux de la Flottille qui traversaient l’espace, du système terrestre jusqu’au nôtre ; Titus Haussmann, une torche à la main, retrouvant son fils Sky, tout seul dans le noir, après le black-out ; Sky rendant visite à son père dans l’infirmerie du vaisseau, avant qu’il ne décède des blessures reçues en défendant le Santiago contre un saboteur. Le crime et la gloire de Sky Haussmann étaient ensuite décrits selon la même technique raffinée : ce qu’il avait fait pour que le Santiago atteigne ce monde avant les autres bâtiments de la Flottille, puis les caissons de cryosomnie du vaisseau en train de s’éparpiller dans le vide comme des graines de pissenlit. Enfin, dans le dernier tableau, le châtiment que le peuple avait infligé à Sky : la crucifixion. Je me rappelais vaguement que ça s’était passé non loin de là. Mais la pièce n’était pas qu’un mausolée à la mémoire d’Haussmann. Des niches réparties sur le pourtour de la pièce contenaient des machines à sous traditionnelles, et il y avait une demi-douzaine de tables où l’on devait manifestement jouer jusque tard dans la soirée, vides pour le moment. Je n’entendais que des rats qui cavalaient un peu partout dans les recoins sombres. Le centre de la pièce était occupé par un dôme d’un noir parfait, d’au moins cinq mètres de diamètre, entouré de fauteuils rembourrés, montés sur des bras télescopiques complexes et planant à trois mètres au-dessus du sol, un des accoudoirs muni de manettes de jeu et l’autre d’un ensemble de systèmes intraveineux. La moitié des fauteuils étaient occupés, mais par des corps si parfaitement immobiles qu’on aurait pu les croire morts, raison pour laquelle je ne les avais même pas remarqués en entrant dans la pièce. Ils étaient affalés sur leur siège, le visage atone, les yeux clos. Ils avaient tous quelque chose d’indéfinissable, d’aristocratique : une aura de fortune et d’immunité. — Que leur est-il arrivé ? demandai-je. Vous avez oublié de les balancer dehors en fermant, ce matin ? — Non, Mirabel. Ils font plus ou moins partie du décor. Ils jouent à un jeu qui dure des mois ; ils parient sur l’issue à long terme des campagnes militaires. C’est calme, en ce moment, à cause de la saison des pluies. Il n’y a presque pas d’action. Mais je voudrais que vous voyiez ça quand ça commence à canarder… Il y avait ici quelque chose de très déplaisant. L’étalage de l’histoire de Sky Haussmann, bien sûr, mais pas seulement. — On ferait peut-être mieux d’y aller, Vasquez. — Quoi, vous voulez pas boire un coup ? Je m’apprêtais à répondre quand le chef cuistot revint. Il respirait bruyamment derrière son masque. Il poussait une table roulante chargée de verres. J’eus un haussement d’épaules fataliste et pris un pisco sour, puis j’indiquai le décor d’un mouvement de menton. — C’est quelqu’un, Sky Haussmann, dans le coin, hein ? — Plus que vous ne pensez, mec. Vasquez fit je ne sais quoi, et soudain l’hémisphère noir clignota et s’alluma, affichant une image incroyablement détaillée de Sky’s Edge, où Nueva Valparaiso était un éclaboussement de lumière sur la côte ouest de la Péninsule, visible par une trouée dans les nuages. — C’est-à-dire ? — Les gens sont assez religieux, par ici, vous voyez. On a vite fait de heurter leurs convictions si on ne fait pas attention. Faut avoir du respect, mec. — J’ai entendu dire qu’ils avaient fondé une religion, sur Haussmann. Mais c’est à peu près tout ce que je sais. Je remarquai alors, sur le mur, une chose qui ressemblait à un crâne de dauphin étrangement bosselé et rainuré. — Que s’est-il passé ? demandai-je avec un nouveau mouvement du menton. Vous avez acheté cet endroit à un dingue de Haussmann ? — Pas vraiment, non. Dieterling eut une petite toux, mais je l’ignorai : — Alors, quoi ? Me dites pas que c’est vous qui avez installé tout ça ? Vasquez éteignit sa cigarette, se pinça la base du nez et plissa son front déjà étroit. — Qu’est-ce qui se passe, Mirabel ? Vous me cherchez ou vous êtes seulement un sale fils de pute ignare ? — Je ne sais pas. Je disais ça pour être aimable. — Ouais, c’est ça. Et vous m’appeliez Main Rouge, y a un moment ; comme si ça vous avait échappé… — Je croyais qu’on avait passé l’éponge, remarquai-je en sirotant mon pisco. Je ne voulais pas vous faire bisquer, Vasquez. Mais je vous trouve bien susceptible. Il fit quelque chose. Un petit geste, d’une main, comme s’il avait claqué des doigts. Ce qui se produisit ensuite fut trop rapide pour l’œil ; juste une impression subliminale de mouvement, quelque chose de métallique, une caresse aérienne, mais sans vent, comme si un piston avait comprimé l’air de la pièce. En y réfléchissant, rétrospectivement, je me dis qu’une douzaine de trappes avaient dû coulisser ou s’éclipser comme des iris tout autour de la pièce – dans les murs, par terre, au plafond, sans doute –, laissant passer des machines. Des sphères noires en lévitation, qui s’ouvrirent au niveau de l’équateur, révélant des armes à canons multiples, parfois trois ou quatre, qui se braquèrent sur Dieterling et moi. Ces drones se mirent à tourner lentement autour de nous en bourdonnant comme des guêpes, agressifs et belliqueux. Nous restâmes un long moment immobiles, sans oser respirer. C’est Dieterling qui rompit le silence : — J’imagine que si vous étiez vraiment en colère contre nous, nous serions déjà morts, hein, Vasquez ? — Vous avez raison, mais la frontière est minuscule, Serpent. Mode sécurité activé ! dit-il en haussant la voix, avant d’esquisser le même geste, accompagné du même claquement de doigts. Ça vous a plu, les gars ? Vous y avez vu que du feu, non ? Si j’avais pas désactivé le système, il aurait interprété ça comme un ordre d’exécuter tous ceux qui se trouvent ici, en dehors de moi et du tas de cons affalés dans les sièges de jeu. — Je suis content que vous maîtrisiez si bien la manœuvre, susurrai-je. — C’est ça, Mirabel, marrez-vous. (Il refit le geste.) Et là, vous avez cru que c’était encore pareil, hein ? Eh bien non. Ça aurait ordonné aux sentinelles de vous faire sauter les bras, l’un après l’autre. La pièce est programmée pour reconnaître plus de douze autres instructions. Et croyez-moi, après certaines de ces commandes, je sentirais passer la facture, côté nettoyage. Bon, fit-il en haussant les épaules, je peux considérer qu’on s’est compris, ce coup-là ? — Cinq sur cinq. — Très bien. Mode sécurité désactivé ! Évacuation des sentinelles ! La même impression de mouvement, de flou. Le même souffle d’air. Un battement de cils et c’était comme si les machines avaient simplement cessé d’exister. — Impressionné ? demanda Vasquez. — C’était pas mal, fis-je, en sentant la sueur me picoter le front. Enfin, je suppose que ça contribue à briser la glace pendant les soirées… — C’est le moins qu’on puisse dire, convint Vasquez. Il me regardait avec amusement, visiblement satisfait : il avait obtenu l’effet recherché. — Enfin, je ne sais pas pourquoi, ajoutai-je, mais tout ça m’incite à me demander pourquoi vous êtes si terriblement susceptible… — À ma place, vous seriez foutrement plus que susceptible. Il fit alors une chose qui me surprit : il sortit la main de sa poche, assez lentement pour que je puisse constater qu’il ne tenait pas d’arme. — Vous voyez ça, Mirabel ? Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais, en tout cas le poing qu’il me montra me parut normal. Il n’avait rien de difforme ou de bizarre. Il n’était pas particulièrement rouge non plus, du reste. — On dirait une main, Vasquez. Il crispa le poing, et il se passa quelque chose de bizarre. Du sang commença à pisser de sa main. Lentement, au début, puis de plus en plus fortement. Je regardai la tache rouge se répandre sur la moquette verte, vaguement écœuré et encore plus surpris. — C’est pour ça qu’on m’appelle comme vous savez. Parce que j’ai la main droite qui saigne. Vachement original, hein ? Il ouvrit le poing. Le sang coulait d’un petit trou au milieu de la paume. — Et voilà. C’est un stigmate ; comme ceux du Christ. Il y a des moments où il me suffit de le vouloir pour que ça coule. Avec son autre main, il prit dans sa poche un mouchoir qu’il roula en boule et plaqua sur la plaie pour étancher le saignement. — On dirait bien que vous avez été contaminé par les adeptes de Haussmann, constata Dieterling. Sky Haussmann. Il a été crucifié. Ils lui ont enfoncé un clou dans la main droite. — Je ne comprends pas, dis-je, perdu. — Je lui raconte ? — Je vous en prie, Serpent. Ce type a manifestement besoin qu’on le mette au parfum. Dieterling se tourna vers moi. — Les adeptes de Haussmann se sont divisés en plusieurs groupuscules, au cours du siècle dernier. Certains, s’inspirant des moines pénitents, s’infligent les souffrances que Sky a endurées. Ils s’enferment dans le noir jusqu’à ce que l’isolement les rende à peu près fous ou qu’ils commencent à imaginer des choses. On en a vu se couper le bras gauche ; certains vont jusqu’à se crucifier, mourant parfois à l’issue du supplice. (Il s’interrompit et regarda Vasquez comme s’il attendait la permission de poursuivre.) Et puis il y a une secte d’extrémistes qui fait tout ça, et bien davantage. Ils ne s’arrêtent pas là. Ils répandent le message, non par la parole ou la pensée écrite, mais par un virus d’endoctrinement. — Continue, fis-je. — Il a sans doute été mis au point spécialement pour eux, probablement par les Ultras, à moins que l’un d’eux ne soit allé voir les Mystifs, et qu’ils aient trafiqué sa neurochimie. Peu importe. Ce qui se passe, c’est que le virus est contagieux, transmissible par voie aérienne, et qu’il contamine à peu près tout le monde. — Les changeant en adeptes ? — Non, répondit Vasquez, qui avait déniché une cigarette quelque part. Ça change quelque chose en vous, mais ça ne vous change pas en l’un d’eux, vous pigez ? Vous avez des visions, vous faites des rêves et il y a des moments où vous ne pouvez pas vous empêcher… Il s’interrompit et indiqua, d’un mouvement de menton, le dauphin qui bondissait hors du mur. — Vous voyez ce crâne ? Il m’a coûté la peau des fesses ! C’est celui de Fliss, l’un des dauphins qui étaient sur le bâtiment. Voir ce genre de truc me réconforte ; ça apaise mes tremblements. Mais ça ne va pas plus loin. — Et la main ? — Certains virus entraînent parfois des changements physiques, reprit Vasquez. J’ai eu de la chance, d’une certaine façon ; il y en a un qui rend aveugle ; un autre qui provoque une phobie du noir. Un troisième qui détermine une atrophie du bras gauche, jusqu’à le faire tomber. Vous savez, perdre un peu de sang par-ci, par-là, ce n’est pas très gênant. Au départ, avant que les gens soient au courant pour le virus, c’était plutôt cool. Ça leur foutait vraiment la trouille ! C’était pratique en cas de négociation, voyez, j’avais qu’à me mettre à saigner devant le gars d’en face… Mais les gens ont fini par comprendre que j’avais été contaminé par les adeptes de la secte… — Et ils ont commencé à se demander si vous étiez aussi balèze qu’ils l’avaient entendu dire, avança Dieterling. — C’est ça, ouais, fit Vasquez en le regardant d’un air soupçonneux. Une réputation comme la mienne, ça se bâtit pas en un jour. — Ça, je n’en doute pas, acquiesça Dieterling. — Ouais. Et un petit truc comme ça, c’est pas vraiment bon pour l’image de marque. — On n’a pas réussi à éradiquer le virus ? demandai-je avant que Dieterling ait eu le temps de reprendre le crachoir. — Si, Mirabel. En orbite. Ils ont je ne sais quelle saloperie qui vous fait ça en moins de deux. Mais l’orbite n’est pas actuellement sur la liste des endroits les plus sûrs, si vous voyez ce que je veux dire. — Alors vous vivez avec. Vous ne devez plus être très contagieux, si ? — Vous craignez rien. Je risque pas de vous contaminer. Il tira sur sa cigarette, trempa ses lèvres dans son pisco sour. Il avait l’air de s’être un peu calmé. Le saignement ayant cessé, il remit la main dans sa poche. — Il y a des moments où je regrette de ne plus être contagieux ; ou de ne pas avoir gardé du sang de l’époque où je l’étais. Ça aurait fait un joli petit cadeau d’adieu, une injection de rien du tout dans la veine du client, et… — Sauf que ç’aurait été faire ce que les adeptes ont toujours voulu que vous fassiez : répandre leur foi, objecta Dieterling. — Ouais, alors que je devrais plutôt répandre la foi selon laquelle si jamais je retrouve le salaud d’enculé qui m’a fait ça… Il n’acheva pas sa phrase. Il parut s’abîmer dans des pensées profondes, le regard perdu dans le vide, comme s’il avait été frappé de paralysie. Puis il reprit la parole : — Non, mec, c’est pas possible ! Je le crois pas ! — Qu’y a-t-il ? demandai-je. Il ne répondit pas de façon audible, mais je vis bouger les muscles de sa gorge. Il sous-vocalisait. Je supposai qu’il était câblé pour communiquer avec ses hommes. — C’est Reivich, répondit-il enfin. — Que se passe-t-il ? demandai-je. Cet enculé m’a feinté. 2 Un dédale de passages sombres, humides, reliait l’établissement de Main Rouge au terminal du lift, en traversant la paroi noire de la structure. Vasquez nous conduisit dans le labyrinthe avec une torche, en flanquant des coups de pied aux rats pour les faire dégager. — Un sosie, fit-il, l’air admiratif. Je n’aurais jamais cru qu’il nous couillonnerait comme ça. Enfin quoi, nous suivons cet enculé depuis des jours ! fit-il en articulant ce mot comme si ça faisait des mois, avec la préparation et l’organisation surhumaines que ça impliquait. — Croyez-le ou non, j’ai même rencontré des gens qui prévoient ce genre de choses, soupirai-je. — Calmos, Mirabel. C’est vous qui avez refusé qu’on l’expédie ad patres à la seconde où on l’aurait repéré. Ça n’aurait pourtant pas été difficile ! lança-t-il en franchissant, l’épaule en avant, une succession de portes menant vers un autre passage. — Ça n’aurait pas été Reivich pour autant, hein ? — Non, mais en examinant le cadavre, on aurait tout de suite vu que ce n’était pas lui, et on aurait pu commencer à chercher le vrai. — Là, ça me fait mal au ventre de l’admettre, mais il marque un point, remarqua Dieterling. — Je vous revaudrai ça, Serpent. — Super, mais il faudrait pas que ça vous monte à la tête. Vasquez expédia un coup de pied à un rat, l’envoyant valser dans l’ombre. — Alors, qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans cette putain de vendetta, pour commencer ? — Vous m’avez déjà l’air assez bien renseigné, répliquai-je. — Bah, les gens parlent, c’est tout. Surtout quand quelqu’un comme Cahuella lâche la rampe. On parle de vacance du pouvoir, ce genre de truc. Ce qu’il y a, c’est que je suis surpris que vous ayez réussi à en sortir vivants. J’ai entendu dire que cette embuscade s’était terminée dans un foutu bordel… — Je n’ai pas été gravement blessé, dit Dieterling. Tanner s’en est bien plus mal sorti que moi. Il y a laissé un pied. — Ce n’était pas si grave, pondérai-je. L’arme à rayons a cautérisé la blessure et stoppé le saignement. — C’est ça, ouais, ironisa Vasquez. Une simple égratignure. Je me lasserai jamais de vous, les gars, je m’en lasserai jamais ! — Bon, on pourrait parler d’autre chose ? Je n’avais pas envie de parler de l’affaire avec Main Rouge Vasquez. Mais surtout, et c’était beaucoup plus important, je ne me souvenais pas bien des détails. Ça venait peut-être du coma artificiel dans lequel on m’avait plongé le temps que mon pied repousse, mais l’incident tout entier, qui s’était produit quelques semaines auparavant, me faisait l’impression de s’être déroulé dans un très lointain passé. Cela dit, je pensais sincèrement que Cahuella s’en serait sorti. Au début, on aurait pu croire que c’était lui qui avait eu de la chance : le rayon laser l’avait traversé sans atteindre un organe vital, comme si la trajectoire avait été tracée par un chirurgien thoracique de génie. Mais il y avait eu des complications, et comme nous n’avions pas la possibilité d’aller en orbite – il aurait été arrêté et exécuté à la seconde où il aurait quitté l’atmosphère –, il avait dû se contenter des meilleurs médecins qu’on pouvait s’offrir sur la planète. Pour ce qui était de me rafistoler la jambe, ils avaient été tout à fait à la hauteur ; c’était le genre de blessure que la guerre rendait banale. Mais la chirurgie interne exigeait un niveau de compétences supérieur, qui n’était tout simplement pas disponible au marché noir. Et il était mort. Et moi j’étais là, à courir après l’homme qui les avait tués, sa femme et lui. Et j’avais l’intention de l’envoyer rejoindre son Créateur d’une seule fléchette en diamant de mon arme à ressort. Avant de mettre mes compétences de responsable sécurité au service de Cahuella, à l’époque où j’étais dans l’armée, on disait que j’étais si bon tireur que j’aurais pu mettre une balle dans la tête de quelqu’un en choisissant une fonction spécifique du cerveau. Ce n’était pas vrai ; ça ne l’avait jamais été. Mais j’avais toujours été bon, et j’aimais faire les choses proprement, en vitesse, et de façon quasi chirurgicale. J’espérais sincèrement que Reivich ne me décevrait pas. À ma grande surprise, le passage secret arrivait en plein cœur du terminal de l’ascenseur spatial. Il débouchait dans un coin à l’ombre de la salle des pas perdus. Je regardai, juste derrière moi, la barrière de sécurité que nous avions évitée, où les gardes vérifiaient l’identité des passagers, au cas où un criminel de guerre essaierait de quitter la planète, et les scannaient à la recherche des armes dissimulées sur eux. Je palpai le pistolet à ressort, au fond de ma poche. Il n’aurait pas été visible sur les écrans, ce qui était l’une des raisons pour lesquelles je l’avais choisi, et j’éprouvai un picotement d’irritation à l’idée que tous ces préparatifs minutieux avaient été en partie inutiles. — Messieurs, fit Vasquez en s’attardant sur le seuil, je ne vais pas plus loin. — Vous devriez vous sentir comme chez vous, ici, nota Dieterling en regardant autour de lui. Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? Vous avez peur de ne plus jamais avoir envie de repartir ? — Quelque chose comme ça. Serpent, fit Vasquez en lui tapotant le dos. Très bien. Allez descendre cette raclure de post-mortel, les gars. Mais ne dites à personne que c’est moi qui vous ai amenés ici. — Pas de problème, répondit Dieterling. Votre rôle dans l’affaire ne sera pas surestimé. — Parfait. Et m’oubliez pas, Serpent, reprit-il en faisant mine de viser avec un flingue et de tirer. Cette partie de chasse dont on a parlé… ? — Considérez-vous comme inscrit, au moins sur liste d’attente. Il nous planta là, Dieterling et moi, et disparut dans le tunnel. Nous restâmes quelques instants sans bouger, frappés par l’étrangeté de l’endroit. Nous étions au rez-de-chaussée du terminal, dans un hall en forme d’anneau qui entourait la salle d’embarquement et celle des arrivées, à la base du câble. Le hall était très haut de plafond, et l’espace dégagé était occupé par des passerelles suspendues et des tubes de transit qui se croisaient en tous sens. Dans le mur extérieur étaient ménagées des boutiques qui avaient jadis dû être luxueuses, des magasins et des restaurants, pour la plupart fermés ou convertis en chapelles et en échoppes où l’on pouvait acheter des articles religieux. Il n’y avait presque personne dans la salle des pas perdus : une poignée de voyageurs débarquant de l’orbite ou qui s’apprêtaient à partir. L’endroit était plus sombre que ses concepteurs ne l’avaient sans doute prévu ; le plafond était à peine visible, et l’on se serait cru dans une sorte de cathédrale pendant une cérémonie occulte, au point que l’on n’osait courir ou parler trop fort. On devinait un bourdonnement vague, continu, comme si le sous-sol avait été bourré de générateurs. Ou, me dis-je, comme si le hall avait été plein de moines en train de psalmodier une unique note sépulcrale. — Ça a toujours été comme ça ? m’étonnai-je. — Non. Enfin, Sky’s Edge n’a pas volé son nom. Mais plutôt que le bord du ciel, moi je dirais plutôt que c’est le trou du cul de la galaxie. Cela dit, c’est vraiment pire que lors de mon dernier passage. Ça ne devait pas être comme ça il y a un mois. Ça devait grouiller de monde. C’est plus ou moins le passage obligé pour ceux qui viennent de l’espace. L’arrivée d’un vaisseau spatial dans les parages de Sky’s Edge était toujours une sorte d’événement. Cette pauvre planète reculée ne jouait pas spécialement un rôle clé dans le spectre en perpétuel mouvement du commerce interstellaire. Nous n’avions pas grand-chose à exporter, en dehors de notre expérience de la guerre et de quelques produits bio sans intérêt, récoltés dans les jungles. Nous aurions été heureux d’acheter toutes sortes de biens et de services technologiques exotiques aux mondes demarchistes, mais seuls les gens les plus fortunés de Sky’s Edge pouvaient se les offrir. Lorsqu’un vaisseau venait nous voir, on se demandait seulement s’il était tricard sur les marchés plus lucratifs – la diagonale Sol/Yellowstone, par exemple, ou le trigone Fand/Yellowstone/Grand Teton –, ou s’il avait été contraint de s’arrêter pour procéder à des réparations. Ça n’arrivait pas souvent, de toute façon – toutes les dix années standard en moyenne. — C’est vraiment ici que Haussmann est mort ? demandai-je. — Pas loin, confirma Dieterling alors que nous traversions l’immense cathédrale sonore. On ne saura jamais exactement où il a rendu son dernier soupir, parce qu’il n’y avait pas de cartes précises, à l’époque, mais ça devait être dans un rayon de quelques kilomètres à partir d’ici. Dans le secteur de Nueva Valparaiso, en tout cas. Au début, ils avaient envisagé de brûler le corps, et puis ils ont décidé de l’embaumer… — Il ne faisait pas encore l’objet d’un culte, à ce moment-là ? — Non. Il avait bien quelques adeptes un peu cinglés, mais ça n’avait rien de religieux. C’est venu après. Le Santiago était un vaisseau fondamentalement laïque, seulement il n’est pas si facile d’extirper la religion de la psyché humaine. Ils ont pris tout ce que Sky avait fait et ils ont fusionné ça avec les souvenirs qu’ils avaient choisi de conserver de leur monde natal, en rejetant ceux qui ne leur plaisaient pas. Il leur a fallu quelques générations pour mettre tous les détails au point, mais rien n’aurait pu les arrêter. — Et après la construction du lift ? — À ce moment-là, l’une des sectes consacrées à Haussmann avait fait main basse sur le corps. L’Église du Ciel. Et pour des raisons pratiques, à défaut d’autre chose, ils ont décidé qu’il était mort non seulement près du lift, mais juste dessous. Et que le lift n’était pas vraiment un ascenseur spatial, non non, ça, c’est juste une fonction superficielle : en réalité, c’est un signe de Dieu, un mausolée tout prêt à la gloire et au crime de Sky Haussmann. — Mais ce sont des hommes qui ont conçu et construit le lift… — Pour obéir à la volonté de Dieu. Tu ne comprends pas ? On ne discute pas avec ça, Tanner. Ce n’est même pas la peine d’essayer. Nous croisâmes trois adeptes, deux hommes et une femme. J’eus la vague impression qu’ils me rappelaient quelque chose, mais impossible de me souvenir si je les avais jamais vus, eux ou leurs pareils. Ils portaient une robe couleur de cendre et les cheveux longs. L’un des hommes avait une couronne mécanique implantée dans le crâne – peut-être une sorte de dispositif d’induction de souffrance –, et l’autre arborait une manche vide, épinglée sur le côté de sa robe. La femme avait une petite marque en forme de dauphin sur le front, et je me souvins que Sky Haussmann s’était lié d’amitié avec les dauphins du Santiago. Il avait passé beaucoup de temps avec ces créatures, que les autres membres de l’équipage méprisaient. Ce souvenir me fit une impression bizarre. Quelqu’un m’avait-il raconté ce détail ? — Ton arme est prête ? demanda Dieterling. On ne sait jamais. On pourrait tomber nez à nez avec ce salaud en train de relacer ses chaussures… Je tapotai, autant pour me rassurer qu’autre chose, la bosse que faisait le flingue dans ma poche. Il était bien là. — Tu sais, Miguel, je ne pense pas que ce soit notre jour de chance, dis-je. Nous passâmes une porte ménagée dans une cloison intérieure de la salle des pas perdus, et le chant des moines devint distinctement humain. Ils tenaient presque parfaitement la note, mais pas tout à fait. Pour la première fois depuis que nous étions entrés dans le terminal du point d’ancrage, le câble était visible. Nous nous trouvions sur une mezzanine entourant le gigantesque volume circulaire de la zone d’embarquement. Le câble émergeait du plafond, par un iris, et plongeait vers le sol, des centaines de mètres en dessous de nous. Le point d’ancrage proprement dit se perdait parmi les machines assurant l’entretien et la réparation des cabines. C’était de là, du fond de ce trou, que montait le chant ; les voix nous parvenaient, portées par l’étrange acoustique de cet endroit. Le lift était un unique fil d’hyperdiamant à peu près creux qui montait du sol jusqu’à l’orbite asynchrone. Sur presque toute sa longueur, il ne faisait que cinq mètres de diamètre, sauf sur le dernier kilomètre : à son entrée dans le terminal, il avait trente mètres de diamètre puis s’étrécissait progressivement vers le haut. L’élargissement répondait à une exigence purement psychologique : un trop grand nombre de passagers avaient hésité à faire le trajet jusqu’à l’orbite en voyant la minceur du fil qu’ils allaient emprunter, et les propriétaires du lift avaient veillé à ce que la portion visible dans le terminal soit beaucoup plus large que nécessaire. Les cabines d’ascenseur arrivaient et repartaient à quelques minutes d’intervalle, montant et descendant des deux côtés de la colonne. C’étaient des cylindres incurvés, aplatis, qui épousaient près de la moitié du câble, auquel ils adhéraient par magnétisme. Ces cabines comportaient plusieurs niveaux, où l’on pouvait manger, se distraire et dormir. Elles montaient et descendaient presque à vide, et les compartiments passagers étaient éteints. Il n’y avait qu’une poignée de passagers dans une cabine sur cinq ou six. Les autres étaient vides. C’était symptomatique des tracas économiques du lift, mais ne constituait pas un gros problème en soi, le coût de fonctionnement étant faible par rapport à l’investissement initial. La fréquentation n’avait pas d’impact sur les horaires et, vues de loin, les cabines vides avaient l’air aussi occupées que les autres, ce qui donnait une illusion de prospérité alors que les propriétaires du lift avaient depuis longtemps cessé d’espérer le rentabiliser un jour, surtout depuis que l’Église en assumait la gestion. Avec la mousson, on pouvait avoir l’illusion que la guerre tirait à sa fin, mais on faisait déjà des plans de batailles pour la nouvelle saison : on supputait des avancées et des incursions avec les simulateurs de jeux de guerre. Une langue de verre que rien ne supportait, ce qui la rendait vertigineuse, plongeait du balcon vers un point situé tout près du fil, laissant tout juste la place d’une cabine. Certains passagers attendaient déjà sur la langue, avec leurs bagages, dont un groupe d’aristocrates élégamment vêtus. Reivich n’était pas parmi eux, et personne, dans le groupe, ne ressemblait à aucun de ses associés. Tous parlaient entre eux, ou regardaient les écrans qui planaient dans la salle comme des poissons tropicaux au corps étroit, à section carrée, crachant des interviews de vedettes et des giclées d’informations sur les marchés financiers. Près de la base de la langue se trouvait une guérite où l’on vendait les billets pour l’ascenseur. — Attends-moi là, dis-je à Dieterling. La femme qui tenait le guichet leva les yeux en me voyant approcher. Elle avait l’air de s’ennuyer ferme. Elle portait un uniforme de la Société d’exploitation du lift tout chiffonné et avait des cernes violets sous les yeux. Des yeux gonflés et injectés de sang. — Oui ? — Je suis un ami d’Argent Reivich et il faudrait que j’entre en contact avec lui de toute urgence. — Je crains que ce ne soit pas possible. Je n’en attendais pas davantage. — Quand est-il parti ? demandai-je. — Je crains, malheureusement, de ne pas pouvoir vous donner cette information, fit-elle d’une voix nasale, indistincte. Je hochai la tête d’un air entendu. — Mais il a bien pris l’ascenseur ? — Je crains de… — Écoutez, laissez tomber le discours officiel, d’accord ? fis-je en adoucissant cette sortie d’un sourire que j’espérai accommodant. Pardon, je ne voulais pas vous bousculer, mais il se trouve que c’est très urgent. J’ai quelque chose pour lui, vous comprenez, un souvenir de famille. Il n’y a pas moyen de lui parler pendant qu’il est encore à bord du câble ? Ou bien il va falloir que j’attende son arrivée en orbite ? La femme hésita. Toute divulgation de renseignement constituait une grave infraction au protocole, mais j’avais dû lui paraître parfaitement honnête et sincèrement désespéré. Et manifestement très riche… Elle jeta un coup d’œil à un horaire. — Eh bien… vous pouvez lui faire parvenir un message lui demandant de vous contacter dès son arrivée au terminus en orbite. Ce qui voulait dire qu’il n’était pas encore arrivé. Il était encore quelque part au-dessus de moi, le long du câble. — Dans ce cas, je ferais peut-être mieux de le rejoindre, dis-je. Comme ça, nous perdrons moins de temps. Je pourrai lui rendre son bien et revenir. — C’est sûrement ce qu’il y a de mieux à faire, en effet. Elle me regarda, sentant peut-être que quelque chose clochait dans mon attitude, mais ne se fiant pas suffisamment à son instinct pour s’opposer à mon passage. — Vous avez intérêt à vous dépêcher. Les passagers de la prochaine cabine sont en train d’embarquer… — Bon, eh bien, je vais prendre un billet. — Un aller et retour, je suppose ? fit la femme en se frottant les yeux. Ça fera cinq cent cinquante austraux… J’ouvris mon attaché-case et y pris la somme, en jolis billets de cent tout neufs. — C’est un scandale, dis-je. Vu le peu d’énergie que ça coûte à la Société d’exploitation du lift, ça devrait être dix fois moins cher. Enfin, je suppose que l’Église du Ciel s’en met plein les poches… — Je ne dis pas que vous avez tort, monsieur, mais il ne faut pas dire du mal de l’Église. Pas ici. — C’est ce que j’ai entendu dire, en effet. Mais vous ne mangez pas de ce pain-là, vous, hein ? — Non, fit-elle en me rendant la monnaie en petites coupures. Je me contente de travailler là. Les adeptes de la secte avaient pris le contrôle du lift une dizaine d’années auparavant, après s’être convaincus que c’était là que Sky avait été crucifié. Ils avaient envahi l’endroit un soir, avant que personne n’ait le temps de dire « ouf ». Les adeptes d’Haussmann avaient disséminé dans tout le terminal des boîtes piégées renfermant leur virus, et menacé d’en déclencher l’ouverture si on tentait de les mettre dehors. S’ils disaient vrai, le vent pouvait transporter le virus assez loin pour contaminer la moitié de la Péninsule. Ils bluffaient peut-être, mais comme personne n’avait envie de prendre le risque de voir le culte s’imposer à des millions d’innocents, on les avait laissés s’emparer du lift. Bons princes, ils en avaient laissé la gérance à la société d’exploitation, mais du coup le personnel devait être régulièrement revacciné contre le virus. Compte tenu des effets secondaires de la thérapie antivirale, ces emplois n’étaient sûrement pas les plus recherchés de la Péninsule – d’autant que ça impliquait d’entendre chanter les adeptes à longueur de journée. Elle me tendit le billet. — J’espère arriver à temps en orbite, dis-je. — La dernière cabine est partie il y a une heure. Si votre ami était dedans… (Elle n’acheva pas sa phrase, et je sus que c’était un si de pure forme.) Vous avez de bonnes chances de le trouver encore au terminus à votre arrivée. — J’espère qu’il appréciera le mal que je me donne ! Elle esquissa l’ombre d’un sourire… et y renonça. C’était un gros effort, après tout. — Je suis sûr qu’il va sauter de joie. J’empochai le billet, remerciai la femme et partis retrouver Dieterling. Il était appuyé au muret de verre qui entourait l’embarcadère transparent et regardait les adeptes, dans les profondeurs. Il avait l’air calme, attentif, détaché. Je repensai à ce jour, dans la jungle, où il m’avait sauvé la vie, pendant l’attaque d’hamadryades. Il avait la même expression : celle d’un homme engagé dans une partie d’échecs contre un adversaire qui avait tout intérêt à faire gaffe. — Alors ? articula-t-il quand je fus à portée de voix. — Il a déjà pris l’ascenseur. — Quand ? — Il y a une heure environ. Je viens d’acheter un billet. Va t’en prendre un, mais ne dis pas que nous voyageons ensemble. — Il vaudrait peut-être mieux que je te laisse y aller tout seul, Vieux… — Comme tu voudras, affirmai-je en baissant la voix. Mais il n’y a pas de contrôle de l’émigration entre ici et la sortie du terminal en orbite. Tu pourrais monter et descendre sans crainte d’être arrêté. — Ça a l’air facile, en t’écoutant, Tanner. — Oui, mais je te le redis quand même : tu n’as rien à craindre. Dieterling secoua la tête. — Admettons, mais ça n’a pas de sens d’y aller tous les deux. Surtout dans la même cabine. Qui sait si Reivich n’a pas fait surveiller cet endroit, hein ? Je m’apprêtais à discuter mais, au fond de moi, je savais qu’il avait raison. Comme Cahuella, Dieterling ne pouvait pas quitter Sky’s Edge sans courir le risque d’être arrêté cl inculpé de crime de guerre. Ils étaient l’un et l’autre fichés dans les bases de données à l’échelle du système et, même si Cahuella était déjà mort, leur tête était toujours mise à prix. — D’accord, dis-je. De toute façon, tu as une bonne raison de rester. Je ne rentrerai pas tout de suite à la Ferme aux Serpents. J’en ai au moins pour trois jours. Ça m’arrangerait que quelqu’un de compétent veille au grain. — Tu es sûr de pouvoir t’occuper de Reivich tout seul ? J’eus un haussement d’épaules. — Une fléchette et basta, Miguel. — Et si quelqu’un est digne de la tirer, c’est bien toi, fit-il, visiblement soulagé. Très bien. Je retourne à la Ferme aux Serpents ce soir même. Et je regarderai les nouvelles avec intérêt. — J’essaierai de ne pas te décevoir. Souhaite-moi bonne chance. — C’est fait, fit Dieterling en me tendant la main. Fais gaffe à toi, Tanner. Ce n’est pas parce que ta tête n’est pas mise à prix que tu vas pouvoir t’en aller sans fournir quelques explications, tu le sais. Je te laisse réfléchir à la façon dont tu vas planquer le flingue. Je hochai la tête. — Je sais combien tu y tiens. Au pire, je t’en paierai un autre pour ton anniversaire. Il me regarda longuement, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, mais il eut un hochement de tête et tourna les talons. Je le regardai quitter la salle d’embarquement, regagner la pénombre de la salle des pas perdus. Je vis qu’il modifiait la coloration de sa cape tout en marchant ; sa silhouette au dos large se mit à chatoyer alors qu’il s’éloignait. Je me tournai vers l’ascenseur, dans l’attente d’une cabine. Puis je glissai la main dans ma poche et sentis la fraîcheur et la dureté adamantine du pistolet. 3 — Monsieur ? Le dîner va être servi sur le pont inférieur d’ici un quart d’heure. Si vous voulez bien rejoindre les autres passagers… Je sursautai. Je m’étais cru seul. Pendant que tous les autres passagers allaient s’enfermer dans leur cabine juste après l’embarquement – le voyage était assez long pour justifier qu’ils défassent leurs valises –, j’étais monté sous la coupole d’observation pour assister au départ. J’avais une cabine, mais pas de bagages. La montée avait commencé avec une lenteur spectrale. Au départ, c’est tout juste si le déplacement était sensible, puis la vitesse avait augmenté au fur et à mesure de l’ascension. Je baissai les yeux dans l’espoir de voir les membres de la secte, mais, de là où j’étais, je ne vis que quelques passants épars et non la masse qui devait se trouver à la verticale de la cabine. Nous venions de franchir l’iris ménagé dans le plafond quand la voix m’avait fait sursauter. Je me retournai. Ce n’était pas un homme mais un cyborg. Il avait des bras télescopiques et une ébauche de tête stylisée, mais ni jambes, ni roues : son torse se terminait en pointe, et il se déplaçait sur un rail fixé au plafond, auquel il était accroché par un éperon incurvé fixé dans ce qui lui servait de dos. — Monsieur ? reprit-il, en norte cette fois. Le dîner va bientôt être servi… — Merci. J’avais compris la première fois. Je pesai le pour et le contre et je conclus qu’il valait probablement mieux me mêler à de vrais aristocrates que rester dans mon coin, au risque d’attirer les soupçons. Au moins, en dînant avec eux, je pouvais espérer offrir à mes compagnons de voyage un personnage susceptible de résister à l’examen. Ne pas me montrer, c’était leur donner carte blanche pour plaquer toutes sortes de turpitudes sur cet étranger peu sociable. Je répondis en norte – j’avais besoin de m’exercer : — Je rejoindrai les autres d’ici un quart d’heure. J’aimerais observer la vue encore un petit moment. — Très bien, monsieur. Je vais préparer votre table. Le robot pivota sur lui-même et quitta silencieusement la coupole d’observation. Je me retournai et regardai à nouveau au-dehors. Je ne sais pas très bien ce que je m’attendais à voir, mais ça ne ressemblait sûrement pas à ce qui se dressait devant moi. Nous avions dépassé le plafond supérieur de la salle d’embarquement, mais le terminal du point d’ancrage ne s’arrêtait pas là, et nous montions toujours à travers les niveaux supérieurs du bâtiment. Je me rendis compte que c’était là que les adeptes du culte avaient cristallisé l’expression supérieure de leur obsession pour Sky Haussmann. Après sa crucifixion, ils avaient enchâssé son corps embaumé dans une matière vert-de-gris qui ressemblait à du plomb, et l’avaient placé là, sur une grande étrave qui s’avançait, depuis la paroi intérieure, presque jusqu’au câble. Le corps de Haussmann évoquait une figure de proue fixée à l’avant d’un immense bateau à voile. Ils l’avaient dénudé jusqu’à la ceinture et cloué, bras écartés, sur une pièce d’alliage en forme de croix. Il avait les jambes attachées, mais un clou avait été enfoncé dans le poignet de sa main droite (et non dans la paume, le virus qui induisait les stigmates se trompait sur ce point de détail), et un morceau beaucoup plus gros de métal dans le moignon de son bras gauche, sectionné. Ces détails, et le visage à la fois apathique et torturé de Haussmann, avaient été rendus définitivement indistincts par le processus de préservation. Mais s’il n’était pas vraiment possible de déchiffrer son expression, toutes les nuances de la souffrance étaient inscrites dans l’arc de son cou. Sa mâchoire était crispée, comme dans les spasmes de l’électrocution. Et je me dis qu’ils auraient dû l’électrocuter. Ç’aurait été moins cruel, quels que soient les crimes qu’il avait pu commettre. Mais ç’aurait été trop simple. Ils ne s’étaient pas contentés d’exécuter un homme qui avait fait des choses horribles ; ils avaient aussi glorifié le héros qui leur avait donné tout un monde. En le crucifiant, ils lui témoignaient leur adoration avec la même ferveur qu’ils lui exprimaient leur haine. Ça avait toujours été comme ça, depuis le commencement des temps. La cabine passa à quelques mètres à peine de Sky, et j’eus comme une légère défaillance. Je me pris à souhaiter qu’il disparaisse le plus vite possible. C’était comme si cet immense espace était une chambre de réverbération, qui se renvoyait encore les échos d’une éternelle douleur. Ma main se mit à me démanger. Je me frottai la paume contre la rambarde et je fermai les yeux jusqu’à ce que nous ayons quitté le terminal du point d’ancrage pour monter dans la nuit. — Encore un peu de vin, monsieur Mirabel ? me demanda la femme de l’aristocrate assis en face de moi. Elle avait une tête de fennec. — Non, répondis-je en me tamponnant délicatement la commissure des lèvres avec ma serviette. Si vous voulez bien m’excuser, je préférerais me retirer. J’aimerais observer la vue pendant la montée. — Quel dommage, fit la femme, la bouche en cul de poule, manifestement déçue. — Oui, insista son mari. Vos histoires vont nous manquer, Tanner. J’eus un sourire. En réalité, je ne m’étais pas contenté de faire des ronds de jambe pendant une heure. J’avais pimenté la conversation du dîner d’anecdotes plus ou moins originales, comblant le silence gêné qui s’emparait des convives lorsque l’un ou l’autre lâchait ce qui devait, dans l’aura toujours mouvante de l’étiquette aristocratique, constituer une remarque incongrue. Depuis le début du repas, j’avais été amené deux ou trois fois à arbitrer des litiges entre les factions nord et sud, ce qui avait fait de moi le parlementaire par défaut du groupe. Mon déguisement ne devait pas être tout à fait convaincant : personne n’aurait su dire de quel bord j’étais réellement. Enfin, c’était sans importance. Il m’avait quand même permis de me mêler à ces dîneurs, et je finirais tôt ou tard, pensais-je, par m’en débarrasser. Ma tête n’était pas mise à prix, après tout, je n’étais qu’un homme au passé trouble disposant de quelques relations qui ne devaient pas l’être moins. Il n’y avait aucun inconvénient non plus au fait de garder mon nom – ça valait beaucoup mieux que d’essayer de me forger de toutes pièces une ascendance fictive. Tanner Mirabel était, par bonheur, un nom neutre, dépourvu de connotations marquées, aristocratiques ou autres. Contrairement à ceux de mes compagnons de table, mes ancêtres ne remontaient pas à l’arrivée de la Flottille ; le premier Mirabel avait probablement débarqué sur Sky’s Edge un demi-siècle plus tard. Selon les critères de l’aristocratie, je devais figurer parmi les plus ploucs des parvenus, mais personne n’aurait eu la discourtoisie de s’en enquérir. C’étaient tous des gens qui avaient beaucoup vécu et dont l’arbre généalogique remontait non seulement jusqu’à la Flottille, mais encore jusqu’au Manifeste des Passagers, et il était parfaitement naturel de supposer que je disposais des mêmes gènes perfectionnés, et du même accès aux technologies thérapeutiques. L’ennui, c’est que si les Mirabel étaient arrivés sur Sky’s Edge un peu après la Flottille, ils n’avaient pas apporté avec eux le gène, même réarrangé, de la longévité. Peut-être la première génération avait-elle vécu plus longtemps qu’un humain normal, mais elle n’avait pas transmis ce privilège à ses rejetons. De toute manière, je n’avais pas de quoi me l’offrir. Cahuella me payait bien, mais pas assez pour me permettre de me faire piquer par les Ultras. Et ça n’avait presque pas d’importance. Il n’y avait qu’un vingtième de la population de la planète qui disposait du truc, de toute façon. Les autres étaient englués dans une guerre, ou s’en sortaient tant bien que mal en marge d’un conflit. La grande question était d’arriver à survivre jusqu’au mois prochain, pas jusqu’au siècle prochain. Autant dire que la conversation était devenue assez problématique de mon point de vue dès lors qu’on avait abordé le sujet des traitements de longévité. J’avais alors tenté de me rencogner dans mon fauteuil et de me faire oublier, mais, chaque fois qu’une nouvelle discussion tournait au vinaigre, j’étais ramené au rôle d’arbitre. « Vous avez bien une opinion sur la question », disaient-ils en se tournant vers moi pour que je leur serve une déclaration définitive sur le sujet, quel qu’il soit, qui avait provoqué la situation de blocage. À quoi je répondais : « C’est un problème complexe, qui mériterait un débat plus approfondi… » Ou bien : « C’est-à-dire… il est évident que l’on ne saurait se prononcer à la légère… » Ou encore : « Je crains qu’il ne me soit impossible de vous en dire plus, pour des raisons éthiques. Des problèmes de confidentialité, patin couffin. Je suis sûr que vous me comprenez… » Au bout d’une heure de cet exercice, j’étais mûr pour péter un câble. Je me répandis donc en excuses et quittai la table, puis je gravis l’escalier en colimaçon qui menait à la coupole d’observation, au-dessus des niveaux des cabines et de la salle à manger. Je me réjouissais à la perspective de me dépouiller un instant de mes oripeaux aristocratiques, et pour la première fois depuis des heures j’éprouvai un picotement de satisfaction professionnelle. J’avais la situation bien en main. Une fois sous la coupole, je demandai au cyborg de me préparer un guindado et savourai la façon dont l’alcool m’embrumait l’esprit. J’avais tout le temps de retrouver ma lucidité : j’avais sept bonnes heures devant moi avant de redevenir un tueur à gages implacable. Nous montions rapidement, à présent. Une fois hors du terminal, la cabine avait accéléré et atteint les cinq cents kilomètres à l’heure, et pourtant, même à cette vitesse, il lui aurait fallu une quarantaine d’heures pour atteindre le terminal en orbite, à des milliers de kilomètres de là. Mais elle avait quadruplé sa vitesse à partir du moment où elle était sortie de l’atmosphère, ce qui s’était produit à peu près au moment où on nous avait servi les entrées. J’étais tout seul sur la passerelle. Après dîner, les autres passagers se répartiraient dans les cinq compartiments situés au-dessus de la salle à manger ; la cabine aurait pu aisément transporter cinquante personnes sans paraître bondée, mais, ce jour-là, nous n’étions que sept, moi compris. Le temps total du trajet était de dix heures. La révolution de la station autour de Sky’s Edge était synchrone avec celle de la planète, de sorte qu’elle se trouvait toujours exactement au-dessus de Nueva Valparaiso, juste au niveau de l’équateur. Je savais qu’il y avait aussi des ascenseurs stellaires sur Terre, des ascenseurs qui faisaient trente-six mille kilomètres de longueur – mais comme la rotation de Sky’s Edge était un peu plus rapide et sa gravité légèrement plus faible, l’orbite synchrone se trouvait seize mille kilomètres plus bas. Le câble faisait quand même vingt mille kilomètres de long, ce qui voulait dire que le dernier kilomètre supportait la tension assez incroyable représentée par le poids mort des dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf kilomètres de câble qui se trouvaient en dessous. Le câble était creux, et ses parois faites d’une résille d’hyperdiamant renforcée par piézo-électricité, mais j’avais entendu dire qu’il pesait quand même près de vingt millions de tonnes. Chaque fois que je faisais un pas dans mon compartiment, je pensais à la légère tension additionnelle que j’imposais au câble. En sirotant mon guindado, je me demandais quelle tolérance maximale les ingénieurs avaient prévue. Puis une partie plus rationnelle de mon esprit me rappela que le câble ne supportait qu’une faible fraction du trafic pour lequel il avait été prévu. Et je demeurai, avec une confiance accrue, devant la fenêtre panoramique. Je me demandai si Reivich se sentait assez détendu pour boire un verre, en ce moment. La vue aurait dû être spectaculaire, mais, même aux endroits où la nuit n’avait pas encore englouti la Péninsule, elle disparaissait sous une épaisse couche de nuages. La planète décrivant une orbite toute proche de son soleil, Swan, les années étaient brèves et la saison des pluies revenait tous les cent jours à peu près, mais elle ne durait pas plus de dix à quinze jours. Au-dessus de la courbe tendue de l’horizon, le ciel s’était assombri et passait par tous les tons de bleu, jusqu’à un bleu marine profond. Les étoiles étaient très brillantes, à présent. À la verticale au-dessus de la cabine, encore très loin, se trouvait l’étoile fixe de la station orbitale. Je me demandai si je n’allais pas dormir quelques heures, mes années d’armée m’ayant donné la faculté presque animale de retrouver presque instantanément un état de vigilance totale. Je fis tourner dans mon verre ce qui restait de liquide et y trempai les lèvres. Maintenant que ma décision était prise, je sentais la fatigue m’envahir comme si un barrage s’était rompu. Elle était toujours là, attendant que ma garde se relâche légèrement. — Monsieur ? Je sursautai à nouveau, mais, cette fois, j’avais reconnu la voix cultivée du cyborg. — Monsieur, reprit la machine, vous avez reçu un appel de la surface. Souhaitez-vous que je le transfère dans votre cabine, ou préférez-vous le prendre ici ? Je songeai un instant à regagner ma cabine, mais ç’aurait été une honte de rater ce spectacle. — Passez-le-moi ici, dis-je. Mais coupez la communication si quelqu’un monte l’escalier. — Très bien, monsieur. C’était Dieterling, évidemment – ça ne pouvait être que lui. Il n’avait pas eu le temps de rentrer à la Ferme aux Serpents, mais selon mes estimations il avait dû faire les deux tiers du chemin. Un peu trop tôt pour qu’il essaie de prendre contact avec moi – je ne m’attendais pas à ce qu’il le fasse, d’ailleurs –, mais il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Sauf que je vis apparaître sur la vitre de la cabine le visage de Vasquez la Main Rouge. Une caméra devait me filmer et faire le point sur mon image comme si nous étions face à face, parce qu’il me regardait droit dans les yeux. — Tanner… Écoutez-moi, mec. — Je vous écoute, répondis-je en me demandant si ma voix trahissait mon agacement. Je suppose que c’est important pour que vous jugiez bon de me joindre ici, hein, Main Rouge ? — Allez vous faire foutre. Mirabel. Vous rigolerez moins d’ici trente secondes. À la façon dont il dit cela, je compris que c’était moins une menace qu’une mise en garde : je pouvais m’attendre à une mauvaise nouvelle. — Qu’y a-t-il ? Reivich nous a encore filé entre les doigts ? — Je ne sais pas. J’ai lancé quelques-uns de mes gars sur sa piste et ils se renseignent, mais je suis sûr qu’il est sur ce câble, comme vous le pensiez – une cabine ou deux devant vous. — Alors ce n’est pas pour ça que vous m’appelez. — Non. Je vous appelle parce que quelqu’un a tué le Serpent. — Dieterling ? lâchai-je malgré moi. Comme s’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre. Vasquez hocha la tête. — Ouais. Un de mes gars l’a retrouvé il y a une heure à peu près, mais il ne savait pas à qui il avait affaire, alors la nouvelle a mis un moment à me parvenir. J’eus l’impression que ma bouche formait des paroles sans intervention consciente de mon esprit. — Où était-il ? Que s’est-il passé ? — Il était dans votre tricycar, qui était encore garé sur Norquinco. C’est un de mes gars qui l’a retrouvé, affalé à l’intérieur. Il respirait encore. — Que s’est-il passé ? — Quelqu’un lui a tiré dessus. Il devait attendre à proximité du véhicule qu’il revienne du lift. Dieterling venait sûrement de se remettre au volant et s’apprêtait à partir. — Comment a-t-il été tué ? — J’en sais rien, mec. Je ne suis pas médecin légiste, vous savez. Enfin, reprit-il en se mordillant la lèvre, je pense qu’on lui a tiré dessus au laser. Dans la poitrine, à bout portant. Je regardai le guindado. Je me sentais complètement idiot, d’être planté là, à parler de la mort de mon ami, un verre à cocktail à la main, comme si nous causions de la pluie et du beau temps. Mais il n’y avait rien à proximité où poser mon verre. Je pris une gorgée et lui répondis, avec une froideur qui me surprit moi-même : — Je préfère aussi les armes à rayon, personnellement, mais ce n’est pas ce que j’utiliserais si je voulais éliminer discrètement quelqu’un. Le rayon est plus visible que la plupart des projectiles. — Sauf à bout portant ; auquel cas c’est aussi discret qu’un coup de poignard. Écoutez, mec, je suis désolé, mais on dirait que ça s’est passé comme ça. On a dû enfoncer le canon dans ses vêtements. Ça n’a pas dû faire beaucoup de bruit ou de lumière, et de toute façon ils auraient été masqués par le tricycar. Il y avait pas mal de boucan, ce soir. Quelqu’un a mis le feu, près du lift, et c’était le prétexte que les autorités attendaient pour une nuit de folie. Je crois que personne n’aurait remarqué un coup de rayon, Tanner. — Dieterling ne se serait pas laissé faire ainsi… — On ne lui a probablement pas demandé son avis. Je réfléchis. À un certain niveau, la nouvelle de sa mort commençait à faire son chemin dans ma tête, mais les implications – sans parler du choc émotionnel – mettraient encore du temps à m’atteindre. Enfin, ça ne m’empêchait pas de me poser les bonnes questions. — S’il n’a pas vu venir le coup, c’est qu’il n’était pas sur ses gardes. Il a peut-être été tué par quelqu’un en qui il avait confiance. Il respirait encore, vous dites ? — Ouais, mais il avait perdu connaissance. Je pense que nous n’aurions pas pu faire grand-chose pour lui, Tanner. — Vous êtes sûr qu’il n’a rien dit ? — Ni à moi, ni au type qui l’a trouvé. — Le type… celui qui l’a trouvé… c’est quelqu’un que nous avons rencontré ce soir ? — Non, c’est l’un des hommes qui filaient le train à Reivich. Je compris que je n’étais pas sorti de l’auberge. Ce Vasquez n’était pas du genre à devancer mes questions. J’allais être obligé de lui arracher les réponses à coups de pompes dans le derche. — Mais encore ? Il y a longtemps qu’il travaille pour vous ? Dieterling l’avait-il rencontré avant ? J’étais maintenant prêt à y passer du temps, mais il faut croire que Vasquez avait fini par comprendre où je voulais en venir. — Hé, ça va pas, mec ? Aucun risque que mon gars soit mêlé à ça, je vous le jure, Tanner ! — Il est encore suspect pour moi. Ça vaut pour tous ceux que nous avons rencontrés ce soir – y compris vous, Main Rouge. — Je ne l’ai pas tué. Je voulais qu’il m’emmène à la chasse au serpent. Il y avait quelque chose de si pathétiquement égoïste dans cette réponse qu’elle avait de bonnes chances d’être sincère. — Eh bien, je pense que vous pouvez tirer un trait dessus. — Je n’ai rien à voir là-dedans, Tanner. — Ça s’est passé sur votre territoire, non ? Vasquez s’apprêtait à répondre, et je m’entendais déjà lui demander ce qu’il avait fait du corps ou ce qu’il avait l’intention d’en faire quand son image se perdit dans un brouillard d’électricité statique. Au même instant, il y eut un éclair aveuglant qui sembla venir de partout à la fois, baignant la cabine et le ciel d’une lumière blanche, implacable. Ça ne dura qu’une fraction de seconde. C’était largement suffisant. On ne pouvait oublier cette lumière blafarde, aveuglante, une fois qu’on l’avait vue. Et j’avais déjà vu ça. Une fois, deux en fait. Je m’interrogeai l’espace d’un instant : je me souvenais d’œillets de lumière blanche s’épanouissant sur les ténèbres de l’espace. Des explosions nucléaires. L’éclairage de la coupole vacilla quelques instants. Je sentis que je m’allégeais, puis mon poids redevint normal. Quelqu’un avait fait péter une bombe atomique. L’onde de choc électromagnétique avait dû nous balayer, entrant momentanément en interférence avec la cabine. Je n’avais pas vu d’explosion nucléaire depuis que j’étais tout petit, l’un des maigres avantages de la guerre étant qu’elle était restée pour l’essentiel cantonnée dans le domaine conventionnel. Je ne pouvais estimer la portée de l’explosion sans savoir à quelle distance l’éclair s’était produit, mais l’absence de nuage en forme de champignon suggérait que l’explosion s’était produite bien au-dessus de la surface de la planète. Ça n’avait pas de sens : une attaque nucléaire ne pouvait être que le prélude à un nouvel assaut, et c’était la mauvaise saison pour ça. Les explosions dans l’atmosphère avaient encore moins de sens : les réseaux de communication militaires étaient protégés contre les dégâts dus aux champs électromagnétiques. Un accident, peut-être ? J’y réfléchis encore quelques secondes, puis j’entendis un bruit de pas qui montaient précipitamment l’escalier en spirale. Je vis l’un des aristocrates avec qui je venais de dîner. Je n’avais pas pris la peine de mémoriser son nom, mais à en juger par sa peau mate et son profil levantin, c’était un homme du Nord. Il portait des vêtements coûteux, sa houppelande, qui lui arrivait aux genoux, éclaboussait les murs de reflets émeraude et aigue-marine. Il était très agité. Son épouse, la femme au museau de fennec, s’arrêta derrière lui, sur la dernière marche, et nous regarda avec méfiance. — Vous avez vu ça ? demanda l’homme. Nous nous sommes dit que c’était d’ici qu’on devait avoir la meilleure vue. Ça avait l’air assez sérieux. On aurait presque dit une… — Une explosion nucléaire ? avançai-je. Je crois bien que c’en était une. Des images résiduelles rosâtres défilaient encore devant mes yeux. — Grâce au ciel ! Une chance que ça ne se soit pas passé plus près… — Regardons ce que dit le réseau public, dit la femme en activant son vidcom de poignet. Il devait capter un réseau de meilleure qualité que celui sur lequel Vasquez m’avait appelé, parce qu’elle se connecta aussitôt. Le petit écran se couvrit d’images et de texte. — Alors ? fit son mari. Qu’est-ce qu’ils disent ? — Je ne sais pas, mais… (Elle hésita, les yeux rivés sur l’écran, puis elle fronça les sourcils.) Non, ce n’est pas possible. C’est tout simplement impossible ! — Quoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ? Elle regarda son mari, puis moi. — Ils disent que le lift a été attaqué. Ils disent que l’explosion a sectionné le câble. Pendant les moments irréels qui suivirent, la cabine continua à monter en douceur. — Non, dit enfin l’homme en s’efforçant de garder son calme, sans y parvenir tout à fait. Ils doivent se tromper. Ils se trompent forcément… — Le ciel fasse que ce soit une fausse nouvelle ! répondit la femme d’une voix brisée. J’ai eu mon dernier neuroscan il y a six mois… — Six mois ! Merde alors ! rétorqua l’homme. Il y a dix ans que je ne me suis pas fait scanner ! — Eh bien, il faut absolument qu’ils se trompent, répondit la femme, haletante. Ils ne peuvent que se tromper. Nous avons bien cette conversation, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas tous en train de hurler pendant que nous tombons en chute libre vers la planète ! Elle regarda à nouveau son bracelet en plissant les paupières. — Qu’est-ce qu’ils disent ? insista l’homme. — Exactement ce qu’ils disaient il y a un instant. — C’est une erreur. Ou un sale canular, c’est tout. Je me demandai ce qu’il valait mieux leur révéler à ce stade. Je n’étais évidemment pas un simple garde du corps. Pendant les années que j’avais passées au service de Cahuella, il y avait peu de choses sur cette planète auxquelles je ne m’étais pas intéressé – même si cet intérêt était généralement centré sur des aspects militaires. Je ne prétendais pas en savoir très long sur le lift, mais je savais quelque chose à propos de l’hyperdiamant, l’allotrope de carbone artificiel dont était fait le câble. — En réalité, dis-je, il se pourrait bien qu’ils aient raison… — Mais rien n’a changé ! piaula la femme. — Je ne pense pas que ça doive nécessairement changer, répondis-je en m’efforçant de rester calme, retrouvant les automatismes de gestion de crise acquis pendant mes années d’armée. Quelque part, dans un coin de ma tête, retentissait un cri strident. Je hurlais secrètement de terreur, mais je m’efforçais désespérément de l’ignorer pour le moment. — Même si le lift a été sectionné, à quelle distance en dessous de nous pensez-vous que l’explosion se soit produite ? Moi, je dirais à trois mille kilomètres au moins… — Putain ! Et qu’est-ce que ça peut bien foutre ? — Eh bien, ça fait une sacrée différence, répondis-je avec un sourire qui devait être sinistre. Imaginez que le câble est une corde suspendue depuis l’orbite et tendue par son propre poids… — Oh, je l’imagine parfaitement, croyez-moi ! — Bien. Maintenant, imaginez qu’on coupe la corde à la moitié de la longueur. La partie inférieure a commencé à tomber aussitôt sur le sol, mais la partie du dessus est toujours fixée au moyeu orbital… — Eh bien, nous sommes donc au-dessus de la section… Et du coup, nous sommes en sécurité ! lâcha l’homme en levant les yeux. Le câble est intact jusqu’au terminus en orbite. Ça veut dire que si nous continuons à monter, nous y arriverons, grâce à Dieu ! — À votre place, j’attendrais un peu pour le remercier… Il me regarda d’un air peiné, comme si mon seul but dans la vie avait été de lui détruire le moral. — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que nous ne sommes pas forcément tirés d’affaire. Si vous coupez une longue corde tendue par son propre poids, la partie située au-dessus de la section risque de remonter… — Oui, fit-il en me regardant d’un air menaçant, comme s’il fallait avant tout que je cesse de parler. Je comprends. Mais il faut croire que ça ne s’applique pas à nous, puisqu’il ne s’est rien passé ! — Non, repris-je. Je n’ai pas dit que la détente se produirait instantanément, sur toute la longueur du câble. Même si le câble a été sectionné en dessous de nous, il faudra un moment pour que l’onde de détente nous parvienne. — Et combien de temps ça peut prendre ? demanda-t-il, soudain plein d’appréhension. Je n’avais pas de réponse précise à fournir. — Je n’en sais rien. Le son se transmet à peu près à la même vitesse dans l’hyperdiamant et dans le diamant naturel : une quinzaine de kilomètres à la seconde, j’imagine. Si le câble a été sectionné trois mille kilomètres en dessous de nous, l’onde sonore devrait nous atteindre d’abord… près de deux cents secondes après l’éclair de l’explosion. L’onde de détente devrait se déplacer plus lentement… Mais je pense qu’elle nous atteindra quand même avant que nous arrivions en haut… J’avais vu juste. L’onde sonore arriva juste au moment où je finissais ma phrase – une secousse rude, soudaine, comme si la cabine avait heurté une bosse à deux mille kilomètres à l’heure. — Nous n’avons rien à craindre pour le moment, hein ? demanda la femme, à la limite de l’hystérie. Le câble a quand même été sectionné en dessous de nous… Oh, Seigneur ! Je regrette que nous n’ayons pas fait plus de sauvegardes ! Son mari lui jeta un coup d’œil. — C’est vous, ma chère, qui disiez que les allers et retours jusqu’à l’institut de scanning étaient trop chers pour que ça devienne une habitude… — Il ne fallait pas me prendre au mot ! — Nous sommes en grand danger, dis-je en élevant la voix pour les faire taire. Si l’onde de détente se limite à une compression longitudinale confinée à la longueur du câble, nous avons une chance d’en sortir vivants. Mais si le câble entame un déplacement latéral, en coup de fouet, par exemple… — Putain ! Mais qu’est-ce que vous y connaissez, bordel ? lança l’homme. Vous êtes ingénieur ou quoi ? — Oh non. Je suis spécialisé dans un tout autre domaine. Des pas dans l’escalier annoncèrent l’arrivée du reste du groupe. La secousse avait dû les inquiéter. — Que se passe-t-il ? demanda l’un des hommes, un grand gaillard du Sud qui faisait une tête de plus que les autres occupants de la cabine. — Le câble a été sectionné, répondis-je. Il y a des scaphandres spatiaux à bord, non ? Je suggère que nous les revêtions le plus vite possible… L’homme me regarda comme si j’avais perdu l’esprit. — Nous montons toujours, voyons ! Je me fous éperdument de ce qui s’est passé en dessous. Tout va bien pour nous ; nous n’avons rien à craindre. Ce truc est conçu pour encaisser bien des avaries… — Pas de ce genre-là, objectai-je. Le cyborg monté sur rail était également arrivé. Je lui demandai de nous montrer les scaphandres. Je n’aurais pas dû avoir à le faire, mais la situation dépassait de loin ses compétences. Il n’avait pas détecté la menace qui pesait sur ses passagers humains. Je me demandai si la nouvelle que le câble était sectionné était parvenue à la station orbitale. C’était probablement le cas – et il n’y avait probablement rien à faire pour les cabines en cours d’ascension. Cela dit, mieux valait être sur la partie supérieure du câble que sur sa partie inférieure. J’imaginai un tronçon d’un millier de kilomètres de longueur en dessous de la coupure. Il faudrait plusieurs minutes au bout du câble pour s’écraser sur la planète, en dessous. En fait, pendant un long moment, il paraîtrait magiquement suspendu dans le vide, comme une corde de fakir. Mais il serait tout de même en train de tomber, et rien au monde ne pourrait l’en empêcher. Un million de tonnes de câble tranchant l’atmosphère, avec toutes ces cabines, certaines occupées. Ce serait une mort lente, et plutôt terrifiante. Qui avait pu faire une chose pareille ? Se pouvait-il qu’il y ait un rapport avec ma présence dans la cabine ? Reivich nous avait piégés à Nueva Valparaiso, et sans l’attaque du lift je serais encore en train d’essayer d’assimiler la nouvelle de la mort de Miguel Dieterling. Je ne pouvais croire que Vasquez la Main Rouge ait quelque chose à voir avec l’explosion, même si je ne l’avais pas complètement exclu du tableau pour le meurtre de mon ami. Vasquez n’avait tout simplement pas l’imagination nécessaire pour tenter ce genre de chose, sans parler des moyens techniques. Et de toute façon, son endoctrinement sectaire lui aurait interdit de penser à endommager le lift, de quelque façon que ce soit. Pourtant, il semblait bien que quelqu’un tentait de m’éliminer. Ils avaient peut-être mis une bombe dans l’une des cabines qui montaient derrière nous en pensant que j’étais dedans, ou que je serais dans l’une de celles qui se trouvaient en dessous de la section – à moins qu’ils n’aient lancé un missile et mal calculé leur coup. Il pouvait s’agir de Reivich – en théorie, du moins. Il avait des amis influents. Mais je ne l’aurais jamais cru capable d’une telle violence aveugle : balayer d’un revers de main l’existence de quelques centaines d’innocents rien que pour s’assurer de la mort d’un seul homme… Maintenant, Reivich avait peut-être appris qui j’étais… Nous suivîmes le cyborg vers les casiers d’entreposage des combinaisons étanches. Elles étaient d’une conception archaïque selon tous les critères du vol spatial, et, au lieu de s’enrouler autour de lui, exigeaient que l’utilisateur les enfile lui-même. Elles paraissaient toutes trop petites d’une taille, mais je revêtis la mienne assez vite, avec l’aisance et la dextérité de ceux qui ont l’habitude d’enfiler une armure de combat. Je pris bien soin de dissimuler mon pistolet à ressort dans l’une des grandes poches du scaphandre, où aurait dû se trouver un lance-grenades éclairantes. Personne ne vit mon pistolet. — Ce n’est pas nécessaire ! protestait l’aristocrate du Sud. Nous n’avons pas besoin de mettre ces satanés… — Écoutez, dis-je, quand l’onde de détente nous atteindra, ce qui va se produire d’une seconde à l’autre, nous risquons d’être projetés latéralement avec une force suffisante pour nous réduire en bouillie. C’est pour ça qu’il faut mettre ces combinaisons. Elles vous protégeront un peu… Mais probablement pas suffisamment, me dis-je intérieurement. Six d’entre eux se démenèrent plus ou moins habilement avec leur scaphandre. J’aidai les autres et, au bout d’une minute à peu près, tout le monde était prêt, sauf l’énorme aristocrate, qui se plaignait encore de la taille de sa combinaison, comme s’il l’avait commandée par correspondance. Il examina d’un œil chagrin les autres scaphandres des casiers, l’air de se demander s’ils étaient tous de la même taille. — Il n’y a pas de temps à perdre ! Fermez hermétiquement ce truc, vous vous inquiéterez des éraflures et des ampoules plus tard ! J’imaginais la ruade vicieuse du câble qui montait vers nous, avalant les kilomètres en cours de route. Elle avait sûrement déjà passé les cabines d’en dessous, à présent. Je me demandai si elle serait assez violente pour éjecter la cabine dans le vide. J’en étais là de mes réflexions quand elle nous atteignit. Ce fut pire que tout ce que j’avais imaginé. La cabine fut projetée sur le côté, avec une force telle que nous fûmes plaqués sur la paroi intérieure. Quelqu’un se cassa quelque chose et se mit à crier, mais nous fûmes aussitôt renvoyés dans la direction opposée et nous nous écrasâmes sur la vitre. Le cyborg se décrocha de son rail et tomba devant nous. Sa carapace d’acier heurta la paroi de verre, qui se fendilla mais réussit à ne pas se briser. La gravité chuta alors que la cabine décélérait. Certains éléments du moteur à induction avaient été endommagés par le coup de fouet. La tête de l’aristocrate du Sud était réduite à une vilaine pulpe rouge, comme un fruit trop mûr. Alors que les oscillations s’amortissaient, son corps retomba mollement sur le sol de la cabine. Quelqu’un se mit à hurler. Tout le monde était gravement amoché. Il se pouvait que je sois moi-même blessé, mais pour le moment j’étais anesthésié par l’adrénaline. L’onde de compression était passée. Je savais qu’elle finirait bien par arriver au bout du câble et par nous revenir, mais ça pourrait prendre des heures, et la secousse serait moins violente que la première fois, son énergie se dégradant en chaleur. L’espace d’un instant, j’osai espérer que nous étions peut-être tirés d’affaire. Puis je pensai aux cabines, en dessous de nous. Il se pouvait qu’elles aient également ralenti, ou qu’elles aient même été complètement éjectées du câble. Les systèmes de sécurité automatique avaient pu entrer en action – il n’y avait aucun moyen de le savoir. Et si la cabine, en dessous, montait toujours à la vitesse normale, elle allait bientôt nous rentrer dedans. Je réfléchis quelques secondes avant de parler, élevant la voix pour couvrir les gémissements des blessés : — Je regrette, dis-je, mais je viens de penser que… Je n’avais pas le temps de leur expliquer. Il allait falloir qu’ils me suivent ou qu’ils prennent le risque de rester dans la cabine. Nous n’avions même pas le temps d’emprunter le sas d’urgence. Nous étions sept – enfin, plus que six, maintenant –, et il faudrait au moins une minute pour nous faire suivre le cycle du sas. Et puis, plus vite nous pourrions nous éloigner du câble, mieux ça vaudrait si les cabines entraient en collision. Il n’y avait qu’une solution, en vérité. Je pêchai le pistolet à ressort dans la poche de mon scaphandre, l’empoignai maladroitement avec mes doigts gantés. Je n’aurais pu viser avec précision, mais ce n’était heureusement pas utile. Je me contentai de pointer le canon dans la direction générale de la baie vitrée étoilée par le cyborg. Quelqu’un essaya de m’en empêcher, sans comprendre que ce que j’essayais de faire pouvait nous sauver la vie à tous, mais j’étais plus fort que lui. Je pressai la détente de l’arme. Des ressorts à l’échelle du nanomètre se détendirent, déchaînant une pulsation farouche d’énergie à lien moléculaire comprimée. Un brouillard de fléchettes jaillit du canon, pulvérisant la vitre, créant un réseau de fractures qui allait en s’élargissant. La vitre se bomba vers l’extérieur, puis la tension eut raison de sa résistance et elle explosa en un milliard de particules blanchâtres. Une soudaine turbulence nous projeta dans l’espace, à travers l’ouverture déchiquetée. Je me cramponnais à mon pistolet comme si c’était la seule chose concrète dans l’univers. Je regardai frénétiquement autour de moi, essayai de m’orienter par rapport aux autres. Le souffle les avait envoyés dans toutes les directions, comme les fragments d’un obus, mais si nous suivions des trajectoires différentes, nous tombions tous plus ou moins vers la planète, en bas. Mon scaphandre tournant lentement dans le vide, je revis la cabine, encore attachée au câble, qui montait au-dessus de moi, devenant plus petite à chaque seconde. Puis il y eut un éclair presque subliminal alors que la cabine qui se trouvait juste en dessous passait à toute vitesse – sa vitesse normale. Un instant plus tard, je fus aveuglé par une explosion presque aussi vive et soudaine que le flash de l’explosion nucléaire. Quand l’obscurité revint, il n’y avait plus rien du tout. Même le câble avait disparu. 4 Sky Haussmann avait trois ans quand il vit la lumière. Plus tard, ce jour serait son premier souvenir distinct, la première image qu’il allait pouvoir rattacher à un moment et à un endroit en sachant qu’elle appartenait à la réalité et que ce n’était pas un fantasme qui avait traversé la frontière brumeuse entre celle-ci et ses rêves d’enfance. Il avait été enfermé dans la nursery par ses parents. Il leur avait désobéi en allant au delphinarium : un endroit interdit, sombre, et qui sentait le renfermé, situé dans le ventre du Santiago, le grand vaisseau. En réalité, c’était Constanza qui l’avait entraîné dans le dédale des tunnels de chemin de fer, dans un labyrinthe de passerelles, de rampes et d’escaliers, jusqu’à l’endroit où ils gardaient les dauphins. Constanza n’avait que deux ou trois ans de plus que Sky, mais pour lui, c’était presque une grande personne. D’une sagesse suprême, comme les adultes. Tout le monde disait que Constanza était une surdouée ; qu’un jour, peut-être, quand la Flottille approcherait de la fin de son long et lent voyage, elle deviendrait capitaine. On disait ça à moitié pour rire, mais aussi à moitié sérieusement. Sky se demandait si, ce jour-là, elle ferait de lui son second, et s’ils se retrouveraient tous les deux sur la passerelle, où il n’avait jamais mis les pieds. Ce n’était pas une idée si ridicule : les adultes n’arrêtaient pas de lui dire qu’il était, lui aussi, un enfant exceptionnellement intelligent. Même Constanza s’étonnait parfois de ses trouvailles. D’ailleurs, en dépit de son intelligence, elle n’était pas infaillible, et Sky s’en souviendrait plus tard. Ainsi, elle savait comment aller au delphinarium sans qu’on les voie, mais pas se débrouiller pour qu’ils en reviennent sans se faire repérer. Bah, ça valait quand même la peine. — Les grandes personnes ne les aiment pas, avait dit Constanza quand ils étaient arrivés près du réservoir aux dauphins. Ils préféreraient qu’ils n’existent carrément pas. Ils se tenaient sur des caillebotis rendus glissants par les éclaboussures. Le réservoir était une cuve éclairée par une lumière bleutée malsaine, qui s’étendait sur des dizaines de mètres dans l’ombre de la soute. Sky scruta les ténèbres. Les dauphins étaient des formes grises, indéterminées, quelque part dans le lointain turquoise. Leurs contours sinueux se séparaient et se reformaient constamment dans le jeu liquide de la lumière. On aurait moins dit des animaux que des choses sculptées dans du savon ; glissantes, et pas tout à fait réelles. Sky avait posé sa main sur le verre. — Pourquoi ne les aiment-ils pas ? Constanza avait fourni une réponse mesurée : — Ça cloche un petit peu dans leur tête, Sky. Ce ne sont pas les mêmes dauphins que lorsque le bâtiment a laissé Mercure derrière lui. Ce sont leurs petits-enfants, ou leurs arrière-petits-enfants, je ne sais pas très bien. Ils n’ont jamais rien connu d’autre que ce réservoir, et leurs parents non plus. — Je n’ai jamais rien connu d’autre que ce vaisseau. — Mais tu n’es pas un dauphin ; tu n’as pas été conçu pour nager dans l’immensité de l’océan… Constanza s’était interrompue : l’un des animaux venait vers eux. Il avait laissé ses compagnons à l’autre bout du réservoir, groupés autour de quelque chose qui ressemblait à des écrans de télévision montrant des images différentes. Il se matérialisa dans le volume d’eau cristalline situé juste de l’autre côté de la vitre, et acquit la présence qui lui manquait un instant plus tôt. Tout à coup, c’était une chose énorme, potentiellement dangereuse, pleine de muscles et d’os, et non plus une entité quasiment translucide. Sky avait vu des photos de dauphins à la nursery, et il y avait quelque chose qui n’allait pas tout à fait chez celui-ci : le crâne était cerné par un réseau de lignes d’une finesse chirurgicale, et les bosses et les crêtes géométriques entourant ses yeux trahissaient la présence de choses en métal et en céramique incrustées juste sous sa peau. — Salut ! fit Sky en tapotant la paroi de verre. — C’est Fliss, dit Constanza. Enfin, je crois. C’est l’un des plus vieux. Le dauphin le regarda. L’arc audacieux de sa mâchoire conférait à son œil scrutateur quelque chose de doux et de fou. Puis il fouetta l’eau de sa queue, fit volte-face, et Sky sentit que le verre renvoyait des vibrations inaudibles. Un dessin, esquissé en courbes de bulles évanescentes, se forma dans l’eau, devant Fliss. Au départ, les lignes de bulles semblaient aléatoires, un peu comme les coups de pinceau préliminaires de l’artiste, et puis elles devinrent plus structurées et délibérées, la tête de Fliss rebondissant avec vivacité. On aurait dit qu’il était secoué par les spasmes de l’électrocution. Le phénomène ne dura qu’une poignée de secondes, mais on ne pouvait se méprendre sur la forme qu’esquissait le dauphin : un visage en trois dimensions. Il manquait de détails, et pourtant Sky sut que ce n’était pas une image suggérée par son subconscient à partir de quelques émissions de bulles aléatoires. Il était bien trop symétrique et proportionné pour ça. Et puis il exprimait de l’émotion, même si c’était presque certainement de l’horreur ou de la peur. Fliss, son œuvre achevée, s’éloigna avec un battement dédaigneux de la queue. — Ils nous détestent aussi, dit Constanza. Mais on ne peut vraiment pas leur en vouloir, hein ? — Pourquoi Fliss a-t-il fait ça ? Et comment ? — Il y a des machines dans le melon de Fliss – la bosse entre ses yeux. On les leur implante quand ils sont bébés. Le melon leur sert normalement à émettre des sons. Les machines leur permettent de focaliser plus précisément l’émission sonore, et d’écrire en faisant des bulles. Et il y a des petites choses dans l’eau, des micro-organismes qui deviennent lumineux quand ils sont atteints par les ondes sonores. Les gens qui ont créé les dauphins voulaient pouvoir communiquer avec eux. — Les dauphins auraient dû être contents… — Ils le seraient peut-être, s’ils n’étaient pas obligés de subir opération sur opération. Et s’ils pouvaient nager ailleurs que dans cet horrible endroit. — D’accord, mais quand ils arriveront à Journey’s End… Constanza le regarda d’un air attristé. — Il sera trop tard, Sky. Pour ceux-ci, en tout cas. Ils ne seront plus là. Et même nous, nous ne serons plus des enfants, et nos parents seront vieux ou morts. Le dauphin revint avec un compagnon plus petit, et ils commencèrent à dessiner quelque chose dans l’eau. On aurait dit un homme déchiqueté par des requins, mais Sky se détourna avant d’en être sûr. Constanza continua : — Et ils sont allés trop loin, de toute façon, Sky. Sky se retourna vers le réservoir. — Je les aime bien quand même. Ils sont encore beaux. Surtout Fliss. — Ils sont mauvais, Sky. Mon père dit « psychotiques », ajouta-t-elle avec une hésitation pas tout à fait convaincante, comme si elle avait un peu honte de parler aussi bien. — Je m’en fiche. Je reviendrai les voir. Je reviendrai, Fliss, répéta-t-il plus fort, en tapotant la vitre. Je t’aime bien. Constanza, bien qu’à peine plus grande que lui, le prit par l’épaule dans une attitude maternelle. — Ça ne changera rien. — Je reviendrai quand même. Cette promesse, qu’il s’était faite à lui-même autant qu’à Constanza, était sincère. Il voulait comprendre les dauphins, communiquer avec eux, alléger leur tourment d’une certaine façon. Il imaginait les vastes océans brillants de Journey’s End, au bout du voyage – son Clown, son ami de la nursery, lui avait dit qu’il y avait des océans –, et il imaginait les dauphins soudain libérés de cet endroit sombre, déprimant. Il les imaginait en train de nager avec des gens, de créer de joyeuses images sonores dans l’eau, le souvenir de tout ce temps passé à bord du Santiago se dissipant comme un cauchemar. — Allez, Sky, fit Constanza. Nous ferions mieux de repartir. — Tu me ramèneras, hein ? — Évidemment, si c’est ce que tu veux. Ils avaient quitté le delphinarium et entrepris le trajet de retour, qui était compliqué, en louvoyant dans les sombres entrailles du Santiago : des enfants essayant de retrouver leur chemin dans une forêt enchantée. Ils croisèrent un ou deux adultes, mais Constanza marchait avec une telle assurance qu’on ne leur demanda rien. Jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans la petite partie du vaisseau que Sky considérait comme un territoire familier. C’est là que son père les découvrit. Titus Haussmann était un homme austère mais bienveillant qui avait établi son autorité sur les passagers éveillés du Santiago par le respect et non par la peur. Il les dominait de toute sa hauteur, mais Sky ne sentit aucune véritable colère émaner de lui ; uniquement du soulagement. — Votre mère était morte de peur, dit-il. Constanza, tu me déçois beaucoup. J’avais toujours cru que tu étais la plus sensée des deux. — Il voulait seulement voir les dauphins… — Les dauphins ? Ah bon ? fit son père, surpris, comme si ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Je pensais que c’étaient les morts qui t’intéressaient, Sky. Nos bien-aimés momios. C’est assez vrai, se dit Sky. Mais chaque chose en son temps… — Et maintenant, tu regrettes, poursuivit son père. Parce que ce n’était pas ce que tu espérais, hein ? Je suis désolé, d’ailleurs. Fliss et les autres sont malades, psychiquement. Ce que nous pourrions faire de plus charitable pour eux serait de les endormir, mais on les laisse se reproduire, et chaque génération est plus… — Psychotique, avança Sky. — Tout à fait, acquiesça son père en le regardant bizarrement. Plus psychotique que la précédente. Enfin, maintenant que ton vocabulaire s’est aussi considérablement accru, ce serait une honte d’étouffer ces progrès dans l’œuf, hein ? Une honte de te refuser la possibilité de l’accroître encore, pas vrai ? fit-il en ébouriffant les cheveux de Sky. Je parle de t’envoyer faire un petit tour dans la nursery, jeune homme. Là, au moins, tu ne pourras pas faire de bêtises. Il n’avait rien de particulier contre la nursery. Rien pour non plus, d’ailleurs. C’est juste que chaque fois qu’on l’y envoyait, il n’y avait rien à faire, il se sentait puni. — Je veux voir ma mère. — Ta mère est à l’extérieur du bâtiment, Sky, inutile de courir te réfugier dans ses jupes pour plaider ta cause. De toute façon, tu sais bien qu’elle te dirait exactement la même chose que moi. Tu as désobéi, et tu as besoin qu’on te donne une leçon. Quant à toi, jeune fille, ajouta-t-il en braquant sur Constanza un regard réprobateur, je pense qu’il vaudrait mieux que vous ne jouiez plus ensemble, Sky et toi, pendant un certain temps, tu ne crois pas ? — Nous ne jouons pas, fit Constanza en fronçant les sourcils. Nous parlons, nous explorons… — Oui, fit Titus, avec un soupir excédé. Et vous allez dans des coins du bâtiment où on vous a expressément interdit d’aller. Et là, je ne peux pas faire autrement que de sévir. Le bâtiment est notre chez-nous, poursuivit-il d’une voix radoucie, comme toujours quand il s’apprêtait à discuter de quelque chose de véritablement important. Notre seul véritable chez-nous, et nous devons nous y sentir comme chez nous. C’est-à-dire, nous sentir en sécurité dans les endroits où il est normal d’être en sécurité, et savoir qu’il y a des endroits où il n’est pas prudent d’aller. Pas parce qu’il y a des monstres ou des choses aussi bêles que ça, mais parce qu’il y a du danger. Des dangers de grandes personnes. Les machines, les systèmes énergétiques. Des robots et des puits qui donnent dans le vide. Croyez-moi, j’ai vu ce qui se passait quand des gens entraient dans des endroits où ils n’auraient pas dû mettre les pieds, et dans l’ensemble, ce n’était pas agréable. Sky ne mit pas un instant en doute les paroles de son père. En tant que responsable de la sécurité à bord de ce vaisseau où régnait en règle générale l’harmonie politique et sociale, Titus Haussmann avait notamment pour tâche de s’occuper des accidents et des très rares suicides. Et bien qu’il ait toujours épargné à son fils les détails les plus scabreux concernant toutes les façons dont il était possible de mourir à bord d’un bâtiment comme le Santiago, l’imagination de Sky avait fait le reste. — Je regrette, dit Constanza. — Ça, j’en suis sûr, mais ça ne change rien au fait que tu as emmené mon fils dans une zone interdite. Je parlerai à tes parents, Constanza, et je doute qu’ils soient contents. Maintenant, file chez toi, et peut-être que, d’ici une semaine ou deux, nous reverrons la situation. D’accord ? Elle acquiesça d’un signe de tête et disparut sans mot dire dans l’une des coursives incurvées qui partaient comme les rayons d’une roue de vélo de l’endroit où Titus les avait coincés. Le domicile de ses parents n’était pas vraiment loin – aucune partie de l’habitat principal du Santiago n’était jamais très loin des autres –, mais, dans leur grande sagesse, les concepteurs du bâtiment avaient fait en sorte que les chemins ne soient pas trop directs, en dehors des accès d’urgence et des rails du train qui longeaient l’épine dorsale. Le tracé sinueux des coursives donnait l’illusion que le vaisseau était beaucoup plus vaste qu’en réalité, et deux familles pouvaient habiter près l’une de l’autre et avoir l’impression qu’elles vivaient dans des quartiers complètement différents. Titus escorta son fils jusque chez eux. Sky regrettait que sa mère soit sortie parce que – Titus avait beau dire –, question punitions, elle avait généralement la main un peu moins lourde que lui. Il se prit à rêver qu’elle serait rentrée en avance, l’équipe ayant fini le travail sur la coque plus tôt que prévu, et qu’elle serait là à les attendre quand ils arriveraient à la nursery. Mais il n’en fut rien. — Entre, dit Titus. Ton Clown va s’occuper de toi. Je reviendrai te chercher d’ici deux heures, peut-être trois. — Je n’ai pas envie d’y aller. — Non. Mais si tu en avais envie, ce ne serait pas une punition, hein ? La porte de la nursery s’ouvrit. Titus expédia son fils dans la pièce sans franchir lui-même le seuil. — Salut, Sky, fit son Clown, qui l’attendait. Il y avait beaucoup de jouets dans la nursery. Certains étaient capables de tenir des conversations limitées – et même de donner l’impression fugitive d’une véritable intelligence. Sky sentait que ces jouets étaient faits pour des enfants de son âge à peu près, conçus pour s’intégrer à la vision du monde typique d’un enfant de trois ans. Il avait commencé à les trouver presque tous simplistes et stupides peu après son deuxième anniversaire. Mais pas son Clown. Ce n’était pas vraiment un jouet ; ce n’était même pas du tout un jouet. D’un autre côté, ce n’était pas non plus tout à fait une personne. D’aussi loin qu’il se souvienne, son Clown était avec lui, confiné dans la nursery, mais pas toujours là. Son Clown ne pouvait rien toucher, ni se laisser toucher, et quand il parlait sa voix ne venait pas tout à fait de l’endroit où il se trouvait – ou semblait se trouver. Ce qui ne voulait pas dire que son Clown était un produit de son imagination ; ou sans influence. Son Clown voyait tout ce qui se passait dans la nursery et mettait un point d’honneur à en informer les parents de Sky quand il avait fait quelque chose de mal. Ainsi leur avait-il rapporté que c’était leur rejeton qui avait cassé le cheval à bascule, et non – ainsi qu’il avait essayé de le leur faire croire – l’un des autres jouets intelligents. Il avait détesté son Clown pour cette trahison, mais pas longtemps. Il avait compris que son Clown était son seul véritable ami en dehors de Constanza, et qu’il savait des choses que même Constanza ignorait. — Salut, fit Sky d’un ton endeuillé. Son Clown était planté tout seul dans la pièce blanche, vide. Les autres jouets étaient rangés. — Je vois que tu as été puni pour être allé voir les dauphins. Il ne fallait pas faire ça, Sky. J’aurais pu t’en montrer, des dauphins. — Pas les mêmes. Pas des vrais. Et tu me les as déjà montrés. — Pas comme ça. Regarde ! Ils se retrouvèrent soudain debout dans une barque, en pleine mer, sous un ciel bleu. Tout autour d’eux, des dauphins jouaient dans les vagues, il voyait leur dos pareil à des galets mouillés sous le soleil. L’illusion aurait été parfaite sans les étroites meurtrières noires percées sur un côté de la pièce. Un jour, dans un livre d’histoires, Sky était tombé sur une photo d’un personnage qui ressemblait à son Clown, avec ses vêtements rembourrés, rayés, pleins de gros boutons, son perpétuel sourire comique, encadré par des cheveux orange, hirsutes, sous un chapeau mou, informe, rayé lui aussi. Quand il avait touché la photo du livre, le clown avait commencé à bouger et à faire le même genre de tours et de vagues facéties que son Clown à lui. Sky se rappelait vaguement qu’au début il riait et applaudissait aux tours de son Clown, comme si on ne pouvait pas demander mieux à l’univers que des clowneries. Et voilà que, subtilement, même son Clown commençait à l’ennuyer. Il se pliait à ses caprices, mais leur relation avait subi un profond changement, une sorte de bouleversement, et ils ne pourraient jamais revenir complètement en arrière. Pour Sky, son Clown était devenu une chose à comprendre, une chose à disséquer et à paramétrer. Il s’en rendait compte, à présent, son Clown était un peu comme le dessin de bulles que le dauphin avait fait dans l’eau : une projection lumineuse plus que sonore. Ils n’étaient pas vraiment dans un bateau non plus. Le sol, sous ses pieds, était aussi dur et plat que quand son père l’avait poussé dans la pièce. Sky ne comprenait pas tout à fait comment l’illusion était provoquée, mais elle était parfaitement réaliste. Elle faisait complètement disparaître les murs de la nursery. — Les dauphins du réservoir… Fliss et les autres, ils ont des machines dans la tête, commença Sky. (Autant mettre sa captivité à profit pour apprendre quelque chose…) Pourquoi ? — Pour les aider à focaliser leur sonar. — Non. Je ne te demande pas à quoi servent les machines. Je voudrais savoir qui a eu l’idée le premier de leur en mettre. — Ah. Je suppose que c’est une idée des Chimériques. — Qui c’est, ça ? Ils sont venus avec nous ? — Non, pour répondre à ta dernière question. Mais ils auraient bien voulu. (Son Clown avait une voix de fausset, presque féminine, et d’une patience inébranlable.) Tu sais, Sky, quand la Flottille a quitté l’orbite de Mercure, quand elle a laissé son soleil derrière elle pour voguer dans l’espace interstellaire, elle venait d’un système qui était encore théoriquement en guerre. Oh, les hostilités avaient pratiquement cessé, à ce moment-là, mais les termes du cessez-le-feu n’avaient pas été complètement débattus, et tout le monde était encore plus ou moins sur le pied de guerre. Prêt à retourner se battre au moindre prétexte. Pour de nombreuses factions, ces soubresauts bellicistes étaient une dernière chance à saisir. Certains d’entre eux n’étaient guère que des brigands hautement organisés. Comme les Chimériques – ou, pour être plus précis, la faction chimérique qui avait créé les dauphins. D’une façon générale, les Chimériques avaient repoussé les limites de la bionique, et ils se fondaient, ainsi que leurs animaux, avec des machines. Cette faction était allée encore plus loin, au point que même les Chimériques du courant majoritaire les fuyaient comme la peste. Sky n’en perdait pas une miette. Son Clown portait sur son niveau de connaissances un jugement assez pointu pour éviter tout risque d’incompréhension, mais ça l’obligeait quand même à se concentrer intensément sur chacun de ses mots. Sky se rendait bien compte que les discours de son Clown n’étaient pas à la portée de n’importe quel enfant de trois ans, mais il s’en fichait pas mal. — Et les dauphins ? — Conçus par eux. Dans quel but, nous n’en avons pas idée. Peut-être afin de constituer une infanterie aquatique en cas d’invasion programmée des océans de la Terre. Mais peut-être était-ce simplement une expérience qui n’a jamais été menée à terme, interrompue par le déclin de la guerre. Quoi qu’il en soit, des agents de la Confederación Sudamericana avaient subtilisé une famille de dauphins aux Chimériques. Ça, Sky le savait. La Confederación avait été le fer de lance de la construction de la Flottille. Elle était restée rigoureusement neutre pendant presque toute la guerre, se consacrant à des projets qui dépassaient les limites restreintes du système solaire. Après s’être assuré une poignée d’alliés, elle avait construit et lancé la première tentative humaine sérieuse de traversée de l’espace interstellaire. — Nous avons emmené Fliss et les autres avec nous ? — Oui, en pensant qu’ils nous seraient utiles sur Journey’s End. Mais il s’est révélé plus compliqué que prévu de leur ôter les amplifications greffées par les Chimériques. En fin de compte, il était plus facile de les laisser en place. Et puis, quand la génération suivante de dauphins est née, on s’est rendu compte qu’ils ne pouvaient pas communiquer convenablement avec les adultes sans les amplifications. Alors nous les avons dupliquées et implantées chez les jeunes. — Et ils sont devenus psychotiques. Son Clown eut une infime réaction de surprise. Il n’avait pas de réponse toute prête. Par la suite, Sky apprendrait que lorsqu’il paraissait se figer, en réalité son Clown cherchait conseil auprès de l’un de ses parents, ou de l’un des autres adultes. — Oui… dit enfin son Clown. Mais ce n’était pas forcément notre faute. — Quoi, ce n’est pas notre faute si nous les avons emprisonnés au fond d’une soute, dans quelques mètres cubes d’eau pour s’ébattre ? — Crois-moi, les conditions dans lesquelles nous les conservons actuellement sont de loin préférables aux laboratoires d’expérimentation des Chimériques. — Ça, on ne peut pas demander aux dauphins de s’en souvenir, hein ? — Ils sont plus heureux comme ça, fais-moi confiance. — Comment peux-tu le savoir ? — Je suis ton Clown. (Le masque éternellement souriant adopta une expression plus douloureuse.) Et ton Clown sait toujours tout. Sky s’apprêtait à demander à son Clown ce qu’il entendait exactement par là lorsqu’il y eut un soudain éclair. Un éclair très brillant, mais complètement silencieux, venant de l’une des meurtrières pratiquées dans le mur. — Que s’est-il passé ? demanda Sky, encore aveuglé. Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec son Clown, et, à vrai dire, avec tout le reste. Dans la lueur de l’éclair, l’expression de son Clown s’était figée, il avait paru se déformer, s’étirer en tous sens, comme décalqué sur les murs. Le bateau dans lequel il lui semblait être s’incurva selon une perspective gauchie, pervertie. Tout se passait comme si la scène avait été peinte à la surface d’un bac d’enduit épais que quelqu’un aurait touillé avec un bâton. C’était la première fois que son Clown faisait une chose pareille. Pis encore, la pièce, jusque-là éclairée par les images lumineuses des murs, s’assombrit et disparut dans les ténèbres. La seule lumière, laiteuse, provenait de la fenêtre placée tout en hauteur. Et même cette lueur s’estompa au bout d’un moment, laissant Sky tout seul dans le noir absolu. — Clown ? appela Sky. Tout bas d’abord, puis avec plus d’insistance. Pas de réponse. Sky commença à éprouver quelque chose d’étrange, qui ne lui plaisait pas. Ça venait de tout au fond de lui ; une vague de peur et d’angoisse, réaction typique d’un enfant de trois ans dans une situation de ce genre, qui avait déchiré le vernis de maturité et de préciosité qui distinguait normalement Sky des autres enfants de son âge. Il n’était plus, tout à coup, qu’un petit enfant tout seul dans le noir, qui ne comprenait pas ce qui se passait. Il appela à nouveau son Clown, et il y avait du désespoir dans sa voix. Il avait compris que son Clown aurait déjà répondu s’il avait pu. Son Clown n’était plus là. Dans la nursery d’ordinaire brillamment éclairée, il faisait maintenant tout noir. Et froid, aussi, oui. Et il n’entendait rien ; même pas les bruits normaux, omniprésents, du Santiago. Sky chercha le mur à tâtons et fit le tour de la pièce à la recherche de la porte. Mais, quand celle-ci était fermée, elle se fondait dans le mur, et l’interstice pas plus large qu’un cheveu qui aurait pu trahir son emplacement était indécelable. Pas de poignée intérieure, aucun boîtier de commandes. Sky s’efforça de trouver la réaction appropriée et se rendit compte qu’il en avait déjà adopté une, de toute façon, que ça lui plaise ou non : il avait commencé à pleurer. Ce qu’il ne se rappelait pas avoir fait depuis… depuis quand, au fait ? Il pleura et sanglota ainsi, il n’aurait su dire combien de temps, mais jusqu’à ce qu’il n’ait plus de larmes, et mal à force de se frotter les yeux. Il appela à nouveau son Clown, tendit l’oreille. Toujours rien. Il tenta de crier, mais ça ne servit à rien non plus. Et puis il finit par avoir trop mal à la gorge pour continuer. Il était probablement seul depuis vingt minutes tout au plus, puis le temps s’étira, et les vingt minutes firent certainement une heure, et puis deux, et enfin des heures et des heures de torture renouvelée. Ça lui parut durer une éternité. En temps normal, ça ne lui aurait peut-être pas paru long, mais là il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il en vint même à se demander si ce n’était pas une punition plus sévère que Titus lui infligeait ce coup-ci, mais ça finit par lui paraître invraisemblable, et pendant que son corps frémissait, son esprit commençait à explorer des perspectives plus sinistres. Il imagina que la nursery s’était, d’une façon ou d’une autre, détachée du reste du vaisseau, il tombait dans l’espace, loin du Santiago – loin de la Flottille –, et le temps que quelqu’un s’en aperçoive, il serait beaucoup trop tard pour le récupérer. Ou peut-être des monstres avaient-ils envahi le vaisseau par l’extérieur de la coque, exterminant silencieusement tout le monde à bord. Il était le seul passager qu’ils n’avaient pas encore trouvé, mais ce n’était qu’une question de temps… Il entendit un grattement. Les adultes, évidemment. Ils s’acharnèrent un moment sur la porte avant de réussir à l’ouvrir. Quand enfin elle s’ouvrit, un rayon de lumière ambrée se répandit par terre et coula vers lui. Son père fut le premier à entrer, accompagné par quatre ou cinq autres adultes que Sky ne connaissait pas. Ils étaient grands, des formes voûtées tenant des torches dont la lueur leur donnait un teint cendreux. Ils avaient la même attitude grave que les rois des contes de fées. L’air qui entra dans la pièce était plus frais que d’habitude – il se mit carrément à frissonner –, et l’haleine des adultes rappelait les nuages de fumée crachés par les dragons. — Il n’a rien, dit son père aux autres adultes. — Tant mieux, Titus, répondit un homme. Mettons-le en sécurité, puis nous repartirons dans les profondeurs du vaisseau. — Schuyler, viens ici, fit son père en s’agenouillant, les bras ouverts. Viens ici, mon garçon. Tout va bien, maintenant. Tu n’as rien à craindre. Tu as pleuré, hein ? — Mon Clown est parti, réussit à dire Sky. — Son clown ? répéta l’un des autres. — Fais revenir mon Clown, demanda Sky. S’il te plaît. — Plus tard, répondit son père. Ton Clown… se repose, c’est tout. Il va bientôt revenir. Et toi, mon garçon, tu veux probablement quelque chose à boire ou à manger, non ? — Où est Maman ? — Elle… (son père s’interrompit). Écoute, Schuyler, elle ne peut pas venir tout de suite, mais elle m’a dit de te dire qu’elle t’aimait. Sky vit l’un des autres hommes effleurer le bras de son père. — Il sera plus en sûreté avec les autres enfants. Dans la crèche principale… — Il n’est pas comme les autres enfants, objecta son père. Ils le firent sortir dans le froid. Les coursives, depuis la nursery, s’enfonçaient dans les ténèbres de part et d’autre de la petite piscine de lumière définie par les torches des adultes. — Que s’est-il passé ? demanda Sky. Il prenait soudain conscience que ce n’était pas seulement son propre microcosme qui était bouleversé ; ce qui s’était passé, quoi que ce soit, avait aussi touché le monde des adultes. C’était la première fois qu’il voyait le bâtiment ainsi. Quelque chose de très très grave, répondit son père. 5 Je me réveillai en sursaut et, l’espace d’un instant, je crus que j’avais quitté Sky Haussmann pour entrer dans un autre rêve dont la caractéristique dominante était une impression atroce de vide et de dislocation. Puis je me rendis compte que ce n’était pas un rêve. Vraiment pas. J’étais bien réveillé, et en même temps j’avais l’impression que la moitié de mon cerveau était encore endormie : celle qui recelait la mémoire, l’identité et toutes mes certitudes sur la façon dont j’étais arrivé à l’endroit où je me trouvais. Tous les circuits qui me reliaient au passé, en fait. Quel passé, d’ailleurs ? Je m’attendais, en regardant derrière moi, à retrouver des détails précis – un nom, une idée de mon identité… –, mais autant essayer de faire le point sur un brouillard opaque. Enfin, j’arrivais encore à mettre un nom sur les choses : le langage était toujours présent. J’étais allongé sur un lit dur, sous une maigre couverture marron en laine tricotée. Je me sentais reposé, l’esprit en éveil – et rigoureusement impuissant. Je regardai autour de moi, et je n’eus pas le déclic ; pas la moindre impression familière, à aucun niveau. Je regardai ma main, étudiai le réseau des veines, sur le dessus. Elle me parut à peine moins bizarre. A contrario, je me rappelais assez nettement les détails de mon rêve. Et je ne le revoyais pas comme un rêve normal, avec ses incohérences, ses perspectives changeantes et sa logique aléatoire, mais plutôt de façon strictement linéaire, presque documentaire. Un peu comme si j’avais été avec Sky Haussmann en personne ; je ne voyais pas vraiment les choses de son point de vue, je le suivais plutôt comme un fantôme obsédé. Quelque chose me fit retourner ma main. J’avais une tache de sang séché, bien nette, comme une tache de rouille, au milieu de la paume, et quand je regardai le drap, sous moi, je vis d’autres taches de sang. J’avais dû saigner avant de me réveiller. J’eus l’impression que quelque chose prenait forme dans le brouillard ; un souvenir semblait se préciser. Je me levai. J’étais tout nu. Je regardai autour de moi. J’étais dans une chambre aux murs grossièrement ébauchés – pas taillés dans la roche, mais faits d’une matière qui rappelait la terre cuite, peinte en blanc brillant. Il y avait une petite armoire et un tabouret à côté du lit, faits d’un bois que je ne reconnus pas. La pièce était rigoureusement dépourvue d’ornements, en dehors d’un petit vase marron placé au fond d’une niche ménagée dans l’épaisseur d’un des murs. Je regardai le vase avec épouvante. Quelque chose en lui m’emplissait d’horreur ; une horreur irrationnelle, je le savais pertinemment, mais je ne pouvais rien contre elle. Des dégâts neurologiques, alors ? m’entendis-je penser. Tu maîtrises encore le langage, mais ton système limbique aura subi des dégâts profonds. À cet instant, je trouvai l’origine de ma terreur, et je me rendis compte que ce n’était absolument pas le vase. C’était la niche. Quelque chose était caché dedans ; quelque chose d’effroyable. Et quand je m’en rendis compte, j’eus le déclic. Mon cœur battait la chamade. Il fallait que je sorte de là. Je devais m’éloigner de cet endroit. C’était insensé, mais rien que d’y penser, je sentais mon sang se cailler dans mes veines. La porte de la chambre était ouverte. Elle donnait « dehors », quoi que cela veuille dire. Je sortis en courant. Je sentis de l’herbe sous mes pieds ; j’étais debout sur un carré de pelouse humide, impeccablement tondu, entouré sur deux côtés par de l’herbe haute et des pierres. Le chalet où je m’étais réveillé se trouvait juste au pied d’une pente que l’herbe menaçait de recouvrir. La pente s’accentuait, montait presque à la verticale et s’incurvait au-dessus de moi, me surplombant, formant un arc verdoyant, vertigineux, couvert d’une végétation qui rappelait des feuilles d’épinard collées aux parois d’un bol. La distance était difficile à évaluer, mais j’estimai que la voûte de ce monde devait se trouver à un kilomètre de hauteur environ. Sur le quatrième côté, le sol descendait un peu et recommençait à monter du côté opposé, comme une vallée de train électrique. Il montait, montait, montait, et rejoignait la partie qui montait dans mon dos. À droite et à gauche, au-dessus de l’herbe et des pierres, j’arrivais vaguement à distinguer les extrémités du monde, à travers le brouillard bleuté formé par la couche d’air qui m’en séparait. J’eus d’abord l’impression d’être dans un habitat cylindrique, mais les extrémités fuselées suggéraient que la structure avait plutôt la forme d’un long cigare : deux cônes emboîtés, mon chalet se trouvant à peu près à l’endroit où la largeur était maximale. Je me creusai vainement la tête à la recherche d’informations sur la conception des habitats. J’étais seulement tenaillé par l’impression que celui-ci avait quelque chose de peu ordinaire. Un filament blanc bleuté courait sur toute sa longueur : une sorte de tube à plasma confiné, dont la luminosité devait pouvoir être atténuée afin de simuler le crépuscule et la nuit. La verdure était agrémentée par de petites chutes d’eau et des falaises abruptes, artistiquement arrangées comme dans une estampe japonaise. Du côté le plus éloigné du monde, je voyais des jardins ornementaux, minutieusement disposés en un patchwork de cultures différentes comme une matrice de pixels. Çà et là, semés tels des cailloux blancs, je voyais d’autres chalets et parfois un hameau ou une construction plus vaste. Des sentiers de pierre sinueux épousaient les contours de la vallée, reliant les chalets et les communautés. Les habitations qui se trouvaient près des bouts effilés étaient plus proches de l’axe de rotation, et la gravité apparente devait être plus faible. Peut-être était-ce cette donnée qui avait dicté la conception de l’habitat ? Au moment où je commençais à me demander sérieusement où j’étais, quelque chose sortit en rampant de l’herbe sur un ensemble élaboré de pattes métalliques articulées et s’aventura dans la clairière. Je refermai la main sur un pistolet imaginaire, comme si, à un niveau musculaire, réflexe, je m’étais attendu à en trouver un. La machine s’arrêta en cliquetant. Les pattes d’araignée supportaient un corps ovoïde vert, lisse, à l’exception d’un flocon de neige stylisé d’un bleu électrique. Je fis un pas en arrière. — Tanner Mirabel ? La voix sortait de la machine, mais quelque chose me disait que ce n’était pas la sienne. C’était une voix humaine, féminine, pas très assurée. — Je ne sais pas. — Oh, Seigneur ! Mon castelan n’est pas vraiment… Elle avait prononcé ces paroles en norte, mais elle revint à la langue dans laquelle j’avais parlé : — J’espère que vous me comprenez, dit-elle en hésitant. Je n’ai pas l’habitude de parler castelan. Je suis… euh, j’espère que vous reconnaissez votre nom, Tanner. Je devrais dire Tanner Mirabel. Euh, monsieur Mirabel, plutôt. Vous comprenez ce que je vous dis ? — Oui, répondis-je. Mais nous pouvons parler norte, si c’est plus facile pour vous. Si ça ne vous ennuie pas de m’entendre ânonner… — Vous parlez très bien les deux, Tanner. Ça ne vous ennuie pas que je vous appelle Tanner, hein ? — Vous pouvez bien m’appeler comme vous voulez. Hélas. — Ah… Il y a donc amnésie partielle. C’est ça ? — Je crains qu’elle ne soit beaucoup plus que partielle. J’entendis un soupir. — Enfin, c’est pour ça que nous sommes là, hein ? Si nous existons pour quelque chose, c’est bien pour ça. Oh, nous ne souhaitons pas ça à nos clients, bien sûr… Mais lorsque ça leur arrive… que Dieu nous ait en Sa sainte garde… ils ne pourraient tomber mieux. Non qu’ils aient beaucoup le choix, évidemment… Oh, mon Dieu, je divague, hein ? Je passe mon temps à divaguer. Vous devez être déjà assez perdu comme ça. Enfin, nous ne nous attendions pas à ce que vous vous réveilliez aussi vite. C’est pour ça qu’il n’y avait personne pour vous accueillir, vous comprenez. (Il y eut un autre soupir, mais plus professionnel. Comme si elle prenait son élan avant de passer aux choses sérieuses.) Bon, alors voilà : vous ne risquez rien, Tanner, mais il vaudrait mieux que vous restiez auprès de la maison pour le moment, jusqu’à ce que quelqu’un vienne. — Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai ? — Eh bien, vous êtes tout nu, pour commencer. Je hochai la tête. — Et vous n’êtes pas un simple robot, n’est-ce pas ? Eh bien, je suis désolé. Ce n’est pas mon habitude… — Ne vous excusez pas, Tanner. Il n’y a vraiment pas de quoi. Il est tout à fait normal que vous soyez un peu désorienté. Vous avez dormi très longtemps, après tout. Physiquement, vous n’avez subi aucun dommage apparent… enfin, aucun que j’aie pu constater… Elle s’interrompit un instant, et ce fut comme si elle sortait brusquement de sa rêverie. — Mais mentalement… eh bien, ça n’a rien d’étonnant, en réalité. Ce genre d’amnésie transitoire est beaucoup plus fréquente qu’ils ne le pensent. — « Transitoire », je me réjouis de vous l’entendre dire. — Enfin, généralement. Je me demandai avec un sourire intérieur si c’était une tentative d’humour, ou la brutale énonciation d’un fait. — Et qui sont ces « ils », tant que nous y sommes ? — Eh bien, ceux qui vous ont amené ici, bien sûr. Les Ultras. Je ramassai un brin d’herbe, l’écrasai entre mes doigts, en flairai le résidu. Si c’était une simulation, elle était extraordinairement détaillée. Même des programmeurs militaires auraient été impressionnés. — Les Ultras ? — C’est sur leur bâtiment que vous êtes arrivé ici, Tanner. Vous avez été cryonisé et vous souffrez d’amnésie du dégel. À ces mots, un fragment de mon passé remonta à la surface, comme un bouchon sur l’eau. Quelqu’un m’avait parlé d’amnésie du réveil. Tout récemment. Ou il y avait très longtemps. Les deux hypothèses m’apparaissaient également plausibles. Et ce quelqu’un était un cyborg, membre de l’équipage d’un vaisseau stellaire… J’essayai de me rappeler ce qu’il m’avait dit, mais j’avais l’impression de fouiller dans le même brouillard gris, opaque, sauf que cette fois il y avait des choses dans le brouillard ; des lambeaux de souvenirs : des arbres pétrifiés, cassants, tendant leurs branches raides pour se reconnecter avec le présent. Tôt ou tard, j’allais tomber dans des broussailles inextricables. Mais je n’arrivais à retrouver que des phrases rassurantes : je n’avais absolument rien à craindre, quoi qu’ils puissent me faire. L’amnésie du dégel était un mythe moderne ; beaucoup plus rare qu’on ne le disait. Ce qui était, pour le moins, une légère distorsion des faits. D’un autre côté, la vérité – il était presque normal d’avoir de vagues problèmes de mémoire – n’était pas très vendeuse. — Je pense que je ne m’attendais pas à ça, dis-je. — C’est assez drôle, mais personne ou presque ne s’y attend. Les cas difficiles sont ceux qui ne se souviennent même pas d’avoir été en relation avec les Ultras. Vous ne vous en sortez pas si mal, hein ? — Non, admis-je. Et vous n’imaginez pas à quel point je me réjouis de penser qu’il y a des corniauds qui s’en sortent plus mal que moi. — Hmm, fit-elle d’un ton réprobateur. Je ne suis pas sûre de pouvoir tout à fait approuver cette attitude, Tanner. D’un autre côté, il se pourrait que l’avenir vous donne raison. Un très proche avenir. Et maintenant, si vous rentriez dans la maison ? Vous y trouverez des vêtements à votre taille. Ce n’est pas que nous soyons prudes ou je ne sais quoi, à l’hospice, mais vous allez attraper la mort, dans cette tenue. — Ce n’était pas intentionnel, croyez-moi. Je me demandai ce qu’elle penserait de mes chances de guérison si je lui racontais que j’étais sorti précipitamment parce que j’avais été terrifié par un détail architectural. — Non, bien sûr que non, dit-elle. Allez essayer les vêtements. Et s’ils ne vous vont pas, nous pourrons toujours les retoucher. Je reviens bientôt voir comment ça va. — Merci. Au fait, qui êtes-vous ? — Moi ? Oh, personne en particulier, je le crains. Un très petit rouage dans une machine d’une divine immensité. Je suis sœur Amélie. Je ne m’étais donc pas trompé quand j’avais cru l’entendre appeler cet endroit un hospice. — Et quel est au juste cet endroit, sœur Amélie ? — Ah, ça, c’est facile. Vous êtes à l’hospice Mnémos, qui est tenu par le saint ordre des Mendiants de Glace et que les gens se plaisent à appeler l’hôtel Amnésie. Ça ne me disait toujours rien. Je n’avais jamais entendu parler de cet endroit, ni sous le nom d’hôtel Amnésie, ni sous son nom plus officiel, sans parler des Mendiants de Glace. Je rentrai dans le chalet, le robot me suivant à distance respectueuse. J’avais un peu hésité devant la porte d’entrée. C’était stupide, mais j’avais réussi à chasser la terreur en sortant de la maison, et j’étais repris d’une angoisse presque aussi vive maintenant que j’y revenais. Je regardai la niche. Elle me faisait une impression profondément déplaisante ; comme si quelque chose patientait, lové au fond, m’observant avec des intentions malveillantes. — Habille-toi et sors de là, c’est tout, me dis-je tout haut, en castelan. Quand Amélie reviendra, dis-lui que tu as besoin d’un check-up neurologique. Elle comprendra. Ce genre de chose doit arriver sans arrêt. Des vêtements m’attendaient dans un placard. Je les examinai. Pas de quoi s’extasier ; en tout cas, ils ne me rappelaient rien. Ils étaient simples, et avaient l’air faits à la main : un pull à col en V, un pantalon large, sans poches, des mocassins parfaits pour traîner dans la clairière. Rien de plus. Ils étaient à ma taille, et même ça, paradoxalement, me paraissait ne pas aller, comme si je n’y étais pas habitué. Je jetai un coup d’œil au fond de l’armoire dans l’espoir d’y trouver quelque objet plus personnel, mais il n’y avait rien d’autre. Un peu perdu, je m’assis sur le lit et m’absorbai dans la morne contemplation de l’enduit texturé du mur, jusqu’à ce que mon regard tombe sur la niche. J’étais resté cryonisé pendant des années ; la chimie de mon cerveau avait sûrement fort à faire pour retrouver une sorte d’équilibre, et entre-temps ça me valait un aperçu de ce que devait être une véritable psychose. Pour un peu, je me serais roulé en boule et j’aurais formellement exclu le monde de toutes mes sensations. Une seule chose m’en empêchait : la tranquille certitude de m’être trouvé dans des situations bien pires, d’avoir affronté des dangers plus terribles que tout ce que mon esprit psychotique pouvait plaquer sur une alcôve vide – et de m’en être sorti. Tant pis si je n’arrivais pas, pour le moment, à me rappeler un seul incident particulier. Il me suffisait de savoir qu’ils s’étaient produits, et que si j’échouais maintenant, je trahirais une partie enfouie de moi qui demeurait parfaitement saine et se souvenait peut-être de tout. Je n’eus pas longtemps à attendre l’arrivée d’Amélie. Elle était hors d’haleine et toute rouge lorsqu’elle entra dans la maison. Sans doute était-elle remontée très vite du fond de la vallée ou de la falaise que j’avais vues, mais elle souriait, comme si elle avait apprécié l’effort pour lui-même. Elle portait une sorte de robe noire avec une guimpe, et un pendentif représentant un flocon de neige. Des chaussures poussiéreuses dépassaient sous l’ourlet de sa robe. — Comment vont les vêtements ? demanda-t-elle en posant les mains sur la tête du robot ovoïde. Ç’aurait pu être pour se stabiliser, mais le geste avait quelque chose d’affectueux. — Très bien, merci. — Vous êtes sûr ? Vous savez, s’il y a le moindre problème, vous n’avez qu’à les enlever et… eh bien, nous les ferons retoucher en un rien de temps, dit-elle avec un sourire. — C’est parfait, répondis-je en la regardant attentivement. Elle était très pâle ; à vrai dire, elle avait la peau la plus claire que j’aie jamais vue, ses yeux étaient presque dépourvus de pigmentation, et ses sourcils si fins qu’on aurait dit qu’ils avaient été dessinés à l’aérographe par un artiste de la calligraphie. — Bon, très bien, dit-elle comme si elle n’en était pas tout à fait convaincue. Vous avez retrouvé d’autres souvenirs ? — Je crois me rappeler d’où je viens. C’est un début, hein ? — Essayez de ne pas forcer les choses. Duscha, notre neurologue, dit que vous ne devriez pas tarder à recouvrer la mémoire. Il ne faut pas vous inquiéter si ça prend un petit moment. Amélie s’assit au bout du lit où je dormais encore quelques minutes auparavant. J’avais retourné la couverture pour cacher les taches de sang de mes paumes. Je n’aurais su dire pourquoi, mais j’avais honte, et je ne voulais pas qu’Amélie voie le trou sanguinolent de ma paume. — Franchement, je crains que ça ne prenne un peu plus de temps que ça. — Mais vous vous souvenez que ce sont les Ultras qui vous ont amené ici. Vous vous en sortez mieux que la plupart des gens, comme je vous le disais. Et vous savez d’où vous venez ? — De Sky’s Edge, je pense. — Oui. Le système d’Alpha du Cygne, enfin Cygnus. Je hochai la tête. — Sauf que nous, nous disons Swan. — Oui. Je l’ai entendu dire. Je devrais vraiment me souvenir de ce genre de choses, mais nous avons des gens de tellement d’endroits, ici… je m’y perds parfois un peu. — Je vous comprends, sauf que je n’ai pas encore très bien compris où nous étions. Je n’en serai sûr que quand j’aurai recouvré la mémoire, mais je crains de ne jamais avoir entendu parler des… comment vous appelez-vous, déjà ? — Les Mendiants de Glace. — Eh bien, ça ne me rappelle rien. — Ça se comprend. Je pense que l’Ordre n’est pas présent dans le système de Sky’s Edge. Notre exigence ne se justifie que dans les systèmes où le trafic est conséquent. Je fus un instant tenté de lui demander dans quel système nous nous trouvions, mais je me dis qu’elle évoquerait ce détail en temps utile. — Je suis perdu, Amélie. Vous pourriez m’en dire un peu plus ? — Sans problème. Mais ne m’en veuillez pas si ça sent un peu le discours répété. Vous comprenez, vous n’êtes pas le premier à qui j’ai dû expliquer tout ça. Et vous ne serez pas le dernier non plus. Elle me raconta que l’ordre des Mendiants de Glace avait près d’un siècle et demi d’existence. Il avait été créé au milieu du vingt-quatrième siècle, à peu près à l’époque où le vol interstellaire avait échappé au contrôle exclusif des gouvernements et des superpuissances pour devenir presque banal. À ce moment-là, les Ultras commençaient à émerger en tant que faction humaine distincte : ils ne se contentaient pas de faire voguer des bâtiments, ils passaient leur vie entière à bord, une vie démesurément étendue au-delà de la durée de vie humaine normale par les effets de la dilatation temporelle. Ils transportaient des passagers payants de système en système, n’hésitant pas, parfois, à rogner sur la qualité du service : ils promettaient de transporter les passagers vers un endroit donné et les abandonnaient à des années-lumière de là, dans un tout autre système. Leurs installations de cryosomnie étaient parfois tellement obsolètes ou mal entretenues que les passagers se réveillaient monstrueusement vieillis, ou la mémoire irrémédiablement effacée. C’était dans ce contexte désastreux que les Mendiants de Glace étaient apparus. Ils avaient fondé des chapitres dans des douzaines de systèmes afin de proposer leur aide aux voyageurs dont la décongélation ne s’était pas passée comme il aurait fallu. Les passagers des vaisseaux stellaires n’étaient pas seuls à souffrir de cette mésaventure, car une partie importante du travail des Mendiants concernait des gens restés des dizaines d’années dans des cryocryptes, passant à travers les récessions économiques ou les périodes de troubles économiques. Quand ces gens se réveillaient, c’était souvent pour retrouver leur compte en banque nettoyé, leurs biens personnels sous séquestre et leurs souvenirs en miettes. — Bon, dis-je, j’imagine que maintenant vous allez m’annoncer la mauvaise nouvelle… — Autant vous y faire tout de suite : il n’y a pas de mauvaise nouvelle, répondit Amélie. Nous nous occuperons de vous jusqu’à ce que vous alliez assez bien pour repartir. Si vous voulez partir avant, nous ne vous retiendrons pas, et si vous voulez rester plus longtemps, nous pourrons toujours utiliser une paire de bras supplémentaires dans les champs. Et quand vous aurez quitté l’hospice, vous ne nous devrez rien et vous n’entendrez plus parler de nous, à moins que vous ne le souhaitiez. — Et comment rentabilisez-vous vos activités ? — Oh, nous y arrivons. Beaucoup de nos clients nous font des dons, une fois tirés d’affaire, mais nous n’attendons rien d’eux. Nos frais de fonctionnement sont remarquablement bas, et nous ne devons rien à personne pour la construction de Mnémos. — Un habitat comme celui-ci n’a pas dû être donné, Amélie. Tout avait un prix : même la matière qui avait été mise en forme par des hordes de robots sans âme, autoréplicants. — C’était beaucoup moins cher que vous ne pensez, même si nous avons dû accepter certains compromis dans la conception de base… — La forme de fuseau ? Justement, je me demandais… — Je vous montrerai quand vous irez un peu mieux. Alors vous comprendrez. Elle demanda au cyborg de remplir un verre d’eau. — Buvez ça. Vous devez être complètement déshydraté. Je suppose que vous avez hâte d’en savoir davantage sur vous-même. Comment vous êtes arrivé ici, et où est ici, d’ailleurs. Je pris le verre et bus avec reconnaissance. L’eau avait un goût étrange, mais pas désagréable. — Nous ne sommes manifestement pas dans le système de Sky’s Edge. Et nous devons être près de l’un des principaux centres d’échange, ou vous n’auriez pas construit cet endroit, déjà. — Nous sommes dans le système de Yellowstone, en orbite autour d’Epsilon Eridani… fit-elle en me regardant comme si elle observait ma réaction. Vous n’avez pas l’air exagérément surpris. — C’est plus ou moins ce que j’imaginais. Mais j’ai oublié comment je suis arrivé ici… — Ça reviendra. Vous avez de la chance, d’une certaine façon. Certains de nos clients se remettent parfaitement, mais ils sont simplement trop pauvres pour s’installer dans le système comme il faudrait. Nous leur permettons de gagner un peu d’argent ici jusqu’à ce qu’ils puissent se payer au moins le passage jusqu’à la Ceinture de Rouille. Ou nous nous arrangeons pour leur procurer un contrat avec une autre organisation – c’est plus rapide, mais généralement beaucoup moins agréable. Enfin, vous n’aurez pas besoin d’en passer par là, Tanner. Vous avez l’air raisonnablement à l’aise. Vous n’êtes pas arrivé les mains vides. Vous étiez porteur d’une certaine somme. Et d’un mystère, aussi. Ça ne vous dit peut-être pas grand-chose, mais vous étiez un sacré héros quand vous avez quitté Sky’s Edge. — Vraiment ? — Oui. Il y a eu un accident, et vous avez réussi à sauver des vies. — Je ne m’en souviens absolument pas. — Vous ne vous souvenez même pas de Nueva Valparaiso ? C’est là que ça s’est passé. Ça me rappelait quelque chose, un peu comme une vague réminiscence d’un livre que j’aurais lu, ou d’un spectacle que j’aurais vu il y avait des années. Mais l’intrigue et les principaux personnages – sans parler de l’issue – restaient résolument flous. Je nageais dans le brouillard. — Désolé, ça ne me revient pas. Dites-moi comment je suis arrivé ici. Quel était le nom du bâtiment ? — L’Orvieto. Il a dû quitter votre système il y a une quinzaine d’années. — Je devais avoir une bonne raison d’être à bord. Je voyageais tout seul ? — Pour autant que nous le sachions, oui. Nous n’avons pas encore fini de traiter tous les passagers. Il y avait vingt mille cryonisés à bord, et nous n’en avons décongelé qu’un quart. Rien ne presse, quand on y réfléchit. Quand on a passé quinze ans dans l’espace, quelques semaines de retard à l’arrivée ne font pas une grande différence. C’était bizarre. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, mais je sentais que j’avais quelque chose d’urgent à faire. J’avais un peu la même impression que lorsqu’on sort d’un rêve ; on ne se souvient pas des détails, mais on est encore troublé des heures après. — Alors, dites-moi ce que vous savez de Tanner Mirabel. — Nous ne savons pas tout ce que nous voudrions savoir, loin de là, mais ça n’a rien d’inquiétant. Votre monde est en guerre, Tanner. Depuis des siècles. Leurs renseignements sont à peine plus précis que les nôtres, et les Ultras ne s’intéressent pas particulièrement à leurs passagers, pourvu qu’ils payent. Tanner Mirabel. Ce nom m’allait bien, comme de vieilles chaussures confortables. Et c’était une bonne combinaison, aussi. Tanner était un nom de travailleur ; dur et percutant. Le nom d’un homme d’action. Par contraste, Mirabel évoquait des revendications légèrement aristocratiques. C’était un nom avec lequel je pourrais vivre. — Pourquoi vos propres informations sont-elles imprécises ? Ne me dites pas qu’il y a eu la guerre, ici aussi ? — Non, répondit Amélie, sur la défensive. Non, c’est autre chose. Quelque chose de très différent, en fait… Un moment, vous avez eu l’air presque content… — J’étais peut-être soldat, répondis-je. — Et vous vous seriez enfui avec des prises de guerre, après avoir commis une atrocité indicible ? — J’ai l’air du genre à commettre des atrocités ? Elle eut un sourire sans joie. — Vous savez, Tanner, ici, nous en voyons de toutes les couleurs. Vous pourriez être n’importe qui ou n’importe quoi, et les apparences n’ont pas grand-chose à voir là-dedans. Attendez, ajouta-t-elle en ouvrant légèrement la bouche. Il n’y a pas de glace dans la maison, hein ? Vous avez vu de quoi vous avez l’air, depuis votre réveil ? Je secouai la tête. — Alors, suivez-moi. Un peu d’exercice vous fera le plus grand bien. Nous quittâmes le chalet et suivîmes un sentier qui serpentait dans la vallée. Le cyborg d’Amélie marchait devant nous comme un chiot excité. Elle avait l’air à l’aise avec lui, alors que j’étais encore un peu intimidé, comme s’il s’était agi d’un serpent venimeux. Je me rappelai ma réaction lorsqu’il était apparu ; j’avais involontairement porté la main à une arme imaginaire. Ce n’était pas une attitude théâtrale, mais un geste qui me faisait l’effet d’avoir été souvent répété. J’avais presque l’impression de sentir la forme de la crosse sous ma main. Elle me manquait. Je sentais affleurer à ma conscience un gros tas de connaissances concernant les armes. Je connaissais les armes, donc, et je n’aimais pas les robots. — Dites-m’en plus sur mon arrivée, repris-je. — Comme je vous l’ai dit, vous êtes arrivé à bord de l’Orvieto, répondit Amélie. Il est toujours dans le système, bien sûr, puisqu’ils n’ont pas fini de débarquer les passagers. Je vais vous le montrer, si vous voulez. — Je pensais que vous alliez me montrer un miroir… — On va faire les deux. La pente du sentier s’accentua et il s’enfonça dans une combe ombragée par un dais de verdure foisonnante. Ce devait être la petite vallée que j’avais vue du chalet. Amélie avait raison ; il m’avait fallu des années pour arriver jusqu’ici, et j’aurais pu attendre quelques jours, le temps de retrouver mes souvenirs ; ce n’était pas grave. Mais je n’étais vraiment pas d’humeur à attendre. Quelque chose me taraudait depuis que je m’étais réveillé ; ce sentiment d’urgence. J’avais une tâche pressante à accomplir, et chaque heure comptait. — Où allons-nous ? demandai-je. — C’est un secret. Un endroit où je n’ai pas vraiment le droit de vous emmener, mais je ne peux pas résister. Vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ? — Vous m’intriguez. La combe ombreuse menait vers le fond de la vallée ; à un point aussi éloigné que possible de l’axe de l’hôtel Amnésie. Nous étions à l’endroit où les deux bouts coniques de l’habitat se rejoignaient. L’endroit, aussi, où la gravité était la plus forte. Tout mouvement exigeait un effort accru. Le robot d’Amélie s’arrêta et tourna vers nous son visage ovoïde, inexpressif. — Qu’est-ce qui se passe ? — Il n’ira pas plus loin. Sa programmation le lui interdit. Comme le robot nous empêchait de passer, Amélie fit un pas hors du sentier, s’aventurant dans l’herbe qui lui arrivait aux genoux. — Il ne veut pas que nous passions, pour notre sécurité, mais il ne fera rien pour nous en empêcher si nous faisons l’effort de le contourner. Hein, brave bête ? Je passai bravement à côté du robot. — Vous avez dit que j’étais une sorte de héros… — Vous avez sauvé cinq vies quand le lift de Nueva Valparaiso s’est effondré. Il a été question de la catastrophe sur toutes les chaînes d’information, même ici. J’eus, en l’écoutant parler, l’impression que cette histoire me disait quelque chose, qu’il s’en fallait de peu pour que je m’en souvienne par moi-même. Le câble, m’expliqua Amélie, avait été sectionné par une explosion nucléaire qui avait fait tomber sur la planète sa partie inférieure, tandis que la partie supérieure s’était mortellement cabrée dans le vide. L’explication officielle incriminait un tir perdu qui avait tourné au drame, un missile d’essai lancé par une faction aux aspirations militaires qui avait réussi à traverser le bouclier protecteur antimissiles entourant le lift, mais – et ça, je n’arrivais pas à me l’expliquer – j’avais l’impression obsédante que ce n’était pas toute la vérité ; que si j’avais été dans les parages du lift à ce moment précis, cela n’avait pas été que le fait du hasard. — Que s’est-il passé, au juste ? — La cabine dans laquelle vous vous trouviez était sur le tronçon supérieur du câble. Elle s’est immobilisée, et vous n’auriez pas eu de problème s’il n’y avait pas eu une autre cabine qui fonçait vers vous par en dessous. Vous vous en êtes rendu compte et vous avez convaincu vos compagnons de voyage que la seule façon de vous en sortir était de sauter dans l’espace. — Ça n’avait pas l’air d’être une solution très viable, même en scaphandre… — Non, en effet, mais vous saviez que, comme ça, vous aviez encore une chance de survie. Vous étiez assez loin au-dessus de la couche supérieure de l’atmosphère. Vous aviez plus de onze minutes de chute libre avant de la heurter. — Génial. À quoi bon disposer de onze minutes de vie supplémentaire quand on est condamné, inéluctablement ? — C’est toujours onze minutes de vie accordées par Dieu, Tanner. Et il s’est aussi trouvé que c’était un délai suffisant pour que des vaisseaux de sauvetage vous récupèrent. Ils ont écumé l’atmosphère et ils vous ont tous récupérés, même l’homme qui était déjà mort. Je haussai les épaules. — Je ne pensais probablement qu’à ma propre survie. — Peut-être, mais même ça, il faut être un vrai héros pour l’admettre. Voilà pourquoi je pense que vous devez réellement être Tanner Mirabel… — Des centaines de gens ont dû mourir, de toute façon, dis-je. Ce n’est pas vraiment une action d’éclat, hein ? — Vous avez fait ce que vous pouviez. Nous suivîmes en silence pendant quelques minutes la piste rocailleuse, qui disparaissait sous les mauvaises herbes. La pente s’accentua encore, et nous nous retrouvâmes bientôt sous le fond de la vallée. Marcher exigeait une telle dépense d’énergie que j’étais épuisé. J’avais pris la tête et, l’espace d’un instant, Amélie s’attarda derrière moi, comme si elle attendait quelqu’un. Puis elle me rattrapa et repassa devant moi. Au-dessus de nous, la végétation s’incurvait graduellement, se refermant pour former un tunnel vert sombre. Nous nous enfoncions dans une relative obscurité. Amélie avait le pied plus sûr que moi. Quand on n’y vit vraiment plus rien, elle tourna la bague d’un petit stylo-torche et pointa le mince pinceau lumineux devant nous, sans doute plus pour moi que pour elle : quelque chose me disait qu’elle était descendue là si souvent qu’elle devait connaître la moindre irrégularité du sol et le moyen de la contourner. Mais bientôt, cet éclairage d’appoint devint presque superflu ; une lumière laiteuse brillait devant nous et s’assombrissait périodiquement, toutes les minutes à peu près. — C’est quoi, cet endroit ? demandai-je. — Un vieux tunnel de service qui date de la construction de l’hospice. Les autres ont presque tous été comblés, mais celui-ci a dû être oublié. J’y viens toute seule quand j’ai besoin de réfléchir. — Alors, c’est une sacrée preuve de confiance que vous me faites en m’amenant ici. Elle tourna son visage vers moi. — Vous n’êtes pas le premier que j’amène ici, dit-elle, son profil se perdant dans la pénombre. Mais, oui, j’ai confiance en vous, Tanner ; c’est ce qu’il y a de bizarre. Et ça n’a pas grand-chose à voir avec le fait que vous soyez un héros. Vous avez l’air gentil. Il y a une aura de calme autour de vous. — On dit la même chose des psychopathes. — Eh bien, merci pour cet échantillon de sagesse. — Désolé. Je ne dirai plus rien. Nous marchâmes en silence pendant quelques minutes, puis le tunnel déboucha dans une sorte de grotte au sol artificiellement aplani, et glissant. J’avançai prudemment, baissant les yeux. Le sol était de verre, et je voyais des choses bouger dans les profondeurs. Des étoiles. Et des mondes. À chaque rotation, une belle planète brun-jaune apparaissait, accompagnée d’une lune rougeâtre, beaucoup plus petite. Maintenant, je savais d’où venait la lumière intermittente. — C’est Yellowstone, dit Amélie en indiquant le monde plus vaste. La lune avec la grande chaîne de cratères est l’Œil de Marco. Elle tient son nom de Marco Ferris, l’homme qui a découvert le gouffre, sur Yellowstone. Une impulsion me fit m’agenouiller, comme pour la voir de plus près. — Nous sommes donc assez près de Yellowstone… — Oui. Nous sommes à l’extrémité du point de Lagrange, entre la lune et la planète ; le point d’équilibre gravitationnel se trouve à soixante degrés derrière l’Œil de Marco, sur son orbite. C’est là que sont parqués la plupart des gros vaisseaux… Regardez, dit-elle au bout d’un moment. Les voilà ! Un énorme conglomérat de vaisseaux apparut : minces et étincelants comme des dagues d’apparat incrustées de joyaux. Chaque bâtiment, gainé de glace adamantine, était aussi vaste qu’une petite ville – trois ou quatre kilomètres de long –, mais rendu minuscule par le nombre et la distance. On aurait dit un banc de poissons tropicaux étincelants. Ils étaient massés autour d’un autre habitat, et eux-mêmes entourés de plus petits vaisseaux pareils aux piquants d’un oursin. L’ensemble devait être à deux ou trois cents kilomètres de nous. Il disparaissait déjà dans la rotation du carrousel. Amélie eut à peine le temps de me montrer le bâtiment qui m’avait amené là. — Celui-là, au bord de l’essaim. Je crois bien que c’est l’Orvieto. J’imaginai ce bâtiment dans le vide interstellaire, croisant juste à la limite de la vitesse de la lumière pendant près de quinze ans, et là, l’espace d’un instant, j’eus une compréhension viscérale de l’immensité que j’avais franchie en venant de Sky’s Edge – le Bord du Ciel si bien nommé –, comprimé dans un instant subjectif de sommeil sans rêve. — Il n’y a pas de retour en arrière possible, hein ? dis-je. Même si l’un de ces vaisseaux retournait sur Sky’s Edge, même si j’avais les moyens de monter à bord, je ne rentrerais pas chez moi. Je serais un héros du passé – de trente ans dans le passé –, probablement oublié depuis longtemps. À moins qu’un gamin né après mon départ n’ait décidé de me considérer comme un criminel de guerre et d’ordonner mon exécution à l’instant de mon réveil… Amélie hocha lentement la tête. — La plupart des gens ne rentrent jamais chez eux, c’est vrai. Même sans la guerre, ils trouveraient trop de changement. Mais la plupart s’y sont déjà résignés avant de partir. — Vous voulez dire que ce n’est pas mon cas ? — Je ne sais pas, Tanner. Ce que je sais, c’est que vous avez l’air différent… Eh, regardez ! s’exclama-t-elle avec une soudaine allégresse. Une squame ! — Une quoi ? Je suivis son regard et je vis une coque conique, qui avait l’air aussi gigantesque que n’importe lequel des bâtiments de l’essaim, bien que ce fût difficile à affirmer. — Je ne sais pas grand-chose de ces vaisseaux, Tanner, mais pour moi, ils sont vivants, capables de changer, d’évoluer avec le temps, de sorte qu’ils ne sont jamais obsolètes. Les changements sont parfois intérieurs, mais il arrive aussi qu’ils affectent la forme globale du bâtiment, qui devient plus gros, par exemple. Ou qui s’affine, afin d’approcher la vitesse de la lumière. Dans ces cas-là, généralement, il revient moins cher de dépouiller le vaisseau de sa vieille carapace de diamant plutôt que de la détacher et de la reconstruire une pièce après l’autre. Le vaisseau mue, comme un reptile se dépouillant de sa vieille peau… — Je vois… Et j’imagine que ces mues se vendent à vil prix ? — Même pas. La squame est abandonnée sur orbite où elle tourne interminablement jusqu’à ce que quelque chose rentre dedans. Nous en avons récupéré une, nous avons stabilisé sa rotation et l’avons entourée de débris de roche récupérés sur l’Œil de Marco. Nous avons attendu longtemps avant de trouver une autre squame qui se raccorde avec la première, mais nous avons fini par obtenir deux coques que nous avons pu réunir, et c’est comme ça que nous avons construit l’hospice. — Pour pas cher, donc. — Oh, c’était quand même beaucoup de travail. Mais la conception de l’habitat nous convient parfaitement. D’abord, il faut moins d’air pour remplir un habitat de cette forme qu’un cylindre de même longueur. Et puis, au fur et à mesure que les gens vieillissent, ils sont moins forts, moins capables de mener leurs tâches à bien à l’endroit où les deux coques ont été raccordées, et ils peuvent passer plus de temps à travailler dans les hautes terres à faible gravité, se rapprochant graduellement des extrémités – plus près du ciel, comme nous disons. — Pas trop près, j’espère. — Oh, ce n’est pas si pénible, répondit Amélie avec un sourire. Nos vieux chéris peuvent nous regarder de là-haut, après tout. Il y eut un bruit, derrière nous. Quelqu’un approchait, discrètement. Je bandai mes muscles et j’eus une nouvelle fois l’impression que ma main se moulait sur la crosse d’une arme. Une silhouette à peine visible entra dans la grotte. Je vis Amélie se raidir. La forme resta un moment immobile. On n’entendait que sa respiration. Je ne dis rien. J’attendis patiemment que le monde, en tournant, projette sa lumière sur l’intrus. — Amélie ! dit-il d’un ton de reproche. Vous savez que vous ne devriez pas descendre ici. Ce n’est pas permis. — Frère Alexei ! dit-elle. Vous avez bien vu que je n’étais pas seule ! Il éclata d’un rire forcé dont les parois de la grotte se renvoyèrent les échos. — Elle est bonne, celle-là ! Je sais bien que vous êtes seule. Je vous ai suivie. Je n’ai vu personne avec vous. — Sauf que je suis bel et bien accompagnée. Vous avez dû me voir quand je me suis attardée. Je pensais que vous nous suiviez, mais je n’en étais pas sûre. Je décidai de rester coi pour le moment. — Vous n’avez jamais su mentir, Amélie. — Peut-être pas, mais pour le moment, je dis la vérité. N’est-ce pas, Tanner ? J’intervins juste au moment où la lumière revenait, révélant l’intrus. Je savais déjà que c’était un autre Mendiant, à la façon dont Amélie l’avait salué, mais il n’était pas habillé comme elle. Il portait une simple robe noire à capuchon, ornée, sur le devant, du sempiternel cristal de neige. Ses bras étaient négligemment croisés sous le motif, et je trouvai à son visage une expression moins sereine qu’avide. Il avait tout du type avide, d’ailleurs, avec ses pommettes et sa mâchoire, d’une pâleur cadavérique, sculptées par l’ombre. — Elle disait vrai, déclarai-je. Il fit un pas en avant, et je vis ses yeux enfoncés briller dans le noir. — Tiens, un derrière de dégel ! Laissez-moi vous regarder de plus près ! Il y a longtemps que vous êtes réveillé ? — Quelques heures, répondis-je en m’avançant, pour qu’il voie de quel bois j’étais fait. Il était plus grand que moi, mais nous étions à peu près de la même corpulence. — Ça ne fait pas longtemps, poursuivis-je, mais suffisamment pour savoir que je n’aime pas qu’on me traite de derrière de dégel. C’est quoi ? De l’argot de Mendiant de Glace ? Vous n’avez pas l’âme aussi élevée que vous voudriez le faire croire, on dirait… Il grimaça un sourire mauvais. — Qu’en savez-vous ? Je fis un pas vers lui, mes pieds glissant sur le verre, les étoiles tournoyant en dessous. Je pensais avoir compris le scénario. — Vous aimez ennuyer Amélie, c’est ça ? Ça vous excite, pas vrai ? Vous aimez la suivre ici. Et qu’est-ce que vous faites quand vous la trouvez seule, hein, Alexei ? — Quelque chose de divin, répondit-il. Je comprenais, à présent, pourquoi elle avait traîné, laissant Alexei penser qu’elle était seule. Cette fois-ci entre toutes, elle devait être d’accord pour qu’il la suive, parce qu’elle savait que je serais là aussi, avec elle. Je me demandai fugitivement depuis combien de temps ça durait, et combien de temps elle avait dû attendre le réveil de quelqu’un lui inspirant confiance. — Faites attention, Alexei, dit Amélie. Cet homme est le héros de Nueva Valparaiso. Il a sauvé des vies, là-bas. Ce n’est pas un simple touriste. — Alors, qui est-il ? — Je ne sais pas, répondis-je à sa place, tout en franchissant les deux mètres qui me séparaient de lui d’un mouvement aussi fluide et coulé qu’un bâillement. Je le collai contre la paroi de la grotte en lui coinçant le bras sous le menton, juste assez fort pour lui donner l’impression que sa dernière heure était venue. — Arrêtez… hoqueta-t-il. Je vous en prie… Vous me faites mal. Quelque chose tomba de sa main : un outil de jardinage aux bords tranchants. Je donnai un coup de pied dedans, l’envoyant valser au loin, sur le plancher de verre. — Vous êtes vraiment un crétin, Alexei. Si vous tenez à vous armer, ne lâchez pas votre engin ! — Vous m’étouffez ! — Si je vous étouffais, vous ne pourriez plus parler. Vous seriez inconscient, depuis le temps. Mais je relâchai la pression et le poussai vers le tunnel. Il trébucha sur quelque chose et tomba de tout son long. Un objet tomba de sa poche ; une autre arme improvisée, sans doute. — Pitié… — Écoutez-moi. Alexei. Ce n’était qu’un avertissement ; la prochaine fois que nos chemins se croiseront, vous repartirez avec un bras cassé. Compris ? Je ne veux plus vous voir ici. Je ramassai l’outil de jardinage et le lui lançai. — Allez, camarade ! L’agriculture manque de bras ! Nous le regardâmes se relever, marmonner quelque chose d’inaudible et détaler dans le noir. — Depuis combien de temps ça dure ? — Quelques mois, répondit-elle d’une voix très calme, à présent, en regardant Yellowstone et l’essaim de bâtiments redevenir visibles. Ce qu’il a dit… enfin, ce qu’il a sous-entendu… n’est jamais arrivé. Il s’est contenté de me faire peur. Mais chaque fois, ça allait un peu plus loin. Il me fait peur, Tanner. Je suis heureuse que vous ayez été là, avec moi. — Vous l’avez fait exprès, hein ? Vous espériez qu’il tenterait quelque chose aujourd’hui… — J’ai cru que vous alliez le tuer. Vous auriez pu le faire, hein, si vous aviez voulu ? Sa question m’incita à réfléchir, et je fus bien obligé de reconnaître qu’il ne m’aurait pas été difficile de l’éliminer. Ce n’aurait été qu’une modification technique de la manœuvre d’étranglement à laquelle je m’étais livré sur lui. Ça ne m’aurait pas demandé un gros effort ; ça aurait à peine entamé le calme que j’avais su garder pendant tout l’incident. — Il ne méritait pas que je prenne cette peine, dis-je en me penchant pour ramasser la chose qui avait glissé de sa poche. Ce n’était pas une arme – ou si c’en était une, elle ne m’était pas familière. On aurait plutôt dit une seringue, et elle contenait un fluide noir, apparemment, ou plutôt rouge foncé. — Qu’est-ce que c’est ? — Une chose qu’il n’aurait jamais dû avoir à l’hospice. Vous pouvez me donner ça ? Je vais le faire détruire. Je lui passai bien volontiers la pompe hypodermique. Elle ne pouvait m’être d’aucune utilité. Elle l’empocha avec une certaine répugnance et dit : — Tanner, il reviendra quand vous serez parti. — Nous nous occuperons de ça plus tard. Et je ne suis pas près de partir, n’est-ce pas ? Pas dans l’état où est ma mémoire. Enfin, poursuivis-je d’un ton plus léger, vous avez dit, tout à l’heure, que vous alliez me montrer mon visage. — Je vous ai dit ça, hein ? répondit-elle d’une voix hésitante. Elle me fit agenouiller, me dit de regarder la surface vitrée et reprit dans sa poche le petit stylo lumineux qu’elle avait utilisé dans le tunnel. Quand Yellowstone et sa lune furent passées et que la grotte fut redevenue noire, elle projeta le pinceau lumineux vers mon visage et je regardai mon reflet dans la vitre. Je ne fus pas exagérément surpris. Comment aurais-je pu l’être, alors que j’avais palpé les contours de mon visage une douzaine de fois depuis mon réveil ? J’avais senti que je devais avoir un visage d’une morne séduction, et c’était le cas. J’avais le visage d’un acteur raisonnablement connu, ou d’un politicien aux motivations douteuses. Un homme aux cheveux sombres, d’une petite quarantaine d’années – et sans très bien savoir d’où je tirais cette conviction, je sus que sur Sky’s Edge, ça voulait dire à peu près ce que ça disait : je ne pouvais pas être terriblement plus vieux que j’en avais l’air, parce que nos traitements de longévité avaient des siècles de retard sur ceux du reste de l’humanité. Une autre bribe de souvenir se mit en place. — Merci, dis-je quand j’estimai en avoir assez vu pour le moment. Je pense que ça m’a aidé. Je ne crois pas que mon amnésie durera éternellement. — Ça ne dure pratiquement jamais. — En réalité, je flippais. Vous avez dit qu’il y a des gens qui ne recouvrent jamais la mémoire. — Oui, dit-elle, un peu attristée. Il y en a qui ne se remettent jamais suffisamment pour repartir. — Et que leur arrive-t-il, alors ? — Ils restent ici. Ils nous aident. Ils apprennent à cultiver les jardins en terrasse. Parfois même, ils rejoignent l’Ordre. — Pauvres gens. Amélie se leva, me fit signe de la suivre. — Oh, il y a pire, Tanner. Bien pire. J’en sais quelque chose. 6 Il avait dix ans et il était dans la soute-parking avec son père. Leurs pieds bottés faisaient squish-squish sur le sol incurvé, brillant comme un miroir. Ils paraissaient suspendus au-dessus de leur propre reflet, un homme et un petit garçon marchant pour l’éternité sur ce qui ressemblait, au premier abord, à une colline montant vers l’infini, et qui donnait en même temps l’impression d’être toujours parfaitement horizontal. — On va sortir, hein ? demanda Sky. Titus baissa les yeux sur son fils. — Pourquoi tu dis ça ? — Sinon, tu ne m’aurais pas amené ici. Titus ne répondit pas ; il ne pouvait dire le contraire. C’était la première fois que Sky venait dans la soute-parking du Santiago. Il n’y était même pas venu au cours de ses vagabondages en territoire interdit avec Constanza. Sky se souvenait du jour où elle l’avait emmené voir les dauphins, de la punition que ça lui avait valu et de la façon dont la punition avait été éclipsée par le drame qui s’était produit peu après : l’éclair de lumière et le moment qu’il avait passé enfermé tout seul dans le froid et le noir absolu de la nursery. Ça paraissait loin dans le passé, mais il y avait encore des détails de cette journée qu’il n’avait pas tout à fait compris ; des choses dont il n’avait jamais pu convaincre son père de lui parler. Non que son père eût des réticences ou que le chagrin causé par la mort de sa mère fût encore trop présent ; c’était un problème de censure par omission – plus subtil qu’un simple refus d’évoquer l’incident – commun à tous les adultes auxquels Sky avait parlé. Personne ne voulait parler du jour où le vaisseau tout entier avait été plongé dans le froid et les ténèbres. Pourtant, les événements étaient encore gravés avec netteté dans la mémoire de Sky. Après ce qui lui avait paru être des jours – et maintenant qu’il y repensait, ça avait probablement duré des jours –, les adultes avaient fait revenir la lumière, presque totalement. Il avait même remarqué le moment où le recyclage d’air s’était remis en marche – un faible bruit de fond qu’il n’avait jamais vraiment remarqué jusqu’à ce qu’il s’interrompe. Son père lui avait dit plus tard que, pendant tout ce temps, ils avaient respiré de l’air non recyclé ; un air que les cent cinquante passagers éveillés chargeaient un peu plus à chaque instant de dioxyde de carbone. Quelques jours de plus, et de sérieux problèmes auraient commencé à se poser, mais l’air s’était juste rafraîchi, puis le vaisseau s’était lentement réchauffé, jusqu’à ce qu’on ne grelotte plus dans les coursives. Toutes sortes de systèmes secondaires qui avaient cessé de fonctionner pendant le black-out étaient redevenus plus ou moins opérationnels. Les trains qui transportaient les techniciens et le matériel le long de l’axe longitudinal avaient repris leur circulation. Les réseaux de communication du bâtiment, qui s’étaient tus, répondaient à nouveau. La nourriture s’était améliorée, mais Sky avait à peine remarqué qu’ils mangeaient des rations de survie pendant le black-out. En attendant, aucun des adultes ne voulait parler clairement de ce qui s’était passé. Pour finir, quelque chose qui ressemblait à la vie normale avait repris à bord, et Sky avait réussi à retourner dans la nursery. La pièce était éclairée, mais, à sa grande surprise, tout était plus ou moins tel qu’il l’avait laissé en partant : son Clown était resté figé dans la forme étrange qu’il avait prise après le flash. Sky s’était approché pour examiner la forme démente de son ami. Il voyait maintenant que son Clown n’avait jamais été qu’un schéma dans les petits carrés multicolores qui tapissaient les murs, le sol et le plafond de la nursery. Son Clown était une sorte d’image animée qui n’avait de sens, ne voulait dire quelque chose, que du point de vue de Sky. Son Clown paraissait physiquement présent dans la pièce – et pas simplement dessiné sur le mur – parce que ses pieds et ses jambes étaient aussi dessinés sur le sol, mais selon une perspective déformée de telle sorte que l’image paraissait parfaitement réelle de l’endroit où se trouvait Sky, où qu’il soit. La pièce devait scanner Sky et repérer la direction de son regard. S’il avait pu se déplacer assez rapidement, s’il avait pu bouger plus vite que la pièce ne recalculait l’image de son Clown, il aurait peut-être vu clair dans ce truc de perspective. Mais son Clown était toujours beaucoup plus rapide que lui. Pendant trois ans, pas une fois il n’avait mis en doute la réalité de son Clown alors qu’il ne pouvait pas le toucher et que son Clown lui-même ne pouvait rien toucher. Ses parents avaient délégué – abandonné – leurs responsabilités à une pure illusion. Dans un esprit avide de pardon, il chassa ces pensées de son esprit. Il était impressionné par la taille de la soute-parking et l’idée de ce qui l’attendait. Ce qui faisait paraître la soute encore plus vaste était le fait qu’ils y étaient seuls, uniquement entourés par une mare de lumière mouvante. Au-delà, les limites de la soute étaient plutôt suggérées que clairement visibles ; ses dimensions étaient évoquées par les formes sombres, menaçantes, des conteneurs de marchandises et des engins de manutention qui se fondaient dans les ténèbres, le long de lignes incurvées. Divers vaisseaux spatiaux étaient garés çà et là. Il y avait des monoplaces en forme de cosse ou de balai de sorcière conçus pour sortir rapidement du vaisseau, et des navettes pressurisées faites pour emmener des passagers à travers le vide, vers les autres bâtiments de la Flottille. Les navettes auraient pu négocier la rentrée dans l’atmosphère en cas d’urgence, mais elles n’étaient pas conçues pour faire le voyage de retour dans l’espace. Les atterrisseurs à ailes delta, capables de faire l’aller et retour entre le Santiago et la surface de Journey’s End, étaient trop grands pour être parqués dans les soutes ; ils étaient amarrés à l’extérieur de la coque, et il n’y avait pour ainsi dire pas moyen de les voir, à moins d’accompagner l’une des équipes qui travaillaient au-dehors, comme sa mère juste avant sa mort. Titus s’arrêta près d’une petite navette. — Oui, dit-il. Nous allons sortir. Je pense qu’il est temps que tu voies les choses comme elles sont vraiment. — Quelles choses ? En guise de réponse, Titus porta son poignet à la hauteur de ses lèvres et parla tout bas dans le bracelet intégré à son uniforme : — Autorisation de sortie véhicule 15. Aucun temps mort, pas de demande de justification. Le véhicule répondit instantanément, les lumières se mirent à clignoter sur sa coque en forme de coin, la porte du poste de pilotage se souleva silencieusement sur ses vérins, la platine sur laquelle il était monté pivota, se rapprocha de la porte et positionna l’appareil sur les rails de lancement. De la vapeur sortit des évents situés sur ses flancs et le gémissement des turbines situées à l’intérieur de la coque anguleuse enfla crescendo. Quelques secondes plus tôt, la navette était un bout de métal mort, effilé, et soudain elle recelait une énergie terrifiante, à peine contenue. Sky hésita devant la porte jusqu’à ce que son père lui fasse signe de monter. — Après toi, Sky. Tu vas t’installer dans le siège à gauche de la colonne d’instruments. Tu ne touches à rien, hein ? Sky s’insinua dans l’appareil. Il sentait le sol vibrer sous ses pieds. L’espace intérieur était beaucoup plus exigu qu’il n’y paraissait, vu du dehors – la coque était doublée d’une épaisse couche de blindage –, et il dut se contorsionner pour accéder aux sièges avant, se raclant la tête sur un magma de câbles entremêlés. Il trouva son siège et farfouilla avec la boucle bleu acier jusqu’à ce que le baudrier soit serré sur sa poitrine. Devant lui, sous le pare-brise incurvé, plaqué or, des nombres et des schémas compliqués, en perpétuel changement, défilaient sur un écran bleu turquoise. À sa gauche se trouvait une colonne de commandes sur laquelle étaient greffés des leviers, des interrupteurs et une manette noire. Son père s’installa dans le siège de droite. La porte se referma sur eux, le bruit diminua. On n’entendait plus que le feulement continu de l’air conditionné. Son père effleura l’écran bleu-vert du bout du doigt, l’image changea, et il étudia le nouveau schéma en plissant les yeux, l’air concentré. — Un conseil, Sky. Ne fais jamais confiance à ces foutues choses qu’on dit parfaitement sûres. Vérifie tout par toi-même. — Tu ne te fies pas aux machines et à ce qu’elles te disent ? — Je le faisais, autrefois. (Son père poussa le manche vers l’avant, et l’appareil commença à glisser sur ses rails, passant devant les rangées de véhicules garés dans la soute.) Mais les machines ne sont pas infaillibles. Nous nous plaisons à le croire, parce que c’est la seule façon de ne pas devenir fou dans un endroit comme celui-ci, où nos vies, chacune de nos inspirations, dépendent d’elles. Malheureusement, ça n’a jamais été vrai. — Il s’est passé quelque chose qui t’a fait changer d’avis ? — Tu le sauras bientôt. Sky dit quelque chose dans son bracelet – il lui offrait une sélection limitée des fonctions dont disposait celui de son père – et demanda au vaisseau de le mettre en contact avec Constanza. — Tu ne devineras jamais d’où je t’appelle, dit-il quand son visage apparut sur le minuscule écran lumineux. Je sors ! — Avec Titus ? — Oui. Je suis avec mon père. Constanza avait treize ans, à présent, mais – comme Sky – on la croyait souvent plus âgée. Cette supposition n’avait rien à voir, ni pour l’un ni pour l’autre, avec leur aspect physique. Constanza ne faisait pas plus que son âge, et Sky paraissait même beaucoup plus jeune : il était petit, pâle, et on avait du mal à croire qu’il serait bientôt en proie aux affres de l’adolescence. Mais ils étaient tous les deux intellectuellement précoces ; ainsi, Constanza travaillait déjà plus ou moins à temps complet dans l’organisation de sécurité dont Titus était responsable. Et comme souvent à bord d’un bâtiment qui disposait d’un si faible équipage éveillé, son travail consistait beaucoup moins à faire appliquer le règlement qu’à superviser les procédures de sécurité complexes, étudier et simuler des scénarios opérationnels. C’était une tâche prenante – le Santiago était incroyablement difficile à comprendre dans sa globalité –, qui n’exigeait quasiment jamais que Constanza quitte le bâtiment. Depuis qu’elle avait commencé à travailler avec son père, leur amitié s’était distendue. Elle avait des responsabilités que n’avait pas Sky, et elle évoluait dans le monde des adultes. Mais ce qu’il allait faire le grandirait à ses yeux ; ça ne pouvait que l’impressionner. Seulement, sa réaction ne fut pas tout à fait celle qu’il attendait. — Je suis navrée pour toi, Sky. Je sais que ça ne sera pas facile, et pourtant il faut que tu le voies de tes propres yeux. Enfin, je crois. — De quoi parles-tu ? — De ce que Titus va te montrer… (Elle marqua une pause.) Je l’ai toujours su, Sky. Depuis le jour où c’est arrivé, le jour où nous sommes revenus de la soute aux dauphins. Mais ça n’aurait pas été bien de t’en parler. Pas à ce moment-là. Quand tu rentreras, on pourra en parler. Si tu veux. Il bouillonnait. Elle parlait beaucoup moins comme une amie que comme il imaginait que parlerait une grande sœur condescendante. Et voilà que son père en rajoutait en posant une main réconfortante sur son bras. — Elle a raison, Sky. Je me demandais si je devais t’avertir, et puis j’ai fini par décider de ne pas le faire. C’est vrai, ce que te dit Constanza. Ce ne sera pas agréable, mais la réalité l’est rarement. Enfin, je pense que tu es prêt, maintenant. — Prêt pour quoi ? demanda-t-il. Il s’aperçut qu’il n’avait pas coupé la ligne avec Constanza, alors il s’adressa à elle : — Tu savais que cette sortie était programmée, hein ? — Elle pensait bien que j’allais t’emmener au-dehors, reprit Titus avant que Constanza ait eu le temps de répondre. C’est tout. Tu ne dois pas – tu ne peux pas lui en vouloir. C’est une sortie dans l’espace ; tous ceux qui travaillent à la sécurité du bâtiment sont forcément au courant, et comme nous n’allons pas vers l’un des autres bâtiments, ils doivent aussi connaître la raison de la sortie. — Et quelle est-elle ? — Apprendre ce qui est arrivé à ta mère. Pendant tout ce temps, la manœuvre s’était poursuivie, et ils avaient à présent atteint la paroi de métal lisse de la soute-parking. Un iris s’ouvrit, les laissant passer, la navette glissa dans une longue cellule baignée d’une lumière rouge, à peine plus large que l’appareil. Ils attendirent une minute ou deux que l’air de la chambre soit aspiré, et la navette chuta brusquement dans un puits. Le père de Sky en profita pour ajuster le baudrier de Sky, puis ils se retrouvèrent hors du bâtiment, dans les ténèbres, avec juste la douce courbe de la coque au-dessus d’eux. L’impression de vertige était assez intense, alors même que rien en dessous d’eux ne suggérait la profondeur. Ils tombèrent. Pendant un instant seulement, mais cela suffit pour lui procurer une impression de nausée. Sky se rappelait avoir un peu éprouvé cette sensation les rares fois où il s’était trouvé près du centre du vaisseau, où la gravité se réduisait presque à zéro. Puis les moteurs du taxi se mirent à rugir, et ils retrouvèrent une sorte de pesanteur. Son père écarta habilement le véhicule de la coque grise, écrasante, de l’énorme bâtiment, ajustant leur cap par petites impulsions sur la commande de poussée, ses doigts manœuvrant le levier avec la délicatesse d’un pianiste virtuose. — J’ai mal au cœur, dit Sky. — Ferme les yeux. Ça va aller mieux tout de suite. Malgré le malaise induit par l’idée que cette sortie avait un rapport avec la mort de sa mère, Sky ne pouvait complètement réprimer un sursaut d’excitation à la pensée de se retrouver dans le vide de l’espace. Il desserra son baudrier de sécurité et commença à grimper un peu partout dans l’appareil pour avoir une meilleure vue. Son père le gronda gentiment et lui dit, sans trop de conviction, de se rasseoir. Puis il fit faire demi-tour à l’engin et eut un sourire alors que le grand bâtiment qu’ils venaient de quitter s’offrait à leur vue. — Eh bien, voilà : ton chez-toi depuis dix ans que tu es né, Sky, et le seul foyer que j’aie jamais connu. Je sais ce que tu penses. Inutile d’essayer de dissimuler tes sentiments. Il n’est pas très joli, hein ? — Non, mais il est grand. — Il a intérêt, parce que nous n’en aurons pas d’autre. Enfin, tu auras plus de chance que moi. Au moins, tu verras le bout du voyage. Sky hocha la tête, mais entendre son père dire avec cette tranquille certitude qu’il serait mort à ce moment-là ne pouvait que l’attrister. Il regarda à nouveau le bâtiment. Le Santiago faisait deux kilomètres de long ; il était plus long que tous les vaisseaux qui avaient jamais vogué sur les océans de la Terre, et largement aussi grand que n’importe lequel des bâtiments qui avaient exploré le système solaire avant le départ de la Flottille. Sa structure était celle d’un vieux cargo spatial à fusion, réarmé pour le voyage dans l’espace interstellaire. À de petites différences près, les autres bâtiments de la Flottille avaient été conçus sur le même modèle. Ils étaient très loin de toute étoile, et presque aucune lumière n’atteignait le bâtiment, qui aurait été invisible sans les petits points brillants des minuscules hublots qui le piquetaient sur toute sa longueur. À l’avant se trouvait une grosse sphère ceinturée de lumières. C’était le poste de commandement, la passerelle, où l’équipage passait le plus clair de son temps quand il était en service. C’est là que se trouvaient les instruments de navigation et de mesure, éternellement pointés vers l’étoile qui était leur destination, l’étoile qu’ils avaient surnommée Swan, ou Cygnus, dont Sky connaissait le vrai nom, beaucoup moins poétique : 61-A du Cygne, la partie rouge, froide, d’un système stellaire binaire localisé dans le saupoudrage aléatoire d’étoiles baptisé Cygne dans l’antiquité. Le vaisseau ne se retournerait que tout à la fin du voyage, braquant sa queue vers Swan, afin d’utiliser la puissance de ses réacteurs pour ralentir. À la sphère de commandement était raccordé un cylindre du même diamètre, contenant la soute-parking d’où ils sortaient. Derrière s’étendait une longue et mince épine dorsale composée de modules régulièrement espacés, comme d’immenses vertèbres de dinosaure. L’épine dorsale s’achevait par le système de propulsion, les moteurs complexes, terrifiants, qui avaient jadis été mis à feu pour propulser le bâtiment jusqu’à sa vitesse de croisière actuelle, et qui seraient rallumés un jour, dans un avenir incommensurablement éloigné, où Sky serait devenu adulte. Sky connaissait tous ces aspects du bâtiment ; il en avait vu en permanence des modèles et des hologrammes, mais c’était autre chose de le voir de ses propres yeux, du dehors, pour la première fois. Lentement, avec une majesté écrasante, le vaisseau entier tournait sur son axe longitudinal afin de créer l’illusion de la gravité sur ses passerelles incurvées. Sky le regarda esquisser cette interminable gavotte cosmique. Il regarda les lumières apparaître et disparaître dix secondes plus tard. Il voyait la petite ouverture dans le cylindre de la soute, d’où le taxi était parti. Le bâtiment avait l’air minuscule, mais peut-être pas autant qu’il aurait dû, étant donné que ce vaisseau était le seul monde qu’il connaîtrait jamais. Ou presque. Il était encore tout jeune, et il n’avait été autorisé qu’à explorer une petite fraction du Santiago ; il ne lui faudrait sûrement plus beaucoup de temps pour le connaître intimement. Il remarqua aussi une chose que les maquettes et les holos ne faisaient pas apparaître. Alors que le vaisseau pivotait, il avait l’air plus sombre d’un côté que de l’autre. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Cette anomalie troublante l’avait à peine effleuré qu’il l’avait déjà oubliée pour s’émerveiller de la pure immensité du bâtiment, de la précision avec laquelle les détails lui apparaissaient par-delà des kilomètres de vide. Pour tenter d’imaginer où se trouvaient ses endroits préférés dans cette étrange nouvelle vision du bâtiment. Il n’était jamais allé très loin le long de l’épine dorsale, et même alors, toujours guidé par Constanza, lors de brèves escapades, quand ils réussissaient à échapper à la vigilance des adultes. Cela dit, personne ne le lui avait jamais vraiment reproché. Une fois qu’on connaissait leur existence, vouloir voir les morts était l’expression d’une curiosité bien naturelle. D’ailleurs, ils n’étaient pas vraiment morts – juste congelés. L’épine dorsale faisait un kilomètre de longueur ; la moitié de la longueur totale du bâtiment. Elle était de section hexagonale, avec ses six longs et étroits côtés. Sur chacun de ces six côtés était disposée une rangée de seize modules de cryosomnie. Chaque module avait la forme d’une roue rattachée à l’épine dorsale par des cordons ombilicaux. Quatre-vingt-seize roues au total, hébergeant dix compartiments triangulaires, contenant chacun un momio, un dormeur momifié, et les grosses machines nécessaires à sa survie. Neuf cent soixante passagers congelés. Près de mille personnes plongées dans un sommeil de glace qui durerait tout le temps du voyage vers Swan. Les dormeurs, inutile de le dire, étaient la marchandise la plus précieuse que transportait le bâtiment. Sa seule raison d’être. Les cent cinquante membres de l’équipage éveillés n’étaient là que pour assurer le bien-être des cryonisés et s’assurer que le bâtiment garde son cap. Sky compara ce qu’il savait actuellement du bâtiment et ce qu’il pourrait raisonnablement apprendre à son sujet lorsqu’il serait adulte. Il connaissait moins d’une douzaine de personnes à l’heure actuelle, mais c’était seulement parce que son éducation avait été délibérément protégée. Il en rencontrerait bientôt beaucoup d’autres. Son père disait qu’il y avait cent cinquante hommes et femmes « chauds » à bord du vaisseau parce que c’était une sorte de nombre magique en termes sociologiques ; la taille de population vers laquelle les communautés villageoises tendaient à converger et qui comportait les meilleures perspectives d’harmonie interne et de bien-être pour ses membres. Une taille suffisante pour permettre aux individus d’évoluer dans des cercles légèrement différents s’ils le voulaient, mais pas assez pour susciter des schismes internes dangereux. De ce village, le vieux Balcazar était le chef tribal et Titus Haussmann, avec toutes les connaissances et tous les secrets dont il était le dépositaire, avec son souci permanent pour la sécurité de la population, en était l’homme-médecine ou le grand chasseur. Quoi qu’il en soit, Sky était le fils d’un homme de pouvoir, un caudillo, comme disaient parfois les adultes, ce qui voulait dire un grand homme, et ça augurait bien de son propre avenir. Ses parents et les autres adultes disaient ouvertement que le capitaine Balcazar était un vieil homme, maintenant. Le vieux Balcazar et son père étaient proches, sur le plan professionnel : Titus avait toujours l’oreille du capitaine, et Balcazar le consultait régulièrement pour lui demander son avis. Cette mini-expédition vers l’extérieur avait dû exiger l’autorisation de Balcazar, les sorties en navette hors du Santiago étant réduites au minimum. Les appareils étaient irremplaçables. Il sentit que la navette décélérait et que la gravité artificielle se réduisait à nouveau. — Regarde bien, dit Titus. Ils passaient le long des moteurs : un énorme et déconcertant mélange de réservoirs, de tubulures et d’orifices d’échappement noircis, pareils aux bouches béantes d’autant de trompettes. — L’antimatière, fit Titus, articulant ce mot comme un serment silencieux. C’est la matière du diable, tu sais. Il y en a une minuscule quantité dans cette navette, juste ce qu’il faut pour initier les réactions de fusion, eh bien, je flippe rien que d’y penser. Et quand je pense à la quantité qui se trouve contenue à bord du Santiago, je sens les poils se hérisser sur ma nuque. Titus indiqua les deux réservoirs de confinement magnétique, à l’arrière du vaisseau : d’énormes cuves destinées au stockage des quantités macroscopiques d’antilithium pur. La plus grande des deux était vide, à présent, le carburant qu’elle contenait ayant été consumé au cours de la phase de combustion initiale qui avait amené le bâtiment à sa vitesse de croisière interstellaire. Rien ne l’indiquait, du dehors, mais la seconde cuve était pleine d’antimatière, délicatement équilibrée dans un vide parfait, le même, à une fraction près, que celui à travers lequel voguait l’immense bâtiment. Ce réceptacle contenait moins d’antimatière – la masse du vaisseau serait moindre au cours de la décélération qu’au cours de l’accélération –, mais il y en avait encore assez pour donner des cauchemars à n’importe qui. Personne, à la connaissance de Sky du moins, ne faisait jamais de plaisanteries sur l’antimatière. — Très bien, dit son père. Maintenant, rassieds-toi et boucle ton baudrier. Lorsque ce fut fait, Titus mit les gaz, poussant la navette à sa vitesse maximale. Le Santiago diminua jusqu’à n’être plus qu’une minuscule écaille grise, difficile à repérer. On avait du mal à croire, quand on réussissait à le distinguer sur ce champ d’étoiles apparemment fixes, que le vaisseau se déplaçait. C’était le cas, pourtant, mais sa vitesse – les huit centièmes de celle de la lumière –, bien que supérieure à celle atteinte par n’importe quel bâtiment habité, était insignifiante par rapport aux immenses distances qui séparaient les étoiles. C’était pour ça que les passagers étaient congelés : ils dormiraient tout le long du trajet, bien à l’abri dans leurs sarcophages cryogéniques, surveillés sans relâche par trois générations de membres d’équipage. Lequel équipage les avait surnommés les momies – momies, en castelan, qui était encore la langue utilisée pour les conversations informelles à bord. Sky Haussmann faisait partie de l’équipage. Comme tous ceux qu’il connaissait. — Tu vois les autres bâtiments, là ? demanda son père. Sky dut scruter l’espace devant lui pendant un long moment avant d’entrevoir l’un des autres vaisseaux. Et encore n’était-ce peut-être que son imagination… Non – il était bien là, minuscule constellation pareille à un jouet. — J’en vois un, fit Sky en tendant le doigt. — C’est le Brasilia, fit son père en hochant la tête. Enfin, je crois. Le Palestine et le Bagdad sont là aussi, mais beaucoup plus loin. — Tu les vois, toi ? — Avec un peu d’aide, oui. Les mains de Titus se déplacèrent dans le noir sur le tableau de bord, esquissant sur le pare-brise un ensemble complexe de lignes colorées qui brillaient sur le noir de l’espace comme des traits à la craie sur un tableau noir. Les lignes entouraient le Brasilia et les deux vaisseaux plus éloignés, mais Sky dut attendre que le Brasilia ait grossi pour distinguer les échardes qu’étaient les deux autres vaisseaux. À ce moment-là, le Brasilia s’était déjà révélé identique à son bâtiment natal, jusqu’aux roues disposées sur son épine dorsale. L’enfant regarda attentivement le pare-brise de la navette, à la recherche de l’intersection de lignes colorées qui signalait l’emplacement du quatrième vaisseau et ne le vit pas. — L’Islamabad est derrière nous ? demanda-t-il à son père. — Non, répondit doucement son père. Il n’est pas derrière nous. Quelque chose dans la voix de son père troubla Sky. Mais là, dans la pénombre du poste de pilotage, l’expression de son visage était difficile à déchiffrer. C’était peut-être délibéré. — Alors, où est-il ? — Il n’est plus là, répondit lentement son père. Il y a un certain temps qu’il n’y est plus, Sky. Il n’y a plus que quatre bâtiments, à présent. Il lui est arrivé quelque chose, il y a sept ans. Il y eut un silence qui dura une éternité, jusqu’à ce que Sky trouve la force de demander : — Quoi ? — Une explosion. Une explosion comme tu ne peux même pas en imaginer… commença son père, qui s’interrompit, la voix brisée. Comme un million de soleils brillant pendant un infime instant, reprit-il enfin. Cligne des yeux, Sky, et pense à mille personnes se changeant en cendres pendant ce battement de cils. Sky repensa à l’éclair qu’il avait vu dans la nursery quand il avait trois ans. L’éclair l’aurait beaucoup plus troublé s’il n’avait pas été éclipsé par la façon dont son Clown s’était anéanti ce jour-là. Il ne l’avait jamais tout à fait oublié, mais, quand il repensait à l’incident, le plus marquant n’était jamais le flash, c’était la trahison de son compagnon. La pénible prise de conscience que son Clown n’était qu’un mirage de pixels fluctuants inscrits sur un mur. Comment le bref, l’éblouissant éclair aurait-il pu être plus dérangeant que cela ? — C’est quelqu’un qui a fait ça ? — Non, je ne crois pas. Pas intentionnellement, en tout cas. Mais ils faisaient peut-être une expérience… — Avec leurs moteurs ? — Il y a des moments où je me dis que ça doit être ça, répondit son père, qui baissa la voix et poursuivit d’un ton de conspirateur : Nos vaisseaux sont très vieux, Sky. Je suis né à bord du nôtre, exactement comme toi. Mon père était un jeune homme, à peine adulte, quand il a quitté l’orbite de Mercure avec l’équipage de la première génération. Il y a cent ans de cela. — Mais le vaisseau ne s’use pas, objecta Sky. — Non, confirma Titus en hochant solennellement la tête. Nos vaisseaux sont en aussi bon état, ou presque, que le jour de leur lancement. Le problème, c’est qu’ils ne s’améliorent pas. Sur Terre, il y avait encore des gens qui nous soutenaient, des gens prêts à nous aider tout au long de notre longue route. Au fil des années, ils ont beaucoup réfléchi, ils ont consacré beaucoup de temps à penser aux mille petites choses susceptibles de nous faciliter la vie. Ils nous envoyaient leurs suggestions, pour améliorer nos systèmes de support-vie, perfectionner les sarcophages de cryosomnie… Nous avons perdu des douzaines de dormeurs pendant les premières dizaines d’années de notre voyage, Sky, mais grâce à ces modifications, nous avons pu stabiliser les choses. Ça aussi, c’était nouveau pour lui, et l’idée que certains dormeurs étaient morts n’était pas facile à accepter. Après tout, être congelé était une sorte de mort en soi. Mais son père lui expliqua que toutes sortes de choses pouvaient arriver aux cryonisés, les empêchant de se réveiller comme prévu. — Heureusement, depuis peu – enfin, depuis ta naissance, du moins –, les choses se sont beaucoup améliorées. Nous n’en avons perdu que deux, au cours des dix dernières années. (Plus tard, Sky se demanderait ce qu’ils étaient devenus. Les morts étaient-ils encore à bord du vaisseau ? Les adultes s’occupaient beaucoup des momios. On aurait dit une secte religieuse dépositaire d’une collection d’icônes fabuleusement rares et fragiles.) Et ce ne sont pas les seuls perfectionnements, poursuivait son père. — Les moteurs. — Oui, répondit-il avec une profonde fierté. Nous n’utilisons plus les moteurs, à présent, et nous ne les réutiliserons que lorsque nous approcherons de notre destination – mais s’il y avait un moyen de les améliorer, nous pourrions ralentir davantage en arrivant à Journey’s End. Les choses étant ce qu’elles sont, nous devrons commencer à décélérer plusieurs années avant d’arriver à Swan. Avec de meilleurs moteurs, nous pourrions rester plus longtemps à notre vitesse de croisière. Ça nous permettrait d’arriver plus vite. Un progrès même marginal, qui permettrait de raccourcir le temps de mission ne serait-ce que de quelques années, serait appréciable, surtout si nous recommençons à perdre des donneurs. — Et ça pourrait arriver ? — Nous ne le saurons pas avant plusieurs années. Mais d’ici cinquante ans, nous serons très près de notre destination, et l’équipement qui maintient les dormeurs en cryosomnie sera très vieux. C’est l’un des rares systèmes que nous ne pouvons continuellement améliorer et réparer – trop compliqué, trop dangereux. Le moindre gain de temps de vol sera une bonne chose. Retiens bien ce que je te dis : d’ici cinquante ans, un mois de gagné sur le temps de mission te paraîtra précieux. — Et sur Terre, ils ont trouvé un moyen de faire en sorte que les moteurs marchent mieux ? — Exactement, répondit son père, manifestement content qu’il ait trouvé cela tout seul. Tous les bâtiments de la Flottille ont reçu l’information, bien sûr, et nous aurions tous pu procéder aux améliorations suggérées. Nous avons hésité, au départ. Une grande réunion des capitaines de la Flottille a été organisée. Balcazar et trois des autres pensaient que c’était dangereux. Ils ont préconisé la prudence, en arguant que nous avions encore quarante ou cinquante années devant nous pour étudier les modifications préconisées. Et si la Terre découvrait qu’elle s’était trompée quelque part ? La nouvelle qu’il y avait une erreur était peut-être en chemin vers nous – un message prioritaire hurlant « Stop ! » ? Ou peut-être que d’ici un an ou deux ils auraient trouvé quelque chose d’encore mieux, que personne n’était en mesure de prévoir. Et suivre la première suggestion nous interdirait toute possibilité de retour en arrière. Sky repensa à l’éclair aveuglant. — Et qu’est-il arrivé à l’Islamabad ? — Nous ne le saurons jamais avec certitude, je te l’ai dit. Quand nous avons levé la réunion, les capitaines de la Flottille avaient décidé d’attendre, pour agir, d’avoir d’autres informations. Pendant toute une année, nous avons continué à débattre de la question – le capitaine Khan compris –, et c’est là que c’est arrivé. — C’était peut-être un accident, après tout. — Peut-être, répondit son père d’un ton dubitatif. Peut-être. Après… Bon, l’explosion n’a pas occasionné de graves dégâts aux autres bâtiments, heureusement. Oh, ça a paru assez sérieux, au début. La surcharge électromagnétique a grillé la moitié de nos systèmes, et même certains circuits critiques ne sont pas redevenus opérationnels tout de suite. Nous n’avions plus d’énergie que pour les systèmes auxiliaires qui desservaient les sarcophages de cryosomnie et notre propre cuve de confinement magnétique. Dans notre partie du bâtiment, l’avant, il n’y avait rien. Plus de courant. Même pas pour le recyclage de l’air. Nous aurions pu tous y passer, mais l’air des coursives nous a permis de tenir quelques jours, le temps de rafistoler les circuits et de bricoler des pièces de rechange. Graduellement, nous avons remis les choses en marche. Il y a eu des impacts dus aux débris, évidemment, l’Islamabad n’avait pas été complètement anéanti lors de l’explosion, et certains fragments nous ont heurtés à la moitié de la vitesse de la lumière. L’éclair a aussi considérablement calciné le blindage de notre coque – c’est pour ça qu’un côté est plus noir que l’autre. Son père se tut un moment, mais Sky savait qu’il n’avait pas fini de parler. — C’est comme ça que ta mère est morte, Sky. Lucretia était hors du vaisseau quand c’est arrivé. Elle travaillait à l’inspection de la coque avec une équipe de techniciens. Il savait que sa mère était morte ce jour-là. Il savait même qu’elle était dehors quand c’était arrivé. Mais on ne lui avait jamais vraiment dit ce qui s’était passé. — C’est pour ça que tu m’as amené ici. — Presque. L’appareil s’inclina, effectuant un large virage qui le ramena vers le Santiago. Sky éprouva un pincement de déception. Il s’était pris à imaginer que cette sortie l’amènerait bel et bien à bord de l’un des autres bâtiments. Ce qui n’arrivait que très rarement, en vérité. À la place – se demandant s’il devait s’obliger à verser quelques larmes maintenant que le sujet de la mort de sa mère avait été évoqué, alors qu’il n’avait pas vraiment envie de pleurer –, il attendit patiemment que le bâtiment qui était son foyer grandisse, sorte des ténèbres comme une ligne de côte familière, amicale, par une nuit de tempête. — Il faut que tu comprennes une chose, dit enfin Titus. Le fait que l’Islamabad soit parti ne met pas vraiment en péril le succès de la mission. Il reste près de quatre mille colons pour Journey’s End à bord des quatre bâtiments, et même s’il n’en arrivait qu’un seul, nous pourrions encore fonder une colonie. — Tu veux dire que… il se pourrait que nous soyons le seul vaisseau à y arriver ? — Non, répondit son père. Je veux dire qu’il se pourrait que nous fassions partie de ceux qui n’arriveront jamais. Comprends bien ça, Sky, dis-toi que nous sommes tous mortels, et même quand tu te seras bien fourré ça dans le crâne, tu seras loin de comprendre ce qui fait marcher la Flottille, les décisions qui devraient être prises au cours des cinquante prochaines années, si le pire se produisait. Il suffirait qu’un seul vaisseau arrive. — Et si un autre bâtiment nous faisait sauter… — Eh bien, nous ne serions probablement pas touchés, cette fois. Depuis l’explosion de l’Islamabad, tous les vaisseaux ont reçu l’ordre de voguer beaucoup plus loin les uns des autres. C’est plus sûr, même si ça complique les navettes de l’un à l’autre. Sur le long terme, ce n’est peut-être pas une si bonne idée que ça. L’éloignement risque d’entraîner la suspicion, et de fabriquer des ennemis à peine dignes de considération, ce qui peut rendre leur mort beaucoup plus facile à envisager. (La voix de Titus était devenue froide et lointaine, presque étrangère, mais c’est d’un ton radouci qu’il poursuivit :) Rappelle-toi bien ça, Sky : nous sommes tous dans le même bateau, même si les choses se compliquent dans l’avenir. — Tu crois que la situation va empirer ? — Je ne sais pas, mais ce qui est à peu près certain, c’est qu’elle ne va pas se simplifier. Et quand ce sera vraiment important, quand nous approcherons du but, tu auras mon âge, et tu seras en position de prendre des responsabilités majeures, même si tu ne diriges pas vraiment le vaisseau. — Tu penses que ça pourrait arriver ? Titus eut un sourire. — Je le dis avec certitude – bien que je connaisse aussi une certaine jeune fille très douée appelée Constanza. Pendant qu’ils parlaient, le Santiago était devenu beaucoup plus gros, mais ils l’approchaient sous un angle différent, cette fois, de sorte que la sphère bulbeuse de la section de commandement ressemblait à une lune grise miniature, ornée d’un filigrane formé par les panneaux et les accrétions de capteurs. Sky pensa à Constanza et se demanda s’il se pouvait que sa sortie l’ait un peu impressionnée malgré tout. Bon, il était quand même dehors, bien que ça n’ait pas été la surprise qu’il avait espéré que ce serait pour elle. Et ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, ça n’avait pas été si difficile à encaisser, au fond… Mais Titus n’avait pas encore fini. — Regarde bien, dit-il alors que la sphère en rotation leur présentait sa face sombre. C’est là que travaillait l’équipe d’inspection de ta mère. Ils étaient attachés à la coque par des harnais magnétiques, ils travaillaient très près de la surface. Le vaisseau était en rotation, évidemment – exactement comme maintenant –, et l’équipe de ta mère n’a pas eu de chance. Elle aurait pu être en train de travailler de l’autre côté du vaisseau quand l’Islamabad s’est désintégré. Mais la rotation les avait amenés juste en face quand il a explosé. Ils ont été frappés de plein fouet, alors qu’ils ne portaient que des combinaisons légères. Il comprenait maintenant pourquoi son père l’avait amené ici. Ce n’était pas seulement pour lui raconter comment sa mère était morte, ou pour l’initier à la réalité glaçante de la disparition d’un cinquième bâtiment de la Flottille. Il y avait aussi ça, bien sûr, mais le message central était gravé là. Sur la coque du vaisseau lui-même. Tout le reste n’avait été qu’une mise en condition. Quand l’éclair les avait frappés, leurs corps avaient brièvement protégé la coque des excès gravissimes de radiation. Ils avaient brûlé dans un éclair – ils n’avaient certainement pas souffert, ainsi qu’il devait l’apprendre par la suite –, mais, à l’instant de leur mort, ils avaient laissé des ombres en négatif d’eux-mêmes. Des taches plus claires sur la coque calcinée. Il y avait là sept formes humaines, figées dans des postures qu’on ne pouvait éviter de trouver torturées, et qui étaient probablement les positions dans lesquelles ils travaillaient quand l’éclair les avait surpris. Il n’y avait aucun moyen de savoir quelle ombre avait été laissée par sa mère. — Tu sais laquelle c’était, hein ? avança-t-il pourtant. — Oui, répondit Titus. Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée, évidemment ; c’est quelqu’un d’autre. Mais oui, je sais laquelle est celle de ta mère. Sky regarda à nouveau les ombres, gravant leurs formes au fer rouge dans son cerveau, sachant qu’il ne retrouverait jamais le courage de revenir ici. Plus tard, il apprendrait qu’on n’avait jamais sérieusement essayé de retirer les ombres. Elles avaient été laissées là, comme une sorte de mémorial non seulement aux sept ouvriers tués à cet endroit mais aussi au millier d’hommes et de femmes anéantis dans cet éclair. Le vaisseau les arborait comme une cicatrice. Qui perdurerait jusqu’au bout du voyage. — Alors ? demanda Titus avec une infime trace d’impatience. Tu veux savoir ? — Non, répondit Sky. Non, je ne veux pas savoir. Jamais. 7 Le lendemain, Amélie me rapporta mes affaires et me laissa les examiner seul. Aussi curieux que je puisse être de le faire, j’avais du mal à me concentrer. J’étais obnubilé par le rêve que je venais à nouveau de faire, et dans lequel je me retrouvais spectateur involontaire d’un épisode de la vie de Sky Haussmann. La première fois que j’avais rêvé de lui, pour autant que je m’en souvienne, c’était lors de mon réveil. Il me semblait qu’il y avait un vaste fossé dans sa vie entre ces deux rêves, mais je les avais à l’évidence faits dans l’ordre chronologique. C’était une sorte de mise en place. Et ma paume avait encore saigné. Une nouvelle croûte de sang coagulé masquait la blessure, et le drap était maculé de sang. Il ne fallait pas une imagination délirante pour voir que les deux étaient liés. Je me rappelais, je ne sais comment, que Haussmann avait été crucifié. Le trou dans ma paume était symbolique de son exécution, et j’avais rencontré un autre homme avec une blessure similaire dans ce qui me semblait un passé simultanément récent et infiniment éloigné. Je croyais me souvenir que l’homme avait aussi de drôles de rêves et qu’il n’en était pas spécialement ravi lui non plus. Enfin, peut-être les affaires que m’avait rapportées Amélie expliqueraient-elles ces rêves. J’essayai de chasser temporairement Haussmann de mon esprit pour me concentrer sur ma tâche. Tous mes biens en ce bas monde, en dehors de ce que je pouvais posséder du côté de Swan, tenaient dans une banale mallette que j’avais avec moi à bord de l’Orvieto. Il y avait une certaine somme en austraux, la monnaie de Sky’s Edge : près d’un million, en grosses coupures. Amélie m’avait dit que ça représentait une petite fortune sur Sky’s Edge – pour ce qu’elle en savait, en tout cas –, mais que ça ne valait presque rien dans le système de Yellowstone. Pourquoi les avais-je sur moi, dans ce cas ? La réponse paraissait assez évidente. Même en tenant compte de l’inflation, les devises de Sky’s Edge devaient encore valoir quelque chose trente ans après mon départ, même si ça ne me permettait que de me payer une nuit d’hôtel. Le fait que j’aie eu cet argent en ma possession permettait de penser que je prévoyais de rentrer chez moi un jour. Je n’avais donc pas l’intention d’émigrer. J’étais venu pour affaires. Pour faire quelque chose. J’avais aussi apporté des expériensticks : des bâtonnets de la taille d’un crayon, bourrés de données numérisées. Sans doute contenaient-ils ce que je prévoyais de vendre lors de mon réveil. Quand on n’était pas un négociant ultra, spécialisé dans les hautes technologies ésotériques, mais seulement très riche, les expériensticks étaient à peu près le seul moyen de préserver une partie de sa fortune en traversant l’espace interstellaire. Il y avait toujours un marché pour ça, quel que soit le niveau de civilisation, avancée ou primitive, de l’acheteur – pourvu, évidemment, qu’il ait la technologie de base nécessaire pour lire ces expériensticks. Ce qui ne poserait aucun problème sur Yellowstone. Depuis les deux cents dernières années, c’était de là que partaient toutes les avancées technologiques et sociales majeures, d’un bout à l’autre de l’espace humain. Les expériensticks étaient scellés dans du plastique transparent, étanche. N’ayant rien pour les lire, j’étais incapable de savoir ce qu’il y avait dedans. Et quoi d’autre ? D’autres devises, qui ne me disaient vraiment rien : des coupures curieusement texturées, arborant des visages et des dénominations étranges, aléatoires. Curieux. Je demandai à Amélie ce que c’était. — C’est la monnaie locale, Tanner. Des billets de Chasm City. Lui, dit-elle en indiquant l’homme qu’on retrouvait sur tous les billets, je crois que c’est Lorean Sylveste. À moins que ce ne soit Marco Ferris. D’où leur nom : des mark’o-Ferris. Enfin, c’est de l’histoire ancienne, de toute façon. — Ces billets ont fait le voyage de Yellowstone à Sky’s Edge et retour. Ils ont au moins trente ans. Ils valent encore quelque chose ? — Ils n’ont sûrement plus beaucoup de valeur. Je ne suis pas une experte en ces questions, cela dit, je pense que ça devrait vous permettre d’aller sur Chasm City. Mais pas beaucoup plus loin. — Et comment faire pour aller à Chasm City ? — Ce n’est pas difficile, y compris aujourd’hui. Il y a un caboteur qui fait le trajet vers New Vancouver, un carrousel en orbite. De là, il faut prendre le béhémoth pour rejoindre la surface de Yellowstone. La somme dont vous disposez devrait suffire, pourvu que vous fassiez une croix-sur certains luxes. — Tels que… ? — Eh bien, toute garantie d’arriver sain et sauf, pour commencer. J’eus un sourire. — Espérons que ma bonne étoile sera avec moi, alors. — Vous ne prévoyez quand même pas de nous quitter tout de suite ? — Non, répondis-je. Pas tout de suite. Il y avait encore deux choses, dans la mallette : une grande enveloppe de papier kraft, et une autre, plus épaisse. Amélie était repartie lorsque je vidai le contenu de la première sur le lit du chalet. Il y avait dedans moins de choses que je ne pensais, et rien qui ressemblât à des révélations sur mon passé, bien au contraire. Le contenu avait tout pour achever de me déconcerter : une douzaine de passeports et de cartes d’identité plastifiées à mon nom, tous valides au moment où j’étais monté à bord du vaisseau, et concernant une partie de Sky’s Edge et de l’espace environnant. Certains comportaient une puce électronique. Je supposai que la plupart des gens auraient pu voyager avec seulement l’un ou l’autre de ces documents, à condition d’accepter de ne pouvoir légalement accéder à certaines zones, mais je déduisis des petits caractères imprimés sur les documents que j’aurais pu me déplacer plus ou moins librement, entrer et sortir des zones en guerre et des États contrôlés par la milice, dans les zones neutres et l’espace en orbite basse autour de la planète. C’étaient les documents d’un individu qui voulait se déplacer sans encombre. Il y avait des anomalies, cependant : des contradictions mineures, d’un document à l’autre, dans les renseignements personnels tels le lieu de naissance et les endroits où je m’étais rendu. D’après certains de ces documents, j’aurais été engagé dans la Milice du Bloc du Sud, et dans d’autres j’étais un spécialiste tacticien de la Coalition du Nord (on disait aussi la « CdN »). D’autres papiers ne faisaient aucune allusion à mon prétendu passé militaire. À en croire ceux-là, je n’étais qu’un consultant spécialisé dans la protection rapprochée, ou je travaillais dans une boîte d’import-export. Soudain, ces documents cessèrent de former un magma troublant pour devenir un ensemble cohérent, qui en disait long sur le genre d’homme que j’avais été. J’étais quelqu’un qui avait besoin de passer les frontières en catimini, un homme qui revêtait toutes sortes d’identités et autant de passés tout aussi fictifs. J’eus l’impression que j’avais été un homme qui vivait dangereusement. Quelqu’un qui devait se faire des ennemis comme d’autres se faisaient des relations. Je suppose que ce n’était pas un problème pour moi, ou alors marginal. J’étais un homme qui pouvait envisager de tuer un moine pervers sans un battement de cils, puis y renoncer parce que le moine ne valait pas la minuscule dépense d’énergie que ça aurait exigé. Mais il y avait trois autres choses tout au fond de l’enveloppe, des choses qui n’en étaient pas tombées tout de suite. Je les sortis délicatement, sentant sous mes doigts la surface lisse de photos. La première montrait une femme d’une beauté sombre, frappante, au sourire fragile, sur un fond de jungle. La photo avait été prise de nuit. En l’inclinant pour mieux voir, je remarquai un homme, de dos, en train d’examiner une arme à feu. Ça aurait pu être moi, mais, dans ce cas, qui avait pris la photo, et pourquoi l’avais-je sur moi ? Gitta, dis-je. Son nom m’était revenu sans effort. Tu es Gitta, hein ? La deuxième photo était celle d’un homme debout sur une piste défoncée bordée par deux rideaux de jungle. Il venait vers celui ou celle qui prenait la photo, et bien qu’il soit à peu près du même âge que moi, et bâti un peu comme moi, ce n’était pas mon visage. Il portait une énorme arme noire en bandoulière sur l’épaule et une cartouchière barrait sa chemise. Derrière lui, la route était obstruée par quelque chose qui ressemblait à un arbre abattu, sauf qu’il était terminé par une souche ensanglantée et que la piste disparaissait presque sous une couche épaisse de sang coagulé. Un nom surgit, de je ne sais où : Dieterling. Miguel Dieterling. Et je sus que c’était un bon ami à moi, mort à présent. Je regardai alors la troisième photo. Elle n’avait ni l’intimité de la première, ni la douteuse gloriole de la seconde. C’était une image en 2-D, prise au téléobjectif. On y voyait un homme qui ne semblait pas savoir qu’on le photographiait. Il marchait rapidement dans un centre commercial, le pointillé des tubes au néon était brouillé par le mouvement panoramique de l’appareil. Le sujet était légèrement flou, lui aussi, mais assez net quand même pour qu’on le reconnaisse. Bien assez net pour l’acquisition de cible, me dis-je. Je me souvenais aussi de son nom. Je pris la plus épaisse des deux enveloppes et la retournai sur le lit. Les pièces complexes, aux bords nets, qui en tombèrent semblaient m’inviter à les rapprocher. Je sentais déjà l’objet calé dans ma paume, prêt à être utilisé. Il était de couleur perlée, et on aurait dit du verre dépoli. Ou du diamant. — On appelle ça une clé, dis-je à Amélie. Vous m’avez immobilisé. J’ai beau être plus grand et plus fort que vous, maintenant, je ne peux plus rien faire, ça me ferait trop mal. Elle me regarda, dans l’expectative. — Et maintenant ? — Maintenant, vous me prenez mon arme, dis-je avec un mouvement du menton en direction de la petite truelle que nous utilisions en guise de pistolet. Elle me l’arracha de sa main libre et la lança au loin comme si elle était empoisonnée. — Vous la lâchez trop facilement. — Non, dis-je. Avec la pression que vous appliquez sur ce nerf, je ne peux pas faire autrement que de la lâcher. C’est de la biomécanique, Amélie, tout simplement. Je pense qu’Alexei devrait vous donner encore moins de fil à retordre. Nous étions dans la clairière, devant le chalet. C’était ce qui passait pour une fin d’après-midi à l’hospice Mnémos, et le filament central qui simulait le soleil passait du blanc à un orange éteint. C’était une drôle de lumière d’après-midi, parce qu’elle tombait toujours à la verticale et ne procurait pas la lueur de face qui aplatissait les traits, ou les longues ombres de tout soleil se couchant sur une planète. Nous n’y faisions pas très attention, de toute façon. Depuis deux heures, je montrais à Amélie des techniques d’autodéfense basiques. Pendant la première heure, elle s’était exercée à m’attaquer, ce qui consistait à effleurer une partie de mon corps avec le tranchant de la truelle. Elle n’avait pas réussi une seule fois, alors que je m’efforçais de prêter le flanc à ses attaques. J’avais beau serrer les dents, me dire que, cette fois, j’allais la laisser faire, elle n’y arrivait jamais. Enfin, au moins, ça démontrait qu’une solide technique aurait toujours le dessus sur un agresseur maladroit. Mais je sentais que ça venait, et elle avait fait beaucoup de progrès lorsque nous inversâmes les rôles, pour la deuxième heure. Là, au moins, je pouvais reculer, me déplacer assez lentement pour qu’Amélie apprenne les mouvements d’interception adaptés à chaque situation. C’était une très bonne élève ; elle avait réussi à apprendre en une heure ce qui aurait normalement pris deux jours. Ses mouvements n’étaient pas encore coulés, pas encore assez ancrés dans sa mémoire musculaire, et elle télégraphiait ses intentions, mais aucun de ces défauts n’aurait beaucoup d’importance contre un amateur comme le frère Alexei. — Vous pourriez aussi me montrer comment le tuer, hein ? demanda Amélie alors que nous reprenions notre souffle – ou, plutôt, que j’attendais qu’elle ait repris son souffle –, assis dans l’herbe. — C’est ce que vous voulez ? — Non. Bien sûr que non. Je veux juste qu’il arrête. J’observais, sur la courbure opposée de Mnémos, les petites silhouettes pas plus grosses que des têtes d’épingles qui travaillaient dans les cultures en terrasse. Tout le monde se dépêchait de finir pendant qu’il y avait encore assez de lumière. — Je doute qu’il revienne après la petite séance dans la grotte, dis-je. Et quand bien même, vous aurez un avantage sur lui, et je vous parie qu’après ça, il vous fichera la paix. Je connais le genre, Amélie. Il préférera choisir une proie plus facile. Elle réfléchit un instant, l’air de plaindre d’avance celle qui allait devoir endurer les mêmes tourments qu’elle. — Je sais que ce n’est pas une chose à dire, mais je déteste cet homme. Nous pourrions répéter ces mouvements demain ? — Évidemment. En fait, j’insiste : vous avez fait pas mal de progrès, mais vous avez encore des faiblesses. — Merci. Tanner… ça vous ennuie si je vous demande comment vous savez tout ça ? Je réfléchis aux papiers d’identité que j’avais trouvés dans l’enveloppe. — J’étais un spécialiste de la protection rapprochée. — Et ? J’eus un sourire attristé, et je me demandai ce qu’elle savait du contenu de cette enveloppe. — Et d’autres choses. — On m’a dit que vous étiez dans l’armée. — Oui. Je crois que j’y ai été. Mais sur Sky’s Edge, tout le monde, ou à peu près, était plus ou moins impliqué dans le conflit. Il n’était pas facile de rester à l’écart. La grande idée, vous comprenez, c’était que, si on ne faisait pas partie de la solution, on faisait partie du problème. Si vous ne preniez pas position, vous étiez systématiquement considéré, par défaut, comme un sympathisant de l’autre camp. C’était une simplification abusive, évidemment. Elle ne tenait pas compte du fait que les riches aristocrates pouvaient acheter leur neutralité comme on fait ses courses chez l’épicier, mais pour le citoyen lambda aux moyens limités de la Péninsule, ce n’était pas loin de la vérité. — On dirait que vous vous souvenez bien de ça, en tout cas. — Ça commence à revenir. Ce coup d’œil à mes affaires personnelles m’a sûrement aidé. Elle eut un hochement de tête encourageant, et j’éprouvai une vague pointe de remords. Je m’en voulais de lui mentir. Les photos ne s’étaient pas contentées de donner un coup de pouce à ma mémoire ; elles avaient fait bien plus. Mais, pour l’instant, je décidai de maintenir provisoirement l’illusion d’amnésie partielle. J’espérais seulement qu’Amélie n’était pas assez rusée pour voir clair dans mon jeu. Je n’étais pas du genre à sous-estimer les Mendiants dans les manœuvres qui s’annonçaient à l’horizon. J’étais bel et bien un soldat. Mais, comme je l’avais déduit des différents passeports et papiers d’identité contenus dans l’enveloppe, je n’étais pas seulement doué pour le métier des armes. Ce n’était que le noyau autour duquel orbitaient mes autres dons. Tout n’était pas encore complètement net dans mon esprit, mais j’en savais beaucoup plus que la veille. J’étais né dans une famille aristocratique, sur le barreau inférieure de l’échelle sociale : pas vraiment pauvre, mais en lutte constante pour préserver une façade d’opulence. Nous vivions à Nueva Iquique, sur la côte sud-est de la Péninsule. C’était une colonie discrète, protégée du conflit par une chaîne de montagnes traîtresses ; endormie et sans passion, même dans les années les plus sombres de la guerre. Les gens du Nord descendaient souvent la côte à la voile et s’installaient à Nueva Iquique pour fuir la violence, même quand nous étions techniquement ennemis, et les mariages interraciaux entre descendants de différentes lignées de la Flottille n’étaient pas rares. J’appris, en grandissant, à lire le langage hybride de l’adversaire presque aussi couramment que le nôtre. Je trouvais bizarre que nos chefs nous incitent à haïr ces gens. Même les livres d’histoire s’accordaient à dire que nous étions unis quand les vaisseaux avaient quitté Mercure. Mais il s’était passé tant de choses… En grandissant, j’appris que, même si je n’avais rien contre les gènes ou les croyances des alliés de la Coalition du Nord, c’étaient nos ennemis malgré tout. Ils avaient commis leur part d’atrocités, tout comme nous. Oh, je ne méprisais pas ceux que je combattais, mais j’avais le devoir moral de contribuer à l’effort de guerre, en aidant notre camp à obtenir la victoire, et ce le plus vite possible. C’est ainsi qu’à vingt-deux ans je m’étais engagé dans la Milice du Bloc du Sud. Je n’étais pas un soldat dans l’âme, mais je pigeais vite. Il fallait bien ; surtout quand on était lancé dans la bagarre quelques semaines seulement après avoir tenu son premier flingue. Je me révélai un tireur d’élite tout à fait convenable. Plus tard, grâce à l’entraînement approprié, je devins un tireur exceptionnel – et j’eus la chance d’être dans une unité qui avait besoin d’un tireur d’élite. Je me rappelais aussi le premier homme que j’avais tué – ou plutôt, mes premières victimes. Nous étions perchés en haut des collines envahies par la jungle, et nous dominions une clairière où les troupes de la CdN déchargeaient un engin de transport à effet de sol. Avec un calme implacable, je fermai un œil et visai, l’un après l’autre, chacun des hommes de l’unité. L’arme était chargée de micro-munitions subsoniques ; rigoureusement silencieuses et à déflagration retard réglée sur quinze secondes. Assez de temps pour loger une balle de la taille d’un moustique dans le cou de chacun des hommes et les regarder se gratter distraitement, se croyant piqués par un insecte ; le temps que le huitième et dernier ait remarqué que quelque chose n’allait pas, il était beaucoup trop tard. L’escouade tomba dans la gadoue avec un ensemble terrifiant. Plus tard, nous descendîmes de la colline et nous réquisitionnâmes les provisions pour notre propre unité, enjambant les cadavres grotesquement déformés par les explosions internes. C’était la première fois que je goûtais à la mort. C’était comme dans un rêve. Je me demandais parfois ce qui serait arrivé si le délai avait été fixé à moins de quinze secondes, et si le premier homme était tombé avant que j’aie fini de plomber les autres. Aurais-je eu le sang-froid du vrai sniper, la volonté glacée de continuer, malgré tout ? Ou le choc dû à ce que j’étais en train de faire m’aurait-il atteint de plein fouet, si brutalement que j’aurais jeté mon arme avec révulsion ? Enfin, je m’étais toujours dit qu’il ne servait à rien de ruminer ce qui aurait pu arriver. Tout ce que je savais, c’était qu’après cette première série de mises à mort, dans toute leur irréalité, ça n’avait plus jamais été un problème. Presque jamais. Le métier de sniper faisait qu’on ne voyait pratiquement jamais l’ennemi autrement que sous la forme d’une silhouette filiforme, impersonnelle. Trop éloignée pour être humanisée, par des détails du visage ou une expression de douleur, quand la balle atteignait sa cible. Je n’avais presque jamais besoin de tirer une seconde fois. Pendant un moment, je pensai avoir trouvé une niche, un endroit sûr où je pouvais me blinder psychologiquement contre ce que la guerre avait de pire à offrir. J’étais valorisé par mon unité, protégé comme un talisman. Bien que, pas une fois, je n’aie accompli un acte héroïque, mes dons de tireur avaient fait de moi un héros. J’étais heureux, si tant est qu’une chose pareille soit possible à la guerre, dans quelque guerre que ce soit. En fait, je savais que c’était possible : j’avais vu des hommes et des femmes pour qui la guerre était une maîtresse capricieuse et vindicative. Une maîtresse qui leur ferait constamment du mal, mais vers qui ils retourneraient inévitablement, estropiés et affamés. Le plus grand mensonge de tous les temps était que la guerre rendait tout le monde misérable ; que si on avait vraiment le choix, on supprimerait la guerre à jamais. Peut-être la condition humaine en serait-elle ennoblie, mais si la guerre ne recelait pas une sombre et étrange séduction, pourquoi étions-nous toujours si réticents à y renoncer pour la paix ? Ça passait toutes les explications aussi simplistes que l’accoutumance au combat. J’avais connu des hommes et des femmes qui se targuaient d’avoir éprouvé une excitation sexuelle après avoir tué un ennemi ; des gens accros au potentiel érotique de la mort donnée. Cela dit, mon bonheur était d’une nature plus simple : j’étais heureux parce que j’avais conscience d’avoir trouvé mon plus beau rôle. Je faisais ce que je croyais être le bien, tout en étant protégé du risque bien réel de mourir en première ligne. Et je ne voyais pas pourquoi ça changerait. Je pensais que je finirais par être décoré, et que si je ne restais pas un sniper jusqu’à la fin de la guerre, ce serait seulement parce que l’armée aurait considéré mes dons comme trop précieux pour que je risque ma vie sur le front. On m’enverrait peut-être dans l’un de ces commandos d’agents secrets chargés des opérations spéciales, assurément plus périlleuses ; mais je me disais que le plus probable était qu’on m’envoie comme instructeur dans l’un des camps d’entraînement, mission suivie par une retraite anticipée et l’assurance fallacieuse que j’avais contribué à l’issue du conflit – et à la victoire. Évidemment, les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Une nuit, notre unité tomba dans une embuscade. Nous avions été interceptés par un commando d’incursion profonde de la CdN, et en quelques minutes j’avais appris le vrai sens de ce qu’on désignait par l’euphémisme « combat rapproché ». Pas d’armes à rayon de particules avec aide à l’acquisition de cible ; pas de nanomunitions à détonation retard. Le combat rapproché aurait été infiniment plus familier à un soldat du millénaire précédent : la fureur hurlante d’êtres humains collés les uns aux autres, fouillant des ventres avec des armes de métal affûtées, baïonnettes, poignards, écrasant des larynx des deux mains ou crevant des yeux avec les doigts. La seule façon de survivre commandait de désactiver toutes les fonctions supérieures de son cerveau et de régresser à l’état animal. Ce que je fis. Et ce faisant, j’appris une vérité plus profonde encore sur la guerre : une fois que vous aviez ouvert la porte à l’animal en vous, il n’y avait plus moyen de revenir en arrière. Je ne cessai jamais d’être un tireur d’élite quand la situation l’exigeait, mais je ne fus plus jamais purement un sniper. Je prétendis avoir perdu mon don ; on ne pouvait plus se fier à moi pour les assassinats les plus critiques. C’était un mensonge plausible : les snipers étaient follement superstitieux, et beaucoup d’entre eux développaient des blocages psychosomatiques qui nuisaient à leur fonctionnement. J’évoluai dans différentes unités, exigeant des transferts opérationnels qui me rapprochaient chaque fois du front. Je développai une technicité des armes qui allait bien au-delà de mes compétences de tireur d’élite : j’étais devenu un virtuose au don surnaturel, capable de faire chanter n’importe quel instrument. Je me portai volontaire pour des missions d’infiltration profonde qui m’envoyaient derrière les lignes ennemies pendant des semaines d’affilée, vivant de rations de survie minutieusement comptées (la biosphère de Sky’s Edge ressemblait plus ou moins à celle de la Terre, mais au niveau de la chimie cellulaire elle était complètement incompatible : on n’y trouvait rigoureusement aucune flore originelle nutritive, ou susceptible d’être ingérée sans déclencher une réaction anaphylactique fatale). Au cours de ces longs épisodes de solitude, je laissais à nouveau émerger l’animal et je retournais à l’état sauvage : doté d’une patience et d’une tolérance à l’inconfort quasi illimitées. Je devins un tireur solitaire, qui ne recevait plus ses ordres de la chaîne habituelle de commandement, mais de sources mystérieuses et indécelables qui planaient dans les cimes de la Milice. Mes missions devenaient de plus en plus étranges, leur but de moins en moins intelligible. D’évidentes – des officiers de la CdN –, mes cibles devinrent plus floues, comme choisies au hasard, mais je ne doutai jamais que ces assassinats programmés obéissaient à une logique, qu’ils faisaient partie d’un plan tortueux, minutieusement élaboré. Et même quand on me demanda, à plusieurs reprises, d’abattre des cibles qui portaient le même uniforme que moi, je supposai que c’étaient des espions, des traîtres potentiels, ou simplement – même si la conclusion n’était pas agréable – des hommes loyaux qui devaient mourir parce que, d’une façon ou d’une autre, leur existence nuisait à la bonne marche d’un plan impénétrable. Je ne me souciais même plus de savoir si mes actes servaient un quelconque « plus grand bien ». Pour finir, je cessai d’attendre les ordres pour commencer à les solliciter, coupant les liens avec la hiérarchie et acceptant les contrats de tous ceux qui voulaient bien me payer. Je cessai d’être un soldat pour devenir un mercenaire. C’est alors que je rencontrai Cahuella pour la première fois. — Je suis sœur Duscha, dit la plus âgée des deux Mendiantes, une femme sèche, à la mine austère. Vous avez peut-être entendu parler de moi. Je suis la neurologue de l’hospice. Je crains, Tanner Mirabel, que votre esprit n’ait été sévèrement atteint. Duscha et Amélie étaient debout devant la porte du chalet. J’avais prévenu Amélie, il y avait une heure à peine, que j’avais l’intention de quitter Mnémos dans la journée. — Je regrette vraiment, Tanner, dit Amélie d’un air contrit, mais je ne pouvais pas faire autrement que de l’informer. — Vous n’avez pas à vous excuser, ma sœur, dit Duscha d’un ton tranchant en passant devant sa subordonnée. Que ça lui plaise ou non, vous n’avez fait que votre devoir. Alors, Tanner Mirabel. Par où allons-nous commencer ? — Par où vous voudrez. Je m’en vais, de toute façon. L’un des robots à tête ovoïde trottina derrière Duscha en cliquetant sur le plancher. Je fis mine de me lever, mais Duscha plaça une main ferme sur ma cuisse. — Ne dites pas de bêtises. Vous n’irez nulle part pour le moment. Je regardai Amélie. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je croyais que je pouvais partir quand je voulais ? — Oh, vous êtes libre de partir, Tanner… commença Amélie, d’un ton rien moins que convaincant. — Mais il n’en aura pas envie, quand il connaîtra les faits, la coupa Duscha en s’asseyant au bord du lit. Vous me permettez de vous expliquer ? Lors de votre réveil, Tanner, nous avons procédé sur vous à un examen médical approfondi, en insistant surtout sur votre cerveau. Nous pensions que vous étiez amnésique, mais nous devions nous assurer que vous n’aviez pas subi de dégâts irréversibles, ou que vous n’aviez pas d’implants à extraire. — Je n’ai pas d’implants. — Non, en effet. Mais je crains que vous n’ayez subi des dommages… d’une certaine sorte. Elle claqua des doigts à l’intention du robot qui s’approcha en trottinant. Il n’y avait plus rien sur le lit, mais, une minute plus tôt, j’étais en train de remonter le pistolet à ressort, d’assembler les pièces en procédant par approches successives jusqu’à ce que la chose soit à moitié remontée. Quand j’avais vu Amélie et Duscha venir vers le chalet, en coupant à travers la pelouse, j’avais fourré les pièces sous l’oreiller. Les pièces de diamant aux formes curieuses n’avaient pu que les intriguer lorsqu’elles avaient fouillé mes affaires, mais je doutais qu’elles aient compris ce qu’elles représentaient. À présent, le doute ne serait guère permis. — Quel genre de dégâts, sœur Duscha ? demandai-je. — Je vais vous faire voir. De la tête ovoïde du robot jaillit un écran sur lequel s’afficha l’image lilas d’un crâne en lente rotation, plein de concrétions fantomatiques complexes pareilles à des nuages d’encre laiteuse. Je ne le reconnus évidemment pas comme le mien, mais je savais que c’était mon cerveau qu’elles me montraient. Duscha promena ses doigts sur la masse en rotation. — Le problème, ce sont ces masses claires, Tanner. Avant votre réveil, je vous ai injecté de la bromodéoxyuridine. C’est une substance identique à la thymidine, l’un des acides nucléiques de l’ADN. Elle se substitue à la thymidine dans les nouvelles cellules cérébrales et agit, de ce fait, comme marqueur de la neurogenèse. Les taches claires mettent en évidence l’accumulation de ce marqueur, et donc les foyers de croissance cellulaire récente. — Je croyais que les cellules du cerveau ne pouvaient en aucun cas se régénérer… — C’est un mythe que nous avons enterré il y a cinq cents ans, Tanner. Cela dit, dans un certain sens, vous avez raison : le processus est encore rare chez les mammifères évolués. Mais ce que vous voyez sur ce scanner représente quelque chose de beaucoup plus foisonnant : des régions concentrées, spécialisées, de neurogenèse récente – et continue. Ce sont des neurones en fonction, organisés en structures complexes et reliés à vos neurones existants. Tout cela est très délibéré. Vous remarquerez que les taches claires sont situées près de vos centres de perception. Je crains que ce ne soit tout à fait caractéristique, Tanner. Si votre main ne nous en avait pas donné une preuve supplémentaire… — Ma main ? — Vous avez une plaie au creux de la main. C’est symptomatique de l’infection par l’une des familles de virus d’endoctrinement de Haussmann. Nous avons repéré le virus dans votre sang. Vous êtes contaminé. Le virus s’introduit dans votre ADN et génère de nouvelles structures neurales. Il n’y avait plus aucune raison de bluffer, à présent. — Je suis surpris de la sûreté de votre diagnostic… — Nous l’avons suffisamment formulé, au fil des ans, répondit Duscha. Le virus infecte un certain pourcentage de tous les derrières de… euh, des flopées de dormeurs qui nous arrivent de Sky’s Edge. Au début, évidemment, nous n’en revenions pas. Nous avions entendu parler des adorateurs de Haussmann – inutile de dire que nous n’approuvons pas la façon dont ils se sont approprié l’iconographie de notre propre système de croyance –, et il nous a fallu un moment pour comprendre qu’il y avait un mécanisme de contamination virale, et que les gens que nous voyions étaient des victimes plutôt que des adeptes. — Mais nous pouvons vous aider, Tanner, ajouta Amélie. J’ai entendu dire que vous rêviez de Sky Haussmann ? Je hochai la tête mais ne répondis pas. — Eh bien, nous pourrions éliminer le virus, reprit Duscha. C’est une souche faible et elle s’éliminera d’elle-même avec le temps, mais nous pouvons accélérer le processus, si vous voulez. — Si je veux ? Je m’étonne que vous ne m’en ayez pas encore débarrassé ! — Seigneur ! Nous ne ferions jamais une chose pareille ! Après tout, vous auriez pu vous faire contaminer volontairement. Et dans ce cas, nous n’avions pas le droit de vous débarrasser du virus. (Duscha tapota le robot, qui rétracta son écran et ressortit d’une démarche dansante de crabe métallique cliquetant.) Mais si vous voulez que nous vous guérissions, nous pouvons vous administrer immédiatement le traitement curatif. — Et combien de temps lui faut-il pour agir ? — Cinq ou six jours. Nous suivrons le processus de près, naturellement. Le traitement exige parfois un petit réglage… — Alors, désolé, mais il faudra que ça passe tout seul. — Ainsi soit-il, conclut Duscha d’un ton pincé. Elle se leva et quitta la pièce en coup de vent, son robot la suivant docilement. — Tanner, je… commença Amélie. — Je ne veux pas en parler. D’accord ? — Je ne pouvais pas faire autrement que de la mettre au courant. — Je sais. Et je ne vous en veux pas. C’est juste que je ne veux pas que vous tentiez de me convaincre de rester, d’accord ? Elle ne répondit pas, mais le message était passé. Après cela, je passai une demi-heure avec elle, à répéter encore quelques exercices. Nous travaillâmes presque en silence, ce qui me laissa tout le temps de réfléchir à ce que Duscha m’avait montré. Je repensai alors à Vasquez la Main Rouge. Il m’avait assuré qu’il n’était plus contagieux. C’était probablement lui qui m’avait contaminé, mais je ne pouvais entièrement exclure l’idée que j’avais été infecté par le virus quand j’étais dans le lift, à proximité de tous ces adeptes de Haussmann. Enfin, d’après Duscha, la souche qui m’affectait n’était pas très virulente. Elle avait peut-être raison. Jusque-là, mes seuls symptômes étaient les stigmates et les deux rêves que j’avais faits. Je ne voyais pas Sky Haussmann en plein jour, et je ne rêvais pas de lui tout éveillé. Je n’étais pas obsédé par lui, et rien, aucun signe avant-coureur, ne me permettait de penser que ça m’arriverait jamais. Je n’éprouvais pas le désir de m’entourer d’objets de culte évocateurs de sa vie ou de son époque ; il ne m’inspirait aucun sentiment de vénération. Pour moi, ce n’était qu’un personnage historique, un homme qui avait fait quelque chose d’effroyable et avait subi un terrible châtiment, mais qu’on ne pouvait évacuer comme ça car il nous avait aussi fait don d’un monde. Il y avait des personnages historiques plus anciens qui avaient des réputations mitigées, et dont les actes étaient peints dans des tons de gris tout aussi boueux. Je n’avais pas l’intention de me mettre à adorer Haussmann rien que parce que sa vie passait en boucle dans ma tête quand je dormais. J’étais plus fort que ça. — Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si pressé de nous quitter, me dit Amélie lors d’une pause, en repoussant une mèche de cheveux humides sur son front. Il vous a fallu quinze ans pour arriver ici ; qu’est-ce que c’est que quelques semaines de plus ? — Vous savez, Amélie, je ne suis pas du genre patient. Elle me regarda d’un air sceptique, alors je tentai de me justifier : — Écoutez, ces quinze ans n’ont jamais existé, pour moi. J’ai l’impression que c’est hier que j’étais en train d’attendre l’embarquement du vaisseau. — L’argument vaut toujours. Le fait que vous arriviez une semaine ou deux plus tard ne fera aucune différence au regard de Dieu. Ça changerait tout, au contraire, me dis-je. Ça ferait toute la différence du monde, mais Amélie ne pouvait pas connaître la vérité. Je devais me contenter de lui répondre aussi naturellement que possible. — En réalité… j’ai une bonne raison de partir au plus vite. Ça n’apparaît pas dans vos dossiers. Je viens de me souvenir que je voyageais avec un autre homme qui a peut-être été ranimé avant moi. — C’est possible. Enfin, je suppose, si l’autre homme a été mis à bord du vaisseau avant vous. — C’est ce que je me disais. En réalité, il se pourrait qu’il ne soit même pas passé par l’hospice, s’il n’y a pas eu de complications. Il s’appelle Reivich. Elle eut l’air étonnée, mais pas suspicieuse. — Je me souviens d’un homme qui portait ce nom. Il est bien venu chez nous. Argent Reivich, c’est ça ? — Oui, acquiesçai-je avec un sourire. C’est bien ça. 8 Argent Reivich. Ce nom ne me disait peut-être rien il y avait encore peu de temps, mais j’avais du mal à le croire, à présent. Pendant trop longtemps, ce nom – son nom –, son existence et le fait qu’elle se poursuive avaient été ce qui définissait mon univers. Cela dit, je me souvenais bien du moment où je l’avais entendu pour la première fois. C’était à la Ferme aux Serpents, le soir où j’avais appris à Gitta à se servir d’une arme. Je repensai à ce moment tout en poursuivant l’instruction d’Amélie. Le palais de Cahuella, sur Sky’s Edge, était un long bâtiment bas en forme de H, entouré de toutes parts par la jungle luxuriante. Sur le toit était posé un autre étage en forme de H, mais un peu plus petit, de sorte qu’il se trouvait au milieu d’une terrasse ceinte d’un muret. L’espace dégagé d’une centaine de mètres qui entourait la Ferme aux Serpents était invisible de la terrasse, à moins de s’approcher du muret et de regarder par-dessus. On avait alors l’impression que l’épaisse marée verte de la jungle allait nous engloutir. La nuit, la jungle était une immensité vidée de toute couleur, emplie du vacarme étrange de mille formes de vie indigènes. Il n’y avait aucune autre espèce de colonie humaine dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Le soir où j’avais appris à Gitta à tirer, il faisait étrangement clair. Le ciel était une prairie d’étoiles posée sur la cime des arbres et qui montait jusqu’au zénith. Il n’y avait pas de grosses lunes autour de Sky’s Edge, et les rares habitats éclairés en orbite autour de la planète étaient en dessous du niveau de l’horizon, mais la terrasse était illuminée par des myriades de torches placées dans les bouches des statues d’hamadryades dorées dressées tout le long du mur, sur des piédestaux de pierre. Cahuella était un dingue de chasse. Il avait une obsession : capturer une hamadryade « quasi adulte », comme on disait, pour remplacer l’unique spécimen immature, le « jeune sujet », qu’il avait réussi à prendre l’année précédente et qui vivait maintenant dans les caves tentaculaires de la Ferme aux Serpents. Il m’avait embauché depuis peu pour ce safari, et c’était la première fois que je voyais sa femme. Une ou deux fois, je l’avais vue toucher aux fusils de chasse de Cahuella, mais elle n’avait apparemment jamais manié une arme avant cette expédition. Cahuella m’avait demandé de lui donner quelques leçons de tir pendant que nous étions en vadrouille, et bien qu’elle ait fait des progrès, il était clair que Gitta ne serait jamais une grande gâchette. Ce n’était pas très grave ; elle n’avait aucune passion pour la chasse. Elle supportait le safari avec un calme stoïcisme, mais tuer des créatures ne lui inspirait pas l’enthousiasme primitif que cela suscitait chez Cahuella. Cahuella lui-même finit par se rendre compte qu’il perdait son temps à essayer de la convertir à la chasse. Pourtant, il tenait à ce qu’elle sache se servir d’une arme à feu – mais une plus petite, à présent, pour se défendre. — Pourquoi ? demandai-je. Vous embauchez des gens comme moi pour que Gitta n’ait pas à se préoccuper de sa sécurité. Nous étions seuls, à ce moment-là, dans l’un des vivariums vides. — C’est que j’ai des ennemis, Tanner. Vous êtes excellent, et les hommes qui sont sous vos ordres sont bons aussi, mais ils ne sont pas infaillibles. Un assassin isolé pourrait contourner vos défenses. — Certes, répondis-je. Mais un homme assez doué pour ça serait aussi assez doué pour vous éliminer l’un ou l’autre sans que vous ayez le temps de dire ouf. — Quelqu’un d’aussi doué que vous, Tanner ? Je réfléchis aux mesures de précaution que j’avais prises, autour de la Ferme aux Serpents et à l’intérieur. — Non, Cahuella, répondis-je. Il faudrait qu’il soit bien meilleur que moi. — Et vous voyez des gens comme ça, dans le secteur ? — On trouve toujours meilleur que soi. La seule question est de savoir si quelqu’un est prêt à y mettre le prix. Il posa une main sur l’un des vivariums d’amphibiens vides. — Alors, raison de plus : une chance de se défendre vaut mieux que rien du tout. Force m’était d’admettre qu’il y avait une espèce de logique dans son raisonnement. — Bon. Si vous insistez… Je lui apprendrai. — Pourquoi ces réticences ? — Les armes sont des objets dangereux. Je vis le sourire de Cahuella à la maigre lumière jaune diffusée par les tubes encastrés dans les vivariums. — C’est même leur intérêt. Enfin, il me semble. Nous commençâmes peu après. Gitta était une élève pleine de bonne volonté, mais pas aussi rapide qu’Amélie, et de loin. Ce n’était pas une question d’intelligence ; juste un déficit fondamental d’aisance, de mobilité, une faiblesse constitutionnelle dans la coordination entre l’œil et la main dont personne ne se serait jamais rendu compte si Cahuella n’avait pas insisté pour que je lui donne ces leçons. Ça ne voulait pas dire que c’était sans espoir, mais ce qu’Amélie pigerait en une heure, Gitta mettait toute la journée à en effleurer les rudiments. S’il s’était agi d’une recrue de mon ancienne unité, jamais je ne me serais prêté à cette pantalonnade. Quelqu’un d’autre se serait chargé de lui trouver une tâche plus adaptée à ses talents – le renseignement, ou Dieu sait quoi. Mais Cahuella voulait que Gitta apprenne à se servir d’une arme à feu. Alors j’exécutai ses ordres. Sans états d’âme. C’était Cahuella qui décidait de ce que je devais faire. Et passer du temps avec Gitta n’était pas précisément une corvée. C’était une femme séduisante : une beauté d’origine Scandinave, aux pommettes étonnamment hautes, souple et gracieuse, avec une musculature de danseuse. Je ne l’avais jamais touchée avant cette leçon de tir, et je n’avais eu que très peu de raisons de lui parler, même si j’avais déjà pas mal fantasmé sur elle. Maintenant, chaque fois que je devais rectifier sa position par de douces pressions sur ses bras, ses épaules ou le bas de ses reins, les battements de mon cœur s’accéléraient ridiculement. Quand je lui parlais, je m’efforçais de le faire de la voix douce et calme que la situation me paraissait exiger, mais, à mes oreilles, elle me paraissait forcée et adolescente. Si Gitta remarquait quoi que ce soit dans mon attitude, elle n’en manifestait rien. Elle était uniquement concentrée sur la leçon en cours. J’avais installé autour de cette partie de la terrasse un générateur de champ à fréquence radio dirigé vers le microprocesseur des lunettes antiflash qu’elle portait. Du matériel d’entraînement militaire standard prélevé dans l’énorme dépôt de matériel volé ou acheté au marché noir que Cahuella avait accumulé au fil des ans. Des fantômes apparaissaient dans le champ de vision de Gitta, esquissés sur ses lunettes comme s’ils se déplaçaient sur la terrasse. Tous n’étaient pas hostiles, mais Gitta n’avait qu’une fraction de seconde pour décider sur qui tirer. En réalité, c’était de la blague. Seul un tueur doté d’une habileté surnaturelle aurait eu une chance de s’introduire dans la Ferme aux Serpents, et un tueur de cet acabit n’aurait pas laissé le moindre instant à Gitta pour se décider. Enfin, elle ne s’en sortait pas trop mal pour sa cinquième leçon. Au moins, elle visait et tirait sur les bonnes cibles neuf fois sur dix, marge d’erreur tolérable à ce stade, en espérant que je n’aurais jamais la malchance d’être la dixième cible, celle qui n’avait pas l’intention de la tuer. Cela dit, elle n’était pas d’une grande efficacité. Nous utilisions des armes à projectiles – les armes à rayon dont nous disposions étant trop lourdes et trop peu maniables pour l’autodéfense. Par sécurité, j’aurais pu programmer l’arme à ne pas tirer lorsque nous étions dans la ligne de mire, Gitta et/ou moi, sans parler des précieuses statues d’hamadryades de Cahuella. Mais je pensais que si l’arme était neutralisée, la séance serait trop artificielle pour être d’une quelconque utilité. Au lieu de cela, j’avais chargé l’arme avec des projectiles « intelligents » renfermant un microprocesseur programmé par le même champ qui reprogrammait les lunettes de Gitta. Le processeur commandait de petites giclées de gaz qui propulsaient la balle et la détourneraient de sa trajectoire si elle était considérée comme dangereuse. Si l’angle de déflexion exigé était trop aigu, la balle s’autodétruirait dans un nuage de vapeur de métal brûlant propulsé à une vitesse inouïe, occasionnant probablement quelques conséquences peu agréables, mais beaucoup moins qu’une balle de petit calibre dirigée droit sur votre tête. — Comment je m’en tire ? demanda Gitta lorsque nous dûmes recharger l’arme. — Votre acquisition de cible s’améliore. Essayez seulement de viser plus bas, la poitrine plutôt que la tête. — Pourquoi la poitrine, Tanner ? Mon mari dit que vous arrivez à tuer un homme d’une seule balle dans la tête. — J’ai plus de pratique que vous. — Mais… c’est vrai, ce qu’on dit de vous ? Que quand vous tirez sur quelqu’un, vous… Je finis pour elle : — Que j’élimine certaines zones spécifiques des fonctions cérébrales ? Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte, Gitta. J’arrive peut-être à mettre une balle dans un hémisphère plutôt que dans l’autre, mais c’est pas tous les jours dimanche, loin de là… — Vous avez quand même une sacrée réputation. — On dirait. Mais c’est bien tout. — Si c’était de mon mari qu’on disait ça, fit-elle avec un coup d’œil circonspect en direction de l’étage supérieur de la maison, il s’en gargariserait nuit et jour. Alors que vous, vous essayez toujours de minimiser. Voilà ce que je crois, Tanner. — Je minimise parce que je ne voudrais pas que vous me preniez pour quelqu’un que je ne suis pas. — Ça, Tanner, il n’y a pas de danger. Je crois savoir exactement qui vous êtes. Un homme qui a sa conscience pour lui, et qui travaille pour quelqu’un qui ne dort pas si bien que ça la nuit. — Je n’ai pas la conscience particulièrement nette, » croyez-moi. — Vous devriez voir celle de Cahuella… Elle riva son regard au mien pendant un moment. Je baissai les yeux sur l’arme. — Tiens, fit Gitta, un ton plus haut. Quand on parle du loup… ! — On parle de moi ? fit Cahuella en descendant du niveau supérieur, un verre de pisco sour à la main. Enfin, vu l’intérêt du sujet, on ne peut pas vous en vouloir, hein ? Alors, comment marchent les leçons ? — Eh bien, je pense que nous faisons de gros progrès, répondis-je. — Ça, c’est pur mensonge ! fit Gitta. Je tire comme un cochon, et Tanner est trop poli pour le dire. — Les choses qui en valent la peine ne sont jamais faciles, répondis-je. Gitta sait tirer au pistolet, maintenant, et elle fait la différence entre les amis et les ennemis la plupart du temps. Cela dit, il n’y a rien de magique là-dedans. Elle a travaillé dur pour en arriver là. Maintenant, si vous en demandez davantage, il se peut que ce ne soit pas si facile… — On peut toujours s’améliorer. C’est vous le professeur, après tout. Puis il indiqua, d’un mouvement du menton, le fusil dans lequel je venais d’introduire un nouveau chargeur. — Hé, montrez-lui votre truc ! — Lequel ? demandai-je en essayant de ne pas m’énerver. D’habitude, Cahuella avait l’intelligence de ne pas qualifier de « truc » un talent acquis au prix d’un travail assidu. — Vous savez bien, fit Cahuella en trempant ses lèvres dans son verre. Je reprogrammai l’arme pour que les balles ne soient plus déviées si elles se trouvaient sur des trajectoires aléatoires. Il voulait un « truc » ? Eh bien, il allait être servi… D’habitude, quand je tire avec une arme de poing, j’adopte la position classique du tireur d’élite : les pieds légèrement écartés pour avoir le maximum d’équilibre, l’arme supportée par en dessous d’une main, la crosse dans l’autre, les bras tendus au niveau des yeux, articulations bloquées pour encaisser le recul s’il s’agit d’une arme à balles et non à rayons. Mais là, je tins mon arme d’une seule main, à hauteur de la ceinture, comme les cow-boys du temps jadis qui dégainaient plus vite que leur ombre ; je regardais mon pistolet d’en haut et non dans le viseur. Mais j’avais répété cette position si souvent que je savais exactement où la balle allait se loger. Je pressai la détente et tirai sur l’une des statues d’hamadryades. Puis je m’approchai pour examiner les dégâts. L’or de la statue avait fondu comme du beurre sous l’effet de l’impact, mais il avait coulé avec une symétrie élégante autour du point d’entrée, comme un lotus jaune, au centre géométrique de ce qui tenait lieu de front à l’hamadryade. Il se serait retrouvé entre ses yeux, s’ils n’avaient été situés dans sa mâchoire. — Très bien, commenta Cahuella. Enfin, si on veut. Vous avez une idée de ce que coûte ce serpent ? — Moins cher que moi, répliquai-je en reprogrammant le flingue en mode sécurité. Il regarda un moment la statue défigurée et secoua la tête. — Vous avez probablement raison, convint-il avec un ricanement. Enfin, je constate que vous avez toujours le coup de main, hein, Tanner ? Bon, Gitta, fin de la leçon, lança-t-il avec un claquement de doigts à l’intention de sa femme. Nous avons à parler, Tanner et moi. C’est pour ça que je suis descendu. — On vient à peine de commencer… — Vous reprendrez plus tard. Il va te falloir du temps avant de tout savoir… J’espérais que ça ne se produirait jamais, parce que je n’aurais plus de raison de rester ici. C’était une pensée dangereuse. Comment aurais-je pu sérieusement envisager de tenter quoi que ce soit avec elle alors que Cahuella était toujours à nos côtés, dans la Ferme aux Serpents ? De toute façon, c’était dingue, parce que, jusqu’à ce soir, rien dans le comportement de Gitta ne m’avait laissé soupçonner qu’elle ait la moindre attirance pour moi. Mais certaines des choses qu’elle avait dites m’avaient amené à me poser des questions. Peut-être se sentait-elle seule, là, au milieu de la jungle… Dieterling arriva sur ces entrefaites et reconduisit Gitta dans le bâtiment, pendant qu’un autre homme démontait le générateur de champ. Nous nous rapprochâmes, Cahuella et moi, du muret qui entourait la terrasse. L’air était lourd, chaud, poisseux, sans un souffle de vent. Dans la journée, l’humidité était parfois presque insupportable. Rien à voir avec le climat délicieux de la côte de Nueva Iquique, où j’avais grandi. Les larges épaules de Cahuella tendaient le tissu imprimé de dauphins de son kimono noir, et il marchait pieds nus sur les briques en chevrons de la terrasse. Il avait une grande carcasse, des cheveux noirs épais, perpétuellement collés en arrière, sur le crâne, une large face plate, à la lippe boudeuse, striée de rides brillantes comme de l’or battu à la lueur des flambeaux des hamadryades ; l’expression d’un homme qui n’accepte pas la défaite de bonne grâce. Il tâta la statue endommagée et se pencha pour ramasser quelques particules d’or sur le sol. Des éclats aussi fins que des feuilles d’or, les feuilles que les enlumineurs utilisaient jadis pour orner les textes sacrés. Il les effrita tristement entre ses doigts et essaya de les replacer dans la blessure de la statue. Le serpent était représenté enroulé autour de son arbre, dans la dernière phase de motilité avant sa fusion avec lui. — Désolé, dis-je. Mais c’est vous qui m’avez demandé une démonstration. Il secoua la tête. — Ça n’a pas d’importance. J’en ai des douzaines au sous-sol. Et puis je vais peut-être laisser celle-là comme ça, à titre de curiosité. Pourquoi pas, hein ? — À titre de mise en garde, peut-être, aussi ? — Autant que ça serve à quelque chose, non ? Tanner, poursuivit-il un ton plus bas, il y a du nouveau. Je voudrais que vous veniez avec moi, ce soir. Il était déjà tard, mais Cahuella était un couche-tard. — Ce soir ? Qu’est-ce que vous prévoyez ? Un safari nocturne ? — Je serais assez d’humeur à ça, mais c’est autre chose. Nous avons des visiteurs. Nous devons aller à leur rencontre. Il y a une clairière, à une vingtaine de kilomètres sur la vieille route de la jungle. Je veux que vous m’y conduisiez. Je pris le temps de bien réfléchir avant de parler : — Quel genre de visiteurs ? Il caressa amoureusement la tête percée de l’hamadryade. — Pas le genre habituel. Une demi-heure plus tard, nous quittions la Ferme aux Serpents à bord de l’un des véhicules à effet de sol. Cahuella avait tout juste eu le temps de s’équiper pour l’expédition. Il avait enfilé un pantalon et une chemise kaki, et une veste de chasse fauve pleine de poches. Je pilotai le véhicule entre les bâtiments délabrés, envahis par la végétation, qui entouraient la Ferme aux Serpents, jusqu’à ce que je trouve l’ancienne piste, quasiment à l’endroit où elle s’enfonçait dans la forêt. Quelques mois plus tard, le voyage n’aurait plus été possible. La jungle guérissait lentement de la blessure qu’on lui avait faite au cœur. Il faudrait des lance-flammes pour rouvrir la piste. La Ferme aux Serpents et ses environs faisaient jadis partie d’un jardin zoologique créé pendant la période d’espoir d’un des innombrables cessez-le-feu. Celui-ci n’avait tenu qu’une dizaine d’années, mais à l’époque on avait dû penser que la paix avait de bonnes chances de durer. Suffisamment pour que des gens construisent une chose aussi dépourvue de valeur militaire et aussi optimiste sur le plan civique qu’un parc animalier. La grande idée était d’exposer des spécimens terriens et indigènes dans des dioramas identiques, afin de mettre en évidence les différences et les similitudes entre la Terre et Sky’s Edge. Mais le zoo n’avait jamais été complètement achevé, et la seule partie encore intacte était la Ferme aux Serpents, dont Cahuella avait fait sa résidence personnelle. C’était l’endroit idéal pour lui : isolé, facile à défendre. Il projetait de repeupler les vivariums des sous-sols avec une collection privée d’animaux, dont le plus beau spécimen devait être l’hamadryade quasi adulte qu’il espérait plus que tout capturer. Les jeunes sujets occupaient déjà un volume considérable ; il faudrait reconstruire un nouveau sous-sol pour loger un quasi-adulte – sans parler de l’ensemble de compétences inédites exigées par l’entretien d’une créature dont la biochimie était si parfaitement déroutante. Partout ailleurs, la ferme était déjà pleine de mues, de dents et d’ossements d’animaux qu’il avait rapportés en guise de trophées. Il n’aimait pas les créatures vivantes, et la seule raison pour laquelle il voulait ce spécimen-là en vie, c’était parce qu’il serait évident pour les visiteurs qu’il fallait être rudement meilleur chasseur pour le capturer que pour le tuer. Des branches et des lianes fouettaient la carrosserie du véhicule alors que j’accélérais le long de la piste, le hurlement des turbines couvrant le bruit qu’aurait pu faire n’importe quelle créature vivante à des kilomètres à la ronde. — Parlez-moi de ces visiteurs, dis-je, mon micro de gorge relayant mes paroles à Cahuella à travers les écouteurs plaqués sur son crâne. — Vous les verrez bien assez tôt. — C’est eux qui ont proposé cette clairière comme lieu de rencontre ? — Non. C’est mon idée. — Et comment ont-ils su de quelle clairière vous parliez ? — Aucun problème, fit-il avec un mouvement de tête en direction du ciel. Je risquai un coup d’œil vers le dais de feuillage et, par une trouée dans la végétation, j’aperçus, dans le ciel, un triangle de lumière aveuglante planant au-dessus de nous. — Ils nous suivent depuis que nous avons quitté la ferme. — Ce n’est pas un appareil local, remarquai-je. — Ce n’est pas un appareil, Tanner. C’est un vaisseau spatial. Nous arrivâmes à la clairière après une heure de pilotage dans une végétation de plus en plus épaisse. Quelque chose avait dû brûler, quelques années auparavant, formant la clairière – un missile perdu, probablement. Maintenant, il se pouvait qu’il ait été destiné à la Ferme aux Serpents ; Cahuella avait assez d’ennemis pour que ce soit une hypothèse plausible. Par bonheur, la plupart d’entre eux n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait. La végétation commençait à repousser dans la clairière, mais le sol était encore assez plan pour permettre à un appareil de se poser. Le vaisseau se stabilisa au-dessus de nous, aussi silencieux qu’une chauve-souris. Une aile delta. Maintenant qu’il était plus proche, je vis que son ventre était garni de milliers d’éléments chauffants qui brillaient d’une lumière aveuglante. Il faisait bien une cinquantaine de mètres d’envergure, soit la moitié du diamètre de la clairière. Je sentis une première bourrasque d’air chaud, puis un vague bourdonnement à la limite du seuil d’audition. Un silence de mort s’était fait dans la jungle. L’aile delta descendit encore et trois hémisphères retournés sortirent gracieusement des trois sommets. L’engin était à présent sous la limite des arbres. La chaleur était telle que j’étais en sueur. Je levai la main pour m’abriter les yeux de la lumière aveuglante. L’intensité lumineuse décrut, le vaisseau devint d’un rouge éteint, se laissa tomber sur les derniers mètres et se posa. Les hémisphères amortirent l’impact avec une douceur presque organique. Pendant quelques instants, on n’entendit pas un bruit, puis une rampe coulissante sortit de l’avant comme une langue. La lueur blanc-bleuté de l’ouverture sculpta un relief stupéfiant sur la végétation environnante. Du coin de l’œil, je vis des choses détaler furtivement pour aller se tapir dans l’ombre. Deux silhouettes filiformes s’inscrivirent dans la lumière, en haut de la rampe. Cahuella s’avança devant moi vers la rampe. — Vous allez monter dans cette chose ? Il se tourna vers moi, en ombre chinoise devant le rectangle lumineux. — Et comment ! Et je veux que vous veniez avec moi. — Je n’ai jamais négocié avec les Ultras… — Eh bien, c’est l’occasion ou jamais. Je descendis du véhicule et le suivis. J’avais une arme en main, mais à cette seule idée je me sentis ridicule. Je glissai mon flingue dans ma ceinture et n’y touchai plus jusqu’à notre retour. Les deux Ultras attendaient sans rien dire, en haut de la rampe, l’air vaguement ennuyés, l’un d’eux appuyé à l’embrasure de la porte. Quand Cahuella fut à mi-chemin du vaisseau, il s’agenouilla et tâta le sol en écartant la végétation. Je vis alors qu’il découvrait quelque chose qui ressemblait à une plaque de métal martelé – mais je n’eus pas le temps de réfléchir, ou de me demander de quoi il retournait. Cahuella me fit signe de me dépêcher. — Allez ! Ils n’ont pas la réputation d’être particulièrement patients… — Je ne savais même pas qu’il y avait un vaisseau ultra en orbite, dis-je tout bas. — Peu de gens sont au courant, répondit Cahuella en montant la rampe. Il y a des affaires qu’on ne mène pas au grand jour. Les deux Ultras étaient un homme et une femme d’une minceur extrême. Leur carcasse presque squelettique était soutenue par un ensemble de prothèses et de mécanismes exo-corporels. Ils avaient la peau d’une lividité cadavérique, les pommettes hautes, les lèvres noires et des yeux qui paraissaient soulignés au khôl, ce qui les faisait ressembler à des marionnettes. Aspect accentué par leurs cheveux noirs coiffés d’une façon extravagante, avec des boucles chitineuses. On aurait dit un nid de vipères. L’homme avait les bras en verre fumé, incrusté de mécanismes luisants et de câbles d’alimentation qui brillaient d’une lumière pulsatile. La femme avait un trou ovale au milieu du ventre. — Ne vous laissez pas impressionner, chuchota Cahuella. La déstabilisation est une technique de négociation. Je vous parie que le capitaine a envoyé ses deux spécimens les plus bizarres rien que pour nous mettre mal à l’aise. — Si c’est ça, il a réussi son coup. — Faites-moi confiance. J’ai déjà eu affaire aux Ultras. En réalité, c’est rien que des tarlouzes. Nous montâmes la rampe. La femme nous étudiait d’un air atone, la bouche en cul de poule. — Vous êtes Cahuella ? demanda-t-elle. — Oui. Et lui, c’est Tanner. Il vient avec moi. Ce n’est pas négociable. Elle me toisa de haut en bas et de bas en haut. — Vous êtes armé. — Oui, avouai-je. Ça veut dire que vous ne l’êtes pas, peut-être ? — Nous avons nos propres armes. Entrez, je vous en prie. — Ça ne pose pas de problème que je sois armé ? La femme grimaça une sorte de sourire ; sa première réaction émotionnelle. — Pas vraiment, non. Une fois à bord, ils rétractèrent la rampe et refermèrent la porte. L’ambiance, à bord du bâtiment, était froide et médicale, avec toutes ces teintes pastel et ces machines vitreuses. Deux autres Ultras avachis dans d’énormes fauteuils de pilotage disparaissaient presque sous les écrans bardés de manettes de commandes frêles comme des brindilles. Le pilote et le copilote étaient des êtres à la peau violette et aux doigts d’une finesse incroyable. Ils étaient nus tous les deux. Ils avaient les mêmes boucles raides que les deux autres, en plus fournies peut-être. La femme qui avait le trou dans le ventre dit : — Allez, Pellegrino, fais-nous décoller en douceur. Nous ne tenons pas à ce que nos invités tombent dans les pommes. — On part avec eux ? articulai-je silencieusement à l’intention de Cahuella. Il acquiesça d’un hochement de tête. On nous indiqua deux couchettes libres. Nous étions à peine arrimés que le vaisseau décolla. Par des panneaux transparents ménagés dans les parois, je vis la clairière dans la jungle, en dessous de nous, s’éloigner jusqu’à devenir une empreinte de pas baignée dans un barbouillage de lumière. Une tache de lumière, plus loin, sur l’horizon, devait être la Ferme aux Serpents. Le reste de la jungle était un océan de ténèbres. — Pourquoi avez-vous choisi cette clairière pour notre rencontre ? demanda la femme ultra. — Vous auriez eu l’air assez cons, perchés en haut d’un arbre, non ? — Ce n’était pas la question. Nous aurions pu sans problème aménager notre propre terrain d’atterrissage. Cette clairière devait être importante pour vous, hmm ? fit la femme, l’air de ne s’intéresser que médiocrement à la réponse à cette énigme. Nous l’avons scannée alors que nous étions en approche. Quelque chose est enterré dessous ; un espace dégagé, aux parois régulières. Une sorte de chambre, pleine de machines… — Nous avons tous nos petits secrets, éluda Cahuella. La femme le regarda attentivement et eut un mouvement du poignet comme pour évacuer le problème. Puis le vaisseau fit un bond dans l’espace et l’accélération me colla à ma couchette. Je fis un effort méritoire pour ne pas trahir mon malaise, mais ça n’avait rien d’agréable. Les Ultras avaient tous l’air froids comme la glace et échangeaient à voix basse, en jargon technique, des données sur les vitesses relatives et les vecteurs ascensionnels. Les deux Ultras qui nous avaient accueillis s’étaient connectés à leur siège à l’aide de gros cordons ombilicaux argentés destinés à assister leur respiration et leur circulation sanguine pendant l’ascension. Le vaisseau quitta l’atmosphère de la planète et continua à grimper. Nous étions à présent du côté éclairé par le soleil. Sky’s Edge était une boule bleu-vert, à l’aspect fragile, d’une sérénité trompeuse. Exactement l’air qu’elle devait avoir le jour où le Santiago s’était placé pour la première fois en orbite. De là, il n’y avait pas trace de guerre. Et puis je vis les traînées noires, pareilles à des plumes, sur l’horizon : les champs de pétrole en feu. C’était la première fois que je voyais un spectacle pareil. Le vaisseau mère arriva très vite. Il était énorme et noir, tel un volcan endormi. Un cône ciselé de quatre kilomètres de long, un « gobe-lumen », comme disaient les Ultras en parlant de leurs bâtiments – des engins de nuit, fuselés, qui traversaient le vide à une vitesse voisine de celle de la lumière, à un infime pourcentage près. Difficile de ne pas être impressionné. La technologie qui faisait voler ce vaisseau était plus avancée que tout ce que j’aurais jamais l’occasion de voir sur Sky’s Edge ; plus avancée que tout ce que je pouvais même imaginer. Pour les Ultras, notre planète devait ressembler à une sorte de terrain d’expérimentation en matière d’ingénierie sociale : une capsule temporelle qui préservait imparfaitement des technologies et des idéologies qui avaient trois ou quatre siècles de retard. Ce n’était pas complètement notre faute, évidemment. Quand la Flottille avait quitté Mercure, à la fin du vingt et unième siècle, les technologies embarquées étaient à la pointe du progrès. Ce qui se faisait de mieux. Mais les bâtiments avaient mis un siècle et demi à parcourir l’espace qui menait au système du Cygne, et les connaissances, qui avaient fait un bond en avant autour de Sol, étaient restées figées, statiques, à bord de la Flottille. Le temps que nous nous posions, d’autres mondes avaient mis au point le voyage à une vitesse proche de celle de la lumière, et notre expédition avait pris des allures pathétiques, une pantomime ringarde, puritaine, un châtiment que nous nous serions infligé à nous-mêmes. Les bâtiments rapides avaient fini par arriver sur Sky’s Edge, regorgeant de connaissances comme autant d’autels à la technologie. Ces informations auraient pu nous permettre de faire un bond dans le présent si nous l’avions voulu. Mais à ce moment-là nous étions en guerre. Nous savions ce qui était possible, mais nous n’avions ni le temps ni les moyens propres de reproduire ce qui avait été accompli ailleurs, ni les ressources financières, au niveau planétaire, pour acheter des miracles sur mesure à des marchands ambulants. Les seules technologies que nous nous permettions de nous payer avaient une application militaire directe, et encore leur acquisition avait-elle failli nous mettre définitivement sur le sable ! À la place, nous livrions des guerres qui duraient des siècles avec des soldats, des tanks, des avions de chasse, des bombes chimiques et des engins nucléaires rudimentaires. Nous ne nous lancions que très rarement dans des entreprises vertigineuses impliquant des armes à particules ou des gadgets faisant appel à la nanotechnologie. Pas étonnant que les Ultras aient eu du mal à dissimuler le mépris que nous leur inspirions. Pour eux, nous étions des sauvages. Et le pire, c’est que nous savions que c’était vrai. Nous pénétrâmes dans l’Orvieto. L’intérieur ressemblait à une version beaucoup plus vaste de l’aile delta, tout en coursives tortueuses aux couleurs pastel, qui respiraient la pureté antiseptique. Les Ultras simulaient la gravité en faisant pivoter des parties de leur bâtiment à l’intérieur de la coque extérieure. Elle était légèrement plus forte que sur Sky’s Edge, mais ce n’était pas pire que si on se déplaçait avec un gros sac à dos. Le gobe-lumen était aussi un cargo qui transportait dans ses soutes des milliers de passagers, la plupart cryonisés. D’autres, bien réveillés, montaient justement à bord ; des aristocrates, qui poussaient les hauts cris et se plaignaient de la façon dont ils étaient traités. Les Ultras semblaient n’en avoir cure. Ces grands seigneurs avaient dû payer cher pour avoir le privilège de prendre l’Orvieto jusqu’à sa prochaine destination, quelle qu’elle soit, mais pour les Ultras, ce n’étaient que des sauvages, juste un peu moins sales et moins fauchés que les autres, voilà tout. On nous mena auprès du capitaine. Il était assis sur un énorme trône mécanisé fixé au bout d’un bras articulé qui lui permettait de se déplacer dans les trois dimensions de la vaste passerelle. Les autres membres de l’équipage installés sur des sièges semblables s’écartèrent précautionneusement de nous pour s’approcher d’écrans encastrés dans les parois, où défilaient des schémas complexes. Nous restâmes, Cahuella et moi, sur une passerelle extensible munie d’une rambarde de faible hauteur, qui s’avançait jusqu’au centre du poste de pilotage. — Monsieur… Cahuella, commença l’homme assis sur le trône. Bienvenue à bord de mon bâtiment. Je suis le capitaine Orcagna. Le capitaine Orcagna était à peine moins impressionnant que son appareil. Son corps était gainé, du cou aux pieds, dans un justaucorps de cuir noir. Il portait des bottes de cuir noir à bout pointu. Ses mains, jointes en cathédrale sous son menton, étaient gantées de noir. Sa tête était posée comme un œuf sur le col relevé de sa tunique noire. Contrairement à son équipage, il était complètement chauve. Et rigoureusement imberbe. Son visage lisse, sans une ride, aurait pu être celui d’un enfant – ou d’un cadavre. Il parlait d’une voix haut perchée, presque féminine. — Et vous êtes… ? fit-il avec un mouvement de tête dans ma direction. — Tanner Mirabel, répondit Cahuella avant que j’aie eu le temps d’ouvrir le bec. Le responsable de ma sécurité personnelle. Là où je vais, Tanner vient aussi. Ce n’est pas… — Négociable. Oui, j’avais compris. Le regard d’Orcagna devint lointain, se perdit dans le vide comme s’il contemplait une chose qu’il était seul à voir. — Tanner Mirabel… Oui. Ex-militaire, je vois… Jusqu’à ce que vous entriez au service de Cahuella. Dites-moi, Mirabel : vous êtes absolument dénué de sens moral, ou bien vous n’avez vraiment aucune idée du genre d’homme pour qui vous travaillez ? C’est Cahuella qui répondit, à nouveau : — Son travail ne consiste pas à perdre le sommeil, Orcagna. — Et s’il savait, le perdrait-il ? insista Orcagna. Il me dévisagea à nouveau, mais son expression était tout aussi atone. Nous aurions tout aussi bien pu parler à une marionnette mue par une intelligence désincarnée et programmée par l’ordinateur de bord. — Alors, Mirabel… êtes-vous conscient que l’homme pour qui vous travaillez passe dans certains milieux pour un criminel de guerre ? — Et comment appelleriez-vous les hypocrites trop contents de lui acheter des armes, tant qu’il ne les vend pas aux autres ?… répondis-je. — J’ai toujours été en faveur de l’égalité de traitement. Sur le champ de bataille, il vaut mieux que les forces soient équilibrées, se défendit Cahuella, dont c’était l’une des devises favorites. — Mais vous ne vous contentez pas de vendre des armes, poursuivit Orcagna. (Il parut à nouveau contempler des choses invisibles pour nous.) Vous volez et vous tuez pour ça. Tout prouve que vous êtes impliqué dans plus d’une trentaine de meurtres liés au trafic d’armes sur Sky’s Edge. Par trois fois, vous avez remis sur le marché noir des armes qui avaient été prohibées par les accords de paix. Par vos agissements, vous avez prolongé – voire rallumé – quatre ou cinq conflits locaux qui étaient sur le point de trouver un règlement pacifique, provoquant la mort de dizaines de milliers de personnes. (Cahuella fit mine de protester, mais Orcagna le fit taire d’un geste.) Vous êtes motivé uniquement par l’appât du gain et complètement dépourvu de sens moral. Vous n’avez aucune notion du bien et du mal. Vous avez une passion pour les reptiles… peut-être parce que vous voyez en eux le reflet de votre moi intime, et qu’au fond, vous êtes un homme sans valeur. (Orcagna se caressa le menton et se permit un léger sourire.) Bref, vous êtes un homme qui me ressemble beaucoup… quelqu’un avec qui je devrais pouvoir faire des affaires. (Son regard revint rapidement sur moi.) Maintenant, dites-moi, Mirabel : pourquoi travaillez-vous avec lui ? Je n’ai rien vu dans votre dossier qui suggère que vous ayez quoi que ce soit de commun avec votre employeur. — Il me paye. — C’est tout ? — Rien de ce qu’il m’a demandé à ce jour ne m’a jamais posé le moindre problème. Je suis responsable de sa sécurité personnelle. Je le protège, ainsi que ceux qui l’entourent. J’ai reçu quelques balles à sa place. Des impacts de rayon laser. Il m’arrive de conclure des accords et de rencontrer de nouveaux fournisseurs potentiels. C’est dangereux aussi. Mais ce qui arrive aux armes une fois qu’elles ont changé de main ne me regarde pas. — Mmm, fit-il en portant son petit doigt au coin de sa bouche. Ça devrait peut-être… Je me tournai vers Cahuella. — Il y a une raison à cette réunion ? — Bien sûr ! lança Orcagna. Le bizness, évidemment. Sans ça, pourquoi croyez-vous que je prendrais le risque de contaminer mon vaisseau avec la merde de cette planète ? C’était donc un rendez-vous d’affaires, finalement. — Et qu’avez-vous à vendre ? demandai-je. — Vous êtes lourd, vous alors ! Des armes, comme d’habitude. Votre patron ne nous demande jamais rien d’autre. C’est votre produit d’importation préféré. Mes associés proposent régulièrement à votre planète l’accès à des techniques de longévité banales sur d’autres mondes, mais chaque fois, la proposition a été déclinée au profit de sordides matériels militaires… — Ce que vous demandez pour vos techniques de longévité mettrait la moitié de la Péninsule sur la paille, rétorqua Cahuella. Et entamerait considérablement mon propre compte en banque… — Pas autant que la mort, répondit Orcagna d’un ton rêveur. Enfin, ce sont vos funérailles… J’ai tout de même une chose à vous dire : quoi que nous vous donnions, faites-y bien attention, d’accord ? Il serait malheureux que ça retombe entre de mauvaises mains. — Ce n’est quand même pas ma faute si des terroristes dépouillent parfois mes clients ! soupira Cahuella. Il faisait allusion à un incident qui s’était produit un mois plus tôt, et qui alimentait encore la controverse dans les cercles concernés par les réseaux de marché noir sur Sky’s Edge. J’avais participé à la négociation du contrat avec une faction militaire légitime, respectueuse du traité. L’affaire avait été traitée par l’intermédiaire d’une chaîne complexe d’hommes de paille, la source ultime des armes – Cahuella – restant discrètement en retrait. J’avais aussi organisé la transaction, qui s’était déroulée dans une clairière similaire à celle où les Ultras étaient venus nous chercher. Mon rôle s’était arrêté là. Mais une nouvelle faction était alors intervenue, faisant tomber la première dans une embuscade juste après la transaction. Dans une guerre où les règles d’engagement et les définitions de la criminalité changeaient d’une semaine sur l’autre, ce qui distinguait une faction légitime d’une autre, moins légitime, était toujours le fait du vainqueur. Les alliances étaient fluctuantes, les actions passées constamment réécrites, ce qui projetait un éclairage des plus instables sur les protagonistes. Pour l’heure, on ne pouvait toutefois le nier, de nombreux observateurs considéraient Cahuella comme un criminel de guerre. D’ici un siècle, ils l’encenseraient peut-être comme un héros… et moi, j’étais son fidèle homme de main. On avait vu des choses plus bizarres. Pour en revenir à l’incident lui-même, ça ne s’était pas terminé au mieux : une semaine après l’embuscade, les armes volées avaient été utilisées pour assassiner presque tous les membres d’une famille d’aristocrates à Nueva Santiago. — Je ne me souviens pas du nom de cette famille… fit Orcagna. — Reivich… ou quelque chose comme ça, répondit Cahuella. Mais écoutez-moi. Ces terroristes étaient des bêtes sauvages, d’accord. Si je pouvais, je leur arracherais la peau pour la coller aux murs, et je me ferais des meubles avec leurs os. Mais ça ne veut pas dire que je déborde de sympathie pour le clan Reivich. Ils étaient assez riches pour quitter ce monde. La planète entière est le trou du cul de l’univers. S’ils avaient voulu vivre dans un endroit peinard, ils avaient toute la galaxie à leur disposition… — Nous avons des renseignements qui pourraient vous intéresser, dit Orcagna. Le plus jeune fils survivant – Argent Reivich – a juré de se venger de vous. — Il a juré de se venger ! ? C’est quoi ? Une menace ? Hé, regardez : je tremble, fit-il en tendant la main devant lui. — C’est sans importance, commentai-je. Si j’avais pensé que ça valait la peine de vous ennuyer avec ça, je vous aurais mis au courant. C’est aussi pour ça que vous me payez : pour ne pas avoir à vous préoccuper de tous les crétins qui ont une dent contre vous. — Vous auriez tort de le prendre pour un crétin, comme vous dites. (Orcagna examina ses doigts gantés de cuir noir, tira dessus, l’un après l’autre, faisant claquer les jointures.) D’après nos informateurs, il aurait retrouvé les gars qui ont massacré sa famille, et il aurait récupéré – je vous laisse imaginer comment – leurs armes. Des armes à particules lourdes ; le genre qu’on utiliserait pour attaquer une forteresse. Nous avons détecté les signatures de ces systèmes. Il semblerait qu’elles soient encore opérationnelles. Il ménagea une pause et ajouta avec désinvolture : — À propos, ça vous amusera peut-être de savoir que les signatures se déplacent vers le sud, le long de la Péninsule. Vers la Ferme aux Serpents. — Donnez-moi la position, dis-je. J’irai trouver ce gamin et je lui demanderai ce qu’il veut. Si ça se trouve, ajoutai-je en me tournant vers Cahuella, il cherche seulement à négocier d’autres armes ; il se peut qu’il ne vous ait pas identifié comme fournisseur… — Ouais, fit Cahuella d’un air dubitatif. Et moi, je suis négociant en vins de collection… N’y comptez pas trop, Tanner. Bon, reprit-il en regardant Orcagna, vous avez dit qu’il remontait le long de la Péninsule. Jusqu’où, à peu près ? — Cette information pourrait être fournie, bien évidemment… — Putain de vampire suceur de sang ! L’espace d’un instant, son visage devint atone, puis il sourit et tendit le doigt vers l’Ultra. — Je vous aime bien. Vraiment, je vous aime bien. Vous êtes une putain de sangsue. Allez, dites votre prix. Je n’ai pas besoin de savoir exactement où il se trouve. Il me suffira que vous m’indiquiez sa position à… oh, disons quelques kilomètres près. Sans ça, ce ne serait pas drôle, hein ? Je ne pus retenir un juron. — Enfin, merde ! À quoi pensez-vous ? Ce Reivich est peut-être un blanc-bec, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas dangereux ! Surtout s’il a le genre d’armes avec lesquelles la milice a éliminé sa famille. — Ça risque d’être sportif, en effet. Un vrai safari. Nous pourrions peut-être en profiter pour capturer une hamadryade, tant que nous y sommes. — Vous aimez le sport, remarqua Orcagna d’un air entendu. C’est alors que je compris. Cahuella faisait son numéro. Si nous avions été seuls à la Ferme aux Serpents, jamais il n’aurait perdu son temps avec un Reivich ; ç’aurait été indigne de lui. Il nous aurait ordonné, à moi ou à l’un de mes hommes, d’éliminer ce Reivich sans cérémonie, comme on tire la chasse d’eau. Mais devant les Ultras il ne pouvait pas mollir ; il avait une réputation de chasseur à soigner. Quand tout fut fini, après l’échec de notre embuscade contre Reivich, après la mort de Gitta et de Cahuella, une chose m’apparut avec une clarté aveuglante. Plus clairement qu’aucune autre que j’aie jamais sue de toute ma vie. Tout était de ma faute. J’avais laissé mourir Gitta par stupidité. Et j’avais laissé mourir Cahuella, par la même occasion. Ces deux morts étaient affreusement liées. Et Reivich s’en était sorti indemne, sans une égratignure, les mains pleines du sang de la femme de celui dont il avait juré de se venger. Il avait dû croire que Cahuella survivrait – ses blessures n’avaient pas l’air aussi sérieuses que les miennes. Si Cahuella avait survécu, Reivich avait prévu pour lui la pire des souffrances, il aurait fait durer le plaisir en lui laissant la vie sauve. Une vengeance beaucoup moins triviale qu’une simple mise à mort. Reivich voulait que Cahuella passe le reste de ses jours à pleurer la mort de sa femme. Il n’y aurait pas eu de mots pour décrire sa souffrance. Je pense qu’elle était la seule créature vivante de l’univers qu’il était capable d’aimer. Je repensai au ricanement de Cahuella en apprenant que Reivich avait juré de se venger. La frontière entre l’absurde et le chevaleresque avait toujours été mince. Et pourtant, j’avais fait exactement la même chose : le serment que je ferais tout pour venger Gitta. Si quelqu’un m’avait dit que ce serait au prix de ma vie, je pense que j’aurais tranquillement accepté ce fait comme faisant partie du deal. À Nueva Valparaiso, il m’avait filé entre les doigts. J’avais alors dû prendre la plus grave des décisions – abandonner Reivich ou continuer à le poursuivre au-delà du système. Je n’avais pas hésité longtemps. — Je ne me souviens pas que M. Reivich ait eu un problème particulier, dit Amélie. Il avait souffert d’une amnésie passagère, mais le cas était moins grave que le vôtre. Ça n’a duré que quelques heures, et il a recollé les morceaux. Duscha aurait voulu qu’il reste pour qu’on s’occupe de ses implants, mais il était très pressé de partir. Je m’efforçai de prendre un air surpris. — Vraiment ? — Oui. Dieu seul sait ce que nous avons fait pour l’offenser. — Je suis sûr qu’il n’y avait rien. Je me demandai pourquoi il aurait fallu s’occuper de ses implants, mais je décidai que la question pouvait attendre. — J’imagine qu’il doit déjà être sur Yellowstone, ou pas loin. Je ne voudrais pas lui laisser trop d’avance. Je ne veux pas le laisser continuer à faire joujou tout seul, hein ? Elle me regarda d’un air avisé. — Vous étiez amis, Tanner ? — Eh bien, en quelque sorte. — Compagnons de voyage, alors ? — On peut dire ça, oui. — Je vois. Son visage était sereinement impassible, mais j’imaginais ce qu’elle se disait. Reivich n’avait jamais dit qu’il voyageait avec quelqu’un, et s’il y avait un lien entre nous, il devait être d’un genre bien particulier. — En réalité, je pense qu’il aurait pu m’attendre. — Eh bien, il ne voulait probablement pas encombrer l’infirmerie alors qu’il estimait ne pas avoir besoin de soins. Ou alors, c’est qu’il avait bel et bien perdu la mémoire de certaines choses. Enfin, nous pourrions essayer de reprendre contact avec lui, bien sûr. Ce ne serait pas facile, mais nous nous efforçons de garder trace de ceux que nous ressuscitons – juste au cas où il y aurait des complications. Et puis, me dis-je, parce que certains d’entre eux savaient se montrer reconnaissants envers l’hospice Amnésie, une fois rétablis dans leurs biens et en sûreté sur Yellowstone. Je me contentai de dire : — Non, c’est gentil, mais ce n’est pas la peine, vraiment. Je pense qu’il vaut mieux que j’essaie de le recontacter moi-même. Elle me regarda attentivement avant de répondre : — Alors, vous aurez besoin de son adresse à la surface. Je hochai la tête. — Je comprends qu’il y ait des problèmes de confidentialité à prendre en compte, mais… — Il doit être à Chasm City, reprit Amélie avec une grimace (comme si le seul fait de prononcer ce nom était une hérésie, comme si le gouffre dont la ville tirait son nom était un abîme de dépravation). C’est notre plus vaste colonie… la plus ancienne. — Oui. J’ai entendu parler de Chasm City. Vous pourriez préciser un peu ? fis-je en m’efforçant de ne pas paraître trop sarcastique. Si vous pouviez m’indiquer dans quel quartier, par exemple, ça m’aiderait bien. — Je crains de ne pas pouvoir faire grand-chose pour vous – il ne nous a pas donné son adresse exacte. Mais je pense que vous devriez chercher dans le Dais. — Le Dais ? — Je n’y suis jamais allée. Mais j’ai entendu dire qu’on ne peut pas le rater. Je signai ma décharge le lendemain. Je ne me faisais guère d’illusion sur mon état, je n’étais évidemment pas complètement remis, mais je savais que si j’attendais davantage, toute chance de retrouver la piste de Reivich se réduirait à zéro. Et si je n’avais pas entièrement retrouvé la mémoire, j’en savais assez long pour m’en sortir ; assez pour mener à bien la mission en cours. Je retournai au chalet chercher mes affaires – les documents, les vêtements que les Mendiants m’avaient donnés et les pièces du pistolet en diamant – et mon attention fut à nouveau attirée vers la niche dans le mur qui m’avait tellement perturbé lors de mon réveil. J’avais réussi à dormir dans le chalet, depuis, même si je ne pouvais dire que mon sommeil ait été particulièrement reposant ; j’avais rêvé de Sky Haussmann. Les taches de sang sur mes draps, tous les matins, en témoignaient. Mais quand je me réveillais, j’éprouvais toujours la même crainte irrationnelle en voyant cette niche. Je pensai à ce que Duscha m’avait dit du virus d’endoctrinement, et je me demandai si cette phobie irraisonnée n’était pas l’un des symptômes de l’infestation, si le virus ne créait pas des structures parasites dans le cerveau, par exemple. Puis Amélie vint me retrouver et je la suivis le long du sentier sinueux qui menait au ciel, c’est-à-dire vers l’une des pointes coniques de l’habitat. La pente était douce, la marche n’exigeait qu’un léger effort, et j’éprouvai un sentiment d’euphorie en sentant mon poids diminuer, comme si chaque pas m’emmenait un peu plus haut, un peu plus loin. Nous marchions en silence depuis dix ou quinze minutes quand je dis : — J’ai bien compris ce que vous avez dit tout à l’heure, Amélie ? Vous avez jadis été comme nous ? — Une passagère cryonisée, vous voulez dire ? Oui, mais je n’étais qu’une enfant, à ce moment-là. Je commençais à peine à parler. Le vaisseau qui nous avait amenés avait subi des avaries, et ils avaient perdu la plupart des papiers d’identité des dormeurs. Et comme ils avaient pris des passagers dans plusieurs systèmes, il n’y avait vraiment pas moyen de dire d’où je venais. — Vous voulez dire que vous ne savez pas de quel monde vous êtes originaire ? — Oh, je peux émettre des hypothèses – non que ça ait beaucoup d’importance, désormais. Le sentier se mit à monter, et Amélie attaqua vivement la pente. — C’est mon monde, maintenant, Tanner. C’est un endroit extrêmement petit, mais ce n’est pas mal. Qui peut se permettre de dire qu’il a vu tout ce que son monde avait à offrir ? — Ça doit finir par être ennuyeux… — Pas du tout. Les choses changent sans arrêt. Cette chute d’eau n’a pas toujours été là, fit-elle en tendant le doigt vers la courbe de l’habitat. Oh, et puis il y avait un petit hameau, autrefois, à l’endroit où nous avons fait le lac. C’est tout le temps comme ça. Nous devons modifier l’emplacement des chemins pour éviter l’érosion, et je suis pour ainsi dire obligée de réapprendre cet endroit tous les ans. Il y a des saisons, et même des années où les récoltes sont moins bonnes que d’autres. Il y a aussi des années d’abondance, quand Dieu le veut. Il y a toujours quelque chose à explorer. Et puis nous avons sans arrêt de nouveaux visiteurs, qui rejoignent parfois l’Ordre. Par bonheur, ajouta-t-elle un ton plus bas, ils ne ressemblent pas tous à frère Alexei. — Il y a partout des brebis galeuses. — Je sais. Et je ne devrais pas le dire, mais… après ce que vous m’avez montré, j’espère presque qu’Alexei tentera à nouveau sa chance. Je comprenais ce qu’elle devait éprouver. — Je doute qu’il y revienne, mais dans ce cas, je ne voudrais pas être à sa place. — Oh, ne vous en faites pas, je ne lui ferai pas de mal. Il y eut un silence gêné pendant que nous gravissions la dernière partie de la pente qui menait au bout du cône. Je ne pesais probablement plus que le dixième de mon poids dans le chalet, mais la marche était encore possible. Devant nous, un bouquet d’arbres qui avait grandi à la va-comme-je-te-pousse dans la faible gravité masquait discrètement la porte blindée qui donnait sur l’extérieur de l’hospice. — Vous êtes sûr de vouloir partir ? demanda Amélie. — Plus tôt j’arriverai à Chasm City, mieux ce sera. — Vous risquez vraiment d’être déçu, Tanner. J’aurais préféré que vous restiez un peu plus longtemps avec nous, que vous nous laissiez le temps de vous remettre complètement les idées… Elle n’acheva pas sa phrase, se rendant compte que je ne me laisserais pas convaincre. — Ne vous en faites pas pour moi. Je finirai bien par retrouver mon passé. Je lui souris. Je me détestais pour la façon dont j’étais obligé de lui mentir, mais je savais qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. — Merci pour votre gentillesse, Amélie. — Tout le plaisir a été pour moi, Tanner. — En réalité… (Je jetai un coup d’œil alentour pour m’assurer que personne ne nous regardait, mais nous étions tout seuls.) Je voudrais vous donner quelque chose. J’espère que vous accepterez… Je pris, dans la poche de mon pantalon, le pistolet à ressort que j’avais remonté. — Il vaudrait probablement mieux que vous ne me demandiez pas pourquoi j’avais ça sur moi, Amélie. Mais je ne vois pas l’intérêt de l’emporter là où je vais. — Je ne devrais pas accepter, Tanner. — Alors, confisquez-le-moi, fis-je en le lui mettant dans la main. — Ça, je pense que je peux le faire. Il marche ? J’acquiesçai d’un hochement de tête. Inutile d’entrer dans les détails. — Il vous sera utile en cas de problème. Elle fit disparaître l’arme. — Alors, je vous le confisque. Il le faut. — Je comprends. Elle me tendit la main. — Dieu soit avec vous, Tanner. J’espère que vous retrouverez votre ami. Je me détournai pour qu’elle ne voie pas mon visage. 9 Je franchis la porte blindée. Elle donnait sur un couloir aux parois d’acier brossé, où tout doute éventuel aurait été définitivement balayé : l’hospice n’était pas un endroit naturel mais une construction humaine, parfaitement artificielle, qui tournait sur elle-même dans le vide. Au lieu du murmure lointain des chutes d’eau miniatures, on entendait le bourdonnement du système de recyclage de l’air et des générateurs électriques. L’air avait une odeur d’hôpital que je n’avais pas remarquée jusque-là. — Monsieur Mirabel ? Alors comme ça, vous nous quittez… Par ici, s’il vous plaît. L’un des deux Mendiants qui m’attendaient me fit signe de les suivre. Je m’engageai dans le couloir d’un pas élastique. Au bout, un ascenseur nous fit franchir la courte distance menant à l’axe de rotation de l’hospice, puis la distance horizontale beaucoup plus longue menant à la véritable extrémité de la squame qui formait cette moitié de la structure. Nous n’échangeâmes pas une parole dans l’ascenseur, ce qui me convenait parfaitement. Les Mendiants avaient dû épuiser depuis longtemps tous les sujets de conversation possibles avec les ressuscités. Je n’aurais pu fournir, quelles que fussent leurs questions, des réponses qu’ils n’auraient pas déjà entendues mille fois. Et s’ils m’avaient demandé quel était mon métier, ou ce que j’allais faire dans l’immédiat ? « Là, tout de suite ? Eh bien, il faut que je retrouve un gars et que je le refroidisse vite fait. » Bon, je pense que ça aurait valu la peine, rien que pour voir leur tête. Ils se seraient probablement dit que j’étais en plein délire hallucinatoire. L’ascenseur entra bientôt dans un tube aux parois de verre qui épousait la paroi extérieure de l’hospice. La gravité était presque nulle, à présent, et nous devions nous cramponner à des poignées rembourrées fixées sur la paroi de la cabine. Ce que les Mendiants faisaient avec aisance, amusés par mes tentatives maladroites pour me stabiliser. Cela dit, la vue, au-dehors, valait le déplacement. Je voyais, plus nettement à présent, l’essaim-parking qu’Amélie m’avait montré quelques jours auparavant – le vaste banc de sable de vaisseaux stellaires, dont chaque grain était un bâtiment presque aussi gigantesque que l’hospice, et pourtant minuscule au milieu de la multitude. Un éclair de lumière violette détourait parfois l’essaim entier, lorsque l’un des bâtiments allumait ses réacteurs pour ajuster son orbite paresseuse par rapport à celle des autres vaisseaux ; un problème d’étiquette, d’optimisation d’espace, ou une manœuvre impérative pour éviter une collision. Ces vaisseaux lointains étaient d’une beauté poignante, qui renvoyait à la fois à la réussite humaine et à l’immensité environnante, indomptable. Entre l’essaim et l’hospice, j’aperçus un ou deux points plus brillants, sans doute le cône d’échappement d’une navette en transit, ou d’un vaisseau stellaire arrivant ou repartant. De plus près, la coque de l’hospice – le bout effilé du cône – était un chaos d’écoutilles, de portes de soutes, de salles de quarantaine et d’infirmerie. Une douzaine de bâtiments étaient massés là, de petits vaisseaux de service pour la plupart, le genre d’appareils que les Mendiants devaient utiliser pour faire le tour de leur monde par l’extérieur lorsqu’ils avaient des réparations à effectuer sur la coque. Deux d’entre eux, plus gros que les autres, auraient paru microscopiques par rapport aux gobe-lumen de l’essaim-parking. Le premier était un vaisseau fuselé, profilé comme un requin, qui avait dû être conçu pour la navigation atmosphérique. La coque noire, qui absorbait la lumière, était incrustée de marques argentées : des Harpies et des Néréides. Je reconnus immédiatement la navette qui m’avait récupéré au carrousel du lift de Nueva Valparaiso et mené à l’Orvieto, après le sauvetage. La navette était reliée à l’hospice par un ombilic transparent, par lequel je voyais transiter un flot lent, régulier, de cryonisés. Les caissons étaient propulsés le long de l’ombilic par un système d’onde péristaltique. On avait l’impression désagréable que la navette pondait des œufs. — Ils en déchargent encore ? m’étonnai-je. — Plus que quelques compartiments de la soute-frigo à vider, et ce sera fini, répondit le premier Mendiant. — Quand même, ça doit être déprimant, à force, de voir débarquer tous ces derrières de dégel… — Pas du tout, répondit le second, avec un enthousiasme modéré. C’est la volonté de Dieu, quoi qu’il arrive. L’autre gros vaisseau – celui vers lequel se dirigeait l’ascenseur – était très différent. Au premier abord, on aurait dit un tas de détritus flottants qui auraient plus ou moins décidé de rester ensemble. Pour l’heure, il était à l’arrêt, mais quand il lui faudrait se déplacer… — Je vais descendre dans ce truc-là ? — Le brave vieux Strelnikov, répondit le premier Mendiant. Allons, rassurez-vous, il est beaucoup plus sûr qu’il n’en a l’air. — Euh… c’est ce qu’on dit, en tout cas, releva l’autre. Au fait, mon frère… — Ah oui, j’allais oublier… fit l’autre. Il fouilla dans sa tunique. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais sûrement pas à la matraque de bois qu’il brandit. On aurait dit une poignée d’outil de jardinage munie à un bout d’une lanière de cuir et ornée à l’autre d’encoches et de taches suspectes. Le deuxième Mendiant me tira les bras en arrière, le temps que son acolyte me laisse quelques ecchymoses en guise de souvenir, concentrant la distribution sur mon visage. Je ne pouvais pas faire grand-chose : ces foutus moines étaient bâtis comme des lutteurs de foire, et l’apesanteur leur donnait un avantage indéniable sur moi. À vrai dire, ils ne me cassèrent rien, mais quand ils eurent fini j’avais la figure comme un melon trop mûr. J’y voyais à peine d’un œil, j’avais la bouche pleine de sang et l’impression que toutes mes dents étaient brisées. — Pourquoi tant de haine ? demandai-je d’une voix avinée. — Un cadeau d’adieu de frère Alexei, répondit le premier Mendiant. Rien de très sérieux, monsieur Mirabel. Juste un conseil : ne vous mêlez plus jamais de nos affaires. Je crachai une sphère écarlate de sang et observai la façon dont elle conservait sa forme globuleuse en allant d’une paroi de la cabine à l’autre. — Vous pouvez toujours vous brosser pour que je fasse un don, lâchai-je. Ils débattirent s’il fallait poursuivre la correction ou non, puis décidèrent qu’il valait mieux ne pas risquer de m’occasionner des désordres neurologiques. Ils avaient peut-être un peu peur de sœur Duscha. J’essayai de manifester un soupçon de gratitude, mais le cœur n’y était pas. Je regardai plus attentivement le Strelnikov alors que la cabine était en approche. Le spectacle ne s’était pas amélioré. On aurait plus ou moins dit une brique de deux cents mètres de long constituée par des douzaines de modules de pilotage, d’habitation et de propulsion agencés à la va-vite. Le tout était englué dans une explosion intestinale de tubulures grouillantes comme des serpents, avec çà et là des réservoirs pareils à des gésiers d’oiseau. J’apercevais par endroits de vagues lambeaux de blindage de coque, des plaques aux bords déchiquetés qui évoquaient les derniers lambeaux de chair d’un cadavre dévoré par les asticots. Certaines parties du bâtiment semblaient avoir été recollées et enduites de résine époxy luisante. Des équipes d’entretien étaient à l’ouvrage, rafistolant quelques pièces dans des recoins de la surface démente du bâtiment. Des nuages de gaz s’échappaient dans l’espace depuis six ou sept endroits, mais personne n’avait l’air particulièrement inquiet. À vrai dire, le trajet jusqu’à l’Anneau de Lumière – le conglomérat d’habitats en orbite basse entourant Yellowstone – était de pure routine. Il y avait une douzaine de lignes similaires autour de Sky’s Edge. Autant de promenades de santé, qui n’exigeaient pas d’accélérations puissantes, ce qui voulait dire que, au prix d’un entretien minimaliste, les vaisseaux pouvaient effectuer le même trajet pendant des siècles, escaladant et dévalant le puits gravifique jusqu’à ce qu’une avarie finale, fatale, ne les métamorphose en macabres sculptures spatiales à la dérive. Cela dit, on pouvait toujours jouer sur la qualité du service, et l’on trouvait encore sur ces lignes quelques armateurs prestigieux qui exploitaient des navettes luxueuses sur des trajectoires gourmandes en énergie. Tout en bas de l’échelle, il y avait les fusées chimiques ou les caboteurs à propulsion ionique qui naviguaient à une allure d’escargot entre différentes orbites. Le cargo sur lequel on m’avait retenu un passage n’était pas le pire de la bande, mais il ne figurait pas non plus dans le top ten. Cela dit, si lent qu’il soit, il constituait assurément le moyen le plus rapide de rejoindre l’Anneau de Lumière. Les navettes de luxe auraient effectué le trajet plus vite, mais les engins de ce genre ne venaient jamais dans le coin. Il ne fallait pas être docteur en économie pour comprendre qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer des clients de l’hospice, incapables pour la plupart de payer leur propre résurrection. Je devais d’abord regagner l’essaim-parking, après quoi il me faudrait négocier un passage sur un bâtiment rapide, et rien ne garantissait qu’il y aurait de la place sur le premier vol en partance. Amélie m’avait prévenu : il y avait moins de vedettes rapides qu’avant – avant quoi ? je n’avais pas eu l’occasion de le lui demander –, et le gain de temps par rapport aux navettes lentes serait au mieux marginal. La cabine arriva enfin à la connexion avec le Strelnikov, et mes amis Mendiants me dirent au revoir. Ils étaient tout sourires, à présent, comme si mon visage tuméfié n’était qu’une nouvelle manifestation psychosomatique du virus de Haussmann. — Nous vous souhaitons sincèrement bonne chance, monsieur Mirabel, fit le Mendiant à la matraque d’un ton chaleureux. — Merci. Je vous enverrai une carte postale. À moins que je ne revienne vous donner de mes nouvelles en personne. — Ce serait chouette. Je crachai un dernier globule de sang à moitié coagulé. — Bon, n’y comptez quand même pas trop. Quelques immigrants montèrent à bord devant moi. Ils marmonnaient des paroles d’une voix pâteuse, dans des langues bizarres. À l’intérieur, on nous fit suivre un labyrinthe vertigineux de passerelles étroites jusqu’à une sorte de salle d’échange, dans les profondeurs du Strelnikov. Là, on nous attribua de minuscules sarcophages fermés pour le trajet jusqu’à l’Anneau de Lumière. Le temps que j’arrive à ma couchette, j’étais épuisé et j’avais mal partout ; je me sentais comme un pitbull qui aurait perdu son combat et serait rentré à la niche lécher ses plaies. J’étais soulagé d’être enfin seul dans mon box. Il n’était pas d’une propreté exemplaire, mais il n’était pas vraiment sale non plus. Il n’y avait pas de gravité artificielle à bord du Strelnikov, ce dont je me réjouissais – il n’aurait pas été prudent de le faire pivoter sur lui-même ou accélérer trop fort –, et le box était muni d’une couchette anti-grav ainsi que de divers systèmes sanitaires et d’alimentation conçus pour l’apesanteur. Le système de communication donnait l’impression d’avoir été dérobé dans un musée de la cybernétique, et sur toutes les surfaces disponibles étaient affichées des notices de mise en garde décolorées, tachées, concernant tout ce qui pouvait être fait ou non à bord, ainsi que des consignes d’évacuation au cas où il arriverait quelque chose. Périodiquement, une voix avec un accent à couper au couteau débitait le compte à rebours sur le circuit audio. Pour finir, la voix annonça que nous quittions l’hospice, que la propulsion était initiée et la descente amorcée. Le départ avait été si doux que je ne m’en étais pas aperçu. Je palpai amoureusement, délicatement, les douloureuses contusions que les Mendiants m’avaient faites, et sombrai peu à peu dans le sommeil. 10 Le jour où le passager se réveilla – rien ne devait plus jamais être pareil après cela –, Sky et ses deux plus proches associés étaient à bord d’un convoi de service. Le train suivait en grondant l’un des étroits tunnels d’accès qui parcouraient le Santiago du nez à la queue. Il se déplaçait à une vitesse d’escargot – quelques kilomètres-heures à peine, s’arrêtant à chaque instant pour permettre à l’équipage de décharger du matériel ou d’attendre la rame suivante pour dégager la section de tunnel située vers l’avant. Comme d’habitude, les acolytes de Sky passaient le temps en se racontant des histoires énormes et autres fanfaronnades, pendant que Sky jouait les avocats du diable, incapable de partager complètement leur joie, et prêt à la gâcher à la première occasion. — Viglietti m’a raconté un truc, hier, disait Norquinco en gueulant pour se faire entendre malgré le grondement du train. Il a dit qu’il n’y croyait pas lui-même, mais il connaissait des gens qui y croyaient. C’était au sujet de la Flottille. — Vas-y, étonne-nous, dit Sky. — Une simple question : combien de bâtiments y avait-il au départ, avant l’explosion de l’Islamabad ? — Cinq, bien sûr, répondit Gomez. — Ah, ah. Et si ce n’était pas vrai ? Et s’il y en avait eu six, au départ ? Un qui a sauté – ça, on le sait –, et un autre qui serait toujours là ? — On l’aurait vu, non ? — Pas s’il était mort. Juste une coque de vaisseau hantée qui nous suivrait. — Ben voyons, commenta Sky. Et il aurait un nom, par hasard ? — En réalité… — Je le savais. — Ils disent qu’il s’appellerait le Caleuche. Sky laissa échapper un soupir. Ça allait encore être une de ces fichues journées. À une époque, il y avait des années de ça, ils considéraient, tous les trois, le réseau de trains du vaisseau comme une source d’amusement et de danger soigneusement contrôlé, un théâtre de jeux risqués et de faux-semblants, d’histoires de fantômes et de défis. Des tunnels principaux partaient des galeries désaffectées qui menaient, disait-on, à des soutes secrètes ou à des cachettes où dormaient des cryonisés clandestins, subrepticement introduits à bord par des gouvernements rivaux. Il y avait des endroits où ils s’étaient lancé des défis, ses amis et lui, s’accrochant aux rames, se raclant le dos contre les parois des tunnels lorsque le convoi avançait à toute vitesse. Maintenant qu’ils étaient plus grands, il jetait sur ces jeux un regard stupéfait, mi-fier d’avoir pris tous ces risques, mi-horrifié d’avoir frôlé ce qui aurait pu être une mort épouvantable. C’était dans une autre vie. Ils étaient sérieux, maintenant ; ils faisaient ce qu’ils avaient à faire pour le bâtiment. Tout le monde supportait une partie du fardeau en ces temps difficiles, et Sky et ses compagnons étaient régulièrement chargés de convoyer le matériel auprès des ouvriers – et retour – le long de l’épine dorsale et dans la section des moteurs. Ça consistait généralement à décharger la marchandise et à la transporter sur des passerelles, dans des coursives et des cheminées d’accès, jusqu’à l’endroit où on en avait besoin. Ce n’était pas un travail de tout repos. Sky finissait rarement son boulot sans s’être coupé ou couvert de bleus et de bosses, mais ces efforts lui avaient valu une musculature inespérée. Ils formaient un improbable trio. Gomez gravissait les échelons qui le mèneraient à la section des moteurs, dans la prêtrise sanctifiée de l’équipe de propulsion. De temps en temps, il prenait le train jusque-là, et parlait même avec certains des techniciens, essayant de les impressionner par ses connaissances en physique du confinement et autres arcanes de l’antimatière et de la théorie de la propulsion. Sky avait assisté à certains de ces échanges et avait constaté que les techniciens n’envoyaient pas toujours promener Gomez, avec ses questions et ses réponses. Ils paraissaient même parfois modérément impressionnés, ce qui permettait d’envisager qu’il soit un jour autorisé à rejoindre leur caste de prêtres murmurants. Norquinco n’était pas comme ça. Il avait la faculté de s’investir complètement, de façon obsessionnelle, dans un problème. Il était capable de se laisser fasciner par n’importe quoi, pourvu que ce soit assez complexe et stratifié. C’était un fanatique des listes, passionné par les nombres et les classifications. Quoi d’étonnant à ce que son domaine de prédilection soit la hideuse complexité du système nerveux du Santiago, le réseau d’ordinateurs qui veinait le bâtiment dans ses moindres recoins et avait été modifié, redessiné et réécrit comme un palimpseste d’innombrables fois depuis le lancement, et récemment encore, après le black-out. La plupart des adultes sains d’esprit frémissaient à l’idée d’essayer de comprendre ne serait-ce qu’un minuscule sous-ensemble de cette complexité, alors que Norquinco était véritablement attiré, perversement excité par son intégralité, ce que la plupart des gens considéraient comme frisant le pathologique. Du coup, il faisait peur à tout le monde. Les techniciens qui s’occupaient du réseau avaient des routines bien établies pour la plupart des incidents, et ils n’avaient vraiment pas besoin qu’on leur montre comment faire les choses un tout petit peu plus efficacement. Ils disaient en blaguant qu’il allait les mettre au chômage – mais ce n’était qu’une façon courtoise de dire qu’il les mettait mal à l’aise… et les gonflait sérieusement. Alors il suivait Sky et Gomez. Au moins, comme ça, il ne s’attirait pas d’ennuis. — Le Caleuche, répéta Sky d’un ton méprisant. J’imagine que ce nom veut dire quelque chose ? — En effet. Il y avait beaucoup de fantômes dans l’île d’où viennent mes ancêtres. Le Caleuche était l’un d’entre eux, répondit Norquinco avec gravité, sans aucune trace de sa nervosité habituelle. — Et j’imagine que tu vas tout nous dire à son sujet… — C’était un vaisseau fantôme. — Tiens donc ? Je n’y aurais jamais pensé. — Écoute, ferme-la, fit Gomez en lui bourrant les côtes. Laisse-le raconter, d’accord ? Norquinco approuva d’un hochement de tête. — On l’entendait, dans le temps. On entendait des airs d’accordéon sur la mer, la nuit. Il lui arrivait parfois d’entrer au port, où il embarquait des marins des autres vaisseaux. Les morts qui se trouvaient à bord donnaient des fêtes à n’en plus finir. Son équipage était constitué de sorciers ; des brujos. Ils entouraient le Caleuche d’un nuage qui l’accompagnait partout. Les gens l’entrevoyaient parfois, mais ils n’arrivaient jamais à s’en approcher. Il replongeait sous les vagues, ou il se changeait en rocher… — Ah, fit Sky. Alors ce vaisseau, que les gens ne voyaient jamais nettement – parce qu’il était environné d’un nuage –, avait aussi la faculté de se changer en un vieux rocher quand on s’en rapprochait ? C’est remarquable, ça, Norquinco. Ça se pose un peu là, même. — Je ne dis pas que ce vaisseau fantôme a véritablement existé, rétorqua Norquinco, piqué au vif. À l’époque. Mais aujourd’hui, qui sait ? Peut-être que le mythe concernait celui qui était encore à venir. — De mieux en mieux, vraiment ! — Écoute, attaqua Gomez, oublie le Caleuche, oublions ces conneries de vaisseau fantôme. Norquinco a raison, dans un certain sens. Ça aurait pu arriver, non ? Il aurait très bien pu y avoir un sixième vaisseau dont on aurait oublié l’existence, avec le temps… — Si tu le dis. Je pourrais te répondre que toute cette histoire n’est qu’un tissu de mensonges inventé je ne sais quand, par un équipage qui s’ennuyait à périr, afin de donner un peu d’intérêt à une vie qui en est passablement dépourvue. Mais si ça peut te faire plaisir d’y croire… Sky s’interrompit alors que le train s’engageait sous un autre tunnel, les roues cliquetant sur les rails d’alimentation. La gravité commençait à croître ; ils se rapprochaient de la coque. — Ah, je vois ton problème, fit Norquinco avec un demi-sourire. C’est ton vieux, hein ? Tu ne veux pas croire à cette histoire à cause de ton père. Tu ne peux pas supporter l’idée qu’il ignorerait quelque chose d’aussi important… — Il le sait peut-être. Cette idée ne t’a jamais effleuré ? — Tu admets donc qu’il pourrait y avoir un sixième vaisseau ? — Non, quand même pas, mais… Gomez l’interrompit, s’échauffant visiblement : — En réalité, je n’ai aucun mal à croire qu’il y a eu un sixième vaisseau à un moment donné. En lancer six plutôt que cinq n’aurait pas été beaucoup plus compliqué, hein ? Par la suite, quand les vaisseaux eurent atteint leur vitesse de croisière, il aurait pu y avoir un désastre… un événement tragique, voulu ou non, au cours duquel le sixième vaisseau serait pour ainsi dire mort. Il aurait continué à voguer, mais réduit à l’état d’épave, son équipage anéanti, et probablement ses momios avec. Il aurait conservé suffisamment d’énergie résiduelle pour que l’antimatière restante demeure confinée, bien sûr, mais ça n’en exige pas beaucoup, de toute façon… — C’est ça. Et nous l’aurions oublié, tout simplement ? — Si les autres vaisseaux avaient joué un rôle dans sa destruction, il n’aurait pas été difficile de réécrire, rétrospectivement, les données concernant la Flottille entière pour faire disparaître toute référence au crime proprement dit, ou même à l’existence de la victime. Cette génération de l’équipage aurait pu prêter serment de ne pas passer l’information du crime à leurs héritiers, nos parents… Et nous n’aurions plus, aujourd’hui, que quelques rumeurs, des vérités à moitié oubliées mêlées au mythe… — Exactement, approuva Norquinco. Sky secoua la tête. À quoi bon discuter ? Le train s’arrêta dans l’une des soutes de chargement qui desservaient cette partie de l’épine dorsale. Les trois compagnons descendirent précautionneusement, les grosses semelles adhésives de leurs bottes crissant sur le sol. Ils étaient tout près de l’axe de rotation, et la gravité était à peine sensible. Les objets tombaient toujours lorsqu’ils les lâchaient, mais comme à regret, et on avait vite fait de se cogner la tête au plafond si on marchait trop vite. Il y avait de nombreuses soutes de cette espèce, qui desservaient chacune un groupe de momios. Six modules de cryosomnie étaient attachés à cette partie de l’épine dorsale. Chacun contenait dix sarcophages cryogéniques individuels. Les trains n’allaient pas plus loin, et presque tout le matériel devait être transporté à la main à partir de là, par des puits munis d’échelles et des coursives sinueuses. Il y avait des monte-charge et des robots manipulateurs, mais on ne les utilisait guère. Les robots, en particulier, exigeaient une programmation et un entretien complexes, et même les tâches les plus simples devaient être détaillées comme à des enfants particulièrement retardés. D’habitude, on avait plus vite fait de le faire soi-même. C’est pour ça qu’il y avait autant de techniciens, appuyés contre les palettes, l’air de s’ennuyer ferme, fumant des cigarettes qu’ils roulaient eux-mêmes ou tapotant leur stylet contre des porte-blocs, faisant de leur mieux pour avoir l’air occupés alors qu’il ne se passait rien. Ils portaient la plupart du temps des combinaisons ornées de décals indiquant la section où ils travaillaient, mais leurs tenues étaient souvent déchirées ou modifiées d’une façon ou d’une autre, exposant leurs tatouages grossiers. Sky les connaissait tous de vue, évidemment – sur un vaisseau à bord duquel il n’y avait que cent cinquante passagers éveillés, le contraire eût été difficile ; mais il n’avait qu’une vague idée de leur nom, et à peu près aucune du genre de vie qu’ils pouvaient bien mener quand ils ne travaillaient pas. Au repos, les techniciens avaient tendance à rester entre eux, pour s’amuser aussi bien que pour se reproduire. Ils parlaient un sabir à eux, soigneusement entremêlé de jargon professionnel. Mais il y avait quelque chose de légèrement différent, à présent. Personne ne zonait ou n’essayait d’avoir l’air occupé. En fait, il y avait très peu de technos dans la soute, et ceux qui étaient là semblaient à cran, comme s’ils attendaient qu’une alarme cesse de retentir. — Que se passe-t-il ? demanda Sky. L’homme qui sortit avec circonspection de derrière un empilement de palettes chargées de matériel n’était pas un technicien. Il posa la main sur l’épaule d’un robot de manutention chromé, comme s’il cherchait un endroit où s’appuyer, la sueur perlant sur son front. — Papa ? s’étonna Sky. Qu’est-ce que tu fais là ? — Je pourrais te retourner la question. À moins que tu ne sois là pour le travail. — Évidemment. Je t’ai dit que nous manœuvrions le train, de temps en temps, non ? Titus avait l’air ailleurs. — Oui… oui, tu me l’as dit. J’avais oublié. Sky, aide ces hommes à décharger le matériel, et repartez d’ici, tes amis et toi, d’accord ? Sky regarda son père. — Je ne comprends pas… — Tu fais ce que je te dis, c’est tout. Allez ! Titus Haussmann se tourna alors vers un techno, un gaillard à la grosse barbe et aux avant-bras ridiculement musclés croisés sur la poitrine. On aurait dit des jambons. — Ça vaut aussi pour vos hommes et vous, Xavier. Dites à tous ceux qui ne sont pas indispensables de s’en aller d’ici, de remonter jusqu’à l’épine dorsale. En réalité, je voudrais que vous fassiez évacuer toute la section des moteurs. Il remonta sa manche et murmura des ordres dans son bracelet. Ou plutôt des recommandations, rectifia mentalement Sky. Mais le vieux Balcazar s’en remettait toujours aux avis de Titus Haussmann. Puis il se retourna, vit que Sky était toujours là, tiqua. — Je croyais t’avoir dit de filer, fiston. Je ne plaisante pas. Norquinco et Gomez s’éloignèrent sans demander leur reste avec deux techniciens pour décharger le train. Ils soulevèrent les bâches qui couvraient le matériel et commencèrent le travail éreintant, où plus d’une fois ils s’étaient écorché les jointures. Ils se passaient les caisses qui devaient descendre dans la soute, où elles seraient probablement amenées auprès des sarcophages de cryosomnie proprement dits. — Que se passe-t-il, Papa ? demanda Sky. Il s’attendait à une rebuffade, mais son père se contenta de secouer la tête. — Je ne sais pas. Pas encore. Mais il y a quelque chose qui cloche avec l’un de nos passagers. Quelque chose qui m’a un peu inquiété. — Comment ça, « quelque chose qui cloche » ? — L’un de ces fichus momios est en train de se réveiller. (Il s’essuya le front.) Ça ne devrait pas arriver. Je suis descendu dans la soute, et je ne comprends toujours pas. Je ne suis pas tranquille. C’est pour ça que je voudrais que cette zone reste dégagée. Bizarre, se dit Sky. Quelques-uns des cryonisés étaient morts, bien sûr, mais jamais encore aucun ne s’était réveillé. Et son père paraissait tout sauf réjoui par la situation. Il avait même l’air extrêmement inquiet. — Et pourquoi ce serait un problème, Papa ? — Parce qu’ils ne sont pas censés se réveiller, voilà pourquoi. Si ça se produit, ça veut dire que c’était prévu depuis le premier jour. Avant que nous ne quittions le système solaire. — Et pourquoi fais-tu dégager la zone ? — À cause d’une chose que ton grand-père m’a racontée, Sky. Maintenant, fais ce que je t’ai dit, décharge ce train et fiche le camp d’ici. Tu veux bien ? À cet instant, un train venant de l’autre direction entra dans la soute et s’arrêta net, face à celui de Sky. Quatre membres du service de sécurité de Titus en descendirent, trois hommes et une femme, qui commencèrent à boucler des armures de plastique trop massives pour être portées pendant le trajet. C’était pratiquement toute la milice opérationnelle du bâtiment, ses forces de police et son armée, et encore n’étaient-ils pas employés à plein temps dans les services de sécurité. L’équipe s’avança vers une autre partie du train et prit des armes dans des râteliers : des armes blanches, luisantes, qu’ils maniaient avec précaution et une certaine nervosité. Son père lui avait toujours dit qu’il n’y avait pas d’armes à bord du vaisseau, mais il n’avait jamais eu l’air très convaincant. Il y avait, à vrai dire, bien des aspects de la sécurité à bord au sujet desquels Sky aurait aimé en savoir plus. La petite organisation restreinte, tendue, efficace, de son père le fascinait. Mais il n’avait jamais autorisé Sky à travailler avec lui. Les justifications que lui fournissait son père tenaient debout : il n’aurait pu arguer de son impartialité ou d’une quelconque justice si son fils devait se voir confier un rôle dans l’organisation, si apte qu’il puisse être. La pilule n’en avait pas été moins amère. Et voilà pourquoi Sky se voyait toujours confier des tâches aussi éloignées que possible de tout ce qui concernait la sécurité. Titus y veillait. Rien ne changerait tant qu’il serait responsable de la sécurité ; ils le comprenaient tous les deux. Sky alla rejoindre ses amis et les aida à décharger le matériel. Ils travaillaient rapidement, sans aucune de ces pertes de temps minutieusement élaborées qui accompagnaient généralement ce genre de tâche. Ses amis n’avaient pas le moral ; quoi qu’il se passe, ce n’était pas ordinaire, et Titus Haussmann n’était pas du genre à faire un fromage pour rien. Sky observait l’équipe de sécurité du coin de l’œil. Ils enfilèrent des cagoules sur leur crâne rasé, branchèrent leurs micros et vérifièrent les fréquences de communication. Puis ils tirèrent du train des casques renforcés et les enfilèrent, ajustant le monocle pareil à un rétroviseur qui leur cachait un œil. Un mince fil noir courait du casque au viseur fixé au canon du fusil, ce qui permettait au tireur de décharger son arme sans avoir à regarder dans la direction du tir. Ils avaient probablement aussi des dispositifs à infrarouge ou sonores. Ce serait utile dans ces soutes où l’on n’y voyait goutte. Quand ils eurent fini de s’occuper de leur matériel, ils se dirigèrent vers son père, qui les briefa rapidement, posément, en faisant le minimum de bruit. Sky regardait bouger les lèvres de son père ; son expression était d’un calme absolu maintenant qu’il était en présence de sa propre équipe. Il esquissait parfois un geste précis, mesuré, de la main, ou il secouait la tête. Il aurait aussi bien pu leur réciter une comptine. Même la sueur, sur son front, paraissait s’être évaporée. Puis Titus Haussmann quitta la patrouille, s’approcha du train par lequel elle était arrivée et prit son propre fusil. Pas de casque ou d’armure ; juste un fusil, du même blanc luisant que les autres. L’arme comprenait un chargeur en forme de faucille, dessous, et une poignée squelettique. Son père la maniait avec un respect tranquille, sans la familiarité que l’on doit à l’expérience. Exactement comme on pourrait manipuler un serpent venimeux auquel on projette de faire cracher son venin. Tout ça pour un seul passager insomniaque ? — Papa… fit Sky, quittant à nouveau son poste. Que se passe-t-il ? Vraiment ? — Rien dont tu aies à te soucier, répondit son père. Titus prit trois membres de son équipe avec lui et laissa le quatrième en arrière, pour monter la garde dans la soute. Le détachement disparut dans l’une des cheminées d’accès qui menaient aux sarcophages, le bruit de leurs pas s’étouffant peu à peu. Lorsqu’il fut sûr que son père était hors de portée de voix, Sky s’approcha du garde resté dans la soute. — Que se passe-t-il, Constanza ? Elle releva son monocle. — Qu’est-ce qui te fait penser que je vais te le dire, alors que ton père ne l’a pas fait ? — Je ne sais pas. Disons que je tente ma chance. En souvenir du temps où nous étions amis. Enfin, je crois. Il avait compris que c’était elle au moment où le train était arrivé. Compte tenu de la gravité apparente de la situation, il était sûr qu’elle ferait partie de l’équipe. — Je regrette, répondit Constanza. C’est juste que nous sommes tous un peu sur les nerfs, tu comprends ? — Je vois ça. Il examina son visage, toujours aussi beau et farouche, en se demandant quel effet ça ferait de suivre avec le doigt la ligne de sa mâchoire. — J’ai entendu dire que l’un des passagers s’était réveillé prématurément. C’est vrai ? — Plus ou moins, fit-elle entre ses dents. — Et c’est pour ça que vous avez besoin d’une puissance de feu comme je n’en avais encore jamais vu ? Comme je ne pensais même pas qu’il y en eût à bord ? — C’est ton père qui détermine la façon dont nous devons gérer chaque incident ; pas moi. — Il a bien dû vous dire quelque chose. Qu’est-ce qu’il a de si spécial, ce passager ? — Écoute, je n’en sais rien, d’accord ? Tout ce que je sais, c’est que ça n’aurait pas dû se produire. Les momios ne sont pas censés se réveiller prématurément. C’est tout simplement impossible, à moins que quelqu’un n’ait programmé le sarcophage en conséquence. Et personne n’aurait fait ça à moins d’avoir une bonne raison. — Je ne vois vraiment pas pourquoi quelqu’un aurait pu vouloir se réveiller en avance. — Pour saboter la mission, évidemment. (Elle baissa la voix et fit nerveusement cliqueter ses ongles sur son arme.) Un unique dormeur introduit à bord un peu comme une bombe à retardement. Disons un volontaire en mission suicide – un criminel, ou un kamikaze. Quelqu’un d’assez en colère pour vouloir tous nous tuer. Ce n’était pas facile d’obtenir un créneau sur la Flottille quand elle a quitté Sol, je te rappelle. La Confederación s’était fait autant d’ennemis que d’amis quand elle a construit la Flottille. Il n’aurait pas été difficile de trouver quelqu’un prêt à faire le sacrifice de sa vie pour se venger de nous. — À ce point ? — Il suffisait de graisser la patte à la bonne personne. — Là, tu n’as peut-être pas tort. Quand tu parles de bombe à retardement, tu ne parles pas au sens propre du terme, hein ? — Non, mais maintenant que tu m’y fais penser, ce n’est pas une idée tellement absurde. Et si quelqu’un avait réussi à introduire un saboteur à bord de chacun des vaisseaux ? Si ça se trouve, celui qui se trouvait à bord de l’Islamabad a été le premier à se réveiller. Et il ne leur aura pas donné d’avertissement… Quoi qu’il en soit, j’imagine que nous n’allons pas tarder à être fixés. D’un autre côté, il se peut que ce soit simplement un dysfonctionnement de l’un des sarcophages… C’est alors que les premiers coups de feu retentirent. Quoi que ce fût, ça se passait une dizaine de mètres en dessous de la soute de chargement, et les détonations étaient d’une force terrible. Puis il y eut des cris. Il crut reconnaître la voix de son père, mais c’était difficile à dire : l’acoustique conférait quelque chose de métallique aux voix, rendant les paroles indistinctes et brouillant les différences de timbre. — Et merde ! fit Constanza. Elle se figea l’espace d’un instant, avant de se diriger en hâte vers la cheminée d’accès. Là, elle se retourna et le regarda d’un air hagard. — Reste ici, Sky. — Je viens avec toi. C’est mon père qui est là-bas. Les tirs avaient cessé, mais il y avait encore beaucoup de bruit, des voix, surtout, si hautes qu’elles frisaient l’hystérie. On aurait dit qu’on jetait des choses dans tous les sens. Constanza vérifia à nouveau son arme, puis la renvoya par-dessus son épaule. Elle s’approcha de la cheminée d’accès, s’apprêtant à descendre l’échelle qui menait vers le tumulte. — Constanza… Il saisit son arme et la lui arracha de l’épaule avant qu’elle ait eu le temps de réagir. Elle se retourna, furieuse, alors qu’il passait devant elle, sans braquer précisément le fusil sur elle ; sans le détourner tout à fait non plus. Il n’avait aucune idée de la façon dont il marchait, mais il devait avoir l’air assez déterminé. Constanza recula, ses yeux passant alternativement de l’arme à lui. Elle était encore reliée à son casque par le flexible noir, maintenant tendu à se rompre. — Donne-moi le casque, fit Sky avec un mouvement de menton. — Tu vas t’attirer des ennuis pas possibles, tu le sais. — Quoi ? Pour être allé chercher mon père en danger ? Je ne crois pas. Une douce réprimande, tout au plus. Le casque, Constanza, répéta-t-il avec un hochement de tête. Elle fit une grimace et ôta son casque. Sky l’enfila sans prendre la peine de lui réclamer la cagoule de tissu protecteur. Le casque était un peu petit pour lui, mais il n’avait pas le temps de l’ajuster. Il fit retomber le monocle, éprouva un minimum de satisfaction en constatant qu’il lui montrait ce que voyait l’arme. L’image était dans des tons gris-vert, auxquels se superposaient un quadrillage, des coordonnées chiffrées et des données concernant l’arme. Rien de tout ça ne lui disait quoi que ce soit, mais quand il regarda Constanza, il vit son nez sous la forme d’un triangle blanc de chaleur. Un viseur infrarouge. C’était tout ce qu’il avait besoin de savoir. Il descendit dans le puits, bien conscient que Constanza le suivait à distance respectable. Ça ne criait plus, mais les voix étaient encore très fortes. Il entendait distinctement son père, à présent ; il y avait quelque chose qui n’allait pas dans sa façon de parler. Il arriva au moyeu auquel étaient reliés les sarcophages de cryosomnie. Ils étaient disposés comme les rayons d’une roue de bicyclette, mais une seule des portes de communication était ouverte. C’est de là que venaient les voix. Il braqua l’arme devant lui et se dirigea vers les sarcophages, par un couloir sombre, plein de tuyaux. Dans son monocle, le couloir était un camaïeu de gris-vert malsains. Il se rendit compte qu’il avait peur. La peur avait toujours été présente, mais il n’y avait pas pris garde avant de s’emparer de l’arme et de descendre. La peur lui était presque étrangère, mais pas complètement. Il se souvint de la première fois qu’il en avait eu un véritable aperçu, dans la nursery, trahi, abandonné. Tout seul. Il regardait son ombre tracer des formes fantomatiques sur les parois, et l’espace d’un instant il se prit à regretter que son Clown ne soit plus là pour lui offrir son amitié et le guider. L’idée de retourner dans la nursery lui parut soudain très tentante. C’était un monde où le présent, les problèmes et les rumeurs de vaisseaux fantômes et de sabotage n’avaient pas droit de cité. Soudain, il se retrouva devant la vaste stalle pleine de machines qui hébergeait un unique dormeur. On aurait dit une chambre funéraire. Ça sentait le vieux et la vénération, comme dans une église. La pièce avait été froide jusqu’à un moment très récent, et elle était encore presque entièrement noire ou vert olive dans son viseur. Il entendit Constanza parler, dans son dos : — Donne-moi le fusil, Sky, et personne ne saura que tu me l’as pris… — Je te le rendrai quand il n’y aura plus de danger. — Nous ne savons même pas de quel danger il peut s’agir. Peut-être quelqu’un a-t-il laissé partir son arme accidentellement… — Et le sarcophage du dormeur marchait mal, c’est tout, hein ? Ben voyons ! Il entra dans la chambre de cryosomnie et intégra le tableau qui l’attendait. Les trois gardes étaient là, de même que son père, autant de masses vert pâle qui viraient au blanc. — Constanza, dit l’un des hommes. Je pensais que tu devais nous couvrir… Et merde ! Vous n’êtes pas Constanza… — Non, c’est moi. Sky Haussmann. Il releva le monocle et la pièce devint soudain plus sinistre. — Et Constanza ? Où est-elle ? — Je lui ai pris son casque et son fusil. Elle m’a opposé une sacrée résistance, je vous prie de le croire. Il regarda par-dessus son épaule dans l’espoir que Constanza avait entendu sa tentative pour la dédouaner. Le sarcophage était l’un des dix que comportait la roue, chacun alimenté par un corridor venant du moyeu. On n’était probablement pas entré plus d’une ou deux fois dans la salle depuis le lancement de la Flottille. Le système de support-vie des cryonisés était aussi délicat et complexe que les moteurs à antimatière. Et tout aussi susceptible de se détraquer, provoquant une catastrophe, entre des mains non expertes. Comme les pharaons enfouis, les cryonisés ne s’attendaient pas à ce que l’endroit où ils dormaient soit violé avant qu’ils n’arrivent à ce qui était pour eux la vie après la vie : dans les parages de 61-A du Cygne. Le seul fait de se trouver là semblait parfaitement incongru. Sky reporta son regard sur son père, écarquilla les yeux. Un des gardes soutenait Titus Haussmann, serré contre lui. Sa poitrine était couverte d’un fluide sombre, en cours de coagulation, que Sky savait être du sang. Son uniforme était déchiré, et dans les plis le sang stagnait et s’épaississait, gargouillant de façon écœurante à chacune de ses pénibles inspirations. — Papa… fit Sky. — Tout ira bien, répondit l’un des gardes. Une équipe médicale va arriver. Ce qui, se dit Sky – compte tenu du niveau de compétence général des médecins à bord du Santiago –, revenait à peu près à dire que les prêtres étaient en route. Ou les fossoyeurs. Il regarda le caisson du dormeur ; le long cercueil pareil à un socle de colonne, bourré de mécanismes, qui occupait la quasi-totalité de la pièce. La partie supérieure était ouverte, à moitié explosée, comme une vitre brisée. Des échardes coupantes formaient une mosaïque de verre sur le sol. On aurait dit que la chose qui se trouvait dans le caisson en était sortie de force. Sauf qu’il y avait quelque chose dedans. Le passager était mort ; ou quasiment. Ça, au moins, c’était évident. Au premier abord, l’homme avait l’air assez normal, en dehors d’une blessure par balle ; un être humain nu, hérissé de câbles de monitoring, de cathéters et d’aiguilles de perfusion. Plus jeune que la moyenne, se dit Sky – le kamikaze idéal, en d’autres termes. Mais avec son crâne rasé et l’absence de tonus musculaire qui lui faisait comme un masque sur le visage, il ressemblait à un millier d’autres dormeurs. Sauf que son avant-bras avait disparu. En fait, il gisait par terre, chose inerte pareille à un gant, terminée par des lambeaux de peau déchiquetée. La section ne faisait apparaître ni os ni chair, et le membre arraché n’avait que très peu saigné. Le moignon n’était pas non plus tel qu’il aurait dû être. La peau et les os s’arrêtaient à quelques centimètres du coude, et après, ce n’était qu’une prothèse de métal : une résille complexe, baignant dans le sang, une obscénité suintante qui s’achevait non par des doigts d’acier, mais par un assemblage vicieux de lames. Sky imagina ce qui avait dû se produire. L’homme s’était réveillé dans son cercueil, suivant probablement un programme établi avant que la Flottille ne quitte Mercure. Sans doute espérait-il que sa décongélation passerait inaperçue, qu’il pourrait se frayer un chemin vers la liberté et entreprendre de saboter furtivement le vaisseau, comme à bord de l’Islamabad, peut-être, si la théorie de Constanza était correcte. Un homme isolé pouvait faire beaucoup de dégâts, surtout s’il ne se souciait pas de sa propre survie. Sauf que son dégel n’était pas passé inaperçu. Il devait être en cours de réveil quand l’équipe de sécurité était entrée dans la soute. Peut-être le père de Sky était-il penché sur le caisson pour l’examiner quand l’homme l’avait ouvert avec son avant-bras meurtrier. Il avait dû lui être facile de poignarder Titus, à ce moment-là, même si les autres membres de l’équipe avaient vidé leurs chargeurs sur lui. Drogué avec les substances de reviviscence qui neutralisaient la douleur, c’est tout juste s’il avait dû sentir les impacts des balles qui le traversaient. Ils l’avaient bel et bien arrêté, peut-être même tué, mais avant, il avait eu le temps d’infliger des blessures apparemment fatales à Titus. Sky s’agenouilla à côté de son père. Bien qu’il ait les yeux ouverts, il semblait incapable de faire le point sur lui. — Papa ? C’est moi, Sky. Cramponne-toi, Papa, hein ? Les toubibs arrivent. Ça va aller. L’un des gardes lui serra l’épaule. — Il est costaud, Sky. Il fallait qu’il y aille le premier, vous comprenez. Il est comme ça. — Bien sûr. Il va s’en sortir. Sky s’apprêtait à dire quelque chose, il assemblait les mots dans sa tête lorsque, tout à coup, le passager se mit à bouger ; d’abord avec une lenteur onirique, puis avec une rapidité terrifiante. Et ce malgré des blessures d’évidence trop graves pour lui permettre de bouger, encore moins d’effectuer des mouvements à la fois rapides et violents. Le passager sortit de son caisson en roulant sur lui-même, d’un mouvement souple, coulé, animal, puis il se retrouva debout et d’un geste du bras pareil à celui d’une faucille il ouvrit la gorge de l’un des gardes. L’homme tomba à genoux, le sang jaillissant de sa blessure. Le passager s’immobilisa, tenant son bras mortel devant lui, puis le réseau complexe de lames bourdonna, cliqueta, une lame se rétractant pendant que l’autre se mettait en place, dans un éclat chirurgical d’un bleu pur. Sky tenait toujours le fusil de Constanza, mais sa peur était beaucoup trop intense. Il ne parvint même pas à le braquer sur le passager. Lequel le regarda, les muscles sous sa peau se convulsant bizarrement, comme si des douzaines de vers rampaient de conserve sur sa boîte crânienne. Le frémissement cessa et, l’espace d’un instant, Sky contempla un visage qui était une approximation rudimentaire du sien. Puis le frémissement reprit et le visage ne fut plus celui que Sky connaissait. Dans le même temps, l’homme enfonça, avec un sourire, sa lame toute neuve dans la poitrine de Sky. Il y eut une curieuse absence de douleur. Sur le coup, ce fut seulement comme si l’homme lui avait flanqué un coup de poing dans les côtes. Il tomba en arrière, le souffle coupé, tandis que le saboteur passait devant lui. Dans son dos, les deux gardes encore indemnes braquèrent leur arme sur l’assassin. Sky, avachi par terre, tenta de respirer à nouveau. La douleur était terrible, maintenant, et il n’éprouva pas le soulagement que l’inspiration aurait dû lui procurer. Le couteau du passager avait presque certainement atteint un poumon, pensa-t-il, et le choc lui avait peut-être cassé une côte au passage. Mais la lame semblait avoir manqué le cœur, et il pouvait encore bouger les jambes. Elle n’avait probablement pas endommagé la colonne vertébrale. Un autre moment passa, et il se demanda pourquoi les gardes n’avaient pas encore ouvert le feu. Il voyait le dos du passager ; il constituait une cible parfaite, pour eux. Constanza, évidemment. Elle était juste derrière l’homme, et s’ils tiraient, leurs projectiles risquaient de passer à travers son corps et de l’atteindre. Elle pouvait reculer, mais les portes qui donnaient sur les autres baies étaient fermées, et comme il n’y avait aucune possibilité de les ouvrir rapidement, la seule façon de sortir de là, c’était par l’échelle. Et le passager aurait été immédiatement derrière elle. Le fait qu’il n’ait qu’un bras aurait dû ralentir son ascension, mais les règles physiologiques normales ne semblaient pas devoir s’appliquer à sa personne. — Sky… dit-elle. Sky, c’est toi qui as mon arme… Tu es le mieux placé… Tire, vite ! Toujours allongé par terre, cherchant son souffle, désorienté par le gargouillis dû à sa blessure au poumon, il leva son arme et la pointa vaguement dans la direction du passager, qui marchait calmement vers Constanza. — Sky… Vite ! — J’y arrive… pas… — Fais-le ! Vite ! — Je… — Vite ! La main tremblante, à peine capable de tenir le fusil et encore moins de viser avec une quelconque précision, il ferma les yeux, se débattant déjà au sein de la vague noire d’inconscience qui allait l’emporter, pressa la détente. Une rafale, pareille à un rot sonore, profond, doublée d’un rugissement métallique : le bruit des balles dans le blindage du couloir. Le saboteur s’arrêta net et parut s’apprêter à se retourner, comme pour revenir chercher quelque chose. Puis il tomba. Constanza apparut, toujours debout. Elle fit un pas, donna un coup de pied dans le passager, sans réaction visible. Sky lâcha son arme, les deux autres gardes s’avancèrent en braquant les leurs sur l’intrus. Sky chercha son souffle et dit : — Il est mort ? — Je ne sais pas, répondit Constanza. En tout cas, je doute qu’il aille loin dans l’immédiat. Ça va, toi ? — Je ne peux pas respirer. Elle hocha la tête. — Tu vas t’en sortir. Tu aurais dû tirer dès que je te l’ai dit, tu sais. — C’est ce que j’ai fait. — Non, vraiment pas. Tu as tiré au jugé et tu as mis dans le mille grâce à un ricochet. Tu aurais pu nous tuer tous. Il ne répondit pas. Elle se pencha et récupéra son arme. — C’est à moi, je crois. Puis l’équipe médicale arriva, dégringolant l’échelle. Personne n’avait pris le temps de les briefer, évidemment, et l’espace d’un moment ils hésitèrent, ne sachant lequel des blessés soigner en premier. Un haut gradé, respecté de tous, gisait devant eux, grièvement blessé ; deux autres membres de l’équipage étaient atteints, et leur état semblait très sérieux. Et puis il y avait aussi une victime parmi les passagers, un membre de cette élite encore plus élevée, qu’ils avaient servie toute leur existence. Le fait que le momio ne soit pas tout à fait ce qu’il aurait dû être ne leur apparut pas tout de suite. L’un des toubibs s’approcha de Sky et après un rapide examen lui plaça un masque sur le visage, envoyant de l’oxygène pur dans son système respiratoire endommagé. Il sentit que la vague noire reculait un peu. — Aidez Titus, fit Sky en indiquant son père. Mais faites ce que vous pourrez pour le passager aussi. — Vous êtes sûr ? demanda le toubib, qui avait dû, à ce moment-là, comprendre en partie ce qui s’était passé. Sky se remit le masque sur le visage avant de répondre, son esprit fonctionnant à toute vitesse, commençant à passer en revue les tortures qu’il pourrait infliger au passager. Oui. Absolument sûr. 11 Je me réveillai tout tremblant, pressé de m’extraire des volutes du rêve d’Haussmann. L’image résiduelle était d’une vivacité dérangeante ; je me sentais encore là-bas, avec Sky, je voyais encore les hommes emmener son père. Je regardai ma main à la lumière crépusculaire de mon box. Le sang, au centre de ma paume, était coagulé et noir comme du goudron. Sœur Duscha m’avait dit que la souche virale était affaiblie, mais je n’étais apparemment pas près de la vaincre par mes propres moyens. Je ne pouvais en aucun cas retarder le moment de reprendre la poursuite de Reivich, et pourtant la suggestion de Duscha, qui aurait souhaité me garder une semaine à l’hospice pour me faire soigner par des spécialistes, me paraissait soudain infiniment préférable à la perspective d’attendre que ça passe. Et même si les symptômes pouvaient paraître bénins par rapport à d’autres maladies, rien ne me garantissait que le pire était derrière moi. J’éprouvai alors une sensation familière, et pas très agréable : de la nausée. Je n’étais pas habitué du tout à l’apesanteur, et les Mendiants ne m’avaient pas donné les drogues qui auraient rendu le trajet plus supportable. J’y pensai pendant quelques minutes, me demandant s’il valait mieux quitter ma couchette, ou rester allongé et prendre mon mal en patience jusqu’à l’arrivée dans l’Anneau de Lumière. Mon estomac finit par l’emporter. Je décidai de me traîner jusqu’au noyau commun du vaisseau. L’une des affichettes de recommandations apposées dans la cabine disait que j’y trouverais quelque chose à acheter pour soulager un peu le malaise. Le seul fait de gagner le noyau commun constituait une équipée hasardeuse, peu recommandée dans mon état. C’était une grande sphère pressurisée, sise quelque part à l’avant du bâtiment, où on pouvait trouver à manger, des médicaments et de quoi se distraire ; on y accédait par un labyrinthe de coursives à sens unique, à l’atmosphère étouffante, qui serpentaient autour des moteurs nucléaires et finissaient par les traverser. Les instructions apposées dans les cabines mettaient les passagers en garde contre le danger qu’il y avait à s’éterniser dans certaines parties du vaisseau, leur laissant le soin de tirer leurs propres conclusions quant à la qualité de l’isolation des zones en question. En errant dans ces coursives, je repensai à mon rêve. J’étais intrigué, pour ne pas dire plus, et j’essayai fébrilement d’en rapprocher les événements de ce que je savais de Sky Haussmann. Je n’étais pas spécialiste du personnage (ou du moins je ne l’étais pas jusqu’alors), mais quand on a été élevé sur Sky’s Edge, il y a des faits qu’on ne peut ignorer. Nous savions tous qu’il avait la phobie du noir depuis la coupure de courant sur le Santiago, après l’explosion de l’autre bâtiment, qui avait tué sa mère. De l’avis général, Lucretia était une femme bien, que tout le monde appréciait dans la Flottille. Titus, le père de Sky, était un homme respecté, parfois craint, mais jamais vraiment détesté non plus. On l’appelait le caudillo, le capitaine. Tout le monde s’accordait à trouver que Sky avait peut-être reçu une éducation particulière, mais qu’on ne pouvait en aucun cas faire peser sur ses parents la responsabilité de ses crimes. Nous savions tous que Sky n’avait pas beaucoup d’amis, et pourtant, nous connaissions les noms de Norquinco et de Gomez, et nous savions qu’ils étaient copains. Nous savions aussi que Titus avait été grièvement blessé par un saboteur infiltré parmi les passagers. Il était mort quelques mois plus tard, le saboteur ayant échappé à toute surveillance pour venir l’achever dans l’infirmerie du bâtiment où il se remettait de ses blessures. Le rêve avait pris un tour qui ne m’était pas familier. Je ne me rappelais pas avoir jamais entendu parler d’un vaisseau fantôme qui aurait suivi la Flottille comme le sinistre Caleuche des légendes. Même ce nom ne me disait rien. Que se passait-il ? Le virus d’endoctrinement induisait-il simplement une connaissance assez détaillée de la vie de Sky pour me révéler ma propre ignorance primitive des événements, ou bien avais-je été infecté par une souche non répertoriée, qui avait la particularité de révéler des détails jusque-là tenus secrets ? Ces enjolivements étaient-ils historiquement exacts (bien que mal connus), ou purement fictifs, des ajouts faits par des adeptes qui s’ennuyaient et espéraient ainsi pimenter leur propre religion ? Je n’avais aucun moyen de le savoir – pour l’instant. Il semblait que j’étais condamné à vivre en rêve d’autres épisodes de la vie de Haussmann, que ça me plaise ou non. Je n’aurais su dire si j’appréciais vraiment ces rêves – qui semblaient étouffer tous ceux que j’aurais pu faire par moi-même –, mais force m’était de reconnaître que je ressentais maintenant plus qu’un début de curiosité quant à la façon dont ils allaient se développer. Je m’obligeai à avancer, et à penser à autre chose. Je me focalisai donc sur la destination du Strelnikov… L’Anneau de Lumière. Qui ne connaissait ce nom, même sur Sky’s Edge ? C’était l’un des dix ou douze endroits suffisamment célèbres pour qu’on en ait entendu parler dans d’autres systèmes solaires. Sur des dizaines et des dizaines de mondes colonisés, parfois situés à des années-lumière, l’Anneau de Lumière représentait une sorte de pays de cocagne, quelque chose comme un paradis luxueux où l’on pouvait s’ébattre sans la moindre entrave. C’était là que les gens disaient, pour rire, qu’ils s’installeraient fortune faite, ou quand ils auraient épousé une fille de bonne famille. Pas un endroit de notre propre système ne jouissait du même prestige. Pour la plupart des gens, il aurait aussi bien pu s’agir d’un monde mythique, compte tenu des chances qu’ils avaient d’y mettre un jour les pieds. Mais l’Anneau de Lumière était bien réel. C’était une enfilade de dix mille habitats élégants, friqués, en orbite autour de Yellowstone : une belle concaténation d’arcologies, de carrousels et de cités-cylindres, un halo de poussière d’étoiles drapé autour du monde. Chasm City était la dépositaire ultime de la fortune du système, mais elle avait une réputation de conservatisme, ancrée dans ses trois cents ans d’histoire, et elle avait par trop le sentiment de sa propre importance. Par contraste, l’Anneau de Lumière était le théâtre d’une constante réinvention, les habitats étant sans cesse démantelés ou refaits à neuf, entrant et ressortant de la formation. Des sous-cultures s’épanouissaient comme autant de fleurs avant que leurs protagonistes ne décident d’essayer autre chose encore. Alors que l’art, à Chasm City, peinait à la limite du lourd et du rassis, dans l’Anneau de Lumière, tout était possible, et encouragé. On y trouvait le pire comme le meilleur. Un artiste dont les œuvres n’existaient que dans les minuscules instants où elles étaient sculptées dans le plasma de gluons-quarks et stabilisées, leur existence impliquée par une subtile chaîne d’inférences. Un autre qui utilisait des matériaux fissiles pour créer des boules de feu nucléaire revêtant brièvement la physionomie de célébrités. On se livrait à des expériences sociales débridées : des tyrannies volontaires, dans lesquelles des milliers de gens se soumettaient au joug des pires dictateurs pour échapper à l’obligation d’effectuer des choix moraux au cours de leur existence. Il y avait des habitats entiers dont les occupants avaient renoncé à leurs fonctions cérébrales supérieures afin de pouvoir vivre comme des moutons entretenus par des machines. Dans d’autres, l’esprit des habitants avait été implanté dans des singes ou des dauphins, et ils s’absorbaient dans des luttes de pouvoir arborescentes, inextricables, ou les tristes fantasmes de leur sonar. Ailleurs, des groupes de savants dont l’esprit avait été converti par les Schèmes Mystifs plongeaient dans la métastructure de l’espace-temps, concoctant des expériences élaborées qui fricotaient avec les fondements mêmes de l’existence. Ainsi, un beau matin, la moitié de l’Anneau de Lumière disparut : on raconta qu’ils avaient découvert une technique de propulsion plus rapide que la lumière et transmis ce secret à des amis censés installer ce gadget des plus utiles dans leurs habitats… Bref, l’Anneau de Lumière était un endroit où un individu raisonnablement curieux pouvait facilement passer une bonne moitié de son existence. Mais je doutais que Reivich perde beaucoup de temps à flâner le nez au vent. Il devait être pressé de se perdre dans Chasm City. Une chose était sûre, je ne serais jamais bien loin derrière lui. Toujours nauséeux, je me traînai dans l’espace commun et parcourus du regard la douzaine de passagers de la sphère. Chacun avait le droit de planer dans la position qui lui plaisait (pour le moment, les moteurs du caboteur étaient coupés), mais tout le monde s’était accroché dans le même sens. Je passai mon coude dans une courroie murale libre et observai les autres derrières de dégel de mon espèce avec ce que je savais passer pour un vague intérêt. Ils étaient groupés par deux ou trois, parlant tout bas pendant qu’un cyborg sphérique propulsé par de petits ventilateurs passait de l’un à l’autre, proposant des services dispensés par diverses trappes disposées autour de son corps. — Pas de quoi s’inquiéter, l’ami, fit quelqu’un en russe, d’une voix pâteuse. Ce n’est qu’un robot. Je commençais à me rouiller. Je n’avais pas senti que quelqu’un arrivait derrière moi. Je me tournai languissamment pour voir celui qui m’avait parlé. Et me retrouvai devant une montagne de chair occupant la moitié de l’espace commun. Sa face rose, triangulaire, pareille à un jambon cru, était ancrée à son torse par un cou plus épais que ma cuisse. Ses sourcils poussaient à un centimètre de ses cheveux, de longs crins plaqués sur le rocher grossièrement taillé qui lui servait de crâne. Sa bouche large, incurvée vers le bas, était encadrée par une grosse moustache noire et une barbe réduite à une ligne de poils fine comme un rasoir qui soulignait l’énorme largeur de sa mâchoire. Il avait les bras croisés sur sa poitrine comme un danseur cosaque, des muscles hypertrophiés qui ondulaient sous le tissu de son manteau, une longue houppelande rapiécée avec des carrés grossiers de tissu raide, brillant, qui renvoyait la lumière en un million d’arcs-en-ciel fluctuants. Son regard semblait me traverser, et ses deux yeux n’avaient pas l’air intéressés par la même chose, de sorte que j’avais l’impression d’être transparent. Je grimaçai intérieurement. Je sais encore reconnaître les ennuis quand ils se pointent. — Personne ne s’en fait, répliquai-je. — Hé, il parle ! fit l’homme en s’accrochant à la paroi à côté de moi. Je disais ça juste pour faire la conversation, da ? — Ça va. À un de ces jours, alors. — Pourquoi vous montrer si désagréable ? Vous n’aimez pas Vadim, l’ami ? — J’étais disposé à vous laisser le bénéfice du doute, répondis-je en norte, alors que je me débrouillais plus ou moins en russe. Mais tout bien pesé… vous ne passez pas l’examen. Et jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas votre ami. Maintenant, fichez-le camp et laissez-moi tranquille. — Je vais y réfléchir. Le cyborg traîna un instant près de nous, indifférent à la tension qui montait. Je lui demandai de me fournir une dose de scopolamine-dextrose. C’était la plus ancienne et la moins chère des drogues antinausée de la pharmacopée. Je n’étais qu’à moitié sûr d’avoir de quoi me la payer, bien que, comme tous les passagers, je me sois fait ouvrir un compte à bord pour la durée de la traversée. Quoi qu’il en soit, une trappe s’ouvrit sur le côté du cyborg, révélant une seringue prête à l’emploi. Je la pris, retroussai ma manche et piquai dans une veine avec la rapidité du gars à qui on vient d’annoncer une attaque bactériologique. — Hé, vous pas hésiter ! Vous fairre ça comme vrrai prro ! s’extasia l’homme, en norte, avec un accent à couper au couteau. Vous êtes quoi, docteurr ? Je baissai ma manche sur la bosse qui marquait l’endroit de l’injection. — Pas tout à fait. Mais j’ai parfois affaire à des malades. — Vrraiment ? Je hochai la tête. — Vous voulez une démonstration ? — Je ne suis pas malade. — Ça va s’arranger, faites-moi confiance. Je me demandai s’il avait enregistré que je n’étais pas le client rêvé pour bavarder. Je remis la seringue vide dans le cyborg. La scop-dex commençait à agir, et ma nausée se réduisait déjà à un vague désagrément. Il existait des traitements plus ciblés pour le mal de l’espace – des antagonistes –, mais même s’il y en avait eu à bord, je doutais fort d’avoir les moyens de me les offrir. — Costaud, commenta l’homme en hochant la tête, mouvement pour lequel son cou n’était pas vraiment prévu. Ça me plaît. Mais à quel point vous costaud ? — Je ne vois pas en quoi ça vous concerne, mais vous pouvez toujours me mettre à l’épreuve. Le cyborg s’attarda encore quelques instants près de nous avant de décider de s’emmener flotter vers le groupe suivant. Quelques nouveaux arrivants regardaient autour d’eux, l’air pas dans leur assiette. Après tout, pour beaucoup d’entre nous, qui venions pourtant de passer tant d’années-lumière entre les étoiles, ce petit trajet en caboteur représentait notre première expérience consciente du voyage dans l’espace. Le gros tas m’observait. J’avais l’impression d’entendre des rouages tourner dans son crâne en grinçant laborieusement. Sans doute la plupart de ceux qu’il avait approchés s’étaient-ils laissé intimider plus facilement que moi. — Comme je disais, je suis Vadim. Tout le monde m’appelle comme ça. Juste Vadim. Je suis un perrsonnage. Je suis couleurr locale, comme on dit. Et vous êtes… ? — Tanner, répondis-je. Tanner Mirabel. Il hocha la tête lentement, d’un air sagace, comme si mon nom lui disait quelque chose. — Votrre vrrai nom ? — Oui. Je ne risquais rien à donner mon nom. Reivich ne pouvait le connaître, même s’il se doutait forcément que quelqu’un le suivait. Cahuella conservait jalousement le secret sur ses activités, et protégeait l’identité de ses collaborateurs. Au mieux, Reivich aurait extorqué aux Mendiants une liste des dormeurs de l’Orvieto, mais ça ne lui aurait pas dit lequel, de tous ces passagers, avait l’intention de le tuer. — D’où vous venez, Mirra-Bell ? fit Vadim en essayant d’introduire une note d’intérêt amical dans sa voix. — Vous n’avez pas besoin de le savoir, répliquai-je. Et je vous en prie, Vadim, j’étais sérieux, tout à l’heure. Couleur locale ou non, je n’ai aucune envie de vous parler. — Mais j’ai prroposition prrofessionnelle, Mirra-Bell. Je crrois vous devrriez l’entendrre. Il continua à me regarder d’un œil, l’autre, perdu dans le vague, quelque part en diagonale au-dessus de mon épaule. — Je n’ai pas envie de faire des affaires, Vadim. — Je crrois ça devrrait vous intérresser, poursuivit-il, un ton plus bas. Endrroit dangerreux, là où nous allons, Mirra-Bell. Endrroit dangerreux, dangerreux. Surtout pour nouveaux venus. — Qu’y a-t-il de si dangereux dans l’Anneau de Lumière ? Il eut un sourire, rapidement effacé. — L’Anneau de Lumièrre… Oui. Ça vrraiment intérressant. Je suis sûr vous serrez, perrplexe devant… les possibilités. (Il ménagea une pause, passa une main sur son menton hérissé de poils.) Et nous avons pas parrlé Chasm City, niet ? — Le danger est un terme relatif, Vadim. Je ne sais pas ce qu’il veut dire ici, mais là d’où je viens, c’est autre chose que le risque toujours présent de commettre une gaffe sociale. Faites-moi confiance, je crois pouvoir m’en sortir dans l’Anneau de Lumière. Et à Chasm City aussi, d’ailleurs. — Vous crroyez connaîtrre danger ? Moi je pense vous avez pas idée où vous mettrre pieds, Mirra-Bell. Je pense vous trrès ignorrant. (Il s’interrompit, joua avec les grosses pièces de tissu de sa houppelande, et des arcs-en-ciel apparurent entre ses doigts.) C’est pourr ça je vous parrle maintenant, comprris ? Je suis votre bon Samarritain… Je vis où tout ça menait. — Vous allez m’offrir votre protection, c’est ça ? Vadim tiqua. — Ça vrraiment brrutal, Mirra-Bell. Dites plus ça, je vous en prrie. Je prréférrerrais beaucoup nous parrlions avantages accorrds de sécurrité mutuelle. — Permettez-moi de faire une supposition, Vadim, fis-je en hochant la tête. Vous êtes vraiment d’ici, hein ? Vous ne venez pas d’un vaisseau ou d’un autre. À mon avis, vous passez votre vie sur ce caboteur. C’est ça ? Il eut un rapide sourire, nerveux. — Disons plutôt je sais où je mets les pieds sur ce bâtiment mieux que plupart derrièrres de dégel prremièrre frraîcheurr. Et puis j’ai associés influents dans parrages Yellowstone. Associés trrès musclés. Gens qui pourraient prrendrre soin nouveau venu, s’assurrer qu’il s’attirre pas ennuis… — Et si ce nouveau venu venait à décliner votre offre, que lui arriverait-il ? Se pourrait-il que ces mêmes associés deviennent l’origine des ennuis en question ? — Vous bien cynique, je trouve. — Vous voulez que je vous dise, Vadim ? fis-je en souriant à mon tour. Je pense que vous n’êtes qu’une grosse limace d’escroc visqueux. Il n’y a pas de réseau d’associés, hein ? Votre influence ne dépasse pas la coque de ce vaisseau, et même là, elle n’est ni totale ni absolue, hein ? — Faites attention où vous mettez pieds, Mirra-Bell. Je vous aurrai prrévenu. — Non, Vadim. C’est moi qui vous mets en garde. Je vous aurais déjà massacré si je pensais que vous étiez autre chose qu’un simple poil à gratter. Allez faire votre petit numéro auprès de quelqu’un d’autre. Allez, ce ne sont pas les candidats qui manquent, fis-je en parcourant l’espace commun du regard. Ou plutôt, si vous rampiez jusqu’à votre petite cabine puante, mettre votre discours au point ? Je vous conseille de trouver quelque chose de plus convaincant que des menaces de sévices. Et si vous proposiez des conseils de mode ? — Vous n’êtes vrraiment au courrant de rrien, hein, Mirra-Bell ? — De quoi ? Il me regarda d’un air de pitié et, l’espace d’un minuscule instant, je me demandai si je n’avais pas commis une erreur d’appréciation. Mais Vadim secoua la tête, se décrocha de la paroi et se propulsa de l’autre côté de la sphère, sa houppelande flottant derrière lui comme un mirage. L’appareil avait atteint son accélération maximale, à présent, de sorte qu’il décrivit une courbe paresseuse qui l’amena avec une précision due à une longue pratique près d’un autre voyageur solitaire qui venait d’arriver : un petit bonhomme râblé, au crâne dégarni, à la mine de papier mâché et à l’air abattu. Je regardai Vadim lui serrer la main et commencer à lui servir le baratin auquel j’avais eu droit. Pour un peu, je lui aurais souhaité bonne chance. Les autres passagers étaient un mélange en nombre équivalent d’hommes et de femmes, de toutes les origines génétiques. J’aurais parié que deux ou trois d’entre eux venaient de Sky’s Edge. Des aristocrates, apparemment. Sans intérêt pour moi. Comme je m’ennuyais, j’essayai de suivre leur conversation, mais l’acoustique de l’espace commun brouillait leurs paroles, en faisant une sorte de patchwork d’où émergeait occasionnellement un mot lorsque l’un ou l’autre élevait la voix. Je pouvais malgré tout dire qu’ils parlaient norte. Très peu de gens, sur Sky’s Edge, parlaient couramment le norte, mais presque tout le monde le comprenait, plus ou moins : c’était la seule langue commune à toutes les factions, et c’était donc celle qui servait pour les échanges diplomatiques et les négociations commerciales avec l’extérieur. Dans le Sud, on parlait castelan, la langue principale sur le Santiago, avec, évidemment, une certaine contamination par les autres langues parlées dans la Flottille. Dans le Nord, ils jaspinaient dans un salmigondis fait d’hébreu, de farsi, d’ourdou, de punjabi et d’anglais, la vieille langue qui avait donné le norte, et surtout de portugais et d’arabe. Les aristocrates se débrouillaient généralement un peu mieux en norte que les citoyens moyens ; le parler couramment était une preuve de sophistication. Je le pratiquais pour des raisons professionnelles – raisons pour lesquelles je parlais aussi la plupart des langues Scandinaves, et je me débrouillais plus ou moins en russe et en canasien. On comprenait sûrement le russe et le norte dans l’Anneau de Lumière et à Chasm City, même si on devait passer par le truchement de machines ; mais la langue par défaut des Demarchistes qui avaient refondé Yellowstone était le canasien, un mélange fluctuant de français québécois et de cantonais. On disait qu’il fallait avoir la tête pleine de processeurs linguistiques pour arriver à parler couramment cette langue : elle était trop fondamentalement étrange, trop éloignée des modèles grammaticaux depuis longtemps gravés dans l’esprit humain. J’aurais été inquiet si les Demarchistes n’avaient pas été des commerçants dans l’âme. Pendant plus de deux siècles, Yellowstone avait été le point focal du réseau d’échanges interstellaire naissant qui alimentait en innovations les jeunes colonies et réingurgitait les apports technologiques comme un vampire quand les colonies avaient atteint une certaine maturité technologique. Les Stoniens étaient obligés, pour des raisons commerciales, de maîtriser des douzaines de langues différentes. Bien sûr qu’il y avait du danger, là où j’allais. En ce sens, Vadim avait entièrement raison, mais le danger n’était pas celui qu’il pensait. Ce serait un danger subtil, dû au fait que je n’étais pas familiarisé avec les nuances d’une culture qui avait au moins deux siècles d’avance sur la mienne. Je risquais moins d’être blessé que d’échouer lamentablement dans ma mission. C’était une menace suffisante pour m’inciter à la prudence. Mais je n’avais pas besoin d’acheter la protection douteuse de brutes comme Vadim – qu’il ait ou non ces fameux contacts. Mon attention fut à nouveau attirée par Vadim, et cette fois il y avait du grabuge. Il en était carrément venu aux mains avec le nouveau venu dans l’espace commun. Les deux hommes s’empoignaient tout en restant accrochés aux parois. Crâne d’Œuf donnait l’impression de faire le poids contre Vadim, mais quelque chose dans les mouvements de l’autre – quelque chose de languide qui frisait l’ennui – me faisait penser qu’il se contentait de lui laisser croire qu’il avait le dessus. Les autres passagers faisaient de leur mieux pour ignorer l’empoignade. Peut-être même se félicitaient-ils que la brute ait déjà choisi sa victime. Soudain, Vadim changea d’approche. En un instant, il cloua le nouveau venu, terrifié, à la paroi, lui faisant manifestement mal, et lui fourra agressivement sa grosse face sous le nez. Le type essaya de dire quelque chose, mais Vadim ne lui laissa pas le temps d’articuler autre chose qu’un vague marmonnement ; il lui colla une main sur la bouche. Et ce qui en jaillit alors, qui devait avoir un rapport avec le dernier repas de l’homme, forma un sale ruisseau entre les doigts de Vadim. Lequel, dégoûté, s’écarta brusquement de sa victime. Puis il se raccrocha à la paroi de sa main propre et flanqua un coup de poing dans l’estomac de Crâne d’Œuf, juste sous les côtes. Le pauvre petit bonhomme eut un hoquet sauvage, rauque, et ses yeux s’injectèrent de sang. Il essayait de reprendre sa respiration lorsque Vadim lui assena un autre coup. Estimant en avoir fini avec lui, Vadim prit le temps de s’essuyer la main sur le revêtement de tissu de la salle, ôta son bras de la sangle et s’apprêta à donner le coup de pied qui le propulserait vers la sortie. J’avais calculé ma trajectoire et, savourant un délicieux instant de vol plané avant de heurter la paroi, surgis à un mètre de Vadim et de sa victime. L’espace d’une seconde, Vadim me regarda, choqué. — Mirra-Bell… Je pensais négociations terminées ? J’eus un sourire. — Tout le monde peut se tromper. Je pris soin de m’amarrer et, avec la même aisance désinvolte que Vadim précédemment avec le petit homme, je lui balançai un coup de poing, à peu près au même endroit. Il se plia en deux comme un origami détrempé et laissa échapper un gémissement. À ce moment-là, curieusement, les autres étaient moins absorbés par leurs propres affaires. Je m’adressai à eux : — Je ne sais pas si certains d’entre vous ont déjà été approchés par cet homme, mais je doute qu’il soit le professionnel pour lequel il se fait passer. Si vous l’avez payé pour qu’il assure votre protection, vous avez très probablement jeté votre argent par les fenêtres… Vadim réussit à articuler une phrase : — Vous êtes un homme mort, Mirra-Bell. — Alors je n’ai plus grand-chose à craindre, fis-je en regardant Crâne d’Œuf, qui avait repris ses couleurs et s’essuyait la bouche avec sa manche. Ça va ? lui demandai-je. Je n’ai pas vu comment la bagarre avait commencé. L’homme me répondit en norte, mais avec un accent très fort, et je mis un moment à comprendre ce qu’il racontait. C’était un petit bonhomme trapu, bâti comme un bulldog. Mais cette ressemblance ne s’arrêtait pas au physique. Il avait un visage pugnace, perpétuellement batailleur, le nez aplati et un crâne brillant hérissé de rares cheveux coupés presque à ras. Il défroissa ses vêtements. — Oui, ça va, merci. Ce pithécanthrope a commencé par me menacer verbalement, puis il s’est mis à me faire mal physiquement. À ce stade, j’espérais que quelqu’un interviendrait, mais tout à coup, c’était comme si je faisais partie du décor… — Oui, j’ai remarqué, fis-je en toisant les autres du regard. Mais j’ai constaté que vous vous défendiez plutôt bien. — Pour ce que ça m’a servi… — Je crains que notre Vadim ici présent ne soit pas du genre à reconnaître une attitude courageuse quand il en voit une. Vous êtes sûr que ça va ? — Je crois. J’ai un peu mal au cœur, c’est tout. — Attendez. Je claquai des doigts en direction du cyborg qui planait, en proie à une indécision quasi bionique, à quelques mètres de là. Lorsqu’il se rapprocha, j’essayai d’acheter une autre dose de scop-dex, mais j’avais épuisé mon crédit. — Merci, fit l’homme, la mâchoire en avant. Mais je dois avoir assez sur mon compte… Il parla à la machine en canasien, trop vite et trop bas pour que je comprenne ce qu’il racontait, et une seringue prête à l’emploi jaillit. Je me tournai vers Vadim pendant que l’autre farfouillait avec l’aiguille dans l’une de ses veines. — Vadim, je vais être bon prince et vous laisser partir. Mais je ne veux plus vous revoir ici. — C’est pas fini entrre nous, Mirra-Bell. Il se décrocha et prit le temps de regarder les autres, dans l’espoir de récupérer un semblant de dignité. Mais c’était peine perdue : j’avais autre chose en réserve pour lui. Vadim se raidit, prêt à flanquer une ruade dans la paroi pour s’éloigner. — Un instant ! fis-je. Vous n’espérez pas repartir avant d’avoir remboursé ce que vous avez volé, si ? Il hésita, me regarda. — Je vous ai rrien prris. À vous non plus, monsieur Quirrenbach… fit-il en se tournant vers l’autre. — C’est vrai ? demandai-je. Quirrenbach hésita, jeta un coup d’œil à Vadim et répondit : — Oui… non. Il ne m’a rien volé. C’est la première fois que je le vois. Je haussai la voix. — Et vous tous ? demandai-je à la cantonade. Ce salaud vous a-t-il extorqué quoi que ce soit ? Silence. C’était plus ou moins ce à quoi je m’attendais. Personne ne voudrait reconnaître qu’il s’était fait entuber par un escroc à la petite semaine comme Vadim, maintenant qu’ils avaient vu à quel point il pouvait être pitoyable. — Vous voyez, Mirra-Bell… Je peux partir, maintenant ? — Presque, répondis-je. Je tendis ma main libre et l’attrapai par le revers de son manteau. Les pièces grossièrement cousues étaient aussi froides et sèches qu’une peau de serpent. — Et les autres passagers ? Il y a des chances pour que vous en ayez escroqué quelques-uns depuis que nous avons quitté l’hospice… — Et alorrs ? dit-il d’une voix réduite à un murmure. En quoi ça vous rregarrde, hein ? Que voulez-vous pour rrester en dehorrs de ça ? Qu’est-ce que ça vaut pourr vous, me laisser trranquille ? Je ne pus m’empêcher de rire. — Vous essayez de m’acheter ? — On peut toujourrs essayer. J’en eus assez, tout d’un coup. Je le tirai en arrière, le plaquai si brutalement sur la paroi qu’il en eut le souffle coupé, et je commençai à lui remodeler le portrait. La colère m’avait envahi, comme un brouillard bouillonnant. Il tenta de se rebiffer, mais j’étais plus rapide, plus fort, et ma colère était plus justifiée. — Arrêtez ! fit une voix qui donnait l’impression de venir de très très loin. Arrêtez ! Ça suffit ! C’était Quirrenbach, qui m’éloignait de Vadim. Quelques autres passagers s’étaient rapprochés, étudiant avec une satisfaction horrifiée le beau travail que je venais d’accomplir sur lui. Son visage était bosselé, sanguinolent. — Lâchez-le, poursuivit Quirrenbach. Vous n’avez pas besoin de le tuer. Et s’il avait dit la vérité, s’il avait vraiment des amis ?… — C’est un rien du tout, objectai-je. Il n’a pas plus de relations que vous et moi. Et quand bien même… nous allons vers l’Anneau de Lumière, pas vers une colonie de la frontière sans foi ni loi… Quirrenbach me jeta un coup d’œil surpris. — Vous parlez sérieusement ? Vous pensez vraiment que nous allons vers l’Anneau de Lumière ? — Pourquoi ? Ce n’est pas là que nous allons ? — L’Anneau de Lumière n’existe pas, répondit Quirrenbach. Il n’existe plus depuis des années. Nous allons dans un endroit bien différent. Du morceau de bidoche pour pub végétarienne qu’était devenu le visage de Vadim émana un gargouillis, comme s’il vidait sa bouche pleine de sang. Un ricanement ? 12 — Que vouliez-vous dire ? — À quel propos, Tanner ? — Cette petite remarque, en passant, sur le fait que l’Anneau de Lumière n’existait plus. Vous avez l’intention de la laisser planer là, comme ça, ou vous m’en dites plus ? Nous errions, Quirrenbach et moi, dans les boyaux du Strelnikov à la recherche de la tanière de Vadim. J’étais un peu ralenti par mon attaché-case. J’avais enfermé Vadim dans mon box, après qu’il nous eut révélé l’emplacement de sa cabine. Je me disais que nous y retrouverions ce qu’il avait fauché aux autres passagers. Pour ma part, je lui avais taxé sa houppelande, et je ne prévoyais pas de la lui rendre de sitôt. — Eh bien, Tanner, disons qu’il y a eu des petits changements… — Je n’ai rien entendu à ce sujet. — Normal. Les changements se sont produits récemment, alors que vous étiez en route pour cet endroit. Les risques du voyage interstellaire, hélas. — L’un des nombreux risques, dis-je, songeant aux deux jolis cœurs qui m’étaient tombés dessus à bras raccourcis. Bon, quel genre de changements ? Il ne répondit pas tout de suite. Il respirait péniblement, par saccades, d’un souffle tranchant d’asthmatique, dans son effort pour rester à ma hauteur. — Des changements plutôt radicaux, j’en ai bien peur… Écoutez, je regrette de briser toutes vos illusions comme ça, mais vous feriez mieux d’accepter le fait que Yellowstone n’est plus le monde que c’était. Et ça, Tanner, c’est un doux euphémisme. Je réfléchis à ce qu’Amélie avait dit de l’endroit où je trouverais Reivich. — Chasm City existe toujours ? — Oui… oui. Rien de si dramatique. Elle existe toujours ; elle est toujours aussi peuplée. Et toujours raisonnablement prospère, selon les critères de ce système. — Vous allez m’expliquer tout ça, je suppose. La coursive s’élargissait devant nous, devenant un couloir cylindrique avec des portes ovales régulièrement espacées d’un côté. Un couloir sombre, étouffant. Tout cela m’était désagréablement familier. — Eh bien, poursuivit Quirrenbach, la ville a beaucoup changé. Elle est presque méconnaissable. Il doit en aller de même pour l’Anneau de Lumière. Il comptait plus de dix mille habitats, disposés autour de Yellowstone comme – et là, je vais me livrer à un mélange éhonté de métaphores – une guirlande de pierres précieuses fabuleusement rares et artistiquement taillées, brillant chacune d’un éclat d’une pureté adamantine. Enfin, fit-il en s’arrêtant pour souffler, il en reste peut-être une centaine qui conservent assez d’atmosphère pour entretenir la vie. Les autres sont des squames délabrées, pleines de vide, silencieuses et aussi mortes que des bouts de bois flotté, frôlées par des bancs de débris mortels à la dérive. C’est ce qu’on appelle la Ceinture de Rouille. Lorsque j’eus digéré cette image, je demandai : — Que s’est-il passé ? Une guerre ? Quelqu’un aurait-il offensé les goûts de quelqu’un d’autre en matière d’habitat ? — Il n’y a pas eu de guerre. Mais ça aurait peut-être mieux valu. Une guerre, on en revient, même estropié. Ce n’est pas aussi terrible qu’on le dit, la guerre… Ma patience était à bout. — Quirrenbach… fis-je d’un ton menaçant. — Une épidémie, reprit-il en hâte. Très grave. Une sorte de peste. Mais avant que vous ne commenciez à poser des questions, rappelez-vous que j’en sais à peine plus long que vous – je viens d’arriver, moi aussi, vous comprenez. Je passai devant deux portes et, arrivé à la troisième, je comparai le numéro avec celui de la clé que m’avait remise Vadim. — Vous êtes beaucoup mieux informé que moi. Comment une épidémie, même de peste, aurait-elle pu faire autant de dégâts ? — Ce n’était pas une simple peste. Je veux dire : pas au sens habituel du terme. C’était plus… fécond, je dirais. Imaginatif. Artistique. Euh… c’est là ? — Je crois que c’est sa cabine, oui. — Attention, Tanner. Elle est peut-être piégée… — J’en doute ; Vadim ne m’a pas l’air du genre calculateur. Pour ça, il faut disposer d’un cortex frontal développé. Je glissai la clé de Vadim dans la serrure, et j’eus la satisfaction de voir la porte s’ouvrir. La maigre lumière crachotante dispensée par un plafonnier incrusté de crasse révéla une couchette cylindrique trois ou quatre fois plus grande que celle qui m’avait été assignée. Quirrenbach entra derrière moi et se planta à un bout de la cabine, comme un homme qui hésite à descendre dans un égout. Je ne pouvais lui en vouloir. Dans l’air planaient des relents de sécrétions corporelles accumulés depuis des mois. Un film graisseux de cellules de peau morte adhérait à toutes les surfaces de plastique jauni. Des hologrammes pornographiques collés un peu partout s’étaient animés à notre entrée, et douze femmes nues se contorsionnaient dans les postures les plus variées. Elles s’étaient mises à parler, aussi, et une douzaine de contraltos subtilement différents commentaient avec enthousiasme les prouesses sexuelles de Vadim. Les hologrammes s’égosillèrent tout le temps que nous restâmes dans la cabine, mais leurs gesticulations et leurs discours devinrent vite assez répétitifs pour que je les oublie. — Réflexion faite, ça doit être la bonne piaule, lâcha Quirrenbach. Je hochai la tête. — C’est pas n’importe qui, hein ? Il ne répondit pas, tira – du bout des ongles – un petit panneau coulissant, révélant un hublot crasseux, marqué d’impacts de micro-météorites. Bon, Vadim avait une chambre avec vue. Je regardai dehors. L’extérieur du vaisseau était éclairé spasmodiquement par des éclairs aveuglants de lumière violette. Nous étions en vol, mais des équipes d’ouvriers s’activaient sur la coque du Strelnikov, à rafistoler les plaques de blindage. — Mouais. Ne nous attardons pas. Je vais fouiller de ce côté-ci. Vous, occupez-vous de l’autre. On va bien voir si on trouve quelque chose d’utile… — C’est parti, fit Quirrenbach. Je commençai mes investigations. La pièce – dont les parois disparaissaient intégralement derrière des placards encastrés – avait dû être autrefois un local d’entreposage. Il y avait trop de rangements pour que nous les explorions tous systématiquement, mais je fourrai dans ma mallette et dans les poches de la houppelande de Vadim tout ce qui me paraissait avoir une quelconque valeur : des poignées de bijoux, des monocles de visée, des caméras holographiques miniaturisées et des clips de traduction ; exactement ce que j’imaginais que Vadim avait pu extorquer aux passagers un peu aisés du Strelnikov. Je dus chercher un moment pour mettre la main sur une montre – les voyageurs de l’espace n’en prenaient pas toujours quand ils allaient d’un système à l’autre. Je finis par en trouver une qui avait été calibrée pour Yellowstone. Le cadran était une série d’anneaux concentriques autour desquels orbitaient de petites planètes d’émeraude qui marquaient le passage des heures. Je la passai à mon poignet ; elle pesait un poids satisfaisant. — Hé, vous n’avez pas le droit de lui faucher ses affaires, protesta faiblement Quirrenbach. — Libre à lui de porter plainte. — Ce n’est pas la question. Ce que vous faites n’est pas mieux que… — Franchement, dis-je, vous le voyez acheter tout ça ? Ce sont des objets volés. Probablement à des passagers qui ne sont plus à bord. — Certains y sont peut-être encore. Nous devrions essayer de restituer ces objets à leurs légitimes propriétaires. Vous n’êtes pas d’accord ? — Sur un plan théorique, certainement, convins-je tout en poursuivant mes recherches. Mais pratiquement, nous n’avons aucun moyen de les retrouver. Je n’ai vu personne lever la main, tout à l’heure, dans l’espace commun. Et puis, qu’est-ce que ça peut vous faire, de toute façon ? — Ça a un rapport avec un truc qui s’appelle l’honnêteté. Ou la probité, Tanner. Y a d’autres noms encore, pour ça… — C’est vous qui dites ça, alors que cette brute a failli vous tuer ? — C’est une question de principe. — Eh bien… Si ça peut vous aider à vous endormir, vous êtes autorisé à me laisser chercher seul. Après tout, je ne vous ai pas demandé de me suivre ici, hein ? — Pas dans ces termes, non… (Il esquissa une grimace indécise, jeta un coup d’œil dans un tiroir ouvert, en sortit une chaussette et l’étudia d’un œil morne pendant quelques instants.) Maudit soyez-vous, Tanner ! J’espère que vous avez raison, et qu’il n’a pas le bras long… — Oh, pour ça, je ne crois pas qu’il faille nous en faire. — Vous en êtes sûr ? — J’ai une certaine connaissance de la vie dans les bas-fonds, croyez-moi. — Ouais… Enfin, admettons que vous ayez raison… Lentement, d’abord, puis avec un enthousiasme croissant, Quirrenbach commença à empocher sans discrimination le butin de Vadim, des liasses de devises stoniennes, surtout. Je tendis la main et empochai deux liasses de cash avant que Quirrenbach n’ait tout fait disparaître. — Merci. Ça va bien m’aider… — J’allais vous en donner ! — Bien sûr… Ça vaut encore quelque chose ? demandai-je en regardant les coupures. — Oui, répondit-il pensivement. Sous le Dais, en tout cas. Je n’ai pas idée de ce qu’ils utilisent comme devises dans la Mouise, mais ça ne peut pas faire de mal, hein ? J’en repris une pincée. — Mieux vaut avoir des remords que des regrets, c’est ma philosophie. Je continuai mes recherches dans ce fatras d’objets et de bijoux jusqu’à ce que je tombe sur un système audiovisuel expérimental. Je n’en avais jamais vu d’aussi mince et dépouillé sur Sky’s Edge. Il était si astucieusement conçu que, replié, il n’était pas plus gros qu’une Bible. Je le fis disparaître dans une poche libre de la houppelande, ainsi qu’une réserve d’expériensticks que je supposai susceptibles d’avoir une certaine valeur. — Cette peste dont vous parliez… repris-je. — Oui ? — Je n’ai toujours pas compris comment elle a pu faire autant de dégâts. — Ce n’était pas une épidémie biologique – enfin, pas au sens où nous comprenons généralement ce genre de chose, dit-il en cessant un instant de farfouiller. C’était une attaque virale qui contaminait les machines. Elle provoquait l’arrêt de presque tous les mécanismes au-dessus d’un certain niveau de complexité, ou elle induisait des aberrations de fonctionnement… — Je ne vois pas ce que ça a de si grave, fis-je avec un haussement d’épaules. — Ça ne l’était pas dans le cas des robots et des systèmes comme ceux de ce vaisseau. Mais sur Yellowstone, la plupart des machines étaient des engins microscopiques implantés dans les êtres humains, et intimement liés à la chair et à l’esprit. Ce qui est arrivé dans l’Anneau de Lumière n’était que le révélateur d’une chose beaucoup plus terrifiante qui s’est produite à l’échelle humaine, de la même façon que, par exemple, les incendies qui ont éclaté dans toute l’Europe à la fin du quatorzième siècle annonçaient la Mort Noire… — J’aimerais en savoir un peu plus. — Alors interrogez le système de votre chambre. Ou Vadim. — Vous ne pourriez pas m’en parler ? Il secoua la tête. — Je n’en sais pas beaucoup plus que vous, Tanner. N’oubliez pas que nous sommes arrivés en même temps. Sur des bâtiments différents, certes, mais nous étions tous les deux dans l’espace interstellaire quand c’est arrivé. Je n’ai pas eu beaucoup plus de temps que vous pour m’y faire. — D’où veniez-vous ? — De Grand Teton. Son monde était l’une des colonies amerikanos originelles, comme Yellowstone, Yosemite, Glacier et deux ou trois autres dont j’avais oublié le nom. Elles avaient toutes été fondées par des robots quatre cents ans auparavant ; des machines autoréplicantes dotées des modèles nécessaires pour construire des êtres humains à leur arrivée. Aucune de ces colonies n’avait connu une grande réussite ; elles s’étaient toutes écroulées au bout d’une ou deux générations. Quelques rares familles pouvaient peut-être encore dire qu’elles descendaient des premiers colons amerikanos, mais la plupart des gens qui vivaient sur ces mondes étaient issus de vagues de colonisation tardives, arrivées par gobe-lumen. La plupart étaient des mondes demarchistes, comme Yellowstone. Le cas de Sky’s Edge était différent, bien sûr. C’était le seul monde qui ait jamais été colonisé par un bâtiment générationnel. Il y avait des erreurs qu’on ne refaisait pas deux fois. — Il paraît que Grand Teton est un endroit particulièrement agréable, repris-je. — Oui. Et je suppose que vous vous demandez ce qui peut bien m’amener ici. — Non, vraiment. Je vous assure. Ce ne sont pas mes oignons, de toute façon. Il se remit à fouiller dans les affaires de Vadim, mais plus lentement. Je compris que mon manque de curiosité constituait une réaction inhabituelle pour lui. Je poursuivis mes propres investigations en me demandant quand il romprait le silence. — Je suis un artiste, reprit Quirrenbach au bout de quelques instants. Compositeur, pour être plus précis. Je travaille sur un cycle de symphonies ; l’œuvre de ma vie. Voilà ce qui m’amène ici. — La musique ? — Oui, la musique. Encore que ce petit mot méprisable soit bien en peine de définir ce que j’ai en tête. Ma prochaine symphonie sera inspirée par Chasm City, rien que ça, fit-il avec un sourire. Ce devait être une œuvre glorieuse, exaltante, qui aurait célébré la cité dans la splendeur de son âge d’or ; une composition bouillonnante de vitalité et d’énergie. Maintenant, je pense que ce sera, par force, une œuvre beaucoup plus sombre ; d’une solennité à la Chostakovitch, marquée par la prise de conscience écrasante que la roue de l’histoire a tourné, broyant nos rêves mortels, les réduisant en poussière. La Symphonie de la Peste. — Et c’est pour ça que vous avez fait tout ce chemin ? Pour gribouiller quelques notes ? — Pour gribouiller quelques notes, comme vous dites. Et pourquoi pas ? Après tout, il faut bien des gens pour le faire. — Mais il va vous falloir des dizaines d’années pour rentrer chez vous. — Figurez-vous que ce fait avait effleuré ma conscience avant que vous ayez l’amabilité de le mentionner. Mais mon voyage ici n’est qu’un prélude, d’une durée sans conséquence par rapport aux siècles qui, je veux le croire, passeront avant que mon œuvre n’approche de son achèvement. J’aurai sans doute personnellement vieilli d’un siècle d’ici là – deux ou trois fois la vie de la plupart des grands compositeurs. Je devrai me rendre dans une douzaine de systèmes, évidemment, et si d’autres deviennent significatifs, je les ajouterai à mon périple. Il y aura certainement d’autres guerres, d’autres épidémies, d’autres périodes de ténèbres. Mais aussi des périodes miraculeuses, pleines de merveilles, bien sûr. Qui toutes apporteront de l’eau au moulin de mon grand œuvre. Et quand j’en aurai fini, mais avant d’être complètement écœuré et désillusionné, je serai très probablement dans les années de mon crépuscule. C’est que je ne pourrai tout simplement pas me tenir au fait des derniers traitements de longévité, vous comprenez ; je serai trop investi dans mon travail. Je devrai me contenter des techniques aisément disponibles en espérant qu’elles me laisseront le temps de finir mon magnum opus. Et puis, quand je l’aurai achevé, quand je serai parvenu à une forme de réconciliation entre les vulgaires gribouillages que j’ai jetés sur le papier pour le moment et le chef-d’œuvre de fluidité que je produirai à la fin de ma vie, je prendrai un vaisseau qui me ramènera à Grand Teton – à supposer que l’endroit existe encore –, où j’annoncerai la première de mon grand œuvre. Celle-ci n’aura lieu qu’une cinquantaine d’années plus tard, selon l’étendue de l’espace humain à ce moment-là. Ça laissera le temps à la nouvelle de parvenir jusque dans les colonies les plus éloignées, et aux gens de commencer à converger vers Grand Teton pour l’événement. Je dormirai pendant la préparation de la manifestation – j’ai déjà quelque chose d’assez somptueux en tête –, et la constitution d’un orchestre digne de l’événement. Enfin, la constitution – l’élevage, ou le clonage, c’est selon. Et au bout de ces cinquante années, je m’éveillerai de mon sommeil, j’entrerai dans la lumière, je dirigerai mon œuvre et, pendant le peu de temps qu’il me restera à vivre, je me prélasserai dans une célébrité comme aucun compositeur vivant n’en aura connu et n’en connaîtra jamais. Les noms des plus grands compositeurs seront réduits à des notes en bas de page ; de piètres embryons d’étoiles vacillantes, ternies par l’éclat éblouissant, cosmique, de ma conflagration stellaire. Mon nom résonnera pendant des siècles tel un chœur immortel, à nul autre pareil. Il y eut un long silence, puis je répondis : — Enfin, ça vous fait un but à atteindre, j’imagine. — Vous devez me trouver monstrueusement orgueilleux, hein ? — Loin de moi cette pensée, Quirrenbach. Tout en parlant, je sentis quelque chose derrière l’un des tiroirs. J’espérai avoir mis la main sur une arme – quelque chose d’un peu plus sérieux que le pistolet à ressort –, mais Vadim se débrouillait apparemment sans ça. Cela dit, je tenais quelque chose. — Tiens, c’est intéressant, ça. — Quoi donc ? Je sortis une boîte de métal noir, mate, de la taille d’un étui à cigarettes. Elle contenait six fioles écarlates calées dans des poches. Il s’y trouvait aussi quelque chose qui ressemblait à un croisement de revolver et de seringue hypodermique en acier. La crosse, pareille à celle d’une arme à feu, était ornée d’une gravure représentant un cobra délicatement enluminé. — Alors, une idée de ce que c’est ? fis-je en lui tendant la boîte. Il examina la réserve de fioles avec quelque chose qui ressemblait à une authentique curiosité. — Pas vraiment. Mais… mais je vais vous dire une bonne chose. Quoi que ce soit, ça n’a pas l’air légal. — Plus ou moins ce que je me disais. Comme je tendais la main pour récupérer le coffret, Quirrenbach me demanda : — Pourquoi cela vous intéresse-t-il tellement ? Je me rappelai la seringue qui avait glissé de la poche du moine, dans la grotte d’Amélie. Je n’en avais pas la certitude, mais ce que j’avais vu dans cette seringue – dans la pénombre de la grotte, certes, mais quand même – ressemblait beaucoup au contenu de ces fioles. Je me rappelais aussi ce qu’Amélie m’avait répondu quand je l’avais interrogée à propos de la seringue : c’était quelque chose que le moine n’aurait pas dû avoir à l’hospice. Une sorte de drogue, donc – et peut-être prohibée non seulement dans l’hospice des Mendiants mais dans tout le système solaire. — Je suppose que ça pourrait m’ouvrir certaines portes… — Ça pourrait vous ouvrir beaucoup plus que ça, répliqua Quirrenbach avec un mouvement de menton vers la rangée de fioles écarlates. Les portes de l’enfer, pour commencer. Ça me rappelle quelque chose. Une chose que j’ai entendue dans l’essaim-parking, à propos de drogues qui faisaient des ravages. Et notamment un truc appelé Onirozène. — Et vous croyez que ça pourrait en être ? — Je n’en sais rien, mais c’est bien le genre de trafic dans lequel pourrait tremper un Vadim… — Et où l’aurait-il trouvé ? — Je n’ai pas dit que j’étais un expert, Tanner. Tout ce que je sais, c’est que ça a des effets secondaires très désagréables, et que les autorités de ce système, quelles qu’elles soient, n’encouragent pas précisément son usage – ou sa possession, du reste. — Ça doit pourtant bien servir à quelque chose… — Oui – mais ce qu’ils en font au juste, je l’ignore. Au fait, ce truc, là, c’est un pistolet de mariage. Il dut remarquer mon regard bovin. — Une coutume locale : le mari et la femme échangeaient des cellules nerveuses cultivées à partir du cerveau de l’autre. Cette chose – le pistolet de mariage – servait à l’implantation. — Ils ne le font plus ? — Plus depuis la peste, je crois. En réalité, ajouta-t-il tristement, quand j’y réfléchis, il y a des tas de choses qu’on ne fait plus depuis la peste. Lorsque Quirrenbach eut disparu avec sa part du butin – pour réfléchir au devenir de son cycle symphonique, sans doute –, je m’intéressai à la console de communication de Vadim. Pour la première fois depuis le départ, nous retrouvions un semblant de pesanteur. Le Strelnikov devait effectuer une poussée d’énergie afin d’ajuster sa chute vers la Ceinture de Rouille. D’ailleurs, j’entendais les gémissements graves, sauriens, de la structure, et je ne pus m’empêcher de me demander si je n’avais pas mis les pieds sur ce foutu bâtiment juste pour son dernier voyage, celui au cours duquel la coque finirait par rendre l’âme… Je me secouai et réussis à me concentrer sur les affaires en cours. La console avait l’air antique et vénérable. Un véritable objet de musée, qui aurait fait rigoler les enfants. Elle se composait d’un écran plat entouré de boutons gravés d’icônes à moitié effacées, au-dessus d’un clavier alphanumérique. Je ne savais pas où ils en étaient à Yellowstone, côté technologie, mais ce n’était sûrement pas le dernier cri, même selon les critères de Sky’s Edge. Quoi qu’il en soit, il me faudrait m’en contenter. Je trouvai l’interrupteur et l’écran afficha une succession balbutiante de messages de démarrage et de bandeaux publicitaires, puis une tapée d’options présentées sous forme d’arborescence. Les services à bord, les réseaux en temps réel qui se trouvaient dans un rayon d’une seconde-lumière du Strelnikov, ce qui permettait de tenir une conversation à peu près normale. Des réseaux de communication avec l’espace profond dont les délais de réponse type allaient de quelques secondes à des dizaines d’heures, selon la complexité de la requête. Il n’était apparemment pas possible d’accéder aux réseaux dont le temps de réponse était plus long, ce qui se comprenait : les réponses aux questions adressées à des habitats situés dans la ceinture de Kuiper seraient revenues bien après l’arrivée à destination du vaisseau. Je sélectionnai l’option « réseaux système profond ». L’écran s’emplit pendant quelques secondes de bandeaux publicitaires, puis un menu apparut. Des informations sur les vaisseaux arrivant et repartant – dont l’Orvieto. Le système de Yellowstone était encore un nœud de communications interstellaires très fréquenté, ce qui s’expliquait. Si la peste avait frappé au cours de la dernière décennie, un grand nombre de vaisseaux devaient déjà être en route pour ce secteur. Il se passerait sûrement des dizaines d’années avant que la nouvelle se répande dans tout l’espace colonisé par l’homme. Je parcourus les différentes options du menu. J’avais accès à des infos sur le trafic entrant et sortant des habitats en orbite autour des géantes gazeuses du système : généralement des stations minières et des avant-postes de factions marginales. Je repérai des nids de Conjoineurs, des enclaves de Pirates du Ciel et des installations expérimentales ou militaires semi-automatisées. Je cherchai en vain des informations sur la peste. Je trouvai des allusions à des procédures de confinement, ou de gestion de crise, mais dans l’ensemble, c’était comme si la peste – ou ses conséquences – faisait tellement partie de la vie que ce n’était même pas la peine d’en parler. J’en appris un peu plus sur les réseaux locaux. Je trouvai au moins un ou deux sites explicitement consacrés à la crise. J’appris ainsi qu’ils lui avaient donné un nom spécifique, qui faisait froid dans le dos : la Pourriture Fondante. Mais dans tout ce que je lisais, la peste proprement dite semblait être une donnée fondamentale, acquise. Il y avait des allusions aux Hermétiques, au Dais et à la Mouise, et parfois à une chose appelée le Grand Jeu, sans donner de détails. Aucun des sites consultés ne développait ces sujets. Cela dit, j’avais entendu parler du Dais. C’est là qu’Amélie avait dit que j’avais de bonnes chances de retrouver Reivich. C’était une partie de Chasm City. Je retournai au menu principal et lançai une recherche sur la peste, une demande d’informations destinées aux nouveaux arrivants. Je n’étais sûrement pas le premier à rechercher ce genre de renseignements avant de plonger dans les abysses de la Ceinture de Rouille, mais il était parfaitement possible que personne ne prenne la peine de me répondre, ou qu’aucun moteur de recherche ne fonctionne plus à présent. Je lançai ma recherche et contemplai la console pendant quelques secondes. L’écran restait muet. Pas de réponse. Déçu, et surtout pas plus avancé, je fouillai dans les poches de la houppelande que j’avais fauchée à Vadim et je récupérai le kit de lecture que j’y avais fourré. L’appareil se montait presque tout seul, les pièces noires, au design élégant, s’emboîtant en douceur, avec une précision satisfaisante, comme une arme. J’obtins une ébauche de casque noir sur lequel étaient greffés des générateurs de champ et des ports d’entrée, orné de cobras lumineux, verts et rouges. Deux viseurs stéréoscopiques se dépliaient sur la face avant du casque. La monture était moulée dans un matériau qui s’adaptait automatiquement au contour de l’œil. Il y avait deux oreillettes qui fonctionnaient de la même façon, et même des embouts nasaux destinés aux apports olfactifs. Je mis le casque sur ma tête. Il se resserra fermement sur mon cuir chevelu, comme un instrument de torture. Les petits oculaires se positionnèrent, se collant littéralement à mes orbites. Chacun comportait un système d’imagerie à haute résolution qui montrait, pour le moment, exactement ce que j’aurais vu sans le casque, en dehors d’un léger grain, probablement voulu. Pour améliorer l’image, il aurait fallu que je sois équipé d’implants nerveux et d’un système de lecture plus sophistiqué, capable d’interroger et d’ajuster les signaux mentaux avec la finesse d’un scrapping militaire. J’ouvris ma mallette. J’y trouvai le coffret d’expériensticks que j’avais apporté de Sky’s Edge, encore sous plastique. Je retirai le blister et examinai les six bâtonnets pareils à des stylos. Pas la moindre inscription pour indiquer ce qu’ils pouvaient bien contenir. Étaient-ce de simples gadgets négociables, ou bien les sticks renfermaient-ils des messages qui m’étaient destinés, datant de mon moi pré-amnésique ? Il y avait un port d’entrée à l’avant du casque, où l’on enfonçait le bout métallique de l’expérienstick, qui dépassait alors comme une petite corne. Je pris le premier des six et l’insérai dans le port. Devant moi apparut soudain un menu qui proposait différents niveaux d’entrée et environnements artistiques pour la simulation. J’acceptai les options par défaut et plongeai au hasard dans l’expérienstick, effectuant mes choix par gestes de la main. Le casque générait un champ électrique à faible intensité qui décryptait les mouvements du corps, pourvu qu’ils soient assez amples. La cabine de Vadim se fondit dans la grisaille, et j’eus droit à un bruit blanc d’électricité statique. Le bruit s’estompa à son tour, laissant la place à un silence jusque-là inconnu à bord du caboteur. La grisaille s’éclaircit, des formes et des couleurs en émergèrent comme des fantômes sortant de la brume. J’étais dans la jungle, au milieu d’une clairière, et je tirais sur des soldats ennemis. J’étais torse nu ; j’avais des muscles hypertrophiés, même pour un soldat, et la poitrine barbouillée de peinture. Je tenais d’une main un vieux modèle de fusil à particules et de l’autre une petite mitraillette qui tirait des balles. J’avais personnellement manié des armes de ce genre, et je savais qu’il était physiquement impossible de tirer avec l’une ou l’autre d’une seule main, et encore bien moins en la tenant pratiquement à bout de bras. J’arrosais un interminable défilé de soldats ennemis hurlants, qui semblaient déterminés à se faire tuer en sortant des fourrés pour foncer sur moi, alors qu’ils auraient pu me cueillir à froid, d’une balle bien ajustée, puisque j’étais à découvert. Et je hurlais, moi aussi. C’était risible, mais je ne doutais pas qu’il existât un marché pour ce genre de choses. Il y avait bien des clients pour ça sur Sky’s Edge, alors que nous nous étions payé une guerre en bonne et due forme… J’essayai le suivant. Cette fois, j’étais assis dans un tricycar réduit à une simple carcasse, qui fonçait dans la boue à toute vitesse tandis qu’une douzaine d’autres engins de la même espèce essayaient de me doubler sournoisement par la droite et par la gauche. J’avais réglé le casque sur « interactif », de sorte que je pouvais tourner le volant, mettre les gaz ou ralentir, ce que je fis pendant quelques minutes. Je restai en tête de la meute jusqu’à ce que je commette une grave erreur de jugement à l’attaque d’une dune, et je perdis le contrôle de mon engin. Je fus percuté par une autre machine et il y eut un instant de carnage sans douleur, puis je me retrouvai sur la ligne de départ en train de mettre les gaz. Difficile de dire comment celui-là se vendrait. Ils pouvaient toujours essayer de le fourguer comme un produit typique de Sky’s Edge, s’ils ne le jugeaient pas d’une médiocrité rédhibitoire. Je visionnai les quatre derniers expériensticks, mais le résultat fut tout aussi décevant. Deux d’entre eux étaient des épisodes romancés du passé de ma planète : un mélo racontant la vie de Sky Haussmann à bord du Santiago, et une histoire d’amour située à l’époque de l’incarcération de Sky, de son jugement et de son exécution, mais dans laquelle Sky ne jouait qu’un rôle très mineur. Les deux derniers étaient des expériensticks d’aventures, qui tournaient tous les deux autour de la chasse au serpent. Sauf que leur auteur n’avait que de vagues notions de la biologie des hamadryades. Je m’attendais à autre chose : une sorte de message du temps jadis. Je me souvenais de beaucoup plus de choses que lors de mon réveil, à l’hospice, mais certains aspects de mon passé demeuraient encore obscurs pour moi. Certaines choses refusaient de s’éclaircir. J’aurais pu faire avec, si j’avais poursuivi Reivich en territoire familier, mais là, j’ignorais vraiment trop de choses de la ville qui m’attendait. Je pris alors le coffret d’expériensticks de Vadim. Ils ne comportaient aucune marque, en dehors d’un petit motif argenté à l’une des extrémités. J’en introduisis un dans la prise du casque en me disant que j’allais peut-être en apprendre un peu plus sur les amusements, ou ce qui en tenait lieu, à Chasm City. Grosse boulette. Je m’attendais à de la pornographie, à de l’ultra-violence, à n’importe quoi qui relevât des limites de l’expérience humaine mais encore reconnaissable comme tel. Je tombai sur quelque chose de tellement bizarre que j’eus du mal, au départ, à mettre des mots sur ce qui m’arrivait, au point de me demander, dans un bref spasme de conscience, si un problème de compatibilité entre les expériensticks et le casque n’avait pas stimulé les mauvaise zones de mon cerveau. Une impression terrible d’obscurité, d’humidité, de crasse, un sentiment oppressant de claustrophobie, tellement intense, palpable, que c’était comme si mon crâne serrait lentement mon cerveau dans un étau. Mon corps n’allait pas du tout : il était allongé, sans membres, pâle, mou et infiniment vulnérable. Je n’avais pas idée de ce qui provoquait cette sensation. Peut-être le système stimulait-il une partie archaïque du cerveau qui se souvenait de l’effet que ça faisait de suinter ou de nager au lieu de marcher. Pourtant, l’obscurité n’était pas aussi absolue que je l’avais d’abord cru. Mon corps occupait un trou chaud et humide, dans un espace creusé de tunnels et de chambres noires, labyrinthiques. Et je n’étais pas tout seul ; je sentais d’autres présences pâles, livides, étirées. Je ne les voyais pas – elles devaient être dans des alvéoles adjacentes –, mais je sentais leur proximité, j’ingérais le flux chimique, la soupe de leurs émotions et de leurs pensées. Et en un certain sens, elles étaient également moi, des avatars distincts de moi-même, qui se déplaçaient, frémissaient à mon gré, et dont je ressentais les émotions. La sensation de claustrophobie était totale, écrasante, mais elle était aussi rassurante. Hors de la dure alcôve de pierre où nous étions enfermés, c’était le vide absolu, devant lequel mes pensées frémissaient. Sauf que le vide ne l’était pas vraiment : il recelait des ennemis redoutables, silencieux, d’une patience infinie. Qui se rapprochaient. Je fus pris d’un spasme d’une peur tellement absolue que j’arrachai le casque avec un grand cri. Je planai un moment dans la cabine de Vadim, respirant péniblement, me demandant ce qui m’était arrivé. Les mains encore tremblantes, je retirai l’expérienstick et l’examinai plus attentivement. Particulièrement le petit motif gravé près du haut du bâtonnet. On aurait dit une larve. Par le hublot de la cabine de Vadim, j’assistai à notre approche de la Ceinture de Rouille. J’en savais un peu plus sur ce qui nous attendait, maintenant, grâce à l’expérienstick de Vadim, et j’étais encore sous le choc. Aussi sursautai-je lorsque la console fit ding, annonçant l’arrivée d’une réponse à ma recherche. D’après mon expérience, ce genre de chose se produisait généralement sur le coup ou pas du tout, et le délai ne servait qu’à souligner combien le système de données du réseau avait dû être perturbé. Le message était apparemment un document standard et non une réponse personnelle. Un processus automatique avait dû déclencher la réponse à la plupart de mes questions ; supposition qui devait se révéler plus ou moins exacte. Je commençai ma lecture. Cher Nouvel Arrivant, Bienvenue dans le système d’Epsilon Eridani ! Malgré tout ce qui s’est passé, nous vous souhaitons un très agréable séjour parmi nous. Nous avons réalisé ce document afin de vous informer sur certains événements cruciaux de notre histoire récente, et de vous faciliter l’abord d’une civilisation qui risque d’être sensiblement différente de celle que vous vous attendiez à trouver en quittant votre monde natal. Mais d’autres que vous ont vécu ce que vous vous apprêtez à vivre, il est important que vous le sachiez… Le document était long, mais je le lus rapidement, en entier, puis je le relus attentivement, en repérant les passages susceptibles de m’aider dans ma quête de Reivich. J’étais déjà averti de l’ampleur du désastre provoqué par la peste, de sorte que les révélations du document n’étaient peut-être pas aussi choquantes pour moi qu’elles l’auraient été pour un autre cryonisé fraîchement réveillé. Enfin, ça jetait quand même un froid d’en voir détailler les effets avec ce brutal détachement, et j’imaginais sans mal ce qu’aurait pu penser quelqu’un qui serait venu à Yellowstone pour faire fortune et non pour faire couler le sang. Les Mendiants avaient manifestement choisi de ne pas déverser trop vite ces nouvelles sur leurs derrières de dégel, et j’étais certain que si j’étais resté un peu plus longtemps à l’hospice, ils m’auraient annoncé les choses avec ménagement. Mais le document avait peut-être raison : il y avait des pilules qu’il valait mieux avaler le plus vite possible, si dur que ça puisse être sur le moment. Je me demandai combien de temps je mettrais à m’y faire, et même si j’allais faire partie des quelques malheureux qui n’y arrivaient jamais tout à fait. Et c’étaient peut-être eux qui étaient sains d’esprit, me dis-je. Derrière le hublot, les plus gros habitats de la Ceinture de Rouille avaient commencé à prendre des formes définies. J’essayai d’imaginer à quoi ça pouvait ressembler sept ans plus tôt, juste avant la peste. Il y avait dix mille habitats dans l’Anneau de Lumière, tous différents et tous aussi somptueux que des candélabres à pendeloques de diamant. C’étaient des monuments d’architecture foisonnante, frénétique, dont la conception était beaucoup moins dictée par les commodités de la conception structurelle que par l’esthétique et le souci du prestige. Ils tournaient autour de Yellowstone en orbite basse, presque pare-chocs contre pare-chocs, en maintenant une distance de sécurité vis-à-vis de leurs voisins à l’aide de petites poussées correctrices. Un flux constant d’échanges s’était instauré entre les habitats, le long de voies de circulation étroites, et, vus de loin, ils paraissaient enlacés dans une résille de lumière pailletée. Soit ils communiquaient entre eux selon un spectre toujours fluctuant d’allégeances et de féodalités, par des boucles laser à cryptage quantique, soit ils se cantonnaient dans un morne silence. Ce qui arrivait assez souvent, car il y avait des rivalités profondes entre les éléments de ce qui était techniquement le prototype même de la société demarchiste unifiée. Parmi ces dix mille habitats, tous les domaines de connaissances humains imaginables étaient représentés : toutes les professions, toutes les idéologies, toutes les perversions. Les Demarchistes permettaient tout, même l’expérimentation des modèles politiques les plus extrêmes, dont la démocratie absolue, non hiérarchique. Pourvu que ces expériences restent des expériences, elles étaient tolérées, voire activement encouragées. Seuls le développement et l’entreposage d’armements étaient interdits, sauf à des fins artistiques. Et c’était là, dans l’Anneau de Lumière, que le plus illustre clan du système, la famille Sylveste, avait effectué l’essentiel du travail qui avait fait sa gloire. C’est dans l’Anneau que Calvin Sylveste avait tenté les premiers téléchargements neuraux depuis la Transillumination. C’est là aussi que Dan Sylveste avait collationné toutes les informations connues sur les Vélaires ; un travail qui avait fini par le conduire à cette expédition fatale dans le Voile de Lascaille. Mais tout cela appartenait au passé. L’histoire avait changé la gloire de l’Anneau de Lumière en… en ça. Quand la Pourriture Fondante avait frappé, l’Anneau de Lumière était resté intact beaucoup plus longtemps que Chasm City, parce que la plupart des habitats disposaient de protocoles de quarantaine efficaces. Mais ils n’étaient pas immunisés, en fin de compte. Il avait suffi qu’un habitat soit contaminé. En quelques jours, ses occupants étaient presque tous morts et la plupart de ses systèmes autoréplicants s’étaient mis à débloquer avec une sorte de malignité quasi volontaire. L’écosystème de l’habitat s’était fatalement effondré. N’étant plus contrôlé, il avait dérivé hors de son créneau orbital comme le bout d’un iceberg qui aurait vêlé. Normalement, les risques de collision étaient faibles… mais l’Anneau de Lumière était tellement embouteillé que l’on frisait la catastrophe en permanence. La règle numéro un en cas de collision entre deux corps en orbite était… qu’il fallait absolument éviter que cela se produise. Parce que, lorsque c’était le cas, les débris des corps pulvérisés filaient dans toutes les directions, accroissant de façon significative la probabilité d’un autre impact… qui ne se faisait pas attendre bien longtemps. Et quand il s’était produit, le nombre des débris augmentait encore… La collision suivante était alors pratiquement inévitable… et que dire des suivantes ? En l’espace de quelques semaines, la plupart des habitats de l’Anneau de Lumière avaient été mortellement atteints par des débris d’impact… Et si ces fragments n’avaient pas suffi, par eux-mêmes, à tuer tous ceux qui se trouvaient dans les parages, les gens étaient souvent contaminés par des souches virales originaires du premier habitat frappé. Et peu à peu, tous les habitats devenaient des coques vides en orbite, de sombres épaves sans vie. À la fin de l’année, il ne restait plus que deux cents habitats intacts : essentiellement les plus anciens et les plus solides, qui s’abritaient des tempêtes radioactives derrière un blindage de pierre et de glace. Entourés de batteries de lasers anticollision, ils avaient réussi à repousser la plupart des plus gros morceaux. Il y avait six ans de ça. Depuis, la Ceinture de Rouille avait été stabilisée, la majeure partie des débris récoltés et compactés, puis expédiés dans la face bouillonnante d’Epsilon Eridani. Maintenant, au moins, la Ceinture ne se fragmentait plus. Les coques étaient surveillées, les trajectoires rectifiées par des impulsions périodiques de pousseurs robots. On en avait repressurisé et réoccupé qu’une poignée, malgré les rumeurs prévisibles selon lesquelles toutes sortes de factions sinistres squattaient les ruines. Tout ça, je l’avais appris sur les réseaux. Mais c’était autre chose de contempler ce désastre pour la première fois. Yellowstone était maintenant une immensité ocre qui occupait la moitié du ciel, un monde concret comme celui que j’avais quitté et non un pâle disque à deux dimensions plaqué entre les étoiles. Alors que le Strelnikov descendait en vol plané vers l’habitat où il allait s’amarrer, les autres habitats ravagés passèrent en ombre chinoise devant le disque de Yellowstone. Des carcasses difformes, éviscérées, crevassées et grêlées de cratères, autant de preuves de collisions titanesques. J’essayai de me représenter le nombre de morts induits par la catastrophe dans la Ceinture de Rouille : bien qu’on ait tenté d’évacuer le plus grand nombre possible d’habitats, il n’avait pas dû être facile de déménager un million de gens en si peu de temps. Le nôtre était en forme de cigare, un gros cigare qui tournait autour de son axe longitudinal, comme l’hospice, pour produire une gravité artificielle. Sœur Amélie m’avait dit son nom : le Carrousel de New Vancouver. Il était caparaçonné de glace, d’une couleur gris sale, avec par endroits des plaques de glace neuve, étincelante, qui masquaient sans doute de récents impacts. Il tournait sur lui-même dans le silence de l’espace, et les douzaines de panaches de vapeur qui s’en échappaient l’enlaçaient paresseusement comme les bras d’une galaxie spirale. Un gigantesque vaisseau spatial en forme de raie manta y était amarré. Le bord des ailes était piqueté de dizaines de minuscules hublots. Le Strelnikov décrivit une large courbe qui l’amena vers l’un des bouts du cigare, et une triade de mâchoires s’ouvrit pour le laisser entrer. Nous nous insinuâmes dans un espace dont les parois disparaissaient sous un enchevêtrement quasi intestinal de tubulures et de réservoirs de carburant. J’aperçus des navettes dans des soutes-parkings : deux minces canots atmosphériques en forme de pointes de flèche vert bouteille et deux appareils qui auraient pu être des cousins du caboteur, tout en angles émoussés et éléments de moteur exposés. Des silhouettes en scaphandre spatial portant des kits de réparation vibrionnaient autour des vaisseaux, auxquels ils étaient reliés par des cordons ombilicaux. Quelques robots s’affairaient sur les coques, mais le travail était essentiellement effectué par des êtres humains ou des animaux issus du génie génétique. Je ne pouvais m’empêcher de repenser à mes appréhensions initiales à propos de ce système. Je m’attendais à me retrouver dans une civilisation qui avait des siècles d’avance sur la mienne dans presque tous les domaines, je me voyais tel un paysan ouvrant de grands yeux devant un kaléidoscope de merveilles. Au lieu de quoi je contemplais un décor qui aurait pu appartenir au passé de mon propre monde… voire à l’époque du lancement de la Flottille. Il y eut un choc sourd. Nous avions accosté. Je récupérai mes affaires – y compris celles que j’avais fauchées à Vadim – et m’apprêtai à me diriger vers l’avant du vaisseau et la sortie. — Eh bien, au revoir. Enfin, je suppose, dit Quirrenbach, qui m’avait rejoint dans la foule de gens qui faisaient la queue pour débarquer. — Oui. S’il s’attendait à une autre réponse, il dut être déçu. — Je… euh, je suis allé voir Vadim. — Ce gros las de merde doit être de taille à se débrouiller tout seul, vous savez. Nous aurions sûrement mieux fait de le balancer dans le vide. Enfin, poursuivis-je en m’obligeant à sourire, comme il le dit lui-même, il est couleur locale. Nous ne voudrions pas priver les prochains passagers d’une expérience culturelle à nulle autre pareille… — Vous prévoyez de rester longtemps ici ? à NV, je veux dire. Je mis un moment à comprendre qu’il parlait de New Vancouver. — Non. — Alors vous prenez le béhémoth pour la surface ? — Très probablement. Je jetai un coup d’œil par-dessus son épaule. La foule se bousculait devant la sortie. Par un autre hublot, je voyais qu’un lambeau du revêtement de la coque du Strelnikov s’était détaché pendant la séquence d’amarrage, et qu’on le rafistolait à la résine époxy. — Oui. J’ai moi aussi l’intention de descendre le plus vite possible, fit Quirrenbach en tapotant la mallette qu’il serrait contre sa poitrine comme un pectoral égyptien. Plus vite je pourrai me remettre au travail sur ma Symphonie de la Peste, mieux ce sera. — Je suis sûr que ce sera une immense réussite. — Merci. Et vous, si je ne suis pas indiscret ? Vous avez des projets particuliers en arrivant là-bas ? — Un ou deux, oui. Il aurait probablement continué à me cuisiner – sans résultat, d’ailleurs – si la foule n’avait commencé à s’écouler, devant nous, et je profitai d’une trouée pour m’esquiver. En quelques instants, je fus hors de portée de voix de Quirrenbach. À l’intérieur, New Vancouver ne ressemblait absolument pas à l’hospice Mnémos. Il n’y avait pas de soleil artificiel, pas un seul endroit pressurisé. La structure était entièrement occupée par un nid d’abeilles compact de cellules fermées, accolées comme les pièces d’un antique poste de radio. Je n’avais aucun espoir que Reivich y soit encore. Il y avait au moins trois départs par jour pour Chasm City, et j’étais à peu près sûr qu’il avait pris le premier vol pour la surface. Mais je restais sur le qui-vive. L’estimation d’Amélie se révéla d’une précision stupéfiante : avec les devises stoniennes que j’avais sur moi, j’arriverais tout juste à rejoindre Chasm City. J’en avais déjà dépensé la moitié sur le Strelnikov. Il me restait à peine de quoi payer le passage. D’accord, j’avais récupéré un peu d’argent chez Vadim, mais ça ne représentait pas grand-chose, m’apparut-il rapidement. Je vérifiai l’heure. La montre de Vadim était munie de cadrans concentriques adaptés à la fois à la mesure du temps sur Yellowstone, où les journées comptaient vingt-six heures, et au système temporel à vingt-quatre heures. J’avais quelques heures à perdre avant le départ pour la surface. Je prévoyais de tuer le temps en faisant un tour dans NV, histoire de glaner des informations locales, mais je me rendis vite compte que de vastes zones de l’habitat étaient interdites à ceux qui arrivaient par des appareils d’un standing aussi piètre que le Strelnikov. Il y avait une ségrégation entre les gens arrivés sur des navettes turbopropulsées et la racaille de notre espèce. La séparation était matérialisée par des murs de verre armé. Je trouvai un endroit où m’asseoir et boire une tasse de mauvais café (la seule denrée universelle, à ce qu’il semblait), en regardant défiler les deux flots d’humanité non miscibles. J’étais assis dans un hall miteux, où des sièges et des tables se disputaient l’espace avec des canalisations d’un mètre de diamètre qui montaient du sol au plafond comme des arbres à hamadryades. Des tuyaux plus petits partaient du tronc principal et s’incurvaient au-dessus de nos têtes tels des boyaux rouillés. Ils palpitaient d’une façon plutôt inquiétante. Leur fine peau métallique et tous ces boulons rouillés contenaient à l’évidence des pressions titanesques. On avait fait un minimum d’effort pour conférer une sorte de dignité à l’endroit en entrelaçant des feuillages autour des conduites, mais on sentait bien que le cœur n’y était pas. Ceux qui passaient par là n’avaient pas tous l’air fauchés, mais presque tout le monde donnait l’impression qu’il aurait payé cher pour être ailleurs. Je reconnaissais quelques visages aperçus à bord du caboteur, et peut-être aussi un ou deux à l’hospice Mnémos. Il y avait peu de chances qu’ils vinssent tous d’au-delà du système d’Epsilon Eridani. Il était plus probable que NV servait de port d’entrée aux voyageurs intra-système. Je vis même quelques Ultras se pavaner en exhibant des accroissements chimériques, mais il y en avait tout autant de l’autre côté de la paroi de verre. Je me souvenais d’avoir eu affaire à des individus de ce genre : l’équipage du capitaine Orcagna, à bord de l’Orvieto, la femme avec le trou dans le ventre qu’on avait envoyée nous accueillir. En repensant au fait que Reivich était au courant de notre embuscade, je me demandai si nous n’avions pas été trahis par Orcagna, finalement. Peut-être était-ce aussi lui qui avait provoqué l’amnésie de mon réveil, pour me ralentir dans ma poursuite. Ou peut-être étais-je la victime d’un léger accès de parano, sur ce coup… De l’autre côté de la paroi de verre, je vis une chose encore plus bizarre que les cyborgs spectraux, tout de noir vêtus, qui formaient l’équipage du gobe-lumen : des sortes de boîtes verticales, qui glissaient dans la foule avec une grâce sinistre. Les autres ne semblaient même pas les voir, si ce n’est qu’ils faisaient prudemment un pas de côté lorsque les boîtes passaient près d’eux. Je remarquai en avalant mon café que sur le ventre de certaines boîtes étaient fixés des bras mécaniques rudimentaires, et qu’elles avaient presque toutes une vitre noire incrustée dans la paroi frontale. — Je crois que ce sont des palanquins… Je soupirai. — Vous avez déjà fini votre symphonie ? Quirrenbach s’installa, comme si de rien n’était, dans le siège à côté de moi. Plutôt classe, le gars. — Les gens qui sont dans ces palanquins s’appellent des Hermétiques. Ils ont encore des implants et ne veulent pas s’en débarrasser. Les caisses sont des espèces de microcosmes ambulants. Vous croyez que le virus est encore virulent ? Je posai ma tasse et répondis avec agacement : — Comment voulez-vous que je le sache ? — Désolé, Tanner… C’était juste pour dire quelque chose. Ce n’est pas comme si vous étiez submergé de compagnons, hein ? ajouta-t-il avec un coup d’œil aux sièges vides autour de moi. — Peut-être que moi je ne cherche pas désespérément à me faire des potes… — Oh, allez ! (Il claqua des doigts, faisant venir vers notre table le cyborg crasseux qui distribuait le café.) Nous sommes tous les deux dans le même bateau, Tanner. Je vous promets que je ne vous collerai pas aux basques une fois à Chasm City, mais jusque-là, ça vous ferait vraiment mal d’être un peu aimable avec moi ? Qui sait, il se pourrait même que je sois en mesure de vous aider. Je n’en sais peut-être pas très long sur cet endroit, mais je suis apparemment un poil plus renseigné que vous. — Si vous le dites… Il se servit une tasse de café et me proposa de remplir la mienne. Je refusai. Avec ce que j’espérais être une politesse ronchonne. — Dieu ! Quelle horreur ! fit-il après avoir plongé ses lèvres dans le breuvage. — Au moins, nous sommes d’accord sur quelque chose. Enfin, maintenant, on sait ce qui circule dans ces tuyaux, dis-je pour être drôle. — Ces tuyaux ? fit Quirrenbach en parcourant les environs du regard. Oh, je vois. Non, Tanner, ça ce sont des tuyaux de vapeur. C’est très important aussi. — De la vapeur ? — Je ne sais plus qui m’a raconté, à bord du Strelnikov, qu’ils utilisent leur propre glace pour empêcher la surchauffe sur NV. Ils rompent la glace de la paroi extérieure, ils en font une sorte de magma pâteux et ils la font circuler dans l’habitat, par toutes les failles entre les zones d’habitation principales – nous sommes actuellement dans une de ces failles. La gadoue absorbe la chaleur excessive, fond graduellement et se met à bouillir, d’où ces tuyaux pleins de vapeur surchauffée, qui est ensuite renvoyée dans l’espace. C’est un sacré gâchis. Je pensai aux geysers que j’avais vus à la surface de NV lors de l’approche. — Ils n’ont pas toujours utilisé de la glace. Avant, ils avaient des énormes radiateurs pareils à des ailes de papillons de nuit, de cent kilomètres d’envergure. Ils les ont perdues quand l’Anneau de Lumière s’est délité. Faire venir cette glace était une mesure d’urgence. Maintenant, ils doivent en organiser un approvisionnement régulier, sinon tout l’habitat deviendra une gigantesque rôtissoire. Ils la font venir de l’Œil de Marco, la lune. Il y a des cratères, près des pôles, dans la face à l’ombre. Ils auraient pu utiliser la glace de méthane de Yellowstone, aussi, mais ils n’ont pas trouvé de moyen assez économique de la faire venir. — Vous en savez, des choses… Il s’illumina et tapota la mallette qu’il tenait serrée contre son cœur. — Des détails, Tanner. Des détails. On n’écrit pas une symphonie sur un endroit sans le connaître intimement. J’ai déjà le plan de mon premier mouvement, vous savez. Très sombre au départ, des instruments à vent, des bois désolés, qui se fondent en un ensemble doté d’une pulsion rythmique plus puissante. (Il promena son doigt dans le vide comme s’il esquissait la topographie d’un paysage invisible.) Un adagio – allegro energico. Ce sera la destruction de l’Anneau de Lumière. Vous savez, je commence à me dire qu’il mériterait une symphonie à lui seul… Qu’est-ce que vous en pensez ? — Je ne sais pas, Quirrenbach. La musique, ce n’est pas vraiment mon truc. — Vous êtes pourtant un homme cultivé, non ? Vous ne parlez pas beaucoup, mais il y a une pensée profonde derrière vos paroles. Qui donc a dit que l’homme sage parlait quand il avait quelque chose à dire, et que l’imbécile parlait parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher ? Je regardai ma montre – j’avais l’impression qu’elle était vraiment à moi, à présent – en faisant des vœux pour que les joyaux verts se placent instantanément dans la position signifiant que le moment du départ pour la surface était arrivé. Ils n’avaient pas bougé de façon significative depuis la dernière fois que j’y avais jeté un coup d’œil. — Que faisiez-vous sur Sky’s Edge, Tanner ? — J’étais dans l’armée. — Ah. Pas très original, hein ? Par ennui et parce que je pensais que ça n’avait aucune importance, je pris la peine d’approfondir : — La guerre s’est imposée dans nos vies. On ne pouvait pas y échapper. Même à l’endroit où je suis né. — C’est-à-dire ? — Nueva Iquique. C’était une petite ville endormie, le long de la côte, loin du terrain des opérations. Mais tout le monde y connaissait quelqu’un qui avait été tué par l’autre camp. Tout le monde avait des raisons théoriques de les haïr. — Et vous ? Vous les haïssiez ? — Pas vraiment. La propagande était conçue pour ça, pour nous les faire détester… Mais quand on prenait le temps d’y réfléchir, il était évident que ceux d’en face devaient raconter les mêmes salades à notre sujet. Évidemment, il y avait du vrai dans tout ça. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour penser que nous avions commis des atrocités, nous aussi. — On dit que la guerre remontait à ce qui s’était passé dans la Flottille. C’est vrai ? — En fin de compte, oui. — Alors, c’était moins une question d’idéologie que de territoire, hein ? — Je n’en sais rien, et je m’en fiche. Ça fait tellement longtemps, Quirrenbach. — Vous savez beaucoup de choses sur Sky Haussmann ? J’ai entendu dire qu’il y avait encore des gens, sur votre planète, qui l’adoraient… — Je sais une ou deux choses à son sujet, en effet. Quirrenbach avait l’air intéressé. Je l’entendais d’ici prendre des notes pour sa symphonie. — Vous voulez dire que ça fait partie de l’éducation culturelle commune ? — Pas tout à fait. (Je lui montrai la plaie au creux de ma main.) Les stigmates. Ça veut dire que l’Église du Ciel m’a touché. J’ai été contaminé par un virus d’endoctrinement. Ça me fait rêver de Sky Haussmann alors que je n’en ai pas particulièrement envie. Je n’ai jamais demandé ça, et je vais mettre un moment à m’en débarrasser. En attendant, je suis bien obligé de vivre avec ce salaud. Je reçois une dose de Sky toutes les fois que je ferme les yeux. — Waouh… C’est terrible, dit-il en essayant maladroitement de ne pas avoir l’air fasciné. Enfin, je présume qu’une fois réveillé, vous êtes raisonnablement… — Sain d’esprit ? Oui, complètement. — J’aimerais en savoir davantage sur lui, reprit Quirrenbach. Vous voulez bien m’en parler ? Près de nous, l’un des tuyaux éléphantesques laissa échapper un jet de vapeur brûlante accompagné par un sifflement strident. — Je crains que nous ne restions pas assez longtemps ensemble pour ça… Il parut sur le point de s’effondrer en larmes. — Vraiment ? — Je regrette, Quirrenbach… Je travaille mieux tout seul, vous comprenez. Et vous aurez besoin de temps, vous aussi, pour… œuvrer à vos symphonies, ajoutai-je dans l’espoir d’atténuer l’impact négatif de mon rejet. — Oui, oui… plus tard. Mais tout de suite ? Il y a beaucoup de sujets de préoccupation, dans le coin, Tanner. Je suis inquiet, à cause de la peste. Vous pensez vraiment qu’il n’y a pas de danger, ici ? — Eh bien, il paraît qu’il y en a encore des traces dans le secteur. Vous avez des implants. Quirrenbach ? (Il me regarda d’un air atone, alors je poursuivis :) Sœur Amélie, la femme qui s’est occupée de moi à l’hospice, m’a dit que, quelquefois, ils retiraient les implants aux migrants, mais je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, sur le coup. — Et merde ! dit-il. J’aurais dû me les faire ôter dans l’essaim-parking. Bordel ! Je le savais ! Mais j’ai hésité. Je n’aimais pas la tête de ceux qui se proposaient de me le faire. Maintenant, il va falloir que je trouve un boucher à Chasm City ! — Je suis sûr que vous trouverez des tas de gens prêts à vous aider. D’ailleurs, moi aussi j’aurais bien besoin d’eux. Le petit homme se gratta le crâne, faisant crisser ses poils drus. — Oh, vous aussi ? Vous voyez bien que ce n’est pas si idiot, de voyager ensemble ? Je m’apprêtais à répondre – à l’envoyer bel et bien promener – quand un bras se verrouilla autour de ma gorge. Je fus tiré en arrière, à bas de mon siège, et je tombai lourdement par terre, le souffle coupé. J’eus un moment de flottement et je manquai perdre conscience. Mon instinct me hurlait pourtant que j’avais intérêt à me remuer, et en vitesse. Mais Vadim était déjà penché sur moi, son genou appuyé sur ma cage thoracique. — Vous vous attendiez pas à rrevoirr Vadim, hmm, Mirra-Bell ? Vous allez pas tarrder à rregrretter pas avoirr tué Vadim. — Je ne voulais pas… Je ne pus finir ma phrase, l’air me manquait. Vadim examina ses ongles dans une jolie démonstration d’ennui. Je voyais, du coin de l’œil, le monde devenir noir, Quirrenbach debout, maintenu par un autre personnage qui lui tirait les bras dans le dos et, derrière, un brouillard indifférent de badauds. Personne ne voulait voir que nous étions agressés. Il relâcha la pression sur ma poitrine. Je repris ma respiration. — Vous vouliez pas quoi ? fit Vadim. Allez, dites-le. Je vous écoute. — Vous avez une dette envers moi pour ne pas vous avoir tué, Vadim. Et vous le savez, d’ailleurs. Mais les canailles de votre espèce s’en foutent pas mal. Il me sourit et pesa à nouveau de tout son poids sur ma poitrine. Je commençais à avoir des doutes à son sujet. Il avait au moins un complice – l’homme qui immobilisait Quirrenbach. Son histoire de réseau d’associés commençait à avoir l’air un peu moins invraisemblable. — Canailles, hmm ? Je vois vous vous êtes pas gêné pour me faucher ma montrre, espèce de sale petit voleurr. Il me tripota le poignet, récupéra sa montre avec un sourire triomphal et la haussa devant un de ses yeux, exactement comme un horloger étudiant un mécanisme compliqué. — Pas abîmée, j’espèrre… Vadim passa la montre à son poignet, le tourna en tous sens comme pour inspecter son butin retrouvé. — Parrfait. Vous avez autrre chose à déclarrer ? — Eh bien en fait, oui. Je n’avais pas essayé de le repousser avec mon autre bras, et il l’avait complètement oublié. Je n’avais même pas enlevé ma main de la poche dans laquelle je l’avais glissée en tombant de ma chaise. Vadim avait peut-être des contacts, mais il n’était pas plus professionnel que lorsque nous l’avions saucissonné sur le caboteur. Je sortis mon bras de ma poche, d’un mouvement rapide, coulé, comme une hamadryade qui frappe. Dans mon poing serré, je tenais un de ses expériensticks d’épouvante. Comme je levais le bras, Vadim tourna légèrement la tête, juste assez pour amener son œil à ma portée. Un œil écarquillé de surprise ; une cible facile, à croire qu’il était complice de ce que je m’apprêtais à lui faire. Je lui plantai l’expérienstick dans l’œil. Je me rappelai m’être demandé s’il n’avait pas un œil de verre, mais en sentant la pointe de l’expérienstick s’enfoncer dedans, je compris qu’il n’en était rien. Vadim bascula en arrière et se mit à hurler, le sang jaillissant de son œil comme un éclat de coucher de soleil mourant. Il battait follement des bras, n’osant porter les mains à son œil et affronter l’horreur de la chose étrangère plantée dedans. — Meeerde ! s’écria l’autre homme alors que je me relevais tant bien que mal. Quirrenbach réussit à se libérer et se mit à courir. Vadim gémissait, plié en deux sur notre table. L’autre homme se précipita pour le soutenir, murmurant frénétiquement à son oreille. Il devait penser qu’il était plus que temps pour eux de tirer leur révérence. Mais j’avais encore quelque chose à lui dire. — Je sais que ça fait un mal de chien, Vadim, mais dites-vous bien que j’aurais pu vous enfoncer cette chose jusque dans la cervelle. Ça ne m’aurait pas coûté plus cher. Vous savez ce que ça veut dire, hein ? Aveuglé, le visage réduit à un masque sanglant, il réussit à se tourner vers moi. — Que… ? — Ça veut dire que vous avez encore une dette envers moi, Vadim. Sur ce, j’ôtai délicatement la montre de son poignet et la passai au mien. 13 S’il y avait un semblant de loi dans l’espace bourré de tubulures de New Vancouver, en tout cas, ceux qui étaient chargés de la faire respecter étaient d’une timidité frisant le pathologique. Vadim et son comparse s’esquivèrent sans être inquiétés. Je m’attardai un instant, prêt à m’expliquer – mais il ne se passa rien. La table où je prenais le café avec Quirrenbach, quelques minutes plus tôt, était dans un état déplorable, mais que pouvais-je y faire ? Laisser un pourboire au cyborg qui viendrait nettoyer les dégâts, et épongerait mécaniquement le sang, les humeurs vitreuses et aqueuses avec la même implacable efficacité que les ronds de café ? Personne ne vint me faire la moindre remarque concernant mes agissements et ceux de mes relations. J’allai aux toilettes me passer de l’eau sur le visage et laver ma main pleine de sang. Je m’efforçai d’effectuer des mouvements lents et de me calmer. L’endroit était vide, en dehors d’une longue rangée de lavabos. Sur les portes des cabines étaient affichés des diagrammes compliqués décrivant leur utilisation. Je me palpai la poitrine et fus bientôt rassuré : je n’avais rien de cassé ; des bleus et des bosses, tout au plus. Puis je poursuivis jusqu’à la zone des départs. Le béhémoth était amarré comme une lamproie à la carapace en rotation de l’habitat. De près, le vaisseau spatial en forme de raie manta avait l’air beaucoup moins lisse et aérodynamique que de loin. La coque était grêlée d’impacts et couverte de cicatrices et de marques de suie noire. Deux marées humaines étaient cornaquées vers deux tunnels d’accès en spirale situés de part et d’autre du bâtiment. Le courant dans lequel j’avançais était une guimauve brun foncé de gens qui traînaient les pieds, l’air abattus, comme s’ils montaient à l’échafaud. L’autre courant avait l’air à peine plus enthousiaste, mais par le tube de connexion transparent je voyais des gens autour desquels s’affairaient des cyborgs, des animaux bizarrement trafiqués et d’autres personnes qui avaient elles-mêmes pris des formes plus ou moins animales. Et parmi ce bel assortiment, des palanquins d’Hermétiques : des caisses noires verticales, pareilles à des métronomes. Il y eut un grand bruit derrière moi ; quelqu’un essayait de passer devant tout le monde. — Tanner ! fit-il dans un rauque murmure assez théâtral. Vous y êtes arrivé quand même ! Comme je ne vous voyais plus, je me demandais si les gros bras de Vadim ne vous avaient pas fait votre affaire… — T’as vu ? Il nous a doublés, marmonna quelqu’un, derrière moi. Je ne sais pas ce qui me retient de… Je me retournai et regardai dans les yeux celui qui venait de parler. — Il est avec moi. Si ça vous pose un problème, on règle ça tous les deux. Sinon, vous la bouclez. Quirrenbach se faufila dans la queue à côté de moi. — Merci… — De rien. Ne gueulez pas comme ça, et ne prononcez plus le nom de Vadim. — Vous pensez qu’il pourrait vraiment avoir des amis ici ? — Écoutez, je n’en sais rien. Mais je me passerai avantageusement d’en apprendre davantage sur le sujet. — Ça, j’imagine. Surtout après… Je ne veux même plus penser à ce qui s’est passé là-bas, conclut-il en blêmissant. — Eh bien, oubliez ça. C’est ce que vous avez de mieux à faire. La queue avançait et nous nous engageâmes dans la dernière courbe menant au pont supérieur du béhémoth. L’intérieur était vaste et éclairé avec goût, comme le salon d’un hôtel particulièrement luxueux. Les gens se déplaçaient, verre en main, leurs bagages roulant devant eux ou transportés par des singes. De grandes baies vitrées, inclinées, épousaient le contour de l’une des ailes de la raie manta. L’intérieur du béhémoth aurait dû être presque complètement évidé, mais je n’en voyais pas le dixième, de l’endroit où je me tenais. Des sièges étaient disséminés çà et là – parfois groupés pour permettre la conversation, parfois entourant une fontaine au doux clapotis ou une jardinière de plantes exotiques. Et s’il n’y avait pas eu de départ avant celui-ci, et si Reivich était là, quelque part dans ce béhémoth, en ce moment même ? — Des soucis, Tanner ? avança Quirrenbach en s’insinuant dans le siège à côté du mien. Vous faites une drôle de tête… — Vous trouvez vraiment que c’est d’ici que vous aurez la meilleure vue ? — Excellente question, Tanner, excellente question. Mais si je ne reste pas à côté de vous, comment entendrai-je parler de Sky ? Allons, vous avez tout le temps de me raconter la suite. Toute la suite, ajouta-t-il en farfouillant dans sa mallette. — Vous avez failli vous faire tuer, et tout ce à quoi vous arrivez à penser, c’est à ce dingue ? — Vous ne comprenez pas. J’y songe… que penseriez-vous d’une symphonie en l’honneur de Sky ? Non, répondit-il à ma place, en dardant un doigt vers moi comme un pistolet. Pas une symphonie : un requiem, une œuvre chorale immense, d’une portée épique… une structure d’un archaïsme étudié… J’entends déjà la cadence régulière des quintes balancées par la main gauche du pianiste marquant le lent passage du temps… Et ce Sanctus, conjugué en de sombres arabesques… un chant funèbre à l’innocence perdue ! Un hymne au crime et à la gloire de Schuyler Haussmann… — Il n’y a pas de gloire là-dedans, Quirrenbach. Tout au plus un crime. — Vous voyez bien qu’il faut que vous me racontiez la suite, hein ? Il y eut une succession de chocs assourdis et de vibrations, puis le béhémoth se déconnecta de l’habitat. Par les vitres, je vis le carrousel tomber très vite dans le vide, image accompagnée d’un bref instant de vertige. L’habitat repassa lentement devant les baies vitrées. Et puis il n’y eut plus que l’espace. Je regardai autour de moi, mais les passagers dans le salon allaient toujours de-ci de-là comme si de rien n’était. — Nous ne devrions pas être en chute libre ? — Pas dans un béhémoth, fit Quirrenbach. À l’instant où l’appareil a quitté NV, il est parti comme une pierre lancée par une fronde, selon une tangente à la surface de l’habitat. Mais ça n’a duré qu’un instant, après quoi il a poussé les moteurs pour atteindre une accélération d’un g, et puis il a dû décrire une légère courbe pour éviter de rentrer dans l’habitat en repassant. C’est le seul moment un peu délicat du voyage, si j’ai bien compris. Mais le bestiau a l’air de savoir ce qu’il fait. — Le bestiau ? — Il paraît que ces engins sont pilotés par des cétacés génétiquement modifiés. Des baleines, ou des marsouins, dont le système nerveux est connecté de façon permanente au béhémoth. Mais ne vous en faites pas. Ils n’ont jamais tué personne. Le vol conservera la même fluidité jusqu’au bout. La rentrée dans l’atmosphère s’effectuera tout aussi doucement, lentement et progressivement. Le béhémoth se comporte comme un énorme avion rigide quand il entre dans un air doté d’un tant soit peu de densité. Le temps qu’il approche de la surface, il a une telle portance qu’il est obligé d’utiliser ses propulseurs pour descendre. C’est plus ou moins comme quand on nage. Enfin, d’après ce qu’on m’a dit. (Quirrenbach claqua des doigts pour appeler un cyborg.) On voudrait boire quelque chose, s’il vous plaît. Je peux vous offrir quelque chose, Tanner ? Je regardai par la vitre : l’horizon de la planète était à la verticale, et Yellowstone ressemblait à un mur jaune, lisse. — Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’on boit, par ici ? L’horizon de Yellowstone redevint lentement plus ou moins horizontal alors que le béhémoth s’affranchissait de la vitesse orbitale du carrousel. La manœuvre fut coulée, sans rien de particulier, mais elle avait dû être méticuleusement programmée, parce que lorsque nous nous positionnâmes sur une orbite géostationnaire autour de la planète, nous étions juste au-dessus de Chasm City. À ce moment-là, bien que nous fussions à des milliers de kilomètres de la surface, la gravité était déjà presque aussi forte qu’au niveau du sol. C’était comme si nous étions assis au sommet d’une très haute montagne ; une montagne qui aurait crevé l’atmosphère. Cela dit, lentement, avec la majesté qui avait caractérisé tout le trajet jusqu’à présent, le béhémoth amorça sa descente. Nous observâmes la vue en silence, Quirrenbach et moi. Yellowstone était la sœur, en plus massive, de Titan, dans le système solaire : une planète en bonne et due forme plutôt qu’une lune. Des chimies chaotiques, toxiques, d’azote, de méthane et d’ammoniaque, lui conféraient une atmosphère teintée de tous les tons imaginables de jaune, d’ocre, d’orange et de bronze, mêlés en de somptueuses spirales cycloniques, enjolivées et filigranées comme par le pinceau d’un artiste. La majeure partie de la surface de Yellowstone était délicieusement froide, fouaillée par des vents farouches, des inondations soudaines et des orages électriques. L’orbite de la planète autour d’Epsilon Eridani avait été troublée, dans un passé lointain, par un contact rapproché avec Tangerine Dream, la géante gazeuse du système, et bien que cet événement se soit produit il y avait des centaines de millions d’années, la croûte de Yellowstone n’était pas encore remise des tensions tectoniques provoquées par la rencontre, et son énergie suintait encore vers la surface. Selon certaines hypothèses, l’Œil de Marco – la lune solitaire de la planète – avait été arrachée à la géante gazeuse, ce qui expliquait l’étrange cratère que l’on remarquait d’un côté de la lune. Yellowstone n’était pas un monde hospitalier, mais les êtres humains s’y étaient installés quand même. J’essayai de me représenter à quoi la planète pouvait ressembler au plus beau de la Belle Époque ; ce que ça pouvait faire de pénétrer dans l’atmosphère de Yellowstone, de savoir que sous ces couches de nuages dorés se dressaient des cités aussi fabuleuses qu’un rêve, et Chasm City, la plus puissante de toutes… La gloire avait duré plus de deux cents ans. Et jusqu’aux dernières années, rien ne permettait de penser qu’elle ne durerait pas des siècles et des siècles. Il n’y avait pas eu de déclin, de décadence. Il y avait eu la peste. Tous ces tons de jaune étaient devenus maladifs. Les couleurs du vomi, de la bile, de la sanie ; les deux fébriles du monde masquaient des cités malades disséminées à sa surface comme autant de chancres. Enfin, me dis-je en sirotant le verre que Quirrenbach m’avait offert, ça avait été bon tant que ça avait duré. Le béhémoth ne se fraya pas un chemin dans l’atmosphère, il s’y engloutit. Il était descendu si lentement que c’était à peine s’il y avait eu le moindre frottement sur la coque. Le ciel, au-dessus, cessa d’être d’un noir absolu et commença à prendre de légers tons de violet puis d’ocre. De temps en temps, notre poids fluctuait – probablement lorsque le béhémoth heurtait une cellule de pression qu’il ne pouvait tout à fait éviter –, mais jamais de plus de dix ou quinze pour cent. — Ça reste beau, murmura Quirrenbach. Vous ne trouvez pas ? Il avait raison. La surface était visible par intermittence, à présent, quand un coup de vent ou une modification dans la chimie atmosphérique sous-jacente ouvrait une brèche temporaire dans les couches de nuages jaunes. Des lacs trémulants d’ammoniaque gelé, des déserts psychotiques à la géologie sculptée par le vent, des flèches brisées, des arcades d’un kilomètre de haut pareilles aux ossements à demi enfouis d’animaux titanesques. Il y avait là-bas, je le savais, des formes d’organismes unicellulaires qui maculaient la surface d’immenses monocouches couleur d’émeraude ou d’un violet éclatant, ou qui veinaient les strates rocheuses profondes, dans un froid tellement glacial qu’il était difficile de les imaginer vivants, si peu que ce soit. Çà et là, il y avait de petits avant-postes en forme de dômes, mais rien qui ressemblât à des villes. Yellowstone n’avait qu’une poignée de colonies, et encore ne faisaient-elles pas le dixième de la taille de Chasm City ; rien à voir avec la Cité du Gouffre. Même Ferristown, la deuxième ville de la planète, était un village à côté de la capitale. — Bel endroit pour des vacances, dis-je. Mais je n’y passerais pas ma vie, ajoutai-je in petto. — Oui… sûrement, convint Quirrenbach. Cela dit, quand je me serai suffisamment imprégné de l’ambiance pour nourrir ma composition et que j’aurai assez gagné pour me tirer d’ici… je ne crois pas que j’y ferai de vieux os. — Comment allez-vous gagner votre vie ? — Il y a toujours du travail pour les compositeurs. Il suffit de trouver un riche bienfaiteur désireux de financer une grande œuvre d’art. Ça leur donne l’impression d’accéder eux-mêmes à une petite part d’immortalité. — Et s’ils sont déjà immortels, ou post-mortels, ou je ne sais quoi encore ? — Même les post-mortels n’ont pas la certitude qu’ils ne vont pas mourir tôt ou tard, alors la pulsion de laisser son empreinte sur l’histoire est encore forte. Et à part ça, il y a beaucoup de gens à Chasm City qui étaient post-mortels et qui doivent maintenant gérer la perspective imminente de leur mort comme nous l’avons toujours fait. — Voilà qui me fend le cœur. — Et à moi donc… Enfin, disons que pour beaucoup de gens la mort est maintenant revenue au programme d’une façon qu’ils n’avaient pas connue depuis des siècles. — Quand même… et s’il n’y a pas de riches bienfaiteurs parmi eux ? — Oh, il y en a toujours. Vous avez vu ces palanquins ? L’infrastructure économique s’est quasiment effondrée, à Chasm City, et pourtant il y a encore des fortunes. Des poches de richesse et d’influence. Et je suis prêt à parier que quelques personnes ont encore plus d’argent et d’influence qu’avant. — C’est toujours comme ça avec les désastres, dis-je. — Pardon ? — Le désastre ne l’est jamais pour tout le monde. Il en sort toujours quelque chose pour quelqu’un. Alors que nous poursuivions notre descente, j’envisageai diverses histoires susceptibles de me servir de couverture. Je n’y avais pas beaucoup réfléchi. En dehors des armes et de la logistique, j’avais toujours opéré comme ça, préférant m’adapter à l’environnement que je découvrais plutôt que de bâtir des scénarios à l’avance. Oui, mais… et Reivich ? Il ne pouvait pas être au courant pour la peste, ce qui voulait dire que s’il avait échafaudé des plans ils avaient dû tomber à l’eau. Il y avait une différence vitale, toutefois : Reivich était un aristocrate, et les aristocrates avaient des réseaux d’influence qui abolissaient les distances entre les mondes, souvent basés sur des liens familiaux remontant à plusieurs siècles. Il était possible et même vraisemblable que Reivich ait des relations dans le gratin de Chasm City. Ces relations lui auraient été utiles même s’il n’avait pas réussi à les contacter avant son arrivée. Elles lui auraient été encore plus utiles s’il avait pu les prévenir de son arrivée. Un gobe-lumen se déplaçait pratiquement à la vitesse de la lumière, mais il devait accélérer au début et ralentir à la fin de son voyage. Un signal radio envoyé de Sky’s Edge juste avant le départ de l’Orvieto serait parvenu à Yellowstone un an ou deux avant le bâtiment, ce qui aurait permis aux éventuels alliés de Reivich de prendre leurs dispositions. Maintenant, peut-être n’avait-il pas d’alliés. Ou bien, s’il en avait, le message ne leur était peut-être jamais parvenu. La plus grande confusion régnait dans le réseau de communications du système, il avait pu être renvoyé d’un nœud à l’autre, en boucle, et se perdre. À moins qu’il n’ait pas eu le temps d’envoyer le message, ou que ça ne lui soit tout simplement pas venu à l’esprit. J’aurais aimé trouver un réconfort dans l’une ou l’autre de ces éventualités, mais il y avait une chose sur laquelle je ne comptais jamais : la chance. C’était généralement plus simple comme ça. Je regardai à nouveau par la vitre et lorsque les nuages se dissipèrent, je vis Chasm City pour la première fois. Il est là, en bas, quelque part… me dis-je. Et il sait, il m’attend. Mais la cité était trop vaste pour que je l’englobe d’un seul regard, et je me sentis soudain écrasé par l’énormité de la tâche qui m’attendait. Renonce tout de suite, pensai-je alors, tu ne le trouveras jamais. C’est tout bonnement impossible. Et puis je repensai à Gitta. La cité était nichée dans la large muraille déchiquetée du cratère large d’une soixantaine de kilomètres de diamètre et culminant à près de deux mille mètres d’altitude. Quand les premiers explorateurs étaient arrivés, ils avaient cherché abri dans le cratère pour se protéger des vents de Yellowstone, érigeant des structures arachnéennes, pressurisées, qui n’auraient pas tenu cinq minutes ailleurs. Mais ils avaient été aussi attirés par le gouffre proprement dit : l’abîme insondable, aux parois abruptes et entouré de brouillard situé au centre géométrique du cratère. Le gouffre, qui vomissait en permanence des gaz brûlants, était l’un des évents de l’énergie tectonique accumulée dans le noyau lors de la collision avec la géante gazeuse. Ces gaz étaient toujours empoisonnés, mais beaucoup plus riches en oxygène, en vapeur d’eau et autres oligo-éléments que toutes les émanations comparables du reste de la surface de Yellowstone. Les gaz devaient être filtrés par des machines afin d’être respirables, mais la chaleur mortelle alimentait d’énormes turbines à vapeur, fournissant toute l’énergie nécessaire à une colonie naissante. La cité s’était étendue sur toute la surface plane du cratère, entourant le gouffre et descendant un peu dans ses profondeurs. Certains bâtiments étaient périlleusement perchés sur des crêtes à des centaines de mètres sous la lèvre du gouffre, à laquelle ils étaient reliés par des ascenseurs et des passerelles. Mais la majeure partie de la cité était enclose sous l’immense dôme torique qui entourait le gouffre. Quirrenbach me raconta que les gens d’ici l’appelaient la Moustiquaire. Il était en réalité constitué de dix-huit dômes distincts, raccordés de telle sorte qu’il était difficile de dire où finissait l’un et où commençait l’autre. La Moustiquaire n’avait pas été nettoyée depuis sept ans, et la crasse lui conférait des tons qui allaient du jaune au brun. Il arrivait, en de rares endroits, qu’elle soit restée assez propre pour révéler la cité en dessous. Vue du béhémoth, elle avait l’air presque normale : une masse phénoménale de bâtiments immenses, gigantesques, condensés en une masse urbaine foisonnante. J’eus l’impression de plonger le regard dans les intérieurs d’une machine fantastiquement complexe. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas dans tous ces bâtiments ; quelque chose de malsain, de quasi maladif, dans leurs formes convulsées, des formes qu’aucun architecte sain d’esprit n’aurait dessinées. Ils se ramifiaient et se reramifiaient, se fondant en une unique masse branchiale. En dehors d’un saupoudrage de lumières aux extrémités supérieures et inférieures, dispersées dans cet entrelacement comme des lanternes, les bâtiments étaient sombres et avaient l’air abandonnés. — Bon, vous avez compris ce que ça veut dire, dis-je. — Quoi donc ? — Ils ne plaisantaient pas ; ce n’était pas un canular. — Non, dit Quirrenbach. Ce n’était sûrement pas une plaisanterie. Je m’étais moi aussi permis de caresser cette hypothèse ; de penser que malgré ce qui était arrivé à la Ceinture de Rouille, malgré les preuves que j’avais vues de mes propres yeux, la cité était peut-être restée intacte, tel un ermite reclus cachant ses richesses aux curieux. — Il y a quand même bien une ville, objectai-je. Il y a toujours des gens, ici, une sorte de société… — Mais pas tout à fait celle que nous nous attendions à trouver. Nous passâmes au ras du dôme. C’était une draperie géodésique affaissée constituée d’une résille métallique supportant une structure de diamant qui s’étendait sur des kilomètres et se perdait au loin dans la coiffe brune de l’atmosphère. De petites équipes d’ouvriers en combinaison couraient sur le dôme comme des fourmis industrieuses, les étincelles intermittentes des chalumeaux de soudure révélant leur activité. Çà et là, des écharpes de vapeur grise s’échappaient de déchirures du dôme et se cristallisaient lorsqu’elles entraient en contact avec l’atmosphère de Yellowstone, très haut en dessus du piège thermique du cratère. Les bâtiments qui se trouvaient en dessous arrivaient presque au niveau du dôme proprement dit, vers lequel ils se dressaient comme des doigts arthritiques crochus, difformes, entre lesquels s’étendaient des fils noirs. On aurait vraiment dit des lambeaux de gants pourris qui se seraient désagrégés au fil du temps. Des lumières brillaient au bout de ces doigts, couraient le long de ces filaments parfois regroupés en réseaux plus épais enjambant le vide de l’un à l’autre. Alors que nous nous rapprochions, je distinguai une autre résille plus fine. Les bâtiments étaient emmaillotés dans un lacis élaboré de filaments noirs, comme si des araignées délirantes avaient essayé de tisser des toiles entre eux. Et ces araignées auraient produit une masse incohérente de fils pendouillants qui décrivaient des trajectoires aléatoires parcourues de feux follets. Je me souvenais du message aux Nouveaux Arrivants que j’avais lu à bord du Strelnikov et de ce qu’il disait sur la Pourriture Fondante. Les transformations avaient été extraordinairement rapides – si rapides, en fait, que les bâtiments mouvants avaient tué beaucoup de gens, beaucoup plus brutalement que la peste elle-même ne l’aurait fait. Les édifices avaient été conçus pour s’autoréparer et se reformater selon les caprices architecturaux imposés par la volonté démocratique – il suffisait qu’un certain nombre d’habitants souhaitent qu’un bâtiment change de forme pour qu’il obtempère –, mais la peste avait provoqué des bouleversements incontrôlés, aussi soudains qu’une succession de séismes. C’était le danger caché d’une cité tellement utopique dans sa fluidité qu’elle pouvait se reconfigurer, se figer, se refondre et se figer à nouveau, comme une sculpture de glace. Personne n’avait parlé à la cité des gens qui vivaient en elle, et qui pouvaient être écrasés lorsqu’elle se reconformait. Beaucoup des morts étaient restés à l’intérieur, enfouis dans les structures monstrueuses qui la composaient désormais. Le béhémoth négocia avec dextérité un créneau qui paraissait juste assez large pour le laisser passer. Je distinguai, droit devant le béhémoth, un lac couleur de caramel. Un magma de structures blindées se dressait près de la rive. Le béhémoth descendit puis se stabilisa au-dessus du lac, accompagné par le hurlement de ses propulseurs qui combattaient sa tendance naturelle à flotter vers le haut. — C’est l’heure du débarquement, annonça Quirrenbach en se levant. Je remarquai que tout le monde s’ébranlait dans le salon. — Où vont-ils tous ? — Vers les capsules de largage. Je le suivis. Une douzaine d’escaliers en spirale descendaient vers la salle de débarquement, qui occupait tout le pont inférieur. Les gens se massaient devant des sas de verre où on les faisait monter dans des capsules en forme de larme, des douzaines de capsules qui étaient ensuite poussées par un système de guidage vers le nez de l’appareil. Elles glissaient le long d’une courte rampe qui dépassait du ventre du béhémoth, avant de tomber en chute libre sur deux ou trois cents mètres… dans le lac, soulevant de grandes gerbes d’eau. — Vous voulez dire que cette chose ne se pose pas vraiment ? — Seigneur ! Bien sûr que non ! fit Quirrenbach avec un sourire. Ils ne prendraient pas ce risque. Plus maintenant. Notre capsule de largage tomba du ventre du béhémoth. Nous étions quatre, à l’intérieur : Quirrenbach, deux autres passagers et moi. Les deux autres étaient engagés dans une conversation animée sur une célébrité locale appelée Voronoff, mais ils parlaient norte avec un accent tellement épais que je ne comprenais pas un mot sur trois. L’éjection du béhémoth les laissa complètement indifférents, même quand nous plongeâmes dans les profondeurs du lac, alors que je me demandais si nous remonterions jamais à la surface. Il se trouve que nous remontâmes, et comme la paroi de la capsule de largage était transparente, je vis d’autres capsules rebondir autour de nous. Deux machines géantes traversèrent le lac pour nous repêcher. Des tripodes, qui se dressaient au-dessus de nous sur leurs pattes mécaniques, filiformes, mues par des pistons. Un minuscule machiniste maniait furieusement des leviers dans la cabine pressurisée située tout en haut de chaque tripode. Grâce à des appendices qui ressemblaient à des grues, ils commencèrent à ramasser les capsules flottantes et à les déposer dans un filet placé sous leur ventre. Les machines retournaient vers le bord du lac et déversaient leurs prises sur un tapis roulant qui alimentait l’un des bâtiments que j’avais vus du béhémoth. À l’intérieur, on nous fit entrer dans un hall d’arrivée pressurisé où les capsules étaient enlevées du tapis roulant et ouvertes par des manœuvres qui avaient l’air de s’ennuyer ferme. Les capsules vides retournaient vers une zone d’embarquement similaire à celle qui se trouvait à bord du béhémoth, où les passagers attendaient avec leurs bagages. Je supposai que les capsules seraient emmenées vers le milieu du lac par les tripodes, qui les soulèveraient assez haut pour que le béhémoth s’en empare. Nous quittâmes notre capsule, Quirrenbach et moi, et nous suivîmes le flot de passagers le long d’une enfilade de couloirs froids et mal éclairés. L’air sentait le renfermé, comme si chaque bouffée avait déjà été inspirée et expirée plusieurs fois avant d’arriver dans mes poumons. Enfin, c’était respirable, et la gravité n’était pas sensiblement plus forte que dans l’habitat de la Ceinture de Rouille. — Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais, dis-je, mais sûrement pas à ça. Pas de pancarte de bienvenue ; pas de personnel de sécurité apparent ; rien. Je me demande à quoi l’immigration et les douanes peuvent bien ressembler. — La question ne se pose plus, répondit Quirrenbach. Vous venez de les passer. Je réfléchis au pistolet de diamant que j’avais donné à Amélie, en pensant que je n’aurais jamais pu le garder avec moi sur Chasm City. — C’était ça ? — Vous savez, vous allez découvrir qu’il est incroyablement difficile d’apporter à Chasm City quelque chose qui ne s’y trouvait pas déjà. Des armes ? Ils en ont à revendre, alors, une de plus ou de moins… Il serait beaucoup plus vraisemblable qu’ils vous confisquent les vôtres et vous proposent de vous les échanger contre une version émulée. D’éventuelles maladies ? À quoi bon les rechercher ? Ce serait trop compliqué, et vous avez beaucoup plus de chances d’en attraper une que d’en être porteur. Quelques jolis germes étrangers pourraient même nous faire du bien. — Nous ? — Pardon. Simple lapsus. Nous passâmes dans une zone bien éclairée par de larges fenêtres donnant sur le lac. On chargeait les capsules à bord du béhémoth. La surface dorsale du bâtiment était encore éclairée par les propulseurs qu’il avait dû mettre à feu pour maintenir sa position. Avant d’être acceptée dans le ventre du béhémoth, chaque capsule était stérilisée par un anneau de flammes mauves. La cité se fichait peut-être de ce qui pouvait lui arriver, mais l’univers extérieur semblait assurément préoccupé de ce qui en repartait. — Je suppose que vous savez comment on peut aller en ville à partir d’ici ? — Il n’y a qu’un moyen, si j’ai bien compris, et c’est le Zéphyr, le train de Chasm City. Nous dépassâmes, Quirrenbach et moi, un palanquin qui avançait lentement dans un tunnel de liaison. Le caisson vertical était orné d’un bas-relief noir représentant des scènes du vain et glorieux passé de la cité. Je risquai un coup d’œil à l’intérieur, et derrière l’épais hublot de verre teinté j’entrevis un visage livide, craintif. Les cyborgs qui transportaient les bagages avaient quelque chose de primitif. Ce n’étaient pas des machines à l’intelligence affûtée, mais des robots cliquetants, imparfaits, à peu près aussi subtils que des chiens. On ne trouvait plus de machines réellement intelligentes, à présent, en dehors des enclaves en orbite où ce genre de chose était encore possible. Cela dit, si rudimentaires qu’ils fussent, ces cyborgs avaient manifestement une valeur : c’étaient des signes de fortune résiduelle. Et puis il y avait les riches eux-mêmes, ceux qui voyageaient hors du sanctuaire des palanquins. Je supposai qu’ils n’avaient pas d’implants d’une grande complexité, susceptibles d’être contaminés par des germes pestifères. Ils se déplaçaient nerveusement, fébrilement, par petits groupes autour desquels s’affairaient des cyborgs. Devant nous, le tunnel s’élargissait pour former une caverne crépusculaire, éclairée par des centaines de lampes vacillantes brûlant dans des torchères. Une brise chaude, régulière, brassait une puanteur d’huile de machine. Une chose énorme et bestiale attendait dans la caverne. Une chose qui circulait sur quatre ensembles de doubles rails placés sur ses quatre côtés : un en dessous, un au-dessus et un de chaque côté. Les rails proprement dits étaient supportés par des étriers qui disparaissaient à chaque bout de la caverne dans des galeries circulaires où ils étaient ancrés aux parois mêmes. Je ne pouvais m’empêcher de penser que les trains du Santiago, que j’avais vus dans l’un des rêves de Sky, circulaient sur un jeu de rails similaires, sauf que ces rails n’étaient que des voies de guidage pour les champs d’induction. Ce n’était pas le cas ici. Le train proprement dit était construit selon les quatre mêmes axes de symétrie. Au centre se trouvait un noyau cylindrique en forme de suppositoire, muni à chaque bout d’un projecteur frontal pareil à un œil de cyclope. Sur ce noyau étaient greffés quatre jeux d’énormes roues d’acier jumelées comportant chacune douze axes et positionnées sur l’un des quatre rails. Le long de chaque jeu de douze roues étaient placées trois paires de cylindres gigantesques, reliés à leurs quatre ensembles de roues par un assemblage stupéfiant de pistons luisants et de vérins articulés, couverts d’une couche de graisse épaisse comme la cuisse. Un enchevêtrement de tubulures serpentait tout autour de la machine, et l’éventuel effort de symétrie ou d’élégance qui avait présidé à sa conception était gâché par ce qui paraissait être des tuyaux d’échappement placés un peu n’importe où et crachant leur vapeur vers le plafond de la caverne. La machine sifflait comme un dragon qui se serait dangereusement énervé. Elle semblait effroyablement vivante. La chose tractait un convoi construit sur le même modèle de symétrie, circulant sur les mêmes rails. — C’est le… ? — Le Zéphyr de Chasm City, répondit Quirrenbach. Une belle bête, non ? — Vous voulez dire que cette chose va bien quelque part ? — Ça n’aurait pas beaucoup de sens, autrement. (Je l’incitai à poursuivre, d’un regard.) Il paraît que Chasm City et les autres colonies étaient reliées par des trains à lévitation magnétique qui circulaient dans des tunnels à vide. Mais ils ont cessé de fonctionner après la peste. — Et ils n’ont rien trouvé de mieux pour les remplacer ? — Ils n’avaient guère le choix. Je doute que quiconque ait besoin d’aller très vite où que ce soit, de nos jours, alors peu importe que les trains ne puissent circuler à une vitesse supersonique, comme autrefois. Quelques centaines de kilomètre-heure suffisent amplement, même pour aller d’une colonie à l’autre. Quirrenbach se dirigea vers l’arrière du train où des rampes d’accès menaient aux voitures de passagers. — Pourquoi à vapeur ? — Parce qu’il n’y a pas de combustible fossile sur Yellowstone. Il y a encore quelques générateurs nucléaires en fonction, mais dans l’ensemble, le gouffre est à peu près la seule source d’énergie. Du coup, la majeure partie de la cité marche à la vapeur, aujourd’hui. — À d’autres, Quirrenbach. On ne fait pas un bond de six cents ans en arrière parce qu’on ne peut plus utiliser la nanotechnologie… — Il faut croire que si. La peste a eu beaucoup plus de conséquences que vous ne le pensez. Depuis des siècles, la fabrication reposait sur la nanotechnologie. La production des matériaux, leur mise en œuvre, tout est soudain devenu beaucoup plus rudimentaire. Même les choses qui ne faisaient pas appel à la nanotech avaient été obtenues grâce à elle ; elles avaient été conçues avec des tolérances d’une finesse incroyable. Rien de tout ça n’était plus possible. Le problème n’était pas de faire les choses plus simplement ; il fallait remonter jusqu’au moment où on pouvait les repenser, ce qui impliquait de travailler des métaux forgés avec des moyens rudimentaires et des techniques archaïques. Et rappelez-vous que beaucoup de données relatives à ces choses avaient également été perdues. Ils avançaient à tâtons, dans le noir. C’était comme si un homme du vingt et unième siècle, qui ne connaissait rien au travail des métaux, essayait d’imaginer la façon de forger une épée médiévale. Ce n’est pas parce qu’une chose est primitive qu’elle est forcément plus facile à redécouvrir… Quirrenbach s’arrêta sous un panneau d’affichage pour reprendre son souffle. Il y avait plusieurs trains par jour pour Chasm City, mais un seul départ quotidien pour Ferristown, Loreanville, New Europa et d’autres destinations plus lointaines. — Alors ils ont fait de leur mieux, reprit Quirrenbach. Certaines technologies ont persisté après la peste, évidemment. Vous en voyez des vestiges ici même – les cyborgs, les véhicules –, mais ils appartiennent généralement à des riches. De même que tous les générateurs nucléaires et les rares usines énergétiques à antimatière subsistant dans la ville. Je suppose que, dans la Mouise, c’est une autre affaire. Mais ça risque aussi d’être plus dangereux. Tout en parlant, il regardait le panneau d’affichage. Les choses auraient été plus faciles pour moi si Reivich avait opté pour l’une des plus petites colonies, où il se serait fait remarquer à coup sûr et aurait été plus facile à coincer, mais il ne fallait pas rêver. Il était plus probable qu’il avait pris le premier train à destination de Chasm City. Nous prîmes nos billets, Quirrenbach et moi, et nous montâmes dans le train. Les voitures accrochées derrière la locomotive avaient l’air beaucoup plus modernes que le reste, et étaient donc beaucoup plus anciennes. C’était le vieux train à effet de sol qui avait été monté sur des roues. Les portes en forme d’iris se refermèrent et le convoi s’ébranla dans un grand bruit de ferraille, d’abord au pas, puis en prenant péniblement de la vitesse. Il y eut un grincement de roues qui patinaient, des nuages de vapeur bouillonnante noyèrent les wagons, et le rythme devint plus régulier. Le train passa sous un tunnel fermé par un gigantesque iris, nous franchîmes une série de sas et nous dûmes nous retrouver plus ou moins dans le vide. Le trajet s’effectuait dans un silence fantomatique. Le compartiment passagers était aussi exigu qu’une voiture cellulaire, et l’atonie des gens présents accentuait la ressemblance avec un transport de prisonniers drogués qu’on aurait menés vers un centre de détention. Des écrans tombés du plafond diffusaient des spots publicitaires vantant des produits et des services qui avaient peu de chances d’avoir survécu à la peste. Des palanquins étaient regroupés à l’une des extrémités de la voiture, comme des cercueils dans l’arrière-boutique d’un croque-mort. — Avant toute chose, nous devons nous faire retirer nos implants, annonça Quirrenbach en se penchant vers moi d’un air de conspirateur. Je ne supporte pas l’idée d’avoir encore ces choses dans le crâne. — Nous trouverons bien quelqu’un qui nous fera ça en vitesse, dis-je. — Et en toute sécurité, surtout. La vitesse, sans la sécurité, ne nous serait pas d’un grand secours. — Il est un peu tard pour vous préoccuper de sécurité, non ? rétorquai-je avec un sourire. Quirrenbach me renvoya une grimace. Sur l’écran, à côté de nous, apparut une publicité pour un engin volant élégamment profilé qui ressemblait à un de nos cigares volants, sauf qu’il avait l’air fait de parties d’insectes. Puis il y eut un crépitement d’électricité statique, et une femme qui ressemblait à une sorte de geisha apparut. Elle avait un visage de poupée de porcelaine, aux lèvres peintes et aux joues bien roses. Elle portait une tenue métallisée d’une sophistication absurde, dont le col remontait très haut derrière sa tête. « Bienvenue à bord du Zéphyr de Chasm City, dit-elle. Nous effectuons actuellement la traversée du tunnel Trans-Caldera et nous arriverons à la gare centrale d’ici huit minutes. Nous vous souhaitons un bon voyage, dans le bonheur et la prospérité. Pour votre agrément, nous vous invitons à découvrir certains des hauts lieux de notre cité… » — Ça promet d’être intéressant, susurra Quirrenbach. Les vitres du train se mirent à papilloter et aux parois qui défilaient à toute vitesse se substitua un affichage holographique montrant une vision impressionnante de la ville. C’était comme si le train avait traversé sept ans d’histoire sous les tunnels. Il passait entre des structures oniriques vertigineuses que l’on aurait dit sculptées dans des montagnes d’opale ou d’obsidienne. En dessous de nous s’étendaient des jardins et des lacs étagés sur différents niveaux, reliés par des passerelles et des galeries de circulation. Tout cela se perdait au loin dans un brouillard bleuté, strié d’abîmes vertigineux pleins de lumières au néon, d’immenses plazas en gradins et de falaises rocheuses. L’air grouillait d’engins aériens pareils à des libellules exotiques ou à des colibris de toutes les couleurs. Des dirigeables évoluaient indolemment à travers l’essaim perpétuellement mouvant, les plus grands planant tels des nuages géométriques, des dizaines et des dizaines de minuscules fêtards penchés sur le rebord des nacelles. Le ciel était d’un bleu pur, électrique, sur lequel s’inscrivait la fine résille du dôme. Et tout autour, la cité s’étendait sur une distance formidable, merveille après merveille, à perte de vue. Elle ne faisait que soixante kilomètres, mais elle aurait pu continuer à l’infini. Il semblait y avoir assez de splendeurs à Chasm City pour occuper une vie entière. Même une vie moderne. Personne n’avait parlé de la peste à la simulation. Je dus faire un effort pour me rappeler que nous étions toujours dans le tunnel, dans la paroi même du cratère. Qu’en fait, nous n’étions pas encore arrivés à la cité proprement dite. — Je vois pourquoi on a appelé ça la Belle Époque, dis-je. Quirrenbach opina du chef. — Ils avaient tout. Et vous voulez savoir le pire ? Ils le savaient. Contrairement à tous les autres âges d’or de l’histoire… ils savaient ce qu’ils étaient en train de vivre. — Ça devait les rendre passablement insupportables. — Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’ils l’ont payé au prix fort. Nous débouchâmes à ce moment-là dans ce qui passait pour la lumière du jour à Chasm City. Le train avait dû traverser la paroi du cratère et pénétrer sous le dôme ; il circulait dans un tube suspendu exactement comme celui que montrait l’hologramme, sauf que celui-ci était plâtré de crasse. Une crasse qui s’estompait en de rares endroits, juste assez pour nous permettre de voir que nous traversions une succession de taudis entassés les uns sur les autres. Et comme l’enregistrement holographique défilait toujours, la vieille cité était superposée sur la nouvelle tel un fantôme impalpable. Vers l’avant, le tube s’incurvait et disparaissait dans un bâtiment cylindrique en gradins, d’où partaient d’autres tubes qui rayonnaient dans la ville. Le train ralentit à l’approche du bâtiment. La gare centrale de Chasm City. Au moment où nous entrions dans le bâtiment, le mirage holographique s’estompa, emportant avec lui les derniers souvenirs de la Belle Époque. Seuls Quirrenbach et moi semblions avoir remarqué l’hologramme. Les autres passagers regardaient, mornes et silencieux, le sol maculé de brûlures, jonché de détritus. — Vous croyez encore que vous allez vous en sortir, ici ? demandai-je à Quirrenbach. Après tout ce que vous avez vu ? Il soupesa longuement ma question avant de répondre. — Qu’est-ce qui vous dit que je ne m’en sortirai pas ? Si ça se trouve, il y a plus d’opportunités aujourd’hui que jamais. Ce n’est peut-être qu’une question d’adaptation. Cela dit, une chose est sûre… — Ah bon ? — Quoi que je puisse composer ici, ça ne risque pas de réjouir les foules. La gare principale de Chasm City était aussi humide que la jungle de la Péninsule, et il y faisait aussi sombre que sous les grands arbres de la forêt. Accablé de chaleur, je retirai la houppelande de Vadim, la roulai en boule et la coinçai sous mon bras. — Nous devrions nous faire enlever ces implants, répéta Quirrenbach en me tirant par la manche. — Ne vous inquiétez pas, dis-je. J’y pense. Le Dais était soutenu par des piliers fuselés qui montaient comme des arbres à hamadryades à travers le toit et se perdaient dans la lumière brunâtre. Dessous grouillait une cité bigarrée, inextricable, de tentes et d’échoppes entre lesquelles serpentaient des allées exiguës. Les échoppes avaient été construites ou empilées les unes sur les autres, de sorte que certains des passages étaient si bas de plafond qu’on était obligé de marcher plié en deux. Dans ces tunnels éclairés par des lanternes grouillaient des douzaines de vendeurs et des centaines de gens, parfois – rarement – accompagnés par des cyborgs. Il y avait là des animaux exotiques en laisse, des serviteurs génétiquement améliorés, des oiseaux en cage et des serpents. Quelques Hermétiques avaient commis l’erreur d’essayer de traverser le souk, et leurs palanquins étaient englués au milieu d’une meute de marchands et de bateleurs. — Eh bien ? fis-je. On tente le coup, ou on essaie plutôt de faire le tour ? Quirrenbach serra plus étroitement sa mallette sur son cœur. — Contrairement à ce que me conseille ma jugeote, je pense que nous pouvons tenter de traverser. J’ai l’intuition – ce n’est qu’une intuition, attention ! – qu’on pourrait nous indiquer les services dont nous avons un urgent besoin. — Il se pourrait aussi que ce soit une erreur… — Ce ne serait sûrement pas la première de la journée. Je crève plus ou moins de faim, de toute façon. Il doit bien y avoir quelque chose à manger, par ici, et avec un peu de chance, nous n’en mourrons pas sur le coup. Nous avançâmes donc dans le souk. Nous avions à peine fait dix pas qu’un troupeau de gamins optimistes et de mendiants aigris s’agglutinait autour de nous. — Les mots Riche et Crédule seraient-ils gravés en lettres lumineuses sur mon front ? avança Quirrenbach. — C’est notre habillement, fis-je en repoussant un gamin dans la foule. J’ai tout de suite vu que vos vêtements venaient des Mendiants, et je ne faisais pourtant pas spécialement attention à vous… — Je ne vois pas ce que ça change. — Ça veut dire que nous ne sommes pas d’ici. De ce système, précisai-je. Qui peut porter des fringues confectionnées par les Mendiants ? Ça promet, ou du moins ça laisse espérer une certaine aisance financière… Quirrenbach se cramponna à sa mallette avec un regain de tendresse. Nous nous enfonçâmes dans le souk et finîmes par dénicher une échoppe vendant quelque chose qui paraissait mangeable. À l’hospice Mnémos, ma flore intestinale avait été traitée pour la compatibilité avec Yellowstone, mais c’était un traitement à large spectre, et rien ne garantissait qu’elle saurait lutter contre une agression spécifique. Je tenais l’occasion de vérifier l’étendue du spectre en question. Nous achetâmes des beignets chauds, graisseux, fourrés avec une sorte de viande à moitié cuite, impossible à identifier. Très épicée, en tout cas, probablement pour masquer un certain état d’avancement. Enfin, j’avais ingurgité des mets moins appétissants sur Sky’s Edge, et le goût n’était pas désagréable. Quirrenbach fit disparaître son beignet en deux bouchées, en racheta un autre et l’engloutit avec la même hardiesse. — Hé ! fit une voix. Vous voulez faire ôter vos implants ? Un môme tirait Quirrenbach par le pan de sa veste, l’entraînant vers les profondeurs du souk. — Implants, ôter ! insista le môme. Vous nouveaux ici, vous pas avoir besoin d’implants, M’sieur. Madame Dominika va vous les enlever, bon prix, très vite, pas mal, pas de sang. Vous aussi, le grand ! Le môme avait glissé ses doigts dans ma ceinture et m’entraînait à mon tour. — Je… hum, ce n’est pas nécessaire, fit stupidement Quirrenbach. — Vous nouveaux ici, vous habits Mendiants, vous faire enlever implants avant qu’ils ne débloquent. Vous savez ce que ça veut dire, messieurs ? Grands cris, tête explose, cervelle partout, tout sale sur les habits… Vous pas vouloir ça, sûr ! — Non, merci beaucoup, vraiment… Un autre môme apparut et tirailla Quirrenbach par son autre manche. — Hé, M’sieur ! Écoutez pas Tom ! V’nez voir l’docteur Jackal ! L’en tue pas plus d’un sur vingt ! L’plus faible taux de mortalité d’la gare centrale ! Dev’nez pas fou ! V’nez voir le doc Jackal ! — C’est ça, et vous mourir ou dommages irréversibles à la tête ! répliqua le môme qui faisait la retape pour Dominika. Franchement ! Tout le monde sait ça, Dominika, c’est la meilleure de Chasm City ! — Pourquoi hésitez-vous ? demandai-je. C’est exactement ce que nous cherchions, non ? — Oui, siffla Quirrenbach. Mais pas comme ça ! Pas sous une foutue tente crasseuse ! Je m’attendais à un dispensaire raisonnablement équipé et hygiénique. Écoutez, Tanner, je suis sûr que nous pouvons trouver mieux. On doit pou… Je haussai les épaules et me laissai entraîner par le dénommé Tom. — Autant une tente qu’autre chose, Quirrenbach. — Non ! Ce n’est pas possible ! Il doit y avoir… Il me regarda, impuissant, l’air d’espérer que j’allais reprendre la direction des opérations et trouver une meilleure solution, mais je me contentai de sourire et j’indiquai la tente avec un mouvement de menton : une boîte bleue et blanche, au toit légèrement incurvé, avec des haubans amarrés à des sardines enfoncées dans le sol. — Après vous, fis-je en m’effaçant pour laisser passer Quirrenbach. Nous étions dans l’antichambre de la tente, rien que nous deux et le gamin, Tom. Je m’aperçus qu’il avait une sorte de beauté elfique, un rien androgyne, sous ses haillons. Le visage était encadré par un rideau de cheveux noirs, maigres. Le gamin aurait aussi bien pu s’appeler Thomas que Thomasina, mais j’optai plutôt pour Thomas. Il se balançait au rythme de la musique qui émanait d’une petite boîte de malachite posée sur une table, entre des bougies parfumées. Un air de sitar. — Ça pourrait être pire, dis-je. Après tout, il n’y a pas de sang partout. Pas de projections de tissu cérébral… — Non, fit Quirrenbach, d’un ton soudain décidé. Pas ici, pas comme ça. Je m’en vais, Tanner. Libre à vous de rester ou de me suivre. C’est vous qui voyez. Je répondis aussi calmement que possible : — Vous l’avez dit vous-même. Nous devons nous faire retirer nos implants tout de suite, si les Mendiants ne l’ont pas encore fait. Il passa sa main sur le chaume qui hérissait son crâne. — Ils voulaient peut-être seulement nous faire peur pour nous forcer la main ? — Peut-être. Mais vous avez envie de courir le risque ? Le matos va rester dans votre crâne comme une bombe à retardement. Autant le faire ôter. Vous pourrez toujours vous le faire remettre plus tard… — Par une bonne femme qui se fait appeler Madame Dominika et qui opère sous une tente ? Je préférerais me faire ça tout seul, devant la glace, avec un cutter rouillé ! — Comme vous voudrez. Mais faites-le avant de devenir dingue. Le gamin entraînait déjà Quirrenbach de l’autre côté de la séparation de la tente. — À propos d’argent, Tanner, nous ne sommes pas vraiment en fonds, ni l’un ni l’autre. Nous ne savons même pas si nous pouvons nous offrir les services de Dominika, hein ? — Très juste. Je pris Tom par le col et le ramenai gentiment vers l’antichambre. — Nous avons besoin, mon ami et moi, de vendre des choses rapidement. À moins que Madame Dominika ne soit portée à faire la charité. Voyant que cette remarque tombait à plat, j’ouvris ma mallette et montrai au gamin certaines choses qui se trouvaient dedans. — À vendre. De l’argent. Où ça ? Ces mots eurent un effet magique. — Tente verte et argent. Traversez marché. Dites Dominika vous envoie, vous pas payer frais. — Hé, attendez une minute ! fit Quirrenbach, planté entre les deux pièces. J’aperçus, dans la chambre principale, une femme phénoménalement obèse assise derrière une sorte de long divan. Elle regardait ses ongles. Un attirail médical auquel les flammes des bougies arrachaient des reflets métalliques était accroché au-dessus du lit à des supports articulés. — Quoi ? — Pourquoi devrais-je servir de cobaye ? Je pensais vous avoir entendu dire que, vous aussi, vous aviez besoin de vous faire retirer vos implants… — Vous avez raison. Allez, je reviens tout de suite. Je vais juste troquer certaines petites choses contre un peu d’argent. Tom a dit que je pourrais trouver ça dans le souk. Son visage passa de l’incompréhension à la fureur. — Vous n’allez pas partir comme ça ! Je pensais que nous étions dans le même bateau ! Compagnons de voyage ! Ne trahissez pas une amitié avant même qu’elle n’ait vraiment commencé, Tanner… — Hé, du calme ! Je ne trahis rien. Le temps qu’elle en ait fini avec vous, j’aurai trouvé l’argent. (Je claquai des doigts en direction de la grosse bonne femme.) Dominika ! Elle se tourna vers moi avec langueur et ses lèvres articulèrent une question muette. — Pour combien de temps vous en avez avec lui ? — Une heure, répondit-elle. Dominika est une rapide. J’approuvai de la tête. — Ce sera plus que suffisant, Quirrenbach, dis-je. Asseyez-vous et laissez-la faire son boulot. Il dévisagea Dominika et parut se calmer légèrement. — Vraiment ? Vous allez revenir ? — Évidemment. Je ne vais pas me balader en ville avec des implants dans la tête. Qu’est-ce que vous croyez ? Que je suis dingue ? Mais il faut que je trouve de l’argent. — Et qu’est-ce que vous allez vendre ? — Des trucs à moi. Enfin, des trucs que j’ai pris à notre ami commun, Vadim. Il doit bien y avoir un marché pour ça, ou il ne les aurait pas gardés… Dominika lui dit de s’allonger sur son divan, mais Quirrenbach n’avait pas l’air décidé à obtempérer. Je me rappelai comment il avait impulsivement changé d’avis quand nous avions commencé à piller la cabine de Vadim – en résistant, d’abord, puis en m’imitant avec enthousiasme. C’était, semblait-il, son mode de fonctionnement. — Et merde ! murmura-t-il alors en secouant la tête. Il me regarda d’un drôle d’air, puis il ouvrit sa mallette, farfouilla dans ses partitions et pêcha, dans un compartiment du fond, les expériensticks qu’il avait fauchés à Vadim. — Je ne suis pas doué pour le marchandage, de toute façon. Prenez ça et obtenez-en un bon prix, Tanner. Je suppose que ça devrait couvrir le prix de cette opération. — Vous me faites confiance, maintenant ? Il me regarda entre ses paupières étrécies. — Tirez-en le maximum, c’est tout. Je pris les objets qu’il me tendait et les mis avec les miens. Derrière lui, la grosse dondon planait sous la tente comme un dirigeable qui aurait rompu ses amarres ; ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle était supportée par un harnais de métal noir fixé à l’une des parois par un bras pneumatique aux articulations complexes, qui crachait un nuage de vapeur sifflante à chaque déplacement. La région indéterminée où sa tête rejoignait son buste disparaissait sous des bourrelets de graisse. Elle écartait les doigts devant elle comme si elle venait de se faire les ongles. Chacun disparaissait dans une sorte de dé à coudre muni d’un instrument médical spécialisé. — Non, lui d’abord, dit-elle en tendant dans ma direction son petit doigt équipé d’une chose qui ressemblait à un minuscule harpon chirurgical. — Merci, Dominika, dis-je, mais il vaudrait mieux que vous vous occupiez de lui d’abord. — Vous reviendrez ? — Oui. Quand j’aurai réglé le problème des finances. Je quittai la tente sur un dernier sourire. Derrière moi, j’entendis un bourdonnement de perceuse qui prenait de la vitesse. 14 L’homme présentait ma petite quincaillerie devant l’oculaire bourdonnant et cliquetant sanglé autour de sa tête. Son crâne rasé était couturé de fines cicatrices comme un vase brisé qui aurait été réparé par un néophyte pressé par le temps. Il examina mes expériensticks un à un, en les portant au niveau de son oculaire avec des pinces à épiler. On aurait dit un vieil entomologiste. À côté de lui, un jeune portant un casque comme celui que j’avais fauché à Vadim fumait une cigarette roulée à la main. — Mouais. Je pourrais éventuellement faire quelque chose de ces merdes, fit l’homme à l’oculaire. Vous dites que tout ça est authentique, hum ? C’est sûr, ça ? — Les séquences militaires ont été extraites de la mémoire de soldats après les phases de combat concernées. Elles ont été obtenues par scrapping lors du processus normal de collecte de renseignements. Il tendit la main sous la table, tira une petite boîte en fer dont le couvercle tenait avec un élastique et compta quelques douzaines de billets en monnaie locale. Des billets arborant des valeurs étranges, comme je l’avais déjà remarqué : treize, quatre, vingt-sept, trois… — Ouais… Et comment elles sont arrivées entre vos mains ? — Ça, ce ne sont pas vos oignons, rétorquai-je. — Bah, on peut toujours demander, hein ? lâcha-t-il avec une moue désabusée. Autre chose, maintenant que vous m’avez fait perdre mon temps ? Je le laissai ensuite examiner les expériensticks de Quirrenbach et le regardai esquisser une moue de mépris puis de dégoût. — Alors ? — Alors, maintenant vous vous foutez de moi, et j’aime pas ça. — Si ça ne vaut rien, vous me le dites tout de suite et je m’en vais. — Ben ça vaut rien ! lança-t-il après un nouveau coup d’œil aux sticks. En fait, c’est exactement le genre de trucs que j’aurais pu acheter il y a un mois ou deux. Ça fait fureur sur Grand Teton. Les gens ne se lassent pas de ces concrétions de bave en forme de tours. — Alors, où est le problème ? — Cette merde est déjà sur le marché, voilà le problème. Ces expériensticks sont déjà en vente, et le cours est en chute libre. Ça doit être – quoi ? Des copies de troisième ou quatrième génération ? De la merde pour fauchés. Il préleva encore quelques billets de sa liasse, mais loin de ce qu’il avait payé pour mes propres expériensticks. — Vous avez autre chose dans votre musette ? Je haussai les épaules. — Ça dépend de ce que vous cherchez. — Utilisez votre imagination. Il passa l’un des expériensticks militaires à son comparse. Le menton du jeune était adouci par les premiers duvets d’une ébauche de barbe. Il éjecta l’expérienstick qu’il visionnait et brancha le mien à la place sans enlever ses lunettes. — N’importe quoi de noir. Noir de noir. Vous voyez ce que je veux dire, hum ? — J’en ai une assez bonne idée. — Alors soit vous aboulez, soit vous dégagez. À côté de lui, le jeune commença à se convulser sur son siège. — Hé, c’est quoi, cette merde ? dit le vieux. — Ce casque a-t-il la résolution spatiale nécessaire pour stimuler les centres du plaisir et de la douleur ? demandai-je. — Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Il se pencha et flanqua une bonne claque sur l’arrière de la tête du jeune, faisant voler le casque de lecture. Le jeune était avachi sur son siège, les yeux vitreux. Il bavait, encore agité de spasmes. — Alors il n’aurait probablement pas dû visionner ces trucs-là, repris-je. À mon avis, il est tombé sur une séance d’interrogatoire de la CdN. Vous vous êtes déjà fait arracher les doigts ? Le type à l’oculaire de verre eut un ricanement. — Moche. Très moche. Mais il y a des clients pour ce genre de merde. Exactement comme il y en a pour les trucs noirs. Le moment était aussi propice qu’un autre pour juger de la qualité de la marchandise de Vadim. Je lui tendis l’un des expériensticks noirs agrémentés d’un motif représentant un petit ver argenté. — C’est de ça que vous voulez parler ? Il parut sceptique, au début, puis il examina le stick de plus près. Toutes sortes d’indicateurs subliminaux permettaient probablement à un œil entraîné de distinguer les vrais des faux. — Si c’est de la contrebande, elle est bien faite, ce qui veut dire que ça vaut quelque chose, quoi qu’il y ait dedans. Hé, l’abruti ! Essaye ça ! Il alla chercher, à quatre pattes, le casque de lecture, le colla sur la tête du jeune et s’apprêta à y insérer l’expérienstick. Le jeune, qui commençait à reprendre ses esprits, aperçut l’expérienstick et tenta d’arrêter le geste de l’homme. — Hé, enlève-moi cette saleté… — Eh ben ! fit l’homme. Je voulais juste te donner un flash, tête de cul ! — Vous pourriez l’essayer vous-même, non ? suggérai-je. — Non, et pour la même putain de raison que celle pour laquelle il ne veut pas de cette merde près de son crâne. C’est pas joli-joli. — Ce n’est quand même pas une séance de torture… — La séance de torture, c’est pour les mômes. Ce truc-là pourrait être neuf millions de fois plus désagréable, fit-il en tapotant sa poche poitrine, où il venait de glisser l’expérienstick. De la souffrance à l’état pur. — Vous voulez dire que ce n’est pas toujours la même chose ? — Bien sûr que non, ou il n’y aurait pas d’élément de risque. Et vu la façon dont ça marche, c’est jamais exactement deux fois le même voyage. Des fois, c’est juste les asticots, d’autres fois, vous êtes les asticots… et il arrive que ce soit encore bien, bien pire… Enfin, il y a un marché pour ça, alors qui suis-je pour discuter ? conclut-il d’un ton soudain chaleureux. — Et pourquoi quelqu’un voudrait-il faire une expérience pareille ? demandai-je. Il regarda le jeune avec un grand sourire. — Hé, c’est quoi, un putain de quart d’heure de philo ? Comment voulez-vous que je le sache ? C’est tout le problème de la nature humaine. Elle est sacrément pervertie, vous pouvez me croire ! — Parlez-moi de ça, dis-je. Au centre de la salle des pas perdus se dressait une tour ornementée comme un minaret, arborant sur les quatre faces une horloge qui indiquait l’heure à Chasm City. Elle venait de frapper dix-sept coups – la journée comptait vingt-six heures à Yellowstone. Des silhouettes en scaphandre spatial sortirent d’une niche et se livrèrent à une sorte de rituel complexe, quasi religieux. Je vérifiai l’heure à la montre de Vadim – ma montre, me forçai-je à penser, puisque je l’avais maintenant récupérée pour la deuxième fois –, et je vérifiai que les deux étaient à peu près d’accord. Si l’estimation de Dominika était exacte, elle devait encore être en train de s’occuper de Quirrenbach. Les Hermétiques avaient réussi à passer, à ce moment-là, avec les passagers manifestement les plus aisés, mais il y avait encore beaucoup de gens qui arboraient l’air légèrement hébété de ceux que la misère avait récemment frappés. Peut-être n’étaient-ils que modérément fortunés sept ans auparavant ; peut-être n’avaient-ils pas les relations suffisantes pour se protéger contre la peste. Je doutais qu’il y ait jamais eu de vrais pauvres, à l’époque, à Chasm City, mais il y avait forcément eu des niveaux de fortune. Malgré la chaleur, les gens portaient des vêtements lourds, sombres, souvent surchargés de bijoux. La plupart des femmes étaient en gants et chapeaux, et transpiraient sous des capelines à large bord, des voiles ou des tchadors. Les hommes portaient de lourdes houppelandes au col relevé, les visages disparaissant sous des panamas ou des bérets informes. Beaucoup portaient autour du cou de petites boîtes en verre contenant des choses qui ressemblaient à des reliques religieuses, mais qui étaient en fait les implants qu’on leur avait retirés et qu’ils arboraient comme les symboles de leur opulence passée. Il y avait des gens de tous les âges, mais je n’en voyais pas de vraiment vieux. Peut-être les vieillards étaient-ils trop mal en point pour s’aventurer dans le souk, mais je me souvenais aussi de ce qu’avait dit Orcagna à propos des traitements de longévité sur les autres mondes. Il était tout à fait possible que certains de ceux que je voyais ici aient deux ou trois cents ans et qu’ils croulent sous une masse de souvenirs remontant à Marco Ferris et à l’ère amerikano. Ils avaient dû vivre des moments bien étranges… mais je doutais qu’aucun d’eux ait vu quelque chose de plus bizarre que les récentes transfigurations de leur cité, ou l’effondrement d’une civilisation dont la longévité et l’opulence avaient dû paraître inattaquables. Pas étonnant que tant des gens que je voyais aient l’air tristes, comme s’ils se disaient que les choses auraient beau s’arranger jour après jour, le bon vieux temps ne reviendrait jamais. Il était impossible de ne pas se sentir concerné par le spectacle de cette mélancolie omniprésente. Je repartis vers la tente de Dominika puis je me demandai si c’était une si bonne idée que ça. J’avais des questions à lui poser, certes, mais je pouvais tout aussi bien interroger n’importe lequel de ses concurrents. Du reste, je serais peut-être obligé de leur parler à tous. La seule chose qui pouvait m’amener à retourner chez Dominika, c’était Quirrenbach… Même si j’avais commencé à m’habituer à sa présence, il me faudrait bien le larguer, tôt ou tard. Je pouvais m’en aller tout de suite, quitter le quartier de la gare. Il y avait de fortes chances pour que nous ne nous revoyions jamais. Je me dirigeai vers l’autre bout du souk. Au lieu de tomber sur la paroi opposée, je trouvai une porte qui donnait sur les niveaux inférieurs de la cité, visibles derrière un perpétuel écran de pluie sale ruisselant sur toutes les parois. Je repérai une file de rickshaws : des boîtes verticales coincées entre deux grandes roues dont les conducteurs se prélassaient indolemment en attendant le client. Certains de ces engins étaient propulsés par des moteurs crachotants, à vapeur ou à méthane. D’autres marchaient à pédales. Il y en avait même qui ressemblaient à d’anciens palanquins convertis. Derrière, il y avait d’autres véhicules plus élégamment profilés, posés sur des béquilles : deux appareils qui rappelaient beaucoup les cigares volants de Sky’s Edge, et trois autres qui ressemblaient à des hélicoptères avec leur rotor replié. Des manœuvres fourraient un palanquin dans l’un de ces engins en le basculant selon un angle peu protocolaire. Je me demandai si j’assistais à un enlèvement ou si j’étais en train de regarder quelqu’un prendre un taxi. J’aurais pu réinstaller dans l’un des cigares volants, mais les rickshaws paraissaient offrir plus de perspectives pour le moment. Au moins, ils me procureraient un aperçu olfactif de cette partie de la ville, même si je n’avais pas de destination précise en tête. Je me frayai un chemin à travers la foule, le regard résolument fixé droit devant moi. Puis, alors que je n’étais pas tout à fait à mi-chemin, je m’arrêtai, fis demi-tour et retournai chez Dominika. — Mon ami Quirrenbach n’est pas encore fini ? demandai-je à Tom. Tom, qui se trémoussait toujours sur son air de sitar, avait semblé surpris de voir quelqu’un entrer sous la tente de Dominika sans y avoir été traîné de force. — Non, M’sieur, lui pas prêt – dix minutes. Z’avez l’argent ? Je n’avais pas idée de ce qu’allait bien pouvoir coûter l’opération de Quirrenbach, mais je me disais que la vente des expériensticks de Grand Teton couvrirait largement les frais. Je séparai ses billets des miens et les posai sur la table. — Pas assez, M’sieur. Madame Dominika, elle en veut encore un. Je dépouillai ma liasse d’une petite coupure et l’ajoutai, la mort dans l’âme, à la pile de Quirrenbach. — Y a intérêt à ce que ça suffise, dis-je. Quirrenbach est un de mes amis, et si j’apprends que vous lui avez soutiré un supplément, je reviendrai. — C’est bon, M’sieur. C’est bon. Je regardai le gamin filer vers le rideau qui séparait les deux parties de la tente, jeter un rapide coup d’œil sur la forme massive de Dominika et le divan sur lequel elle officiait. Quirrenbach était couché à plat ventre, torse nu, la tête entourée d’un réseau de sondes. Dominika lui avait complètement rasé le crâne. Elle faisait de drôles de gestes avec ses doigts. On aurait dit une marionnettiste manipulant des ficelles d’une finesse telle qu’elles étaient invisibles, et c’était comme si les petites sondes qui dansaient autour du crâne de Quirrenbach lui obéissaient. Il n’y avait pas de sang. Sa peau n’avait même pas l’air entamée. Dominika était peut-être meilleure qu’elle n’en avait l’air. — D’accord, dis-je en voyant revenir Tom. J’ai une faveur à te demander, et en échange, il y a ça pour toi. (Je lui agitai sous le nez la plus petite coupure en ma possession.) Et ne viens pas me dire que je t’insulte, parce que tu ne sais pas ce que je vais te demander. — Ben dites-le, M’sieur. Je fis un geste en direction des rickshaws. — Ces trucs-là vont dans toute la ville ? — La plus grande partie de la Mouise. — La Mouise… c’est le quartier où nous sommes, là ? Comme il ne répondait pas, je sortis de la tente, le gamin à la remorque. — Je dois aller en ville. Je ne sais pas à quelle distance nous sommes de l’endroit où je vais, et je ne voudrais pas me faire entuber. Je suis sûr que tu pourras m’arranger ça, hein ? Surtout que je sais où tu habites. — Vais vous obtenir un bon prix, pas vous en faire. Puis une pensée lui traversa l’esprit. — Vous pas attendre ami ? — Non. J’ai vraiment affaire ailleurs. Et M. Quirrenbach aussi. Nous ne nous reverrons pas tout de suite. J’espérais sincèrement que c’était la vérité. La plupart des rickshaws à pédales étaient propulsés par des espèces de primates velus dotés de jambes plus longues et plus droites que la normale par clippage d’un gène humain qui reprogrammait les homeobox. Tom négocia en un canasien rapide et inintelligible avec un autre gamin. Ils auraient pu être interchangeables, sauf que le deuxième avait les cheveux plus courts, et peut-être un an de plus que le premier. Tom me dit qu’il s’appelait Juan ; quelque chose dans leur façon de négocier m’amena à penser que c’étaient de vieilles relations d’affaires. Juan me serra la main et m’escorta vers le premier rickshaw de la file. Je jetai un coup d’œil un peu nerveux par-dessus mon épaule. Pourvu que Quirrenbach soit toujours dans les vapes… Je n’avais pas envie de me justifier auprès de lui s’il arrivait à temps pour me voir mettre les voiles. Il y avait des pilules tellement amères que rien ne pouvait les aider à passer, et se faire larguer par quelqu’un qu’on prenait pour un nouveau compagnon de voyage devait en faire partie. Enfin, il pourrait peut-être sublimer la souffrance du rejet dans l’un de ses futurs chefs-d’œuvre. — Où on va, M’sieur ? C’était Juan. Il parlait avec le même accent que Tom. Je compris que ça devait être une sorte d’argot post-pestilence ; un pot-pourri de russe, de canasien, de norte et d’une douzaine d’autres langues qu’on parlait ici durant la Belle Époque. — Emmène-moi au Dais, dis-je. Tu sais où c’est, hein ? — Bien sûr, répondit-il. Je sais où est le Dais. Juste comme je sais où est la Mouise. Vous me prenez pour un crétin, genre Tom ? — Eh bien, emmène-moi au Dais. — Non, M’sieur. J’peux pas vous emmener là. Je commençai à détacher une coupure de la liasse avant de réaliser que le litige ne résidait pas dans une banale histoire d’argent mais était l’indice d’un problème plus fondamental, et qui venait sûrement de moi. — Le Dais est un quartier de la ville ? J’obtins, en réponse, un long hochement de tête douloureux. — Vous v’nez d’arriver dans le coin, hein ? — Oui, je viens d’arriver. Alors, tu pourrais peut-être me faire une faveur et m’expliquer pourquoi le fait de m’emmener au Dais est au-delà de tes possibilités ? Juan escamota le billet que j’avais détaché et m’offrit le siège arrière du rickshaw comme si c’était un trône orné de velours rouge. — Je vais vous montrer, M’sieur. Mais je vous y emmène pas, compris ? Pour ça, faudrait autre chose qu’un rickshaw. Il se jucha à côté de moi, se pencha et chuchota quelque chose à l’oreille du conducteur. Le primate se mit à pédaler en grommelant, avec ce que je pris pour une profonde indignation quant à l’usage que l’on faisait des glorieux produits du génie génétique, dont il était assurément l’un des plus précieux spécimens. Le génie génétique appliqué aux animaux, je devais l’apprendre plus tard, était l’une des rares industries qui avaient connu un boom depuis la peste. Ce créneau s’était présenté lorsque les machines un tant soit peu sophistiquées avaient commencé à tomber en morceaux. Comme Quirrenbach l’avait dit, il n’y avait pas si longtemps, si catastrophique que puisse être une situation, elle ne l’était jamais pour tout le monde. Ça valait pour la peste. Les rickshaws entraient et sortaient de la zone de parking par un tunnel en pente, aux parois de béton couvertes d’un mucus suintant. Au moins, il y faisait plus frais. Le bruit de la gare s’estompa rapidement, remplacé par le doux couinement de la chaîne et des engrenages qui transmettaient le mouvement du pédalier aux roues. — Vous êtes pas d’ici, répéta Juan. Pas de Ferristown, ni de la Ceinture de Rouille. Même pas du système. Étais-je à ce point ignare que ça sautait aux yeux de ce gamin ? — Vous ne devez pas avoir beaucoup de touristes, ces temps-ci. — Pas depuis le problème, non. — Comment c’était, avant ? — Je sais pas, M’sieur. Trop jeune. Bien sûr. Ça remontait à sept ans. La majeure partie d’une vie d’enfant. Juan, Tom et les autres gamins des rues devaient tout juste se rappeler à quoi ressemblait la vie à Chasm City avant la peste. Pour eux, ces quelques années de prospérité, riches d’un potentiel illimité, se perdaient dans le vague. C’était ça, l’enfance. Tout ce dont ils se souvenaient, tout ce qu’ils connaissaient en réalité, c’était la ville telle qu’elle était à présent : immense, sombre et à nouveau pleine de possibilités – sauf que, maintenant, régnaient le crime, le danger et l’absence de loi, dans une cité pour les mendiants, les voleurs et tous ceux qui vivaient de leur débrouillardise et non grâce à leur fortune. Nous croisâmes d’autres rickshaws luisants de pluie qui revenaient de la salle des arrivées. Seuls quelques-uns d’entre eux ramenaient des passagers engoncés dans leurs imperméables. À en juger par leur air morose, ils auraient payé cher pour être n’importe où plutôt qu’à Chasm City. Je les comprenais. J’étais fatigué, j’avais trop chaud, je cuisais dans mon jus, ça me grattait partout et j’aurais donné n’importe quoi pour un bain. Je m’indisposais moi-même, tellement je puais. Mais qu’est-ce que je foutais là, bordel ? Qu’est-ce que je foutais dans cette ville qui était devenue une perversion maladive d’elle-même ? J’avais parcouru plus de quinze années-lumière, tout ça pour retrouver et tuer un bonhomme qui n’était même pas vraiment mauvais – même moi, je le voyais bien. Je haïssais Reivich pour ce qu’il avait fait, mais il avait simplement agi comme je l’aurais fait à sa place, dans les mêmes circonstances. C’était un aristocrate, pas un guerrier, et dans une autre vie – si l’histoire de notre planète avait suivi un autre cours – nous aurions pu être amis, lui et moi. J’avais assurément de l’estime pour lui, à présent, même si cette estime était due au fait qu’il avait réagi d’une façon tout à fait inattendue en détruisant le pont, à Nueva Valparaiso. Une brutalité si aveugle ne pouvait que susciter le respect. Et pourtant, en dépit de tout ça, je savais que je n’hésiterais pas à le tuer. — Moi, M’sieur, reprit Juan, j’crois qu’vous auriez bien besoin d’un cours d’histoire. Je n’avais pas appris grand-chose, à bord du Strelnikov, mais je n’avais pas envie d’en savoir plus long pour le moment. — Si tu penses que je ne suis pas au courant pour la peste… La lumière s’éclaircit, dans le tunnel, devant nous. Pas beaucoup, mais suffisamment pour signaler que nous étions sur le point d’entrer dans la ville proprement dite. La lumière avait cette même tonalité brun caramel que j’avais vue depuis le béhémoth : la couleur de la lumière déjà boueuse, filtrée par une couche supplémentaire de boue. — La peste a frappé, rendu les bâtiments dingos, fit Juan. — Ça, on me l’a dit. — On vous en a pas assez dit, M’sieur. Ceux-là, d’bâtiments, y changent, vraiment vite, reprit-il avec de grands gestes expressifs. Des tas d’gens morts, écrasés, pris dans les murs. Sa syntaxe était rudimentaire, mais je pensai que le conducteur du rickshaw aurait été bien incapable de ce bel effort. Il était assez occupé à faire des embardées pour éviter les autres rickshaws. — Ça n’a pas dû être drôle. — J’vais vous montrer des gens dans les murs, M’sieur. Vous aurez plus envie de rigoler. Vous f’rez dans vot’ froc. Bon, enfin, les bâtiments, ils changent plus vite en haut, d’accord ? — Euh, là, je ne comprends pas. — Ben, les bâtiments, comme les arbres. Ont beaucoup de racines, plongent dans le sol, d’accord ? — Les conduites d’alimentation qui sont dans les fondations, c’est ça ? Ils puisent dans le lit de roche les matériaux dont ils ont besoin pour croître et se réparer ? — Ouais. C’est c’que j’dis. Comme des grands arbres. Mais comme des grands arbres pour d’autres raisons aussi. Toujours pousser par le haut. Compris ? Il se remit à gesticuler, et je crus qu’il esquissait les contours d’un nuage atomique. Il me semblait que je commençais à comprendre. — Tu veux dire que les systèmes de croissance étaient concentrés dans les parties supérieures des structures ? — Ouais. Je hochai la tête. — Évidemment. Ces structures étaient conçues pour croître et se démanteler. D’une façon ou d’une autre, il fallait toujours pouvoir ajouter ou retirer des matériaux du sommet. Comme ça, le centre nerveux des mécanismes autoréplicants monterait toujours avec la structure. Les niveaux inférieurs devaient nécessiter moins de mécanismes ; juste le strict minimum pour les empêcher de basculer, pour les travaux d’entretien et pour les reconceptions périodiques… Le sourire de Juan exprimait-il l’approbation – parce que j’avais compris ça tout seul – ou la compassion parce qu’il m’avait fallu tout ce temps ? Difficile à dire. — La peste atteint d’abord le haut, elle remonte par les racines. Le haut des bâtiments devient dingo d’abord. En bas, ça reste comme avant. Le temps que la peste y arrive, les gens coupent les racines, le bâtiment meurt de faim. Y change plus. — Mais à ce moment-là, les parties supérieures ont tellement changé qu’elles sont devenues méconnaissables. Ça a dû être une époque terrible à vivre, fis-je en secouant la tête. — Sans déc’, mec ! Nous débouchâmes dans la lumière du jour, et je compris enfin ce que Juan racontait. 15 Nous étions au niveau inférieur de Chasm City, loin sous la lèvre de la caldeira. La rue s’engageait au-dessus d’un lac noir qu’elle traversait sur des pilotis. La pluie tombait doucement, mais pas du ciel : du dôme, à des kilomètres de hauteur. Tout autour, des bâtiments poussaient dans l’eau, d’énormes, d’immenses bâtiments couverts d’ardoise. Je ne voyais que ça, à perte de vue, jusqu’à ce que – comme dans une forêt – ils se fondent dans le lointain, en un mur atone, pareil à un banc de nuages. Ils disparaissaient – au moins sur les six ou sept étages du bas – sous une accrétion d’habitations sordides et d’échoppes entassées n’importe comment, les unes sur les autres, comme des bigorneaux sur la coque d’un navire, reliées par des passerelles arachnéennes et des échelles de corde. Il y avait des feux de camp un peu partout, et l’air était encore plus lourd et puant que dans le hall d’arrivée. Mais on avait l’impression qu’il faisait un peu moins chaud et moins humide à cause d’une brise qui semblait permanente. — Comment s’appelle cet endroit ? demandai-je. — C’est la Mouise, répondit Juan. Tout, ici, au niveau de la rue, est la Mouise. Je compris alors que la Mouise était moins un quartier de la ville qu’une stratification. Elle comprenait peut-être les six ou sept étages qui s’élevaient au-dessus de la zone inondée. C’était le tapis de taudis d’où montait la gigantesque forêt qu’était la ville. Je me tordis le cou et jetai un coup d’œil vers le haut, pour autant que le permettait le pavillon du rickshaw. Les façades d’ardoise fonçaient vers le ciel, la perspective en raccourci les rapprochant à un kilomètre au moins au-dessus de nous. Sur la majeure partie de cette hauteur, leur géométrie devait être plus ou moins ce que leur architecte avait prévu : des rangées parallèles de fenêtres – maintenant noires – sur des façades linéaires, seulement marquées çà et là par une extrusion ou une excroissance qui ressemblait à une verrue. Plus haut, le tableau changeait radicalement. Il n’y avait pas deux bâtiments qui avaient subi exactement la même mutation, mais il existait une constante, une sorte de pathologie uniforme qu’un chirurgien aurait pu reconnaître et diagnostiquer comme provoquée par le même mal. Certains bâtiments se ramifiaient à mi-hauteur, d’autres enflaient, comme atteints d’une obésité obscène. Sur d’autres poussaient de petits avatars du bâtiment d’origine, pareils à des tours ou à des donjons coudés, tout droit sortis d’un conte de fées perverti. Plus haut, ces anomalies structurelles bifurquaient et se redivisaient à nouveau, s’interpénétrant et se reliant comme des bronchioles, ou les variantes malsaines de concrétions coraliennes, au point de former une sorte de radeau horizontal de branches fusionnées, suspendues à un kilomètre ou deux du sol. J’avais déjà vu ça du ciel, évidemment, mais la portée, l’échelle même du phénomène – car il s’étendait à toute la ville – ne m’apparaissaient que maintenant, de la rue. Le Dais. — Ça y est, M’sieur ? Vous comprenez pourquoi j’peux pas vous emmener là ? — Je commence à comprendre. Ça s’étend à toute la ville, c’est ça ? Juan hocha la tête. — Partout pareil, comme la Mouise. Mais plus haut. La seule chose qui n’était pas vraiment évidente vue du béhémoth, c’était que le dense fouillis de bâtiments follement déformés du Dais était limité à une strate verticale relativement mince ; le Dais était une sorte d’écologie suspendue au-dessus d’un autre monde – d’une autre ville, en tous points différente. D’une complexité évidente, d’où nous nous trouvions. Des communautés entières flottaient à l’intérieur ; des structures closes, aussi vastes que des palais, y étaient nichées comme des nids d’oiseau. Une masse de fils d’une finesse arachnéenne emplissait l’espace entre les plus grosses branches, pendouillant presque jusqu’au niveau de la rue. Il était difficile de dire si cette toile d’araignée était issue de ces mutations, ou si elle résultait d’une addition humaine intentionnelle. Le Dais semblait l’œuvre d’insectes monstrueux, des araignées invisibles plus grosses que des maisons. — Qui vit là ? Je savais que la question n’était pas complètement stupide. J’avais vu des lumières dans les branches, preuve que la géométrie démentielle, malsaine, de ces bâtiments déformés, réduits à des coquilles mortes, n’empêchait pas les gens d’habiter dedans. Juan rumina un moment la question. — Personne qu’vous ayez envie de connaître, M’sieur. Ni personne qu’aurait envie d’vous connaître. Sans vouloir vous vexer, M’sieur. — Ça baigne. Mais tu peux quand même répondre à ma question, non ? Juan réfléchit un long moment, pendant lequel notre rickshaw continua à louvoyer entre les racines des structures géantes, ses roues rebondissant dans les creux pleins d’eau de la chaussée. La pluie n’avait pas cessé, bien sûr, mais quand je passai la tête hors de l’auvent, je sentis quelque chose de doux et chaud ; pas désagréable du tout. Je me demandai si ça cessait jamais, si le schéma de condensation sur le dôme était diurne, par exemple, si tout cela était produit par un programme quelconque. D’un autre côté, j’avais l’impression que très peu de choses, à Chasm City, étaient sous le contrôle direct de qui que ce soit. — Ça, des riches, répondit le gamin. Vraiment riches – pas des petits riches comme Madame Dominika. (Il se tapota la tête avec ses jointures osseuses.) Et eux pas besoin de Dominika. — Tu veux dire qu’il y a, dans le Dais, des enclaves qui n’ont pas été atteintes par la peste ? — Non, tout a été contaminé. Mais dans le Dais, ils ont tout nettoyé, les bâtiments ont arrêté de changer. Certains riches, ils restent en orbite. Certains jamais partis de CC, ou ils sont arrivés après toute la merde. Certains se sont déportés. — Pourquoi quelqu’un serait-il venu ici après la peste, s’il n’y était pas obligé ? Même si certaines parties du Dais avaient été épargnées par la Pourriture Fondante, je ne vois pas pourquoi quelqu’un choisirait de vivre ici plutôt que de demeurer dans les habitats restants de la Ceinture de Rouille… — Les déportés, pas avoir le choix, dit le gamin. — Oui, ça, je comprends. Mais les autres ? Qu’est-ce qui pourrait bien les pousser à venir ici ? — Ben, ils croient ça va s’arranger, et ils veulent être là quand ça arrivera. Plein de moyens de faire de l’argent, quand ça ira mieux, mais pas beaucoup de gens devenir vraiment riches. Plein de façons de faire de l’argent, maintenant, aussi. Moins de police ici qu’en haut. — Tu veux dire qu’il n’y a pas de règles, ici, c’est ça ? Rien qu’on ne puisse acheter ? J’imagine que ça devait être tentant, après les restrictions de la Demarchie… — Vous parlez drôlement, M’sieur. La question suivante s’imposait : — Comment peut-on y aller ? Dans le Dais, je veux dire. — Vous êtes pas arrivé, M’sieur ! — Tu veux dire que je ne suis pas assez riche, c’est ça ? — Riche, pas suffisant, répondit le gamin. Besoin de relations. Faut être introduit dans le Dais, ou on est personne. — Et même si j’étais introduit, comment monte-t-on là-haut ? Il y a des chemins à travers les bâtiments, de vieilles gaines d’accès pas colmatées par la peste ? J’imaginais que c’était le genre de connaissance que ce gamin des rues devait avoir, d’une façon ou d’une autre. — Vous pas prendre route intérieure, M’sieur. Trop dangereux. Spécial quand le Grand Jeu arrive. — Le Grand Jeu ? — Cet endroit est pas sûr la nuit, M’sieur. Je jetai un coup d’œil circulaire dans la lumière déclinante. — Comment peux-tu le savoir ? Non, ne réponds pas à cette question. Dis-moi seulement comment je peux faire pour monter là-haut. J’attendis quelques secondes en vain, puis, comprenant que je n’aurais pas de réponse, je décidai de reformuler ma question. — Les gens du Dais descendent-ils parfois vers la Mouise ? — Des fois. Spécial pendant le Grand Jeu. Je pensais avoir un peu avancé, même si j’avais l’impression de devoir lui arracher les mots un par un. — Alors, comment font-ils pour descendre ici ? J’ai vu des choses qui ressemblent à ce que nous appelons des cigares volants, mais je vois mal comment on pourrait traverser le Dais sans se heurter à ces toiles d’araignées… — On appelle aussi ça des cigares volants ; il n’y a que les riches qui en ont ; difficile à piloter. Pas bon dans certaines parties de la ville. La plupart des gens du Dais, ils descendent en télécabine, maintenant. — En télécabine ? L’espace d’un instant, une expression d’impuissance passa sur son visage, et je me rendis compte qu’il s’efforçait désespérément de me faire plaisir. Seulement mes questions allaient tellement au-delà de ses paramètres normaux qu’elles lui causaient une souffrance quasi physique. — Ça, là, ces câbles… Entre les bâtiments ? — Tu pourrais me montrer une télécabine ? J’aimerais en voir une. — C’est dangereux, M’sieur. — Laisse-moi juge de ça. La demande passa d’autant mieux qu’elle était agrémentée d’un billet supplémentaire. Je me rassis sur mon siège tandis que le primate qui conduisait le rickshaw pressait l’allure dans la douce pluie intérieure qui tombait sur la Mouise. Au bout d’un moment, Juan le fit ralentir et se tourna vers moi. — Là. Télécabine. Souvent descendre ici. Vous voulez aller plus près ? Je ne compris pas tout de suite de quoi il voulait parler. L’un des minces véhicules privés que j’avais vus devant la gare centrale était garé en épi sur la chaussée défoncée. L’une des portes était ouverte, repliée sur le côté, comme une aile de mouette. Deux individus en houppelande grise, le visage perdu sous des chapeaux à large bord, étaient plantés à côté, sous la pluie. Je les regardai en m’interrogeant sur la conduite à tenir. — Alors, M’sieur, vous voulez aller plus près ? L’un des deux hommes en gris alluma une cigarette et, l’espace d’un instant, la flamme chassa les ombres de son visage – un visage aristocratique, d’une noblesse comme il ne m’avait pas été donné d’en contempler depuis mon arrivée sur cette planète. Je remarquai les pièces aux motifs exubérants cousues sur sa houppelande. Il portait de drôles de lunettes compliquées, arc-boutées sur ses pommettes anguleuses. L’autre était une femme. De sa main gantée, aux doigts fuselés, elle tenait devant ses yeux des jumelles si petites qu’on aurait dit un jouet. Pivotant sur ses talons aiguilles, elle parcourait la rue du regard. C’est alors qu’elle me repéra, et je la vis réprimer un sursaut de surprise. — Ils sont nerveux, souffla Juan. Surtout, le Dais et la Mouise ne se mélangent pas. — Une raison particulière à ça ? — Ouais, une très bonne, répondit-il tout bas (je dus tendre l’oreille, car le murmure incessant de la pluie couvrait ses paroles). Si la Mouise se rapproche trop, la Mouise disparaît. — Comment ça, elle disparaît ? Il passa discrètement son doigt en travers de sa gorge. — Le Dais aime les jeux, M’sieur. Eux s’ennuyer. Des gens immortels. Eux tous s’ennuyer. Alors ils jouent à des jeux. Le problème, c’est qu’on ne demande pas aux gens s’ils veulent jouer. — Comme le Grand Jeu dont tu me parlais ? Il hocha la tête. — Pas parler de ça, là. — D’accord. Alors, arrête-toi ici, Juan, si tu veux bien. Le rickshaw perdit le peu d’élan qu’il avait. Le primate commençait à s’agiter, les muscles de son dos en témoignaient. J’observai la réaction des deux habitants du Dais. Ils s’efforçaient d’avoir l’air détaché, et y parvenaient presque. Je descendis du rickshaw, mes pieds clapotant sur la chaussée détrempée. — M’sieur… fit Juan. Faites attention, là. J’ai pas encore gagné de quoi rentrer chez moi. — Reste ici… commençai-je. Bon, écoute, si tu ne te sens pas tranquille, si tu préfères t’en aller, vas-y, mais reviens me chercher dans cinq minutes. L’idée lui parut excellente. La femme rendit les jumelles à son compagnon. Celui-ci procéda à un réajustement des optiques. Je m’approchai sans hâte, en regardant ostensiblement leur véhicule. C’était un losange noir, brillant, posé sur trois roues rétractables. Par la petite vitre avant, teintée, je vis des sièges en cuir et un tableau de bord compliqué. Les pales du rotor étaient repliées sur le toit. En les examinant plus attentivement, je constatai que l’engin n’avait rien à voir avec un hélicoptère. Les pales n’étaient pas fixées à l’habitacle par un axe rotatif ; elles partaient de trois trous circulaires pratiqués dans une sorte de dôme qui faisait une bosse sur le pavillon. Et en y regardant d’encore plus près, je vis que les pales étaient des bras télescopiques terminés par un crochet en forme de faucille. Je n’eus pas le temps de poursuivre mon examen. — N’approchez pas ! fit la femme en canasien. Elle appuya son injonction en brandissant une arme minuscule, à peine plus grande qu’une broche. — Il n’est pas armé, dit l’homme, assez fort pour que je l’entende, intentionnellement, à ce qu’il me sembla. — Je ne vous veux aucun mal, dis-je en écartant lentement les bras. Je viens d’arriver sur votre monde. J’étais chez les Mendiants. Je voudrais aller dans le Dais. Vous pourriez peut-être m’aider… — Dans le Dais ? répéta l’homme comme si c’était prodigieusement intéressant. — Tout le monde veut aller dans le Dais, rétorqua la femme. L’arme n’avait pas bougé, et elle la tenait si fermement que je me demandai si elle n’était pas munie de minuscules gyroscopes, ou d’une espèce de boucle de rétroaction agissant sur les muscles du poignet. — Et pourquoi devrions-nous vous aider ? — Parce que je ne présente aucun danger – je suis désarmé, comme votre ami l’a fait remarquer. C’est juste de la curiosité, et ça pourrait vous amuser. — Vous n’avez pas idée de ce qui pourrait nous amuser. — Non, probablement pas, mais comme je vous disais, ça m’intrigue. Je suis un homme de ressources, ajoutai-je. (Cette remarque me parut ridicule sitôt prononcée, mais je poursuivis :) Hélas, je me retrouve dans la Mouise sans aucun contact. — Vous parlez assez bien le canasien, observa l’homme. La plupart du temps, la racaille de la Mouise est tout juste capable d’articuler une insulte dans une autre langue que la sienne. Il jeta le mégot de sa cigarette. — Vous avez un accent, nota la femme. Je ne vois pas d’où, pas d’ici, en tout cas, mais je n’arrive pas à le situer… — Je viens de Sky’s Edge. Vous avez peut-être rencontré des gens d’autres endroits de la planète qui ont une prononciation différente. Les colonies sont établies depuis assez longtemps, et il y a des divergences linguistiques… — Comme sur Yellowstone, me coupa l’homme en affectant de se désintéresser du débat. Mais ici, la plupart des gens vivent à Chasm City, et la seule dérive linguistique est verticale. Il eut un petit rire, comme si la remarque n’était pas une simple constatation factuelle. Je m’essuyai le visage. J’avais les yeux pleins de cette pluie chaude et visqueuse. — On m’a dit qu’il n’y a qu’une façon d’aller dans le Dais, et que c’est en télécabine. — C’est juste, mais ça ne veut pas dire que nous pouvons vous aider. L’homme ôta son chapeau et je vis qu’il avait les cheveux longs, blonds, retenus en catogan sur la nuque. — Nous n’avons aucune raison de vous faire confiance, ajouta sa compagne. Un escroc de la Mouise aurait pu voler une tenue des Mendiants et apprendre quelques mots de canasien. Jamais un individu sain d’esprit ne serait arrivé ici sans avoir pris contact préalablement avec le Dais. Je sortis mon joker : — J’ai de l’Onirozène. Ça vous intéresse ? — Ah oui ? Tiens donc ! Et comment, au nom du ciel, vous seriez-vous procuré de l’Onirozène dans la Mouise ? — Ça, c’est une longue histoire, fis-je en prenant le coffret de fioles dans la poche de ma houppelande. Il faudra que vous me croyiez sur parole, bien sûr, mais c’est du vrai de vrai. Et j’en ai autant que vous en voulez. — Je n’ai pas l’habitude de croire qui que ce soit sur parole, répondit l’homme. Passez-m’en une. Pourquoi pas ? Après tout, j’en avais d’autres. — Je vous la lance. D’accord ? L’homme fit quelques pas dans ma direction. — Allez-y. Je lui lançai la fiole. Il l’attrapa habilement et disparut dans le véhicule. La femme ne bougea pas. Elle braquait toujours son arme sur moi. Quelques instants passèrent, puis le type ressortit de son véhicule. Il n’avait pas pris la peine de remettre son chapeau. Il leva la fiole. — On dirait bien… que c’en est. — Comment le savez-vous ? — J’ai braqué une lumière à travers, évidemment, fit-il en me regardant comme si j’étais un demeuré. L’Onirozène a un spectre d’absorption spécifique. — Bon. Maintenant que vous êtes sûr que c’en est, vous me la rendez et on négocie. L’homme fit mine de me lancer la fiole, puis il retint son geste et la tendit devant lui dans une attitude provocante. — Ne nous précipitons pas, d’accord ? Vous dites que vous en avez d’autres ? L’Onirozène commence à manquer, ces temps-ci. Le vrai, en tout cas. Vous avez dû tomber sur un stock. (Il marqua une pause.) Je vous ai fait une faveur, que nous pourrons considérer comme une juste rémunération pour cette fiole. J’ai demandé à une télécabine de venir vous chercher. Il vaudrait mieux que vous ayez dit la vérité, concernant votre approvisionnement. Il enleva ses lunettes et je vis ses yeux : des prunelles gris fer, d’une extraordinaire cruauté. — Je vous remercie, dis-je. Mais… quelle importance, même si j’avais menti ? — C’est une drôle de question, rétorqua la femme. Elle fit disparaître son arme, comme si elle avait longtemps et souvent répété le mouvement. Ou comme si elle était accrochée à un élastique. — Chasm City est une zone de non-droit, reprit-elle. Il y a un semblant de loi dans le Dais, mais c’est nous qui la faisons. À notre gré ; comme sur un terrain de jeu. Ici, en bas, tous les coups sont permis. Et nous ne sommes pas tendres avec ceux qui tentent de nous abuser. — No problemo, répondis-je. Je ne suis pas spécialement tendre non plus. Ils remontèrent dans leur véhicule mais les portières restèrent encore un moment ouvertes. — Nous nous reverrons dans le Dais, alors, fit l’homme en souriant. Un sourire que je n’appréciai guère. J’avais vu quelque chose d’approchant chez les reptiles de la Ferme aux Serpents. Puis les portières se refermèrent avec un claquement assourdi et le véhicule sembla pris d’une vibration subliminale. Les trois bras télescopiques fixés sur le toit de la cabine se projetèrent latéralement, puis vers le haut, tout en continuant à se déplier à une vitesse fulgurante, doublant, triplant, quadruplant de longueur. Ils montaient jusqu’au ciel. Je levai les yeux, la main en visière pour les abriter de la pluie qui enveloppait toute chose. Juan m’avait signalé que les câbles entrelacés dans les structures convulsées du Dais s’incurvaient parfois jusqu’au niveau de la Mouise, un peu comme des lianes effleurant le sol de la jungle, mais sur le moment je n’avais pas prêté attention à sa remarque. Je comprenais, maintenant : l’un des bras de la cabine s’accrocha, par sa griffe recourbée, à l’un de ces câbles. Les deux autres bras s’étendirent encore plus loin, s’étirant de dix fois leur longueur originelle, jusqu’à une liane où ils trouvèrent où s’accrocher. La cabine s’éleva, d’abord en douceur, puis de plus en plus vite. Le bras le plus proche lâcha sa prise sur le câble, se raccourcit et se relança, se projetant vers le haut aussi prestement que la langue d’un caméléon pour se clamper sur un autre câble. Ce faisant, la cabine continua à s’élever, tandis qu’un autre bras changeait de câble, puis un autre encore, jusqu’à ce que la voiture se balance à quelques centaines de mètres au-dessus de moi. Elle semblait sur le point de lâcher prise à tout instant et de tomber comme une pierre dans la Mouise, pourtant, ses mouvements étaient étrangement coulés. — Hé, M’sieur ! Vous êtes encore là ? J’étais tellement absorbé par l’ascension de la cabine que je n’avais pas entendu revenir le rickshaw. J’avais pensé que le conducteur choisirait l’option la plus sensée et retournerait illico à la gare. Mais Juan avait tenu parole, et se serait probablement senti insulté si j’avais marqué la moindre surprise. — Quoi, tu ne pensais pas me trouver ? — Quand le Dais descend, on ne sait jamais. Hé, pourquoi vous restez sous la pluie ? — Parce que je ne rentre pas avec toi. J’effaçai rapidement sa déception – sa grimace donnait l’impression que je venais de jeter l’opprobre sur tous ses ancêtres et sa descendance jusqu’à la septième génération – en lui offrant ce qui me parut être une généreuse compensation pour la course avortée. — C’est plus que tu n’en aurais gagné en me ramenant, non ? Il jeta un regard endeuillé aux deux billets de sept mark’o-Ferris. — Vous pouvez pas rester ici, M’sieur. C’est nulle part, ici. Pas une bonne partie de la Mouise. — Je m’en doute, fis-je en me disant que même un coin aussi déshérité et misérable que la Mouise devait avoir ses bons et ses mauvais côtés. Les gens du Dais ont dit qu’ils ont envoyé une cabine pour me chercher. Il se peut qu’ils aient menti, évidemment, mais je verrai bien. Et s’ils ont dit vrai, une fois dans l’un de ces bâtiments, je me débrouillerai toujours. — C’est pas bon, M’sieur. Les gens du Dais, ils font pas de cadeaux. Je décidai de ne pas parler de l’Onirozène. — Il faut croire qu’ils n’ont pas osé se mettre à dos quelqu’un comme moi… Juan haussa les épaules, dubitatif. — Bon, ben, M’sieur, je vais y aller. J’vois pas pourquoi j’resterais si vous venez pas. — C’est bon, dis-je. Je comprends. Et je te demande pardon de t’avoir demandé d’attendre. La fin d’une belle histoire. Juan secoua la tête d’un air résigné et le rickshaw s’éloigna en bringuebalant. Je me retrouvai seul sous la pluie – vraiment seul, cette fois. Le gamin disparut au coin de la rue, et je me fis la réflexion que je venais d’envoyer promener ce que j’avais trouvé à Chasm City de plus proche d’un allié. Ça faisait tout drôle, mais je savais que j’avais fait ce qu’il fallait. J’attendis. Un long moment. Une demi-heure, peut-être. Assez longtemps en tout cas pour me rendre compte que le soir tombait sur la ville. Epsilon Eridani avait disparu derrière l’horizon, et la lumière, déjà teintée en sépia par le dôme, était à présent couleur de sang coagulé. Sans doute la perspective de se frayer un chemin à travers ce magma de bâtiments pour éclairer l’humanité souffrante avait-elle de quoi la priver d’enthousiasme. Les tours, de tous les côtés, s’assombrirent et ressemblèrent de plus en plus à des arbres gigantesques aux branches entremêlées. Les petits points lumineux qui les piquetaient, témoignant du fait qu’elles étaient habitées, ressemblaient à des lanternes accrochées par des fées. C’était à la fois cauchemardesque et magnifique. Et puis l’une de ces lumières se détacha comme une étoile filante tombant du firmament, et son éclat gagna en intensité alors qu’elle s’approchait de moi. Comme mes yeux s’adaptaient à l’obscurité, je vis que c’était une télécabine qui venait précisément dans ma direction. Oubliant la pluie, je regardai, pétrifié, le véhicule ralentir et descendre presque au niveau de la chaussée, les câbles qui se tendaient et se détendaient en chantant au-dessus de moi. L’unique phare du véhicule balaya la chaussée ruisselante, en soulignant toutes les fissures, puis il se braqua sur moi. Non loin de mon pied, quelque chose provoqua une petite gerbe d’eau comique. Et c’est alors que j’entendis le coup de feu. Je fis ce que n’importe quel ex-soldat aurait fait dans ma situation : je ne pris pas le temps de réfléchir, ni d’essayer de déterminer la position du tireur. Je ne me demandai même pas si c’était moi qui étais visé ou s’il s’agissait d’une balle perdue. Je pris mes jambes à mon cou et courus vers l’ombre du plus proche bâtiment. Les balles m’étaient bien destinées. Je compris, à la façon dont chaque impact frappait à un mètre derrière mes talons, que j’avais affaire à un tireur expérimenté. Il ne lui aurait pas été difficile de me tuer – il n’avait qu’à décaler imperceptiblement son tir vers l’avant, il était largement assez habile pour ça. Non, il se plaisait à jouer avec moi. Il aurait pu m’expédier une balle dans le dos à tout moment, et il n’avait pas l’air pressé de le faire. J’atteignis le pied du bâtiment, qui baignait dans une mare. La façade était recouverte d’ardoise ; pas le moindre recoin, pas la moindre niche dans laquelle j’aurais pu me recroqueviller. Le tir cessa, mais l’ellipse du phare demeurait fixe, le pinceau de lumière bleu dur soulignant les rideaux de pluie qui me séparaient du véhicule. Une silhouette en houppelande émergea des ténèbres. Je crus d’abord que c’était l’aristocrate à qui j’avais parlé plus tôt, mais quand l’homme se présenta dans la lumière, je réalisai que je n’avais jamais vu sa tête. Il était chauve, il avait la mâchoire carrée d’un personnage de dessin animé et l’un de ses yeux disparaissait derrière un monocle clignotant. — Restez parfaitement immobile, dit-il, et il ne vous sera fait aucun mal. Un pan de sa houppelande s’écarta, révélant une arme autrement plus impressionnante que le pistolet-jouet de la femme du Dais, et susceptible de faire nettement plus de dégâts. Une sorte de rectangle noir, surmonté par quatre tuyères, noires elles aussi. Il fit feu à partir de la hanche. Quelque chose jaillit en vibrant de l’arme et fila près de moi, comme un rayon laser, arrachant une gerbe d’étincelles à la paroi du bâtiment. Je me mis à courir, le type ajusta son tir et je sentis une douleur térébrante dans la cuisse. Soudain, je ne fus plus en état de courir. Je ne fis plus rien, que crier. Ensuite, même crier devint trop pénible. Les toubibs avaient bien travaillé, mais les miracles n’étaient pas de ce monde. Les machines de diagnostic qui émettaient la lente et solennelle litanie du déclin biologique autour du lit de son père en attestaient. Six mois avaient passé depuis que le saboteur s’était éveillé et avait grièvement blessé le père de Sky. Il fallait rendre hommage à tous ceux qui avaient maintenu Titus Haussmann et son assistant en vie jusqu’à ce jour, mais ils avaient beau faire, il eût été irréaliste d’espérer les sauver compte tenu de leurs compétences médicales et du matériel dont ils disposaient. La récente dégradation des relations entre les vaisseaux n’avait sûrement pas amélioré les choses. Les querelles s’étaient multipliées quelques semaines après le réveil du saboteur, lorsqu’on avait découvert un espion à bord du Brasilia. Les services de sécurité avaient remonté sa piste jusqu’au Bagdad, mais l’administration du Bagdad avait déclaré qu’il n’était pas né à bord de leur bâtiment, c’était impensable, et qu’il devait venir du Santiago ou du Palestine. D’autres individus avaient été montrés du doigt comme des agents possibles, et on avait lancé des accusations d’arrestation arbitraire et de viol du règlement de la Flottille. Les relations normales s’étaient refroidies, et les quatre bâtiments se tenaient sur leurs gardes. Les échanges entre les vaisseaux étaient désormais réduits au minimum ; ils se bornaient à des missions diplomatiques désabusées, qui s’achevaient toujours par des échecs et des récriminations. Dans ce contexte, les requêtes de matériel, de fournitures et de connaissances médicales pour soigner le père de Sky avaient été accueillies avec force haussements d’épaules. Les autres bâtiments avaient leurs propres crises et problèmes, leur avait-il été répondu. Et en tant que chef de la sécurité, Titus n’était pas au-dessus de tout soupçon. D’ici qu’il soit à l’origine de cette affaire d’espionnage… Soudain, son père fit un effort pour parler. — Schuyler… dit-il, ses lèvres formant comme une déchirure dans un parchemin. Schuyler ? C’est toi ? — Je suis là. Papa. Je suis avec toi. Il se rapprocha, sur son tabouret, et étudia l’écorce grise, grimaçante, qui ressemblait si peu au père qu’il avait connu avant l’attaque. Ce n’était pas le Titus Haussmann qu’on craignait autant qu’on l’aimait dans tout le bâtiment, celui qu’on respectait, même malgré soi, d’un bout à l’autre de la Flottille. Ce n’était pas l’homme qui était venu le rechercher dans la nursery quand la lumière s’était éteinte, l’homme qui l’avait pris par la main, amené à la navette et fait sortir du vaisseau pour la première fois, celui qui lui avait montré l’horreur et les merveilles de leur foyer infiniment solitaire. Ce n’était pas le caudillo qui était entré dans la soute à la tête de son équipe, sachant qu’il s’avançait peut-être au-devant d’un danger extrême. C’était une vague évocation de cet homme, comme un papier frotté appliqué à la surface d’une stèle. Les traits étaient là, les proportions étaient les bonnes, mais il n’y avait pas de profondeur. Il n’y avait rien de concret, juste l’épaisseur d’une feuille de papier. — Sky… le prisonnier… murmura son père en essayant de relever sa tête de l’oreiller. Il est encore en vie ? — Si peu, répondit Sky. (Il s’était imposé dans l’équipe de sécurité après la blessure de son père.) Franchement, je ne pense pas qu’il tienne le coup longtemps. Il est beaucoup plus grièvement atteint que toi. — Tu as pu lui parler ? — Nous en avons tiré deux ou trois choses, oui, fit Sky en réprimant un soupir. Il lui avait déjà raconté tout ça, mais soit Titus perdait la mémoire, soit il avait envie de le réentendre. — Que t’a-t-il dit, au juste ? — Rien que nous n’aurions pu deviner par nous-mêmes. Nous ne savons pas encore avec certitude qui l’a fait monter à bord du vaisseau, mais c’est très certainement une faction qui espérait provoquer des troubles d’une espèce ou d’une autre. Son père leva le doigt. — Son arme… le mécanisme intégré à son bras… — Pas aussi extraordinaire qu’on pourrait le penser. Il y en avait apparemment des tas comme lui, vers la fin de la guerre. Nous avons eu de la chance qu’ils ne lui intègrent pas une arme atomique dans le bras. Enfin, elle aurait été beaucoup plus difficile à dissimuler, bien sûr. — A-t-il seulement été humain un jour ? — Nous ne le saurons probablement jamais. Certains étaient conçus en laboratoire, in vitro. D’autres étaient des prisonniers ou des volontaires à qui on faisait subir des opérations du cerveau et un conditionnement psychologique qui les transformaient en armes de guerre utilisables par n’importe laquelle des forces en présence ; des espèces de robots, sauf qu’ils étaient au départ faits de chair et de sang, et avaient une capacité d’empathie limitée, probablement bien utile dans leurs missions. Ils pouvaient se fondre de façon assez convaincante dans leur environnement, blaguer, parler de la pluie et du beau temps, jusqu’à ce qu’ils atteignent leur cible, moment auquel leur cerveau se déconnectait et où ils repassaient en mode automatique. Certains avaient des armes greffées en eux pour des besoins spécifiques. — Il y avait beaucoup de métal dans cet avant-bras. — Oui, acquiesça Sky, comprenant où son père voulait en venir. Trop pour qu’il soit monté à bord sans que quelqu’un ait fermé les yeux au moment voulu. Ce qui prouve qu’il y a bien eu conspiration. Mais ça, nous le savions plus ou moins déjà, de toute façon. — Cela dit, il était seul, et nous l’avons retrouvé. — Oui. Après l’attaque, tous les autres cryonisés avaient été scannés, à la recherche d’armes éventuellement dissimulées dans leur corps. Ça avait pris des jours, et on n’avait rien trouvé. — Ça montre à quel point ils étaient confiants. — Sky… il a dit pourquoi il avait fait ça, ou pourquoi on le lui avait fait faire ? Sky haussa le sourcil. C’était une question inédite. Son père s’en était, jusqu’à présent, toujours tenu aux faits. — Eh bien, il a parlé de quelque chose… — Continue. — Ça ne m’a pas paru avoir beaucoup de sens… — J’aimerais quand même savoir ce que c’est. — Il a dit que l’un des camps avait découvert quelque chose. Il n’a pas voulu dire de quel camp il s’agissait. — Et qu’avait-il découvert, au juste ? demanda son père d’une voix réduite à un murmure. — Quelque chose de ridicule. — Dis-moi ce que c’était, Sky. Son père se tut. Pensant qu’il avait soif, Sky demanda au cyberguérisseur d’administrer un peu d’eau dans la fente formée par ses lèvres craquelées. — Il se serait agi d’une découverte scientifique effectuée juste avant que la Flottille ne quitte le système solaire. Une technique qui aurait été mise au point vers la fin de la guerre. — Et qu’est-ce que c’était ? — L’immortalité, articula soigneusement Sky, comme si ces mots recelaient un potentiel magique et ne devaient pas être prononcés à la légère. D’après lui, cette faction aurait combiné les résultats de recherches poursuivies depuis un siècle et en aurait tiré un protocole viable. Elle aurait réussi là où les autres avaient échoué, ou du moins là où leurs travaux avaient été mis sous le boisseau, pour des raisons politiques ou autres. Le processus résultant était compliqué. Il ne s’agissait pas d’avaler une pilule et basta ! — Continue, souffla Titus. — C’était un ensemble de techniques diverses et variées, génétiques, chimiques ou encore liées à des machines infiniment petites. Le tout était d’une délicatesse fantastique, difficile à administrer, et le traitement exigeait des applications réitérées de façon régulière. Mais si c’était bien fait, ça marchait. — Et qu’en penses-tu ? — Je pense que c’est absurde, évidemment. Oh, je ne nie pas qu’une chose pareille soit envisageable, mais si quelqu’un avait fait ce genre de découverte, ça se serait su, non ? — Pas forcément. Tu vois, à la fin de la guerre, les informations ne circulaient pas très bien. — Tu veux dire que cette faction aurait pu exister pour de bon ? — Oui, je crois même qu’elle a existé. (Son père s’interrompit et parut reprendre un peu de force.) En réalité, je le sais. Je soupçonne la majeure partie de ce que le Chimérique t’a dit d’être vrai. Le protocole n’avait rien de magique – il y avait des maladies contre lesquelles il était impuissant –, mais c’était mieux que tout ce que l’évolution nous avait donné. Au mieux, ça aurait étendu la durée de vie à près de cent quatre-vingts ans. Deux cents, dans des cas extrêmes. C’étaient des extrapolations, évidemment. Enfin, ça n’avait pas d’importance. Tout ce qui comptait, c’est qu’on avait une chance de rester en vie jusqu’à ce qu’il se présente quelque chose d’encore plus performant. Il retomba sur son oreiller, épuisé. — Qui était au courant ? Son père eut un pauvre sourire. — Et qui pouvait être au courant, d’après toi ? Les riches. Ceux pour qui la guerre avait été douce. Ceux qui étaient aux bons endroits, ou qui connaissaient les gens qu’il fallait. À ce stade, une question s’imposait. Une question qui faisait froid dans le dos. La Flottille avait été lancée alors que la guerre tirait à sa fin. Beaucoup de ceux qui avaient obtenu un sarcophage de cryosomnie cherchaient en fait à fuir un système en ruine, qui n’attendait que de disparaître dans un nouveau bain de sang. Mais les places étaient chères, et bien que les sarcophages aient été en principe alloués sur la base du mérite, les gens bien placés trouvaient toujours le moyen d’embarquer. Si Sky en avait jamais douté, la présence du saboteur le prouvait. Quelqu’un, quelque part, avait tiré les ficelles pour le faire monter à bord. — Bon. Et les dormeurs ? Combien savaient qu’on avait découvert l’immortalité ? — Tous, Sky. Il regarda son père, allongé là, aux frontières de la mort. Il aurait dû se remettre de ses blessures. Le coup de poignard n’avait pas été si grave, mais il y avait eu des complications : de vulgaires infections dont on n’avait pas réussi à le débarrasser et qui s’étaient généralisées. Autrefois, les compétences médicales à bord de la Flottille étaient telles qu’on l’aurait sauvé. On l’aurait remis sur pied en quelques jours, sans la moindre séquelle. À présent, il n’y avait à peu près rien à faire, sinon aider ses défenses immunitaires à lutter contre l’infection. Et elles étaient en train de perdre la bataille. Il pensa à ce que Titus Haussmann venait de dire. — Et combien avaient reçu le traitement, alors ? — Même réponse. — Tout le monde ? fit-il en secouant la tête, incrédule. Tous les dormeurs qui sont à bord ? — Oui. À quelques exceptions près, négligeables : des gens qui avaient refusé de subir le traitement, pour des raisons éthiques ou médicales, par exemple. Mais la plupart l’avaient reçu, peu avant d’embarquer. (Son père marqua une nouvelle pause.) C’est le grand secret de ma vie, Sky. Je l’ai presque toujours su. Depuis que mon propre père me l’a révélé, en tout cas. Et ça n’a pas été facile pour moi non plus, je te prie de le croire. — Comment peut-on garder un secret pareil ? Son père réussit à esquisser l’ombre d’un haussement d’épaules. — Ça faisait partie de mon boulot. — Ne dis pas ça. Ce n’est pas une excuse. Ils nous ont trompés, hein ? — Pas sûr. Je reconnais qu’ils n’ont pas révélé leur secret à l’équipage. Mais je pense que c’était une forme de compassion. — Pourquoi dis-tu ça ? — Imagine que nous ayons été immortels. Nous aurions été emprisonnés un siècle et demi à bord de cette chose. Nous serions devenus lentement fous. C’était ce qu’ils craignaient. Mieux valait laisser l’équipage mener une durée de vie normale et laisser une autre génération relever le flambeau. — Tu appelles ça de la compassion ? — Pourquoi pas ? La plupart d’entre nous n’avaient pas de meilleure option, Sky. Oh, nous servons les dormeurs, mais comme nous savons qu’ils ne se réveilleront pas tous sains et saufs en arrivant à Journey’s End, nous ne sommes pas trop jaloux. Et nous devons aussi nous occuper de nous-mêmes. Nous veillons à la bonne marche du vaisseau pour les dormeurs, mais aussi pour nous. — Oui. C’est drôlement équitable. Savoir qu’ils connaissaient le secret de l’immortalité et qu’ils nous l’ont caché altère un tantinet la relation, admets-le. — Peut-être. C’est pour ça que j’ai toujours pris bien soin de ne révéler le secret à personne. — Sauf que tu viens de me le confier. — Tu voulais savoir s’il y avait une parcelle de vérité dans l’histoire du saboteur, non ? Eh bien, maintenant, tu le sais. Le visage de son père retrouva fugitivement sa sérénité, comme s’il venait de s’alléger d’un grand poids. Sky pensa un instant qu’ils avaient perdu son père, mais bientôt ses yeux se remirent à bouger, il passa sa langue sur ses lèvres et se remit à parler. Ce qui représentait encore un immense effort pour lui. — Et puis j’avais une autre raison, aussi. C’est difficile, Sky. Je vais te le dire, mais je ne suis pas sûr que ce soit une si bonne idée… — Si tu me laissais en juger ? — Parfait. Autant que tu le saches, maintenant. J’ai failli te mettre au courant je ne sais combien de fois, mais je n’ai jamais eu le courage d’aller au bout. — Et donc ? — Il s’agit de toi. Il demanda de l’eau avant de recommencer à parler. Sky pensait à l’eau contenue dans le verre, aux molécules qui coulaient entre les lèvres de son père. Chaque goutte d’eau sur ce vaisseau était recyclée à l’infini, pour être bue encore et encore. Dans l’espace interstellaire, on ne pouvait rien gâcher. À un moment donné, dans des mois, voire des années, Sky boirait un peu de cette eau qui apportait du soulagement à son père en cet instant précis. — De moi ? — Écoute, Sky. Tu n’es pas mon fils, lâcha-t-il en le regardant attentivement, comme s’il s’attendait à ce que Sky s’effondre sous le choc de la révélation. Voilà. Je te l’ai dit. Il n’y a pas moyen de ravaler ces paroles. Tu dois entendre le reste, maintenant. Il s’enfonçait peut-être plus vite que les machines ne l’indiquaient, songea Sky. Coulant doucement dans une douce démence, son flux sanguin charriant des toxines, son cerveau hoquetant à la recherche d’oxygène. — Je suis ton fils… — Non. Non, tu n’es pas mon fils. Je suis bien placé pour le savoir, Sky. C’est moi qui t’ai sorti de ce sarcophage de cryosomnie. — Quoi ? ! — Tu étais l’un d’eux. Un de nos momios – un de nos dormeurs. Sky hocha la tête, acceptant cette vérité d’entrée de jeu. À un niveau ou un autre, il savait que la réaction normale aurait dû être l’incrédulité, peut-être même la colère, mais il n’éprouvait rien de tout ça ; juste une impression profonde, apaisante, la certitude que c’était la vérité. — Quel âge avais-je ? — Tu étais un tout petit enfant de quelques jours à peine quand on t’avait congelé. Il n’y avait que quelques nourrissons comme toi, à bord. Il écoutait son père – qui n’était pas son père – lui expliquer que Lucretia Haussmann – la femme que Sky pensait être sa mère – avait eu un bébé à bord du vaisseau, mais que l’enfant, un petit garçon, était mort peu après la naissance. Désespéré, Titus avait caché la vérité à Lucretia pendant quelques heures, puis quelques jours, profitant du fait qu’elle était assommée par les drogues. Titus craignait que la vérité ne la tue ; peut-être pas physiquement, mais il avait peur qu’elle ne l’atteigne moralement. Elle était l’une des femmes les plus populaires du vaisseau. Sa perte les affecterait tous. Ce serait un poison susceptible de nuire au moral de l’équipage. Ils formaient une petite communauté, après tout. Ils se connaissaient tous. La perte d’un enfant serait une chose terrible pour eux. Titus avait donc conçu un plan terrible, un plan qu’il regretterait presque aussitôt après l’avoir exécuté. À ce moment-là, il était déjà trop tard. Il avait volé un nourrisson chez les dormeurs. Il apparut que les enfants survivaient beaucoup mieux au réveil que les adultes – c’était lié au rapport entre le volume et la surface corporels – et le réchauffage de l’enfant choisi n’avait posé aucun problème. Il avait pris l’un des plus petits, un bébé susceptible de passer pour son enfant mort. Lucretia n’avait pas vu son bébé assez longtemps pour remarquer qu’il y avait eu échange. Il avait mis l’enfant mort à sa place, recongelé le petit corps et imploré son pardon. Le temps qu’on découvre le petit cadavre, il serait mort depuis longtemps. Ce serait terrible pour les parents, lorsqu’ils se réveilleraient, mais au moins ils se retrouveraient dans un nouveau monde, et ils auraient tout le temps d’en avoir un autre. Ce serait moins grave pour eux que ça ne l’aurait été pour Lucretia. Et quand bien même… Enfin, sans ce crime, la situation aurait pu se dégrader à bord au point que le bâtiment n’arrive jamais à destination. C’était une hypothèse extrême, mais on ne pouvait l’exclure. Il devait y croire. Il devait croire que, d’une façon ou d’une autre, il avait agi pour le mieux, pour le bien de tous. Il avait commis un crime passionnel. Évidemment, Titus n’aurait rien pu faire sans aide, mais seule une poignée de ses amis les plus proches avaient connu la vérité, et ils avaient été de bons complices, qui n’avaient plus jamais parlé de l’affaire. Ils étaient tous morts, à présent, conclut Titus. Et voilà pourquoi il lui paraissait tellement nécessaire de mettre Sky au courant maintenant. — Tu comprends ? demanda Titus. Quand je te disais que tu étais précieux… tu comprends maintenant ? C’était la vérité, littéralement. Tu es le seul immortel parmi nous. C’est pour ça que je t’ai élevé en isolement, au départ ; pour ça que tu passais tellement de temps, tout seul, dans la nursery, à l’écart des autres enfants. C’était en partie pour te protéger des infections – tu n’étais pas moins vulnérable que les autres enfants, et tu ne l’es pas davantage maintenant que tu es adulte. C’était peut-être – surtout – pour que je sache moi-même. Je devais étudier ton développement. Il est plus lent pour ceux qui ont reçu le traitement, Sky, et la courbe continue à s’aplatir au fur et à mesure que tu deviens adulte. Tu as vingt ans, maintenant, et tu pourrais passer pour un grand jeune homme à peine entré dans l’adolescence. Quand tu auras trente ou quarante ans, les gens diront que tu fais particulièrement jeune, mais ils n’iront jamais deviner la vérité – pas avant que tu ne sois beaucoup, beaucoup plus vieux. — Je suis immortel ? — Oui. Ça change tout, hein ? Sky Haussmann devait bien admettre que oui. Plus tard, quand son père eut sombré dans un de ses sommeils abyssaux, sans rêves, qui étaient comme un inévitable présage de sa mort, Sky alla voir le saboteur. Le prisonnier chimérique gisait sur un lit exactement identique à celui de son père, et il était monitoré par les mêmes machines, seulement la ressemblance s’arrêtait là. Les machines observaient l’homme, mais il était assez fort pour ne pas avoir besoin de leur assistance directe. Trop fort, en fait, malgré le chargeur complet de mini-obus qu’ils lui avaient retiré du corps. Il était attaché à sa couchette avec des liens de plastique, un large anneau en travers de la taille et des jambes, deux plus petits retenant ses bras au niveau du biceps. Il pouvait bouger un avant-bras suffisamment pour se toucher le visage. L’autre était terminé par l’arme avec laquelle il avait frappé Titus. Sauf qu’elle avait disparu à présent, et que l’avant-bras de l’homme bionique finissait par un moignon joliment recousu. Ils l’avaient scanné à la recherche d’autres armes, mais son corps ne dissimulait plus aucun dispositif secret, en dehors des implants que ses maîtres avaient utilisés pour le modeler à leurs fins. D’une certaine façon, la faction qui avait placé l’agent à bord avait fait preuve d’un spectaculaire manque d’imagination, se dit Sky. Ils avaient fait en sorte qu’il soit capable de saboter le vaisseau alors qu’un joli virus facile à transmettre aurait été tout aussi efficace. Il n’aurait peut-être pas directement atteint les dormeurs, mais leurs chances d’arriver à destination si tout l’équipage était mort auraient été si faibles qu’elles frisaient le néant. Ce qui ne voulait pas dire que le Chimérique ne pouvait plus être d’aucune utilité. C’était étrange, infiniment étrange, de savoir soudain qu’on était immortel. Sky n’était pas du genre à s’embarrasser de ridicules nuances : il n’était pas invulnérable, certes, mais en faisant un peu attention il pouvait minimiser les risques concernant sa personne. Il recula d’un pas. Ils pensaient tenir l’assassin à leur merci, sauf qu’on ne pouvait jamais être complètement sûr de rien. Les moniteurs disaient qu’il était plongé dans un sommeil au moins aussi profond que celui de son père, mais mieux valait ne pas prendre de risques. Ces créatures étaient conçues pour tromper leur monde. Elles pouvaient faire des choses inhumaines avec leur rythme cardiaque et leur activité neurologique. Cet avant-bras détaché aurait pu empoigner Sky par la gorge et l’étrangler, ou l’attirer près de la bouche du prisonnier afin qu’il lui dévore le visage. Sky trouva un kit médical dans une armoire murale. Il étudia les instruments alignés devant lui et choisit un scalpel luisant d’un éclat bleuté dans la lumière tamisée de la pièce. Il le tourna, le retourna, admira la façon dont la lame disparaissait à sa vue lorsqu’il la tournait perpendiculairement à lui. C’est une belle arme, se dit-il, une arme d’exception. Avec laquelle il s’approcha du saboteur. 16 — Il revient à lui, fit une voix, canalisant mes pensées visqueuses vers un semblant de conscience. L’une des choses qu’on apprend dans l’armée – sur Sky’s Edge, au moins –, c’est que ce n’est pas parce qu’on vous tire dessus qu’on a forcément envie de vous tuer. Pas immédiatement, du moins. Il y avait des raisons à ça, pas toujours en rapport direct avec la mécanique habituelle de la prise d’otages. On pouvait scrapper la mémoire des soldats capturés sans leur imposer les désagréments de la torture. Pour ça, il suffisait de se payer le genre d’imagerie neurale qu’on trouvait chez les Ultras. Et qu’il y ait quelque chose qui mérite d’être scrappé, bien sûr. La collecte de renseignements, en d’autres termes. Cela dit, ça ne m’était jamais arrivé. On m’avait déjà tiré dessus, et touché, mais jamais personne n’aurait eu l’idée de me laisser la vie sauve, même pour le laps de temps relativement bref nécessaire au scrapping de mon cerveau. Je n’avais jamais été capturé par l’ennemi, et je n’avais jamais eu le plaisir douteux de me réveiller entre ses griffes. Eh bien, je découvrais l’effet que ça faisait. — Monsieur Mirabel ? Vous êtes réveillé ? Quelqu’un me passa quelque chose de doux et froid sur le visage. J’ouvris les yeux et plissai aussitôt les paupières, aveuglé par une lumière d’une intensité pénible après cette période d’inconscience. — Où suis-je ? — Dans un endroit sûr. Je regardai autour de moi, encore un peu ébloui. J’étais assis dans un fauteuil, au bout d’une longue salle au sol incliné et aux murs métalliques de guingois. J’avais l’impression de descendre en escalator le long d’un tunnel en pente douce. Les parois étaient percées de hublots ovales par lesquels je ne voyais pas grand-chose, sinon l’obscurité festonnée de longues guirlandes de lampions. Nous étions dans les hauteurs de la ville, presque certainement dans le Dais. Le sol était constitué par une série de plans horizontaux qui descendaient vers la partie en contrebas de la pièce, à une quinzaine de mètres de là et deux ou trois mètres plus bas. Ces marches semblaient avoir été ajoutées après coup, comme si la dénivellation de la pièce n’était pas voulue. Je n’étais pas seul, évidemment. L’homme à la mâchoire carrée et au monocle était debout à côté de moi. D’une main, il se caressait le menton, comme pour s’assurer de sa présence. De l’autre, il tenait le chiffon avec lequel il m’avait si délicatement aidé à reprendre conscience. — Il faut vous reconnaître ça, fit l’homme. J’ai mal calculé la puissance du rayon sbamer. Il y en a pas mal que ça aurait tué, et je vous aurais bien vu rester hors d’état de nuire pendant quelques heures de plus. Enfin, j’ai l’impression que ça va, fit-il en mettant la main sur mon épaule. Vous êtes un coriace. Je vous prie d’accepter mes excuses – je vous assure que ça ne se reproduira pas. — Tu n’as pas intérêt, fit la femme qui venait d’entrer dans mon champ de vision. Je la reconnus tout de suite, bien sûr, ainsi que son compagnon, qui arrivait par la droite en se mettant une cigarette dans le bec. — Tu salopes le boulot, Waverly. Ce type a dû penser que tu voulais le tuer. — Ce n’était pas l’idée ? demandai-je, en me rendant compte que j’avais la voix moins pâteuse que je ne pensais. Waverly secoua la tête avec gravité. — Pas du tout, monsieur Mirabel. Je m’efforçais de vous sauver la vie. — Vous avez une drôle de façon de vous y prendre… — Le temps pressait. Vous étiez sur le point de tomber dans une embuscade tendue par un groupe de porckos. Ça vous dit quelque chose, les porckos, monsieur Mirabel ? Non ? Eh bien, c’est l’une des communautés les plus détestables auxquelles nous ayons été confrontés depuis l’effondrement de l’Anneau de Lumière. Ils avaient tendu en travers de la chaussée un câble relié à un arc. Normalement, ils attendent la fin de la soirée pour piéger les gens. Il faut croire qu’ils avaient faim, ce soir. — Avec quoi m’avez-vous tiré dessus ? — Un rayon sbamer, je vous l’ai dit. Une arme assez humaine, en fait. Le rayon laser n’est qu’un précurseur… notre sbamer établit dans l’air un chemin ionisé qui canalise un flux électrique paralysant. — Ça fait quand même assez mal. — Je sais, je sais, fit-il en levant la main dans une attitude d’excuse. J’en ai essuyé quelques impacts. Je crains de l’avoir calibré pour assommer un porcko et non un humain. Enfin, à quelque chose malheur est bon : si je ne vous avais pas aussi radicalement estourbi, je pense que vous m’auriez résisté davantage… — À propos, pourquoi m’avez-vous sauvé ? — C’était la seule chose à faire, répondit-il, un peu décontenancé. Enfin, c’est ce que j’ai cru. — Je dois dire, monsieur Mirabel, que je vous avais d’abord mal jugé, intervint la femme. Vous m’aviez agacée, et vous ne m’inspiriez pas vraiment confiance. — Pourtant, je m’étais contenté de vous demander de l’aide… — Je sais. C’est entièrement ma faute. Mais nous sommes tous sur les nerfs, ces temps-ci. Quand nous sommes partis, j’ai eu des remords, et j’ai dit à Waverly de jeter un œil sur vous de temps en temps. Et c’est ce qu’il a fait. — Un œil et un seul. Sibylline, ironisa Waverly. — Et je peux savoir où je suis ? demandai-je. — Montre-lui, Waverly. Il a peut-être envie de se dégourdir les jambes, maintenant. Je m’attendais à moitié à être attaché au fauteuil, mais je me rendis compte que j’étais libre d’aller et venir. Waverly me tendit son bras pour me stabiliser. Le muscle de la jambe qui avait reçu l’impact du rayon me faisait encore l’impression d’être en gélatine, mais je tins debout. Je passai devant la femme, descendis la série de plans horizontaux jusqu’à la partie basse de la pièce, où s’ouvrait une porte à double battant. Waverly me conduisit vers un balcon en pente, entouré par un garde-corps métallique. L’air chaud de la nuit me gifla le visage. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Le balcon faisait le tour du bâtiment. Sauf que le bâtiment n’était pas un vrai bâtiment. C’était la nacelle d’un dirigeable, un peu inclinée sous la masse sombre de son ballon, prisonnier des branches du Dais. L’appareil devait se trouver là quand la peste avait frappé, et il était resté piégé comme un ballon d’enfant dans un arbre. L’enveloppe était tellement imperméable qu’il n’était pas dégonflé, sept ans après l’épidémie. Mais il était flétri et déformé par la pression des branches qui s’étaient formées autour, et je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur la résistance de l’ensemble, et sur ce qui arriverait à la nacelle si le ballon venait à crever. — Ça a dû être vraiment subit, dis-je en imaginant l’engin essayant de se frayer un chemin entre les bâtiments qui se déformaient. — Pas si subit que ça, tempéra Waverly. C’était un aéronef de croisière ; il y en avait des dizaines, dans le bon vieux temps. Quand les ennuis ont commencé, personne n’avait plus très envie de faire du tourisme. Le dirigeable est resté amarré ici, et les bâtiments se sont ramifiés autour. Il a quand même fallu un jour ou deux pour qu’il soit complètement emprisonné dans les branches. — Et maintenant vous vivez là ? — Pas tout à fait. L’endroit n’est guère sûr, en réalité. L’avantage c’est que nous n’avons pas à craindre qu’on s’intéresse trop à nous. Derrière nous, la porte se rouvrit et la femme apparut. Elle s’approcha de Waverly et se pencha bravement par-dessus la rambarde. Nous devions bien être à un kilomètre au-dessus du niveau du sol. — J’avoue que c’est un drôle d’endroit pour se réveiller. Mais ça a son utilité, et la discrétion fait partie des avantages. Maintenant, monsieur Mirabel, je suppose que vous avez besoin d’un coin où vous poser, et d’un bon repas, je me trompe ? J’acquiesçai en me disant que si je logeais chez ces gens, ils pourraient me fournir un moyen d’entrer dans le Dais proprement dit. C’était une bonne raison d’accepter. Mais j’en avais une autre, qui tenait du soulagement et de la reconnaissance. Et puis j’étais fatigué et j’avais faim, comme elle l’avait justement supposé. — Je ne voudrais pas m’imposer… — Ridicule. Je ne vous ai vraiment pas rendu service, dans la Mouise, et Waverly a encore aggravé les choses en réglant son sbamer au maximum. Pas vrai, Waverly ? Enfin, nous oublierons tout ça, pourvu que vous nous fassiez l’honneur d’accepter de quoi vous sustenter et vous reposer. Elle prit un petit objet noir dans sa poche, l’ouvrit, déplia l’antenne et le porta à son oreille. — Allô, très cher ? Nous sommes prêts. Retrouvons-nous en haut de la nacelle. Elle referma le cellulaire et le remit dans sa poche. Nous fîmes le tour du balcon en nous cramponnant à la rambarde pour remonter la pente. Au point le plus élevé, la rambarde avait été coupée, de sorte qu’il n’y avait rien entre le sol et moi, en dehors de beaucoup d’air. Waverly et Sibylline – puisque Sibylline il y avait – auraient pu facilement me pousser par-dessus bord s’ils avaient voulu se débarrasser de moi, d’autant que j’étais encore profondément désorienté. D’un autre côté, ils avaient eu toutes les occasions de le faire avant que je me réveille. — Le voilà, fit Waverly en indiquant quelque chose sous le ventre du ballon. Je vis descendre un véhicule qui ressemblait beaucoup à celui dans lequel j’avais vu Sibylline pour la première fois, mais je ne prétendais pas être un grand expert en ce domaine. Les bras de l’appareil s’accrochaient aux câbles qui pendaient du ballon, déformant l’enveloppe sans la crever. L’engin se rapprocha, la portière s’ouvrit et une rampe en descendit jusqu’à la nacelle. — Après vous, Tanner, dit Sibylline. Je franchis la passerelle. Ça ne représentait qu’un pas d’un mètre à faire, mais il n’y avait aucun garde-fou d’un côté ou de l’autre et il fallait un effort nerveux pour le franchir. Sibylline et Waverly me suivirent sans hésitation. Vivre dans le Dais devait donner à tout le monde une habitude surhumaine des hauteurs. Il y avait quatre sièges à l’arrière du véhicule, et une vitre nous séparait du chauffeur. Avant que la cloison se referme, je vis que le chauffeur était l’homme aux yeux gris et aux pommettes saillantes que j’avais déjà vu avec Sibylline. — Où allons-nous ? demandai-je. — Manger ; où voulez-vous que nous allions ? rétorqua Sibylline en posant une main sur mon bras, comme pour me rassurer. Le meilleur endroit de la ville, Tanner. En tout cas, celui d’où on a la meilleure vue. À survoler Chasm City de nuit, à la seule lumière des phares, on aurait presque pu oublier la peste et ses sinistres conséquences. La géométrie de la cité se perdait dans les ténèbres, sauf aux endroits où les branches supérieures étaient soulignées par des tentacules et des voies lactées de fenêtres éclairées, ou des enseignes au néon dont la signification m’échappait complètement, car elles étaient calligraphiées avec de mystérieux idéogrammes. De temps en temps, nous passions devant un bâtiment plus ancien qui n’avait pas été affecté par la peste et dressait sa masse rectiligne au milieu des immeubles difformes. Encore ces bâtiments avaient-ils généralement souffert, même s’ils avaient échappé à la mutation physique : les structures adjacentes avaient projeté des branches à travers, ou avaient miné leurs fondations. Certains bâtiments s’étaient enroulés autour de leurs voisins comme des lianes étrangleuses. Il y avait eu des incendies, des explosions et des émeutes lorsque la peste avait frappé, et très peu de choses et de gens en étaient sortis indemnes. Sibylline m’indiqua une sorte de pyramide plus ou moins intacte ; c’était une structure très basse, presque perdue dans la Mouise mais pour l’heure mise en relief par les projecteurs tombant d’en haut. — Vous voyez ça ? me demanda-t-elle. C’est le Monument aux Quatre-Vingts. Je suppose que vous connaissez l’histoire ? — Pas dans les détails. — C’était il y a bien longtemps. Un type du nom de Calvin Sylveste avait eu l’idée de scanner les gens pour les stocker dans des ordinateurs, mais la technologie n’était pas au point. Le processus était mortel, ce qui était déjà plutôt grave, mais les simulations se sont mises à débloquer. Ils étaient quatre-vingts, y compris l’inventeur lui-même. Quand tout a été fini, très mal, les familles ont fait ériger ce monument. Il a connu des jours meilleurs. — Comme tout, ici, dit Waverly. Nous poursuivîmes la traversée de la ville. Le trajet en télécabine exigeait un petit temps d’adaptation, mon estomac en faisait la pénible expérience. Lorsque la cabine traversait un endroit plein de câbles, la progression s’effectuait presque aussi doucement et régulièrement qu’en cigare volant. Mais dès que les câbles commençaient à s’espacer, lorsque la cabine traversait des endroits du Dais où il n’y avait pas de branches majeures, par exemple, le déplacement ressemblait beaucoup moins au vol du corbeau et beaucoup plus aux ébats d’un gibbon speedé : de grands spasmes qui vous mettaient l’estomac en révolution, ponctués de brutales secousses verticales. Ça aurait dû me paraître très naturel, si l’on veut bien se rappeler que le cerveau humain est censé avoir évolué exactement à partir de ce genre de vie arboricole. Mais ça faisait un peu trop de millions d’années pour moi. Le manège nauséeux de la cabine nous amena finalement au niveau du sol. Quirrenbach m’avait dit que les gens du coin donnaient aux grands dômes fusionnés de la cité le nom de Moustiquaire ; nous étions à un endroit où elle descendait à la rencontre du sol, au bord du gouffre. Dans cette région limitrophe, la stratification verticale de la cité était moins prononcée. Le Dais et la Mouise fusionnaient en une zone indéterminée de flou où la Mouise montait pour caresser le dessous du dôme tandis que le Dais s’enfonçait dans le sol, sous la forme de patios fortifiés où les riches pouvaient se promener sans risquer de se faire agresser. C’est vers l’une de ces enclaves que le chauffeur de Sibylline nous dirigea. Il sortit le train d’atterrissage et amena la cabine jusqu’à un ponton où d’autres véhicules étaient garés. La paroi du dôme était un mur en pente, taché de brun, dressé au-dessus de nous comme une vague qui se brise. L’énorme gueule béante du gouffre était visible à travers les emplacements restés plus ou moins transparents, et la cité qui se trouvait de l’autre côté apparaissait comme une forêt lointaine de lumières clignotantes. — J’ai réservé une table sur le piton, annonça l’homme aux yeux gris en sortant du compartiment avant de la cabine. Il paraît que Voronoff vient dîner, ce soir, alors c’est pratiquement plein. — Ah, tant mieux ! répondit Sibylline. Avec Voronoff, on peut être sûr qu’on ne va pas s’ennuyer. Elle ouvrit un compartiment pratiqué sur le côté de la cabine et prit un sac noir, dont elle vérifia rapidement le contenu. J’aperçus à l’intérieur des fioles d’Onirozène et un pistolet de mariage ornementé, le jumeau de celui que j’avais vu à bord du Strelnikov. Elle baissa son col et appliqua le bout du canon sur son cou, serra les dents et s’envoya un centimètre cube de fluide rouge sombre dans la carotide. Après quoi elle passa le pistolet à son partenaire, qui s’administra le même traitement et lui rendit l’instrument. Elle se tourna vers moi. — Un stim, Tanner ? — Je passe mon tour, répondis-je. — Bon, dit-elle en rangeant le kit dans le compartiment, comme si ce qui venait de se passer n’avait aucune importance. Nous quittâmes le véhicule et remontâmes le ponton en direction d’une rampe inclinée qui menait vers un patio éclairé a giorno. L’endroit était propre, frais, et beaucoup moins délabré que les autres parties de la ville que j’avais vues jusque-là. Il grouillait de gens sains, de palanquins, de cyborgs et d’animaux issus du génie génétique. Les murs diffusaient des vues de la ville avant la peste illustrées de vibrations musicales. Un drôle de robot aux pattes grêles, tranchantes, se frayait un chemin entre les gens. Il était entièrement constitué de lames. On aurait dit une collection d’épées enchantées. — C’est un des automates de Sequard, dit l’homme aux yeux gris acier. Il travaillait dans l’Anneau de Lumière. C’était l’un des leaders du mouvement gluoniste. Maintenant, il fait ces choses. Méfiez-vous, elles sont très dangereuses. Nous évitâmes prudemment la machine, esquivant les arcs languissants de ses membres meurtriers. — Pardon, mais je n’ai pas compris votre nom, dis-je à l’homme aux yeux gris. Il me regarda bizarrement, comme si je lui avais demandé sa pointure. — Fischetti. Nous rencontrâmes un autre automate qui ressemblait beaucoup au premier, sauf qu’il avait des taches rouges dessinées sur certaines pattes, puis nous passâmes au-dessus d’une succession de bassins décoratifs. Des poissons rouge et argent, des koïs, venaient respirer à la surface. J’essayai de me repérer. Nous nous étions posés non loin du gouffre, et nous étions allés dans sa direction, mais je n’avais pas l’impression que nous nous en soyons beaucoup rapprochés. Nous arrivâmes enfin dans une énorme salle en forme de dôme, où se trouvaient une bonne centaine de tables, presque toutes occupées. Je vis quelques palanquins autour d’une table qui avait été soigneusement dressée pour dîner, et je me demandai comment ils allaient faire pour manger. Une série de marches descendait vers le sol de verre de la salle. On nous escorta vers une table libre, sur le côté de la salle, près de l’une des énormes baies vitrées encastrées ménagées dans la paroi bleu nuit. Un lustre d’une complexité stupéfiante était accroché au point culminant du dôme. — Je vous avais dit que c’était la plus belle vue de Chasm City, dit Sibylline. Je compris alors où nous étions. Le restaurant était aménagé au bout d’un piton qui émergeait de la paroi du gouffre, à cinquante ou soixante mètres du haut. Le piton devait faire un kilomètre de longueur, et il était aussi effilé et avait l’air aussi fragile qu’un fil de verre soufflé. La partie suspendue dans le vide était soutenue par une sorte de parenthèse en filigrane de cristal qui réussissait l’exploit de faire paraître le reste encore plus précaire. Sibylline me passa le menu. — Prenez ce que vous voulez, Tanner – ou laissez-moi choisir, si notre cuisine ne vous est pas encore familière. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous ayez fait un bon repas. Je regardai les prix en me demandant si c’était moi qui voyais double ou s’il y avait vraiment un voire deux zéros de trop à chaque ligne. — Je ne peux pas m’offrir ça. — Personne ne vous demande de payer. Nous vous devons bien ça. Je choisis de mon mieux, avec l’aide de Sibylline, et me calai au dossier de mon fauteuil en attendant que les plats arrivent. Je ne me sentais pas chez moi, évidemment, mais, encore une fois, j’avais faim, et en restant avec ces gens j’avais des chances d’apprendre quelque chose sur la vie dans le Dais. Par bonheur, on ne me demanda pas de participer à la conversation. Sibylline et Fischetti parlaient des autres convives, repéraient parfois quelqu’un et se le montraient discrètement. Waverly fit quelques observations, mais à aucun moment on ne sollicita mon avis, sinon une ou deux fois, par politesse. Je parcourus la pièce du regard, essayant de jauger la clientèle. Même les gens qui avaient reformaté leur corps et leur visage étaient beaux. On aurait dit des acteurs charismatiques portant des costumes d’animaux. Certains s’étaient contentés de changer la couleur de leur peau tandis que d’autres avaient complètement modifié leur physiologie, tendant vers un idéal d’animal efflanqué. Je vis un homme avec des épines rayées, élaborées, partant du front comme des baleines de parapluie, assis à côté d’une femme dont les yeux agrandis étaient périodiquement voilés par des paupières iridescentes, ornées de schémas moirés comme des ailes de papillon. Un homme à l’air normal, en dehors de cela, révélait en ouvrant la bouche une langue noire, bifide, qu’il dardait à tout bout de champ, comme s’il goûtait l’air. Une femme mince, presque nue, couverte de rayures noires et blanches croisa fugitivement mon regard, et je soupçonnai qu’elle l’aurait soutenu longtemps si je n’avais détourné les yeux. En fait, je préférais contempler les profondeurs bouillonnantes du gouffre, en dessous de nous. Mon vertige commençait à se dissiper. Bien qu’il fasse nuit, la lueur fantomatique de la ville se réfléchissait autour de nous. Nous étions à un kilomètre de la paroi. Le gouffre faisait bien quinze ou vingt kilomètres de diamètre, et l’autre bord paraissait aussi lointain que lorsque nous nous étions posés. Les falaises étaient presque complètement lisses, en dehors de quelques étroites corniches naturelles, aux endroits où la roche s’était effritée. Des bâtiments avaient été incrustés en certains endroits sur ces corniches. Ils étaient reliés à la lèvre du cratère par des gaines d’ascenseur ou des passerelles couvertes. On ne voyait pas le fond du gouffre. Les parois émergeaient d’une masse de nuages blancs, placides, cotonneux, qui masquaient complètement les profondeurs. Des tuyaux s’enfonçaient dans le brouillard, plongeaient vers l’usine de transformation atmosphérique que je savais être là. Les machines invisibles qui fournissaient l’énergie, l’air et l’eau à Chasm City devaient être drôlement robustes pour avoir continué à fonctionner même après la peste. Je repérai des objets lumineux qui survolaient la couche de nuages et disparaissaient dedans : de petits triangles de couleurs vives. — Des deltaplanes, dit Sibylline, qui avait surpris mon regard. C’est un sport très ancien. Je l’ai pratiqué, dans le temps, mais les thermiques sont dangereux près des parois. Et le poids du matériel respiratoire dont il faut s’affubler… (Elle secoua la tête.) Mais le pire, c’est le brouillard. Les courants ascendants procurent une poussée formidable, juste au-dessus du brouillard, et dès qu’on plonge dedans, on perd tous ses repères. Si on a de la chance, on remonte à l’air libre avant de heurter la paroi. Mais si on n’a pas de chance, on confond le haut et le bas, on rencontre des pressions de plus en plus fortes et on finit par griller vif. Ou on ajoute une nouvelle tache de couleur intéressante à la paroi du gouffre. — Les radars ne marchent pas dans le brouillard ? — Si, mais ce ne serait pas drôle, hein ? Les plats arrivèrent. Je goûtai prudemment le mien, peu désireux de me donner en spectacle. Délicieux ! Sibylline m’expliqua que les meilleurs mets étaient encore cultivés en orbite et transportés au niveau du sol par béhémoth. Ça expliquait les zéros en trop après chaque plat, ou presque. — Regardez ! fit Waverly, après le plat principal. C’est Voronoff, non ? Il indiqua discrètement un homme qui venait de se lever de l’une des tables, à l’autre bout de la salle. — Oui, confirma Fischetti avec un sourire satisfait. Je vous avais dit qu’il serait là. Je regardai l’homme dont ils parlaient. C’était probablement l’un des convives les moins impressionnants du restaurant : un petit bonhomme tiré à quatre épingles, aux cheveux noirs ondulés au fer et au visage agréablement neutre de mime. — Qui est-ce ? demandai-je. Son nom me dit quelque chose, mais je ne sais plus où je l’ai entendu. — C’est une célébrité, répondit Sibylline en me touchant à nouveau le bras. C’est un héros pour nous. C’est l’un des plus vieux post-mortels. Il a tout fait, il a même maîtrisé tous les jeux. — C’est une sorte de joueur ? — Plus que ça, renchérit Waverly. Il recherche les situations extrêmes. C’est lui qui fait les règles ; nous nous contentons de les suivre. — J’ai entendu dire qu’il avait prévu quelque chose pour ce soir, reprit Fischetti. Sibylline frappa dans ses mains. — Un saut dans le brouillard ? — Nous aurons peut-être cette chance. Sinon, pourquoi serait-il venu dîner ici ? Il doit en avoir jusque-là de la vue… Voronoff quittait la salle avec le couple qui avait dîné en sa compagnie. Tous les yeux étaient maintenant braqués sur eux. On sentait qu’il allait se passer quelque chose. Même les palanquins s’étaient retournés. Le petit groupe disparut, mais on sentait bien que tout le monde attendait quelque chose. Je compris quoi quelques minutes plus tard, lorsque Voronoff et ses deux compagnons apparurent sur un balcon qui faisait le tour du restaurant, à l’extérieur du dôme. Ils portaient des combinaisons étanches, et leurs visages disparaissaient pratiquement derrière des masques. — Ils vont faire du deltaplane ? avançai-je. — Non, répondit Sibylline. C’est dépassé, pour Voronoff. Le saut dans le brouillard est beaucoup, beaucoup plus dangereux. Ils s’attachaient des harnais lumineux autour de la taille. Je me démanchai le cou pour ne rien manquer. Les harnais étaient attachés à un rouleau de corde dont l’autre bout était accroché à la paroi du dôme. Bientôt, la moitié des convives furent massés sur le côté du restaurant pour suivre le déroulement des opérations. — Vous voyez ce rouleau de corde ? fit Sibylline. Chaque sauteur doit calculer la longueur et l’élasticité de son filin. Ensuite, il estime le moment du saut, en fonction de sa connaissance des courants ascendants dans le gouffre ; vous voyez comme ils suivent les évolutions des deltaplanes, en dessous ? À cet instant, ayant probablement décidé que le moment était favorable, la femme sauta dans le précipice. À travers le plancher de verre, je la regardai tomber, se réduire à un petit point coloré alors qu’elle tombait vers le brouillard. L’élastique qu’elle traînait derrière elle devint presque invisible. — Quel est le principe ? demandai-je. — Il paraît que c’est assez excitant, répondit Fischetti. Tout le truc consiste à tomber suffisamment pour entrer dans le brouillard. Il faut disparaître complètement, mais il ne faut pas tomber trop bas non plus. Et même si on a bien calculé la longueur de son filin, on peut encore finir rôti par les courants ascendants. — Elle a mal calculé son coup, commenta Sibylline. Oh, l’idiote ! Regardez ! Elle est aspirée vers la saillie, là… Je vis le petit point qu’était la femme se précipiter contre la paroi du gouffre. Puis l’indicible se produisit. Pendant un instant, ce fut la consternation dans le restaurant. Je m’attendais à ce que le silence soit rompu par un tumulte d’horreur et de pitié, mais il y eut quelques applaudissements polis et des murmures assourdis, compatissants. — Ça, j’aurais pu lui dire comment ça allait finir, lâcha Sibylline. — Qui était-ce ? demanda Fischetti. — Je ne sais pas. Olivia quelque chose. Elle prit le menu et commença à choisir un dessert. — Attention, tu vas rater le suivant. Ça devrait être Voronoff, on dirait… Ouiii ! Fischetti se mit à marteler la table alors que son héros sautait du balcon et tombait gracieusement vers le brouillard. — Vous avez vu, ce flegme ? Ce détachement ? Quelle classe ! Voronoff avait plongé comme un nageur de compétition. Son filin était aussi droit et rectiligne que s’il avait chuté dans le vide. C’était une simple question de timing. Il avait attendu le moment exact où les courants ascendants se comporteraient exactement comme il le souhaitait, joueraient pour lui et non contre lui. Et tandis qu’il tombait toujours plus bas, on aurait dit qu’ils l’éloignaient charitablement des parois du gouffre. Un écran, au milieu de la pièce, relayait une image latérale de Voronoff, sans doute prise par un hovercam qui le suivait dans la cheminée du volcan. D’autres dîneurs observaient sa trajectoire avec des jumelles de théâtre, des monocles télescopiques et d’élégantes lorgnettes binoculaires. — Il y a un enjeu à tout ça ? demandai-je. — L’amour du danger, répondit Sibylline. Et l’excitation de faire quelque chose de nouveau et de risqué. S’il y a une chose que la peste nous a donnée, c’est bien l’occasion de nous mettre à l’épreuve ; de regarder la mort en face. L’immortalité biologique ne vous sera d’aucun secours si vous heurtez une paroi rocheuse à deux cents kilomètres à l’heure. — Mais pourquoi font-ils ça ? L’immortalité potentielle devrait ajouter du prix à la vie, non ? — Oui, mais ça ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin de nous rappeler de temps à autre que nous sommes mortels. À quoi bon vaincre une vieille ennemie si on se refuse le souvenir excitant de ce qu’on a vécu ? La victoire perd tout sens quand on oublie ce qu’on a vaincu. — Mais il y a quand même un sacré risque… Elle leva les yeux du menu. — Raison de plus pour ne pas se tromper dans le timing. Voronoff approchait de la fin de sa chute. Je le voyais à peine, maintenant. — Le filin commence à se tendre, remarqua Fischetti. Il ralentit… Vous voyez la beauté du timing ? L’élastique paraissait tendu à se rompre et commençait à freiner la chute de Voronoff. Le timing était excellent, en effet, mais ses admirateurs s’y attendaient manifestement. Il s’enfonça dans la blancheur et disparut pendant trois ou quatre secondes, avant que l’élastique ne commence à se rétracter, le ramenant vers le haut, vers nous. — Impeccable, commenta Sibylline. Il y eut des applaudissements, mais contrairement aux précédents, cette fois, ils étaient d’un enthousiasme délirant. Les gens entrechoquaient leurs couverts pour manifester leur appréciation. Voronoff avait réussi une chute grandiose. — Vous voulez que je vous dise ? fit Waverly. Maintenant qu’il a maîtrisé le saut dans le brouillard, il va s’ennuyer et il va essayer quelque chose d’encore plus follement dangereux. Vous verrez ce que je vous dis… — Ah, voilà l’autre ! fit Sibylline alors que le troisième cascadeur faisait le grand saut dans le vide. Son timing a l’air bon… meilleur que celui de la femme, en tout cas. Il aurait quand même pu avoir la décence de laisser Voronoff remonter d’abord, non ? — Comment remontent-ils, d’ailleurs ? demandai-je. — Oh, il y a une sorte de treuil à moteur dans le harnais. Je regardai le troisième sauteur plonger dans les profondeurs. À mes yeux profanes, le saut était au moins aussi bon que celui de Voronoff – les courants ascendants ne semblaient pas le pousser vers les parois, et sa position, tout au long de sa chute, évoquait de façon stupéfiante une figure de ballet. La foule faisait silence, à présent, et observait le spectacle avec intensité. — Eh bien, ce n’est pas un amateur, remarqua Fischetti. — Il a juste copié le timing de Voronoff, rétorqua Sibylline. Je regardais comment le vortex affectait les deltaplanes. — On ne peut pas le lui reprocher. Il n’y a pas de bons points pour l’originalité, tu sais. Il tombait toujours, son harnais réduit à une tache d’un vert fluorescent s’approchant du brouillard. — Regardez ! fit Waverly en indiquant le filin qui se déroulait, sur le balcon. Il devrait être au bout de l’élastique, à présent, vous ne pensez pas ? — Voronoff y était, à ce stade, acquiesça Sibylline. Fischetti plongea ses lèvres dans son verre de vin et étudia les profondeurs avec un intérêt renouvelé. — Ce crétin s’est donné trop de mou. Il est arrivé à la limite, maintenant, mais il est beaucoup trop tard. Il avait raison. Le temps que la tache verte rejoigne le niveau du brouillard, le sauteur avait atteint sa vitesse maximale. L’écran montra une dernière image de profil de l’homme plongeant dans la blancheur, puis il n’y eut plus que la ligne tendue de son élastique. Quelques secondes passèrent, d’abord, les trois ou quatre qu’il avait fallu à Voronoff pour émerger, puis… une vingtaine. Au bout d’une trentaine de secondes, les gens eurent l’air un peu mal à l’aise. Ils avaient apparemment déjà vu ce genre de chose et avaient une idée de ce qui se passait. Près d’une minute passa avant que l’homme ne remonte. On m’avait dit ce qui arrivait à ceux qui descendaient trop loin en deltaplane, mais je n’aurais jamais imaginé que ça puisse être aussi affreux. L’homme était vraiment descendu très profondément dans le brouillard. La pression et la température avaient été trop importantes pour la faible protection offerte par sa combinaison. Il était mort : bouilli vivant en quelques secondes. La caméra s’attarda sur son corps, dépeignant amoureusement l’horreur de ce qui lui était arrivé. J’étais révolté. Je détournai les yeux. J’avais vu des atrocités quand j’étais soldat, mais jamais assis à une table de restaurant, en train de déguster un festin sardanapalesque. Sibylline haussa les épaules. — Ouais, c’est sûr, il aurait dû prendre un filin plus court. Après, nous retournâmes à pied au ponton, où la cabine de Sibylline nous attendait toujours. — Alors, Tanner, on peut vous déposer quelque part ? demanda-t-elle. Il fallait me rendre à l’évidence : je n’appréciais pas formidablement leur compagnie. Ça avait mal commencé, et si je leur étais reconnaissant de la balade au bord du cratère, la froideur avec laquelle ils avaient réagi à la mort des sauteurs dans le brouillard m’avait amené à me demander si je n’aurais pas été mieux loti avec les porckos dont ils m’avaient parlé. Mais je ne pouvais refuser une occasion pareille. — J’imagine que vous retournez vers le Dais ? Elle eut l’air satisfaite. — Si vous voulez rentrer avec nous, ça ne pose absolument aucun problème. En réalité, j’insiste pour vous remmener. — C’est que je ne voudrais pas m’imposer. Vous avez déjà été parfaitement généreux. Mais si ça ne vous ennuie pas… — Pas du tout. Allez, montez. Le véhicule s’ouvrit devant moi. Fischetti s’installa sur le siège du conducteur et nous nous assîmes à l’arrière. La cabine prit son essor. Son mouvement commençait à me paraître familier, sinon tout à fait confortable. Le sol se déroba rapidement ; nous arrivâmes aux interstices du Dais et nous installâmes dans un rythme semi-régulier alors que la cabine se frayait un chemin le long du câble principal. C’est là qu’il m’apparut que j’aurais vraiment été mieux inspiré de tenter ma chance avec les porckos. — Eh bien, Tanner, le dîner vous a plu ? demanda Sibylline. — Comme vous disiez, c’est une sacrée vue. — Bon. Vous aviez besoin de refaire le plein d’énergie. Croyez-moi, ça va vous être utile. Elle fouilla d’un mouvement coulé dans un compartiment ménagé entre les coussins de la cabine et brandit un petit pistolet qui avait fort méchante allure. — Donc, comme vous pouvez le constater, c’est une arme, et je suis en train de la pointer vers vous. — Je vois ça, commentai-je en regardant l’arme. Un pistolet de jade, orné de démons rouges, gravés. Il avait une petite gueule noire et elle le tenait très fermement. — Ce que ça veut dire, poursuivit Sibylline, c’est que vous avez intérêt à éviter toute initiative malencontreuse. — Si vous vouliez me tuer, vous auriez pu le faire des douzaines de fois… — Il y a une faille dans votre raisonnement. Nous voulons vous tuer, en effet. Mais pas comme au bon vieux temps. J’aurais dû avoir peur, là, tout de suite, à l’instant où elle avait brandi son flingue, mais mon cerveau mit quelques secondes à assimiler la situation et à décider qu’elle se présentait finalement largement aussi mal qu’elle en avait l’air. — Qu’allez-vous me faire ? Sibylline eut un signe de tête en direction de Waverly. — Tu peux le faire ici ? — J’ai ce qu’il faut, mais je préférerais vraiment attendre d’être dans le dirigeable, répondit Waverly. Tu pourras le tenir en respect jusque-là ? Je redemandai ce qu’ils avaient l’intention de faire de moi, mais tout d’un coup plus personne ne paraissait intéressé par ce que j’avais à dire. Je m’étais fourré dans un sacré pétrin, ça au moins, c’était évident. L’histoire selon laquelle Waverly m’avait tiré dessus pour me protéger des porckos m’avait paru à moitié convaincante, mais qui étais-je pour discuter ? Je n’avais pas cesse de me dire que s’ils voulaient ma mort… Logique. Sauf que, comme disait Sibylline, il y avait une faille dans mon raisonnement… Il ne nous fallut pas longtemps pour arriver au dirigeable captif. Alors que nous montions vers la nacelle, j’eus une excellente vue du ballon suspendu à une hauteur vertigineuse au-dessus de la cité. Toutes les lumières étaient éteintes dans le Dais, autour de l’engin, et rien n’indiquait que les branches qui le supportaient étaient occupées. Je me souvins qu’ils avaient dit que cet endroit était pratique et discret… Le temps que nous nous posions, Waverly avait trouvé une arme et, quand je pris pied sur la passerelle qui menait à la nacelle, Fischetti me couvrait avec une troisième. La seule chose que j’aurais pu faire était de sauter dans le vide. Mais je n’étais pas désespéré à ce point. Pas encore. Une fois dans la nacelle, on me ramena vers le fauteuil où je m’étais réveillé quelques heures plus tôt. Cette fois, Waverly m’y ligota. — Bon, finissons-en, dit Sibylline, la main sur la hanche, tenant son flingue comme un fume-cigarette dernier cri. Ce n’est pas de la chirurgie du cerveau, tu sais. Elle eut un petit rire. Waverly passa les quelques minutes suivantes à tourner autour de mon fauteuil, émettant de curieux grognements qui auraient pu évoquer le dégoût. Il touchait de temps en temps mon cuir chevelu, le palpant doucement du bout des doigts. Puis, apparemment satisfait, il prit je ne sais quoi, quelque part derrière moi. On aurait dit des instruments chirurgicaux. — Qu’allez-vous faire ? demandai-je dans le maigre espoir d’obtenir une réponse. À quoi cela vous servira-t-il de me torturer, si c’est ce que vous avez en tête ? Waverly tenait une sorte de sonde, en plus compliqué, un instrument chromé doté de voyants lumineux clignotants. — Vous croyez que je vais vous torturer ? J’avoue que ça m’amuserait. Je suis inconcevablement sadique. Et j’y prendrais un plaisir certain. Quoi qu’il en soit, nous avons scrappé vos souvenirs ; tout ce que vous nous raconteriez sous l’effet de la douleur, nous le savons déjà. — Vous bluffez. — Non. Avons-nous eu besoin de vous demander votre nom ? Pas du tout. Et pourtant nous savions que vous vous appelez Tanner Mirabel, n’est-ce pas ? — Dans ce cas, vous savez que je dis la vérité. Je n’ai rien à vous offrir. Il se pencha vers moi, sa lentille cliquetante et vrombissante emmagasinant les données visuelles par-delà un spectre impossible à estimer. — Nous ne savons pas vraiment quoi penser, monsieur Mirabel. En supposant que ce soit votre vrai nom. C’est tellement embrouillé, là-dedans, vous comprenez. Des traces de souvenirs brumeux – des lambeaux entiers de votre passé auxquels nous n’avons tout simplement pas accès. Vous comprendrez que ça ne nous incite pas spécialement à vous faire confiance. Bon, qu’avez-vous à ajouter ? — Je viens juste d’être ressuscité. — Ah oui. Et les Mendiants de Glace font généralement un merveilleux boulot, n’est-ce pas ? Mais dans votre cas, malgré toutes leurs compétences, ils n’ont pas réussi à vous remettre en un seul morceau. — Vous travaillez pour Reivich ? — Reivich ? Jamais entendu ce nom-là. Il jeta un coup d’œil à Sibylline comme s’il lui demandait son avis sur la question. Elle fit de son mieux pour le dissimuler, mais je vis qu’elle esquissait l’équivalent facial d’un haussement d’épaules : un haussement momentané du sourcil, comme pour dire que ce nom ne lui disait rien non plus. Et ça avait l’air sincère. — Très bien, reprit Waverly. Je pense que je peux faire ça proprement. Ça aide qu’il n’ait pas d’autres implants dans le crâne pour obstruer le passage… — Fais ce que tu as à faire, c’est tout, coupa Sibylline. On ne va pas y passer la nuit. Il plaça l’instrument contre ma tempe. Je sentis la froide pression de l’acier sur ma peau. Puis j’entendis un déclic alors qu’il pressait une détente… 17 Le chef de la sécurité était debout devant son prisonnier et l’étudiait un peu comme un sculpteur aurait examiné une œuvre en chantier. Satisfait du travail déjà effectué et intensément conscient des efforts qui l’attendaient. Il y avait encore beaucoup à faire, mais il se promit de ne pas se tromper. Sky Haussmann et le saboteur étaient seuls. La salle de torture était dans une annexe reculée, quasiment oubliée du vaisseau, accessible seulement par une ligne de chemin de fer que tout le monde croyait désaffectée. C’était Sky lui-même qui avait équipé la pièce et les salles environnantes, y installant l’énergie et la chaleur en pompant les circuits de fluides lymphatiques du vaisseau. Un audit détaillé de la consommation d’air et d’énergie aurait pu, théoriquement, révéler l’existence de la pièce, mais comme cela aurait touché à des problèmes de sécurité, la chose aurait été aussitôt portée à la connaissance de Sky. Ce qui ne s’était pas produit. Et il doutait que ça arrive jamais. Le prisonnier était ancré au mur, bras et jambes écartés, et environné de machines. Des sondes neurales plongeaient dans son crâne, réalisant l’interface avec les implants de contrôle et de commande logés dans son cerveau. Ces implants étaient ridiculement grossiers, même selon les critères chimériques, mais ils jouaient leur rôle. Ils étaient principalement situés dans les régions du lobe temporal associées aux expériences religieuses profondes. On savait depuis longtemps que les épileptiques avaient l’impression de frôler le divin quand une activité électrique intense parcourait ces régions. Les implants ne faisaient que soumettre le saboteur à des versions édulcorées, contrôlables, de ces pulsions religieuses. C’était probablement comme ça que ses anciens maîtres le contrôlaient, et qu’il s’était aveuglément soumis à leurs désirs. Sky le contrôlait à présent via les mêmes circuits liés à la dévotion. — Tu sais que personne ne parle plus jamais de toi ? commença Sky. Le saboteur lui offrit des croissants d’yeux injectés de sang sous des paupières lourdes. — Hein ? — Tout se passe comme si le bâtiment avait décidé d’oublier que tu as seulement existé. Alors, quel effet ça fait de disparaître de la mémoire collective ? — Vous vous souvenez de moi. — Oui. Et lui aussi, fit Sky avec un mouvement de menton en direction de la pâle forme aérodynamique qui planait à l’autre bout de la pièce, enchâssée dans des parois de verre glauque. Mais en disant ça, on ne dit pas grand-chose, hein ? N’exister que dans l’esprit de ses tortionnaires… ? — C’est mieux que rien. — Certains ont des soupçons, évidemment, dit-il en pensant à Constanza, la seule véritable ombre au tableau. Ou du moins ils en avaient, quand il leur arrivait encore de penser à l’affaire. Après tout, tu as tué mon père. Ce qui me donne bien le droit, moralement, de te torturer, non ? — Je n’ai pas tué… — Oh si ! fit Sky avec un sourire. Il était debout devant le panneau de commande qui lui permettait de communiquer avec les implants du saboteur, et il jouait distraitement avec les boutons noirs massifs et les cadrans analogiques. Il l’avait assemblé lui-même, avec des composants récupérés un peu partout dans le vaisseau. Il l’appelait sa Boîte à Dieu. Et c’était exactement ça, en fin de compte : une machine qui lui permettait de faire entrer Dieu dans la tête du tueur. Au départ, il l’utilisait uniquement pour lui infliger des souffrances, mais à partir du moment où il eut brisé sa personnalité, il commença à la reconstruire en fonction de son propre idéal, grâce à des doses contrôlées d’ecstasy neural. Pour le moment, seul un infime courant traversait le lobe temporal de l’homme, et dans cet état de neutralité ses sentiments envers Sky étaient plus proches de l’agnosticisme que de la crainte. — J’ai oublié ce que j’ai fait, répondit l’homme. — Ça, j’imagine. Dois-je te le rappeler ? Le saboteur secoua la tête. — Il se peut que j’aie tué votre père. Mais il aura bien fallu que quelqu’un m’en donne les moyens. Quelqu’un a dû abolir mes inhibitions et laisser ce couteau près de mon lit… — Un scalpel. Pas un couteau. Une arme beaucoup plus fine. — Vous êtes bien placé pour le savoir, bien sûr. Sky tourna l’un des boutons noirs de quelques crans et regarda frémir les aiguilles sur les cadrans. — Pourquoi t’aurais-je donné les moyens de tuer mon propre père ? Il aurait fallu que je sois fou. — Il était mourant, de toute façon. Vous le détestiez pour ce qu’il vous avait fait. — Et comment le saurais-tu ? — Vous me l’avez dit, Sky. Ce qui était parfaitement possible, évidemment. Il était amusant de pousser l’homme au désespoir, à la limite de la terreur absolue, puis de le soulager. Il pouvait faire ça avec la machine si ça lui chantait, ou rien qu’en déballant des instruments chirurgicaux et en les montrant au prisonnier. — Il ne m’a rien fait qui m’aurait poussé à le haïr. — Non ? Ce n’est pas ce que vous disiez, répondit l’autre avec son accent subtilement archaïque. Vous étiez fils d’immortels, après tout. Si Titus ne s’en était pas mêlé, s’il ne vous avait pas volé à eux, vous seriez encore en train de dormir avec les autres passagers. Au lieu de ça, vous avez passé des années de votre vie dans cet endroit misérable, à vieillir, à risquer la mort tous les jours, sans jamais savoir avec certitude si vous arriveriez au Bout du Voyage. Et si Titus s’était trompé, lui aussi ? Et si vous n’étiez pas immortel ? Vous ne le sauriez pas avant des années. Sky tourna encore le bouton et regarda la lèvre inférieure du saboteur trembler sous l’effet des premiers signes évidents de l’extase religieuse. — Tu trouves que je fais mon âge ? — Non… Mais ça pourrait être génétique. — Je vais courir le risque. J’aurais pu te torturer, tu sais, ajouta-t-il en tournant encore le bouton d’un cran. — Aah… Je sais. Oh, Dieu ! Je le sais ! — Mais j’ai choisi de ne pas le faire. Fais-tu, en cet instant, l’expérience d’un sentiment religieux d’une intensité raisonnable ? — Oui. J’ai l’impression d’être en présence de quelque chose… quelque chose… aahh… Jésus ! Je ne peux plus parler… Le visage de l’homme se crispa d’une façon inhumaine. Aux os de son crâne avaient été greffés vingt muscles faciaux additionnels, capables de modifier radicalement son apparence en cas de besoin. Sky supposa qu’ils lui avaient trafiqué le visage pour le glisser à bord du vaisseau à la place de l’homme qui aurait dû occuper son caisson de cryosomnie. En cet instant, il contrefaisait le visage de Sky, ses muscles artificiels se contractant involontairement pour adopter cette nouvelle configuration. — C’est trop beau… — Tu vois des lumières éblouissantes ? — Je ne peux pas parler… Sky tourna encore un peu le bouton, presque jusqu’à la butée. L’aiguille des cadrans analogiques entrait dans le rouge. Et comme la graduation était logarithmique, le dernier degré pouvait marquer la différence entre un sentiment de spiritualité intense et une vision absolue du ciel et de l’enfer. Il n’avait encore jamais fait franchir ce stade au prisonnier, et il n’était pas tout à fait sûr de vouloir prendre ce risque. Il s’écarta de la machine et se rapprocha du saboteur. Derrière lui, Fliss, le dauphin, s’ébroua dans son réservoir, des ondes d’anticipation courant le long de son corps. L’homme bavait. Il avait perdu tout contrôle sur son corps. Son visage avait fondu, ses muscles étaient lamentablement atones. Sky prit la tête de l’homme dans ses mains et l’obligea à le regarder. Il sentit un léger picotement dans ses doigts, à cause du courant qui parcourait le crâne de l’homme. Ils restèrent un moment les yeux dans les yeux, mais c’en était trop pour le saboteur. Il devait avoir l’impression de voir Dieu, pensa Sky. Pas nécessairement l’expérience la plus agréable qui soit, même s’il éprouvait une véritable extase religieuse. — Écoute-moi, murmura Sky. Non, n’essaie pas de répondre. Écoute-moi, c’est tout. J’aurais pu te tuer, mais je ne l’ai pas fait. J’ai décidé de l’épargner. J’ai décidé de faire preuve de compassion. Tu sais ce que ça fait de moi ? Quelqu’un de compatissant. Je veux que tu t’en souviennes, mais je veux aussi que tu te rappelles autre chose. Je peux être aussi jaloux… C’est alors que le bracelet de Sky tinta. C’était celui qu’il avait hérité de son père lorsqu’il avait assumé le poste de responsable de la sécurité. Il étouffa un juron, lâcha la tête du prisonnier qui retomba mollement, et il prit l’appel en prenant garde à tourner le dos au prisonnier. — Haussmann ? Vous êtes là ? C’était le vieux Balcazar. Sky eut un sourire et fit un effort sur lui-même pour avoir l’air franchement professionnel. — Je suis là, capitaine. Que puis-je faire pour vous ? — Il est arrivé quelque chose, Haussmann. Quelque chose d’important. J’ai besoin que vous m’escortiez. De sa main libre, Sky commença à baisser l’intensité du courant mais s’arrêta avant d’être arrivé à un niveau trop bas. Si le courant était complètement coupé, le prisonnier pourrait retrouver la faculté de parler. Il laisserait le courant branché pendant la communication. — Vous escorter, capitaine ? En quel endroit du vaisseau ? — Pas dans le vaisseau, Haussmann. À l’extérieur. Nous allons à bord du Palestine. Je veux que vous veniez avec moi. Ça ne vous pose pas de problème, j’espère ? — Je serai dans la soute-parking dans une demi-heure, capitaine. — Vous y serez dans un quart d’heure, Haussmann, et vous aurez fait préparer une navette pour que nous puissions partir tout de suite. (Le capitaine ménagea une pause et conclut :) Ici le capitaine. Je coupe. Sky resta un moment planté là, à regarder son bracelet, même après que l’image du capitaine eut disparu du minuscule écran. Il se demandait ce qui se passait. C’était plus ou moins la guerre froide entre les quatre bâtiments, et le genre d’excursion prévue par Balcazar était devenue extrêmement rare, généralement programmée des jours à l’avance, en s’attachant à en prévoir minutieusement le moindre détail. Tout officier allant d’un bâtiment à l’autre devait normalement être accompagné d’une escorte sécurisée. Mais Balcazar ne l’avait prévenu qu’un quart d’heure à l’avance, et il n’avait entendu aucune rumeur avant son appel. Un quart d’heure – dont il avait déjà perdu une minute au moins à tergiverser. Il rabattit résolument le poignet de sa tunique et s’apprêta à quitter la pièce. Il sortait lorsqu’il se rappela que le prisonnier était toujours connecté à la Boîte à Dieu, en pleine extase électrique. Fliss s’ébroua de plus belle. Sky retourna auprès de la machine et modifia les réglages de façon à transférer sur le dauphin le contrôle du courant électrique stimulant. Les tremblements de Fliss devinrent frénétiques. Son corps heurtait les parois du réservoir, l’enveloppant d’un brouillard tumultueux de bulles. Les implants logés dans le crâne du dauphin communiquaient désormais avec la machine. Il avait le pouvoir de faire hurler le prisonnier de souffrance, ou de le faire hoqueter dans les spasmes de la joie. Avec Fliss, c’était généralement la première chose qui se produisait. Bien avant de le voir, il entendit la respiration sifflante du vieil homme qui traversait la soute, toutes articulations craquantes. Les deux infirmiers du capitaine, Valdivia et Rengo, le suivaient à distance respectueuse, tête basse, scrutant ses signes vitaux sur les appareils qu’ils tenaient à la main. À voir leur air préoccupé, on aurait dit que le vieillard n’avait plus que quelques minutes à vivre. Mais Sky ne croyait pas exagérément au trépas imminent du capitaine : ils faisaient cette tête-là depuis des années, et en réalité ce n’était qu’une façade, une attitude professionnelle soigneusement entretenue. Valdivia et Rengo devaient donner à tout le monde l’impression que le capitaine était quasiment à l’article de la mort, faute de quoi ils auraient dû mettre au service de quelqu’un d’autre leurs compétences médicales plus qu’approximatives. Cela dit, Balcazar n’était pas de la prime jeunesse. Le vieil homme était sanglé dans son uniforme, mais, dessous, il avait le torse enserré dans un corset médical qui lui faisait comme un bréchet proéminent de chapon à l’engraissement. L’effet était accentué par la façon dont ses gros cheveux gris fer, épais, étaient coiffés et par le regard soupçonneux de ses yeux noirs, écartés. Balcazar était de loin le plus vieux membre de l’équipage. Titus n’était pas né qu’il commandait déjà un bâtiment, et s’il était parfaitement clair que son esprit avait jadis été un piège aux mâchoires d’acier, qui avait fait traverser avec une habileté glacée d’innombrables crises mineures à son équipage, il était tout aussi clair que ces jours étaient depuis longtemps révolus ; le piège était à présent une parodie rouillée de lui-même. On parlait ouvertement de son infirmité, et on disait en privé qu’il n’avait plus toute sa tête, et qu’il ferait bien de transmettre les rênes du pouvoir à la nouvelle génération, à un jeune capitaine qui serait dans la force de l’âge quand la Flottille arriverait à destination. Si on attendait trop longtemps, disait-on, ce nouveau capitaine n’aurait pas eu le temps d’acquérir la légitimité nécessaire lorsque ces moments, forcément délicats, se présenteraient. Il y avait eu des votes de censure et non de confiance, et on parlait de retraite forcée pour raisons médicales – pas de véritable mutinerie, bien sûr –, mais le vieux salopard tenait bon. Et pourtant sa position n’avait jamais été plus fragile qu’aujourd’hui. Ses plus dévoués amis avaient commencé à mourir. Titus Haussmann, que Sky ne pouvait encore tout à fait cesser de considérer comme son père, était du nombre. Perdre Titus avait été un rude coup pour le capitaine. Il s’était longtemps reposé sur lui pour ses conseils stratégiques et son jugement du moral de l’équipage. On aurait dit qu’il n’avait pu se faire à la perte de son confident et qu’il était trop content de laisser Sky assumer le rôle de Titus. Le fait que Sky ait été bombardé chef de la sécurité n’était qu’un aspect de l’affaire. Le capitaine l’appelait parfois Titus et non Sky. Celui-ci avait d’abord pensé que c’était un lapsus sans importance, mais après réflexion, c’était beaucoup plus préoccupant que ça. Le capitaine avait pété un fusible, comme on disait familièrement. Les événements se mélangeaient dans sa tête, les événements récents passaient fugitivement devant des fenêtres de clarté. Ce n’était assurément pas la meilleure façon de commander un bâtiment. Sky avait décidé qu’il fallait y remédier. — Nous allons l’accompagner, évidemment, murmura l’un des infirmiers. L’homme, Valdivia, ressemblait tellement à l’autre, Rengo, qu’ils auraient pu être frères. Ils avaient tous les deux les cheveux blancs, presque ras, et un front sillonné de rides qui leur donnait un air perpétuellement inquiet. — Et vous allez faire ça comment ? répondit Sky. La seule navette disponible n’a que deux places. Il indiqua l’appareil qui se trouvait le plus près d’eux, garé sur sa palette de transport. D’autres vaisseaux plus gros étaient rangés alentour, mais soit ils étaient manifestement en cours de révision, soit il leur manquait une pièce ou une autre. Ça faisait partie de la détérioration générale des services ; d’un bout à l’autre du bâtiment, des choses qui avaient été conçues pour durer tout le temps de la mission tombaient prématurément en panne. Le problème n’aurait pas été si grave si les différents vaisseaux de la Flottille avaient pu échanger pièces et compétences, mais c’était impensable dans le climat actuel. — Combien de temps faudrait-il pour rafistoler l’un des plus gros ? demanda Valdivia. — Une demi-journée, en mettant les choses au mieux, répondit Sky. Balcazar avait dû saisir une partie de l’échange, parce qu’il marmonna : — Il n’y aura pas de putain de délai, Haussmann. — Vous voyez ? Rengo fit un bond en avant. — Alors, capitaine, puis-je me permettre ? C’était chaque fois le même rituel. Balcazar poussa un soupir excédé. L’un des infirmiers déboutonna sa tunique, révélant la surface luisante du carcan médical qui vibrait et cliquetait comme un élément d’un système de climatisation dont un clapet aurait été endommagé. Des douzaines de voyants et de cadrans étaient ménagés dans le corset. Des fenêtres révélaient des vaisseaux sanguins pulsatiles. Rengo introduisit dans diverses ouvertures une sonde de son système de diagnostic portatif, et regarda les chiffres qui défilaient sur un écran en hochant lentement la tête, et en faisant parfois la moue. — Quelque chose qui ne va pas ? demanda Sky. — Dès son retour, je veux le voir à la clinique pour un check-up complet, décréta Rengo. — Le pouls est un peu filant, ajouta Valdivia. — Il tiendra. Je vais augmenter la dose de tranquillisant. (Rengo tapota sur le clavier de son système de diagnostic.) Il risque d’être un peu somnolent à l’aller, Sky. Ne laissez pas ces salauds l’énerver, sur l’autre bâtiment, d’accord ? Et ramenez-le ici au moindre signe de tension. — Comptez sur moi. Sky aida le capitaine, qui piquait déjà du nez, à s’installer dans la navette à deux places. Les plus gros appareils n’étaient évidemment pas tous hors service. Mais des personnes présentes, seul Sky avait les compétences techniques nécessaires pour s’en rendre compte. Le départ fut sans histoire. Ils entrèrent dans le sas de décollage, les clips d’amarrage se déconnectèrent, et la navette décrivit une courbe qui l’éloigna du Santiago, des décharges de poussée la propulsant vers sa destination : le Palestine. Le capitaine était assis devant lui, son reflet dans la vitre du cockpit évoquant le portrait officiel d’un despote octogénaire d’un autre siècle. Sky s’attendait à ce qu’il s’endorme, mais il avait l’air assez éveillé. Il lâchait une phrase ampoulée, entrecoupée de quintes de toux, se taisait quelques minutes et recommençait. — Khan était un bougre de crétin téméraire, vous savez… N’aurait jamais dû rester aux commandes après les soulèvements, en 15… Si j’avais pu agir à ma guise, ce putain de sacré bonhomme aurait fini le voyage congelé. Ou largué dans l’espace… Déjà, la perte de masse leur aurait fourni le petit plus qu’ils recherchaient au niveau de la décélération… — Vraiment, capitaine ? — Pas au sens propre du terme, espèce d’abruti ! Combien ça pèse, un homme ? Un dix-millionième de la masse d’un bâtiment comme ça ? Putain, quelle différence ça aurait pu faire ? — Pas beaucoup, capitaine. — Non, hein ! L’ennui, avec vous, Titus, c’est que vous prenez tout ce que je dis au pied de la lettre. Comme un putain de scribe qui serait pendu à mes lèvres, la plume en suspens au-dessus du parchemin ! — Je ne suis pas Titus, capitaine. Titus, c’était mon père. — Comment ? grinça Balcazar en braquant sur lui un regard soupçonneux. Oh, et puis à quoi bon ? Allez au diable ! En réalité, Balcazar était dans un de ses bons jours. Il n’avait pas dérapé dans un délire sans fond. Ça aurait pu être bien pire. Il pouvait être aussi poétiquement abscons qu’un sphinx, quand ça le prenait. Il y avait peut-être eu, à un moment donné, un contexte dans lequel même ses sorties les plus ahurissantes auraient pu avoir un sens, mais pour Sky, ce n’étaient que des délires de vieillard sénile à l’agonie. Ça le laissait froid. Balcazar invitait rarement à répliquer quand il était en mode soliloque. Si Sky lui avait vraiment répondu, ou pire, s’il avait osé discuter un détail infime, insignifiant, du flux verbal de Balcazar, le choc aurait probablement provoqué chez lui plusieurs défaillances organiques, malgré le tranquillisant que Rengo lui avait administré. Ce qui aurait été providentiel, se dit Sky. Au bout de quelques minutes, il dit : — Maintenant, capitaine, je suppose que vous pouvez me dire de quoi il s’agit. — Bien sûr, Titus. Bien sûr. Aussi placidement que s’ils étaient deux amis se remémorant le bon vieux temps en sirotant des pisco sours, le capitaine lui annonça qu’ils allaient assister à un conclave des responsables de la Flottille. Le premier depuis bien des années. Il avait été provoqué par l’arrivée imprévue d’une émulation technique envoyée par le système de Sol. En d’autres termes, un message du pays natal contenant des plans détaillés. C’était le genre d’événement extérieur qui réussissait encore à insuffler à la Flottille un semblant d’unité, malgré l’ambiance de guerre froide. C’était le genre d’envoi qui avait peut-être provoqué l’anéantissement de l’Islamabad, quand Sky était tout petit. Personne ne pouvait encore dire si Khan avait décidé de tremper ses lèvres dans ce calice empoisonné, ou si l’accident résultait simplement d’une sorte de caprice cosmique maléfique. Ce qu’ils avaient reçu, cette fois, était la promesse d’un accroissement de puissance des moteurs, à condition qu’ils procèdent à quelques modifications mineures de la topologie de confinement magnétique. C’était parfaitement sûr, disait le message – ça avait été testé un nombre incalculable de fois sur Terre, avec des répliques des moteurs de la Flottille. Le risque d’erreur était véritablement négligeable à condition de prendre certaines précautions élémentaires… Dans le même temps, un autre message était arrivé. Un message disant : Ne faites pas ça. C’est un piège. Le second message ne disait pas pourquoi on aurait pu vouloir les piéger, mais peu importait : il introduisait un doute suffisant pour conférer à ce conclave un frisson de tension rigoureusement nouveau. Ils se retrouvèrent enfin en contact visuel avec le Palestine, où se tenait le conclave. Un essaim de navettes convergeait vers le bâtiment, amenant les officiers supérieurs des autres vaisseaux. Le choix du lieu de réunion s’était effectué en toute hâte, mais pas sans difficulté. Pourtant, le choix du Palestine s’imposait. Dans toutes les guerres, froides ou non, se disait Sky, les participants avaient toujours intérêt à s’entendre sur un terrain neutre, que ce soit pour négocier, échanger des espions ou – si tout le reste échouait – procéder à la démonstration préalable de nouvelles armes. Ce rôle avait été dévolu au Palestine. — Vous pensez que c’est vraiment un piège, capitaine ? demanda Sky alors que Balcazar sortait vivant d’une de ses quintes de toux. Je veux dire pourquoi feraient-ils ça ? — Pourquoi feraient-ils quoi ? — Essayer de nous détruire, capitaine. En nous faisant parvenir des informations techniques fallacieuses. Qu’auraient-ils à y gagner, sur Terre ? C’est déjà étonnant qu’ils aient pris la peine de nous envoyer quelque chose… — Justement. Ils n’auraient rien à gagner non plus à nous envoyer quelque chose d’utile, cracha Balcazar, comme si cette évidence était au-delà du méprisable. Et ce serait beaucoup plus fatigant que de nous envoyer quelque chose de dangereux. Vous ne comprenez pas ça, petit crétin ? Dieu nous ait tous en Sa sainte garde si un gars de votre génération assume jamais le commandement… Il n’acheva pas sa pensée. Sky attendit qu’il ait fini de tousser, puis que sa respiration sifflante se soit apaisée. — Ils doivent quand même avoir une motivation… — Pure malveillance. Sky savait qu’il s’aventurait en terrain dangereux, mais il tint bon : — La malveillance pourrait tout aussi bien résider dans le message nous avertissant de ne pas appliquer les modifications. — C’est ça, et vous, vous seriez prêt à risquer quatre mille vies pour vérifier la validité de cette lamentable et puérile hypothèse, hein ? — Ce n’est pas à moi qu’incombe la responsabilité de prendre cette décision, capitaine, lui rappela Sky. Tout ce que je dis, c’est que je ne vous envie pas. — Et qu’est-ce que vous y connaissez, à la responsabilité, espèce de petit couillon insolent ? Petit, pour le moment, pensa Sky. Mais un jour… un jour pas trop éloigné, ça pourrait peut-être changer. Il jugea préférable de s’abstenir de répondre. Un silence relatif, troublé par les borborygmes cardiovasculaires du vieillard. Ce qui n’empêchait pas Sky de réfléchir intensément. À une remarque de Balcazar. Il avait dit qu’il aurait mieux valu balancer le mort dans l’espace plutôt que de l’emmener jusqu’au monde de destination. C’était le bon sens même, quand il y réfléchissait. Chaque kilogramme transporté par le vaisseau à la vitesse de croisière interstellaire devrait être décéléré. La masse des vaisseaux frôlait le million de tonnes – dix millions de fois la masse d’un homme, comme le disait très justement Balcazar. Sky savait que d’après les lois de la physique newtonienne, c’était on ne peut plus simple : à puissance de moteurs constante, diminuer la masse du bâtiment permettrait d’accroître d’autant son taux de décélération. Une diminution de la masse d’un pour dix millions, ce n’était pas grand-chose… mais qui disait qu’il faudrait se contenter de la masse d’un seul homme ? Sky réfléchissait à tous les passagers morts que le Santiago transportait : tous ces dormeurs médicalement hors d’état d’être réveillés. Seul le sentimentalisme humain justifiait qu’on les emmène à Journey’s End. De même, d’ailleurs, que l’énorme et pesante machinerie qui les maintenait en hibernation. Elle pourrait être aussi larguée dans l’espace. En y réfléchissant, il commençait à se dire qu’il ne serait pas impossible de gagner des tonnes sur la masse du vaisseau. Présentée comme ça, l’idée paraissait séduisante. Le gain ne serait même pas d’un pour mille. Mais… qui pouvait dire que d’autres dormeurs ne périraient pas au cours des années à venir ? Un millier de choses pouvaient aller de travers. La cryosomnie n’était pas une technique de tout repos… — Bon, Titus, nous ferions peut-être mieux d’attendre et de voir venir, reprit le capitaine, l’arrachant à ses pensées. Ce ne serait pas une si mauvaise approche, hein ? — Attendre et voir venir, capitaine ? Il avait soudain retrouvé une froide clarté, mais Sky savait qu’elle pouvait s’estomper aussi vite qu’elle était réapparue. — Oui. Attendre et voir ce qu’ils vont faire, je veux dire. Ils ont forcément aussi reçu le message, vous comprenez. Ils ont évidemment débattu de la conduite à tenir, mais ils n’ont pu en parler avec aucun d’entre nous. Le capitaine avait l’air assez lucide, mais Sky avait du mal à le suivre. Pour ne pas le lui faire sentir, il dit : — Il y a longtemps que vous n’avez pas parlé d’eux, hein ? — Évidemment. On ne passe pas son temps à papoter, Titus, vous devriez le savoir mieux que personne. Les paroles coulent les navires, et tout ce genre de chose. Ou les font découvrir. — Découvrir, capitaine ? — Eh bien, nous savons tous que nos amis, sur les trois autres bâtiments, ne semblent même pas au courant de leur existence. Nous avons infiltré des espions au plus haut niveau sur les autres bâtiments, et il n’en a jamais été question. — Pouvons-nous en être vraiment sûrs, capitaine ? — Oh, je crois, Titus. — Vraiment, capitaine ? — Évidemment ; vous avez collé l’oreille aux portes, sur le Santiago, non ? Vous savez que l’équipage est au courant de la rumeur du sixième bâtiment, même si la plupart n’y accordent pas foi. Sky masqua sa surprise du mieux qu’il put. — Pour la plupart d’entre eux, le sixième vaisseau n’est qu’un mythe, capitaine. — Et nous avons intérêt à ce que ça reste comme ça. Mais nous, nous savons à quoi nous en tenir. C’était donc vrai, se dit Sky. Après tout ce temps, cette maudite chose existe bel et bien. Au moins dans l’esprit de Balcazar. Et le capitaine semblait parler comme si Titus avait été dans le secret, lui aussi. Et comme le sixième vaisseau constituait un problème de sécurité potentiel – peu importait qu’on en sache très peu à son sujet –, il était parfaitement possible que ç’ait été le cas. Mais Titus était mort avant d’avoir pu passer cette information à son successeur. Sky pensa à Norquinco, son ami du temps où il faisait circuler les trains. Norquinco croyait mordicus à l’existence du sixième vaisseau. Et Gomez n’avait pas été très difficile à convaincre, lui non plus. Il y avait plus d’un an qu’il n’avait parlé à aucun des deux, mais Sky les imaginait là, tout de suite, il les voyait hocher la tête en silence, se délectant de le voir obligé d’avaler cette vérité ; cette chose contre laquelle il s’était élevé avec une telle véhémence. Il n’avait guère pris le temps de réfléchir à cette question depuis leur conversation dans le train, mais il essaya de se rappeler ce que Norquinco leur avait raconté. — La plupart des membres de l’équipage qui accordent foi à la rumeur, dit-il, pensent que tout le monde est mort à bord du sixième bâtiment… qu’il se contente de dériver derrière nous… — Ce qui montre bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Il est invisible, certes – pas de lumières, aucun signe de présence humaine –, mais il se pourrait que ce soit un subterfuge ; que son équipage soit encore en vie, et le manœuvre en douce. Nous ne pouvons évidemment pas savoir ce qui les motive, et nous ignorons encore ce qui s’est passé en réalité. — Ce serait bon à savoir. Surtout maintenant. Sky s’interrompit et prit ce qu’il savait être un risque majeur : — Étant donné la gravité de la situation actuelle, avec ce message technique de la Terre, y a-t-il quelque chose que je devrais savoir à propos du sixième vaisseau – quelque chose qui pourrait nous aider à prendre les bonnes décisions ? À son immense soulagement, le capitaine secoua la tête sans arrière-pensée. — Vous avez vu tout ce que j’ai vu, Titus. Nous ne savons vraiment rien de plus. J’ai peur que ces rumeurs ne résument l’étendue de nos connaissances. — Une expédition réglerait le problème. — Comme vous ne vous lassez jamais de me le dire. Mais envisagez les risques : certes, il est juste dans le rayon d’action de nos navettes. À une demi-seconde-lumière derrière nous, la dernière fois que nous avons effectué un relevé radar précis, mais il a pu se trouver plus près, à un moment donné. Tout serait encore plus simple si nous pouvions refaire le plein d’énergie en arrivant là-bas. Mais… et s’ils ne veulent pas de visites ? Ils ont maintenu l’illusion de non-existence pendant plus d’une génération. Il se pourrait qu’ils soient prêts à se battre pour la préserver. — À moins qu’ils ne soient morts. Certains, à bord, pensent que nous les avons attaqués et effacés des archives. Le capitaine haussa les épaules. — C’est peut-être ce qui s’est passé. Si on pouvait effacer un crime comme ça, on le ferait. Pas vous ? Enfin, il aurait pu y avoir des survivants qui auraient choisi de la jouer profil bas afin de nous réserver la surprise plus tard, au cours du voyage. — Vous pensez que ce message de la Terre pourrait suffire à leur faire rompre le silence ? — Peut-être. Si ça les encourage à jouer avec leur moteur à antimatière, et si le message est vraiment un piège… — Ils vont illuminer la moitié du ciel. Le capitaine eut un ricanement, un son cruel qui sembla donner le signal de l’endormissement. Il passa le reste du voyage à dormir, et le trajet se déroula sans autre incident, mais les idées tournaient à toute vitesse dans la tête de Sky. Il essayait de digérer ce qu’il avait appris. Chaque fois qu’il se le répétait, ça lui faisait l’effet d’une gifle ; la punition pour avoir douté, présomptueux qu’il était, de Norquinco et des autres, qui eux y croyaient. Le sixième vaisseau existait bel et bien. Ce putain de sixième vaisseau existait… Et ça, potentiellement, ça pouvait tout changer. 18 Ils me ramenèrent dans la Mouise. Je me réveillai sur le siège arrière de la cabine qui descendait dans la nuit. La pluie crépitait sur les vitres. L’espace d’un instant, je crus que j’étais toujours avec le capitaine Balcazar. Je l’escortais à travers l’espace vers une réunion à bord d’un autre bâtiment de la Flottille. Les rêves semblaient de plus en plus obsédants, m’attirant plus profondément dans les pensées de Sky, et ils se dissipaient plus difficilement à mon réveil. Mais j’étais avec Waverly, dans la cabine qui descendait vers la Mouise. Je n’étais pas sûr que ça constitue vraiment une amélioration. — Comme vous sentez-vous ? J’ai fait du bon travail, je crois. Il était assis face à moi, un flingue à la main. Je me rappelai l’avoir senti appuyer la sonde sur mon crâne. Je portai la main à ma tête. Au-dessus de mon oreille droite, je palpai un endroit rasé, encore englué de sang, et j’eus l’impression que quelque chose de dur était enkysté sous la peau. Et ça me faisait un mal de tous les diables. — Moi, je dirais que vous manquez de pratique… — L’histoire de ma vie. Cela dit, vous êtes un drôle de client. C’est quoi, ce sang qui coule de votre main ? Est-ce un problème médical dont je devrais être informé ? — Pourquoi ? Qu’est-ce que ça changerait ? Il débattit intérieurement du problème pendant quelques instants. — Probablement rien. Tant que vous pouvez courir, vous ferez l’affaire. — L’affaire pour quoi ? demandai-je en portant à nouveau la main à ma tête. Qu’est-ce que vous m’avez fourré dans le crâne ? — Bon, je vais vous expliquer… Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit particulièrement bavard, mais je commençais à comprendre qu’il leur serait peut-être utile que je sois au courant de certaines choses. Il se souciait probablement moins de moi, et de mon bien-être, que de me savoir dûment informé. L’expérience prouvait que si la proie était au courant de ce qui l’attendait, et de ses maigres chances, l’affaire n’en était que plus distrayante. — Fondamentalement, dit-il d’un ton courtois, c’est du sport. Une sorte de chasse. Nous appelons ça le Grand Jeu. Ça n’existe pas officiellement, pas même dans l’environnement relativement dépourvu de lois du Dais. On en a entendu parler, on en parle, mais toujours avec discrétion. — Qui ça, « on » ? demandai-je, pour dire quelque chose. — Les post-mortels, les immortels, quel que soit le nom que vous voulez leur donner. Ils n’y jouent pas tous, ils n’ont même pas tous envie d’y jouer, mais ils connaissent tous quelqu’un qui y a joué, ou qui a des relations dans le réseau qui rendent tout simplement le Grand Jeu possible. — Ça dure depuis longtemps ? — Depuis sept ans, seulement. On pourrait penser que c’est un contrepoint barbare à l’atmosphère lénifiante qui régnait à Yellowstone avant le déclin. — Barbare ? — Oh, délicieusement, oui. C’est pour ça que nous l’adorons. Le Grand Jeu n’a rien de subtil ou de compliqué, d’un point de vue méthodologique ou psychologique. Il doit pouvoir être organisé à très bref délai, n’importe où dans la ville. Il y a des règles, naturellement, mais il ne faut pas faire le voyage chez les Schèmes Mystifs pour les comprendre. — Parlez-moi de ces règles, Waverly. — Bah, inutile de vous en soucier, Mirabel. Vous n’aurez qu’une chose à faire : courir. — Et puis ? — Mourir. Mais bien, hein, ajouta-t-il gentiment, comme un oncle bienveillant. C’est tout ce que nous vous demandons. — Pourquoi faites-vous ça ? — Ah, Mirabel… Prendre la vie procure une excitation très spéciale. Le faire quand on est immortel élève l’acte à un niveau tout à fait différent. Il le sublime. (Il marqua une pause, comme s’il remettait de l’ordre dans ses idées.) Nous ne saisissons pas vraiment la nature de la mort, même en ces temps difficiles ; mais le fait de prendre une vie – surtout la vie d’un être mortel, donc disposant déjà d’une conscience aiguë de la mort – nous permet de lui donner un sens, par procuration. — Vous ne chassez donc jamais d’immortels ? — Normalement, non. Nous sélectionnons généralement nos proies dans la Mouise. Nous choisissons des sujets à peu près sains. Nous voulons qu’ils nous en donnent pour notre argent, bien sûr, que la chasse en vaille la peine. Et nous ne reculons pas devant l’idée de leur donner à manger avant. Il m’expliqua que le Grand Jeu était financé par un réseau clandestin de souscripteurs. Du Dais, essentiellement, mais aussi, d’après certaines rumeurs, des carrousels les plus permissifs encore habités de la Ceinture de Rouille, ou de certaines colonies de Yellowstone, comme Loreanville. Aucun membre du réseau n’en connaissait plus d’une poignée d’autres, et leur véritable identité était dissimulée derrière un système élaboré d’artifices et de subterfuges, afin qu’aucun souscripteur ne risque d’être révélé au grand jour par ceux du Dais qui affectaient encore une sorte de civisme décadent. Les parties de chasse étaient organisées sans préavis. Un petit nombre de souscripteurs étaient alertés et se réunissaient dans des parties désaffectées du Dais. Ces nuits-là – la veille, au plus tôt –, une victime était dénichée dans la Mouise et préparée. Les implants étaient un perfectionnement récent. Ils permettaient à un plus grand nombre de souscripteurs de suivre le déroulement de la chasse, ce qui boostait énormément les revenus potentiels. D’autres souscripteurs contribueraient à la couverture de la chasse, se risquant dans la Mouise pour procurer des images vidéo au Dais, ceux qui obtenaient les plus spectaculaires touchant un cachet. Les règles du jeu – qui étaient plus strictement appliquées que les véritables lois encore en vigueur dans la cité – définissaient les paramètres de la chasse, les armes et les systèmes de poursuite autorisés, autrement dit les limites hors desquelles la mise à mort ne serait plus considérée comme honnête et loyale. — Il n’y a qu’un problème, dis-je. Je ne suis pas de la Mouise. Je ne connais pas la ville. Je ne suis pas sûr que vous en ayez pour votre argent. — Oh, ça ira. Vous aurez une bonne avance sur les chasseurs. Et, pour être franc, le fait que vous ne soyez pas d’ici est plutôt une bonne chose. Les gens du coin connaissent beaucoup trop de raccourcis et de cachettes. — Ça, ce n’est vraiment pas sportif. Waverly, il y a une chose que je veux que vous sachiez. — Oui ? — Je reviendrai vous tuer. Il se mit à rigoler. — Pardon, Mirabel. Mais si vous saviez combien de fois j’ai entendu ça… La cabine se posa, la porte s’ouvrit et il m’invita à descendre. Je me mis à courir alors que la télécabine remontait vers le Dais. La lumière décrut. Ce ne fut bientôt plus qu’un petit point perdu dans la voie lactée de lumières aériennes. Et puis, très vite, d’autres cabines descendirent comme des lucioles. Pas directement vers moi – ce n’aurait pas été sport –, mais assurément vers la partie de la Mouise où je me trouvais. Le Grand Jeu avait commencé. Je continuai à courir. Si la région de la Mouise où le gamin du rickshaw m’avait laissé n’était pas sûre, celle-ci était encore d’un autre genre : un territoire tellement dépeuplé qu’il ne pouvait même pas être qualifié de dangereux. Sauf quand vous vous retrouviez mêlé à une chasse de nuit. Aucun feu ne brûlait dans les niveaux inférieurs, les rues étaient encore plus délabrées ici que partout ailleurs. Le revêtement en était fendu, convulsé comme un ruban de caramel, ou bien la chaussée disparaissait carrément sous l’eau. Il faisait noir comme dans un four, et je devais regarder à chaque pas où je mettais les pieds. Waverly m’avait fait une sorte de faveur en assourdissant la lumière intérieure de la cabine pendant la descente, afin que ma vue s’adapte au moins à l’obscurité, mais je n’éprouvais pas un sentiment de gratitude renversant. Je courais en regardant par-dessus mon épaule les cabines qui descendaient, tombant derrière les structures les plus proches. Les véhicules étaient assez près, maintenant, pour que je voie leurs occupants. Je ne sais pourquoi, j’avais supposé que seuls l’homme et la femme me chasseraient, mais ce n’était manifestement pas le cas. J’ignorais comment l’affaire était gérée par le réseau, mais peut-être était-ce simplement leur tour de trouver une victime, et dans ce cas j’étais arrivé à point nommé. Était-ce ainsi que j’allais mourir ? me demandai-je. J’avais failli y rester des douzaines de fois pendant la guerre ; et encore autant au service de Cahuella. Reivich avait essayé de me tuer au moins deux fois, et il avait bien failli réussir. J’avais toujours ressenti quelque chose comme du respect pour mes adversaires, j’avais chaque fois plus ou moins accepté de les combattre, et donc admis ce que le destin me réservait. Mais ce qui m’arrivait là, maintenant, à aucun moment je ne l’avais choisi. Chercher un abri, pensai-je. J’étais entouré de bâtiments, même si on ne voyait pas immédiatement comment y pénétrer. Mes mouvements seraient limités, une fois que je serais à l’intérieur, mais si je restais au-dehors, les chasseurs auraient toutes les occasions qu’ils voudraient de me tirer à vue. Et je me cramponnais à l’idée – que rien ne venait étayer – que le transmetteur implanté dans ma tête ne fonctionnerait peut-être pas aussi bien si j’étais planqué. Je me disais aussi que le combat rapproché n’était pas le genre de jeu que mes poursuivants recherchaient véritablement ; ils préféreraient sûrement me tirer de loin, en terrain découvert. Dans ce cas, je me ferais un plaisir de les décevoir, même si ça ne me faisait gagner que quelques minutes. Je pataugeai dans l’eau jusqu’aux genoux, aussi vite que je le pus, vers le côté non éclairé du bâtiment le plus proche, une structure fuselée qui montait sur sept ou huit cents mètres avant de devenir mutante et de se déployer en éventail dans le Dais. Contrairement à certaines autres, celle-ci avait subi des dégâts considérables au niveau de la rue. Elle était crevassée, grêlée comme un arbre frappé par la foudre. Certaines ouvertures n’étaient que des niches, mais d’autres devaient s’enfoncer plus profondément dans le cœur mort de la structure, et de là je pourrais peut-être accéder aux niveaux supérieurs. Un faisceau lumineux rude et bleu faucha la façade dévastée. Accroupi dans l’eau, de sorte que j’en avais jusqu’à la poitrine, immergé dans une puanteur renversante, j’attendis que le projecteur se détourne. J’entendais des voix, à présent, monter comme une meute de chacals en rut. Des formes humaines s’intercalaient entre les bâtiments les plus proches, s’interpellaient, les bras chargés des instruments de meurtre autorisés par le Grand Jeu. Quelques coups de feu tirés au hasard criblèrent le bâtiment, projetant des éclats de maçonnerie calcifiée dans l’eau. Une autre tache de lumière commença à balayer la paroi, passant à quelques pouces à peine de mon crâne. J’inspirai une bonne goulée d’air et m’enfonçai dans l’eau. Je n’y voyais rien, évidemment, mais ce n’était pas un handicap. Je longeai la façade du bâtiment à tâtons jusqu’à un endroit où la paroi s’incurvait abruptement vers l’intérieur. La tête toujours sous l’eau, j’entendis encore quelques coups de feu, puis des bruits d’éclaboussure. J’eus envie de vomir. Et puis je repensai au sourire de l’homme qui avait organisé ma capture et je me rendis compte que je voulais qu’il meure en premier. D’abord Fischetti, ensuite Sibylline. Et puis je tuerais Waverly, tant que j’y étais, et je démonterais pièce par pièce tout le dispositif du Jeu. Je sus en cet instant que je les haïssais encore plus que je ne haïssais Reivich. Mais je lui réglerais son compte, à lui aussi. Toujours agenouillé sous l’eau, je crispai les poings autour des bords de l’ouverture et me hissai à l’intérieur du bâtiment. Je n’aurais pas pu rester sous l’eau davantage. Je me projetai si brutalement vers le haut, avec tant de rage et de soulagement, que je manquai hurler alors que l’air se ruait dans mes poumons. En dehors de mes hoquets, je fis aussi peu de bruit que possible. Je trouvai une corniche relativement sèche et m’extirpai de la bouillasse. Je restai allongé là pendant de longs moments, jusqu’à ce que mon souffle se calme et que l’oxygène irrigue suffisamment mon cerveau pour qu’il se remette à penser au lieu de se contenter de me maintenir en vie. Dehors, les voix et les coups de feu étaient plus forts. Sporadiquement, une lumière bleue pénétrait par des fentes du bâtiment, me poignardant les yeux. Lorsque l’obscurité revint, je regardai en l’air et vis quelque chose. C’était à peine perceptible. Je n’aurais jamais imaginé qu’un objet visible puisse être aussi peu perceptible. J’avais lu que la rétine humaine était en principe capable de percevoir deux ou trois photons isolés, à condition que les conditions de sensibilité idoines soient atteintes. J’avais aussi rencontré des soldats qui prétendaient avoir une vision nocturne exceptionnelle ; ces hommes passaient tout leur temps dans l’obscurité, de peur de perdre leur accoutumance. Je n’avais jamais été de ceux-là. Ce que je voyais était une cage d’escalier, ou le squelette effondré de ce qui avait jadis été une cage d’escalier ; une chose en spirale, traversée par des étais, qui franchissait un palier et montait plus haut, vers un trou irrégulier baigné par une faible lueur. — Il est à l’intérieur. Il y a des traces thermiques, là, dans l’eau. C’était la voix de Sibylline, ou d’une femme qui parlait comme elle, avec le même aplomb arrogant. Et puis un homme prit la parole, d’un ton assuré : — C’est bizarre, pour un gars de la Mouise. Ils n’aiment pas les intérieurs, généralement. Trop d’histoires de fantômes. — Ce ne sont pas des histoires de fantômes. Il y a des porckos là-dedans. Nous avons intérêt à faire attention, nous aussi. — Comment allons-nous entrer ? Je n’ai pas envie de plonger dans l’eau, quelle que soit la mise à prix. — J’ai des cartes structurelles de l’immeuble. Il y a une autre entrée, derrière. Mais nous avons intérêt à nous dépêcher. L’équipe de Skamelson n’est qu’à un pâté de maisons d’ici, et ils ont de meilleurs sniffeurs. Je me relevai sur la corniche et m’approchai de l’escalier en ruine. Il faisait de plus en plus clair. Je vis qu’il montait à dix ou quinze mètres au-dessus de ma tête avant de disparaître dans un plafond qui faisait comme un ventre. On aurait plus dit un diaphragme viscéral qu’un objet d’architecture. Ce que je ne pouvais pas dire, compte tenu de mon acuité visuelle, c’était à quelle distance se trouvaient mes poursuivants, ou si l’escalier était solide. S’il s’effondrait sous mon poids, je tomberais dans l’eau, mais elle n’était pas assez profonde pour que je m’en tire indemne. Au mieux, j’en sortirais estropié. Je grimpai quand même en utilisant la rampe, ou ce qui en restait, franchissant tant bien que mal les trous dans les marches, ou les endroits où il n’y avait plus de marches du tout. L’escalier grinçait, mais je continuai – même quand une marche sur laquelle je venais de faire porter mon poids se brisa et tomba dans l’eau. Alors, en dessous de moi, la pièce s’emplit de lumière et des silhouettes vêtues de noir émergèrent par un trou dans le mur en pataugeant dans l’eau. Je les voyais assez nettement : Fischetti et Sibylline, masqués et transportant un arsenal suffisant pour livrer une petite guerre. Je m’arrêtai sur le palier. Il faisait noir, mais je réussis à distinguer dans les ténèbres des détails qui évoquaient des fantômes cristallisés. Je pensais aller à droite ou à gauche plutôt que vers le haut, sachant que je devais me décider rapidement, et que la chose à éviter était de me retrouver coincé dans un cul-de-sac. Puis quelque chose émergea des ténèbres, devant moi. J’étais accroupi, et je crus d’abord que c’était un chien, mais c’était beaucoup trop gros, et la face aplatie rappelait beaucoup plus un museau de cochon. Le cochon commença à se dresser sur ses pattes de derrière, aussi haut que le plafond, qui était très bas, le permettait. La carcasse était plus ou moins humaine, mais il avait à chaque main un jeu de cinq pieds de cochon, crispés pour l’heure sur une arbalète, il portait une tenue plus ou moins moulante, faite de choses qui ressemblaient à des bouts de cuir et des pièces de métal grossièrement ouvragé, un peu comme une armure médiévale. Son faciès livide et dépourvu de poils tenait de l’homme et du cochon, avec juste ce qu’il fallait des deux pour que l’ensemble soit profondément dérangeant. Ses yeux étaient deux petites flaques noires de néant, et sa bouche affichait un sourire glouton que rien ne semblait devoir effacer. Un porcko, évidemment. Derrière, je vis surgir deux autres bestiaux, à quatre pattes comme le premier. La façon dont leurs pattes arrière étaient articulées paraissait rendre la marche pour le moins difficile. Je poussai un cri et balançai violemment mon pied dans la face du porcko. Il tomba en arrière avec un grognement de colère, lâchant son arbalète. Mais les deux autres étaient armés, eux aussi : ils tenaient de longs poignards à lame incurvée. Je saisis l’arbalète tombée à terre en faisant des vœux pour qu’elle marche. — Reculez ! Putain, reculez ! Foutez le camp ! Le porcko auquel j’avais flanqué un coup de pied se remit sur ses pattes de derrière. Il jouait des mâchoires comme s’il essayait de parler, mais il ne parvenait à émettre qu’une série de reniflements. Puis il tendit les pattes vers moi, ses sabots se refermant dans le vide juste devant mon visage. Je tirai. Le carreau se ficha dans la patte du porcko. Il poussa un couinement et tomba à la renverse. Je regardai le sang suinter de sa blessure, d’un rouge presque lumineux. Les deux autres porckos s’avancèrent vers moi, mais je reculai tant bien que mal, sans lâcher l’arbalète. Je sortis un carreau de la réserve ménagée dans l’arme, le mis en place à tâtons et réarmai le mécanisme. Les porckos hésitèrent, puis choisirent de s’occuper de leur compagnon blessé et le tirèrent dans l’obscurité en poussant des reniflements hargneux. Je me figeai un instant, puis repris mon ascension en espérant arriver au trou avant que les porckos ou les chasseurs ne me rattrapent. Je faillis réussir. Sibylline me repéra la première et poussa des cris de rage ou de jubilation. Elle leva la main et son petit pistolet apparut. Presque simultanément, l’éclair de la décharge baigna la pièce d’une blancheur si éclatante que je fus ébloui. Le premier tir pulvérisa l’escalier en dessous de moi, toute la structure s’écrasant comme une tempête de neige en spirale. Sibylline évita les débris qui s’abattaient sur elle et tira une seconde fois. J’étais à moitié passé par le trou du plafond et je cherchai frénétiquement une prise avec mes mains. Je sentis une décharge me mordre la cuisse, doucement au début, puis la douleur s’épanouit comme une fleur à l’aube. Je lâchai l’arbalète. Elle dégringola le long de l’escalier, jusqu’au palier, où je vis un porcko sortir des ténèbres et s’en emparer avec un grognement de triomphe. Fischetti leva sa propre arme et lâcha une nouvelle décharge qui détruisit ce qui restait de l’escalier. S’il avait mieux visé – ou si j’avais réagi moins vite – la décharge m’aurait emporté les jambes. Au lieu de ça, refusant la souffrance, je m’étais hissé sur le plafond et y restai parfaitement immobile. Je n’avais pas idée du genre d’arme que la femme avait utilisée ; j’ignorais si j’avais été atteint par un projectile, une pulsation de lumière ou de plasma, et n’avais aucune idée de la gravité de la blessure. Il était probable que je saignais, mais mes vêtements et la surface sur laquelle je gisais étaient tellement détrempés que je ne pouvais dire ce qui était du sang et ce qui était de la pluie. L’espace d’un moment, ça n’eut plus aucune importance. Je leur avais échappé, le temps au moins qu’ils réussissent à monter à ce niveau du bâtiment. Ils avaient des plans de la construction, et s’il y avait un moyen d’arriver jusque-là, ça ne prendrait pas longtemps. — Levez-vous, si vous pouvez, dit une voix calme. Une voix que je ne connaissais pas. Et elle venait d’un peu au-dessus de moi. — Vite ! Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Ah, attendez. Je pense que vous ne pouvez pas me voir… C’est mieux, là ? L’espace d’un instant, je fus aveuglé par une soudaine lumière. Puis je réussis à distinguer une femme, dressée au-dessus de moi, vêtue, comme les autres joueurs du Dais, de tous les tons de noir, avec des bottes à talons d’une hauteur extravagante, une houppelande qui frôlait le sol et remontait derrière sa nuque, lui encerclant la tête, elle-même englobée dans un casque qui était moins une protection qu’une sorte de résille ou de gaze, et des lunettes pareilles aux yeux à facettes des insectes qui lui couvraient la moitié de la figure. Ce que je voyais de son visage, dans tout ça, était si pâle qu’il était littéralement blanc, comme un croquis à l’encre qui n’aurait jamais été teinté. Un tatouage noir barrait chaque joue en diagonale et rejoignait ses lèvres, d’un rouge presque noir, genre rouge de cochenille. D’une main, elle tenait un énorme flingue dont le canon noirci par les décharges d’énergie était braqué sur ma tête. Mais elle n’avait pas l’air de m’en vouloir spécialement. Son autre main, gantée de noir, était tendue vers moi. — Vous feriez mieux de vous remuer, Mirabel. À moins que vous n’ayez l’intention de mourir ici. Elle connaissait le bâtiment. Cette partie, du moins. Nous n’eûmes pas à aller loin. Ce qui valait mieux, parce que la marche n’était pas vraiment mon truc pour le moment. Je parvenais tout juste à me traîner en faisant reposer l’essentiel de mon poids sur un mur afin de soulager ma jambe blessée. Ce n’était ni élégant, ni rapide. Et je savais que je ne pourrais pas poursuivre cet exercice sur plus de quelques dizaines de mètres avant de succomber à une hémorragie, au choc ou à la fatigue. Elle me fit encore monter un étage, et nous émergeâmes dans l’air nocturne. Un air frais et propre, et je mesurai à quel point je m’étais empli les poumons de crasse au cours des dernières minutes. Quand elle me montra une petite cabine garée dans une sorte de niche pleine de gravats creusée sur le flanc du bâtiment, l’idée me vint, fugitive, que j’allais peut-être m’en sortir. — Pourquoi faites-vous ça ? demandai-je. Avant de répondre, elle prit le temps de sous-vocaliser un ordre. Le véhicule s’anima avec une secousse et glissa vers nous, ses grappins rétractés trouvant des points d’ancrage parmi les débris pendouillants fixés au plafond de la grotte. — Parce que le Jeu, ça pue, dit-elle enfin. Les Joueurs croient avoir le support tacite du Dais tout entier, mais ce n’est pas le cas. Peut-être dans le temps, quand ce n’était pas encore aussi barbare, mais plus maintenant. Je m’affalai sur le siège arrière de la cabine et je constatai que mon pantalon était couvert de sang. On aurait dit de la rouille. Mais l’hémorragie semblait avoir cessé, et bien que je me sente la tête vide, comme si j’étais ivre, mon état n’avait pas empiré au cours des dernières minutes. Pendant qu’elle prenait place aux commandes et allumait le tableau de bord, je dis : — Parce qu’il y a eu une époque où le Jeu n’était pas barbare ? Elle posa ses mains gantées sur deux manettes jumelles de laiton, les poussa en avant, et je sentis que la cabine sortait de la grotte, accompagnée par le chuintement des bras télescopiques qui se déployaient. — Au début, oui, répondit-elle enfin. Juste après la peste. Les victimes étaient des criminels. Ou des gars de la Mouise surpris dans le Dais. Des meurtriers, des violeurs ou des pillards. — Je vois. Ça justifiait tout. — Je ne dis pas ça. Absolument pas. Mais au moins, il y avait une sorte d’équilibre moral. Ces gens étaient de la racaille. Et ils étaient pourchassés par de la racaille. — Et maintenant ? — Je vous trouve bien bavard, Mirabel. La plupart des gens qui ont reçu ce genre de décharge n’ont pas envie d’articuler autre chose que des cris. Pendant qu’elle parlait, nous quittâmes la grotte et, l’espace d’un moment, je sentis que nous descendions en chute libre, ce qui me mit le cœur au bord des lèvres, mais les bras trouvèrent un câble, rectifièrent la trajectoire, et nous commençâmes à monter. — En réponse à votre question, reprit-elle, les organisateurs commencèrent à avoir du mal à trouver des proies convenables ; alors ils se montrèrent un peu moins… comment dire ? Ils se montrèrent moins regardants. — Je comprends, dis-je. Je comprends, parce que tout ce que j’ai fait, c’était commettre l’erreur de m’aventurer dans la mauvaise partie de la Mouise. Au fait, qui êtes-vous ? Et où m’emmenez-vous ? Elle leva une main, enleva son casque de gaze, ses lunettes à facettes, et tourna la tête vers moi. — Je m’appelle Taryn, dit-elle. Mais mes amis du mouvement des saboteurs m’appellent Zebra. Je réalisai que je l’avais vue au début de la soirée, parmi les clients du piton. Elle m’avait paru belle et exotique, à ce moment-là, mais elle l’était bien plus maintenant. Belle et réellement étrange, peut-être à peine humaine. Sa peau était, selon les endroits, d’une blancheur crayeuse ou d’un noir d’ébène. Des rayures lui couvraient le front et les pommettes, et d’après ce que j’avais vu au restaurant, une vaste portion du reste de sa personne. Certaines, noires, partaient du coin des yeux, comme un mascara flamboyant appliqué avec une précision maniaque. Ses cheveux étaient une crête noire, raide, qui lui courait probablement tout le long du dos. — Je crois, Zebra, n’avoir jamais rencontré quelqu’un comme vous… — Ce n’est rien, dit-elle. Certains de mes amis me trouvent plutôt conservatrice. Ils disent que je n’ai pas le goût du risque. Vous n’êtes pas de la Mouise, hein, monsieur Mirabel ? — Vous connaissez mon nom. Que savez-vous d’autre à mon sujet ? — Pas tout ce que j’aimerais savoir. Elle ôta sa main des commandes, ayant mis l’engin en mode pilotage automatique, afin qu’il choisisse lui-même sa trajectoire dans les espaces dégagés du Dais. — Vous ne devriez pas conduire cette chose ? — C’est sans danger, Tanner, croyez-moi. Le système de commande de la cabine est assez intelligent – presque aussi futé que les machines que nous avions avant la peste. Mais avec ce genre de véhicule, mieux vaut ne pas trop traîner au ras du sol, dans la Mouise. — Je vous ai posé une question… — Nous savons que vous êtes arrivé en ville portant des vêtements donnés par les Mendiants de Glace, et qu’il y avait un homme du nom de Tanner Mirabel chez eux. (J’étais sur le point de demander à Zebra comment elle savait tout cela, mais elle ne m’en laissa pas le temps.) Ce que nous ignorons, c’est s’il ne s’agit pas d’une identité minutieusement fabriquée dans un but ou un autre. Comment êtes-vous tombé entre leurs mains, Tanner ? — J’étais intrigué, dis-je. Je ne savais pas grand-chose de la stratification sociale à Yellowstone. Je voulais aller dans le Dais, et je ne savais absolument pas comment m’y prendre… — Et pour cause. Il n’y a pas moyen d’y aller. — Et vous, comment vous êtes-vous retrouvée là ? — Grâce à Waverly. (Elle me regarda de ses yeux noirs, profonds, en fronçant les sourcils, faisant se contracter les rayures d’un côté de son visage.) Je ne sais pas s’il vous a dit son nom… Waverly est le type qui vous a estourbi d’un coup de rayon. — Vous le connaissez ? Elle hocha la tête. — C’est l’un des nôtres. Ou du moins, il a des sympathies pour notre mouvement, et nous avons des moyens de nous assurer de son concours. Il a des goûts particuliers que nous savons satisfaire… — Il m’a dit qu’il était sadique, mais j’ai cru qu’il me charriait. — Ça n’a rien d’une blague, croyez-moi. Une vague de douleur parcourut ma jambe. Je tiquai. — C’est lui qui vous a dit mon nom ? — Oui. Avant ça, nous n’avions seulement jamais entendu parler de Tanner Mirabel. Mais une fois que nous avons un nom, nous pouvons remonter la filière et retracer un itinéraire. Ce qui n’a pas donné grand-chose, cela dit. Soit il a menti, ce que je n’exclus pas… soit vos souvenirs sont vraiment confus. — J’ai souffert d’amnésie du réveil. C’est pour ça que j’ai passé un moment chez les Mendiants. — Waverly semblait penser que c’était plus profond que ça. Il se pourrait que vous ayez quelque chose à cacher. Est-ce possible, Tanner ? Si je dois vous aider, je préférerais pouvoir vous faire confiance. — Je suis bien celui que vous pensez, répondis-je, ce qui paraissait être tout ce que je pouvais dire pour le moment. La chose étrange étant que je n’étais pas tout à fait sûr de me croire moi-même. C’est alors qu’il se passa quelque chose de bizarre : une discontinuité dure, brutale, dans mes pensées. J’étais encore conscient ; je me voyais assis dans la cabine de Zebra ; je voyais bien que nous nous déplacions à travers Chasm City, de nuit, et je savais qu’elle m’avait sauvé de la petite partie de chasse de Sibylline. J’étais conscient d’avoir mal à la jambe, mais la douleur s’était réduite, à ce moment-là, à une palpitation assourdie et peu confortable. Et pourtant, un fragment de la vie de Sky Haussmann venait de se révéler à moi. Les épisodes précédents s’étaient produits alors que j’étais inconscient, sous forme de rêves orchestrés. Celui-ci venait d’exploser, pleinement formé, dans mon esprit. L’effet était troublant, déconcertant. Il avait interrompu le cours normal de mes pensées à la façon d’une décharge électromagnétique qui serait momentanément entrée en interférence avec un système informatique. L’épisode ne fut pas long, heureusement. Sky était toujours avec Balcazar (Jésus ! me dis-je. Je me souvenais même du nom des acteurs !). Ils étaient encore dans l’espace ; ils se rendaient au conclave, à bord de l’autre bâtiment, le Palestine. Que s’était-il passé, la dernière fois ? Ah oui : Balcazar avait dit à Sky qu’il y avait bel et bien un sixième vaisseau, un vaisseau fantôme. Celui que Norquinco avait appelé le Caleuche. Le temps qu’il tourne et retourne cette révélation dans sa tête, l’examinant sous tous les angles, ils étaient presque arrivés. Le Palestine était devant eux, énorme, et il ressemblait beaucoup au Santiago – tous les bâtiments de la Flottille avaient été plus ou moins construits selon le même schéma –, mais la coque rotative n’était pas tout à fait patinée de la même façon. Le Palestine se trouvait beaucoup plus loin de l’Islamabad quand il avait disparu en fumée, et l’éclair d’énergie avait été affaibli selon la loi du carré inverse de la propagation des radiations, au point de n’être plus qu’une brise chaude et non plus le flux meurtrier qui avait pyrogravé l’ombre de sa mère sur la peau de son propre vaisseau. Ils avaient eu leurs problèmes, évidemment. Il y avait eu des atteintes virales, psychotiques, des soulèvements, et il était mort autant de dormeurs à bord de ce vaisseau qu’à bord du Santiago. Il pensa au fardeau que devaient représenter ces morts ; ces corps glacés disposés le long de son épine dorsale comme autant de fruits pourris. Une voix rauque se fit entendre : « Vol diplomatique TG5, transfert des commandes au Palestine pour manœuvre d’accostage. » Sky fit ce qu’on lui demandait. Il y eut une embardée alors que le gros vaisseau prenait les commandes de la navette et lui dictait une trajectoire d’approche avec, apparemment, un souci minimal du confort de ses occupants. Un couloir d’approche orange fluo apparut sur le pare-brise du poste de pilotage, comme surgi du néant. Le fond d’étoiles commença à tournoyer ; ils se déplaçaient selon le même schéma rotatif que le Palestine, à présent, glissant vers une soute-parking ouverte. Des silhouettes en uniformes étranges planèrent à leur rencontre, pointant vers eux des armes dans une attitude qui n’était pas empreinte de la plus parfaite courtoisie diplomatique. Il se tourna vers Balcazar alors que la navette se dirigeait vers une place de parking. — Capitaine ? Nous sommes arrivés. — Comment… Euh… ? Et merde, Titus… Je dormais ! Sky se demanda ce que son père pensait du vieillard. Et s’il avait jamais envisagé de le tuer. Ce qui, se dit-il, ne présenterait pas de difficultés insurmontables. 19 — Tanner ? Secouez-vous ! Je ne tiens pas à ce que vous tombiez dans les pommes ! Nous approchions d’un bâtiment – si tant est que l’on puisse qualifier cela de bâtiment. On aurait plutôt dit un arbre enchanté, avec ses énormes branches convulsées, trouées de fenêtres, et ses plates-formes d’atterrissage pour télécabines greffées un peu partout. Zebra nous guida sans hésitation le long des câbles qui passaient entre les branches principales, comme si elle avait effectué cette approche des milliers de fois. Je baissai les yeux et pus apercevoir, à travers des épaisseurs affolantes de branches, les lumières de la Mouise, si loin en dessous que j’en eus le vertige. Zebra occupait un appartement dans le Dais, vers le centre-ville, près de la limite intérieure du dôme qui entourait le gouffre bouillonnant ouvert dans la croûte de Yellowstone. Nous avions effectué un certain parcours autour du gouffre, et de la plate-forme d’atterrissage je voyais la petite accolade argentée du piton qui se projetait à l’horizontale sur un kilomètre, loin en dessous de nous et de l’autre côté de l’immense courbe du gouffre. Je jetai un coup d’œil dans les profondeurs à la recherche de deltaplanes fluorescents ou de plongeurs faisant le grand saut dans le brouillard, mais je n’en vis aucun. — Vous vivez toute seule ici ? demandai-je, avec ce que j’espérais être une note de curiosité polie, quand elle m’eut fait entrer chez elle. — Maintenant, oui, répondit-elle très vite, presque du tac au tac. Avant, j’habitais avec ma sœur, Mavra, ajouta-t-elle. — Et elle est partie ? — Elle s’est fait tuer, répondit-elle, laissant le temps à cette réplique de faire son effet. Elle s’est trop approchée des gens qu’il ne fallait pas. — Je suis désolé, fis-je, à court d’inspiration. C’étaient des chasseurs, comme Sibylline ? — Pas exactement, non. Elle s’interrogeait sur des sujets qu’elle aurait mieux fait d’éviter et elle a posé des questions gênantes aux gens qu’il ne fallait pas, mais ça n’avait pas de rapport direct avec le Grand Jeu. — Que s’est-il passé, alors ? — Pourquoi ça vous intéresse tellement ? — Je ne suis pas précisément un ange, Zebra, mais je n’aime pas l’idée qu’on puisse mourir rien que parce qu’on a été trop curieux. — Alors vous feriez mieux d’éviter de poser les questions qu’il ne faut pas. — À quel sujet, exactement ? Elle poussa un soupir comme si elle regrettait le tour que prenait notre conversation. — Il y a une substance… — L’Onirozène ? — Vous connaissez ? ! — Je l’ai vu utiliser, mais c’est à peu près tout ce que je sais à ce sujet. Sibylline s’en est administré une dose en ma présence, mais je n’ai pas remarqué de changement dans son comportement. Qu’est-ce que c’est, au juste ? — C’est compliqué, Tanner. Mavra n’avait rapproché que quelques pièces du puzzle quand ils lui ont réglé son compte. — C’est une sorte de drogue, en tout cas. — C’est beaucoup plus qu’une drogue. Écoutez, on ne pourrait pas parler d’autre chose ? J’ai du mal à surmonter sa disparition, et là, vous ne faites que remuer le couteau dans la plaie. Je hochai la tête, préférant laisser passer pour le moment. — Vous étiez proches, hein ? — Oui, répondit-elle comme si j’avais mis le doigt sur un profond secret de leur relation. Mavra adorait cet endroit. Elle disait que c’était de là qu’on avait la plus belle vue sur la ville, en dehors du piton. Où nous n’aurions jamais pu nous permettre de prendre un repas, d’ailleurs… — Vous ne vous en sortez pas trop mal. Si vous aimez les hauteurs… — Pourquoi, vous n’aimez pas ça, Tanner ? — Je suppose qu’on doit s’y faire. L’appartement de Zebra était suspendu à deux kilomètres au-dessus de la Mouise et relié aux niveaux inférieurs du Dais par des câbles verticaux, des troncs évidés et autres rameaux. Il épousait les circonvolutions de l’une des branches principales. Plutôt qu’une habitation humaine, on aurait dit la tanière d’un animal, avec ses boyaux. Elle me conduisit dans ce qui devait être le salon, et j’eus l’impression de me retrouver dans l’estomac d’une gigantesque maquette anatomique. Les murs, le plancher et le plafond étaient mollement lovés les uns dans les autres. Les surfaces horizontales avaient été créées en tranchant dans le tissu du bâtiment, et il avait fallu réaliser des niveaux différents, reliés par des marches et des plans inclinés. Les murs et le plafond étaient rigides, mais d’une nature organique, dérangeante, tantôt veinés, tantôt ornés de tavelures irrégulières. Je remarquai à un endroit une sorte de sculpture in situ qui avait dû coûter très cher : trois personnages grossièrement ébauchés en train de sortir du mur, cramponnés, bec et ongles, à la paroi comme pour s’en échapper, ou comme des nageurs qui auraient essayé de fuir un raz de marée à la nage. L’essentiel de leur corps était noyé dans le mur ; on ne voyait qu’une partie de leur visage ou des bouts de leurs membres. Le tout ne manquait pas d’une certaine force. — Vous avez des goûts artistiques assez uniques, Zebra, dis-je. Je pense que ça me donnerait des cauchemars… — Ce n’est pas de l’art, Tanner. — Quoi ? !… Vous… vous voulez dire que c’étaient vraiment des gens ? — Et encore bien réels, selon certains critères. Pas vivants, mais pas exactement morts non plus. Plutôt comme des fossiles. Enfin, des fossiles d’une structure tellement complexe qu’on pourrait quasiment dessiner le circuit des neurones. Je ne suis pas la seule à en avoir, mais personne ne veut les exciser pour le cas où quelqu’un trouverait un moyen de les ramener à leur état antérieur. Alors nous vivons avec. Il y a un certain temps, personne n’aurait voulu partager une chambre avec eux, et puis j’ai entendu dire que c’était devenu du dernier chic d’en avoir quelques-uns dans son appartement. Au point qu’il y a un type, dans le Dais, qui en fait des faux pour ceux qui en veulent vraiment. — Mais ceux-ci sont… réels ? — Faites-moi l’hommage de croire que je n’ai pas mauvais goût à ce point, Tanner. Allez, je pense que vous feriez mieux de vous asseoir… Non, restez où vous êtes. Elle claqua des doigts à l’intention du canapé. Les plus gros meubles de Zebra étaient autonomes et réagissaient à notre présence comme des animaux familiers. Le canapé déambula bel et bien jusqu’à notre niveau. Contrairement à la Mouise, où le moteur à vapeur était ce que l’on pouvait trouver de plus élaboré, il y avait manifestement encore des machines relativement perfectionnées dans le Dais. L’appartement de Zebra était plein de meubles intelligents et de cyborgs qui allaient des drones pas plus gros que des souris à de grosses machines guidées par des rails au plafond et des engins volants de la taille du poing. Il suffisait de tendre la main pour qu’ils se précipitent en frémissant. Les machines devaient être rudimentaires par rapport à ce qui existait avant la peste, mais j’avais quand même l’impression de m’être aventuré dans une pièce hantée par des poltergeists. — Voilà. Asseyez-vous, fit Zebra en m’aidant à m’installer sur son canapé. Et ne bougez plus. Je reviens tout de suite. Elle quitta la pièce et j’eus beau résister, je ne pus m’empêcher de piquer du nez une fois ou deux. Je ne rêvai pas de Sky. Quand Zebra revint, elle avait enlevé son manteau et elle portait deux verres de quelque chose de chaud, une infusion sans doute. Je laissai couler le liquide dans ma gorge, et bien que je ne puisse dire que ça améliorât sensiblement mon état, c’était toujours mieux que les litres d’eau de la Mouise que j’avais ingérés préalablement. Zebra n’était pas revenue seule : elle était accompagnée d’un grand cyborg guidé par un rail au plafond, un cylindre blanc doté d’innombrables membres et d’un cadran facial ovoïde, vert, rétro-éclairé, sur lequel défilaient des données médicales. La chose descendit sur ma jambe et je sentis ses capteurs s’activer sur la blessure dont il diagnostiqua la gravité en pépiant et en projetant des relevés d’analyse. — Alors ? Vous croyez que je vais m’en sortir ? — Vous avez de la chance, répondit Zebra. Elle vous a tiré dessus avec un laser à basse énergie, une arme de duel, pas conçue pour faire vraiment du mal tant qu’elle n’atteint aucun organe vital et que le rayon est bien calibré, de sorte que les tissus environnants ne sont pas trop endommagés. — Un peu plus et je vous croyais… — Bon, je n’ai pas dit que ça ne faisait pas un mal de chien. Mais vous survivrez, Tanner. — Quand même, fis-je en grimaçant alors que la machine sondait la blessure avec une délicatesse toute relative. J’ai peur de ne pas pouvoir marcher de sitôt… — Vous n’aurez pas besoin de marcher. Pas avant demain, du moins. Et la machine vous guérira pendant votre sommeil. — Je ne suis pas sûr d’avoir envie de dormir. — Pourquoi ? Vous avez un problème d’insomnie ? — Ça va peut-être vous paraître bizarre, mais oui, en fait. Elle me regarda d’un œil atone et je décidai qu’il n’y avait pas de mal à lui parler du virus d’endoctrinement. Ce que je fis aussi sec. — Ils auraient pu m’en débarrasser à l’hospice Mnémos, conclus-je, mais j’étais pressé de repartir. Et maintenant, chaque fois que je m’endors, je fais un petit voyage dans la tête de Sky Haussmann. Je lui montrai la plaie qui saignotait dans la paume de ma main. — Un homme avec des stigmates, venu dans nos bas-fonds redresser certaines injustices ? — Je suis venu achever certaines affaires, c’est tout. Mais vous comprendrez que l’idée de dormir ne m’emplisse pas précisément d’un enthousiasme délirant. La tête de Sky Haussmann n’est pas un endroit assez agréable pour qu’on ait envie d’y passer des heures. — Je ne sais pas grand-chose de lui. C’est de l’histoire ancienne. L’histoire d’un autre monde, qui plus est. — Ce n’est pas l’impression que ça me fait. J’ai l’impression qu’il s’insinue lentement en moi, comme une voix qui parlerait de plus en plus fort dans ma tête. J’ai rencontré un homme qui avait eu le virus, avant moi – en fait, c’est probablement lui qui me l’a refilé. Il était assez perturbé. Quand il n’était pas environné de l’iconographie de Sky Haussmann, il entrait en transe. — On n’a pas besoin de ça ici, dit Zebra. Il y a longtemps que le virus d’endoctrinement frappe ? — Ça dépend de la souche, mais les virus proprement dits sont une vieille invention. — Alors vous aurez peut-être de la chance. Si le virus a été répertorié dans les bases de données médicales de Yellowstone avant que la peste ne se déclenche, le cyborg devrait en retrouver la trace. Il se pourrait même qu’il soit capable de synthétiser un remède… — Les Mendiants pensaient qu’il mettrait quelques jours à agir. — C’était probablement une estimation prudente. Il ne devrait pas falloir plus d’un jour ou deux pour vous en débarrasser. À condition que le cyborg soit au courant, ajouta Zebra en tapotant le capot de la machine blanche. Enfin, il fera ce qu’il peut. Maintenant, vous ne voulez vraiment pas essayer de dormir ? Je devais retrouver Reivich, me disais-je. Ça voulait dire que je n’avais pas le temps – pas une heure à perdre. J’avais déjà perdu la moitié d’une nuit depuis mon arrivée à Chasm City. Or il me faudrait plus de quelques heures pour retrouver sa trace, je le savais. Moyennant quoi, si je ne prenais pas un peu de repos rapidement, je ne durerais pas beaucoup plus longtemps. Quelle ironie si je tombais de fatigue au moment de tuer Reivich ! — Je vais y réfléchir, répondis-je. Le plus bizarre, c’est qu’après tout ce que j’avais dit à Zebra, cette fois, je ne rêvai pas du tout de Sky Haussmann. Je rêvai de Gitta. Elle était toujours présente dans mes pensées, depuis que je m’étais réveillé à l’hospice. Le seul fait de penser à elle – et de me rappeler qu’elle était morte – me faisait l’effet d’un coup de fouet. Une onde de douleur contre laquelle je ne serais jamais blindé. J’entendais sa voix, je reconnaissais sa façon de parler ; je sentais son parfum comme si elle était debout à côté de moi, en train de m’écouter intensément lui donner une des leçons auxquelles Cahuella tenait tellement. Quand je voyais une autre femme, je la comparais machinalement, inconsciemment, à Gitta. Je savais, au fond de mon cœur, qu’elle était morte, et bien que je ne puisse m’absoudre complètement du sentiment d’en être en partie responsable, c’était Reivich qui l’avait tuée, en réalité. Pourtant, c’est tout juste si j’avais réfléchi jusque-là aux événements qui avaient mené à sa mort. Il semblait que le moment était venu. Je n’en avais pas rêvé comme ça, évidemment. Contrairement aux épisodes de la vie de Sky Haussmann qui défilaient dans ma tête d’une façon ordonnée, linéaire – même si certains des événements démentaient ce que je croyais savoir de lui –, mes propres rêves étaient aussi désorganisés et illogiques que ceux de n’importe qui. Et celui que je fis de l’expédition dans la Péninsule et de l’embuscade qui s’était soldée par la mort de Gitta était loin d’avoir la clarté des épisodes haussmanniens. Mais après coup, quand je me réveillai, le rêve semblait avoir libéré tout un train de souvenirs dont j’avais à peine remarqué l’absence. Et au matin, je pus réfléchir en détail à tout ce qui s’était passé. La dernière chose dont je me souvenais un peu, c’était que nous avions été emmenés, Cahuella et moi, à bord du vaisseau ultra, où le capitaine Orcagna nous avait mis en garde contre l’attaque que Reivich préparait contre la Ferme aux Serpents. Reivich, disait le capitaine, faisait mouvement vers le sud à travers la jungle. Les gens d’Orcagna pouvaient suivre à la trace la signature de l’armement lourd que transportait son groupe. Encore heureux que Cahuella n’ait pas fait traîner les négociations avec les Ultras. Il avait pris un risque significatif en montant à bord du vaisseau à ce moment-là, mais, quelques semaines plus tard, ç’aurait été presque impossible. La prime promise pour sa capture avait assez augmenté pour que certaines factions restées neutres jusque-là déclarent qu’elles intercepteraient tout vaisseau à bord duquel Cahuella se trouverait, et l’abattraient s’il n’était pas possible de l’arrêter. Si l’enjeu avait été moins important, les Ultras auraient pu ignorer ce genre de menace, mais ils avaient annoncé leur présence officiellement, et ils étaient engagés dans des tractations compliquées avec ces mêmes factions. Cahuella était, de fait, confiné à la surface – dans une zone en diminution constante. Mais Orcagna avait tenu parole. Il nous fournissait toujours, sur la position de Reivich qui faisait mouvement vers le sud et la Ferme aux Serpents, des informations d’une précision relative mais conformes à la demande de Cahuella. Notre plan était assez simple. Il y avait très peu de routes à travers la jungle, au nord de la Ferme aux Serpents, et Reivich s’était engagé sur l’une des pistes principales. La jungle avait envahi un endroit précis de la piste, et c’était là que nous devions tendre notre embuscade. — Nous partons en expédition, Tanner, m’avait dit Cahuella alors que nous étions penchés sur une table recouverte de cartes, dans le sous-sol de la Ferme aux Serpents. C’est le meilleur coin à hamadryades. Nous n’y étions jamais allés, et voilà que Reivich nous en sert l’occasion sur un plateau. — Vous avez déjà une hamadryade. — Un jeune sujet, rectifia-t-il avec mépris, comme si l’animal valait tout juste la peine d’être nourri. Je ne pus réprimer un sourire. Je ne pouvais m’empêcher de penser à sa jubilation lors de sa capture. La prise d’une hamadryade, de quelque taille qu’elle soit, constituait déjà une sorte d’exploit, et voilà qu’il avait placé la barre encore plus haut. Le chasseur dans toute sa splendeur. Il ne s’estimait jamais satisfait. Il y avait toujours une proie plus grosse pour le tenter, et il ne voulait pas voir qu’il y en aurait toujours une autre, après celle-là, dont il n’osait même pas rêver. — Je veux une adulte, dit-il en tapotant la carte. Enfin, une quasi-adulte. — Personne n’a pris vivante une hamadryade quasi adulte. — Eh bien, je serai le premier, voilà tout. — Laissez tomber, dis-je. Nous avons un assez gros gibier à chasser avec Reivich. Nous pourrons toujours en profiter pour repérer le terrain et monter une expédition en bonne et due forme d’ici quelques mois. Nous n’avons même pas un véhicule susceptible de transporter un sujet quasi adulte mort, alors un vivant… — J’y ai pensé, Tanner, répondit-il. Et j’ai effectué des travaux préliminaires sur la question. Venez, je vais vous montrer quelque chose. J’éprouvai un sentiment de vertige assez désagréable. Nous suivîmes l’enfilade de couloirs qui menaient dans une autre partie des sous-sols de la Ferme aux Serpents où étaient installés, par centaines, des vitrines et des vivariums équipés d’humidificateurs et de thermostats. La plupart des créatures qui auraient dû s’y trouver vivaient sur le sol de la forêt et fuyaient la lumière. Le projet initial prévoyait de réaliser des habitats réalistes pour les animaux, aménagés avec la flore convenant à chacun. Le clou de l’exposition devait être une série de bassins rocheux sur plusieurs niveaux, censés héberger un couple de boas constrictors, mais les embryons avaient été détruits des années auparavant. Il n’y avait à strictement parler aucune créature reptilienne sur Sky’s Edge. Les reptiles, même sur Terre, n’étaient qu’une voie de l’évolution éventuelle dans une vaste gamme de possibilités. Les plus gros invertébrés terrestres étaient les calmars, mais, sur Sky’s Edge, des formes de vie invertébrée avaient aussi conquis les terres. Personne ne savait vraiment pourquoi la vie avait suivi cette voie. L’hypothèse la plus probable était qu’un événement catastrophique avait provoqué la réduction des océans à la moitié peut-être de leur superficie antérieure, et l’émergence de vastes territoires. La vie dans les zones littorales avait dû s’adapter. La colonne vertébrale n’avait tout simplement pas été inventée, et grâce à une ingéniosité lente, balbutiante, non concertée, l’évolution avait réussi à s’en passer. La vie sur Sky’s Edge était authentiquement invertébrée. Les plus gros animaux – les hamadryades – maintenaient une rigidité structurelle grâce à la seule pression des fluides circulatoires, pompés par des centaines de cœurs répartis dans l’ensemble de leur corps. Mais c’étaient des créatures à sang froid, qui régulaient la température de leur organisme en fonction de leur environnement. Il n’y avait jamais eu d’hiver sur Sky’s Edge. Rien qui aurait pu entraîner l’apparition de mammifères. Les reptiles étaient des animaux à sang froid ; c’était leur caractéristique principale. Ça voulait dire que sur Sky’s Edge les bêtes se déplaçaient avec lenteur, ne mangeaient pas souvent et vivaient très longtemps. Les plus grosses d’entre elles, les hamadryades, ne mouraient même pas au sens habituel du terme ; elles se contentaient de changer. Le couloir qui reliait les deux bâtiments débouchait dans la plus vaste des pièces du sous-sol, où nous conservions les jeunes sujets. À l’origine, cette zone était prévue pour une famille de crocodiles, mais ils étaient actuellement dans la glace. La zone d’exposition censée les accueillir était juste assez vaste pour héberger la jeune hamadryade. Par bonheur, elle n’était pas devenue visiblement plus grosse pendant la période qu’elle avait passée en captivité, mais nous serions certainement obligés de construire une nouvelle salle gigantesque si Cahuella persistait dans son intention de capturer un sujet quasi adulte. Je n’avais pas revu la bestiole depuis quelques mois, et franchement, ça ne me manquait pas. On finissait par se dire que ce genre de bête ne faisait pas grand-chose, en réalité. Une fois qu’elle s’était nourrie, elle perdait à peu près tout appétit. Elle se roulait en boule et entrait dans un état voisin de la mort. Les hamadryades n’avaient pas vraiment de prédateurs ; quand elles avaient mangé, elles pouvaient donc se permettre de digérer et d’économiser leur énergie. Nous surplombions en ce moment précis la fosse aux parois blanches, initialement prévue pour les crocodiles. Rodriguez, l’un de mes hommes, était penché par-dessus le muret qui lui arrivait à la taille, et il balayait le fond avec un balai de dix mètres de long. La fosse était un puits de dix mètres de profondeur aux parois verticales, revêtues de carreaux blancs. Rodriguez était parfois obligé de descendre au fond pour une raison ou une autre. Je ne lui enviais guère cette tâche, même quand le jeune sujet était de l’autre côté de sa barrière. Il y avait quelques endroits dans la vie où il valait mieux ne pas être, et une fosse aux serpents en faisait partie. Un sourire retroussa la moustache de Rodriguez. Il remonta son balai et le rangea sur la paroi derrière lui, avec toute une batterie d’outils à long manche : des pinces, des harpons anesthésiques, des bâtons électriques. — Alors, comment ça s’est passé, à Santiago ? demandai-je. Il y était allé pour raisons professionnelles, histoire d’explorer de nouvelles opportunités commerciales. — Content d’être rentré, Tanner. L’endroit grouille de trous du cul d’aristos. Ils parlent de nous faire inculper de crimes de guerre et en même temps ils espèrent que la guerre ne finira jamais parce que ça ajoute du piment à leurs misérables vies de richards. — Ils ont déjà fait inculper certains d’entre nous, dit Cahuella. Rodriguez ôta des feuilles des brins du balai. — Ouais, c’est ce que j’ai entendu dire. Cela dit, les criminels de guerre de cette année sont les sauveurs du peuple de l’année prochaine, pas vrai ? De toute façon, on sait que les guerres, ça fait des morts, ça a été prouvé… — Non, ce sont les petits projectiles de métal qui font des morts, généralement, rectifia Cahuella avec un sourire. Il titilla tendrement un bâton électrique en repensant peut-être à la fois où il l’avait utilisé pour faire entrer le jeune sujet dans la cage qui devait servir à son transport. — Et comment va mon bébé ? — Je m’en fais un peu pour l’infection cutanée. Ces choses-là moisissent-elles ? — Ça, je doute que quelqu’un ait la réponse. Nous serons probablement les premiers à le savoir. Cahuella se pencha par-dessus le muret et regarda au fond de la fosse. Elle avait l’air inachevée. Çà et là, on remarquait quelques maigres tentatives d’implantation de végétaux, mais nous nous étions rapidement aperçus que le comportement de l’hamadryade n’avait à peu près aucun rapport avec son environnement. Elle respirait, elle flairait ses proies, les mangeait à l’occasion. En dehors de cela, elle restait enroulée comme l’amarre d’un grand vaisseau maritime. Même Cahuella s’en était lassé, au bout d’un moment. Après tout, ce n’était qu’un jeune sujet ; il ne le verrait pas devenir adulte. Il serait mort longtemps avant. L’hamadryade n’était pas visible. Je me penchai par-dessus le muret, mais elle n’était évidemment pas dans la fosse proprement dite. Il y avait une niche froide et noire quelque part dans la paroi, en dessous de nous ; c’était là qu’on pouvait généralement la trouver quand elle dormait. — Elle roupille, dit Rodriguez. — Ouais, répondis-je. Rendez-vous dans un mois : elle aura peut-être bougé. — Non, fit Cahuella. Regardez ça. Un boîtier de métal blanc était fixé de notre côté du muret ; je ne l’avais pas remarqué. Cahuella ôta le capot du boîtier et prit quelque chose qui ressemblait à un talkie-walkie : une télécommande avec une antenne et un ensemble de boutons et de leviers. — Attendez… Vous n’y pensez pas sérieusement ? Cahuella était planté là, les jambes légèrement écartées, la télécommande dans une main. De l’autre, il farfouillait en hésitant dans le jeu de commandes, comme s’il n’était pas tout à fait certain de la séquence à composer. Mais, quoi qu’il ait pu faire, ça produisit son petit effet : j’entendis le chuintement, le crissement à nul autre pareil du serpent qui déroulait ses anneaux en dessous de nous. Un son qui ressemblait à celui d’une bâche qu’on aurait tirée sur le ciment. — Que se passe-t-il ? — Devinez. Il s’amusait prodigieusement, penché au-dessus de la fosse, à regarder la créature sortir de sa cachette. L’hamadryade n’était peut-être qu’un jeune sujet, mais elle était si grosse que je n’avais aucune envie de me trouver à proximité. Le corps du reptile faisait douze mètres de long et était aussi gros que mon torse sur la majeure partie de cette longueur. Il se déplaçait comme un serpent, évidemment : un long prédateur sans pattes n’avait qu’une direction de déplacement, en réalité, surtout un prédateur aussi long, et qui pesait plus d’une tonne. Le corps était sans texture, d’une pâleur presque exsangue, car la créature ajustait la pigmentation de sa peau à la blancheur des murs de la fosse. Ces reptiles n’avaient pas de prédateurs, mais ils étaient les maîtres de l’embuscade. La tête n’avait pas d’yeux. Personne ne savait au juste comment les serpents réussissaient à se camoufler alors qu’ils étaient aveugles. On supposait que des organes optiques étaient disposés à la surface de leur peau, des sortes de capteurs uniquement destinés à les faire se fondre dans le paysage et qui n’étaient pas raccordés au système nerveux supérieur. D’ailleurs, ils n’étaient pas complètement aveugles non plus. En fait, l’hamadryade avait un ensemble d’yeux dotés d’une acuité remarquable, espacés afin de permettre la vision binoculaire. Mais ces yeux étaient placés dans sa gueule, plus précisément sous la voûte de sa mâchoire supérieure, où se trouvaient également des capteurs de chaleur. Ce serpent venimeux n’entrevoyait le monde que lorsqu’il s’apprêtait à frapper. Avant cela, un arsenal complet d’autres sens – l’infrarouge et l’odorat, surtout – lui avait permis de repérer sa proie potentielle. Les yeux incrustés dans la mâchoire n’étaient là que pour guider les derniers instants de l’attaque. Ça paraissait inconcevablement extraterrestre, mais j’avais entendu dire que certaines grenouilles mutantes avaient des yeux dans la bouche, ce qui ne semblait pas les affecter outre mesure. D’ailleurs, sur Terre, les serpents s’en sortaient aussi bien quand ils étaient aveugles que lorsqu’ils y voyaient. L’hamadryade se figea. Elle était complètement sortie de la niche, légèrement enroulée sur elle-même. — Alors ? demandai-je. C’est un joli tour. Vous allez me dire comment vous avez fait ça ? — Contrôle mental, répondit Cahuella. Nous l’avons droguée, le docteur Vigogne et moi, et nous nous sommes livrés à certaines expériences neurales… — La Goule est donc revenue ? Vigogne était le vétérinaire de la Ferme aux Serpents. C’était aussi un ex-spécialiste des interrogatoires, et la rumeur voulait qu’il ait été un ancien criminel de guerre spécialisé dans les expériences médicales sur prisonniers. — Le doc est un expert en méthodes d’endoctrinement neural. Il a cartographié les principaux centres de commande du système nerveux central, plutôt rudimentaire, je vous l’accorde, de l’hamadryade. Il a également mis au point des implants de stimulation électrique simplissimes que nous avons logés dans tous les points stratégiques de ce que j’appellerai charitablement le cerveau de la créature. Il me raconta qu’ils avaient procédé à des expériences avec ces implants, et qu’ils étaient maintenant en mesure d’imposer au serpent une série de schémas comportementaux. Rien de très subtil, ces schémas étant des plus simples. Malgré leur taille gigantesque, les hamadryades n’étaient, au fond, que des machines à chasser dotées de quelques sous-routines rudimentaires. C’est ce que nous avions fait avec les crocodiles avant de les congeler. C’étaient des animaux dangereux, mais il n’était pas difficile de travailler avec eux une fois qu’on avait compris comment leur cerveau fonctionnait. Les mêmes stimuli donnaient toujours les mêmes réactions. Le comportement de l’hamadryade différait quelque peu – il était en harmonie avec la vie sur Sky’s Edge, mais il n’était pas beaucoup plus complexe. — J’ai juste stimulé le centre nerveux qui dit au serpent que c’est l’heure de se réveiller et de trouver à manger, dit Cahuella. Il n’a pas vraiment besoin de manger, évidemment – il a dévoré une chèvre vivante il y a une semaine, mais son tout petit cerveau ne s’en souvient pas. — Je suis impressionné, dis-je (c’était vrai, mais je n’étais pas très à l’aise non plus). Et que pouvez-vous lui faire faire d’autre ? — Bonne question. Regardez ! Il actionna je ne sais quelle commande et l’hamadryade se déplaça à la vitesse d’un coup de fouet vers le mur. Elle ouvrit la gueule au dernier moment et sa tête émoussée heurta les parois de céramique avec une force terrifiante. Le serpent se roula en boule, un peu sonné. — Laissez-moi deviner. Vous venez de lui faire croire qu’elle avait vu quelque chose de bon à manger… — Un jeu d’enfant, fit Rodriguez en souriant. Il était évident qu’il avait déjà assisté à la démonstration. — Regardez, reprit Cahuella. Je peux même le faire retourner dans son trou… Je regardai le serpent s’insinuer en douceur dans la niche et se ramasser sur lui-même jusqu’à ce que ses énormes anneaux aient disparu. — Et tout ça pour quoi ? — À votre avis ? fit-il, d’un air profondément déçu, comme s’il m’en voulait de ne pas avoir compris plus tôt. Le cerveau de l’hamadryade quasi adulte n’est pas plus compliqué que celui de ce spécimen. Si nous arrivons à en capturer une grosse, nous pourrons la droguer pendant que nous serons encore dans la jungle. Nos travaux sur ce jeune sujet nous ont permis de mettre au point des tranquillisants agissant sur la biochimie des serpents. Quand la créature sera estourbie, Vigogne la dotera d’implants identiques à ceux-ci, branchés sur une télécommande comme celle-ci. Nous n’aurons plus qu’à lui indiquer la direction de la Ferme aux Serpents et lui dire qu’il y a quelque chose à manger juste devant son nez. Elle rampera jusqu’ici. — Sur des centaines de kilomètres de jungle ? — Qu’est-ce qui pourrait l’arrêter ? Si elle commence à donner des signes de malnutrition, nous lui donnerons à manger. Et sinon, nous la laisserons ramper. Pas vrai, Rodriguez ? — Il a raison, Tanner. Nous n’aurons qu’à suivre cette sale bête avec nos véhicules. En la protégeant des autres chasseurs qui pourraient vouloir s’en emparer. Cahuella opina de la tête. — Et quand elle arrivera ici, nous la rangerons dans une nouvelle fosse aux serpents et nous lui dirons de se rouler en boule et de dormir un moment. J’eus un sourire, cherchai l’objection technique évidente… et dus me rendre à l’évidence. Ça paraissait dingue, mais j’avais beau essayer de trouver la faille dans leur petite affaire, je n’arrivai pas à prendre en défaut le plan de Cahuella. Nous en savions assez sur le comportement des hamadryades quasi adultes pour avoir une bonne idée de l’endroit où commencer notre chasse, et nous pourrions toujours augmenter la dose de tranquillisant en fonction du volume. Il faudrait aussi revoir la taille de nos aiguilles, faire en sorte qu’elles ressemblent davantage à des harpons, mais encore une fois, ce n’était pas impossible. Quelque part dans sa cache d’armes, Cahuella devait avoir des fusils à harpon. — Il faudra que nous fassions creuser une nouvelle fosse, dis-je. — Dites à vos hommes de s’y mettre. Débrouillez-vous pour qu’elle soit prête lorsque nous reviendrons. — Reivich n’est qu’un détail de l’affaire, hein ? Même s’il décidait de ne pas venir, vous trouveriez encore un prétexte pour y aller, chercher votre adulte… Cahuella remit la télécommande en place, s’adossa au muret et me regarda d’un œil critique. — Non. Pour qui me prenez-vous ? Pour un obsédé ? Si c’était tellement important pour moi, il y a longtemps que nous y serions allés. Tout ce que je dis, c’est qu’il serait stupide de gâcher une occasion pareille. — Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups, hein ? — Deux serpents, rectifia-t-il en insistant sur le dernier mot. Un serpent littéral, et un métaphorique. — Vous ne prenez pas vraiment Reivich pour un serpent, si ? Pour moi, ce n’est qu’un gosse de riches qui fait ce qu’il croit bien. — Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que je pense ? — Je pense que nous devons être clairs sur ce qui le motive. De façon à pouvoir le comprendre et prévoir ses actions. — À quoi bon ? Nous savons où sera ce foutu gosse de riches. Nous le faisons tomber dans notre piège, un point c’est tout. En dessous de nous, le serpent se roula confortablement en boule. — Vous le haïssez ? — Reivich ? Non. J’ai pitié de lui. Il m’arrive même, par moments, de me dire que je pourrais sympathiser avec lui. S’il s’attaquait à quelqu’un, un type qui aurait tué sa famille – ce que je n’ai pas fait, d’ailleurs –, il se pourrait même que je lui souhaite bonne chance. — Vous croyez qu’il mérite tout ça ? — Vous avez une autre solution, Tanner ? — Nous pourrions ruser avec lui. Frapper les premiers et tuer quelques-uns de ses hommes, juste pour le démoraliser. Et ce ne serait peut-être même pas nécessaire. Nous pourrions établir une sorte de barrière physique – provoquer un feu de forêt, ou quelque chose. La mousson n’arrivera pas avant plusieurs semaines. Il doit y avoir une douzaine d’autres choses à faire. Ce gosse de riches n’a pas forcément besoin de mourir. — C’est là que vous vous trompez. On ne peut pas s’attaquer à moi et s’en sortir. Je me fous pas mal qu’il vienne d’enterrer toute sa putain de famille et le chien avec. Je pense ce que je dis, vous comprenez ? Si nous ne le faisons pas tout ce suite, nous serons obligés de le faire et de le refaire dans l’avenir, chaque fois qu’un enfoiré d’aristocrate commencera à penser qu’il tient sa chance. Je soupirai, comprenant que je ne pouvais l’emporter. Je savais que nous en arriverions là : Cahuella ne se laisserait pas dissuader de mener cette partie de chasse. Mais je pensais qu’il n’était pas inutile d’exprimer ma réprobation. Il y avait assez longtemps que j’étais à son service pour me sentir presque obligé de discuter ses ordres. C’est aussi pour ça qu’il me payait : pour jouer les consciences quand il cherchait la sienne et ne trouvait qu’un trou insondable à la place. — Ça n’a pas besoin de prendre une dimension aussi personnelle, dis-je. Reivich pourrait être éliminé proprement, sans que ça tourne au bain de sang. Vous ne parliez pas sérieusement quand vous disiez que je visais des zones spécifiques du cerveau, lorsque je tirais dans la tête des gens. Eh bien, ce n’était pas de la blague. J’en suis capable, quand il le faut. Je réfléchis aux soldats de mon propre camp que j’avais dû assassiner. Des hommes et des femmes innocents dont la mort servait un plan plus élevé. Je ne cherchais pas spécialement une espèce d’absolution, mais je m’étais toujours efforcé de les éliminer aussi rapidement et proprement que mon habileté me le permettait. J’avais l’impression, en cet instant, que Reivich méritait le même genre de compassion. Même si là, à Chasm City, j’éprouvais quelque chose de tout différent. — Ne vous en faites pas, Tanner. Nous l’exécuterons proprement et en douceur. Un travail vraiment clinique. — Bon. Je choisirai ma propre équipe, évidemment… Vigogne vient avec nous ? — Naturellement. — Alors il nous faudra deux tentes. Je me fous de ce que la Goule a appris à faire avec les serpents ; je ne mange pas à la même table que ce mec. — Il y aura plus de deux tentes, Tanner. Dieterling nous accompagne, bien sûr. Il connaît les serpents mieux que personne. Et j’emmène aussi Gitta. — Il y a une chose que j’aimerais que vous compreniez, dis-je. Le seul fait d’aller dans la jungle n’est pas sans risques. À l’instant où Gitta quittera la Ferme aux Serpents, elle sera automatiquement en plus grand danger que si elle y restait. Nous savons que certains de nos ennemis surveillent chacun de nos mouvements. Et nous savons qu’il y a des choses qu’il vaut mieux éviter, dans la jungle. Je n’abdique pas mes responsabilités, ajoutai-je, mais je veux que vous le sachiez : je ne peux garantir la sécurité de personne au cours de cette expédition. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; et ce que j’ai ne suffira peut-être pas. Il me tapota l’épaule. — Faites de votre mieux, Tanner, je suis sûr que ça suffira. Vous ne m’avez jamais déçu. — Il y a toujours une première fois, répondis-je. Notre petite expédition se composait de trois véhicules blindés à effet de sol. J’étais dans celui de tête, avec Cahuella, Gitta et Dieterling. C’est lui qui était aux commandes, et il nous guidait de main de maître sur la piste envahie par la végétation. Il connaissait le terrain et c’était un spécialiste des hamadryades. Ça me faisait mal au ventre de penser qu’il était mort lui aussi, maintenant. Vigogne était dans le deuxième véhicule, avec Letelier, Orsono et Schmidt, soit trois de mes hommes, des spécialistes du travail en terrain difficile. Le troisième engin transportait l’armement lourd – notamment les fusils à harpon de la Goule –, des munitions, du matériel médical, des vivres et de l’eau, et nos tentes-bulles dégonflées. Il était piloté par un des hommes de confiance de Cahuella. Rodriguez surveillait nos arrières, armé jusqu’aux dents. Il couvrait la piste au cas où quelqu’un tenterait de nous prendre à revers. Sur le tableau de bord se trouvait une carte de la Péninsule quadrillée en sections, notre position indiquée en temps réel par un point bleu clignotant. Plusieurs centaines de kilomètres au nord, sur une piste qui rejoignait la nôtre, un point rouge clignotant avançait tous les jours un peu plus vers le sud. L’escouade de Reivich. Ils pensaient avancer ni vu ni connu, mais ils étaient trahis par les signatures de leurs armes, qu’Orcagna suivait à la trace. Ils parcouraient cinquante ou soixante kilomètres par jour, ce qui était à peu près ce qu’on pouvait faire de mieux dans la jungle. Notre plan était de dresser le campement à une journée au sud de Reivich. En attendant, nous traversions la limite inférieure de la zone des hamadryades. Je lisais l’excitation dans les yeux de Cahuella lorsqu’il scrutait la jungle à la recherche d’un ample mouvement lent. Les sujets quasi adultes se déplaçaient avec une telle majesté – et étaient tellement invulnérables à tous les éventuels prédateurs naturels – qu’ils n’avaient jamais élaboré la moindre réaction de fuite. Les deux seules choses qui pouvaient faire bouger une hamadryade étaient la faim et l’impératif migratoire du cycle reproducteur. Vigogne disait qu’elles étaient totalement dépourvues de ce qu’on appelle l’instinct de survie. Elles n’en avaient pas plus besoin qu’un glacier. — Un arbre à hamadryades, annonça Dieterling, vers la fin de la journée. Récemment fusionné, apparemment. Il indiqua quelque chose sur le côté de la piste, au sein de ténèbres qui paraissaient impénétrables. J’avais une bonne vue, mais celle de Dieterling avait quelque chose de surhumain. — Seigneur… fit Gitta en mettant des lunettes amplificatrices. C’est énorme. — Ce ne sont pas des petits animaux, dit son mari. (Il regardait dans la même direction que Dieterling, les yeux plissés comme s’il scrutait intensément quelque chose.) Vous avez raison. Cet arbre a dû connaître, quoi, huit ou neuf fusions ? — Au moins, renchérit Dieterling. La plus récente pourrait bien être encore en phase transitoire. — Encore chaude, vous voulez dire ? demanda Cahuella. Je pouvais presque entendre fonctionner son esprit. Là où il y avait un arbre avec des strates de croissance récentes, il pouvait y avoir aussi des hamadryades quasi adultes. Nous décidâmes de dresser le campement dans la clairière suivante, quelques centaines de mètres plus loin. Les chauffeurs, qui avaient passé la journée à conduire sur la piste, devaient se reposer, et les véhicules commençaient à montrer des signes d’avaries mineures. Il faudrait revoir tout ça avant la prochaine étape. Nous n’étions pas pressés d’arriver à l’endroit prévu pour l’embuscade, et Cahuella aimait passer quelques heures, toutes les nuits, à chasser autour du périmètre du camp avant d’aller se coucher. J’élargis la clairière à l’aide d’une débroussailleuse à monofilament, puis j’aidai à gonfler les tentes-bulles. — Je vais dans la jungle, annonça Cahuella en me tapotant l’épaule. (Il portait sa veste de chasse et avait un fusil en bandoulière.) Je reviens d’ici une heure environ. — Allez-y mollo si vous trouvez des quasi-adultes, dis-je, plaisantant à moitié. — Aucun souci, Tanner. Je me penchai sur la table cartographiée que j’avais dressée devant la tente, et sur laquelle j’avais étalé notre matériel. — Tenez, prenez ça. Surtout si vous vous éloignez un peu. Je lui tendis les lunettes amplificatrices. Il hésita, les prit et les mit dans une poche de sa chemise. — Merci. Il sortit de la tache de lumière qui entourait les tentes, son fusil maintenant à la main. Je finis de monter la première tente, celle où Gitta et Cahuella devaient dormir, et j’allai prévenir Gitta qu’elle était prête. Elle était assise sur le capot du véhicule, un compad coûteux sur les genoux ; elle parcourait indolemment les pages de quelque chose qui ressemblait à de la poésie. — Votre tente est prête, dis-je. Elle referma le compad avec une sorte de soulagement et je la conduisis vers l’ouverture de la tente. J’avais déjà vérifié la tente à la recherche des désagréments potentiels – les plus petits cousins venimeux des hamadryades, que nous appelions des scorpilles –, et l’endroit était sûr. Et pourtant, malgré mes propos rassurants, Gitta avançait en hésitant, comme si elle avait peur, lorsqu’elle mettait le pied sur une tache claire, de marcher sur autre chose que le sol. — On dirait que vous vous amusez bien, dis-je. — C’est du deuxième degré, Tanner ? Vous pensez que je pourrais trouver ça drôle ? — Je lui avais pourtant dit qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que vous restiez à la Ferme aux Serpents. Je baissai la fermeture Éclair de la tente. À l’intérieur se trouvait un sas de la taille d’un placard qui empêchait la tente de se dégonfler quand on entrait ou sortait. Les trois tentes étaient disposées en triangle, reliées par des couloirs pressurisés de quelques pas de longueur. Les tentes étaient maintenues sous pression par un petit générateur silencieux. Gitta entra et dit : — C’est ce que vous pensez, Tanner, que ce n’est pas un endroit pour une femme ? Je pensais que ce genre d’attitude avait disparu avant même qu’ils ne lancent la Flottille. — Non… dis-je en m’efforçant de ne pas avoir l’air exagérément sur la défensive. Ce n’est pas du tout ce que je pense. Je m’apprêtais à refermer la porte extérieure et à la laisser entrer toute seule dans l’intimité de sa tente, mais elle retint mon geste. — Alors, à quoi pensez-vous ? — Je pense que ce qui va se passer risque de ne pas être très agréable. — L’embuscade, c’est ça ? Je dis alors quelque chose d’idiot : — Gitta, il faut que vous compreniez qu’il y a des choses que vous ne savez pas sur Cahuella. Ou sur moi, d’ailleurs. Des choses à propos du travail que nous faisons. De ce que nous avons fait. Il se pourrait que vous en appreniez bientôt plus long là-dessus. — Pourquoi me dites-vous ça ? — Pour que vous vous y prépariez, c’est tout. (Je regardai par-dessus mon épaule, en direction de la jungle où son mari avait disparu.) Bon, il faut que je m’occupe des autres tentes… Elle répondit d’une voix changée : — Oui, bien sûr. Elle me regardait avec intensité. Peut-être était-ce la façon dont la lumière jouait sur son visage, mais elle me parut extraordinairement belle ; comme un tableau de Gauguin. Je pense que c’est à cet instant que mon intention de trahir Cahuella se cristallisa. L’idée avait dû être toujours là, mais il avait fallu ce moment de beauté déchirante pour la mettre en lumière. Si les ombres étaient tombées un peu différemment sur elle, me demandai-je parfois, aurais-je pris la même décision ? — Vous savez, Tanner, vous vous trompez. — À quel sujet ? — Au sujet de Cahuella. J’en sais beaucoup plus long sur lui que vous ne le pensez. Et bien plus que personne, ici. Je sais que c’est un homme violent. Et qu’il a fait des choses terribles. Des choses effroyables. Des choses que vous ne pourriez même pas imaginer. — Vous seriez surprise… commençai-je. — Non, c’est exactement ça : je ne serais pas surprise. Je ne parle pas des actes de violence qu’il a commis depuis que vous le connaissez. C’est dérisoire par rapport à ce qu’il a fait avant. Et si vous ignorez ces choses, vous ne savez rien de lui. — S’il est tellement mauvais, pourquoi restez-vous avec lui ? — Parce qu’il a changé. Il y eut un éclair entre les arbres ; un éclair balbutiant de lumière blanc-bleu, suivi, un instant plus tard, par l’écho d’un fusil laser. Quelque chose tomba par terre, traversant le feuillage. J’imaginai Cahuella en train d’avancer vers sa proie ; probablement un petit serpent. — Il y a des gens qui disent qu’un homme mauvais ne change jamais vraiment, Gitta. — Alors ils se trompent, Tanner. Ce sont nos actions qui font de nous ce que nous sommes ; elles sont ce qui nous définit, et rien d’autre ; ni nos intentions, ni nos sentiments. Mais que sont quelques mauvaises actions par rapport à une vie, surtout le genre de vie que nous pouvons vivre maintenant ? — Certains d’entre nous, seulement. — Cahuella est plus vieux que vous ne pensez, Tanner. Et les mauvaises actions qu’il a commises, c’était il y a très, très longtemps, quand il était beaucoup plus jeune. Et c’est ce qui m’a conduite auprès de lui, en fin de compte. Elle s’interrompit, jeta un coup d’œil en direction des arbres, mais avant que j’aie eu le temps de lui demander ce qu’elle entendait par là, elle s’était remise à parler : — L’homme que j’ai rencontré n’était pas mauvais. Il était cruel, violent, dangereux, mais il était aussi capable d’amour ; d’en donner, d’en recevoir. Il voyait la beauté des choses ; il reconnaissait le mal chez les autres. Il n’était pas l’homme que je m’attendais à trouver, mais quelqu’un de meilleur. Pas parfait, c’est vrai, mais pas un monstre non plus. Pas du tout. Je pensais que ce serait facile de le haïr ; et puis je me suis rendu compte que je n’y arrivais pas. — Vous pensiez le haïr ? — Je pensais faire beaucoup plus que ça. Je pensais le tuer, ou le traîner devant la justice. Et au lieu de ça… Gitta s’interrompit à nouveau. Il y eut un nouvel éclair de lumière bleue dans la forêt. Et la chute d’un autre animal. — Je me suis retrouvée en train de me poser une question, une question à laquelle je n’avais jamais pensé auparavant. Combien de temps faut-il vivre dans la peau d’un homme de bien – d’un homme qui fait le bien – pour que la somme de vos bonnes actions annule les choses terribles que vous avez jadis commises ? Une vie humaine y suffirait-elle jamais ? — Je ne sais pas, répondis-je sincèrement. Mais je sais une chose : même si Cahuella est meilleur qu’il n’a été, ce n’est pas encore le prototype du citoyen du mois, hein ? Si vous pensez que c’est aujourd’hui un homme qui fait le bien, je préfère ne pas penser à ce qu’il était avant… — Ça, je vous crois, répondit Gitta. Je ne pense pas que vous pourriez le supporter. Je lui souhaitai bonne nuit et m’en allai. 20 Au milieu de la matinée, alors que les autres démontaient le campement, nous repartîmes tous les cinq vers l’endroit de la piste où nous avions vu l’arbre à hamadryades. De là, il y eut une courte marche assez pénible dans la jungle jusqu’au pied évasé de l’arbre. Je menais le petit groupe en dégageant la végétation devant moi avec la débroussailleuse à monofilament. Cahuella était particulièrement enjoué, ce matin-là. Sa chasse de la veille au soir avait été couronnée de succès, à en juger par les carcasses suspendues à la lisière de la clairière. Je le revois, les joues roses, nous dire : — Il est encore plus gros qu’il n’en avait l’air de la piste. Quel âge lui donnez-vous ? Vous pensez qu’il est vieux ? — Il est antérieur à l’atterrissage, c’est évident, répondit Dieterling. Quatre cents ans, peut-être. Il faudrait le couper pour avoir une estimation plus précise. Il commença à faire le tour de l’arbre en tapotant l’écorce avec les jointures de son poing. Gitta et Rodriguez se tordirent le cou pour regarder le faîte de l’arbre, en plissant les paupières à cause du soleil qui filtrait entre les frondaisons. — Je n’aime pas ça, murmura Gitta. Et si… Dieterling, qui semblait être hors de portée de voix, lui répondit : — Les chances pour qu’un autre serpent vienne par ici sont tout à fait minimes. D’autant que celui-ci paraît avoir fusionné très récemment. — Vous êtes sûr ? demanda Cahuella. — Voyez vous-même. Il était presque de l’autre côté de l’arbre. Nous dûmes écraser la végétation pour le rejoindre. Dans les années de rêve précédant le début de la guerre, les arbres à hamadryades constituaient une énigme pour les premiers explorateurs. Ils avaient parcouru cette partie de la Péninsule en ouvrant de grands yeux devant les merveilles offertes par ce nouveau monde, courant de l’une à l’autre, se disant qu’ils auraient tout le temps de les étudier plus à fond par la suite. Ils étaient comme des enfants en train de déballer des paquets-cadeaux, jetant à peine un coup d’œil à l’intérieur avant de passer au suivant. Il y avait tout simplement trop à voir. S’ils avaient été méthodiques, ils auraient découvert les arbres et décidé qu’ils méritaient d’être immédiatement étudiés et pas simplement portés sur la liste déjà longue des bizarreries planétaires. Il leur aurait suffi de placer une poignée d’arbres en observation pendant quelques années pour découvrir leur secret. Mais la guerre avait éclaté depuis des dizaines d’années quand on avait élucidé leur véritable nature. Ils étaient rares, mais répartis sur une vaste zone de la Péninsule. C’était cette rareté même qui leur avait valu de passer relativement inaperçus, au départ, car ces arbres étaient visiblement différents des autres espèces de la forêt. Ils montaient jusqu’à la hauteur des frondaisons, mais jamais plus haut – quarante ou cinquante mètres au-dessus du sol, selon la végétation environnante. Ils étaient en forme de bougie spiralée, évasée à la base. Près du sommet, les branches, si l’on peut dire, s’épanouissaient largement, formant une sorte de champignon vert foncé, aplati, d’une dizaine de mètres de diamètre. Ces champignons avaient attiré l’attention des premiers explorateurs, qui avaient survolé la jungle dans l’une des navettes du Santiago. Le hasard voulait qu’il y eût parfois des clairières près de ces champignons, et ils s’étaient posés pour aller les étudier de plus près. Les biologistes qui se trouvaient parmi eux s’étaient creusé la tête pour trouver une explication à leur forme, ou aux étranges différences qu’ils avaient repérées entre les types de cellules recueillies à la surface du tronc et le long des curieuses spirales qui l’entouraient. Ce qui était clair, c’était que le bois, au cœur des arbres, était mort, et que seule la couche relativement mince qui constituait l’écorce contenait de la matière vivante. L’analogie avec une bougie torsadée était fidèle jusqu’à un certain point, mais je pensais qu’il y avait une meilleure image : on aurait dit un toboggan en spirale d’une taille phénoménale, comme celui qui se dressait sur un terrain abandonné de Nueva Iquique, une vieille chose décrépite dont la peinture bleu pastel s’écaillait un peu plus chaque été. La forme générale de l’arbre était plus ou moins, à la base, un tronc cylindrique qui allait en s’effilant vers le haut, autour duquel montait une structure hélicoïdale dont les spirales n’étaient pas tout à fait en contact les unes avec les autres. L’hélice était lisse, ornée de formes géométriques marron et vert, moirées comme du métal battu. Entre les spirales, on entrevoyait le tronc, et on distinguait une structure similaire qui avait été érodée, ou absorbée dans l’arbre, et peut-être d’autres strates encore en dessous. Mais là, seul un botaniste vraiment expérimenté aurait eu le regard assez averti pour déchiffrer les subtilités du schéma de croissance du tronc. Dieterling avait identifié la spirale majeure entourant l’arbre. À la base, juste à l’endroit où la spirale aurait plongé dans le sol s’il s’était agi d’une racine, elle se terminait par un trou. Il me l’indiqua. — Elle est creuse presque jusqu’au sommet, Vieux. — Ce qui veut dire ? fit Rodriguez. Il savait se débrouiller avec les jeunes sujets, mais ce n’était pas un expert du cycle biologique de la créature. — Ça veut dire que l’arbre a vêlé, répondit Cahuella. Les jeunes sujets ont quitté le nid. — Ils sortent de leur mère en la dévorant de l’intérieur, ajoutai-je. Nous ne savions pas encore si les hamadryades étaient sexuées, de sorte qu’il se pouvait très bien que ce soit de leur père qu’ils soient sortis en le dévorant de l’intérieur – ou ni l’un ni l’autre. Quand la guerre serait terminée, l’étude de la biologie des hamadryades occuperait des milliers de chercheurs. — Quelle taille pouvaient-ils faire ? demanda Gitta. — La même que notre jeune sujet, répondis-je en flanquant un coup de pied dans la gueule, à la base de la spirale. Peut-être un poil plus petits. Mais vous n’aimeriez pas tomber dessus sans un minimum d’armement lourd. — Je croyais qu’ils se déplaçaient trop lentement pour constituer une réelle menace. — Les sujets quasi adultes, oui, répondit Dieterling. Mais quand même, je vous déconseille de faire la course avec un de ces monstres. Vous ne gagneriez pas forcément. — Ils pourraient chercher à nous dévorer ? Je veux dire : il se pourrait qu’ils nous considèrent comme comestibles ? — Probablement pas, répondit Dieterling. Ce qui serait une piètre consolation au moment où vous les sentiriez vous ramper dessus. — N’aie pas peur, fit Cahuella en prenant Gitta par la taille. Ces serpents sont comme tous les animaux sauvages : dangereux quand on ne sait pas s’y prendre. Mais nous, on sait, hein ? Quelque chose sortit à grand fracas des broussailles, derrière nous. Nous nous retournâmes d’un bond, nous attendant plus ou moins à voir la tête dépourvue d’yeux d’un quasi-adulte fonçant sur nous à la vitesse d’un train de marchandises, écrasant la végétation qui entravait son avance implacable. Au lieu de ça, nous reconnûmes le docteur Vigogne. Il n’avait pas manifesté le désir de nous suivre quand nous avions quitté le campement, et je me demandai ce qui l’avait fait changer d’avis. En réalité, je n’étais pas plus ravi que ça de le voir. — Qu’y a-t-il, docteur ? — Je m’ennuyais, tout seul, Cahuella. Le docteur s’avança en levant haut les pieds dans ce qui restait des broussailles que j’avais déblayées. Il était tiré à quatre épingles, comme toujours, alors que nous étions sales et en haillons, après ces quelques journées passées sur le terrain. Il portait une veste beige, ouverte, qui lui arrivait aux genoux, et il avait d’élégantes lunettes amplificatrices accrochées autour du cou. Sa coiffure en accroche-cœur lui donnait l’air pathétique d’un chérubin famélique. — Ah… voici donc l’arbre ! Je m’écartai de son chemin, une main en sueur posée sur la poignée de la débroussailleuse, imaginant l’effet qu’elle ferait à la Goule si le monofilament le heurtait accidentellement. Je me dis que sa douleur n’arriverait jamais au niveau des souffrances qu’il avait dû infliger au cours de sa carrière. — Un sacré spécimen, non ? fit Cahuella. — La dernière fusion a dû se produire il y a quelques semaines à peine, fit Dieterling, aussi à l’aise avec la Goule que son patron. Regardez le gradient des types de cellules… Le docteur s’approcha. Dieterling avait sorti un petit instrument grisâtre d’une bourse accrochée à la ceinture de sa veste de chasse. C’était un objet de fabrication ultra, de la taille d’une bible fermée, muni d’un écran et de quelques commandes flanquées d’inscriptions énigmatiques. Dieterling posa l’instrument sur l’hélice et appuya sur un bouton. Des cellules très agrandies, dans un camaïeu de bleu pâle, apparurent sur l’écran ; elles étaient de forme cylindrique, floues, regroupées au hasard comme des linceuls dans une morgue. — Ce sont principalement des cellules épithéliales, commenta Dieterling en passant le doigt sur l’image. Vous voyez la structure molle, lipidique, de la membrane cellulaire ? Très caractéristique. — De quoi ? demanda Gitta. — D’un animal. Si je prélevais un échantillon de l’enveloppe de votre foie, il ressemblerait beaucoup à ça. Il déplaça son instrument vers une autre partie de l’hélice, un peu plus près du tronc. — Maintenant, regardez : des cellules totalement différentes, disposées de façon beaucoup plus régulière, dont les enveloppes géométriques sont liées les unes aux autres, ce qui confère à l’ensemble une rigidité structurelle. Vous voyez comment la membrane de la structure est entourée par une couche supplémentaire ? C’est de la cellulose, essentiellement. (Il appuya sur un autre boulon ; les cellules devinrent vitreuses et s’emplirent de formes fantomatiques.) Vous voyez ces organelles qui ressemblent à des cosses ? Des chloroplastes natifs. Et ces formes labyrinthiques font partie du réticule endoplasmique. Tout cela est caractéristique des cellules végétales. Gitta tapota l’écorce à l’endroit où Dieterling avait fait la première observation. — Ça voudrait dire que l’arbre serait plus animal à cet endroit-là et plus végétal à celui-ci ? — C’est un gradient morphologique, évidemment. Les cellules du tronc sont purement végétales – un cylindre de xylème entourant un noyau de croissance ancienne. Quand le serpent commence à s’attacher à l’arbre, s’enroule autour, c’est encore un animal. Mais aux endroits où il entre en contact avec l’arbre, ses propres cellules commencent à changer. Nous ne savons pas ce qui provoque ce changement, si le déclencheur vient du système lymphatique du serpent, ou si c’est l’arbre qui envoie le signal chimique amorçant la fusion. Ce processus d’unification cellulaire a peut-être pris quelques jours, poursuivit Dieterling en indiquant l’endroit où l’hélice se fondait intimement avec le tronc. Quand il a été achevé, le serpent avait indissolublement fusionné avec l’arbre, il en faisait partie intégrante. Mais à ce stade, le serpent était encore fondamentalement un animal. — Qu’est-il arrivé à son cerveau ? demanda Gitta. — Il n’en avait plus besoin. À vrai dire, il n’avait plus besoin de quoi que ce soit que nous puissions considérer comme un système nerveux. — Vous n’avez pas répondu à ma question. Dieterling la regarda en souriant. — Le cerveau de la mère est la première chose que mangent les jeunes. — Ils dévorent leur mère ? releva Gitta, horrifiée. L’hamadryade fusionnait avec l’arbre mère, devenait végétale à son tour. Ça ne se produisait que lorsqu’elle était dans sa phase quasi adulte, assez grosse pour s’enrouler autour de l’arbre du sol aux frondaisons. À ce moment-là, les jeunes hamadryades se développaient dans ce qui tenait lieu de ventre au serpent. L’arbre hôte avait presque certainement connu plusieurs fusions. L’arbre originel, le vrai, avait peut-être pourri depuis longtemps, et il n’en restait plus que les spirales entrelacées des hamadryades mortes. Cela dit, le dernier serpent qui avait fusionné avec l’arbre était sans doute encore techniquement vivant. Il avait largement déployé son capuchon photosynthétique en haut de l’arbre, absorbant la lumière du soleil. Personne ne savait combien de temps le serpent restait vivant au cours de cette ultime phase végétale décérébrée. Ce qu’on savait, c’était qu’un autre quasi-adulte arriverait tôt ou tard pour fusionner avec l’arbre. Il ramperait jusqu’en haut, passant sa tête entre les anneaux de son prédécesseur, étalant son propre capuchon sur le précédent. Privé de soleil, celui-ci dépérirait très vite. Le nouveau venu se fondrait avec l’arbre, deviendrait essentiellement végétal. Les tissus animaux subsistants ne servaient qu’à nourrir les jeunes, qui naîtraient quelques mois après la fusion. Un déclencheur chimique les faisait sortir du sein parental en mangeant et en digérant les tissus en cours de croissance. Quand ils avaient mangé le cerveau, ils se frayaient un chemin vers le bas sur toute la longueur de la spirale en dévorant le corps de leur parent, père ou mère, jusqu’à ce qu’ils arrivent au niveau du sol, complètement formés – de jeunes serpents avides. — Tu trouves ça pervers ? fit Cahuella, qui avait subtilement déchiffré les pensées de Gitta. Mais il existe chez certains animaux terrestres des cycles vitaux tout aussi répugnants. L’araignée sociale d’Australie se change en bouillie alors que ses rejetons grandissent. Il faut bien admettre qu’il y a une espèce de pureté darwinienne, là-dedans. L’évolution ne se soucie guère de ce qui arrive aux créatures une fois qu’elles ont transmis leur héritage génétique. Normalement, les animaux adultes doivent vivre assez longtemps pour élever leurs jeunes et les protéger des prédateurs, mais les hamadryades n’ont pas cette contrainte. Même les jeunes sujets sont plus féroces que tous les autres animaux indigènes. Ils n’ont pas besoin d’être protégés. Et ils n’ont pas besoin non plus d’apprendre des choses qui ne seraient pas encore inscrites en eux. La pression de la sélection qui empêche les adultes de mourir à l’instant où ils ont procréé est à peu près nulle. Il est donc parfaitement logique que les jeunes se nourrissent de leurs parents. — On dirait que vous trouvez ça admirable, remarquai-je avec un sourire. — En effet. Comment ne pas admirer la pureté de la chose ? Je ne sais plus très bien comment les choses se passèrent ensuite. Je regardais Cahuella, un œil sur Gitta, quand Vigogne fit quelque chose. Sauf que le premier mouvement ne parut pas venir de lui, mais d’un de mes propres hommes, Rodriguez. Vigogne avait mis la main dans sa poche et en avait sorti une arme. — Rodriguez, dit-il, écartez-vous de l’arbre. Je n’avais pas idée de ce qui était en train de se passer, mais je remarquai que Rodriguez avait lui aussi mis la main dans sa poche, comme s’il était sur le point d’y prendre quelque chose. Vigogne agita avec emphase le bout de son flingue. — Éloignez-vous, je vous dis ! — Docteur, intervins-je, vous voulez bien m’expliquer pourquoi vous menacez un de mes hommes ? — Avec plaisir, Mirabel. Quand je me serai occupé de lui. Rodriguez me regarda en ouvrant de grands yeux que je crus pleins de confusion. — Tanner, je ne sais pas ce qu’il veut. J’allais juste prendre un truc à manger… Je regardai Rodriguez, puis la Goule. — Alors, docteur ? — Il n’y a rien à manger dans cette poche. Il va prendre son arme. Ça n’avait pas de sens. Rodriguez était déjà armé – il avait un fusil de chasse en bandoulière, tout comme Cahuella. Les deux hommes étaient plantés face à face et se regardaient en chiens de faïence. Je devais faire quelque chose. — Laissez-moi régler ça, fis-je avec un signe de tête en direction de Cahuella. Éloignez-vous d’ici, Gitta et vous, sortez de la ligne de tir. Je vous retrouverai au campement. — Oui ! siffla Vigogne. Tirez-vous d’ici avant que Rodriguez ne vous descende. Cahuella prit sa femme par les épaules et s’éloigna d’une démarche hésitante. — Vous êtes sérieux, docteur ? — Pour moi, il a l’air assez sérieux, murmura Dieterling en reculant discrètement. — Alors ? fis-je en me tournant vers la Goule. La main de Vigogne tremblait. Ce n’était pas un professionnel, mais vu la distance à laquelle il se trouvait de Rodriguez, nul besoin d’être un tireur d’élite pour faire mouche. — Rodriguez est un imposteur, Tanner, reprit Vigogne avec un calme forcé. J’ai reçu un message de la Ferme aux Serpents, après votre départ. Rodriguez secoua la tête. — Ne l’écoutez pas ! Il ment ! Il était tout à fait possible, en effet, que Vigogne ait reçu un message de la Ferme aux Serpents. Normalement, je me connectais sur un bracelet de communication avant de quitter le campement, mais dans la précipitation, ce matin-là, j’avais négligé de le faire. Si quelqu’un avait appelé de la ferme, le message n’était pas allé plus loin que le campement. Je me tournai vers Rodriguez. — Alors, enlevez doucement la main de votre poche… — Vous n’allez pas me dire que vous croyez ce salaud ! — Je ne sais pas quoi croire. Mais si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’une ration de survie dans votre poche. — Tanner, c’est… — Putain ! Faites ce que je vous dis, c’est tout ! beuglai-je. — Du calme, siffla Vigogne. Rodriguez tira sa main de sa poche avec une lenteur impressionnante, sans nous quitter du regard un seul instant, Vigogne et moi. Ce qui en sortit, pincé entre son pouce et son index, était mince, noir, et de la façon dont il le tenait, dans la pénombre perpétuelle de la forêt, on aurait presque pu croire que c’était un paquet de rations alimentaires. Je le crus l’espace d’un instant. Et puis je vis que c’était une arme, une petite chose élégante et farouche, faite pour tuer. Vigogne tira. J’avais peut-être sous-estimé l’habileté nécessaire pour mettre quelqu’un hors d’état de nuire, même à cette distance ridicule, parce que le docteur atteignit Rodriguez à l’épaule. Il recula avec un grognement, et voilà tout. Son arme lança un éclair et le docteur tomba à la renverse dans les broussailles. Au bord de la clairière, Cahuella s’apprêtait à épauler le fusil qu’il tenait en bandoulière. — Non ! hurlai-je. Courez ! J’espérais qu’il aurait le temps de fuir et de s’éloigner de Rodriguez, mais – je m’en rendis compte par la suite – Cahuella n’était pas du genre à battre en retraite quand il y avait de la bagarre, même au risque d’y laisser sa peau. Gitta cria à son mari de venir avec elle. Rodriguez abaissa son fusil en direction de Cahuella, tira… Et le manqua. Sa balle se perdit dans l’écorce d’un arbre voisin. Vigogne avait apparemment raison. Tout ce que Rodriguez avait fait au cours des instants précédents était en accord avec les déclarations de la Goule… ce qui voulait dire que Rodriguez était… quoi ? Un traître ? — Ça, c’est pour Argent Reivich ! fit Rodriguez en visant à nouveau en direction de Cahuella. Je levai la débroussailleuse tout en réglant au maximum la longueur piézo-électrique du monofilament invisible : une ligne monomoléculaire hyper-rigide s’étendit à quinze mètres de moi. Du coin de l’œil, Rodriguez vit mon geste et suspendit le sien, le temps de se tourner vers moi. Pas très pro, comme comportement. Je le coupai en deux avec la débroussailleuse. Il dut comprendre ce qui venait de lui arriver – il n’eut pas le temps d’éprouver la moindre douleur, la section ayant été d’une netteté chirurgicale – et lâcha son arme. Il y eut un moment terrible pendant lequel tout se figea, et je me demandai si je n’avais pas fait une erreur aussi grave que lui lorsqu’il avait hésité, si j’avais bien prolongé la lame invisible de la débroussailleuse aussi loin que je le pensais. Finalement, il n’y avait pas eu d’erreur. Rodriguez tomba à terre. En deux morceaux. — Il est mort, constata Dieterling. Nous étions dans la seule tente du campement encore gonflée. Trois heures avaient passé depuis l’incident auprès de l’arbre. Dieterling était penché sur le corps du docteur Vigogne. — Si seulement j’avais appris à utiliser ses instruments… Dieterling avait étalé les instruments chirurgicaux perfectionnés de la Goule, mais ils avaient refusé de lui livrer leurs subtils secrets. Les instruments normaux n’avaient pas suffi à réparer les dégâts provoqués par le tir de Rodriguez. Nous avions espéré que les instruments magiques du docteur – acquis à grands frais auprès des négociants ultras – auraient ce pouvoir. Et peut-être l’auraient-ils eu, entre de bonnes mains, mais le seul homme qui aurait pu valablement les utiliser en était précisément incapable. — Tu as fait ce que tu pouvais, dis-je en serrant l’épaule de Dieterling. Cahuella regardait le corps de Vigogne avec une rage non dissimulée. — Le salaud ! C’est tout lui, ça, de nous claquer entre les doigts avant d’avoir fini son boulot ! Et maintenant, comment je vais faire pour loger ces foutus implants dans mon putain de serpent, hein ? — La capture du serpent n’est peut-être plus notre priorité absolue, à présent, dis-je. — Vous pensez que je ne le sais pas, Tanner ? lança-t-il en me foudroyant du regard. — Alors essayez d’agir en conséquence, répliquai-je, imperturbable. Je n’aimais pas Vigogne, mais il a donné sa vie pour vous. — Et à qui la faute si ce putain de Rodriguez n’était pas celui que vous pensiez ? Je croyais que vous scanniez vos recrues, Mirabel ! — Je l’ai scanné, répondis-je. — Ce qui veut dire ? — L’homme que j’ai tué n’était pas Rodriguez. C’est aussi ce que Vigogne donnait l’impression de croire, d’ailleurs. Cahuella me regarda comme si j’étais une chose qu’il aurait trouvée collée sous sa semelle, et il sortit en coup de vent, me laissant seul avec Dieterling. — Alors ? demanda celui-ci. Tu as une idée de ce qui s’est passé là-bas ? Il remonta le drap sur le cadavre de Vigogne et commença à rassembler les instruments chirurgicaux étincelants. — Pas la queue d’une. Pas encore. C’était Rodriguez… Enfin, ça avait l’air d’être lui. — Essaie de rappeler la Ferme aux Serpents. Bien vu. Je n’avais pas encore réussi à les joindre, mais il y avait une heure que je n’avais pas réessayé. Certaines failles dans la ceinture de comsats qui entourait Sky’s Edge la rendaient vulnérable à des interférences militaires. Des éléments foiraient parfois sans explication, et quand ils redevenaient opérationnels, ils étaient passés aux mains de factions félonnes. Soudain, j’eus la liaison, audio et vidéo en même temps. — Tanner ? Ça va, là-bas ? L’homme que j’avais en ligne s’appelait Southey. Je le connaissais depuis des années. Je ne l’avais jamais senti aussi désemparé qu’en cet instant. — Plus ou moins, répondis-je laconiquement, me réservant d’épiloguer plus tard sur notre perte cruelle. Dis donc, vous avez relayé au docteur Vigogne un avertissement concernant Rodriguez. Je voudrais en connaître la nature. — Ah, Tanner ! Nom de Dieu… J’espère que… Écoute, on a reçu d’un des alliés de Cahuella un tuyau concernant Rodriguez… — Et alors ? — Rodriguez est mort ! On a retrouvé son corps à Nueva Santiago. Il a été assassiné, puis jeté à la benne… — On est sûr que c’était bien lui ? — On a son ADN dans nos archives. Notre contact à Santiago a analysé le corps. Ça concorde à cent pour cent. — Le Rodriguez qui est revenu de Santiago serait donc un imposteur, voilà ce que je dois comprendre ? — Oui. Et à notre avis, ce n’est pas un clone, mais un assassin. Il a dû être chirurgicalement modifié pour ressembler à Rodriguez ; même sa voix et son odeur ont été modifiées. Nous réfléchîmes quelques instants, puis Southey se lança : — Personne sur Sky’s Edge n’a les compétences nécessaires pour faire une chose pareille. Surtout pas au cours des quelques jours que Rodriguez a passés hors de la Ferme aux Serpents… — D’accord. Mais les Ultras auraient pu le faire. (Ça au moins je le savais. Orcagna nous avait assez pris de haut avec sa science supérieure.) Et la modification n’était pas qu’apparente, tu peux me croire. — Que veux-tu dire ? — Le gars savait des choses que Rodriguez était seul à savoir. Je peux le jurer : je lui ai assez souvent parlé au cours de ces derniers jours… Rétrospectivement, je me dis que, lors de certaines de nos conversations, j’avais perçu un peu de mou dans ses réponses. Mais rien d’assez sérieux pour éveiller mes soupçons. Nous avions discuté tout à fait naturellement de bien des sujets. — Ils ont donc utilisé ses souvenirs… — Southey, tu penses qu’ils auraient pu le scrapper ? — Ça a dû être fait par des pros, parce que rien n’indique que ce soit le scrapping qui l’ait tué. Mais encore une fois, si c’étaient des Ultras… — Tu penses qu’ils auraient pu implanter ses souvenirs dans leur assassin ? — J’ai entendu des histoires de ce genre, fit Southey. De minuscules machines grouillant dans l’esprit du sujet, créant des connexions neurales inédites. On appelle ça l’imprégnation eidétique. La CdN a procédé à des expériences de ce genre, à des fins militaires, mais ça n’a jamais très bien marché. Maintenant, si les Ultras sont dans le coup… — C’était un jeu d’enfant. Non seulement le type avait accès aux souvenirs de Rodriguez, mais ça allait plus loin que ça. À l’issue du processus, il était pratiquement devenu Rodriguez. — Cela dit, ces nouvelles structures mémorielles doivent être fragiles… La personnalité originelle devrait refaire surface, tôt ou tard… Bon, vas-y, dis-moi ce qui s’est passé… Southey avait raison : depuis un jour ou deux, Rodriguez paraissait plus évasif que d’ordinaire. L’esprit enfoui de l’assassin commençait-il à percer à travers le camouflage de souvenirs ? — Il a plutôt bien réussi son coup, dis-je. Si Vigogne ne nous avait pas avertis… Je lui racontai ce qui s’était passé près de l’arbre. — Ramenez les corps, dit Southey. Je veux savoir jusqu’où allait le camouflage de l’homme : s’il était superficiel, ou s’ils ont aussi essayé de modifier son ADN. — Tu crois qu’ils se seraient donné cette peine ? — C’est toute la question, Tanner. S’ils sont allés trouver les gens qu’il fallait, ça n’aura pas été un problème. — Il n’y a, à ma connaissance, qu’un groupe d’Ultras en orbite autour de la planète, en ce moment. — Oui. Je parierais que les gars d’Orcagna sont impliqués dans cette histoire. Vous les avez rencontrés, je crois ? Tu penses qu’on peut leur faire confiance ? — Les Ultras, tu sais… rétorquai-je, comme si c’était une réponse suffisante. Impossible de les percer à jour. D’un autre côté, ça ne veut pas dire qu’ils nous auront automatiquement trahis… — Qu’avaient-ils à gagner à ne pas nous trahir ? Je me rendis compte que c’était la question que je ne m’étais jamais vraiment posée. J’avais fait l’erreur de traiter Orcagna comme n’importe lequel des contacts professionnels de Cahuella, et de supposer qu’ils ne feraient rien qui les empêcherait de traiter à nouveau avec lui dans l’avenir. Maintenant, si l’équipage d’Orcagna n’avait pas l’intention de retourner à Sky’s Edge avant des dizaines d’années, voire des siècles ? Ils pouvaient impunément brûler leurs vaisseaux. — Orcagna ne savait peut-être pas que l’assassin en avait après nous, dis-je. Un sbire de Reivich leur a présenté un type qui avait besoin de changer de bouille, un autre bonhomme qui voulait faire transférer ses souvenirs dans le premier, et… — Et tu penses qu’Orcagna n’aurait pas eu l’idée de poser des questions ? — Je ne sais pas, soupirai-je. Mon argument semblait faible même à mes propres oreilles. Southey soupira aussi. Je savais ce qu’il se disait. C’était aussi ce que je pensais. — Écoute, Tanner, je pense qu’on a intérêt à la jouer fine à partir de maintenant. — Il sera au moins sorti une bonne chose de tout ça, commentai-je. Maintenant que le bon docteur est mort, Cahuella a dû renoncer à sa chasse au serpent. Il ne le sait pas encore, c’est tout. Southey se permit un mince sourire. — Nous avons déjà à moitié creusé la nouvelle fosse. — À ta place, j’attendrais notre retour pour la finir. (Je m’interrompis, le temps de vérifier à nouveau la carte et le point clignotant qui figurait la position de Reivich.) On va camper celte nuit à une soixantaine de kilomètres au nord d’ici, et demain, on rentre. — C’est ce soir, le grand soir ? Maintenant que Rodriguez et le docteur étaient morts, au moment de l’embuscade les autres auraient la supériorité numérique. Mais nous étions encore assez nombreux pour que la victoire soit une certitude quasi mathématique. — Demain matin. Reivich devrait tomber dans le piège deux heures avant midi, s’il conserve son avance. — Bonne chance, Tanner. Je hochai la tête et coupai la communication avec la Ferme aux Serpents. Dehors, je retrouvai Cahuella et lui rapportai ce que Southey m’avait raconté. Cahuella s’était un peu calmé depuis notre dernière conversation, pendant que ses hommes s’affairaient à remballer le campement. Il bouclait un baudrier de cuir noir qui courait de sa ceinture à son épaule, avec des tas de petites poches en cuir pour les cartouches, les chargeurs et autres munitions. — Ils peuvent faire aussi ce genre de merde ? Le transfert de mémoire ? — Je ne sais pas combien de temps ça aurait tenu, mais je suis raisonnablement certain qu’ils ont scrappé Rodriguez et transféré ses souvenirs à un agent de Reivich afin qu’il soit suffisamment renseigné pour ne pas éveiller nos soupçons. Vous paraissez moins surpris qu’ils aient réussi à modifier son aspect physique de façon si convaincante ? Il ne me répondit pas tout de suite, comme s’il avait des réticences. — Je sais qu’ils sont capables… de changer bien des choses. Il y avait des moments où j’avais l’impression de connaître Cahuella mieux que personne ; l’impression que nous étions proches comme des frères. Je savais qu’il faisait parfois preuve d’une cruauté imaginative, instinctive, dont je serais à jamais incapable. Je devais me forcer pour être cruel, comme un musicien têtu qui n’a pas le brio, la virtuosité du véritable génie. Mais nous avions la même vision des choses, nous jugions les gens du même œil noir et nous avions tous les deux le même sens des armes. Et pourtant, il y avait des moments, comme celui-ci, où il me semblait que je le voyais pour la première fois ; qu’il détenait des secrets infinis qu’il ne partagerait jamais avec moi. Je repensais à ce que Gitta m’avait dit la veille au soir lorsqu’elle avait laissé entendre que ce que je savais de lui n’était que la partie visible de l’iceberg. Une heure plus tard, nous étions de nouveau sur la piste avec les cadavres de Vigogne et du pseudo-Rodriguez dans les compartiments réfrigérés du troisième et dernier véhicule – les conteneurs où nous gardions nos réserves de vivres. Chose assez prévisible, la partie de chasse ne ressemblait plus à une partie de plaisir. Sauf que je ne l’avais jamais envisagée de cette façon, contrairement à Cahuella. Je voyais les tendons de son cou alors qu’il scrutait la piste, devant le véhicule. Reivich avait une petite longueur d’avance sur nous. Plus tard, alors que nous nous arrêtions pour vérifier une turbine, il dit : — Tanner, je regrette de m’être laissé aller, tout à l’heure. — J’en aurais fait autant. — Ce n’est pas une raison. Je vous fais confiance comme à mon propre frère. Je l’ai toujours fait, et je continue. Vous nous avez tous sauvés. Quelque chose de vert passa à tire d’aile – cireuses, les ailes – au-dessus de la route. — Pour moi, ce n’était pas Rodriguez. C’était un imposteur. Rodriguez était un type bien. — Évidemment. Vous avez raison. Vous… euh… vous croyez qu’il pourrait y en avoir d’autres ? J’y avais déjà réfléchi. — Nous ne pouvons exclure cette éventualité, mais je pense qu’il y a peu de risques. Rodriguez revenait de voyage, et à part vous et moi quand nous sommes allés voir Orcagna, personne d’autre n’a quitté la Ferme aux Serpents depuis des semaines. Je pense que nous pouvons nous considérer comme au-dessus de tout soupçon. Vigogne aurait pu être une possibilité, mais il a été proprement rayé des cadres, lui aussi. — Bon. Encore une chose… Il jeta un coup d’œil méfiant à ses hommes, qui flanquaient des coups de marteau sous un capot de moteur avec une minutie qui paraissait rien moins que professionnelle. — Vous ne pensez pas que ç’aurait pu être Reivich en personne, hein ? — Qui aurait revêtu les traits de Rodriguez ? Cahuella hocha la tête. — Il a bien dit qu’il aurait ma peau. — Certes… Mais à mon avis, il est avec le groupe principal. C’est ce qu’Orcagna nous a dit. L’imposteur aurait même pu rester infiltré parmi nous, sans se dévoiler, jusqu’à ce que le reste du groupe nous rejoigne. — Quand même, ç’aurait pu être lui. — Je ne crois pas. Pour ça, il faudrait que les Ultras soient beaucoup plus doués que nous ne le pensons : Reivich et Rodriguez n’étaient pas du tout de la même taille. Je veux bien que les Ultras soient capables de remodeler un visage, mais je ne pense pas qu’ils auraient eu le temps de modifier son squelette et sa musculature – pas en quelques jours. Et puis il aurait fallu qu’ils adaptent son image corporelle afin qu’il ne passe pas son temps à rentrer dans le haut des portes. Non, leur assassin devait être un homme d’une corpulence comparable à celle de Rodriguez. — Il aurait quand même pu faire passer un message à Reivich. — Possible. Mais dans ce cas, Reivich n’en a pas tenu compte. La signature des armes se déplace toujours à la même vitesse dans notre direction. — Alors, fondamentalement, rien n’a changé, hein ? — Fondamentalement, non, répondis-je. Mais nous savions tous les deux que nous ne le pensions pas vraiment. Peu après, ses hommes réussirent à réparer la turbine et nous repartîmes. J’avais toujours pris très au sérieux la sécurité de l’expédition, mais dès ce moment je redoublai d’attention et je réfléchis à toutes les dispositions que j’avais prises. Personne ne devait quitter le campement sans être armé, et personne ne devait le quitter seul – sauf, évidemment, Cahuella, qui tenait, quoi qu’il arrive, à traquer ses proies nocturnes. Le campement de ce soir-là devait former la base de notre embuscade, et j’étais déterminé à passer tout le temps nécessaire à chercher le meilleur emplacement où dresser les tentes-bulles. Le campement devait être quasi invisible de la route, et en même temps assez près pour que nous puissions monter l’attaque sur le groupe de Reivich. Je ne voulais pas que nous nous éloignions trop de nos réserves de munitions, ce qui voulait dire que nous ne devions pas monter les tentes à plus de cinquante ou soixante mètres sous les arbres. Avant la tombée de la nuit, nous pourrions dégager les broussailles le long des lignes de tir stratégiques et prévoir des routes de repli pour le cas où les hommes de Reivich déclencheraient un tir de barrage. Si nous avions le temps, nous placerions des mines et diverses chausse-trappes le long d’autres sentiers plus évidents. Je dressais une carte mentale, entrecroisée de lignes de mort, quand le serpent apparut sur la piste, juste devant nous. Mon attention s’était légèrement relâchée, en tout cas, je n’étais plus concentré sur la piste, et c’est un cri qui m’alerta. Il se passait quelque chose. — Stop ! hurla Cahuella. Turbines coupées, nos véhicules se posèrent sur le ventre. À deux ou trois cents mètres de nous, à un endroit où la piste commençait à s’incurver et disparaissait à la vue, l’hamadryade avait pointé la tête hors du rideau de verdure qui marquait la lisière de la jungle. Sa tête était d’un vert délavé sous les replis couleur olive de son capuchon photosensible pareil à celui d’un cobra, pour le moment rétracté. Elle traversait la piste de droite à gauche, en direction de la mer. — Quasi adulte, nota Dieterling, comme s’il avait été en train d’examiner un insecte collé au pare-brise. Sa tête était presque aussi grosse qu’un de nos véhicules. Elle précédait les premiers mètres d’un corps reptilien arborant le schéma que j’avais remarqué sur la structure hélicoïdale de l’arbre à hamadryades. — Quelle taille lui donnez-vous ? demandai-je. — Trente, trente-cinq mètres. J’ai vu mieux. J’en ai vu une de soixante mètres, en 71. Mais ce n’est plus un jeune sujet. Si elle arrive à trouver un arbre dont la frondaison arrive au niveau du dais de verdure et qui ne soit pas trop haut pour elle, elle amorcera probablement la fusion aussi sec. La tête était arrivée de l’autre côté de la route, et la créature avançait lentement, en rampant, devant nous. — Rapprochez-vous, ordonna Cahuella. — Attendez, fis-je. Vous êtes sûr ? Elle ne nous menace pas, là. Elle sera bientôt passée. Je sais que l’instinct défensif de ces bêtes-là n’est pas profondément ancré, mais elle pourrait décider malgré tout que nous avons l’air comestibles. Vous êtes certain de vouloir prendre ce risque ? — Rapprochez-vous, je vous dis ! Je remis la turbine en marche, réglant la puissance au minimum nécessaire pour soulever le véhicule du sol, et le fis avancer. On pensait que les hamadryades n’avaient pas de sens de l’ouïe, mais les vibrations sismiques, c’était une autre affaire. Je me demandai si le coussin d’air de notre véhicule, martelant le sol, ne résonnait pas exactement comme si le plat préféré de l’hamadryade venait de s’inscrire au menu. Son corps de deux mètres de diamètre formait un arc au-dessus de la route. Elle avançait lentement, en douceur, et rien ne permettait de penser qu’elle avait seulement conscience de notre présence. Peut-être Dieterling avait-il raison. Peut-être la créature n’était-elle intéressée que par une chose : trouver un bel arbre, assez grand pour s’enrouler autour, afin de pouvoir larguer ce boulot usant qui consistait à avoir un cerveau et à se traîner d’un point à un autre. Nous n’en étions plus qu’à cinquante mètres. — Stop ! ordonna à nouveau Cahuella. Cette fois, j’obéis sans discuter. Je me retournai pour le regarder, mais il avait déjà bondi hors du véhicule. On entendait le serpent, à présent : un grondement sourd, constant, alors qu’il s’insinuait dans le feuillage. Ce n’était pas du tout un son animal ; on aurait dit l’avance inexorable d’un char d’assaut. Cahuella réapparut sur le côté du véhicule. Il avait fait un tour par le râtelier d’armes, à l’arrière, et il avait pris son arbalète. — Oh non… commençai-je. Trop tard. Il avait déjà engagé dans l’arme une flèche de tranquillisant prévue pour un sujet adulte de trente mètres. Le choix de l’arme aurait pu passer pour une affectation, mais il se justifiait : pour droguer un adulte, il fallait une énorme dose de tranquillisant, une dose bien supérieure à celle qu’on aurait administrée à un jeune sujet. Nos fusils de chasse habituels ne faisaient pas l’affaire. Une arbalète pouvait envoyer une flèche beaucoup plus volumineuse, et les inconvénients apparents liés à la précision et au rayon d’action limités ne tenaient pas quand on avait affaire à un serpent de trente mètres, sourd, aveugle, et qui mettait une minute à faire un demi-tour. — Fermez-la, Tanner, dit Cahuella. Je ne suis pas venu ici pour voir une de ces sales bêtes et repartir… — Vigogne est mort. Il n’y a plus personne pour loger les implants de commande dans la tête du serpent… J’aurais aussi bien pu économiser ma salive. Il s’avança sur la piste, l’arbalète à la main, les muscles de son dos moulés par la chemise trempée de sueur, barrée par son baudrier. — Tanner ! fit Gitta. Arrêtez-le ! Ça va mal finir ! — Il n’est pas vraiment en danger… commençai-je. C’était un mensonge, je le savais pertinemment. Il courait peut-être moins de risque que s’il avait eu affaire à un jeune sujet, mais on ne savait pas grand-chose du comportement des quasi-adultes. J’ouvris en jurant la portière de mon côté, fis le tour du véhicule au trot et pris un fusil laser sur le râtelier à l’arrière. Je vérifiai le chargeur tout en courant vers Cahuella. Entendant mes pas sur la terre damée, il se retourna. — Mirabel ! s’écria-t-il, irrité. Remontez dans ce putain de véhicule ! Je ne vous laisserai pas me gâcher ma partie de chasse ! — Je resterai à distance ! répondis-je sur le même ton. La tête de l’hamadryade avait disparu de l’autre côté de la forêt, mais son corps formait encore un arc élégamment incurvé sur la route. Le bruit, de près, était impressionnant. Les branches claquaient sur le corps du serpent, et sa peau rêche crissait contre l’écorce. Et puis il y eut un autre bruit, identique, mais venant d’une autre direction. Pendant un instant, mon cerveau réagit avec viscosité, refusant d’arriver à la conclusion qui s’imposait, essayant de comprendre comment les propriétés acoustiques de la jungle pouvaient offrir un écho à la progression de l’hamadryade. Je m’interrogeais encore quand le second serpent jaillit de la lisière des arbres, à ma droite. Il se déplaçait aussi lentement que le premier, mais il était beaucoup plus près, de sorte que son avance d’un demi-mètre à la seconde paraissait beaucoup plus rapide. Il était plus petit que le premier, mais parfaitement monstrueux à tout point de vue. Et je me rappelai un fait inconfortable concernant les hamadryades. Plus elles étaient petites, plus elles étaient capables de se déplacer rapidement… La créature immobilisa sa tête encapuchonnée, triangulaire, tout près de moi, à quelques mètres au-dessus de la mienne. Elle semblait flotter, sans yeux, sur le fond du ciel, comme un cerf-volant maléfique. Jamais, pendant toutes les années que j’avais passées dans l’armée, je n’avais été paralysé par la peur. Je savais qu’il y avait des gens à qui ça arrivait, mais je m’étais toujours demandé comment c’était possible, et ce qu’il fallait avoir dans le crâne pour ça. Et là, soudain, je parvins à une compréhension intime de la façon dont ça pouvait se produire. Le réflexe de fuite n’était pas complètement découplé de la volonté : je savais, au fond de moi, que courir pouvait être aussi dangereux que rester immobile, cloué sur place. Les serpents étaient aveugles jusqu’à ce qu’ils repèrent une proie, mais leur odorat et leur sensibilité aux infrarouges étaient très développés. Il savait indubitablement que j’étais là, en dessous de lui, sans quoi il ne se serait pas arrêté. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire. Tirer dessus, me dis-je… mais j’aurais dû choisir une meilleure arme qu’un fusil laser. Ce n’étaient pas quelques trous ridicules qui allaient l’immobiliser. Il n’aurait servi à rien non plus de viser certaines fonctions cérébrales spécifiques : c’était tout juste si l’animal avait un cerveau. Le laser était une arme à pulsation, et le rayon intermittent ne pouvait être utilisé comme une lame. J’aurais été mieux inspiré de prendre la débroussailleuse avec laquelle j’avais éliminé l’imposteur… — Tanner… Ne bougez pas. Vous êtes dans ma ligne de mire… Du coin de l’œil – je n’osais même pas tourner la tête –, je vis Cahuella s’approcher, presque accroupi. Il avait épaulé son arbalète et portait le viseur à son œil. — Vous ne réussirez qu’à l’énerver, dis-je dans un souffle. — Tu parles, répondit Cahuella dans un murmure théâtral. La dose a été calculée pour le premier. Celui-ci ne fait pas plus de quinze mètres… douze pour cent du volume corporel de l’autre, ce qui veut dire que la dose sera huit fois trop forte… À peu près, ajouta-t-il après une pause. Il était à portée de tir, à présent. Au-dessus de moi, la tête oscillait d’un côté à l’autre, prenant le vent. Peut-être était-il impatient de repartir derrière l’autre adulte, plus gros. Mais il ne pouvait laisser passer la possibilité de capturer une proie sans vérifier de quoi il retournait. Il y avait peut-être des mois qu’il n’avait pas mangé, après tout. Dieterling avait dit qu’ils faisaient toujours un dernier repas avant la fusion. Peut-être celui-ci était-il trop petit pour fusionner avec un arbre, mais rien ne lui interdisait d’avoir les crocs. Avec des mouvements aussi lents et coulés que possible, j’ôtai le cran de sûreté de mon arme et sentis le frémissement subliminal de la montée en puissance du chargeur, accompagnée par un discret miaulement électronique. Le serpent pencha la tête vers moi, attiré par le gémissement de l’arme. « Dispositif arme, prêt à l’emploi ! » claironna triomphalement le putain de flingue. Le serpent plongea, la gueule grande ouverte, les yeux de phase d’attaque étincelants, braqués sur moi, dans le triangle buccal qui allait en s’épanouissant. Je tirai droit dans sa gueule. Le plongeon du serpent se confondit avec les pulsations du laser. Sa tête rebondit par terre, à côté de moi. Il se cabra, furieux, la gueule grande ouverte, émettant un rugissement terrible en même temps qu’une odeur de cadavre en putréfaction. Je lui avais balancé une rafale de dix pulsations, une salve stroboscopique qui lui avait percé dix cratères noirs dans le palais. Je voyais les blessures grosses comme le doigt, à l’arrière de sa tête. Pour le coup, il était définitivement aveugle. Mais il avait assez de mémoire pour se rappeler plus ou moins où je me trouvais. Je reculai en titubant alors que la tête plongeait à nouveau… Au même instant, un éclair de métal trancha l’air et j’entendis le déclic de l’arbalète de Cahuella. Son carreau s’était logé à l’arrière de la tête du serpent, déchargeant instantanément sa dose de tranquillisant. — Tanner ! Dégagez de là, bon Dieu ! Il prit une seconde flèche dans une poche de son baudrier, rechargea l’arbalète, arma. Un instant plus tard, la flèche rejoignait la première dans la nuque du serpent. Si Cahuella avait bien calculé et si les flèches avaient bien été dosées toutes les deux pour de gros adultes, ce spécimen avait reçu seize fois la ration nécessaire pour l’estourbir. J’étais hors de danger. C’est alors que je réalisai que nous avions un autre problème… — Cahuella… dis-je. Il dut voir que je ne le regardais pas directement, mais derrière lui, parce qu’il se figea alors qu’il s’apprêtait à recharger son arbalète et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. L’autre serpent s’était replié sur lui-même et sa tête ressortait sur le côté de la piste, à une vingtaine de mètres à peine de Cahuella. — Un appel de détresse… dit-il. J’ignorais, jusqu’à cet instant, que ces bêtes poussaient des cris. Mais il avait raison : la petite créature blessée avait dû attirer l’attention de la première, et Cahuella était maintenant pris entre deux hamadryades. C’est alors que la petite commença à mourir. N’étant plus supportée par le cou qui s’effondrait, inexorablement, sa tête plongea vers le sol. On aurait dit un aéronef tous moteurs coupés. Quelque chose me toucha l’épaule. — Écarte-toi, Vieux ! souffla Dieterling. Il me semblait que j’avais quitté le véhicule depuis une éternité, mais ça ne faisait peut-être qu’une demi-minute. Dieterling n’avait jamais été très loin de moi, et pourtant, pendant tout ce temps ou presque, j’avais eu l’impression d’être seul avec Cahuella. Je regardai ce que transportait Dieterling, sans grand rapport avec l’arme que je tenais devant moi. — Joli, commentai-je. — Adéquat, répondit sobrement Dieterling. Il m’écarta, épaula le bazooka qu’il avait récupéré dans le râtelier à l’arrière du véhicule. Un énorme engin noir mat, orné d’un scorpion en relief et muni d’un gigantesque magasin semi-circulaire. Un écran de visée se positionna avec un bourdonnement et un déclic juste devant ses yeux, affichant un schéma de cible où se lisaient des données en perpétuelle réactualisation. Dieterling releva le viseur d’un geste désinvolte, jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que j’étais hors de portée du feu arrière et pressa la détente. L’instant d’après, un trou grand comme un tunnel apparut dans le corps du petit serpent. Dieterling s’élança à travers, ses bottes faisant gicler des grumeaux de matière rouge, indicible. Cahuella envoya sa dernière flèche dans le plus gros serpent, mais à ce moment-là, il n’avait plus que des doses destinées à de beaucoup plus petits spécimens. L’animal ne parut même pas remarquer qu’il avait été touché. Je savais que les hamadryades avaient peu de capteurs de douleur le long du corps. Dieterling arriva au niveau de Cahuella. Il avait les bottes rouges jusqu’aux genoux. L’adulte se rapprochait. Sa tête n’était plus qu’à une dizaine de mètres d’eux. Je vis les deux hommes échanger leurs armes. Dieterling tourna le dos à Cahuella et revint calmement vers moi. Il tenait au creux du bras l’arbalète maintenant inutile. Cahuella épaula le bazooka. Les instants du serpent étaient comptés. Ce ne fut pas bien joli. Le bazooka était réglé sur tir rapide et crachait des mini-rockets au rythme de deux par seconde. Cahuella commença par décapiter l’hamadryade. Le cou sectionné resta dressé dans le vide, dégoulinant de sang, mais le serpent poursuivait son avance, nullement handicapé par la perte de son cerveau. Le vacarme qui accompagnait sa progression n’avait pas diminué. Cahuella continuait à tirer. Il était planté là, les pieds écartés, et il tirait rocket sur rocket dans la bête, d’immondes fluides rouges, sanieux, giclant sur la végétation environnante. Mais l’hamadryade avançait toujours. Sauf qu’elle commençait à s’amenuiser sérieusement. Quand il n’en resta plus que dix mètres, le corps finit par s’écrouler par terre, en se tortillant. Cahuella lui envoya un dernier projectile, pour faire bonne mesure, puis il se retourna et revint vers moi de la même démarche désinvolte que Dieterling. Lorsqu’il fut assez près, je vis que sa chemise était trempée de sang, et que son visage était couvert d’un film rougeâtre aussi. Il me tendit le bazooka. Je remis le cran de sûreté, bien que ce fût plus ou moins inutile à présent : le dernier tir avait complètement vidé le chargeur. Une fois de retour au véhicule, j’ouvris le conteneur où étaient rangées les munitions de rechange, rechargeai le bazooka et le remis avec les autres armes. Cahuella me regardait comme s’il attendait que je dise quelque chose. Mais qu’aurais-je pu dire ? Je ne pouvais guère le complimenter pour ses prouesses de chasseur. En dehors des nerfs d’acier qu’il lui avait fallu, et de la force physique nécessaire pour tenir le bazooka, un enfant aurait pu tuer le serpent exactement comme il l’avait fait. Au lieu de cela, je regardai les deux animaux massacrés, pratiquement méconnaissables, qui barraient la piste. — Je vois mal ce que Vigogne aurait pu faire pour nous, commentai-je. Il me regarda et secoua la tête, autant par dégoût devant ma propre incompétence – je l’avais pratiquement obligé à me sauver la vie, lui faisant ainsi perdre toute chance de capturer sa proie – que pour reconnaître la véracité de mes propos. — Conduisez, c’est tout, Tanner, dit-il très doucement. Cette nuit-là, nous établîmes le campement là où devait avoir lieu l’embuscade. D’après le relevé d’Orcagna, le groupe de Reivich n’était plus qu’à une trentaine de kilomètres au nord de l’endroit où nous nous trouvions, et il descendait toujours vers le sud. Il ne s’arrêtait apparemment pas la nuit, comme nous, mais il avançait un peu moins vite que nous dans la journée. Nous étions séparés par un bras d’eau qu’il leur faudrait franchir à gué, mais même si Reivich décidait, pour changer, de s’arrêter cette nuit-là, à l’aube, il serait au plus à cinq kilomètres de nous, sur la piste. Nous dressâmes les tentes-bulles, les revêtant cette fois d’une toile de camouflage. Nous étions au cœur du pays des hamadryades, de sorte que je pris soin de balayer la zone avec des capteurs thermiques et acoustiques à large spectre. Je savais qu’ils repéreraient les mouvements de tout adulte d’une taille raisonnable. Les jeunes sujets, c’était moins sûr, mais au moins ceux-là ne ravageraient pas tout notre campement. Dieterling examina les arbres de la zone et confirma qu’aucun n’avait vêlé depuis peu. — Alors inquiétez-vous plutôt des douzaines d’autres prédateurs locaux, dit-il en nous retrouvant, Cahuella et moi, hors de l’une des tentes-bulles. — C’est peut-être saisonnier, avança Cahuella. Le moment du vêlage, je veux dire. Ça pourrait influencer notre prochaine campagne de chasse. Il faudra que nous voyions ça de près. Je le regardai d’un air mauvais. — Vous songez toujours à utiliser les joujoux de Vigogne ? — Ce serait un hommage à rendre au bon docteur, vous ne pensez pas ? C’est ce qu’il aurait voulu. — Peut-être. Moi, ce que je sais, c’est que cette fois nous avons bien failli y laisser notre peau. Il haussa les épaules. — Les livres disent qu’ils ne voyagent pas en couple. — Vous avez bien appris votre leçon. Pour ce que ça nous a servi… — Nous nous en sommes sortis, Tanner. Pas grâce à vous, d’ailleurs… fit-il en me regardant sévèrement. (Il eut un mouvement de menton en direction de Dieterling.) Au moins, lui, il savait quel genre d’arme utiliser. — Un bazooka ? dis-je. Je dois reconnaître que ça a marché. Mais ce n’est quand même pas votre idée du sport ? — Ce n’était plus du sport à ce moment-là, rétorqua Cahuella, qui eut un nouveau revirement d’humeur et mit la main sur mon épaule. Enfin, vous avez fait de votre mieux avec ce laser. Et nous avons appris des choses qui nous serviront lorsque nous reviendrons, à la saison prochaine. C’est qu’il le pense vraiment, me dis-je. Il y tient tant que ça, à son quasi-adulte ? — Bien, dis-je en me tortillant pour me libérer. Mais la prochaine fois, je laisserai Dieterling mener l’expédition et je resterai à la Ferme aux Serpents, faire le boulot pour lequel vous me payez. — Je vous paye pour être ici, répliqua Cahuella. — Oui. Pour abattre Reivich. Mais la dernière fois que je l’ai lu, mon contrat ne parlait pas de chasse aux serpents géants. Il poussa un soupir. — Reivich est encore notre priorité, Tanner. — Vraiment ? — Évidemment. Le reste n’est que… qu’accessoire. Il eut un dernier hochement de tête et disparut sous sa tente-bulle. Dieterling ouvrit la bouche : — Écoute, Vieux… — Je sais. Ne t’excuse pas. Tu as eu raison de prendre le bazooka. C’est moi qui ai commis une erreur d’appréciation. Dieterling hocha la tête et alla prendre un autre fusil au râtelier. Il l’épaula, vérifia la visée et passa la bandoulière sur son épaule. — Qu’est-ce que tu fais ? — Je vais fouiner aux alentours. Je remarquai qu’il ne prenait pas de lunettes amplificatrices. — Il commence à faire noir, Miguel… fis-je en indiquant mes propres lunettes posées sur la table, à côté de la carte qui montrait l’avance de Reivich. Miguel Dieterling se contenta de sourire et se détourna. Plus tard, beaucoup plus tard, alors que je venais de faire installer près de la moitié des pièges (je comptais m’occuper des autres au coucher du soleil : si je le faisais maintenant, il y avait trop de risques que nous les déclenchions nous-mêmes), Cahuella me fit venir sous sa tente. — Oui ? demandai-je, m’attendant à recevoir d’autres instructions. Cahuella m’indiqua un échiquier, sous la lumière verte, glauque, des maigres lampes de la tente-bulle. — J’ai besoin d’un adversaire. L’échiquier était posé sur une table à jeu pliante de part et d’autre de laquelle étaient placées des chaises de camping, pliantes aussi. Je haussai les épaules. Je jouais aux échecs, et bien, même, mais le jeu ne m’intéressait plus guère. Je considérais ça comme n’importe quel autre travail, sachant que je ne pouvais pas me permettre de gagner. Cahuella se pencha sur l’échiquier. Il portait un survêtement bardé de ceintures et de baudriers auxquels étaient accrochés divers poignards et autres couteaux de lancer. Il avait autour du cou un pendentif représentant un dauphin. Quand ses mains se déplaçaient sur l’échiquier, je pensais à un général d’autrefois positionnant des petits drapeaux représentant ses tanks et ses soldats sur une vaste table couverte de sable. Pendant tout ce temps, son visage resta placide et imperturbable, l’éclat vert des lumignons éveillant de curieux reflets dans ses yeux, comme si une partie de leur éclat était intérieure. Et pendant tout ce temps, Gitta resta à côté de nous, silencieuse, versant de temps en temps à son mari un autre dé à coudre de pisco. Je jouais un jeu difficile – difficile à cause des contorsions tactiques auxquelles je m’obligeais. Je jouais bien mieux que Cahuella, mais il était mauvais perdant. D’un autre côté, il était assez futé pour voir si son adversaire le laissait gagner, de sorte que je devais satisfaire son ego sur deux fronts. Je jouai toutes les parties sans merci, le poussant dans ses derniers retranchements, mais incorporant chaque fois une faiblesse dans ma position – une erreur extrêmement subtile, mais potentiellement fatale. Ainsi, juste au moment où on aurait pu croire que je l’avais mis en échec, je faisais en sorte que ma faille se révèle, telle la soudaine rupture d’une imperceptible fêlure. Mais il y eut des moments où il ne remarquait pas ma défaillance, et je n’y pouvais rien : je ne pouvais que le regarder perdre. Le mieux à faire, dans ces cas-là, était de m’arranger pour conserver une marge de victoire aussi étroite que possible. — Vous m’avez encore battu, Tanner… — Vous avez rudement bien joué. Vous ne pouvez quand même pas gagner tout le temps… Gitta apparut au côté de son mari et versa un nouveau centimètre de pisco dans son verre. — Tanner joue toujours bien, dit-elle en me regardant attentivement. C’est pour ça que c’est un adversaire si intéressant pour toi. Je haussai les épaules. — Je fais de mon mieux. Cahuella balaya les pièces d’un revers de main, comme s’il piquait une crise, mais c’est d’une voix placide qu’il demanda : — Une dernière ? — Pourquoi pas ? répliquai-je, sachant que, cette fois, je devais absolument perdre. À la fin de la partie, nous sirotâmes quelques gouttes de pisco, Cahuella et moi, puis nous revîmes nos plans pour l’embuscade, alors même que nous les avions déjà passés en revue des douzaines de fois et que nous n’avions rien laissé au hasard. C’était une sorte de rituel auquel nous nous astreignions. Après, nous procédâmes à une dernière vérification des armes, puis Cahuella prit la sienne et me dit tout bas, à l’oreille : — Je sors un moment, Tanner. Je veux m’exercer une dernière fois. Je préférerais ne pas être dérangé avant d’avoir fini. — Reivich pourrait voir les flashes… — Le temps est en train de se gâter, répondit Cahuella. Il pensera que ce sont des éclairs. J’approuvai de la tête, insistai pour vérifier les réglages de l’arme et le laissai filer dans la nuit. Il disparut rapidement, sans lampe, le laser miniature en bandoulière. Il faisait noir comme dans un four mais, comme Dieterling, il se fiait à sa bonne vision nocturne. Quelques minutes passèrent avant que j’entende la pulsation de l’arme : des décharges régulières, espacées de quelques secondes, puis séparées par des pauses plus longues. Chaque décharge embrasait la cime des arbres d’un bref éclair de lumière pulsatile, perturbant la vie sauvage dans les frondaisons, et je voyais des formes noires passer devant les étoiles. Puis je vis autre chose, une chose tout aussi noire mais beaucoup plus rapide qui obstruait un essaim d’étoiles vers l’ouest. C’était l’orage qu’avait prévu Cahuella : la mousson venue de l’océan, qui s’apprêtait à noyer la Péninsule. Comme pour confirmer mon diagnostic, l’air jusqu’alors chaud et calme commença à s’animer, une brise jouant dans le faîte des arbres. Je retournai chercher une torche sous la tente et remontai le chemin que Cahuella avait suivi, en me guidant sur les éclairs intermittents de son fusil. Les broussailles du sous-sol de la forêt devinrent traîtresses, et je mis plusieurs minutes à trouver l’endroit – une petite clairière – où il était planté en train de tirer. Je promenai le pinceau de ma torche sur lui, annonçant mon arrivée. — Je vous avais dit de ne pas me déranger, Tanner ! lança-t-il sans cesser de tirer. — Je sais, mais il y a un orage en vue. Je me suis dit que vous ne vous en apercevriez peut-être pas avant qu’il se mette à pleuvoir, et que vous risquiez d’avoir du mal à retrouver le campement… — C’est moi qui vous ai dit qu’il allait y avoir un orage, répondit-il sans se retourner, toujours absorbé par ses exercices de tir. J’avais du mal à voir sur quoi il tirait ; les coups de laser tranchaient le voile de ténèbres qui gommait tous les détails. Mais je remarquai que les pulsations se succédaient avec une grande précision, même lorsqu’il ajustait sa position, ou rechargeait son arme. — Écoutez, il est tard. Il faut dormir. Si Reivich est en retard, la journée de demain risque d’être longue, et nous devons être en pleine forme pour l’affronter. — Vous avez raison, dit-il après réflexion. Je tenais juste à m’assurer que j’arriverais à estropier cette ordure, le cas échéant. — L’estropier ? Je pensais que nous étions là pour lui faire son affaire… — À quoi bon ? Je me rapprochai. — Le tuer, c’est une chose. Vous pouvez parier qu’il veut vous tuer, alors ça se tient. Mais vous n’avez aucune raison de le haïr à ce point, si ? Il visa soigneusement et pressa la détente. — Qui a dit qu’il fallait une raison ? Il replia le viseur, cassa son fusil, le déchargea et fit coulisser la bandoulière pour le passer dans son dos. On aurait dit une sorte de frêle gréement accroché au flanc d’une baleine. Nous repartîmes sans échanger un mot, la tempête montant au-dessus de nous comme une falaise d’obsidienne striée d’éclairs. Les premières gouttes de pluie crevaient les frondaisons lorsque nous arrivâmes au campement. Nous vérifiâmes que les armes étaient à l’abri de la pluie et nous venions d’actionner les détecteurs d’intrusion lorsque la pluie commença à battre la charge sur le tissu des tentes. Le tonnerre grondait vers le sud. Mais nous étions prêts et nous regagnâmes nos couchettes afin de prendre un peu de repos. — Dormez bien, fit Cahuella en passant la tête par l’ouverture de ma tente. Parce que demain nous avons un combat à mener. La tempête faisait rage. L’obscurité était complète et j’entendais la pluie tambouriner sur le toit de la tente-bulle. Quelque chose me turlupinait, au point de me réveiller. Ça m’arrivait parfois. Mon esprit tournait et retournait un problème qui me semblait clair et net en plein jour, jusqu’à ce qu’il trouve une faille. C’est comme ça que j’avais remédié à certaines lacunes dans la sécurité, à la Ferme aux Serpents. Je me mettais dans la peau d’un intrus et je concevais une façon de franchir un obstacle que je croyais insurmontable. C’est l’impression que j’eus en me réveillant : il me semblait que quelque chose qui n’était pas évident venait de m’être révélé. Et que j’avais fait une terrible erreur d’appréciation. Et c’est alors que je compris que nous étions attaqués. — Non… commençai-je. Il était beaucoup trop lard. L’une des choses les plus vraies que l’on ait jamais dites sur la guerre, et sur la façon dont elle nous affecte, c’est que beaucoup de clichés ne sont pas très éloignés de la réalité. La guerre, c’est une succession de plages d’inaction béantes ponctuées par de brefs interludes d’action hurlante. Et dans ces brefs interludes hurlants, les événements se succèdent à la fois rapidement et avec une lenteur onirique, chaque instant comme pyrogravé dans la mémoire. C’est comme ça. Particulièrement pendant une embuscade. Il n’y eut pas d’avertissement. Peut-être quelque chose avait-il plongé au plus profond de mes rêves, m’alertant, de sorte que j’avais été réveillé à la fois par l’embuscade et par la prise de conscience de mon erreur. Un bruit, peut-être, lorsqu’ils avaient neutralisé le système d’avertissement du périmètre, ou rien d’autre qu’un pied écrasant les broussailles du sous-bois, ou encore le cri d’un animal surpris. Quelle différence ? Ils étaient trois et nous huit, et pourtant ils se jouèrent de nous avec une aisance implacable. Les trois hommes portaient des armures camouflées, à changement de forme, de couleur et de texture, qui les dissimulaient de la tête aux pieds : des tenues d’une seule pièce, d’une technologie plus avancée que celle à laquelle les milices avaient accès ; une technologie qui n’avait pu leur être offerte que par les Ultras. Ça pouvait être ça : Reivich traitait aussi avec l’équipage du gobe-lumen. Et peut-être les avait-il payés pour tromper Cahuella, pour qu’ils lui fournissent de fausses informations sur leur position. Il y avait toutefois une autre possibilité, qui était celle à laquelle était arrivé mon cerveau endormi. Peut-être Reivich avait-il deux groupes, dont un qui se dirigeait vers le sud, à trente kilomètres d’ici, avec les armes lourdes dont Orcagna suivait la signature. J’étais parti du principe que c’était le seul groupe. Mais… et s’il y en avait eu un deuxième, juste devant celui-là ? Et si ce second groupe disposait d’armes plus légères, que les Ultras ne pouvaient monitorer ? L’élément de surprise compenserait plus que largement le déficit de puissance de feu. Leurs armes n’étaient pas plus perfectionnées, ou plus mortelles, que les nôtres, mais ils les utilisèrent avec une précision infaillible, abattant d’abord les gardes positionnés à l’extérieur du campement, avant qu’ils aient eu la moindre chance de les repérer. J’eus à peine conscience de cette partie de l’attaque ; lorsque j’émergeai du sommeil, je pensai d’abord que les pulsations légères et les décharges d’énergie venant du dehors n’étaient que les dernières convulsions de l’orage qui s’éloignait dans les profondeurs de la Péninsule. Puis j’entendis les cris, et je commençai à comprendre ce qui se passait. À ce moment-là, évidemment, il était beaucoup trop tard pour y changer quoi que ce soit. 21 Quand enfin je me réveillai, je restai un long moment allongé dans la lumière dorée du matin qui baignait la chambre de Zebra, à ruminer mes rêves jusqu’à ce qu’ils se dissipent. Pendant la nuit, le cyberguérisseur avait fait dans le miraculeux, grâce à une science médicale incroyablement avancée par rapport à tout ce que nous connaissions sur Sky’s Edge. La blessure n’était plus qu’une étoile blanchâtre de peau neuve et les dommages résiduels étaient surtout psychologiques – le refus de mon cerveau d’accepter que ma jambe soit de nouveau tout à fait capable de jouer son rôle. Je me levai, pour voir, et fis quelques pas maladroits jusqu’à la plus proche fenêtre, en négociant les différences de niveau, les meubles s’écartant délicatement pour me faciliter le passage. À la lumière du jour, ou de ce qui passait pour tel à Chasm City, le gouffre qui occupait le cœur de la ville avait l’air encore plus proche, encore plus vertigineux. J’imaginais l’attraction qu’il avait pu exercer sur les premiers explorateurs de Yellowstone, qu’ils soient nés dans des cuves robotisées ou venus, au péril de leur vie, à bord des premiers vaisseaux spatiaux. Le nuage de gaz chauds vomi par le gouffre était sûrement visible de l’espace quand les conditions atmosphériques étaient favorables. Qu’ils s’en soient approchés en crawleurs ou qu’ils soient arrivés en crevant les bancs de nuages, la première fois qu’ils avaient vu le gouffre, ils n’avaient pu qu’avoir le souffle coupé. Quelque chose avait blessé la planète, des centaines de milliers d’années auparavant, et cette grande plaie béante n’avait jamais cicatrisé. Certains étaient descendus dans les profondeurs, disait-on, équipés seulement de fragiles combinaisons pressurisées, et avaient trouvé des richesses suffisantes pour fonder des empires. Ceux-là avaient pris bien soin de garder ces richesses pour eux. Mais ça n’avait pas empêché d’autres aventuriers de venir tenter leur chance. Autour de ces risque-tout s’étaient agglomérés les premiers balbutiements de ce qui finirait par devenir la Cité du Gouffre. Aucune théorie satisfaisante n’expliquait la formation du gouffre. Toutefois, la caldeira environnante – où se nichait Chasm City, à l’abri des vents, des glaciers d’ammoniac et de méthane, des dégâts provoqués par les crues éclair – laissait imaginer un événement catastrophique, et plutôt récent, sur l’échelle du temps géologique, pour avoir résisté à l’érosion et aux mécanismes de déformation tectoniques. On supposait que Yellowstone avait frôlé de près sa voisine, la géante gazeuse, que le noyau de la planète s’était gorgé d’énergie, et que le gouffre était l’un des moyens par lesquels cette énergie se dissipait lentement dans l’espace. Il fallait bien que quelque chose ait ouvert cette soupape de sûreté. Certaines théories évoquaient l’intrusion dans la croûte de petits trous noirs ou de quarks – les constituants élémentaires de la matière –, mais personne ne savait vraiment ce qui s’était passé. Il y avait aussi des rumeurs et des contes de fées : des histoires d’extraterrestres qui auraient foré la croûte, preuve que le gouffre était d’une certaine façon artificiel, sinon délibérément fabriqué. Peut-être ces extraterrestres étaient-ils venus ici pour la même raison que les êtres humains, pour les ressources énergétiques et chimiques du gouffre. Je voyais très nettement les tuyaux tentaculaires que la cité plongeait par-dessus la lèvre du cratère, comme des doigts avides. — Ne faites pas semblant de ne pas être impressionné, dit Zebra. Il y en a qui tueraient pour avoir une vue comme ça. Quand j’y pense, j’en connais qui ont dû tuer pour une vue comme ça. — Je n’en serais pas étonné. Zebra était entrée dans la pièce sans faire de bruit. J’avais d’abord cru qu’elle était nue, mais pas du tout. Seulement, sa robe était tellement translucide qu’elle aurait aussi bien pu être vêtue de brume. Elle me rapportait mes vêtements des Mendiants, nettoyés et soigneusement pliés. Je vis alors qu’elle était très mince. Sous le film gris-bleu de sa robe, son corps était orné, des pieds à la tête, de rayures noires qui épousaient ses courbes, ombrant la région pubienne. Les rayures avaient pour effet de gommer et en même temps de souligner les courbes et les angles de son corps, de sorte qu’elle se métamorphosait à chaque pas. Ses cheveux formaient une brosse raide qui courait le long de son dos et s’arrêtait au-dessus du renflement rayé de ses fesses. Elle ne marchait pas, elle glissait, comme une danseuse de ballet, ses petits pieds pareils à des sabots l’ancrant au sol plus qu’ils ne supportaient son poids. Je me dis que, si elle avait voulu participer au Grand Jeu, elle aurait fait une redoutable prédatrice. Après tout, elle m’avait chassé, moi, ne serait-ce que pour gâcher le plaisir de ses ennemis. — Sur la planète d’où je viens, dis-je, cette tenue serait considérée comme provocante. — Mais nous ne sommes pas sur Sky’s Edge, répondit-elle en posant mes vêtements sur le canapé. Nous ne sommes même plus à Yellowstone. Dans le Dais, on fait plus ou moins ce qu’on veut, conclut-elle en passant ses mains sur ses hanches. — Pardon si je suis indiscret, mais vous êtes née comme ça ? — Absolument pas. Je n’ai même pas toujours été une femme, d’ailleurs, et je ne resterai probablement pas comme ça toute ma vie. Je n’aimerais pas qu’on m’appelle Zebra jusqu’à la fin de mes jours. Qui aimerait être prisonnier d’un corps, d’une identité ? — Je ne sais pas, répondis-je sans me mouiller. Mais sur Sky’s Edge, la modification corporelle était hors de portée de la plupart des gens. — Ça, j’imagine que vous étiez trop occupés à vous entre-tuer… — C’est un résumé plutôt réducteur de notre histoire, même s’il n’est pas trop éloigné de la vérité. Mais qu’en savez-vous, en réalité ? Je pensais, depuis qu’elle était entrée dans la pièce, au rêve troublant du campement de Cahuella, et à la façon dont Gitta m’avait regardé dans le rêve. Gitta et Zebra n’avaient pas grand-chose en commun, mais dans l’état de confusion où j’étais plongé depuis mon réveil, je transférai machinalement certains des attributs de Gitta sur Zebra : sa sveltesse, ses pommettes hautes et ses cheveux noirs. Je trouvais Zebra assez attirante, à sa façon, même si je n’avais jamais partagé une chambre avec une créature – humaine ou non – aussi étrange. — J’en sais suffisamment, fit Zebra. Certains d’entre nous sont assez perversement intéressés par le sujet. Ça nous paraît à la fois amusant, malsain et terrifiant. J’eus un mouvement de menton en direction des gens incrustés dans le mur, et que j’avais pris pour une œuvre d’art. — Je trouve assez terrifiant ce qui s’est passé ici. — Oh, ça l’a été. Mais nous avons survécu, et ceux qui s’en sont sortis n’ont pas connu la phase véritablement atroce de la peste. À côté de la peste, la guerre semble très étrangère. L’ennemi, c’était notre ville, notre propre corps. Elle était debout à côté de moi, à présent, et je la trouvai soudain très attirante. Je lui pris la main et la plaquai sur ma poitrine. — Qui êtes-vous, Zebra ? Et pourquoi m’aidez-vous, en réalité ? — Je pensais vous avoir répondu, hier soir… — Je sais, mais… fis-je d’un ton qui me parut manquer de conviction. Ils me cherchent encore, n’est-ce pas ? La chasse n’a pas pris fin parce que vous m’avez amené dans le Dais ? — Tant que vous resterez ici, vous serez en sécurité. Mon appartement est électroniquement sécurisé, alors ils ne pourront pas détecter votre implant. Et de toute façon, le Dais est hors limite du Grand Jeu. Les organisateurs ne tiennent pas à attirer l’attention sur eux. — Alors, il va falloir que je reste ici jusqu’à la fin de mes jours ? — Non, Tanner. Plus que deux jours et vous serez tranquille. Elle retira sa main de la mienne, me caressa la tête et trouva la bosse sous laquelle était logé l’implant. — La chose que Waverly vous a mise dans la tête est programmée pour cesser d’émettre au bout de cinquante-deux heures. C’est comme ça qu’ils aiment s’amuser. — Cinquante-deux heures ? L’une des petites règles auxquelles Waverly a fait allusion ? Zebra acquiesça d’un mouvement de la tête. — Ils ont expérimenté différentes durées, évidemment. C’était trop long. La piste de Reivich était déjà assez froide comme ça. Dans deux jours, je n’aurais plus aucune chance de le retrouver. — Pourquoi jouent-ils ? demandai-je, curieux de confronter sa réponse avec ce que m’avait dit Juan, le gamin du rickshaw. — Par désœuvrement, répondit-elle. Il y a beaucoup de post-mortels, ici. Même maintenant, depuis la peste, la mort n’est plus qu’un lointain souci pour nous. Peut-être pas aussi lointain qu’il y a sept ans, mais elle ne constitue plus la force motrice qu’elle doit encore être pour un mortel comme vous. Cette petite voix à peine audible qui vous incite à faire les choses aujourd’hui parce que demain il pourrait être trop tard… la plupart d’entre nous ont simplement cessé de l’entendre. Depuis deux cents ans, la société de Yellowstone ne change plus guère. Pourquoi créer une immense œuvre d’art demain quand on peut espérer en faire une encore plus belle d’ici cinquante ans ? — Je comprends, fis-je. Enfin, en partie. Ça devrait être différent maintenant, non ? Je croyais que la peste vous avait pour la plupart rendus à nouveau mortels ? Qu’elle avait foutu en l’air les droggs, les médechines, comme vous dites, que vous aviez dans vos cellules ? — En effet. Nous avons dû ordonner à nos médechines de s’autodétruire, de se changer en poussière inoffensive, sans quoi elles nous auraient tués. L’ennui, c’est que la médiation des procédures de réécriture de l’ADN étant très dépendante des médechines, l’application des techniques génétiques était devenue difficile. Les seuls qui étaient à l’abri des problèmes, ou à peu près, étaient ceux qui avaient hérité de leurs parents le gène d’extrême longévité, seulement c’était une infime minorité. — Bon, mais tout le monde n’a pas eu non plus à renoncer à l’immortalité. — Non, bien sûr que non… fit-elle avec un soupir. Les Hermétiques, vous les avez vus… Eh bien, ils ont toujours en eux ces médechines qui remédient en permanence à la dégradation de leurs cellules. Mais le prix à payer, c’est qu’ils ne peuvent se déplacer librement dans la ville. Ils ne peuvent quitter leur palanquin que dans quelques environnements dont ils sont sûrs qu’ils sont vierges de spores résiduelles de peste, et même comme ça, il y a toujours un petit risque. Je braquai sur Zebra un regard spéculatif. — Vous n’êtes pas une Hermétique, pourtant. Vous n’êtes plus immortelle ? — Si, Tanner… Mais ce n’est pas aussi simple. — Alors ? — Après la peste, certains d’entre nous ont trouvé un nouveau procédé grâce auquel nous pouvions conserver nos médechines – la plupart, du moins – et continuer à nous déplacer librement dans la ville. C’est une sorte de remède, une drogue. Elle a beaucoup de propriétés, et personne ne sait comment elle marche, mais en tout cas, soit elle protège nos machines contre la peste, soit elle neutralise l’efficacité des spores de peste qui pourraient entrer dans notre corps. — Et… de quoi s’agit-il ? — Ça, Tanner, vous n’avez sûrement pas envie de le savoir. — Imaginez que je m’intéresse aussi à l’immortalité ? — C’est vrai ? — Disons que c’est une hypothèse. — C’est bien ce que je pensais, fit Zebra avec un hochement de tête entendu. Là d’où vous venez, l’immortalité est une sorte de luxe inutile, n’est-ce pas ? — Pour ceux qui ne descendent pas des momios, oui. — Les momios ? — C’est ainsi que nous appelions les dormeurs qui étaient sur le Santiago. Ils étaient immortels. Mais pas l’équipage. — Nous ? Vous parlez comme si vous étiez à bord avec eux. — Simple lapsus. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’est pas très intéressant d’être immortel si on n’a aucune chance de survivre plus de dix ans sans se faire tirer dessus ou sans tomber dans une embuscade. Et puis, avec le tarif qu’imposent les Ultras, personne ne pourrait se le permettre même s’il le voulait. — Et vous l’auriez voulu, Tanner Mirabel ? demanda-t-elle. Là elle m’embrassa, fit un pas en arrière et riva son regard au mien, exactement comme Gitta, dans mon rêve. — J’ai envie de faire l’amour avec vous, Tanner. Ça vous choque ? Ça ne devrait pas. Vous êtes un homme séduisant. Vous êtes différent. Nous ne boxons pas dans la même catégorie ; vous ne comprenez même pas les règles du jeu. Mais j’imagine que vous y joueriez assez bien si vous le vouliez. Je me demande ce que nous allons faire de vous… — J’ai le même problème, dis-je. Mon passé est un pays étranger pour moi. — Joli. Sauf que ce n’est pas très original. — Désolé. — Enfin, c’est vrai, d’une certaine façon, n’est-ce pas ? C’est ce que m’a dit Waverly : quand il vous a scrappé, il n’a rien trouvé de net. Il a dit que c’était comme s’il avait essayé de recoller un vase cassé en mille morceaux. Non ; ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit. Il a dit que c’était comme essayer de recoller deux ou trois vases cassés, dont les pièces auraient été mélangées. — L’amnésie du réveil, dis-je. — Peut-être. La confusion avait l’air un peu plus profonde que ça, d’après Waverly. Mais ne parlons plus de lui. — D’accord. Vous ne m’avez toujours pas parlé de cette drogue. — Pourquoi vous y intéressez-vous tant ? — Il se pourrait que je sois déjà tombé dessus. C’est l’Onirozène, n’est-ce pas ? C’est là-dessus que votre sœur enquêtait, et c’est pour ça qu’elle a été tuée, hein ? Elle réfléchit longuement avant de répondre : — Dites-moi, cette houppelande… ce n’est pas la vôtre ? — Non. Un cadeau d’un bienfaiteur. Quel rapport ? — Elle aurait pu me faire penser que vous essayiez de me piéger. Mais vous ne savez pas grand-chose sur l’Onirozène, hmm ? — Je n’en avais pas entendu parler il y a deux jours. — Alors, il y a quelque chose que vous devriez probablement savoir, fit Zebra. Je vous en ai injecté une petite dose, hier soir. Elle me montra un petit pistolet de mariage en bronze contenant une fiole d’Onirozène encore pleine. — Pardon ? — Oh, pas beaucoup, je vous assure. J’aurais probablement dû vous en parler, mais vous étiez blessé, épuisé, et comme c’est à peu près sans danger… l’Onirozène protège ceux qui ont encore des machines dans l’organisme, et il recèle aussi des propriétés curatives, en général. C’est pourquoi je vous l’ai administré. Mais il faudrait que j’en retrouve. — Et ce n’est pas facile ? Elle esquissa un demi-sourire et secoua la tête. — Disons que ça devient plus compliqué. À moins que vous ne soyez en contact direct avec Gédéon. Je m’apprêtais à lui demander ce que signifiait sa remarque à propos de ma houppelande, mais elle avait dévié le cours de mes pensées. Le nom qu’elle venait de prononcer ne me disait rien. — Gédéon ? — C’est un baron du crime. Personne ne sait grand-chose à son sujet, ni quelle tête il a, ni où il vit. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il contrôle la distribution d’Onirozène dans la ville, et que ses sbires prennent leur boulot très au sérieux. — Et qu’ils ont réduit l’approvisionnement ? Au moment où tout le monde y est accro ? Je devrais peut-être aller lui dire deux mots, à ce Gédéon… — Doucement, Tanner. Gédéon n’est pas un ange. — On dirait que vous avez payé pour le savoir. Elle s’approcha de la fenêtre et passa la main sur la vitre. — Comme vous dites. Je vous ai parlé de Mavra. Eh bien, c’est avec les sbires de Gédéon que ma sœur fricotait. — C’est eux qui l’ont tuée ? — Je n’en ai pas la preuve, mais c’est ce que je pense. Mavra croyait qu’ils nous étranglaient, qu’ils restreignaient l’approvisionnement de la seule substance dont la cité avait besoin. L’Onirozène est un produit dangereux, Tanner – il n’y en a pas assez pour tout le monde, et pourtant, c’est la substance la plus précieuse au monde pour la plupart d’entre nous. Ce n’est pas seulement le genre de chose pour laquelle les gens s’entre-tuent ; c’est le genre de chose pour laquelle les gens font la guerre. — Elle voulait convaincre Gédéon d’augmenter les quantités ? — Mavra n’était pas aussi naïve. C’était une pragmatique. Elle savait que Gédéon ne céderait pas aussi facilement. Mais si elle pouvait trouver comment le produit était fabriqué, ce que c’était au juste, elle pourrait répandre cette information et quelqu’un d’autre pourrait la synthétiser. Et elle aurait brisé le monopole. — Je l’admire d’avoir essayé. Elle devait savoir que ça lui vaudrait de se faire tuer. — Oui. Elle était comme ça. Rien n’aurait pu la dissuader d’aller jusqu’au bout. Je… je lui avais promis que s’il lui arrivait quelque chose, je… — Vous reprendriez le flambeau, c’est ça ? — Quelque chose dans ce goût-là. — Il n’est peut-être pas trop tard. Quand tout ça sera fini… dis-je en portant la main à ma tête. Je vous aiderai peut-être à trouver Gédéon. — Pourquoi feriez-vous une chose pareille ? — Vous m’avez aidé, Zebra. C’est le moins que je puisse faire. Et puis, me dis-je, Mavra me ressemblait beaucoup. Elle était peut-être sur le point de découvrir ce qu’elle cherchait. Dans ce cas, ceux qui se souvenaient d’elle – et je me comptais parmi eux, maintenant – lui devaient bien de poursuivre sa tâche. Mais il y avait encore autre chose. Quelque chose à propos de Gédéon, et de ce qu’il me rappelait – assis au centre de son réseau comme une araignée au centre de sa toile, se croyant invulnérable et tout-puissant. Je repensai à Cahuella, à ce qui m’était passé par la tête pendant mon sommeil. — L’Onirozène que vous m’avez administré… c’est pour ça que j’ai fait ces rêves bizarres ? — Il fait parfois cet effet. Surtout si c’est votre première dose. C’est pour ça qu’on l’appelle l’Onirozène. Il agit sur le cerveau, sur les connexions nerveuses. Mais ce n’est qu’une partie de son action. — Ça m’a rendu immortel ? Zebra laissa glisser sa robe de brume sur ses épaules. Je l’attirai à moi. — Pour aujourd’hui, oui, répondit-elle en me regardant dans les yeux. Je me réveillai avant Zebra, remis la tenue des Mendiants qu’elle avait nettoyée et fis sans bruit le tour de l’appartement jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais : l’énorme arme avec laquelle elle m’avait sauvé, qu’elle avait abandonnée dans un coin de son appartement avec la même négligence que si c’était un parapluie. Sacrée pièce d’artillerie. Elle aurait été à sa place sur Sky’s Edge ; là, elle avait quelque chose d’obscène. D’un autre côté, mourir l’était aussi. Je soulevai l’arme. Un fusil à plasma. Je n’avais rien manié qui ressemblât exactement à ça, mais les commandes étaient placées de façon logique et les voyants affichaient des variables familières. C’était une arme très délicate, et j’estimai que ses chances de rester opérationnelle étaient minces si elle entrait en contact avec le virus de la peste. Mais ce n’était pas une raison pour la laisser traîner ainsi. — Ce n’est pas prudent, Zebra, dis-je tout haut. Pas prudent du tout. Je repensai aux événements de la nuit précédente. Elle n’avait eu qu’une idée en tête : s’occuper de ma blessure. Il était peut-être compréhensible qu’elle ait lâché l’arme près de la porte et l’ait oubliée, mais c’était quand même de la négligence. Je reposai l’arme sans bruit. Zebra dormait toujours quand je retournai dans la chambre. Je marchais sur la pointe des pieds, en essayant d’éviter de faire bouger les meubles, de peur que le bruit et le mouvement ne la réveillent. Je trouvai sa houppelande et fouillai dans ses poches. Des billets – des tas de billets. Et des chargeurs pour le fusil à plasma. Je fourrai l’argent et les chargeurs dans les poches de la houppelande que j’avais fauchée à Vadim – celle que Zebra avait trouvée tellement intéressante –, et me demandai s’il fallait lui laisser un mot ou non. En fin de compte, je trouvai une plume et du papier – après la peste, les systèmes d’écriture à l’ancienne avaient dû redevenir à la mode –, lui écrivis que je lui étais reconnaissant de tout ce qu’elle avait fait pour moi, et en particulier de m’avoir offert une sorte de sanctuaire, mais que je n’étais pas du genre à attendre deux jours pour savoir si j’étais encore pourchassé. En sortant, je pris le fusil à plasma. Sa télécabine était toujours à l’endroit où elle l’avait garée, dans une anfractuosité de la façade adjacente à son appartement. Là encore, elle avait fait preuve de précipitation – le véhicule était sous tension, et le panneau de commande encore allumé n’attendait que les instructions. Je l’avais regardée manœuvrer et je pensais que la conduite était semi-automatique – le pilote n’avait pas besoin de choisir les câbles à suivre, il utilisait simplement les manettes et les commandes des gaz pour diriger le véhicule dans une direction donnée et ajuster la vitesse. Les processeurs internes de la cabine faisaient le reste, sélectionnant les câbles qui permettaient d’atteindre la destination désirée ou à peu près, avec quelque chose qui avoisinait l’efficacité maximale. Si le conducteur voulait emmener la voiture dans une partie du Dais où il n’y avait pas de câbles, il était probable que le véhicule refuserait l’instruction, ou qu’il choisirait une voie de contournement qui aboutirait à l’endroit désiré. Et pourtant, il fallait peut-être plus d’habileté pour manœuvrer ce genre de véhicule que je ne l’imaginais, parce que, au début, le parcours s’accompagna de secousses insupportables, comme une barque ballottée par la tempête. Je réussis malgré tout à faire avancer l’appareil, descendant dans le labyrinthe du Dais sans savoir où j’allais au juste. C’est-à-dire que j’avais une destination en tête – une destination très précise, en fait –, mais l’activité de la nuit semblait avoir affecté mon sens de l’orientation, et je n’avais pas idée de l’endroit où se trouvait l’appartement de Zebra, en dehors du fait qu’il était près du gouffre. Au moins, maintenant, il faisait jour. Le soleil matinal gravissait la paroi de la Moustiquaire, et la vue portait très loin au bout de la cité. Je commençais à reconnaître certains bâtiments aux déformations caractéristiques que j’avais dû voir la veille, sous des angles différents ou à d’autres hauteurs. Il y avait un bâtiment qui ressemblait de façon surnaturelle à une main humaine levée vers le ciel, les doigts allongés en radicelles qui se fondaient avec d’autres, émanant de structures adjacentes. Là, il y avait un bâtiment qui ressemblait à un chêne, et plus loin un foisonnement, une écume de bulles fracassées, pareille à un visage défiguré par une maladie effroyable. Je dirigeai la voiture vers le bas, et le Dais s’éleva au-dessus de moi comme un pont fantôme à la texture étrange, dans l’arrière-pays désert qui le séparait de la Mouise. Le trajet devint plus chaotique – moins de points d’ancrage pour la cabine, et des glissades plus longues, plus vertigineuses, alors qu’elle descendait les câbles isolés. Je me disais que Zebra avait dû remarquer mon absence, à l’heure qu’il était. Quelques moments lui suffiraient pour s’apercevoir qu’elle avait perdu son arme, son argent et son véhicule – mais que pourrait-elle y faire ? Si le Grand Jeu était omniprésent dans la société du Dais, Zebra et ses alliés seraient bien mal placés pour porter plainte contre moi. Zebra devrait expliquer ce que je faisais chez elle, Waverly serait impliqué et il apparaîtrait qu’ils étaient des saboteurs. La Mouise apparut en dessous de moi, avec ses rues tortueuses, inondées, et ses taudis poussant les uns sur les autres comme des excroissances malsaines. Des panaches de fumée montaient dans le ciel, au-dessus des petits braseros, et il y avait de la lumière. Au moins, cet endroit était habité. Je voyais même des gens, dehors, des rickshaws et des animaux, et si j’avais ouvert la portière du véhicule, je me disais que j’aurais senti l’odeur de ce qui cuisait ou brûlait sur ces braseros. La voiture fit une embardée et commença à tomber. C’est alors qu’une alarme retentit dans le cockpit. Puis le déplacement reprit, plus ou moins normal, mais la vitesse de descente de la cabine me parut plus rapide que ne le commandait la prudence. Qu’était-il arrivé ? Le câble avait-il lâché ou le véhicule avait-il simplement manqué une prise, tombant, l’espace d’un instant, avant de retrouver une nouvelle ligne ? Je finis par regarder le tableau de bord et je repérai, sur un minuscule écran, une représentation schématique de la cabine. Un carré rouge clignotait autour de la zone endommagée. L’appareil avait perdu un de ses bras. 22 On m’attaquait. Laissant à la télécabine le soin de descendre aussi rapidement et sûrement que possible, je m’emparai de l’arme à plasma de Zebra et me cramponnai. La cabine tanguait et roulait, et la sonnerie stridente de l’alarme nuisait à ma concentration. Je passai par-dessus le siège passager où je m’étais étendu la veille au soir et m’approchai de la lunette arrière. Je bandai mes muscles, m’agenouillai, ouvris la portière, qui se souleva comme une aile de mouette. Puis je me penchai sur le siège, ouvris la portière du côté opposé et passai le corps au-dehors, dans le vent. Le sol était encore à plusieurs centaines de mètres en dessous de moi. Je risquai un rapide coup d’œil vers le système de sustentation et le moignon cautérisé à l’endroit où l’un des bras avait été proprement sectionné par je ne sais quel rayon. Puis je regardai vers le haut, vers l’endroit d’où je venais. Deux autres cabines descendaient. Elles étaient à deux cents mètres environ. Une silhouette noire était penchée par la portière de la plus proche, une arme à l’épaule. Il en partit un éclair aveuglant. Je sentis qu’une traînée d’air ionisé, rosé, m’effleurait, une odeur d’ozone assaillit mes narines et j’entendis le coup de tonnerre provoqué par la fermeture du tunnel de vide formé par le rayon. Je regardai vers le bas. Nous étions encore descendus d’une centaine de mètres, mais j’étais toujours trop haut, à mon goût. Je me demandai comment la cabine s’en sortirait avec un seul bras. J’empoignai l’arme de Zebra en faisant des vœux pour qu’elle ne soit pas munie d’un dispositif de reconnaissance individuel, auquel cas elle serait inactivée et je ne pourrais l’utiliser. Mais le flingue détecta que je l’épaulais. La visée s’ajusta et le système de projection rétinienne se porta au niveau de mes yeux. Je sentis son frémissement alors que les gyroscopes et les accumulateurs s’activaient ; c’était comme si une énergie magique le parcourait. J’attendis pour tirer que le système de visée rétinienne s’adapte à mes yeux. L’espace d’un instant, le système hésita, peut-être parce qu’il était configuré pour les yeux particuliers, noirs et équins, de Zebra et qu’il devait s’ajuster aux miens. Je remarquai des sautes dans l’affichage, tandis que le point se faisait. Une autre traînée d’air rosé me frôla, puis une troisième, laissant une marque argentée sur la carrosserie de la cabine. Ça sentait le plastique fondu et le métal chaud. — Et merde ! m’exclamai-je. Le système de visée n’était pas encore opérationnel, mais ma cible n’était pas très éloignée, et je ne recherchais pas une précision absolue. Je voulais juste abattre ces salauds, les faire tomber du ciel, et si l’affaire se passait mal et se soldait par une dose excessive de dommages collatéraux, eh bien tant pis. Je pressai la détente et le recul de l’arme me meurtrit l’épaule. Une traînée d’air ionisé partit en sens inverse, ratant de peu la cabine la plus proche. Pas mal pour un premier tir. Je m’attirai une salve en retour et me réfugiai dans l’habitacle pour la laisser passer. Je me penchai à nouveau au-dehors, épaulai d’un mouvement rapide, coulé, pratiquement machinal. Cette fois, je n’avais pas l’intention de rater ma cible. Je fis feu. Je regardai la cabine de devant exploser dans un nuage gris de tripaille fondue. Le conducteur avait dû mourir sur le coup, me dis-je, mais le tireur était tombé dans le vide à l’instant de l’explosion. Je regardai la silhouette vêtue de noir s’abattre dans la Mouise, son arme chutant à côté de lui, et je n’entendis rien lorsqu’il heurta le sol dans une confusion de taudis et d’éventaires assemblés de bric et de broc. Quelque chose clochait. Je le sentais venir, affleurer à ma conscience : un nouveau rêve d’Haussmann. Je tentai désespérément de le repousser, de m’ancrer dans le présent, mais déjà une autre réalité, plus ténue, essayait de s’imposer à moi. — Allez vous faire foutre ! hurlai-je. L’autre véhicule poursuivit un instant sa descente, puis fit demi-tour dans un rapide et élégant changement de prises de ses bras filiformes. Je le regardai remonter dans le Dais, et, pour la première fois depuis que j’avais pris conscience de l’agression, je me rendis compte que la sirène hurlait toujours dans la cabine. Et que le mugissement semblait revêtir un degré d’urgence accru. Je reposai l’arme et me réinstallai tant bien que mal aux commandes du véhicule qui se cabrait. Je sentais que l’épisode Haussmann revenait en force au-devant de mes pensées, comme une crise sur le point de se produire. Le sol arrivait trop vite. Nous étions presque en chute libre – glissant probablement sur un unique câble. Les gens, les rickshaws et les animaux détalaient en dessous, courant en tous sens sans savoir où j’allais m’écraser. Je m’arc-boutai sur mon siège et manœuvrai les commandes, plus ou moins au hasard, dans l’espoir de réduire la vitesse de descente. Puis le sol fut si près que je pus déchiffrer l’expression des gens de la Mouise, en dessous. Ils n’avaient pas l’air particulièrement réjouis de mon arrivée. C’est là que je me retrouvai dans la Mouise pour de bon. La salle du conclave était située au cœur du Palestine, séparée du reste du vaisseau par d’impressionnantes portes blindées ornées de motifs de métal sculpté qui formaient comme des lianes d’alliage. À l’intérieur se trouvait une énorme table rectangulaire, entourée par une vingtaine de sièges à haut dossier, dont moins d’une douzaine étaient occupés. Les délégués étaient assis avec raideur autour de la table d’acajou poli, sombre et luisante comme un miroir, où se reflétaient leurs silhouettes en uniforme. On aurait dit une dalle d’eau parfaitement immobile, éclairée par la lune. Un appareil de projection encastré au centre de la table passait en boucle les plans techniques contenus dans le premier message. Des graphiques linéaires d’une complexité étourdissante flottaient dans le vide. Sky était assis à côté de Balcazar. Il entendait le petit bruit de fond de ses dispositifs d’assistance médicale. — … modification topologique qui nous permettrait de contrôler plus efficacement le réservoir de confinement, disait le théoricien de la propulsion du Palestine, commentant l’un des schémas. Ce qui, couplé aux autres perfectionnements déjà envisagés, devrait permettre d’obtenir un profil de décélération plus tendu… et je ne reviens pas sur la possibilité de réduire le flux sans subir le choc magnétique en retour. Grâce à ces améliorations, nous devrions être en mesure de couper le moteur à antimatière, et nous aurions encore de l’énergie en réserve ; nous pourrions le rallumer par la suite, ce que nous ne pouvons faire dans la configuration actuelle… — Et dans l’hypothèse où nous estimerions pouvoir nous fier à ces suggestions, serions-nous en mesure d’effectuer les modifications ? demanda Omdurman, l’officier qui commandait le Bagdad. Il portait une tunique noire, brillante, illuminée par les insignes gris et blanc de sa fonction, ce qui, ajouté à la pâleur de sa peau et au noir profond de ses cheveux et de sa barbe, faisait de lui une parfaite étude en noir et blanc. — En principe, oui, répondit le technicien des propulsions, impassible sous un film de sueur. Mais je vais être honnête avec vous : cela nous amènerait à effectuer des travaux importants à quelques centimètres de la cuve de confinement, qui devra rester parfaitement opérationnelle pendant tout ce temps. Nous ne pouvons stocker l’antimatière ailleurs en attendant la fin des travaux. Un faux mouvement et le prochain conclave se fera sans nous… — Le prochain conclave peut aller se faire foutre ! marmonna Balcazar. Sky poussa un soupir et passa un doigt sous son col humide de transpiration. Il faisait beaucoup trop chaud dans cette salle, une chaleur presque soporifique. Rien n’était normal, à bord du Palestine. Sky ne s’attendait pas à cette aura d’étrangeté, encore amplifiée par des choses qui, elles, n’avaient rien d’étrange. L’architecture générale, la conception du bâtiment lui avaient été tout de suite familières. Quand il était descendu de la navette, avec le capitaine, il avait tout de suite su où il était. Bien qu’étant en visite diplomatique et non prisonniers, ils avaient été escortés à chaque instant par des gardes armés, mais s’il avait réussi à échapper à leur surveillance, il était sûr qu’il aurait pu aller où il voulait tout seul, et sans se faire repérer, grâce à sa connaissance des moindres coins, recoins et raccourcis du Santiago, qui étaient probablement reproduits à l’identique sur le Palestine. Toutefois, en dehors de la configuration de base, le bâtiment était subtilement différent à presque tous les points de vue, de sorte qu’il avait l’impression de s’être réveillé dans un monde quasiment identique, aux détails près : décoration différente, inscriptions et panneaux d’informations rédigés dans une langue et des caractères étrangers, avec des slogans et des peintures murales aux endroits où il n’y avait rien sur le Santiago. L’équipage portait des uniformes différents et arborait des insignes qui ne lui étaient pas familiers, et quand ils parlaient entre eux, il ne comprenait à peu près rien à ce qu’ils se racontaient. Leur équipement n’était pas le même, et ils échangeaient à tout bout de champ des saluts agressifs. Leur langage corporel évoquait une mélodie qui sonnait faux. La température intérieure et le degré hygrométrique étaient plus élevés qu’à bord de son bâtiment, et où qu’ils aillent, il y avait une espèce d’odeur, comme une odeur de cuisine. Pas vraiment désagréable, mais qui renforçait l’impression d’étrangeté. Ça aurait pu être son imagination, mais même la gravité paraissait plus forte, ses pas résonnaient avec plus de force sur le sol. Peut-être avaient-ils légèrement augmenté la rotation afin d’avoir un plus sur les autres colons, lorsqu’ils arriveraient sur Sky’s Edge. Peut-être avaient-ils fait cela simplement pour que tout le monde se sente plus à l’aise pendant le conclave, montant le chauffage, tant qu’ils y étaient. Et peut-être n’était-ce que son imagination… Le début du conclave avait été tendu, mais pas autant qu’il l’avait craint – si l’on peut dire – pour la santé du capitaine. Balcazar en était sorti revigoré, et il avait récupéré rapidement presque toute sa lucidité, le tranquillisant que lui avait administré Rengo ayant été dosé pour cesser d’agir au moment de leur arrivée. Sky remarqua que certains des plus anciens membres des équipages étaient presque aussi impotents que son propre capitaine ; ils étaient équipés de leurs propres dispositifs de soutien médical et des infirmiers s’affairaient autour d’eux. C’était un ramassis assez idiosyncrasique de quincaillerie bourdonnante. Tout se passait comme si les machines avaient décidé de se réunir et avaient traîné leurs hôtes charnels à la fête. Ils avaient surtout parlé des messages de la Terre, évidemment. Tout le monde reconnaissait l’authenticité des deux messages : leur origine était confirmée, même si leur véracité ne l’était pas, et ce n’était probablement pas un canular sophistiqué monté par l’un des bâtiments à l’encontre du reste de la Flottille. Les fréquences qui composaient les deux messages radio avaient subi un décalage spécifique par rapport à leurs voisins, décalage provoqué par les nuages d’électrons interstellaires qui planait entre Sol et la Flottille. Même si un émetteur avait pu être largué assez loin derrière les bâtiments pour envoyer le message, ce signal aurait été très difficile à simuler de façon convaincante. À aucun moment l’existence d’un sixième vaisseau ne fut évoquée, et le capitaine n’y fit pas allusion. Peut-être sa présence n’était-elle connue qu’à bord du Santiago. Autant dire que le secret méritait d’être gardé à tout prix. — Évidemment, reprit le théoricien des propulsions, ça pourrait être un piège. — Mais qui pourrait avoir intérêt à nous envoyer une information dévastatrice ? demanda Zamudio, le commandant du vaisseau hôte. Quoi qu’il puisse nous arriver, ça ne changera rien pour personne, sur Terre, alors pourquoi essaierait-on de nous nuire ? — Le même argument s’appliquerait à tout ce qui pourrait nous être bénéfique, répondit Omdurman. À quoi bon nous envoyer des informations susceptibles de nous aider, la solidarité humaine mise à part ? — La solidarité humaine peut aller se faire foutre… ! marmonna Balcazar. — En réalité, il y a des arguments dans un sens comme dans l’autre, intervint Sky, assez fort pour couvrir la voix du capitaine. Tous le regardèrent, patiemment, comme s’il avait été un enfant qui aurait tenté de raconter une histoire drôle. Aucun des individus présents ne savait qui il était, à part peut-être qu’il était le fils de Titus Haussmann. Ce qui lui convenait parfaitement : être sous-estimé était très appréciable, compte tenu des circonstances. Il poursuivit : — L’organisation qui a lancé la Flottille existe peut-être toujours sous une forme ou une autre, sur Terre, même clandestinement. Il est de son intérêt de nous aider à arriver à destination, ne serait-ce que pour pouvoir se dire que ses efforts n’auront pas été vains. Nous sommes peut-être, à ce jour, la seule expédition interstellaire jamais lancée ; ne l’oubliez pas. Il se pourrait que nous soyons le seul espoir que l’homme ait jamais eu d’atteindre un jour un autre système solaire. — C’est possible, fit Omdurman en se caressant la barbe. Nous sommes comme une grande mosquée en construction : un projet qui pourrait prendre des centaines d’années, et dont personne ne verra l’aboutissement… — Qu’ils aillent se faire foutre… Qu’ils aillent tous se faire foutre ! Omdurman tiqua mais poursuivit, comme si de rien n’était : — Pourtant, ceux qui savent qu’ils seront morts avant la fin du voyage pourraient éprouver une certaine satisfaction à l’idée d’avoir contribué à l’entreprise, même s’ils n’y ont pris qu’une part infime. L’ennui, c’est que nous ne savons pratiquement rien de ce qui s’est passé sur Terre, depuis notre départ. — Et même s’ils nous envoyaient des actualisations, poursuivit Zamudio en souriant, nous ne saurions pas si nous pouvons nous y fier. — Retour à la case départ, en d’autres termes, conclut Armesto, le capitaine du Brasilia. C’était le plus jeune capitaine de la Flottille. Il était à peine plus âgé que Sky. Celui-ci le regarda attentivement, prenant la mesure d’un éventuel rival. Un ennemi qui pourrait ne pas se déclarer avant des années voire des dizaines d’années. — De la même façon, je vois parfaitement pourquoi ils pourraient souhaiter nous éliminer, reprit Sky. Vous permettez, capitaine ? demanda-t-il en se tournant vers Balcazar. Le capitaine eut un sursaut, comme s’il était sur le point de s’endormir. — Allez-y, mon cher Titus. — Imaginez que nous ne soyons pas seuls dans la course, reprit Sky, penché en avant, les coudes appuyés sur la table d’acajou. Nous sommes partis depuis un siècle. Il y a peut-être, à présent, des vaisseaux plus rapides sur les planches à dessin ; allez savoir s’ils ne sont pas déjà en route. Si ça se trouve, il y a des factions qui aimeraient nous empêcher d’atteindre Swan afin de le revendiquer pour elles. D’accord, ils pourraient aussi se battre à la loyale, mais nous sommes quatre gros vaisseaux et nous disposons de l’arme nucléaire… (Les armes en question avaient été embarquées afin de permettre la terraformation lorsqu’ils arriveraient sur Journey’s End, pour ouvrir des cols dans des chaînes de montagnes, ou creuser des ports naturels, par exemple, mais elles pouvaient parfaitement servir à des fins guerrières.) Nous ne serions pas faciles à vaincre. De leur point de vue, il serait beaucoup plus simple de nous amener à nous autodétruire. — Ce que vous voulez dire, c’est que nous avons autant de raisons de leur faire confiance que de nous méfier d’eux ? — Oui. Et les mêmes arguments s’appliquent au second message, celui qui nous met en garde contre les modifications proposées. Le théoricien des propulsions eut une petite toux. — Il a raison. Nous n’avons plus qu’à peser le pour et le contre du contenu technique du message. — Ce qui ne sera pas facile. — Et nous prendrions un risque majeur. Et ça avait continué comme ça ; les arguments avaient fusé de part et d’autre de la table, stérilement. Il y avait eu des insinuations selon lesquelles l’un ou l’autre camp aurait retenu des informations précieuses – ce qui n’était pas faux, s’était dit Sky –, mais aucune accusation précise n’avait été lancée, et le conclave se poursuivit, dans une ambiance de malaise plutôt que d’hostilité déclarée. Tous les bâtiments s’étaient mis d’accord pour continuer à partager leur interprétation des messages, et pour créer un groupe d’experts constitué de membres de toute la Flottille chargés d’étudier la faisabilité technique des modifications suggérées. Il fut convenu qu’aucun des bâtiments n’agirait unilatéralement, et que rien ne serait tenté pour appliquer les modifications sans l’accord express de tous les autres. Il fut même suggéré que tout vaisseau qui souhaiterait jouer le coup tout seul était libre de le faire, mais qu’il devrait se retirer du corps principal de la Flottille, multipliant par quatre la distance qui le séparait des autres. — C’est une proposition insensée ! s’exclama alors Zamudio. C’était un grand et bel homme, qui faisait beaucoup plus jeune que son âge. Il avait été aveuglé par l’éclair de l’Islamabad, et une caméra fixée sur l’une de ses épaules, tel le perroquet d’un vieux loup de mer, filmait la scène de façon apparemment aléatoire. — Cette expédition a été lancée dans un esprit de camaraderie ! Ce n’est pas une course de vitesse… Armesto serra les mâchoires. — Alors pourquoi êtes-vous si peu disposés, les uns et les autres, à partager avec nous les réserves que vous avez accumulées ? — Nous ne détenons aucune réserve, fit Omdurman d’un ton peu convaincant. Pas plus que vous ne détenez par-devers vous les pièces détachées dont nous aurions besoin pour nos caissons de cryosomnie, d’ailleurs… La caméra de Zamudio se braqua sur lui. — Enfin, c’est ridicule… commença-t-il d’une voix traînante. Personne ne nie que la qualité de vie diffère selon les vaisseaux. C’est une évidence, et c’était prévu depuis le début. Le but était de permettre aux bâtiments de gérer leurs affaires indépendamment les uns des autres, ne serait-ce que pour éviter à tout le monde de commettre les mêmes erreurs imprévisibles. Cela veut-il dire que tous les vaisseaux doivent se retrouver avec le même niveau de vie standard ? Bien sûr que non. Si tel était le cas, ce serait l’indice d’un dysfonctionnement. Il est inévitable que le taux de mortalité diffère quelque peu selon les équipages ; cela reflète purement et simplement le fait que nous n’attachons pas tous la même importance à la science médicale. (Il avait réussi à capter leur attention, à présent, de sorte qu’il baissa la voix et regarda dans le vide pendant que son œil-caméra passait d’un visage à l’autre.) Certes, le pourcentage de décès des cryonisés n’est pas le même d’un bâtiment à l’autre. Du sabotage ? Je ne crois pas, si réconfortante que cette idée puisse paraître. — Réconfortante ? fit quelqu’un, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. — Oui, absolument. Il n’y a rien de plus réconfortant que de fomenter une conspiration paranoïde, surtout quand ça dissimule un problème plus grave. Ne parlons plus de sabotage ; envisageons plutôt des procédures inadaptées ; des compétences techniques insuffisantes… Je n’aurai pas la cruauté de poursuivre l’inventaire… — Assez bavardé ! lança Balcazar dans un éclair de lucidité. Ce n’est pas de ça que nous sommes venus discuter. Si quelqu’un veut suivre les conseils de ce foutu message, qu’il le fasse. Je serais très intéressé de voir le résultat. Mais il paraissait peu probable que quelqu’un se risque à tenter l’expérience le premier. Comme l’avait laissé supposer le capitaine, leur tendance naturelle les porterait sans doute à laisser quelqu’un d’autre s’en charger. Le conclave devrait se réunir à nouveau d’ici trois mois, après étude approfondie des messages. Les passagers des vaisseaux seraient informés de leur existence peu après. Les accusations qui avaient été lancées dans la salle du conclave furent purement et simplement oubliées. Quelqu’un fit même remarquer que le problème, loin d’accroître les tensions entre les bâtiments, pourrait conduire à un modeste dégel des relations. Et puis Sky se retrouva avec Balcazar dans la navette qui retournait vers le Santiago. — Nous serons bientôt rentrés, capitaine. Si vous essayiez de vous reposer un peu ? — Allez vous faire foutre, Titus… Si j’avais envie de dormir, je… Balcazar s’était assoupi avant de finir sa phrase. Le Santiago était une petite tache en surbrillance sur l’écran de la navette. Sky voyait parfois les bâtiments de la Flottille comme les petites îles d’un minuscule archipel, séparées par de si vastes étendues d’eau qu’elles étaient invisibles les unes des autres. Il faisait toujours nuit, dans l’archipel, et les lumières qui brillaient dans les îles étaient si faibles qu’il fallait vraiment s’en approcher pour les voir. Et repartir d’une de ces îles, plonger dans les ténèbres au risque de se perdre dans les eaux océaniques, exigeait une confiance inébranlable dans le système de navigation de sa navette. Tout en pilotant, Sky ruminait des idées de meurtre, selon son habitude. Il pourrait saboter le pilote automatique d’une navette juste avant que la victime ne parte pour l’un des autres vaisseaux. Il serait assez simple de trafiquer les instruments de sorte que l’appareil aille dans la direction opposée et s’enfonce dans la nuit. Ajoutez à ça des réserves de carburant insuffisantes ou l’interruption du support-vie, toutes possibilités très intéressantes en vérité. Sauf pour lui. C’était toujours lui qui accompagnait Balcazar, de sorte que ce modus operandi était d’un intérêt limité. Il repensa au conclave. Les autres capitaines de la Flottille avaient eu beau feindre de ne pas remarquer les absences de Balcazar, voire, à certains moments, ses éclipses complètes de lucidité, Sky avait vu les regards préoccupés qu’ils échangeaient par-dessus la longue table de conférence en acajou poli quand ils pensaient qu’il regardait ailleurs. Ils avaient eu l’air très ennuyés de voir que l’un d’eux perdait la tête. Qui pouvait dire qu’ils ne seraient pas atteints de la même folie à son âge ? Sky n’avait évidemment rien dit ou fait qui puisse leur laisser penser que l’état de santé du capitaine était un tant soit peu préoccupant. Ç’aurait été la plus grave des trahisons. Non, il avait affecté, en présence de son capitaine, une obéissance solennelle digne d’un joueur de poker, hochant dûment la tête à chacune de ses interventions débiles, sans jamais laisser paraître qu’il le considérait comme aussi profondément sénile que le craignaient les autres capitaines. Le prototype du serviteur loyal, en d’autres termes. La console de la navette émit un signal sonore. Ils approchaient du Santiago, bien qu’il soit encore difficile à voir, avec les lumières intérieures de la cabine. Balcazar ronflait et bavait, un filet de salive argentée ornait l’une de ses épaulettes comme une nouvelle indication subtile de son rang. — Tue-le ! dit son Clown. Vas-y, tue-le ! Tu as encore le temps. Sky savait que son Clown n’était pas vraiment présent dans la navette, et en même temps il était là, d’une certaine façon, sa voix vibrante, haut perchée, semblant retentir non à l’intérieur du crâne de Sky mais un peu en arrière. — Je ne veux pas le tuer, répondit Sky, ajoutant mentalement un « maintenant » qu’il fut seul à entendre. — Mais si, et tu le sais bien. Il te barre la route. Depuis toujours. C’est un vieil homme malade. En réalité, tu lui ferais une faveur en le tuant maintenant. Regarde-le, poursuivit son Clown d’une voix plus douce. Il dort comme un bébé. Je parie qu’il fait un beau rêve, un rêve de bébé. — Tu ne peux pas le savoir. — Je suis ton Clown. Ton Clown sait tout. La console avertit Sky, d’une douce voix métallique, qu’ils étaient sur le point d’entrer dans la sphère d’accès réservé qui entourait le bâtiment. Les commandes de la navette seraient bientôt relayées par le vecteur d’interception automatique qui la guiderait vers son emplacement de parking. — Je n’ai encore jamais tué personne, dit Sky. — De tes mains, non. Mais tu es quand même un maître en la matière. Tu passes tellement de temps à y penser, avoue-le. Il n’y avait rien à répondre à cela. Sky pensait tout le temps à tuer. Il pensait aux différentes façons d’éliminer ses ennemis – des gens qui l’avaient offensé, ou dont il pensait qu’ils parlaient de lui dans son dos. Il lui semblait que certaines personnes auraient mérité de mourir pour la seule raison qu’elles étaient faibles ou confiantes. À bord d’un vaisseau comme le Santiago, ce n’étaient pas les occasions qui manquaient de commettre un meurtre, mais on avait peu de chance d’y parvenir sans que quelqu’un s’en aperçoive. Cela dit, l’imagination fertile de Sky ruminait le problème depuis longtemps, et il avait envisagé une douzaine de stratégies plausibles pour réduire le nombre de ses ennemis. Sans parler de ce qui était arrivé à son père. Son Clown avait raison : à quoi bon échafauder des plans compliqués, les triturer dans les moindres détails, si on n’entrait jamais soi-même dans le vif du sujet ? Il regarda à nouveau Balcazar. Si paisible, comme avait dit son Clown. Si paisible. Et tellement vulnérable. 23 Ç’aurait pu être pire. Au lieu de tomber dans la Mouise, j’aurais pu m’écraser par terre. Ma chute aurait pu ne pas être amortie par deux couches d’échoppes et d’habitations de fortune décrépites. Quand la cabine s’immobilisa enfin, elle était plantée, le nez en avant, dans la semi-obscurité. De maigres braseros brûlaient tout autour de moi. J’entendis des cris, mais on aurait dit des cris d’excitation et de colère plus que de douleur, et j’osai espérer que personne n’avait été broyé par ma chute. Au bout de quelques secondes, je m’extirpai du siège et estimai rapidement ma situation. Je n’avais apparemment rien de cassé, mais tout ce que je ne m’étais pas cassé était pour le moins endolori. Puis je remontai sur toute la longueur de la cabine en entendant approcher des voix, et des bruits de mouvements précipités qui pouvaient être ceux d’enfants curieux jetant un coup d’œil au désastre, ou de rats détalant dans l’obscurité. J’attrapai mon arme, vérifiai que j’avais toujours les devises dérobées à Zebra et quittai le véhicule en prenant pied sur une plate-forme de bambou en équilibre instable, qui avait été proprement traversée par le nez du véhicule. — Vous m’entendez ? appelai-je dans le noir, certain d’être entendu. Je ne suis pas votre ennemi. Je ne suis pas du Dais. Je porte des vêtements des Mendiants ; je viens d’un autre monde. J’ai besoin de votre aide, de toute urgence. Les gens du Dais essaient de me tuer. J’avais parlé en norte. Je pensais être plus convaincant, de la sorte, que si j’avais parlé canasien, la langue de l’aristocratie de Chasm City. — Alors posez votre arme, et expliquez-nous pourquoi vous l’avez amenée. C’était une voix d’homme, avec un accent différent de celui des habitants du Dais que j’avais rencontrés jusqu’alors. Il s’exprimait maladroitement, comme s’il avait un problème de vocabulaire. Il parlait norte, lui aussi, mais un norte imparfait, ou peut-être trop précis, sans aucune des élisions habituelles du langage familier. Il poursuivit : — Et puis vous êtes arrivé en télécabine. Ça aussi, il faudra que vous nous l’expliquiez. Soudain, je vis l’homme debout au bord de la plate-forme de bambou. Sauf que ce n’était pas un homme. C’était un porcko. Il était petit, il avait la peau claire et il était planté sur ses pattes de derrière avec la même dégaine maladroite que les autres porckos que j’avais déjà vus. Il portait un poncho rouge et des lunettes attachées par des lacets de cuir noués derrière sa tête. D’une main terminée par des petits sabots, il tenait un hachoir avec un mélange de dextérité et de désinvolture qui donnait l’impression qu’il l’utilisait pour des raisons professionnelles et qu’il avait depuis longtemps cessé d’être impressionné par son tranchant. Je ne lâchai pas mon arme. Pas encore. — Je m’appelle Tanner Mirabel, dis-je. Je suis arrivé hier de Sky’s Edge. Je cherchais quelqu’un et je me suis retrouvé par erreur dans la mauvaise partie de la Mouise. J’ai été capturé par un dénommé Waverly et contraint à participer au Grand Jeu. — Et vous avez réussi à vous enfuir en télécabine, avec une arme pareille ? Sacré exploit pour un nouveau venu, Tanner Mirabel ! Il articulait mon nom comme on prononce un serment. — Je suis habillé par les Mendiants, dis-je. Et comme vous l’avez sûrement remarqué, je parle avec l’accent de Sky’s Edge. Mais je parle un peu canasien, si vous préférez. — Le norte me va bien. Nous autres, les porckos, ne sommes pas aussi stupides que vous aimez à le penser. C’est votre accent qui vous a permis de vous procurer ce flingue ? demanda-t-il après réflexion. Eh bien, c’est un sacré accent, dites donc ! — On m’a aidé, répondis-je, m’abstenant, après réflexion, de prononcer le nom de Zebra. Tout le monde n’approuve pas le Grand Jeu, dans le Dais. — C’est vrai, confirma l’homme. Mais c’est toujours le Dais, et ils nous pissent à la raie. — On a pu l’aider, intervint une nouvelle voix, de femme, cette fois. En scrutant les ombres, je vis un autre porcko, plus grand, d’allure féminine, s’approcher en regardant bien où elle mettait les pieds, au milieu des débris provoqués par mon arrivée. Elle lui prit le coude. — J’ai entendu parler de gens comme ça. Les saboteurs. Enfin, les sabs, comme ils disent. À quoi ressemble-t-il, Laurent ? Le dénommé Laurent ôta ses lunettes et les donna à la femme. Elle avait une sorte d’étrange beauté. Ses cheveux humains, graisseux, encadraient comme des rideaux un visage au mufle porcin, qui lui donnait l’air d’une poupée. Elle plaça les lunettes sur ses yeux et hocha la tête. — Il n’a pas l’air d’être du Dais. D’abord, il est humain – comme leur Dieu l’a voulu. À part les yeux, mais ça peut être un jeu de lumière. — Ce n’est pas un truc, répondit Laurent. Il peut nous voir sans lunettes. J’ai remarqué ça quand tu es arrivée. Son regard s’est braqué sur toi. Il récupéra les lunettes qu’il avait prêtées à la femelle et dit, dans ma direction : — Peut-être qu’une partie de ce que vous nous avez raconté est vraie, Tanner Mirabel. Mais pas tout, je le parierais. Et tu empocherais la mise, songeai-je, mais je m’abstins de le dire. — Je n’ai rien contre vous, fis-je en plaçant ostensiblement l’arme sur la plate-forme de bambou, raisonnablement convaincu de pouvoir la récupérer à temps s’il faisait un pas vers moi avec son hachoir. J’ai beaucoup d’ennuis. Les gens du Dais vont venir me régler mon compte d’ici peu. Je crains de m’être fait des ennemis parmi les saboteurs aussi, parce que je les ai volés. (Là, je faisais le pari qu’admettre que j’avais cambriolé les gens du Dais ne me nuirait pas auprès de Laurent, et pourrait même me valoir quelques points.) Par ailleurs, je ne sais rien des gens comme vous – ni en bien ni en mal… — Ça ne vous a pas empêché de détruire notre cuisine. Et vous comptez faire quoi, maintenant ? — Je vous la rembourserai, dis-je. J’ai des devises. Je fouillai dans les poches de ma houppelande, en tirai une liasse de billets. — Ce n’est pas énorme, repris-je, mais ça devrait rembourser une partie des dégâts… — Sauf que ça ne nous appartient pas, répondit Laurent en examinant ma main tendue. Même s’il était disposé à accepter mon offre, il aurait dû s’approcher de moi, mais nous n’étions prêts ni l’un ni l’autre à nous faire confiance à ce point pour le moment. — Le propriétaire de la cuisine se recueille au mausolée de son frère, dans le Monument aux Quatre-vingts. Il ne rentrera pas avant le coucher du soleil. Ce n’est pas un homme enclin à la mansuétude ou au pardon. Il va falloir que je lui annonce cette fâcheuse nouvelle, et il retournera évidemment sa colère contre moi… J’ajoutai la moitié d’une autre liasse, faisant des coupes sombres dans mes réserves. — Tenez, Laurent, j’espère que ça réglera une partie de vos problèmes. Il doit y avoir dans les quatre-vingt-dix ou cent mark’o-Ferris. Un de plus, et je risquerais de commencer à me dire que vous essayez de me blouser. À ce stade, il se peut qu’il ait esquissé un sourire. Je ne le saurai jamais. — Je ne peux pas vous cacher, Tanner Mirabel. Trop dangereux. — Ce qu’il veut dire, fit la femelle, c’est que vous devez avoir un implant dans la tête. Les gens du Dais savent où vous êtes, en ce moment même. Et si vous les avez énervés, ça nous met tous en danger. — Je suis au courant, pour l’implant, dis-je. Et c’est pour ça que j’ai besoin de vous. — Vous voulez qu’on vous l’enlève ? — Non, répondis-je. Je connais quelqu’un qui fera ça très bien. Elle s’appelle Madame Dominika. Mais je ne sais pas comment la retrouver. Vous pourriez m’emmener auprès d’elle ? — Où officie-t-elle ? — Près de la gare centrale, répondis-je. Le porcko parcourut du regard la cuisine dévastée. — Eh bien, Tanner Mirabel, je ne crois pas que je ferai beaucoup la cuisine aujourd’hui… Des réfugiés de la Ceinture de Rouille. Avant ça, ils venaient encore d’ailleurs – des confins glacés, cométaires, d’un autre système solaire. Mais le cuistot et sa femme – je ne voyais plus en eux de vulgaires cochons, à présent – ne savaient pas vraiment comment le premier de leur espèce y était arrivé. Il n’y avait que des théories et des mythes. Selon l’hypothèse la plus vraisemblable, ils étaient les descendants des cobayes, oubliés depuis des siècles, d’un programme d’ingénierie génétique. Les porcs avaient jadis fourni des organes de transplantation humaine. Il y avait plus de similitudes que de différences entre les deux espèces, et il semblait probable que les porckos avaient participé à une expérience visant à humaniser des donneurs animaux en introduisant des gènes humains dans leur ADN. Peut-être était-ce allé beaucoup plus loin qu’initialement prévu. Un spectre génétique avait accidentellement conféré de l’intelligence aux cochons. Ou peut-être était-ce le projet depuis le début, et les porckos étaient-ils une tentative avortée pour produire une race servile, dépourvue des vilains inconvénients des machines… Quoi qu’il en soit, les porckos avaient été abandonnés à eux-mêmes dans l’espace profond. Soit personne n’avait voulu se donner la peine de les traquer pour les éliminer, soit ils s’étaient échappés du labo et éparpillés pour fonder des colonies secrètes. En tout cas, lui expliqua Laurent, à ce jour, ils n’étaient plus une seule et unique espèce. Il y avait ainsi des groupes de porcins qui ne maîtrisaient pas le langage articulé, alors qu’ils avaient tous les mécanismes neuraux requis pour ça. Je repensai aux porckos que j’avais vus avant d’être sauvé par Zebra. Ceux-là émettaient des grognements qui m’avaient fait l’effet d’être une ébauche de langage. — J’ai déjà rencontré des… enfin, j’en ai rencontré des comme vous, dis-je. Hier. — Vous pouvez dire des porckos, vous savez. Ça ne nous ennuie pas. C’est ce que nous sommes. — Eh bien, ces porckos paraissaient vouloir me tuer, eux. Je racontai à Laurent ce qui s’était passé, dans les grandes lignes, sans lui expliquer précisément pourquoi je tenais à aller dans le Dais. Il m’écouta attentivement, puis il secoua la tête, lentement. — Je ne pense pas que c’était après vous qu’ils en avaient, Tanner Mirabel. Je pense plutôt qu’ils en voulaient à ceux qui vous traquaient. Ils ont dû comprendre que vous étiez pourchassé et ils ont probablement essayé de vous convaincre de venir avec eux. À mon avis, ils voulaient vous protéger. Je réfléchis à ce qui s’était passé et bien que je ne sois pas complètement convaincu, je commençai à me demander si les choses ne s’étaient pas passées comme le disait Laurent. — J’en ai blessé un, dis-je. Je lui ai tiré dessus… — Bon, ne vous culpabilisez pas pour ça. Ce n’étaient probablement pas des petits anges, vous savez. Nous avons beaucoup de problèmes, par ici, avec des bandes de jeunes porckos qui font du grabuge et provoquent beaucoup de dégâts. J’examinai ceux que j’avais causés. — J’imagine que je suis la dernière chose dont vous aviez besoin. — Oh, ce n’est pas irréparable, vous savez. Mais je pense que je vais vous aider à filer d’ici avant que vous ne déclenchiez une autre catastrophe. — Ça vaudrait probablement mieux, dis-je avec un sourire. Après leur arrivée de la Ceinture de Rouille, Laurent et sa femme avaient trouvé du boulot chez l’un des hommes les plus riches de la Mouise. Ils avaient leur propre véhicule terrestre : un tricycar à moteur à méthane doté d’énormes roues ballon. La carcasse du véhicule était un assemblage hétéroclite de plastique, de métal et de bambou protégé contre la pluie par des feuilles de plastique et des parasols. On avait l’impression qu’il tomberait en mille morceaux si par malheur on éternuait près de lui. — Vous n’avez pas besoin de prendre cet air dégoûté, fit la femme de Laurent. Il marche. Et je ne crois pas que vous soyez en position de vous plaindre. — On ne m’a jamais rien dit de plus vrai. D’autant que l’engin marchait raisonnablement, ses roues ballon réussissant l’exploit de gommer pratiquement toutes les imperfections de la chaussée. Je parvins à convaincre Laurent de faire un détour par l’endroit où l’autre télécabine s’était écrasée. Le temps que nous y arrivions, une vaste foule s’était rassemblée, et je dus persuader mon conducteur de m’attendre, le temps que j’aille jeter un coup d’œil. Là, dans ce qui restait de l’avant du véhicule, je trouvai Waverly, mort, la poitrine empalée sur un bout de bambou de la Mouise, exactement comme s’il était tombé dans un des pièges que j’avais tendus à Reivich. Son visage était un magma sanglant, l’emplacement de son monocle, un cratère plein de sang. — Qui a fait ça ? — Cannibalisé, cracha entre les fentes de ses dents une femme penchée sur le cadavre. Ce sont de sacrées bonnes optiques, ça. Çui-là qui l’a fauché va en tirer un bon prix, pour sûr. — Alors ? fit Laurent lorsque je remontai dans l’engin. Qu’est-ce que vous avez piqué ? — Vous pensez que j’ai récupéré quelque chose ? Il haussa les épaules, comme si l’affaire était sans importance. Mais alors que nous nous éloignions, je ne pus faire autrement que de me demander pourquoi j’y étais retourné, sinon pour la raison qu’il avait mentionnée. Le trajet vers la gare centrale prit une heure, dont l’essentiel me parut avoir été consacré à faire des détours pour éviter certaines zones de la Mouise, soit parce qu’elles étaient mal famées, soit parce qu’elles étaient intraversables. Si ça se trouvait, nous n’avions parcouru que trois ou quatre kilomètres depuis l’endroit où j’avais été attaqué par les hommes de Waverly. Cela dit, je n’avais reconnu aucun des endroits que j’avais repérés de l’appartement de Zebra – ou si nous y étions passés, je les avais vus sous un angle tel que je ne les avais pas identifiés. L’impression que j’avais eue auparavant d’avoir trouvé mes marques – de commencer à me repérer dans la ville – s’était évanouie en fumée, comme un rêve ridicule. Ça finirait bien par arriver, évidemment, si j’essayais assez longtemps. Mais pas aujourd’hui ; pas demain, et peut-être pas avant des semaines. Or je n’avais pas l’intention de rester aussi longtemps. Lorsque nous arrivâmes enfin à la gare centrale, c’était comme s’il ne s’était pas écoulé le temps d’un battement de cils depuis la dernière fois que j’y étais venu, lorsque j’essayais désespérément de me débarrasser de Quirrenbach. Il était beaucoup plus tôt, ce jour-là – même pas midi, à en juger par l’angle que le soleil formait sur la Moustiquaire –, mais ce n’était pas visible depuis l’intérieur crépusculaire de la gare. Je remerciai Laurent de m’avoir amené jusque-là et lui demandai s’il me permettrait de lui offrir à déjeuner, en plus de ce que je lui avais déjà payé, mais il refusa. Il ne voulait pas quitter le volant de son tricycar. Avec ses lunettes, son grand chapeau mou et son col relevé, il avait l’air rigoureusement humain, mais je suppose que l’illusion n’aurait pas fait long feu dans la gare. Or les porckos n’étaient apparemment pas appréciés partout. Des zones entières de la Mouise leur étaient interdites. Nous échangeâmes une poignée de main/sabot, et il repartit dans la Mouise. 24 Mon premier arrêt fut pour la tente du prêteur sur gages, où je vendis l’arme de Zebra à un prix scandaleusement bas par rapport à sa vraie valeur. Je ne pouvais pas me plaindre ; j’étais moins intéressé par l’argent ainsi récupéré que désireux de me débarrasser de l’arme avant que mes poursuivants ne me retrouvent grâce à elle. Le prêteur sur gages me demanda si elle était chaude, mais je ne lus pas d’intérêt particulier dans son regard. De plus, elle était beaucoup trop encombrante. À part une convention de fétichistes de l’artillerie lourde, je n’imaginais pas un seul endroit où j’aurais pu me présenter avec un article pareil sans provoquer des hauts cris. Je constatai avec satisfaction que Madame Dominika officiait encore. Cette fois-ci, je n’eus pas besoin qu’on me traîne chez elle ; j’y entrai de mon plein gré, les poches de ma houppelande alourdies par les chargeurs que j’avais oublié de revendre. — C’est fermé, me dit Tom, le gamin qui nous avait emmenés chez elle, à notre arrivée, Quirrenbach et moi. Je détachai quelques billets d’une liasse et les plaquai sur la table devant Tom qui les regarda en ouvrant de grands yeux. — Ça vient d’ouvrir, dis-je, en écartant le rideau de séparation. Il faisait sombre de l’autre côté, mais au bout d’une seconde ou deux l’intérieur de la tente me devint visible. J’eus l’impression que quelqu’un avait allumé une lanterne grise, très faible. Dominika dormait sur le canapé qui lui servait de table d’opération, son anatomie généreuse drapée dans une tenue qui avait dû commencer son existence comme parachute. — Réveillez-vous, dis-je, pas trop fort. Vous avez un client. Ses yeux s’ouvrirent lentement, pareils à des fentes dans un gâteau en train de cuire. — Qu’est-ce que c’est ? Vous n’avez donc aucun respect… ? protesta-t-elle. Vous avez pas à faire irruption ici ! — Bon, ce qui est fait est fait. (Je tirai un autre billet et le lui agitai devant le nez.) Comment trouvez-vous ça ? — Je ne sais pas. Je ne vois rien. Qu’est-ce que vous avez aux yeux ? Pourquoi ils sont comme ça ? — Je n’ai rien aux yeux, répliquai-je, intrigué. Les porckos m’avaient dit quelque chose du même genre, et par ailleurs j’étais bien forcé de constater que je n’avais plus de difficulté à voir dans le noir. J’étouffai dans l’œuf cette pensée un tantinet perturbante et remis la pression sur Dominika : — J’ai besoin que vous fassiez quelque chose pour moi, et que vous répondiez à quelques questions. Ce n’est pas trop vous demander, si ? Elle propulsa sa masse hors du canapé et cala son hémisphère sud dans le harnais à vapeur qui attendait tout à côté. J’entendis un bruit de vérin qui fuyait, puis Dominika s’éloigna du canapé avec toute la grâce d’une baleine. — Quel genre de boulot, quel genre de questions ? — J’ai besoin que vous m’enleviez un implant. Et j’aurai quelques questions à vous poser sur un de mes amis… — J’aurai peut-être aussi des questions à vous poser, à propos d’un ami. Je me demandais ce qu’elle voulait dire, mais avant que j’aie eu le temps de l’interroger, elle alluma l’intérieur de la tente, exposant ses instruments disposés autour du canapé. Je vis alors qu’il était éclaboussé de petites taches de sang séché, certaines anciennes, d’autres qui l’étaient beaucoup moins. — Mais c’est pas donné, non plus. Montrez-moi l’implant. Je m’exécutai et elle l’examina quelques instants, en me palpant la tête avec ses doigts munis de dés tranchants. — Comme des implants du Grand Jeu, mais vous êtes toujours vivant, dit-elle d’un air satisfait. Ça voulait manifestement dire que ça ne pouvait pas être un implant du Grand Jeu, et l’espace d’un instant je pensai qu’elle avait peut-être raison. Après tout, combien de proies avaient jamais eu l’occasion de venir voir Madame Dominika pour se faire retirer du crâne un implant du Grand Jeu ? — Vous pouvez m’en débarrasser ? — Si la connexion neurale est superficielle, pas de problème. Elle me guida vers le divan, fit basculer un dispositif de visualisation devant ses yeux et scruta l’intérieur de mon crâne tout en se mâchouillant la lèvre inférieure. — Bon. Connexions neurales superficielles ; atteignent à peine le cortex. Bonne nouvelle pour vous. Mais on dirait un implant du Jeu. Comment il est arrivé là ? Les Mendiants ? Non, non, pas les Mendiants, fit-elle en secouant la tête, les bourrelets de chair entourant son cou pendouillant comme des contrepoids. À moins que vous m’ayez menti hier, quand vous avez dit pas avoir d’implants. Et ça, cicatrice toute fraîche. Pas même un jour. — Enlevez-moi ce foutu truc et c’est tout, dis-je, ou je sors d’ici et je récupère l’argent que j’ai déjà donné au gamin. — Vous pouvez faire ça, mais vous ne trouverez pas mieux que Dominika. Ça pas une menace ; ça juste une promesse. — Alors faites-le, dis-je. — D’abord, votre question, dit-elle en agitant ses doigts avec une dextérité impressionnante, tout en lévitant autour de la table d’opération pour préparer ses instruments. Elle en avait une pleine bourse quelque part dans l’empilement de bourrelets qu’elle trimbalait à la taille, et les prélevait au jugé, sans se couper ni se piquer les doigts. — J’ai un ami appelé Reivich, dis-je. Il est arrivé un ou deux jours avant moi, et nous nous sommes perdus. Les Mendiants disent que c’est l’amnésie du réveil. J’ai entendu dire qu’il était dans le Dais, mais c’est tout. — Et alors ? — Alors, il y a de bonnes chances pour qu’il ait fait appel à vos services. (Il ne pouvait pas faire autrement, me disais-je.) Il avait des implants à faire retirer, comme M. Quirrenbach, mon autre compagnon de voyage. — Qu’est-ce qui vous fait penser que je connais cet homme ? — Je n’en sais rien. Cent de plus ? Ça vous aiderait à retrouver la mémoire ? — Dominika pas très bonne mémoire, si tôt le matin. — Deux cents, alors. Vous vous souvenez de M. Reivich, maintenant ? Je regardai une succession d’expressions théâtrales s’inscrire sur sa physionomie. Il fallait lui laisser ça, elle retrouvait ses souvenirs avec beaucoup d’élégance. — Ce M. Reivich… Un cas spécial, lui. Tu parles ! Même sur Sky’s Edge, un aristocrate comme Reivich devait avoir autant de quincaillerie dans le corps que tous les frimeurs de la Belle Époque réunis ; et peut-être même plus que certains Demarchistes qui tenaient le haut du pavé. Et comme Quirrenbach, il n’avait pas entendu parler de la Pourriture Fondante avant d’arriver dans le système de Yellowstone. Il n’avait pas eu le temps de s’adresser aux rares cliniques orbitales encore susceptibles de procéder à l’extraction. Il devait être pressé de rejoindre la surface et de se perdre dans Chasm City. — Je me doute que c’était un cas spécial, répondis-je. Et c’est pour ça que je pense que vous savez comment entrer en contact avec lui. — C’est quoi, ce qui vous fait penser une chose pareille ? Je poussai un soupir. Ce n’était pas gagné. Et ça allait me coûter cher. Et même en y mettant le prix… — Supposons que vous lui ayez ôté quelque chose et qu’il ait eu l’air en pleine forme, et que le lendemain vous ayez découvert qu’il y avait quelque chose d’anormal dans l’implant que vous lui avez ôté – qu’il comportait des traces de peste, par exemple. Il vous aurait bien fallu reprendre contact avec lui, non ? Son expression n’avait pas changé d’un iota pendant notre échange, et je décidai qu’un peu de flatterie inoffensive ne pouvait pas faire mal dans le tableau. — C’est ce que ferait n’importe quel chirurgien qui se respecte. Je sais que, dans le coin, tout le monde ne prendrait pas la peine de courir après un client comme ça, mais vous venez de le dire : il n’y en a pas deux comme Madame Dominika. Elle eut un grognement approbateur. — Secret médical, ajouta-t-elle. Nous savions tous deux ce que ça voulait dire. Quelques minutes plus tard, je me retrouvai allégé de plusieurs douzaines de billets mais en possession d’une adresse dans le Dais ; un endroit appelé Escher Heights. Je n’avais pas la moindre idée de ce que désignait cet endroit, s’il s’agissait d’un appartement, d’un bâtiment, ou simplement d’une région particulière de ce dédale. — Maintenant, fermez les yeux, dit-elle en plaquant sur mon front un doigt coiffé d’un dé. La magie de Dominika va opérer. Elle m’administra un anesthésique local et se mit au boulot. Ce ne fut pas long, et je n’éprouvai pas de véritable désagrément quand elle m’ôta l’implant du Grand Jeu. Elle aurait aussi bien pu m’exciser un kyste. Je me demandai pourquoi Waverly n’avait pas pensé à inclure dans l’implant un dispositif anti-intrusion. Peut-être pensait-on que ce ne serait plus du sport. De toute façon, si j’avais compris quelque chose à ce que m’avaient raconté Waverly et Zebra, selon la règle du jeu, la télémétrie de l’implant n’était pas censée être accessible aux participants. Les joueurs avaient le droit de chasser la proie à l’aide de toutes les techniques possibles et imaginables, mais se repérer sur un émetteur neural était tout simplement trop facile. L’implant était uniquement destiné aux spectateurs, et aux gens comme Waverly qui suivaient les déplacements du Grand Jeu. Distraitement, je pensai aux raffinements que j’aurais introduits si j’en avais eu le loisir. D’abord, j’aurais fait en sorte que l’implant soit beaucoup plus difficile à enlever, en intégrant les connexions neurales profondes qui inquiétaient Dominika, et j’aurais ajouté un système anti-intrusion. Quelque chose qui grillerait le cerveau du sujet si quelqu’un essayait d’enlever l’implant avant le moment prévu. J’équiperais aussi les chasseurs d’implants, tout aussi difficiles à retirer. Je ferais en sorte que les deux types d’implants – ceux des chasseurs et ceux de la proie – émettent une sorte de signal codé que chacun pourrait reconnaître. Et quand ils s’approcheraient les uns des autres dans un rayon prédéterminé – disons un pâté de maisons, ou moins –, les implants en informeraient leur porteur, grâce aux connexions neurales profondes. Par ailleurs, j’éliminerais complètement les voyeurs de la partie ; ils n’auraient qu’à se débrouiller pour suivre le Jeu. Qui serait beaucoup moins ostentatoire. Et pourquoi le limiter à une cinquantaine d’heures seulement ? Dans une ville de la taille de celle-ci, il était évident que la chasse pouvait facilement durer des dizaines de jours, voire plus, pourvu que la proie ait le temps de courir se cacher dans le labyrinthe de la Mouise. Du reste, je ne voyais pas de raison de limiter la zone de jeu à la Mouise, ou même à Chasm City. Pourquoi ne pas l’étendre à toutes les colonies de la planète, s’ils étaient à la recherche d’un vrai défi ? Évidemment, ils ne marcheraient jamais. Ce qu’ils voulaient, c’était une mise à mort rapide pour un investissement minimal. Une nuit sanglante, avec aussi peu de danger et d’implication personnelle que possible. — Voilà, monsieur Mirabel, fit Dominika en m’appliquant une compresse stérile sur la tempe. C’est fini. Elle tenait l’implant entre deux doigts. On aurait dit une petite pierre précieuse, grise et brillante. — Et si ce n’est pas un implant du Grand Jeu, alors Dominika est la femme la plus maigre de Chasm City. Elle m’aida à me relever. Je me sentais un peu étourdi, mais quand je tâtai la plaie, elle me parut toute petite, et il n’y avait aucun signe d’inflammation. — Vous n’êtes pas curieux ? demanda-t-elle alors que je remettais la houppelande de Vadim, avide de l’anonymat qu’elle me procurait en dépit de la chaleur et de l’humidité. — Pas curieux… Pas curieux de quoi ? — J’ai dit, je vous poserais questions au sujet de votre ami. — Reivich ? Nous en avons déjà parlé. — Non. Autre ami, fit-elle en commençant à remballer ses dés à coudre. M. Quirrenbach. Celui avec qui vous étiez hier. — En réalité, M. Quirrenbach est plutôt une relation qu’un ami. Mais que vouliez-vous me dire à son sujet ? — Il m’a payée pour ne pas vous parler. Beaucoup d’argent. Alors je ne dis rien. Mais vous riche, maintenant, monsieur Mirabel. À côté, M. Quirrenbach a l’air pauvre. Vous comprenez ce que Dominika veut dire ? — Vous voulez dire que Quirrenbach a acheté votre silence, mais que si j’augmente la mise je pourrai annuler cette transaction ? — Vous futé, monsieur Mirabel. Les opérations de Dominika, jamais provoquer dommages au cerveau. — Ravi de l’apprendre. Avec un soupir excédé, je mis la main à la poche et lui demandai ce que Quirrenbach ne voulait pas que je sache. Je n’étais pas très sûr de ce que j’attendais. Pas grand-chose, en fait ; je n’avais guère eu le temps d’intégrer que Quirrenbach pouvait avoir quelque chose à cacher. — Il est venu avec vous, reprit Dominika. Habillé comme vous, habits des Mendiants. M’a demandé lui enlever implants… — Dites-moi quelque chose que je ne sache pas, plutôt. Dominika eut alors un sourire salace, et je sus que, quoi qu’elle m’apprenne, elle allait prendre son pied en me le racontant. — Il n’avait pas d’implants, monsieur Mirabel. — Comment ça ? Je vous ai vu l’opérer. Il était allongé sur votre canapé. Vous lui avez rasé la tête. — Il m’a dit de faire comme si. Dominika, elle pose pas de questions. Elle fait ce que le client dit. Client toujours raison. Surtout quand client bien payer, comme M. Quirrenbach. Client dit faire semblant opérer. Raser cheveux, faire comme si. Mais je lui ai pas ouvert la tête. Pas besoin. Je l’ai quand même scanné – rien dedans. Lui tout clean. — Mais pourquoi… ? Soudain, tout s’éclaira. Quirrenbach n’avait pas besoin qu’on lui ôte ses implants parce que, s’il en avait jamais eu, il se les était fait enlever depuis des années, pendant la peste. Quirrenbach ne venait pas de Grand Teton. Pas du tout ; il ne venait pas de l’extérieur du système. Il était du coin, et il avait été recruté pour me suivre et découvrir ce que j’étais venu faire ici. Il travaillait pour Reivich. Reivich était arrivé sur Chasm City avant moi. Il était déjà là alors que j’étais encore chez les Mendiants de Glace, à me faire rafistoler les souvenirs. Quelques jours d’avance, ce n’était pas beaucoup, mais ça lui avait manifestement suffi pour trouver de l’aide. Quirrenbach avait peut-être été sa première recrue. Il l’avait renvoyé en orbite, se mêler aux immigrants qui venaient d’arriver d’au-delà du système. Sa mission était simple : enquêter sur les gens ressuscités de l’Orvieto, et trouver s’il n’y en avait pas un qui pourrait être un tueur à gages lancé sur sa trace. Je repensai à la façon dont les événements s’étaient déroulés. D’abord, j’avais été abordé par Vadim dans les parties communes du Strelnikov. Je l’avais envoyé promener, mais, quelques minutes plus tard, je l’avais vu tabasser Quirrenbach. J’avais traversé l’espace commun, obligeant Vadim à lâcher Quirrenbach, et je lui avais cassé la figure. Je me souvenais très bien que c’était Quirrenbach qui m’avait dit de ne pas le massacrer. Sur le coup, j’avais pris ça pour de la compassion. Par la suite, nous étions allés fouiller la cabine de Vadim. Je me souvenais que Quirrenbach avait d’abord paru gêné, il avait élevé toutes sortes de protestations, et puis j’avais discuté avec lui, et Quirrenbach s’était servi dans les affaires de Vadim, tout comme moi. Tout du long, je n’avais pas voulu voir ce qui crevait les yeux : Quirrenbach et Vadim étaient de mèche. Quirrenbach avait besoin d’un prétexte pour m’aborder, pour me tirer les vers du nez sans éveiller mes soupçons. Ils m’avaient bien eu. Vadim avait ostensiblement pris Quirrenbach à partie dans l’espace commun. Ils devaient bien se douter que je ne pourrais m’empêcher d’intervenir. Surtout après ma propre altercation avec Vadim. Plus tard, quand nous avions été attaqués dans le carrousel, Quirrenbach était resté en retrait. Un type le retenait pendant que Vadim passait sa rage sur moi. Ça aurait dû me sauter aux yeux, à ce moment-là. Quirrenbach s’était focalisé sur moi. Par ailleurs, s’il m’avait repéré parmi tous les passagers du vaisseau, ça voulait dire qu’il était excellent à ce jeu-là. Maintenant, ce n’était peut-être pas le cas. Reivich avait pu embaucher une demi-douzaine d’hommes pour suivre le train aux autres passagers, utilisant chacun des stratagèmes différents pour aborder leur cible. La différence, c’était que les autres avaient tous misé sur le mauvais cheval, alors que Quirrenbach – par chance, par intuition ou par déduction – avait mis dans le mille. Mais il n’avait aucun moyen d’en être sûr. J’avais pris bien soin, au cours de toutes nos conversations, de ne rien dire qui aurait pu révéler mon identité de responsable de la sécurité de Cahuella. J’essayai de me mettre à la place de Quirrenbach. Ils avaient dû être très tentés, Vadim et lui, de me tuer. Mais ils ne pouvaient se le permettre ; pas tant qu’ils ignoraient si j’étais bien leur assassin. S’ils m’avaient réglé mon compte avant, ils n’auraient jamais eu la preuve d’avoir éliminé celui qu’ils cherchaient – et le doute aurait toujours subsisté. Quirrenbach avait donc probablement prévu de me suivre aussi longtemps que nécessaire pour en avoir le cœur net. La visite chez Dominika était indispensable pour asseoir sa crédibilité. Il n’avait apparemment pas compris qu’ayant été dans l’année je n’avais pas d’implants, et que je n’aurais donc pas besoin des talents de la bonne dame. Mais il avait pris ça calmement, me confiant ses affaires pendant qu’il était sous le bistouri. Joli, Quirrenbach, me dis-je. Bien joué. Sauf que, encore une fois, rétrospectivement, un détail aurait dû m’ouvrir les yeux : le prêteur sur gages s’était plaint que les expériensticks de Quirrenbach étaient de la contrebande ; des copies des originaux qu’il avait eus entre les mains des semaines auparavant. Or Quirrenbach m’avait raconté qu’il venait de débarquer. Si je vérifiais les rôles des gobe-lumen qui étaient arrivés la semaine passée, en trouverais-je seulement un qui venait de Grand Teton ? Ça se pouvait. Mais ce n’était pas forcé. Ça dépendait du soin que Quirrenbach avait mis à peaufiner sa couverture. Je doutais qu’elle soit très approfondie, parce qu’il n’avait eu qu’un jour ou deux pour la mettre sur pied, en partant de zéro. L’un dans l’autre, il n’avait pas fait du mauvais boulot. Il devait être un peu plus de midi, et Dominika venait d’en finir avec moi quand j’eus un nouvel épisode Haussmann. J’étais à la gare centrale, adossé à un mur, et je regardais distraitement un marionnettiste, pas mauvais, ma foi, amuser un petit groupe d’enfants. Le type avait un théâtre miniature et animait une marionnette de Marco Ferris en scaphandre spatial, délicatement articulée, sur une falaise formée par un tas de gravats. Ferris descendait dans le gouffre, parce qu’il y avait au fond un tas de pierres précieuses gardé par un féroce monstre à neuf têtes. Le marionnettiste fit sauter le monstre sur Ferris, et les enfants se mirent à applaudir et à pousser des cris. C’est alors que mes pensées se figèrent et que l’épisode s’inséra, brutalement. Après – quand je pris le temps de digérer ce qui m’avait été révélé –, je réfléchis à ceux qui l’avaient précédé. Les épisodes Haussmann avaient commencé assez innocemment, relatant la vie de Sky conformément aux faits tels que je les connaissais. Et puis ils s’étaient mis à diverger, par de petits détails, d’abord, puis d’une façon plus manifeste. L’histoire officielle ne faisait aucune allusion à un sixième vaisseau, ou du moins je n’en avais jamais entendu parler. De même, la possibilité que Sky ait quelque chose à voir dans l’assassinat de son père était une sacrée révélation. Quant à Balcazar, qui n’était qu’une note en bas de page dans les livres d’histoire, l’un des prédécesseurs de Sky et voilà tout, je n’avais jamais entendu dire que c’était Sky qui l’avait tué. Je serrai le poing, faisant goutter le sang sur le sol de la salle des pas perdus, et je commençai à me demander quel genre de virus j’avais attrapé. — Je n’ai rien pu faire. Il dormait tranquillement, sans faire un bruit… Je n’aurais jamais cru qu’il puisse y avoir un problème… Les deux infirmiers étaient montés à bord pour examiner Balcazar à la seconde où le vaisseau s’était arrimé et où Sky avait donné l’alarme concernant le vieillard. Valdivia et Rengo avaient refermé le sas derrière eux afin d’avoir la place de se remuer. Sky les regardait attentivement. Ils avaient l’air méfiants, chafouins. Et parfaitement épuisés, avec de gros cernes noirs autour des yeux. — Il n’a pas crié, il n’a pas donné l’impression qu’il cherchait son souffle, quelque chose comme ça ? demanda Rengo. — Non, répondit Sky. Il n’a pas même dit ouf. Il affectait un air désemparé, sans trop en faire. Après tout, la disparition de Balcazar dégageait la voie qui conduisait au fauteuil de capitaine. C’était comme si, dans un labyrinthe compliqué, un sentier rectiligne, dégagé, était apparu qui menait droit au cœur. Il le savait ; tout le monde le savait. Et si son chagrin ne s’était pas teinté d’un soupçon de plaisir à l’idée de cette opportunité, ç’aurait été louche. — Je parie que ce sont les salauds du Palestine qui l’ont empoisonné, lança Valdivia. Je lui avais déconseillé d’y aller, vous savez. — La réunion a été très stressante, dit Sky. — Ça a probablement suffi, répondit Rengo en grattant la peau rose vif sous son œil. Inutile d’accuser qui que ce soit. Il n’aura pas supporté la tension, c’est tout. — Alors je n’aurais rien pu faire ? L’autre infirmier, Valdivia, avait déboutonné la tunique de Balcazar et tripotait les prothèses dont sa poitrine était bardée. — Ça aurait dû émettre un signal d’alarme, dit-il d’un air dubitatif. Vous n’avez rien entendu ? — Comme je vous l’ai dit, pas un soupir. — Ce satané truc a dû lâcher, encore une fois. Écoutez, Sky, si quelqu’un apprenait ça, on serait très mal, Rengo et moi. Cette saloperie de système n’arrêtait pas de tomber en rideau, depuis quelque temps, mais on était tellement débordés… (Il laissa échapper un profond soupir et secoua la tête comme s’il n’arrivait pas à croire lui-même à toutes les heures de boulot que ça représentait.) Bon, ça ne veut pas dire qu’on ne le réparait jamais, mais on ne pouvait évidemment pas passer tout notre temps à dorloter Balcazar au détriment des autres, hein ? Il paraît que le Brasilia est mieux équipé que nous, avec tout ce bordel décrépit, mais pour le bien que ça nous fait, hein… — Comme vous dites, acquiesça Sky en hochant la tête. Je ne sais pas combien d’autres seraient morts si vous vous étiez davantage consacré au vieux. Je comprends parfaitement. — Tant mieux, Sky, parce que ça va faire un drôle de chambard quand on saura qu’il est mort. (Valdivia examina à nouveau le capitaine, mais s’il espérait une guérison miraculeuse, elle n’eut pas lieu.) La qualité de nos soins sera mise en cause. Vous allez être passé sur le gril à propos de la façon dont vous avez négocié le trajet vers le Palestine. Ramirez et les autres salauds du conseil vont essayer de dire qu’on a merdé et que vous avez fait preuve de négligence. Faites-moi confiance : j’ai déjà vécu ça plusieurs fois. Sky regarda le capitaine, son épaulette maculée de salive sèche. La trace argentée ressemblait à de la bave d’escargot. — Nous savons tous que nous n’y sommes pour rien, déclara-t-il. C’était un brave homme ; il a bien servi ce bâtiment, longtemps après qu’il aurait dû prendre sa retraite. Mais il était vieux. — Oui, et il serait mort d’ici un an ou deux, quoi qu’il en soit. Mais essayez d’expliquer ça à l’équipage… — Alors nous avons intérêt à ouvrir le parapluie. — Sky… pas un mot, hein ? À propos de ce qu’on vous a dit, d’accord ? Quelqu’un tapait sur la porte du sas pour entrer dans la navette. Sky ignora l’intrusion. — Qu’est-ce que vous voulez que je dise, au juste ? L’infirmier inspira un bon coup. — Vous devez dire que le système a émis un signal. Peu importe que vous n’ayez pas réagi. Vous n’auriez rien pu faire, de toute façon : vous n’aviez ni les compétences ni le matériel, et vous étiez encore loin du vaisseau. Sky hocha la tête, comme si tout ça était parfaitement raisonnable, exactement ce qu’il aurait suggéré lui-même. — Je ne fais aucune allusion au fait que le réseau prosthétique ne marchait pas, c’est ça ? Les deux infirmiers échangèrent un coup d’œil. — C’est ça, acquiesça le premier. C’est exactement ça. Personne ne vous fera le moindre reproche, Sky. Tout le monde comprendra que vous avez fait de votre mieux. Quand Sky y réfléchissait, le capitaine avait l’air parfaitement apaisé, à présent. Il avait les yeux fermés – l’un des infirmiers lui avait baissé les paupières pour lui conférer un semblant de dignité dans la mort. On aurait pu croire qu’il rêvait de son enfance, comme avait dit son Clown. Même si son enfance, à bord du vaisseau, s’était déroulée exactement comme celle de Sky, dans une ambiance stérile et claustrophobique. Les coups sur la porte du sas se faisaient de plus en plus insistants. — Il va falloir que je les laisse entrer, dit Sky. — Sky… fit le premier infirmier, d’un ton implorant. Sky actionna la commande d’ouverture de la porte. Une vingtaine de personnes au moins se bousculèrent pour entrer dans la cabine et voir le capitaine mort. Chacun faisait une tête d’enterrement, tout en espérant secrètement qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle fausse alerte. Balcazar avait l’habitude détestable de mourir régulièrement depuis plusieurs années maintenant. — Dieu du Ciel ! s’exclama une femme du laboratoire des propulsions. Alors c’est vrai, ce n’est pas… Et qu’est-ce qui s’est passé ? L’un des infirmiers s’apprêtait à répondre, mais Sky le devança : — Son réseau prosthétique a eu une avarie, dit-il. — Comment ? — Difficile à dire. J’ai surveillé Balcazar pendant tout le vol. Il allait très bien, et puis son système a émis un signal. J’ai ouvert sa tunique, regardé l’état de diagnostic. Ça disait qu’il faisait une attaque. — Non… commença l’un des infirmiers. — Et alors ? Il faisait une attaque ? le coupa la femme, s’adressant toujours à Sky. — Pas du tout. Il n’a cessé de me parler, très lucidement. Aucun signe de malaise, juste un vague ennui. Et puis le système a annoncé qu’il allait tenter la défibrillation. Inutile de dire qu’à ce stade il s’est beaucoup agité… — Et que s’est-il passé ? — J’ai essayé de déconnecter le système, mais avec tous les tuyaux qu’il avait un peu partout, je me suis vite rendu compte que ce serait impossible au cours des quelques secondes dont je disposais avant le début de la défibrillation. Je n’avais pas le choix, je devais m’écarter de lui. Je risquais de me faire tuer si je le touchais à ce moment-là… — Il ment ! s’exclama l’infirmier. — Ne l’écoutez pas, répondit placidement Sky. Que voulez-vous qu’il dise d’autre ? Je ne dis pas qu’ils l’ont fait exprès… ajouta-t-il, laissant planer cette phrase afin qu’elle ait le temps de se graver dans l’imagination de l’assistance. Je ne dis pas qu’ils l’ont fait exprès, répéta-t-il, juste que c’était une terrible erreur, probablement due au surmenage. Regardez-les, tous les deux. Ils sont près de la rupture. Pas étonnant qu’ils se soient mis à faire des bêtises. On ne peut pas leur en vouloir. Voilà. Quand les gens repenseraient à cette conversation, ce qui dominerait, ce ne serait pas Sky se lavant les mains de toute l’affaire, mais Sky se montrant magnanime et même compatissant dans la victoire. Ils s’en rendraient compte et feraient chorus avec lui : la responsabilité incombait aux infirmiers, qui dormaient littéralement debout. Un grand homme universellement respecté était mort dans des circonstances regrettables. Il avait bien ouvert le parapluie. Une autopsie établirait que le capitaine était mort d’une crise cardiaque, sauf que ni l’autopsie, ni la mémoire d’état du corset prosthétique ne permettraient jamais tout à fait d’élucider les détails précis de sa mort, et plus particulièrement l’historique de ses derniers instants. — Tu as très bien fait, dit son Clown. Exact. D’un autre côté, il fallait lui rendre hommage : c’était son Clown qui lui avait dit de déboutonner la tunique de Balcazar pendant qu’il dormait, qui lui avait montré comment accéder aux fonctions restreintes du réseau et comment le programmer afin que le défibrillateur se déclenche alors que le capitaine allait très bien – rectification : allait comme depuis quelque temps. Son Clown avait fait preuve de beaucoup d’astuce, même si, quelque part, Sky savait que l’astuce de son Clown avait toujours été la sienne, à lui. Enfin, son Clown était allé la chercher dans sa tête, et il lui en était reconnaissant. — Je pense que nous faisons une bonne équipe, répondit Sky, tout bas. Si bas que personne ne l’entendit. Sky regardait les corps des hommes disparaître dans le vide. Valdivia et Rengo avaient été exécutés de la façon la plus simple qui se puisse imaginer à bord d’un vaisseau spatial : l’asphyxie dans un sas, suivie par l’éjection dans le vide. Le procès des assassins du vieillard avait pris deux ans, temps du vaisseau. C’était infernalement long, mais les appels avaient succédé aux appels, on avait relevé des incohérences dans la déposition de Sky. Et puis les appels avaient été rejetés, et Sky avait réussi à expliquer les incohérences à la satisfaction générale, ou presque. Maintenant, un aréopage d’officiers supérieurs du vaisseau se massaient devant les hublots et scrutaient les ténèbres. Ils avaient écouté les hommes mourir en cognant sur la porte du sas alors qu’on aspirait l’air de la pièce. Oui, la punition était rude, se dit-il – et les compétences médicales, déjà médiocres, à bord du vaisseau, ne sortaient bien sûr pas grandies de cette affaire. Mais un tel crime ne pouvait rester impuni. Peu importait que ces hommes n’aient jamais eu l’intention de tuer Balcazar – ce qui restait encore à prouver –, ils avaient provoqué sa mort par leur négligence, et à bord d’un vaisseau spatial la négligence était un crime presque aussi grave que la mutinerie. Ç’aurait été encore une négligence que de ne pas faire un exemple avec eux. — C’est toi qui les as tués, fit Constanza, si bas qu’il fut seul à l’entendre. Tu as réussi à convaincre les autres, mais pas moi, Sky. Je te connais trop bien pour ça. — Tu ne me connais pas du tout, dit-il dans un sifflement. — Oh que si ! Je te connais depuis que tu es tout petit, fit-elle avec un sourire exagéré, comme s’ils parlaient de la pluie et du beau temps. Tu n’as jamais été comme les autres, Sky. Tu t’es toujours beaucoup plus intéressé aux choses et aux êtres tordus, comme Fliss, ou aux monstres, comme l’agent infiltré. Tu l’as gardé en vie, n’est-ce pas ? — Qui ça ? demanda-t-il, d’un air aussi peu naturel que celui de Constanza. — L’agent infiltré, répéta-t-elle en le regardant entre ses paupières étrécies. Où est-il, à propos ? Je connais une centaine d’endroits à bord du Santiago où tu aurais pu le cacher. Je finirai bien par le trouver, tu sais, et ce jour-là, je mettrai fin à la petite expérience sadique à laquelle tu te livres. De la même façon que j’arriverai à prouver que tu as piégé Valdivia et Rengo. Tu paieras tout ça. Sky eut un sourire en pensant à la chambre des tortures où il gardait Fliss et le Chimérique. Le dauphin avait atteint un degré de folie inimaginable. C’était devenu un organe de haine pure qui n’existait que pour infliger des souffrances au Chimérique. Sky l’avait conditionné pour lui reprocher son emprisonnement, et maintenant le dauphin avait assumé le rôle du Diable face au Dieu que Sky était devenu aux yeux du Chimérique. Il avait été beaucoup plus facile de le former de cette façon, de lui donner quelqu’un à craindre et à mépriser en même temps qu’à vénérer. Lentement mais sûrement, le Chimérique approchait de l’idéal que Sky avait toujours eu en tête. Quand il aurait besoin de lui – pas avant des années –, il serait parfaitement au point. — Je ne sais pas de quoi tu parles, dit-il. Une main se posa sur son épaule. C’était Ramirez, le chef du conseil exécutif, l’organisme représentatif du bâtiment auquel incombait la tâche d’élire le successeur de Balcazar. Qui serait très probablement Ramirez, à ce qu’on disait. — Tu le monopolises encore. Constanza ? demanda l’homme. — On parlait du bon vieux temps, répondit-elle. Rien qui ne puisse attendre… — Il n’a pas molli, et c’est tout à son honneur, tu ne trouves pas, Constanza ? Un autre aurait pu être tenté de laisser à ces hommes le bénéfice du doute, mais pas notre Sky. — Pas lui, non, répondit Constanza en tournant les talons. — Il n’y a pas de place pour le doute dans la Flottille, fit Sky. (Il eut un geste en direction du capitaine, allongé dans son caisson réfrigéré.) S’il y a une leçon que ce cher vieil homme m’a apprise, c’est qu’il ne faut jamais laisser le doute s’installer dans la maison. — Le cher vieil homme ? répéta Ramirez, amusé. Balcazar, vous voulez dire ? — C’était un père pour moi. Nous ne sommes pas près d’en revoir un comme lui. Ces hommes peuvent s’estimer heureux d’avoir connu une mort aussi anodine que l’asphyxie. Balcazar, lui, leur aurait infligé un trépas bien plus pénible. (Sky le regarda avec intensité.) Vous êtes d’accord, n’est-ce pas, monsieur ? — Je… je n’aurais pas la prétention de me prononcer, répondit Ramirez, l’air légèrement déconcerté. À vrai dire, je ne comprenais pas grand-chose à ce qui se passait dans la tête de Balcazar. On dit qu’il n’était pas très lucide, vers la fin. Mais j’imagine que vous êtes mieux placé que personne pour le savoir, vous étiez son favori, Haussmann. (Encore une fois, cette main sur son épaule.) Et ça veut dire quelque chose pour certains d’entre nous. Nous faisions confiance à Balcazar, à son jugement, exactement comme il se fiait à Titus, votre père. Je vais être franc : votre nom a été avancé comme… que diriez-vous de… — Devenir le capitaine ? (Aucune raison de tourner autour du pot.) C’est un peu prématuré, non ? Et puis… vous avez les références parfaites, une si grande expérience… — Il y a un an, j’aurais peut-être été d’accord. Il se peut que j’assume sa succession, en effet. Mais je ne suis plus tout jeune, et j’imagine qu’il ne se passera guère de temps avant qu’on s’interroge sur mon successeur probable… — Vous avez des années devant vous, monsieur. — Oh, il se peut que je vive jusqu’à ce que nous arrivions à Journey’s End, mais je ne serai pas en position de superviser les années difficiles de la colonisation. Même vous, vous ne serez plus un jeune homme à ce moment-là, Haussmann. Mais vous serez beaucoup plus jeune que beaucoup d’entre nous. Et surtout, je vois que vous avez du sang-froid ainsi qu’une vision… Quelque chose vous trouble, Haussmann ? Sky regardait les petits points qu’étaient les condamnés se dissoudre dans les ténèbres, comme deux petites gouttes de crème lâchées dans le plus noir des cafés possibles et imaginables. Le vaisseau n’accélérait plus, évidemment – il avait atteint sa vitesse de croisière avant que Sky ne vienne au monde –, ce qui voulait dire que les hommes mettraient une éternité à disparaître. — Rien du tout, monsieur. Je réfléchissais, c’est tout. Maintenant que ces deux hommes ont été éjectés et que nous n’avons plus besoin de les transporter avec nous, nous allons pouvoir décélérer un tout petit peu plus efficacement lorsque le moment viendra d’initier la poussée de freinage. Ça veut dire que nous pourrons rester un tout petit peu plus longtemps à notre vitesse de croisière. Nous arriverons donc plus vite à destination. Conclusion : ces hommes ont, d’une façon infime, qui ne suffira évidemment pas à faire la différence, payé leur crime envers le bâtiment. — Vous avez toujours des idées bizarres, Haussmann, fit Ramirez qui se pencha vers lui et poursuivit, en chuchotant, bien qu’il n’y ait aucun risque que les autres officiers surprennent leur conversation : Un petit conseil… je ne plaisantais pas quand je disais que votre nom a été évoqué – mais vous n’êtes pas le seul candidat, et une parole imprudente de votre part pourrait avoir un effet désastreux sur vos chances. Je me fais bien comprendre ? — C’est clair comme du cristal, monsieur. — Parfait. Alors, faites bien attention où vous mettez les pieds, gardez la tête froide, et vous avez toutes vos chances. Sky hocha la tête. Il imaginait que Ramirez s’attendait à ce qu’il lui soit reconnaissant de ces bribes de confidences, mais ce que Sky éprouvait en réalité – et s’efforçait de cacher – était un mépris sans bornes. Comme si ce que voulaient Ramirez et ses copains pouvait avoir la moindre influence sur lui ! Comme s’ils avaient leur mot à dire dans le fait qu’il devienne capitaine ou non. Les pauvres imbéciles aveugles ! — Il n’est rien, souffla Sky. Mais il faut que je lui laisse croire qu’il nous est utile. — Absolument, dit son Clown, qui n’était jamais loin. C’est aussi ce que je ferais à ta place. 25 Après l’épisode que je venais de vivre, je fis le tour de la salle des pas perdus jusqu’à ce que je trouve une tente sous laquelle je pus louer quelques minutes de téléphone. Tout le monde s’était rabattu sur le téléphone depuis que le réseau de données original avait cessé de fonctionner dans la cité. C’était un sacré retour en arrière pour une société dont les machines avaient, il n’y avait pas si longtemps, élevé l’art de la communication à une forme presque naturelle de quasi-télépathie. Cela dit, le téléphone était devenu un accessoire de mode à part entière. Les pauvres n’en avaient pas, de sorte que les riches les exhibaient, et plus ils étaient gros et voyants, mieux c’était. Le téléphone qu’on m’octroya ressemblait à un énorme talkie-walkie de style militaire : un objet qu’on tenait à la main, avec un écran parapluie à 2-D et un clavier aux touches usées, sur lesquelles les caractères étaient inscrits en canasien. Je demandai à l’homme qui louait les téléphones ce qu’il fallait faire pour appeler un numéro en orbite, puis pour joindre quelqu’un dans le Dais. Il me fournit une longue explication compliquée que je m’efforçai de retenir. La communication fut assez facile à établir avec le numéro en orbite, parce que je le connaissais déjà : il figurait sur la carte professionnelle des Mendiants que sœur Amélie m’avait donnée – mais je dus passer par quatre ou cinq strates de réseaux capricieux avant de l’obtenir. La façon dont les Mendiants menaient leurs affaires était vraiment intéressante : ils continuaient à entretenir des liens avec beaucoup de leurs clients, longtemps après leur départ de l’hospice Mnémos. Certains de ces clients, lorsqu’ils acquéraient un peu de pouvoir dans le système, rendaient leurs bienfaits aux Mendiants en leur accordant des subventions qui leur permettaient de faire fonctionner leur habitat, et même plus. Et aussi quelques services additionnels : des informations, et une chose qu’on ne pouvait définir que comme une forme courtoise d’espionnage, de sorte qu’il était dans leur intérêt d’être toujours joignables. Je dus sortir de la gare, sous la pluie, pour que le téléphone capte l’un des réseaux subsistants de la ville. Même alors, il fallut plusieurs secondes de tentatives balbutiantes avant que la connexion soit établie avec l’hospice, et lorsque notre conversation commença, elle était ponctuée de délais et de silences obligés. — Les Mendiants de Glace, frère Alexei à votre service. Comment puis-je servir Dieu en vous aidant ? Sur le minuscule écran du téléphone était apparu un visage émacié, aux joues creuses et aux yeux de chouette, brillants, placides et bienveillants. Je remarquai que l’un des yeux était marqué d’un joli coquard violet foncé. — Tiens, tiens ! fis-je. Frère Alexei ! Quelle bonne surprise ! Que vous est-il arrivé ? Vous vous êtes pris les pieds dans votre soutane ? — Je ne vois pas ce que vous voulez dire, mon frère. — Eh bien, je vais vous rafraîchir la mémoire. Je m’appelle Tanner Mirabel. J’ai quitté l’hospice il y a quelques jours. J’étais arrivé par l’Orvieto. — Je… je crains de ne pas me souvenir de vous, mon frère. — Tiens donc ? Vous ne vous rappelez pas que nous avons échangé quelques mots dans la grotte ? Il grinça des dents. Sans se départir de ce demi-sourire onctueux. — Non… je regrette… J’ai un trou, là. Mais continuez, je vous en prie… Il portait la tenue des Mendiants de Glace, une sorte de sarrau, et avait les mains croisées sur le ventre. Derrière lui, dans la lumière réfléchie par les écrans solaires de l’habitat, je voyais des vignes qui montaient par paliers, de plus en plus haut, jusqu’à s’incurver au-dessus de sa tête. De petits chalets et des tonnelles agrémentaient les gradins, blocs de blancheur et de fraîcheur dans le vert luxuriant omniprésent, pareils à des icebergs sur une mer d’huile. — Je voudrais parler à sœur Amélie, dis-je. Elle a été très gentille avec moi lors de mon séjour, et elle s’est occupée de mes affaires personnelles. Je crois me souvenir que vous vous connaissez, tous les deux ? — Sœur Amélie est l’une de nos plus douces âmes, répondit placidement frère Alexei. Je ne suis pas étonné que vous souhaitiez lui exprimer votre gratitude. Mais je crains qu’elle ne soit dans les cryocryptes, et qu’on ne puisse la joindre. Puis-je faire quelque chose pour vous, avec mes modestes moyens, même si mon ministère n’arrive pas à la cheville de la dévotion que vous témoignait la divine sœur Amélie ? — Vous lui avez fait du mal, Alexei ? — Qu’est-ce que… — Alexei… Si vous lui avez fait quelque chose, je reviendrai vous casser les reins. Vous le savez, n’est-ce pas ? C’est ce que j’aurais dû faire quand j’en avais l’occasion. Il rumina quelques instants avant de répondre : — Non, Tanner… Je ne lui ai pas fait de mal. Vous êtes content ? — Alors, passez-la-moi. — Qu’avez-vous de si pressant à lui dire que vous ne puissiez me confier ? — Je sais, d’après les conversations que nous avons eues, que sœur Amélie avait affaire à beaucoup de nouveaux venus qui passaient par l’hospice, et je voudrais savoir si elle a jamais rencontré un certain… J’allais prononcer le nom de Quirrenbach, mais je m’arrêtai net. — Pardon ? Je n’ai pas saisi le nom. — Peu importe. Passez-moi Amélie. Il hésita, puis : — Juste un instant de votre, heu… patience, mon frère. Le regard toujours aussi placide, mais la voix un tout petit peu plus tendue. Il remonta une manche de son sarrau, révélant un bracelet de bronze dans lequel il parla, tout bas, et peut-être dans une langue propre aux Mendiants. Je vis une image apparaître sur le bracelet, mais elle était beaucoup trop petite pour que je distingue autre chose qu’une tache floue, rosâtre, qui pouvait être un visage humain, peut-être même celui de sœur Amélie. Il y eut une pause de cinq ou six secondes, puis Alexei rabaissa sa manche. — Alors ? — Je ne puis la joindre pour le moment, mon frère. Elle s’occupe des derrières de dé… des patients, et je serais très mal avisé de la déranger alors qu’elle est absorbée par son travail. Mais je crois savoir qu’elle a cherché à vous joindre autant que vous cherchez à la joindre. — Elle me cherchait ? — Si vous voulez laisser vos coordonnées, qu’elle puisse vous rappeler… Je coupai la communication avec l’hospice sans lui laisser le temps d’aller plus loin. Je l’imaginai planté dans la vigne, en train de regarder l’écran désormais noir, la fin de sa phrase sur le bout de la langue. Il avait raté son coup. Il n’avait pas réussi à remonter jusqu’à moi, ainsi qu’il en avait probablement eu l’intention. Les hommes de Reivich avaient apparemment réussi à s’infiltrer jusque chez les Mendiants. Ils attendaient que je reprenne contact avec eux, dans l’espoir que je leur révélerais l’endroit où je me trouvais. Et ça avait failli marcher. Je mis plusieurs minutes à trouver le numéro de Zebra. Je me souvenais qu’elle m’avait dit s’appeler Taryn avant de me révéler le nom sous lequel la connaissaient ses contacts dans le mouvement de sabotage. J’ignorais si Taryn était un nom répandu, mais pour une fois la chance était de mon côté : il y en avait moins d’une douzaine à Chasm City. Je n’eus même pas besoin de les appeler tous : le téléphone affichait une carte de la ville, et un seul numéro correspondait à une adresse près du Gouffre. Sans être instantanée, loin de là, la connexion fut beaucoup plus facile à établir qu’avec l’hospice, mais la ligne était mauvaise. Le signal était brouillé par des parasites comme s’il avait dû se frayer un chemin le long d’un câble télégraphique à l’échelle d’un continent, et non franchir quelques kilomètres d’air chargé de brouillard. — Tanner, où es-tu ? Pourquoi es-tu parti ? — Je… (J’étais sur le point de lui dire que j’étais près de la gare centrale, comme si ce n’était pas évident, à voir ce qui se trouvait derrière moi, mais je n’en fis rien.) Non, je préfère ne pas te le dire. Écoute, ce n’est pas que je me méfie de toi. Zebra, mais tu es trop proche du Grand Jeu. Il vaut mieux que tu ne le saches pas. — Tu as peur que je te trahisse ? — Non. Cela dit, je ne t’en voudrais pas de le faire. Mais je ne peux pas courir le risque qu’on me retrouve par ton intermédiaire. — Qui pourrait encore chercher à te retrouver ? Il paraît que tu as fait du beau boulot avec Waverly. Son visage rayé emplissait l’écran, l’image en noir et blanc de sa peau seulement teintée par le rose de ses yeux injectés de sang. — Il jouait un double jeu. Il devait savoir qu’il se ferait tuer, tôt ou tard. — Il était peut-être sadique, mais c’était l’un des nôtres. — Que devais-je faire ? Un beau sourire, et lui demander de déclarer forfait ? Une rafale de pluie chaude, drue, s’abattit du ciel. Je m’abritai sous la corniche en saillie d’un bâtiment et je refermai ma main en coupe sur le micro. L’image de Zebra se mit à danser comme un reflet sur l’eau. — Tu es tout à fait capable de te débrouiller tout seul, hein ? J’avais commencé à me poser des questions quand j’étais tombée sur toi, dans ce bâtiment. La plupart des autres n’arrivent même pas jusque-là. Ils se font descendre bien avant. Qui es-tu, Tanner Mirabel ? — Quelqu’un qui essaie de survivre, répondis-je. Je suis désolé d’avoir abusé de ta confiance. Tu as pris soin de moi, et je t’en suis reconnaissant. Si j’arrive à trouver un moyen de te revaloir ça, et de te rembourser ce que je t’ai pris, je le ferai. — Tu n’avais pas besoin de partir, répondit-elle. Je t’ai dit que je t’hébergeais jusqu’à la fin du Grand Jeu. — J’avais quelque chose à faire, malheureusement. Là, c’était une erreur. La dernière chose que Zebra avait besoin de savoir, c’est que j’avais un compte à régler avec Reivich. Et voilà que je l’avais amenée à s’interroger sur ce qui avait pu me pousser à sortir de ma cachette. — Ce qui est bizarre, dit-elle, c’est que pour un peu je te croirais quand tu me dis que tu me rembourseras. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que tu es un homme de parole, Tanner. — Tu as raison, répondis-je. Et c’est probablement ce qui me tuera. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Peu importe. Il y a un Grand Jeu, ce soir, Zebra ? Je pense que si quelqu’un doit être au courant, c’est toi. — Il y en a un, dit-elle après réflexion. Mais je ne vois pas en quoi ça peut t’intéresser. Écoute, Tanner, tu n’as pas compris la leçon ? Crois-moi, tu as de la chance d’être encore en vie. J’eus un sourire. — Je crois que je ne me lasserai jamais de Chasm City. Je rendis le téléphone au loueur et réfléchis aux différentes options. Le visage de Zebra, le son de sa voix planaient derrière chacune de mes pensées conscientes. Pourquoi l’avais-je appelée ? Je n’avais aucune raison de le faire, sinon pour m’excuser, et même ça, c’était sans objet. Un geste pour soulager ma conscience, pour rassurer à moindres frais la femme que j’avais volée ? Je savais bien que ma trahison l’avait peinée, et j’ignorais quand je pourrais la rembourser. Pourtant, quelque chose m’avait poussé à l’appeler, et quand j’essayai de décortiquer mes motifs, de trouver ce qu’il y avait en réalité dessous, je ne trouvai qu’un mélange d’émotions et d’impulsions : son parfum, son rire, la courbe de ses hanches, la façon dont les rayures de son dos s’étaient contractées et détendues quand elle avait roulé à côté de moi, après l’amour. Je claquai le couvercle sur ces pensées, comme si j’avais ouvert une boîte pleine de vipères… Je me replongeai dans la foule du souk, espérant que le bruit canaliserait mes pensées, les obligerait à se concentrer sur le présent. J’avais encore de l’argent ; j’étais même un homme riche, selon les critères de la Mouise, si négligeable que ma fortune puisse être dans le Dais. Après avoir posé des questions, comparé des prix, je trouvai une chambre à louer, à quelques pâtés de maisons de l’autre côté de la Mouise, dans ce qui était apparemment l’un des quartiers les moins minables. La pièce l’était, minable, même pour la Mouise. Un cube situé au coin d’une accumulation chancelante de huit étages encastrée au pied d’un bâtiment plus important. D’un autre côté, l’assemblage avait l’air très ancien et avait acquis une sorte de légitimité, étant lui-même parasité par un amas d’incrustations composé d’échelles, d’escaliers, de paliers horizontaux, de canalisations d’évacuation, de caillebotis et de cages d’animaux, de sorte que, même si le complexe n’était pas le plus sûr de la Mouise, il y avait manifestement des années qu’il tenait le coup, et il y avait peu de risque qu’il décide d’interpréter mon arrivée comme le signal qu’il attendait pour enfin s’effondrer. J’accédai à ma chambre par une série d’échelles, de coursives horizontales et de clayettes de bambou pleines de trous par lesquels je voyais le sol à une distance vertigineuse, en dessous de moi. La chambre était éclairée par des lampes à gaz, mais je remarquai que d’autres parties de l’échafaudage l’étaient électriquement, grâce à des générateurs qui émettaient un bourdonnement continu, loin en bas. Ces machines se livraient à une furieuse compétition avec les musiciens des rues, les crieurs, les muezzins, les vendeurs et les animaux. Je tirai les persiennes de la chambre, l’obscurité me rendant rapidement tout cela supportable. Le seul meuble de la pièce était un lit, et c’était tout ce dont j’avais besoin. Je m’assis dessus et réfléchis aux derniers événements. Je ne sentais pas venir d’épisode Haussmann pour le moment, ce qui me permit de remettre en perspective ceux que j’avais vécus jusqu’à présent, de les considérer avec une sorte de détachement clinique, glacé. Quelque chose n’allait pas dans ces épisodes. J’étais venu pour tuer Reivich et voilà que, de façon tout à fait inopinée, il m’avait été donné d’entrevoir un ensemble plus vaste, et je n’aimais pas le tour que ça prenait. Ça avait commencé d’une façon assez normale, assurément. Je n’avais pas précisément voulu ça, mais comme je croyais déjà plus ou moins savoir quelle forme ça allait prendre, je pensais pouvoir m’en abstraire. Ça ne se passait pas du tout comme prévu. Les rêves me révélaient une histoire plus profonde : des crimes dont personne ne supposait que Sky les avait commis. Il y avait le problème de l’agent infiltré, ce saboteur dont l’existence avait été prolongée, l’histoire du sixième vaisseau – le Caleuche des légendes –, et le fait que Titus Haussmann croyait que Sky était un immortel. Sky Haussmann était mort, en tout cas. N’avais-je pas vu son corps crucifié à Nueva Valparaiso ? Même si c’était un simulacre, il était de notoriété publique que, dans les jours sombres qui avaient suivi l’atterrissage, il avait été capturé, incarcéré, jugé, condamné et exécuté, tout ça au vu et au su du peuple. Alors pourquoi me demandais-je s’il était vraiment mort ? C’est le virus d’endoctrinement qui te brouille les idées, me dis-je. Mais Sky n’était pas la seule chose qui me troublait quand je m’endormis. J’étais sur une sorte de balcon, ou plutôt une galerie d’observation, et je plongeais le regard dans une pièce rectangulaire, comme des oubliettes ou une fosse aux lions. D’une blancheur éblouissante. Le sol et les murs étaient couverts d’un carrelage blanc, étincelant. D’énormes fougères vertes, luxuriantes, et des branchages artistiquement disposés recréaient la végétation d’une jungle. Un homme était allongé sur le sol carrelé. Je croyais reconnaître cet endroit. L’homme était recroquevillé sur lui-même, tout nu, comme si on venait de le déposer là en attendant son réveil. Il avait la peau livide, couverte d’un film de sueur qui lui faisait comme un glaçage sucré. Il ouvrit les yeux, releva la tête, regarda autour de lui et essaya lentement de se lever – avant de retomber dans la position fœtale. En réalité, il ne pouvait pas se tenir debout, parce que l’une de ses jambes s’achevait, juste sous la cheville, par un moignon cicatrisé, bien net, comme le bout cousu d’une saucisse. Il essaya à nouveau. Cette fois il réussit à atteindre un mur en sautant à cloche-pied avant de perdre l’équilibre. Son visage exprimait une terreur indicible. Il se mit à pousser des cris de plus en plus frénétiques. Je le regardai trembler. Et puis quelque chose bougea de l’autre côté de la pièce, dans un trou noir creusé dans l’un des murs blancs. Quoi que ce fût, ça bougeait lentement et sans bruit, mais l’homme était conscient de sa présence. Ses cris devinrent des hurlements, comme les couinements d’un cochon qu’on égorge. La chose émergea de l’anfractuosité, à l’autre bout de la pièce, se laissa tomber en un rouleau de sombres anneaux aussi gros que la cuisse. Cela se déplaçait avec langueur, levant sa tête encapuchonnée pour humer l’air, et continuait de sortir de la niche. À présent, les hurlements de l’homme étaient ponctués d’âpres silences lorsqu’il reprenait son souffle, et le contraste soulignait l’épouvante de ses cris. Quant à moi, je n’éprouvais rien, qu’une sorte d’attente. Je regardais, le cœur serré, cognant contre mes côtes, l’hamadryade s’approcher de l’homme, l’homme qui n’avait nulle part où se cacher. Je me réveillai en sueur. Un peu plus tard, je me retrouvai dans les rues. J’avais passé la majeure partie de l’après-midi à dormir, et si je ne me sentais pas précisément revigoré – mon esprit était assurément plus perturbé que jamais –, au moins je n’étais plus abruti de fatigue. Je me déplaçais dans la circulation paresseuse de la Mouise, entre les piétons, les rickshaws et toutes sortes d’engins à vapeur et à méthane. De temps en temps un palanquin, un cigare volant ou une télécabine passait, qui ne s’attardait guère. Je remarquai que j’attirais moins l’attention que lors de mon arrivée en ville. Pas rasé, les yeux enfoncés dans les orbites creusées par la fatigue, je devais donner l’impression d’avoir toujours été dans la Mouise. Les vendeurs de la fin de l’après-midi dressaient leurs éventaires, certains allumant déjà des lanternes en prévision de la tombée du jour. Un dirigeable en forme de limace informe, gonflé au méthane, planait lourdement au-dessus de nous. Un type attaché à une nacelle, en dessous, hurlait des slogans dans un mégaphone. De l’autre côté de la Mouise, une sorte de muezzin appelait les fidèles à la prière, ou au service, quel qu’il soit, qu’on pratiquait là-bas. Et puis je vis un homme avec des oreilles aux lobes énormes, incrustés de pierreries, trimbaler un éventaire mobile garni de petits paniers d’osier contenant des serpents de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Je le regardai ouvrir l’un des paniers, asticoter un serpent presque noir, qui se tortilla, mal à l’aise, et je repensai à la fosse carrelée de blanc de mon rêve. Je reconnus alors la fosse dans laquelle Cahuella gardait le jeune sujet et j’eus un frisson. Je me demandai ce que tout ça voulait dire. Plus tard, j’achetai un flingue. Contrairement à l’arme que j’avais volée à Zebra, et vendue, il n’était ni encombrant, ni même visible. Un petit pistolet, que je pouvais facilement glisser dans l’une des poches de ma houppelande. Il avait été fabriqué sur un autre monde. Il tirait des balles de glace, faites d’eau pure, catapultées à une vitesse supersonique par une enveloppe captive qui était propulsée dans le canon par une onde séquencée de champs magnétiques. Les balles de glace faisaient autant de dégâts que les balles de métal ou de céramique, mais quand elles explosaient dans le corps, les fragments devenaient indécelables. Le principal avantage de ce genre d’arme était qu’on pouvait la charger à partir de n’importe quelle source d’eau raisonnablement pure, bien qu’elle marchât mieux avec le chargeur de cartouches minutieusement précongelées du cryochargeur fourni par le fabricant. Par ailleurs, il était pratiquement impossible de retrouver le propriétaire de ce genre de pistolet, ce qui en faisait l’arme idéale pour un meurtre. Peu importait que les balles ne soient pas dotées d’un système d’acquisition de cible autonome, ou qu’elles ne puissent pénétrer tous les blindages. Une arme aussi absurdement puissante que celle de Zebra ne se justifiait que si se présentait l’occasion de tuer Reivich depuis l’autre bout de la ville, ce qui était très improbable. Ce ne serait jamais le genre d’assassinat où on se retrouvait dans l’embrasure d’une fenêtre, l’œil collé à la visée télescopique d’une arme à haute énergie, à attendre qu’une image vacillant par-delà des kilomètres de brume de chaleur se retrouve au croisement des fils du réticule. Non, ça se passerait, espérais-je, dans une même pièce, d’une seule balle, à portée de tir, assez près pour voir le blanc de ses yeux écarquillés par l’épouvante. Le soir tombait sur la Mouise. En dehors des rues de la zone située juste autour des souks, les piétons se faisaient rares et les ombres projetées par les racines monumentales du Dais commençaient à prendre un air obscurément menaçant. Je me mis au travail. Le gamin qui conduisait le rickshaw aurait pu être celui qui m’avait emmené dans la Mouise, la première fois, ou son frère. Ils étaient quasi interchangeables. Il avait la même aversion pour l’endroit où je prévoyais d’aller – il n’accepta de m’y conduire que lorsque je l’appâtai avec la promesse d’un généreux pourboire. Même alors, il se montra réticent, mais nous nous ébranlâmes malgré tout, naviguant dans le labyrinthe de la cité crépusculaire à une allure qui me fit penser qu’il avait plus que hâte de finir la course et de rentrer chez lui. Sa nervosité devait être contagieuse, parce que je constatai que ma main s’aventurait souvent dans la poche de ma houppelande pour palper la masse froide du pistolet, aussi rassurante qu’un talisman. — Qu’est-ce que vous voulez, M’sieur ? Tout le monde sait, ça pas bonne partie de la Mouise. Vous feriez mieux pas vous y aventurer, si vous futé. — C’est ce qu’on n’arrête pas de me dire, répondis-je. Eh bien, il faut croire que je ne suis pas aussi futé que j’en ai l’air. — J’ai pas dit ça, M’sieur. Vous payez bien. Vous rudement futé. J’vous donne juste un conseil, c’est tout. — Merci, et moi, le conseil que je te donne, c’est de regarder où tu passes. Laisse-moi m’occuper du reste. C’était un peu abrupt, mais je n’étais pas d’humeur à faire la causette. Je préférais regarder défiler les bâtiments dans le soir tombant, leurs difformités formant une inquiétante normalité, et j’avais l’impression étrange que c’était à ça que toutes les cités finiraient par ressembler, en fin de compte. Certains quartiers de la Mouise étaient relativement à découvert sous le Dais, mais dans d’autres la densité des structures surplombantes n’aurait pas pu être plus forte : la Moustiquaire elle-même était complètement obstruée, et quand le soleil était au zénith, sa lumière n’arrivait pas jusqu’au sol. Ces endroits passaient pour les plus dangereux de la Mouise : des coins de nuit perpétuelle, où le crime était la seule loi en vigueur, et où les habitants jouaient à des jeux non moins sanglants et cruels que ceux des gens qui vivaient au-dessus. Je n’arrivai pas à convaincre le gamin qui conduisait le rickshaw de m’emmener au cœur de la zone des taudis, et je me laissai déposer à sa périphérie, la main dans ma poche, enroulée autour de mon arme. Je me traînai plusieurs minutes dans l’eau de pluie qui m’arrivait jusqu’aux chevilles, jusqu’à un bâtiment que je reconnus à la description que Zebra m’en avait faite. Je m’accroupis dans une niche, à l’abri de la pluie, et j’attendis, j’attendis que les dernières traces du maigre jour s’estompent et que toutes les ombres se fondent comme des conspirateurs dans le grand voile d’un gris sinistre qui recouvrait la ville. J’attendis, et j’attendis encore. La nuit tombait sur Chasm City, le Dais s’éclairant au-dessus de moi, criblant de lumières les bras des structures entremêlées pareilles aux tentacules de créatures marines phosphorescentes. Je regardais les cabines se balancer de câble en câble dans ce labyrinthe, j’observais leurs mouvements pareils à des cailloux frôlant les vagues. Une heure passa ainsi. Je changeai de position des douzaines de fois, sans jamais en trouver une seule qui fût confortable plus de quelques minutes avant que des crampes ne s’installent. Je sortis mon arme, visai en regardant le long du canon et me payai le luxe de gâcher une cartouche, tirant sur la paroi du bâtiment en face de moi, anticipant le recul et jaugeant la précision de l’arme, ou son absence. Personne ne vint me déranger, et je doute que qui que ce soit ait été assez près pour entendre la détonation aiguë. Ils finirent quand même par arriver. 26 Je regardai la cabine tomber, à deux ou trois pâtés de maisons de là, mince et noire comme l’obsidienne. Ses cinq bras télescopiques se rétractèrent sur le toit, la porte latérale s’ouvrit et quatre personnes en surgirent, serrant sur leur cœur des armes à côté desquelles mon pauvre petit pistolet ressemblait à une mauvaise plaisanterie. Zebra m’avait dit qu’une partie de chasse était prévue pour ce soir-là, ce qui n’avait rien d’inhabituel ; le Jeu était la règle et non l’exception. Mais elle m’avait aussi – je l’avais pas mal caressée dans le sens du poil – révélé le site probable de la curée. Ils étaient nombreux à la suivre. En ne me laissant pas tuer, j’avais gâché une excellente soirée de divertissement pour les voyeurs payants qui suivaient le Grand Jeu. « Je vais te dire où ça doit avoir lieu, m’avait-elle dit. Pour une seule raison : pour que tu ne t’en mêles pas. C’est bien compris ? Je t’ai sauvé la vie une fois, Tanner Mirabel, et tu as trahi ma confiance. Ça fait mal. Ça ne me dispose pas spécialement à t’aider une seconde fois. — Tu sais ce que je vais faire avec cette information, Zebra. — Ça, j’imagine. Au moins, tu ne me racontes pas d’histoires. Je dois le reconnaître, tu es vraiment un homme de parole. — Je ne suis pas celui que tu crois, Zebra. » Je m’étais dit que je lui devais bien ça, si elle ne l’avait pas encore compris toute seule. Elle m’avait dit que le secteur avait été évacué en prévision du Grand Jeu. Le sujet, disait-elle, avait déjà été trouvé et équipé d’un implant. Il y avait des soirs où ils faisaient plusieurs raids, et où ils gardaient les victimes endormies jusqu’à ce qu’une ouverture se présente. « Y en a-t-il qui réussissent parfois à s’échapper, Zebra ? — Tu t’en es bien sorti, non, Tanner ? — Non, je veux dire s’enfuir pour de bon, sans aide des saboteurs. Est-ce que ça arrive parfois ? — Des fois, m’avait-elle répondu. Des fois. Peut-être plus souvent que tu ne le penses. Pas parce que les proies réussissent à filouter leurs poursuivants, mais parce que les organisateurs le permettent. Sans ça, ça deviendrait ennuyeux, non ? — Ennuyeux ? — Il n’y aurait aucun élément de hasard. Le Dais gagnerait toujours. — Oui, et ça ne le ferait pas, hein ? » ironisai-je. Je les regardai ramper sous la pluie en balayant la zone, devant eux, avec leurs armes, leurs visages masqués regardant à droite et à gauche, examinant chaque anfractuosité, le moindre recoin. Leur proie avait dû être larguée dans le coin un moment plus tôt, sans bruit, peut-être même pas complètement réveillée, comme l’homme nu dans la fosse carrelée de blanc, reprenant peu à peu conscience pour se rendre compte qu’il partageait sa réclusion avec une créature indicible. Il y avait deux hommes et deux femmes, et tandis qu’ils se rapprochaient, je vis que leurs masques étaient à la fois utilitaires et théâtraux. Les deux femmes portaient des masques de chat : de longues fentes oculaires en amande, équipées de lentilles à haute technicité. Leurs gants étaient munis de griffes, et quand elles écartèrent les pans de leurs grandes capes au col relevé, je vis qu’elles portaient des combinaisons imprimées, l’une rayée comme une peau de tigre, l’autre avec des taches de léopard. Puis je me rendis compte que ce n’était pas du tissu mais de la peau synthétique, velue, et que leurs gants munis de griffes n’étaient pas des gants, mais leurs mains. L’une des femmes découvrit, dans un grand sourire, des crocs sertis de joyaux, comme si elle riait d’une blague cruelle avec ses amis. Les hommes n’étaient pas si outrageusement transformés ; leur persona animale découlait uniquement de leur tenue. L’homme qui était le plus près de moi portait une tête d’ours, mais son vrai visage était visible sous la mâchoire supérieure du plantigrade. Son compagnon arborait d’affreux yeux à facettes qui réfléchissaient les lumières du Dais. J’attendis qu’ils soient à vingt mètres de ma cachette, puis je passai devant eux à toute vitesse, à moitié accroupi, convaincu qu’aucun d’eux n’aurait le temps de braquer son arme sur moi. J’avais raison, mais ils étaient meilleurs que je ne pensais et ils fauchèrent l’eau derrière mes talons. Toutefois, ils ne réussirent pas à m’atteindre et je disparus de l’autre côté de la rue. J’entendis l’une des femmes dire : — Ce n’est pas lui. Il ne devrait pas être là ! — Peu importe que ce soit lui ou non ; il a bien mérité qu’on le descende, c’est tout ce que je sais. Déployez-vous ! On va l’avoir, ce merdeux. — Je vous dis que ce n’est pas lui ! Il devrait être à trois rues plus au sud. Et même si c’est lui, pourquoi aurait-il quitté sa cachette ? — Il a senti qu’on allait le débusquer, c’est tout. — Il courait trop vite. Les gars de la Mouise sont moins rapides, d’habitude. — Alors, c’est un défi à relever. Tu te plains ? Je risquai un coup d’œil au coin de ma niche protectrice. Un éclair choisit ce moment pour frapper, baignant la scène d’une clarté éblouissante. — Je l’ai vu ! hurla l’autre femme. J’entendis la vibration électrique d’une décharge d’énergie, suivie par une salve de projectiles déchirant la nuit. — Il a de drôles d’yeux, reprit la première femme. Ils brillent dans le noir ! — Là, tu as des visions, Chanterelle. C’était la voix de l’un des hommes, peut-être l’ours. Il était très près, à présent. Tout en gardant leur position en mémoire, j’attendis, leur laissant le temps d’arriver à l’endroit où je pensais qu’ils devaient se trouver à présent, comme des acteurs suivant les instructions d’un metteur en scène. Alors je sortis de ma cachette et je tirai trois fois, trois tirs précis, prenant à peine le temps de viser, ce que je voyais correspondant parfaitement à l’image mentale que j’avais d’eux. Je tirai bas, touchant trois des quatre chasseurs aux jambes, visant délibérément large pour le dernier, puis me cachai à nouveau derrière le mur. Quand on prend une balle dans la cuisse, on ne reste pas longtemps debout. Ce n’était peut-être que mon imagination, mais je crus entendre trois gerbes d’eau distinctes alors qu’ils tombaient dans l’eau. La blessure qui m’avait été infligée la veille au soir, par une arme de duel à faisceau étroit, avait dû être relativement indolore en comparaison de ce qu’ils devaient ressentir. Et pourtant, je n’avais pas précisément apprécié l’expérience. Mon pari, c’était que les trois que j’avais envoyés au tapis étaient plus ou moins hors jeu et incapables de viser avec leur arme, même s’ils ne l’avaient pas lâchée. Ils pouvaient essayer de tirer au jugé dans ma direction, mais comme la femme qui m’avait touché à la jambe, ils utilisaient le genre d’arme qui ne pardonnait pas l’imprécision. Quant à la quatrième, elle figurait dans mes projets, raison pour laquelle elle n’était pas en train de beugler avec les autres dans une mare d’eau tiède. Je sortis de ma cachette en veillant à ce que mon arme soit bien visible, ce qui n’était pas un mince exploit, compte tenu de sa taille, et je me pris à regretter de ne pas avoir gardé l’énorme flingue de Zebra. Ç’aurait été meilleur pour mon moral. — A… arrêtez ! fit la femme encore debout. Arrêtez, ou je tire ! Elle était à douze ou quinze mètres de moi, son arme encore plus ou moins braquée dans ma direction : Miss Peau de Léopard, avec son masque tacheté aux yeux de chat, sauf que son attitude avait beaucoup perdu de sa félinité. — Posez ce joujou, dis-je. Ou je vous le fais poser. Si elle s’était arrêtée pour examiner les blessures que j’avais infligées à ses amis gémissants, elle aurait constaté que j’étais un tireur plus qu’honorable, et donc parfaitement capable de faire ce que j’avais dit. Mais, bien sûr, elle choisit une tout autre option et je vis son avant-bras se raidir, comme si elle anticipait le recul de l’arme. Je tirai le premier. Elle lâcha son arme, qui décrivit un magnifique soleil, poussa un petit jappement assez canin et examina précipitamment sa main comme pour recompter ses doigts. Je me sentis offensé. Ma parole, elle me prenait pour un amateur ! — Parfais, dis-je. C’est beaucoup mieux ainsi. Maintenant, éloignez-vous de vos lamentables copains et retournez auprès de votre véhicule. — Ils sont blessés, espèce de salaud ! — Il faut voir les choses du bon côté : ils pourraient aussi bien être morts. Et ils le seront bientôt, me dis-je, si personne ne vient à leur aide dans un délai raisonnable. L’eau, autour d’eux, prenait déjà une couleur cerise assez inquiétante, dans la maigre lumière résiduelle. — Faites ce que je vous dis, insistai-je. Retournez auprès de votre véhicule, et on va repartir de zéro, tous les deux. Vous pourrez appeler au secours quand on aura décollé… — Vous êtes fou ! lança-t-elle. On ne peut pas les abandonner comme ça ! Je me rapprochai des trois blessés et les examinai du coin de l’œil en faisant osciller mon arme entre la femme et eux. — J’espère qu’ils n’ont pas d’implants, dis-je. Parce que j’ai entendu dire que les gars de la Mouise aimaient se servir sur la bête… — Vous êtes vraiment un sac à merde ! — Pourquoi m’en voulez-vous comme ça ? Après tout, je n’ai fait que riposter. — Vous n’êtes pas la proie, dit-elle. Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous n’êtes pas la proie ! — Et vous, au fait, qui êtes-vous ? Chanterelle, c’est ça ? Très aristocratique. Je parie que votre famille était bien placée dans la Demarchie avant que la Belle Époque ne finisse en eau de boudin… — Comment pourriez-vous espérer comprendre quoi que ce soit à ma vie ou à moi-même ? — Il faudrait d’abord que j’en aie envie ! Je ramassai l’un des flingues et l’inspectai pour vérifier qu’il était opérationnel. Je me sentais tendu, bien que j’aie la situation plus ou moins en main. J’avais l’impression – diffuse, mais bien réelle – qu’un de leurs complices était en train de m’observer par le viseur d’une arme à haute puissance et d’une précision peu sportive. Mais j’essayai de ne rien laisser paraître. — Je crains qu’on ne vous ait tendu un piège, Chanterelle. Tenez, vous voyez ma tempe ? Cette petite incision ? C’est une cicatrice d’implant. Sauf qu’il n’a jamais bien fonctionné. (Je prenais un risque, mais j’imaginais que Waverly avait dû faire le même boulot sur la proie du jour, ou qu’il avait été remplacé au pied levé par un sous-fifre aussi peu recommandable.) Vous vous êtes fait avoir. Le type travaillait pour les saboteurs. Il vous a attirés dans un piège. Mon implant a été modifié de telle sorte que la position ne soit plus repérable avec précision, dis-je avec un sourire coquin. Vous pensiez que j’étais à plusieurs rues de là, et vous ne vous attendiez pas à tomber dans une embuscade. Vous ne vous attendiez pas non plus à ce que je sois armé, et pourtant, vous voyez… Le type déguisé en ours s’agitait dans l’eau, les mains crispées sur sa cuisse. Il s’apprêtait à dire quelque chose, mais je le fis taire d’un coup de pied. Chanterelle était presque arrivée au coin de son magnifique véhicule. Une grande partie de mon pari reposait sur le fait qu’il serait vide. C’était le cas. — Entrez, dis-je. Et pas d’imprudence, hein ! Je n’ai aucun sens de l’humour. Le véhicule était somptueusement aménagé, avec quatre sièges recouverts de tissu marron, pelucheux, un tableau de bord qui brillait de partout et une armoire à liqueur ménagée dans une paroi, ainsi qu’un râtelier d’armes et de trophées étincelants. Gardant le flingue pointé sur sa nuque, j’ordonnai à Chanterelle de décoller. — J’imagine que vous avez une destination en tête, dit-elle. — Oui, mais pour le moment, vous allez prendre de la hauteur et tourner un peu en rond. Vous pouvez me faire faire le tour de la cité, si ça vous chante. C’est une nuit magnifique pour ça. — Vous avez raison, répondit Chanterelle. Vous n’avez aucun humour. En réalité, je vous trouve à peu près aussi drôle que la Pourriture Fondante. Elle choisit une destination à contrecœur et laissa le véhicule décrire ses oscillations avant de se tourner lentement vers moi. — Qui êtes-vous, en fait ? Et que me voulez-vous ? — Je suis celui que j’ai dit : quelqu’un qui a été amené dans votre petit jeu pour y apporter un peu de l’équité qui lui faisait défaut. Elle porta vivement la main à ma tempe, preuve soit de son courage, soit de son incommensurable stupidité, compte tenu de la proximité de mon arme, d’autant que j’avais amplement prouvé que je ne rechignais pas à m’en servir. Elle palpa l’endroit où Dominika m’avait enlevé l’implant du Grand Jeu. — Il n’y est plus, fit Chanterelle. S’il y a jamais été. — Waverly m’a donc menti, à moi aussi, lâchai-je en observant son visage, à la recherche d’une réaction particulière qui ne vint pas. Il ne m’a jamais implanté. — Alors qui suivions-nous ? — Comment voulez-vous que je le sache ? Vous n’utilisez pas les implants pour traquer votre proie, que je sache. À moins qu’il n’y ait de nouveaux raffinements dont je n’aurais pas été informé. Pendant que je parlais, la cabine effectua l’un de ses balancements d’un câble à un autre qui avaient le chic pour me donner la nausée. Chanterelle n’eut même pas un battement de cils. — Ça vous ennuie si j’appelle des secours pour mes amis ? — Je vous en prie, susurrai-je courtoisement. Elle passa son coup de fil, plus nerveuse qu’elle ne l’avait été jusque-là. Elle était descendue dans la Mouise avec des amis, expliqua-t-elle, pour tourner un documentaire, et ils avaient été attaqués par une bande de sales porckos juvéniles pervers. Elle raconta son histoire avec un tel aplomb que, pour un peu, je l’aurais crue moi-même. Ensuite, elle se tourna vers moi, attendant la suite. — Je ne vous ferai pas de mal, dis-je d’un ton que j’espérai convaincant. Tout ce que je veux, c’est des informations – des informations d’une nature très générale, que vous pourrez me donner sans inconvénient –, et puis je vous demanderai de m’emmener quelque part dans le Dais. — Je n’ai aucune confiance en vous. — Bien sûr que non. À votre place, moi aussi je me méfierais. Et je ne vous demande pas de me faire confiance. Je me contente de pointer une arme sur votre tête et de vous donner des ordres. (Je passai ma langue sur mes lèvres, qui étaient sèches et craquelées.) Soit vous faites ce que je vous dis, soit je redécore l’intérieur de ce véhicule avec votre cervelle. Le choix n’est pas très compliqué, il me semble… — Et qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? — Je veux que vous me parliez du Grand Jeu, Chanterelle. J’ai entendu la version de Waverly, et ce qu’il a dit était cohérent, mais je voudrais être sûr d’avoir bien compris l’ensemble du tableau. Je vous écoute. Chanterelle se montra très éloquente. Ce que je mis en partie sur le compte du désir parfaitement naturel de coopérer de tout individu ayant un flingue sur la nuque. Mais surtout, j’eus l’impression que Chanterelle aimait s’écouter parler. On ne pouvait pas lui en vouloir. Elle avait une très jolie voix, qui sortait d’une très jolie bouche. Elle me raconta que la famille Sammartini, sa famille, était l’un des principaux clans de la structure de pouvoir pré-peste, une lignée qui remontait en droite ligne à l’ère amerikano. Les familles dont les origines remontaient aussi loin étaient très considérées. Disons que ça s’apparentait à une sorte de royauté dans les hautes sphères de la Belle Époque. Et les Sammartini étaient apparentés au plus célèbre de tous les clans, les Sylveste. Je me rappelai que Sibylline m’avait parlé de Calvin Sylveste, l’homme qui avait ressuscité la technologie oubliée, et discréditée, du scanning neural qui permettait aux vivants d’être transcrits – au prix de leur vie, ainsi qu’ils devaient le découvrir – en simulations électroniques. Les Transmigrants se fichaient évidemment pas mal que leur corps soit détruit au cours du scanning. Mais quand les simulations elles-mêmes avaient commencé à foirer, ç’avait été une autre paire de manches. La première vague de Transmigrants comptait soixante-dix-neuf volontaires – quatre-vingts en comptant Calvin lui-même –, et la majorité des simulations avait cessé de marcher bien avant que la peste ne s’attaque aux substrats logistiques sur lesquels ils étaient digitalisés. Pour immortaliser leur souvenir, on avait construit au centre de la ville un immense Monument aux Quatre-Vingts, où les sarcophages des défunts étaient entretenus par leurs descendants encore vivants. Le monument, passablement abîmé, avait néanmoins survécu à la peste. Des membres de la famille de Chanterelle Sammartini faisaient partie des morts célèbres. — Mais nous avons eu de la chance, dit-elle sur le ton du bavardage. Les scans des Sammartini font partie des cinq pour cent qui ont continué à marcher, et comme ma grand-mère et mon grand-père avaient déjà eu des enfants, notre lignée s’est également perpétuée en chair et en os. J’essayai de me représenter ça. Sa famille avait bifurqué : une branche s’était propagée dans le monde virtuel, sous forme de simulations, l’autre dans ce que nous appelons (pour rire ?) la réalité. Et pour Chanterelle Sammartini, ce n’était ni plus ni moins naturel que si elle avait des parents de l’autre côté des mers, ou dans une autre partie du système. Elle poursuivait son histoire : — Notre famille a financé des recherches complémentaires, repartant là où Calvin s’était arrêté. Nous avions toujours entretenu des liens étroits avec la Maison Sylveste, et nous avions accès à la plupart des données sur ses travaux. Nous avons très vite fait des découvertes. Des modes non mortels de scanning. (Sa voix changea de tonalité, devint belliqueuse.) Mais pourquoi me demandez-vous tout ça ? Si vous n’êtes pas de la Mouise, c’est que vous êtes du Dais. Auquel cas vous savez déjà tout ce que je suis en train de vous raconter. — Pourquoi pensez-vous que je ne suis pas de la Mouise ? — Vous êtes intelligent, ou du moins vous n’êtes pas d’une stupidité indécrottable. Je ne vous dis pas ça pour vous flatter, soit dit en passant. Ce n’est qu’une observation. L’idée que je puisse venir d’au-delà du système était, à l’évidence, tellement hors des normes acceptables pour Chanterelle que cette idée ne l’effleura même pas. — Pourquoi ne continueriez-vous pas à me distraire ? Vous avez été scannée, Chanterelle ? Elle me regarda comme si j’étais vraiment débile. — Évidemment. — Un scan interactif, comme vous dites ? — Une simulation alpha. — Il y a donc une simulation de vous qui tourne en ce moment même quelque part dans la ville ? — En orbite, idiot. La technologie qui permet le scan n’aurait jamais survécu à la peste si elle n’avait pas été mise en quarantaine. — Évidemment, imbécile que je suis ! — Je monte six ou sept fois par an, procéder à la réactualisation. La visite au Refuge me fait de petites vacances. C’est un habitat, très haut au-dessus de la Ceinture de Rouille, à l’abri de toutes les spores de peste. Je me fais scanner, et mes deux ou trois derniers mois d’expériences vécues sont assimilés par la simulation de ma personne qui tourne déjà. Quand j’y pense, je ne la vois plus comme une copie de moi. C’est plutôt une sœur aînée, plus raisonnable, qui sait tout ce qui m’est arrivé – comme si elle avait passé sa vie à regarder par-dessus mon épaule. — Ça doit être très rassurant, dis-je, de savoir que si on meurt, on ne disparaîtra pas vraiment, et même pas du tout, qu’on changera juste de mode d’existence. Sauf que les gens comme vous ne meurent même pas vraiment physiquement, hein ? — Ç’aurait peut-être été vrai avant la peste. Mais plus maintenant. Je réfléchis à ce que Zebra m’avait dit. — Voyons, vous n’êtes évidemment pas une Hermétique. Faites-vous partie des immortels qui sont nés avec des gènes de longévité extrême ? — J’aurais pu hériter de plus mauvais gènes, si c’est ce que vous voulez dire. — Mais ce ne sont pas les meilleurs non plus, donc. Ce qui veut dire que vous dépendez probablement encore des machines que vous avez dans le sang, et des cellules qui rectifient continuellement les petites erreurs de la nature. Je me trompe ? — Cette déduction n’exigeait pas des capacités intellectuelles majeures. — Et ces machines ? Que sont-elles devenues après la peste ? (Je regardai vers le bas, alors que nous passions au-dessus d’une ligne de chemin de fer suspendue, et aperçus une locomotive à vapeur sur ses quatre rails, suivie par une succession de voitures, qui allait vers un quartier périphérique de la ville.) Vous vous en êtes débarrassée avant que les spores de la peste ne les atteignent ? J’imagine que c’est ce qu’auront fait la plupart d’entre vous. — En quoi ça vous regarde ? — Je me demandais seulement si vous étiez accro à l’Onirozène, c’est tout. Elle ne me répondit pas directement. — Je suis née en 2339. J’ai cent soixante-dix-huit années standard. J’ai vu des choses indicibles, des merveilles que vous n’imaginez même pas, des horreurs qui vous feraient trembler d’épouvante. J’ai joué à être Dieu, j’ai exploré les paramètres de ce jeu et je les ai outrepassés, comme un enfant rejetant un jouet simpliste. J’ai vu cette ville bouger et changer mille fois, devenir toujours plus belle – plus radieuse – à chaque évolution, et je l’ai vue se changer en quelque chose de noir, de maléfique, de toxique, et je serai encore là quand elle remontera vers la lumière en luttant bec et ongles, dans un siècle ou dans mille ans. Vous croyez que je renoncerais si facilement à l’immortalité, ou que je m’enfermerais dans une ridicule boîte de métal comme une gamine effrayée ? (Derrière son masque de chat, ses yeux aux pupilles verticales se mirent à briller d’extase.) Oh non, jamais ! J’ai bu ces flammes, et c’est une soif qui ne s’étanche jamais. Vous imaginez l’excitation que je peux ressentir à m’aventurer dans la Mouise, parmi tous ces étrangers, sans protection, sachant que les machines sont encore en moi ? C’est une excitation sauvage, farouche ; comme de marcher sur les braises ou de nager avec les requins… — C’est pour ça que vous jouez au Jeu ? Pour l’excitation ? — Qu’en pensez-vous ? — Je pense que vous deviez drôlement vous ennuyer, et que vous ne vous en souvenez même pas. C’est pour ça que vous jouez, n’est-ce pas ? C’est ce que Waverly m’a fait comprendre. Quand la peste a frappé, vous aviez, vos amis et vous-mêmes, épuisé toutes les expériences légales que la société pouvait vous offrir, toutes les expériences qui pouvaient être mises en scène ou simulées, tous les jeux, toutes les aventures, tous les défis intellectuels. (Je la fixai, la défiant de me contredire.) Mais vous n’en aviez jamais assez, hein ? Vous n’aviez jamais mis votre mortalité à l’épreuve. Vous ne l’aviez jamais affrontée. Vous auriez pu quitter le système, évidemment – ce n’était pas le danger, l’excitation et la gloire potentielle qui manquaient, au-dehors –, mais en faisant ça, vous laissiez derrière vous le système qui vous supportait, vos amis et vous ; la culture dans laquelle vous aviez grandi… — Ce n’est pas tout, et de loin, fit Chanterelle, qui paraissait disposée à s’expliquer chaque fois qu’elle pensait que je les jugeais mal, elle et les siens. Certains d’entre nous ont bien quitté le système. Mais ceux qui l’ont fait savaient à quoi ils renonçaient. Il était devenu impossible de les scanner. Leurs simulations ne pouvaient plus être réactualisées. Ils s’éloignaient tellement de la copie vivante qu’il n’y avait plus de compatibilité… Je hochai la tête. — Il vous fallait donc quelque chose sur place, dis-je en hochant la tête. Quelque chose comme le Grand Jeu. Un moyen de se mettre à l’épreuve, de s’emmener à la limite, quelque chose qui évoquerait un petit danger, un danger contrôlé… — Et c’était drôlement bon. Quand la peste a frappé, et que nous avons pu faire ce que nous voulions, nous avons commencé à nous rappeler quel effet ça faisait de vivre. — Sauf que vous étiez obligés de tuer pour ça. Elle n’eut pas un battement de cil. — Seulement des gens qui le méritaient. Tandis que nous poursuivions nos déambulations dans la ville, je continuai à la questionner, essayant de découvrir ce qu’elle savait de l’Onirozène et de Gédéon. J’avais juré à Zebra de l’aider à venger sa sœur, et ça impliquait d’en découvrir le plus possible sur la substance et son fournisseur. Chanterelle prenait manifestement de l’Onirozène, mais il devint vite évident qu’elle n’en savait pas plus sur la drogue qu’aucun de ceux à qui j’avais pu parler jusque-là. — Je voudrais essayer de tirer certaines choses au clair, dis-je. Était-il question de l’Onirozène avant la peste ? — Non, répondit Chanterelle. Je veux dire : on a parfois du mal à se souvenir comment c’était avant, mais je suis sûre que l’Onirozène est apparu au cours des sept dernières années. — Alors, l’Onirozène doit avoir un lien avec la peste, vous ne pensez pas ? — Je ne vous suis pas. Comment ça ? — Écoutez, quoi que ce soit, l’Onirozène vous protège contre la peste. Ça vous permet de vous balader dans la Mouise avec toutes ces machines dans le corps. Il doit donc y avoir une relation intime entre les deux ; l’Onirozène reconnaît la peste et peut la neutraliser sans nuire à son hôte. Ça ne peut pas être accidentel. Chanterelle haussa les épaules. — Alors ça a dû être créé par quelqu’un. — Ce qui en ferait une autre espèce de nanomachinerie, non ? (Je secouai la tête.) Désolé, mais je doute que quiconque ait pu mettre au point quelque chose d’aussi utile. Pas ici et maintenant. — Vous n’imaginez pas les ressources dont dispose Gédéon. — Non, je n’imagine pas. Mais vous pourriez me dire ce que vous savez à son sujet, et on pourrait partir de là. — Pourquoi ça vous intéresse tellement ? — Une promesse que j’ai faite. — Alors, je crains de vous décevoir. Je ne sais rien de ce Gédéon, et je ne connais personne qui en sache davantage. Il va falloir que vous vous adressiez à quelqu’un plus au fait de ces choses-là, je le crains. — Vous ne savez même pas où il opère, où se trouvent les laboratoires de production ? — Quelque part en ville, c’est tout ce que je sais. — Vous en êtes sûre ? La première fois que j’ai entendu parler de l’Onirozène, c’était… (Je n’achevai pas. Je n’avais pas envie de lui en dire trop long sur la façon dont j’avais été ressuscité dans l’hospice Mnémos.) Eh bien, ce n’était pas sur Yellowstone. — Je n’en suis pas sûre, mais j’ai entendu dire qu’il n’était pas fabriqué dans le Dais. — Il serait donc fait dans la Mouise ? — Je suppose. (Elle plissa les yeux, et ses pupilles verticales se réduisirent à deux minces échardes.) Et vous, qui êtes-vous, au fait ? — Ça, répondis-je, ce serait trop long à vous expliquer. Mais je suis sûr que vous avez deviné le principal. Elle eut un mouvement de menton en direction des commandes. — Nous ne pouvons pas tourner en rond éternellement. — Alors emmenez-nous dans le Dais. Un lieu public, pas trop loin d’Escher Heights. Je donnai à Chanterelle l’adresse que m’avait indiquée Dominika, en espérant ne pas trop trahir que j’ignorais s’il s’agissait d’un appartement ou d’un quartier entier. — Je ne vois pas du tout où ça peut être. — Il va falloir, pourtant. Fouillez votre mémoire, Chanterelle. Et sinon, il doit bien y avoir une carte dans cette chose… Vous allez nous trouver ça très vite, j’en suis sûr. Je ne savais pas s’il existait des cartes du Dais, mais j’imaginais qu’il devait bien y en avoir ne serait-ce qu’une esquisse dans le processeur de la cabine. — Je me souviens, maintenant, dit-elle, tandis que s’affichait sur le tableau de bord une carte lumineuse qui évoquait un agrandissement des connexions synaptiques d’une partie du cerveau humain, légendée en caractères canasiens éblouissants. Mais je ne connais pas très bien ce quartier. La peste a pris des formes étranges, là-bas. C’est différent – pas comme le reste du Dais, et certains d’entre nous n’aiment pas ça… — Personne ne vous en demande autant. Emmenez-moi là-bas, c’est tout. C’était à une demi-heure de trajet en contournant le gouffre selon un long arc sinueux. Le gouffre proprement dit n’était visible que sous la forme d’une absence, une occlusion noire, circulaire, dans l’étendue lumineuse du Dais. Il était entouré par les lumières des structures périphériques qui n’étaient pas recouvertes par le dôme, comme des appâts phosphorescents entourant la mâchoire d’un prédateur abyssal monstrueux. Les structures en espaliers s’étageaient dans la gueule du monstre sur une profondeur d’un kilomètre. Les énormes tubulures de la cité descendaient encore plus profondément, aspirant l’air, l’énergie et les moisissures, mais elles étaient à peine visibles. Même la nuit, une exhalaison noire, constante, s’élevait de la gueule. — C’est là, fit enfin Chanterelle. Escher Heights. — Je comprends, maintenant, dis-je. — Quoi donc ? — Pourquoi vous n’aimez pas ça. La forêt du Dais se transmuait sur plusieurs kilomètres carrés, et sur quelques centaines de mètres de hauteur, en quelque chose de très différent : une agglomération magmatique de formes cristallines bizarroïdes évoquant l’image agrandie d’un manuel de géologie ou une microphotographie d’un virus qui se serait fantastiquement adapté. Des couleurs somptueuses, des roses, des verts, des bleus, soulignées par des pièces évidées, des tunnels, des espaces publics qui sillonnaient les cristaux. De grandes lames d’or grisâtres, comme de la muscovite, s’élevaient par paliers au-dessus de la couche supérieure du Dais. Des incrustations fragiles de tourmaline turquoise s’enroulaient en flèches ; il y avait des baguettes de quartz rose grandes comme des palais. Des cristaux s’entrecroisaient et s’entremêlaient, leurs géométries complexes se repliant les unes autour des autres de telle sorte qu’aucun esprit n’aurait pu les concevoir. Le spectacle d’Escher Heights était presque douloureux. — C’est dingue ! dis-je. — C’est presque complètement creux, dit Chanterelle. Sinon, ça ne pourrait jamais monter si haut. Les parties qui se sont détachées ont été absorbées dans la Mouise il y a des années. Je regardai vers le bas, au pied de la masse cristalline, lumineuse, fièrement dressée au-dessus, et je vis ce qu’elle voulait dire : des concentrations de Mouise massives, d’une géométrie exagérée, comme un tapis de lichen, couvraient les échardes de la cité dévastée. — Vous pourriez trouver un endroit public où nous pourrions nous poser ? — Je cherche, répondit Chanterelle. Mais je me demande à quoi ça nous servirait. Vous ne pourrez pas vous aventurer dans un patio en me braquant un flingue sur la tête… — Les gens penseront que nous nous donnons en spectacle et nous ne serons même pas inquiétés… — C’est ça, votre plan ? J’eus l’impression que je la décevais. — Non, bien sûr. Il est un peu plus compliqué que ça. Cette houppelande, par exemple, a des poches très profondes. Je pourrais dissimuler mon pistolet dedans sans difficulté, et le braquer sur vous mine de rien… — Vous plaisantez, hein ? Vous n’allez pas me faire traverser le patio en me braquant votre arme dans le dos ? C’est pourtant bien comme ça qu’on va la jouer. Tâchez de ne pas faire de bêtises, même si on rencontre un de vos amis… 27 Nous nous posâmes avec le minimum de cérémonie. La cabine de Chanterelle s’était immobilisée sur une poutrelle d’acier dépassant de la paroi d’Escher Heights, assez large pour accueillir près d’une douzaine d’autres véhicules. Surtout des télécabines, mais il y avait aussi quelques cigares volants avec leurs moignons d’ailes. Comme tous les engins volants que j’avais vus dans la cité, ils avaient ce profil effilé, aérodynamique, typique d’avant la peste. Ils ne devaient pas être faciles à piloter dans ce labyrinthe convulsé, mais peut-être les propriétaires aimaient-ils le défi qu’y représentait la navigation. Une sorte de sport à haut risque ? Les gens arrivaient et repartaient de leurs véhicules, certains privés, d’autres arborant le logo d’une compagnie de taxi. Quelques personnes étaient simplement plantées autour de la plate-forme et regardaient la cité dans des télescopes fixes. Tout le monde avait des tenues extravagantes, des capes ou des houppelandes gonflées comme des bulles, des coiffures d’une bizarrerie étudiée, en une tempête de couleurs et de textures à côté desquelles l’architecture environnante faisait un peu guindée. Les gens portaient des masques ou minaudaient derrière des voiles, des éventails, ou sous d’élégantes ombrelles. Ils tenaient en laisse des animaux génétiquement modifiés, qui n’entraient dans aucune classification connue, comme des chats avec des crêtes de lézard géant. Et encore, la plupart de ces animaux familiers étaient moins bizarres que leurs maîtres ; on trouvait ainsi des centaures avec quatre vraies pattes, et des individus qui, bien qu’ayant conservé une forme humaine plus ou moins standard, étaient effilés et déformés au point de ressembler à des statues postmodernes. Une femme s’était fait étirer le crâne dans de telles proportions qu’on aurait dit le bec corné d’un oiseau exotique. Un homme s’était métamorphosé en alien, l’antique prototype mythique de l’extraterrestre au corps filiforme, d’une minceur surnaturelle, aux grands yeux noirs en amande. Chanterelle me dit que ce genre de changement pouvait être effectué en quelques jours ; quelques semaines tout au plus. Il était possible, lorsqu’on était assez déterminé, de modifier son image corporelle une douzaine de fois dans l’année, c’est-à-dire plus souvent que je ne me faisais couper les cheveux ! Et je m’attendais à trouver Reivich dans un endroit pareil ? — À votre place, me dit Chanterelle, je ne resterais pas là, à bayer aux corneilles. Je suppose que vous ne tenez pas à ce que les gens comprennent que vous n’êtes pas d’ici ? Je palpai le pistolet à balles de glace dans ma poche en espérant qu’elle avait vu mon bras se crisper. — Continuez à marcher. Quand j’aurai besoin d’un conseil, je vous le ferai savoir. Elle repartit sans mot dire, mais après quelques pas je commençai à me sentir coupable de l’avoir si sèchement rabrouée. — Je regrette. Je me rends compte que vous vouliez m’aider. — C’est dans mon propre intérêt, répondit la femme, du coin des lèvres comme si elle me racontait une bonne blague. Je ne tiens pas à ce que vous attiriez l’attention au point que quelqu’un s’en prenne à vous et que je me retrouve prise entre deux feux. — Bien sûr… — Simple question de survie. Comment pourrais-je m’en faire pour vous alors que vous venez de blesser mes amis et que je ne sais même pas votre nom ? — Vos amis vont s’en tirer, dis-je. À cette heure-ci, demain, ils ne boiteront même plus. À moins qu’ils ne décident de rester estropiés, pour se donner un genre. Sûr que ça leur ferait une belle histoire à raconter dans les cercles cynégétiques. — Et comment vous appelez-vous, déjà ? — Appelez-moi Tanner, dis-je, tout en l’incitant à avancer plus vite. En traversant le terrain d’atterrissage pour aller vers l’entrée en arcade d’Escher Heights, nous fûmes assaillis par un vent humide et chaud. Quelques palanquins passèrent devant nous comme des pierres tombales en marche. Enfin, au moins il semblait bien qu’il ne pleuvrait pas aujourd’hui. Peut-être le temps était-il meilleur dans cette partie de la ville. Ou bien peut-être étions-nous assez haut pour échapper aux intempéries. J’étais encore trempé par mon plongeon dans la Mouise. Cela dit, de ce point de vue, Chanterelle n’était pas mieux lotie que moi. L’arcade menait à une petite pièce vivement éclairée par des lanternes et des guirlandes lumineuses. Des ventilateurs brassaient lentement un air qui sentait bon le frais. Le couloir s’incurvait doucement vers la droite et passait sur des ponts de pierre qui enjambaient des bassins ornementaux. Pour la deuxième fois depuis mon arrivée dans cette ville, je vis des koïs me regarder en faisant des bulles. — Qu’est-ce qu’ils ont avec les poissons, dans ce bled ? m’étonnai-je. — Vous ne devriez pas parler comme ça. Ils sont très importants pour nous. — Ce ne sont que des carpes ! — Vous l’avez dit. Sauf que ce sont les koïs qui nous ont donné l’immortalité. Ou du moins le premier pas vers l’immortalité. Elles vivent très très longtemps. Même dans la nature, elles ne meurent jamais vraiment de vieillesse. Elles grossissent, grossissent au point que leur cœur finit par lâcher, mais ce n’est pas la même chose que de mourir de vieillesse. J’entendis Chanterelle murmurer quelque chose qui ressemblait à « bénies soient les koïs » en traversant le pont, et mes lèvres firent écho à ses paroles. Je ne tenais pas à passer pour un marginal. Les parois cristallines étaient composées d’un foisonnement d’octogones interminablement répétés, parfois évidés pour héberger des petits éventaires, des salons de beauté et autres échoppes, signalés par des enseignes lumineuses qui vantaient leurs services en caractères flamboyants ou à l’aide d’hologrammes pulsatiles. Les gens du Dais se promenaient ou faisaient leurs courses, en couple pour la plupart. Ils avaient l’air jeunes, même s’il n’y avait pas beaucoup d’enfants, lesquels pouvaient d’ailleurs aussi bien être des adultes néotènes arborant leur dernière image corporelle en date, ou des animaux de compagnie andromorphes programmés pour prononcer quelques phases enfantines. Chanterelle me conduisit dans un espace beaucoup plus vaste, un immense hall voûté étincelant d’une splendeur cristalline, dans lequel convergeaient plusieurs niveaux de galeries marchandes et de patios éclairés par des lustres gros comme des capsules spatiales. Les passages s’entrecroisaient, serpentaient entre des bassins pleins de koïs et de cascades ornementales, des pagodes et des maisons de thé. Le centre de l’atrium était occupé par un énorme aquarium protégé par un filigrane de métal fumé. Il y avait quelque chose dans l’aquarium, mais avec tous ces gens massés autour, tenant des ombrelles multicolores, des éventails et des animaux en laisse, je ne voyais pas ce que c’était. — Je vais m’asseoir à cette table, dis-je à Chanterelle. Vous allez chercher une tasse de thé et quelque chose pour vous à la maison de thé, puis vous reviendrez ici et vous me ferez le plaisir d’afficher un air ravi. — Vous allez garder cette arme braquée sur moi pendant tout ce temps ? — Considérez ça comme un hommage ; mon flingue et mes yeux ne peuvent pas se détacher de vous. — Vous êtes très drôle, Tanner. Faites attention au surrégime. J’eus un sourire et me laissai tomber dans le fauteuil. Soudain, je me rendis compte que j’étais encroûté de crasse de la Mouise et qu’au milieu des promeneurs du Dais, dans leurs tenues sophistiquées, je devais avoir l’air d’un croque-mort à une kermesse. Je m’attendais à moitié à ce que Chanterelle ne revienne pas avec le thé. Pensait-elle vraiment que j’oserais lui tirer dans le dos ? S’imaginait-elle que j’étais assez doué pour viser avec mon arme depuis le fond de ma poche sans courir le risque d’atteindre quelqu’un d’autre ? Elle n’avait qu’à s’en aller ; ç’aurait été la fin de notre relation. Et à elle aussi, ça ferait une belle histoire à raconter, même si la partie de chasse de la nuit ne s’était pas tout à fait passée comme prévu. Je n’aurais pas pu lui en vouloir. J’essayais de la détester, mais je n’y arrivais pas. Je comprenais la façon de voir de Zebra, mais ce que m’avait dit Chanterelle tenait également debout. Elle croyait que les proies du Grand Jeu étaient des méchants qui méritaient de mourir. Chanterelle avait tort, à propos des victimes, mais comment aurait-elle pu le savoir ? De son point de vue, ce qu’elle faisait était presque estimable. Il suffisait que je me permette d’envisager cette idée, même si je n’allais pas jusqu’à la faire mienne. Sky Haussmann aurait été très fier de moi. — N’ayez pas l’air aussi reconnaissant, Tanner. Chanterelle était de retour, avec le thé. — Pourquoi êtes-vous revenue ? Elle posa les deux tasses sur la table de fer forgé et s’assit en face de moi dans un mouvement aussi sinueux que celui d’une chatte. Je me demandai si le système nerveux de Chanterelle avait été modifié pour lui donner cet aspect félin ou si c’était une question de pratique. — Bah, je suppose que je ne me suis pas encore lassée de vous, répondit-elle. C’est peut-être même le contraire. Je suis intriguée. Et maintenant que nous sommes dans un endroit public, je vous trouve beaucoup moins menaçant. Je trempai mes lèvres dans le thé. Il n’avait presque pas de goût. L’équivalent gustatif d’une couleur délicieusement pastel. — Il doit y avoir autre chose. — Je viens de passer quelques coups de fil. Vous avez tenu parole, pour mes amis. Vous auriez pu les tuer – enfin, je pense, et vous leur avez fait une faveur. Vous leur avez montré ce que c’est que la douleur, la vraie douleur ; pas l’approximation édulcorée que procurent les expériensticks. Et comme vous avez dit, vous leur avez donné l’occasion de se vanter de quelque chose. J’ai raison, non ? Vous auriez pu les tuer comme ça, fit-elle en claquant des doigts, et ça n’aurait rien changé à vos projets. — Et qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai des projets ? — Les questions que vous posez. Et je crois aussi que, quoi que vous projetiez de faire, vous n’avez pas beaucoup de temps devant vous. — Je peux poser une autre question ? Chanterelle hocha la tête et en profita pour enlever son masque félin. Elle avait des yeux léonins, à la pupille verticale, mais en dehors de ça son visage était assez humain, large, ouvert, aux pommettes hautes, encadré par une brume de boucles auburn qui mettaient son cou en valeur. — Juste avant que je tire sur vos amis, l’un d’eux a dit quelque chose. C’était peut-être vous, d’ailleurs, je ne me souviens plus très bien. — Allez-y. Qu’est-ce que c’était ? — C’était à propos de mes yeux. — Alors c’était moi, répondit Chanterelle, pas très à l’aise. — Qu’avez-vous dit ? Qu’est-ce que vous avez vu ? Elle baissa la voix, comme si elle se rendait compte du tour étrange que la conversation avait pris. — C’était comme s’ils brillaient, comme si vous aviez deux lacs brillants dans le visage. J’ai pensé que vous portiez une sorte de masque, ajouta-t-elle très vite, d’une voix tendue, et que vous l’aviez enlevé avant d’émerger à nouveau. Mais ce n’était pas ça, hein ? — Non, je n’avais de masque. Mais j’aurais bien voulu que ce soit le cas. Elle me regarda droit dans les yeux, les fentes verticales de ses prunelles s’étrécissant alors qu’elle se concentrait. — Quoi que ce soit, ce n’est plus là. Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous ne savez pas ce qui s’est passé ? — J’imagine, dis-je en finissant, sans grand enthousiasme, mon thé insipide, que ça restera l’un des petits mystères de ma vie. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Une réponse ? — La meilleure que je puisse faire pour l’instant. Et si ça vous paraît être le genre de réponse que pourrait faire un homme effrayé de découvrir la vérité, vous n’avez peut-être pas tout à fait tort, conclus-je en passant la main sous mes vêtements trempés de sueur pour me gratter la poitrine. Disons que je préférerais changer de sujet. — Puis-je vous rappeler que ce n’est pas moi qui ai abordé la question ? répondit Chanterelle avec une ironie mordante. Que se passe-t-il, Tanner ? Vous m’avez dit que vous étiez surpris que je sois revenue. Ça doit vouloir dire que ma présence n’est pas vitale pour vous, ou vous ne m’auriez pas laissée partir comme ça. Ça veut-il dire que nos routes vont se séparer, maintenant ? — On dirait que vous êtes déçue… Je me demandai si Chanterelle avait remarqué que je n’avais pas porté la main à mon arme depuis plusieurs minutes. D’ailleurs, c’est à peine si j’y avais pensé. — Serait-ce que je vous impressionne ? poursuivis-je. Ou bien vous vous ennuyez plus que je ne l’imaginais ? — Un peu des deux, probablement. Enfin, vous êtes fascinant, Tanner. Pire que ça, vous êtes une énigme à moitié résolue. — À moitié ? Déjà ? N’allez pas trop vite. Je ne suis pas aussi insondable que vous le croyez. Grattez la surface et vous pourriez être surprise du peu qu’il y a à découvrir dessous. Je suis juste… Que m’apprêtais-je à lui dire ? Un soldat ? Un homme de parole ? Un imbécile qui ne sait même pas que son temps est écoulé ? Quoi qu’il en soit, je me levai, les mains bien en vue. — Vous pourriez m’être utile, Chanterelle, c’est tout. Il n’y a pas grand-chose d’autre à deviner. Si vous voulez me montrer un peu cet endroit, je vous en serai reconnaissant. Mais vous pouvez aussi vous en aller. Maintenant. — Vous avez de l’argent, Tanner ? — Un peu. Mais je crains de ne pas aller très loin avec, ici. — Montrez-moi combien vous avez. Je fis apparaître mes derniers mark’o-Ferris crasseux et les posai dans leur triste intégralité sur la table. — Qu’est-ce que je peux me payer avec ça ? Une autre tasse de thé ? Avec un sucre ? — Ça devrait aller. Vous devriez en tout cas vous rhabiller, de pied en cap, ce ne serait pas inutile si vous voulez vous fondre, même approximativement, dans la foule. — J’ai l’air tellement déplacé ? — Vous avez l’air tellement déplacé, Tanner, que vous risquez sérieusement de lancer une nouvelle mode. Et je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ce n’est pas tout à fait ce que vous avez en tête. — Pas vraiment, non. — Je ne connais pas assez bien Escher Heights pour vous recommander les bons endroits, mais j’ai vu des boutiques, en passant, où vous devriez pouvoir vous relooker. — J’aimerais d’abord voir cet aquarium, si ça ne vous fait rien. — Oh, ça ! C’est Mathusalem. J’avais oublié qu’ils l’avaient mis là. Ce nom me disait vaguement quelque chose, et j’eus l’impression d’y avoir à moitié pensé à un moment donné, ce soir-là. Mais Chanterelle m’emmenait déjà. — Nous pourrons revenir plus tard, quand vous arborerez une tenue un peu moins voyante. Je poussai un soupir et levai les mains en signe de reddition. — Vous pourrez aussi me montrer le reste d’Escher Heights. — Pourquoi pas ? La nuit ne fait que commencer, après tout. Pendant que nous retournions vers les boutiques, Chanterelle passa quelques coups de fil supplémentaires. Elle s’enquit à nouveau de ses amis, s’assurant qu’ils étaient toujours vivants et qu’ils allaient bien, mais elle ne leur laissa pas de message et n’y fit plus jamais allusion après. C’était comme ça, me dis-je. Beaucoup des gens que j’avais vus dans Escher Heights devaient être au courant de l’existence du Grand Jeu, et le suivaient peut-être même avec avidité, mais personne ne voulait l’admettre en dehors des salons privés où son existence était connue et sa pratique très prisée. La boutique que nous choisîmes était tenue par deux cyborgs bipèdes d’un noir éclatant, beaucoup plus sophistiqués que tous ceux que j’avais jusqu’alors vus en ville. Ils m’abreuvèrent de compliments hypocrites, comme si je ne savais pas que j’avais l’air d’un gorille échappé d’un zoo. En suivant les conseils de Chanterelle, j’optai pour un complet qui ne choquerait pas trop les populations et qui ne me mettrait pas complètement sur le sable. Le pantalon et le veston rappelaient les oripeaux des Mendiants, dont je me débarrassai avec soulagement, mais coupés dans des tissus atrocement voyants, striés de fils métalliques, dorés et argentés, qui scintillaient à chaque mouvement. J’avais l’impression qu’on ne verrait que moi, mais quand je sortis de la boutique – la houppelande de Vadim serrée autour de ma taille –, je ne m’attirai que de vagues regards en passant et non plus les noires grimaces que je suscitais jusque-là. — Alors, fit Chanterelle, vous allez me dire d’où vous venez ? — Qu’est-ce que vous en pensez ? — Eh bien, vous n’êtes pas d’ici. Pas de Yellowstone, ni de la Ceinture de Rouille, apparemment. Et probablement pas non plus d’une autre enclave du système. — Je viens de Sky’s Edge, dis-je. Je suis arrivé sur l’Orvieto. Mais ça, je suppose que vous l’aviez déduit de mes fringues des Mendiants. — En effet. Sauf que la houppelande m’intriguait. — Ce vieux truc ? Il m’a été donné par un ami, dans la Ceinture de Rouille. — Désolée, mais personne ne donnerait un manteau pareil, ou alors en héritage, fit Chanterelle en tripotant l’une des pièces chatoyantes, grossièrement taillées, cousues dessus. Vous n’avez pas idée de ce que ça signifie, hein ? — D’accord. Je l’ai volé. À quelqu’un qui l’avait lui-même volé, j’imagine. Un homme qui a mal fini. — C’est un tout petit peu plus plausible. Mais la première fois que je l’ai vu, je me suis demandé… Et quand vous avez parlé de l’Onirozène… dit-elle dans un souffle. Elle avait tellement baissé la voix pour prononcer ce mot que c’est à peine si je l’entendis. — Désolé, je n’y comprends rien. Qu’est-ce que l’Onirozène a à voir avec cette défroque ? demandai-je. Au même moment, je me souvins que Zebra avait fait une allusion de ce genre. — Plus que vous ne le pensez, apparemment. Écoutez, Tanner, vous posez sur l’Onirozène des questions qui feraient comprendre même au débile le plus profond que vous n’êtes pas d’ici, et en même temps vous portez un truc qui proclame que vous appartenez au système de distribution… un manteau de dealer, en fait. — Vous ne m’avez pas dit tout ce que vous saviez sur l’Onirozène, hein ? — Presque tout. Mais pas n’importe quoi. En voyant votre manteau, je me suis demandé si vous n’essayiez pas de me rouler, alors j’ai fait attention. — Dites-moi tout ce que vous savez. Quelle est l’ampleur du trafic ? J’ai vu des gens s’injecter des doses de quelques centicubes, et en avoir, quoi ? cent doses en réserve. Je suppose que l’Onirozène est réservé à une petite minorité de gens. Sans doute des gens comme vous, l’élite à laquelle vous appartenez, quelques amis qui aiment prendre des risques, et c’est à peu près tout. Ça fait quelques milliers de consommateurs réguliers dans toute la ville, au grand maximum, non ? — Vous ne devez pas être loin du compte. — Ce qui impliquerait un approvisionnement régulier, dans toute la ville, de… combien ? Quelques centaines de centicubes par utilisateur et par an ? Peut-être un million par an, pour toute la ville ? Ça ne fait pas beaucoup, à vrai dire – un mètre cube d’Onirozène, quelque chose comme ça. — Je ne sais pas, bredouilla Chanterelle, l’air gênée de parler de ce qui était manifestement une addiction. Mais ça paraît vraisemblable. Tout ce que je sais, c’est que le produit est plus difficile à trouver qu’il y a un an ou deux. Nous avons dû nous rationner ; trois ou quatre stims par semaine, tout au plus. — Et personne d’autre n’a essayé d’en produire ? — Si, bien sûr. Il y a toujours des gens pour essayer de vendre du faux Onirozène. Mais ce n’est pas une simple question de qualité. C’est du Zène ou ça n’en est pas. Je hochai la tête, mais, en réalité, je n’y comprenais pas grand-chose. — C’est apparemment un juteux marché. Gédéon doit être le seul à avoir accès au bon process, ou je ne sais quoi. Vous en avez cruellement besoin, les post-mortels ; sans ça, vous seriez de la viande froide. Ça veut dire que Gédéon peut faire monter les prix autant qu’il veut, sans raison autre que son bon vouloir. Ce que je ne vois pas, c’est pourquoi il limite tant l’approvisionnement. — Il les a augmentés, les prix, ne vous en faites pas ! — Ça pourrait être tout simplement parce qu’il ne peut plus en vendre autant qu’avant, parce qu’il y aurait un goulot d’étranglement dans la chaîne de production… peut-être un problème d’approvisionnement de la matière première, ou quelque chose comme ça. Bon, vous voulez bien m’expliquer ce que c’est que ce manteau ? — L’homme qui vous l’a donné était un dealer, Tanner. Voilà ce que veulent dire les pièces. Son propriétaire devait être en rapport direct avec Gédéon. Je repensai au moment où j’avais fouillé la cabine de Vadim avec Quirrenbach. Et je me souvins que Quirrenbach et Vadim étaient en fait complices. — Il avait de l’Onirozène, confirmai-je, mais c’était dans la Ceinture de Rouille. Donc pas tout près de la source d’approvisionnement. Bien sûr, ajoutai-je intérieurement. Mais… et son ami ? peut-être Vadim et Quirrenbach travaillaient-ils ensemble de plusieurs façons : Quirrenbach était-il le grossiste, et Vadim son dealer dans la Ceinture de Rouille ? J’avais de plus en plus envie de reparler à Quirrenbach. Maintenant, j’avais plus d’une chose à lui demander. — Votre ami n’était peut-être pas si près que ça de la source d’approvisionnement, reprit Chanterelle. Enfin, quoi qu’il en soit, il y a une chose que vous devez comprendre. Toutes les histoires que vous entendez à propos de Gédéon, des gens qui disparaissent parce qu’ils posent les mauvaises questions… — Oui ? demandai-je. — Eh bien, toutes ces histoires sont vraies. Après ça, je suivis Chanterelle aux courses de palanquins. Je pensais qu’il y avait une petite chance pour que Reivich montre son nez à un événement pareil, mais j’eus beau scruter la foule du regard, je ne vis personne qui puisse être mon homme. La piste décrivait des arabesques compliquées et revenait plusieurs fois sur elle-même en louvoyant sur plusieurs niveaux. Il lui arrivait même parfois de sortir du bâtiment, suspendue bien au-dessus de la Mouise. Il y avait des chicanes, des obstacles et des chausse-trappes, et les parties qui formaient des boucles dans la nuit n’étaient pas bordées par des rambardes, de sorte qu’il n’y avait rien pour empêcher les palanquins de passer par-dessus bord si leur pilote prenait un virage trop sec. Il y avait dix ou onze engagés par épreuve. Les palanquins étaient extraordinairement décorés. Des règles très strictes définissaient ce qui était permis et ce qui ne l’était pas, mais d’après Chanterelle ces règles n’étaient qu’à moitié respectées, et il n’était pas inhabituel qu’un concurrent munisse son palanquin d’armes destinées à éliminer ses adversaires – par exemple des béliers qui permettaient d’éjecter les voisins dans les courbes aériennes. Au début, les courses avaient commencé sous forme de paris entre deux immortels qui s’ennuyaient mortellement, dit-elle. Mais à présent, presque tout le monde pouvait y prendre part. La moitié des palanquins étaient occupés par des gens qui n’avaient rien à craindre de la peste. D’immenses fortunes changeaient de mains au cours d’une nuit de courses. Enfin, me dis-je, ça valait toujours mieux que le Grand Jeu. — Que savez-vous des Mixmasters ? me demanda Chanterelle alors que nous quittions les courses. Le nom me disait quelque chose, mais c’était tout. — Pas grand-chose, répondis-je sans me mouiller. Pourquoi cette question ? — Vous n’en avez pas idée, hein ? Ça règle le problème, Tanner ; vous n’êtes vraiment pas du coin. Comme si j’en avais jamais douté, d’ailleurs. Les Mixmasters avaient été les grands gagnants de la Pourriture Fondante. Ils faisaient partie des rares strates du système qui avaient traversé la crise plus ou moins intactes. Comme les Mendiants, c’était une guilde financièrement autonome, et comme les Mendiants, ils avaient commerce avec Dieu. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Les Mendiants – quels que soient leurs autres buts – étaient là pour servir et glorifier leur dieu. Alors que les Mixmasters voulaient devenir Dieu. D’un certain point de vue, ils avaient réussi. Quand les Amerikanos avaient colonisé Yellowstone, il y avait près de quatre cents ans de cela, ils avaient amené avec eux toutes les connaissances génétiques de leur culture : le séquençage et la carte du génome, et les réseaux neuraux de millions d’espèces terriennes, y compris tous les primates et les mammifères supérieurs. Ils avaient une connaissance intime de la génétique. C’est comme ça qu’ils étaient arrivés sur Yellowstone, du reste : en envoyant leurs œufs fertilisés par l’intermédiaire de fragiles sondes-robots. Dès leur atterrissage, ces machines avaient fabriqué les incubateurs qui avaient permis à ces œufs d’éclore. Ils n’avaient pas duré, évidemment – mais ils avaient laissé un héritage. Des séquences ADN qui avaient permis à leurs descendants de mêler leur sang au sang amerikano, et d’enrichir la biodiversité des nouveaux colons, qui étaient venus sur des vaisseaux spatiaux et non sous la forme de robots transporteurs de graines. Et les Amerikanos avaient transmis plus que ça. Ils avaient aussi laissé d’immenses champs d’expérience, des connaissances qui n’avaient pas été perdues mais avaient été dépassées, de sorte qu’on n’appréciait plus trop d’être liés à eux, de dépendre d’eux. Les Mixmasters s’étaient approprié cette sagesse. Ils étaient devenus les gardiens de tout ce corpus de connaissances biologiques et génétiques, et ils avaient élargi cette sphère de génie grâce au contact avec les Ultras, qui leur offraient à l’occasion des bribes d’informations sur des génomes étrangers ou des techniques de manipulation expérimentées dans d’autres systèmes. Malgré ça, les Mixmasters avaient rarement été au cœur du pouvoir à Yellowstone. Après tout, le système était à la dévotion du clan Sylveste, cette vieille famille qui se faisait l’avocate de la transcendance par le truchement des modes cybernétiques d’expansion de la conscience. Personne ne souscrivait totalement à la doctrine de Sylveste ; le dramatique échec des Quatre-Vingts en avait dégoûté plus d’un de la transmigration, et les Mixmasters gagnaient bien leur vie, évidemment. Mais leurs travaux étaient restés discrets : ils corrigeaient les anomalies génétiques chez les nouveau-nés ; ils gommaient les défauts hérités de lignées théoriquement pures. C’était un travail qui était d’autant moins visible qu’il était effectué avec plus de virtuosité, un peu comme un crime parfait qui semblerait ne jamais avoir eu lieu, et dont tout le monde aurait oublié la victime, d’ailleurs. Les Mixmasters travaillaient comme des restaurateurs de tableaux, ils faisaient en sorte que leur propre vision reste aussi discrète que possible. Ils recelaient pourtant un pouvoir de métamorphose terrifiant. Mais il était sous observation, parce que la société ne pouvait tolérer deux pressions transformatrices majeures simultanées, et à un certain niveau les Mixmasters le savaient. S’ils avaient laissé libre cours à leur art, la culture de Yellowstone aurait volé en éclats. C’est alors que la peste avait frappé. La société avait bel et bien volé en éclats, mais, tels les fragments d’un astéroïde pulvérisé par une charge trop faible, ces éclats n’avaient pas l’énergie cinétique nécessaire pour se disperser à jamais. La société de Yellowstone s’était reformée, brutalement – fragmentée, et recomposée, et sur le point de s’écrouler à chaque instant, mais elle n’en était pas moins une société. Une société dans laquelle les idéologies de la cybernétique étaient, momentanément, une sorte d’hérésie. Les Mixmasters s’étaient engouffrés sans effort dans le vide du pouvoir. — Ils ont toujours des officines dans le Dais, dit Chanterelle. Des endroits où on peut faire déchiffrer son patrimoine génétique, vérifier son hérédité ou consulter des brochures proposant des modifications radicales. Des choses avec lesquelles on n’est pas né, ou dont on n’était pas censé hériter, fit-elle en indiquant ses yeux. Éventuellement, des transplantations – enfin, ça, c’est assez rare. À moins qu’on ne cherche quelque chose d’insensé, comme une paire d’ailes de Pégase. Généralement, c’est génétique. Les Mixmasters recâblent votre ADN de telle sorte que les changements se produisent naturellement – ou presque, de telle sorte que ça ne fasse pas de différence. — Comment est-ce possible ? — C’est simple. Quand on se coupe, la blessure guérit-elle en formant des écailles ou de la fourrure ? Bien sûr que non. Notre architecture corporelle est gravée dans notre ADN. Les Mixmasters se contentent de remodeler cette connaissance, de façon très sélective, de sorte que, lorsqu’il s’use ou se blesse, notre corps continue à faire son travail de maintenance, mais un peu différemment. On finit par produire des choses qui n’étaient pas prévues dans notre phénotype… Comme je disais, reprit Chanterelle après une pause, il y a des officines dans tout le Dais où ils exercent leur art. Si vous êtes intrigué par vos yeux, vous devriez peut-être passer les voir. — Qu’est-ce que mes yeux ont à voir là-dedans ? — Vous ne pensez pas qu’ils ont quelque chose de bizarre ? — Je ne sais pas, répondis-je d’un ton aussi naturel que possible. Mais vous avez peut-être raison. Les Mixmasters pourraient peut-être m’en apprendre plus… Ça restera confidentiel ? — Autant que n’importe quoi, par ici. — Génial. Ça me rassure. La plus proche officine était l’une des boutiques à la devanture ornée d’un hologramme devant laquelle nous étions passés en arrivant, dominant un bassin tranquille plein de koïs qui me regardaient en ouvrant et refermant la bouche. L’intérieur était tellement exigu que la tente de Dominika paraissait immense à côté. L’homme qui tenait la boutique portait une sobre tunique grise, ornée seulement par l’emblème des Mixmasters : deux mains tendues, doigts écartés, tenant une double hélice d’ADN comme si elles jouaient à un jeu de ficelle. Il était assis derrière une console planante en forme de boomerang, au-dessus de laquelle tournaient et palpitaient diverses projections moléculaires dont les couleurs vives évoquaient des jouets d’enfant. Ses mains munies de gantelets dansaient au-dessus des molécules, orchestrant des cascades complexes de fissions et de recombinaisons. J’étais sûr qu’il nous avait vus à l’instant où nous avions franchi la porte, mais il poursuivit ses manipulations pendant une bonne minute avant de daigner faire attention à nous. — Je peux vous aider ? Chanterelle prit la direction des opérations : — Mon ami voudrait se faire examiner les yeux. — Sans blague, fit le Mixmaster en contournant sa console, sortant un oculaire de sa tunique. Il se pencha sur moi en fronçant le nez, probablement dégoûté par mon odeur, ce dont je ne pouvais le blâmer. Il regarda dans l’oculaire et m’examina les yeux, de sorte que l’énorme lentille sembla remplir la moitié de la pièce. — Qu’est-ce qu’ils ont, ses yeux ? demanda-t-il comme s’il s’ennuyait mortellement. Nous avions répété notre numéro avant d’entrer chez lui. — J’ai fait une bêtise, dis-je. Je voulais des yeux comme ceux de ma partenaire, mais je n’ai pas pu m’offrir les services des Mixmasters. J’étais en orbite, et… — Vous étiez en orbite et vous ne pouviez vous offrir nos services, hein ? — Je me faisais scanner, évidemment. Ce n’est pas donné ; pas si on veut un bon provider qui offre des garanties. — Oh. Ça mettait un point final à la question. Les Mixmasters étaient idéologiquement opposés au principe même de scanning neural, au motif que l’âme ne pouvait être sauvegardée que biologiquement, et non conservée dans une machine. Le type secoua la tête comme s’il avait rompu une promesse solennelle. — Alors vous avez vraiment fait une bêtise. Mais vous le savez déjà. Que s’est-il passé ? — Il y avait des Généticiens Noirs dans le carrousel. Des charcuteurs, qui proposaient plus ou moins les mêmes services que les Mixmasters, mais pour beaucoup moins cher. Comme ce que je voulais n’impliquait pas de reconstruction anatomique à grande échelle, je me suis dit que le jeu en valait la chandelle. — Et maintenant, vous revenez nous voir en rampant, bien sûr. Je lui dédiai mon plus beau sourire d’excuse. — Il y a plusieurs semaines que je suis rentré du carrousel, dis-je. Et il ne m’est rien arrivé aux yeux. Ils sont toujours pareils. Je voudrais savoir si les charcuteurs ont fait autre chose que me piquer mon argent… — Ça va vous coûter cher. Je commence à me dire que je devrais vous faire payer double tarif rien que parce que vous avez été assez stupide pour aller voir les charcuteurs. Enfin, poursuivit-il d’un ton radouci, espérons que ça vous servira de leçon. Disons que tout dépendra de ce que je vais découvrir, s’il y a eu des changements ou non. Je n’aimai pas particulièrement ce qui suivit. Il me fit allonger sur une table plus compliquée et plus aseptisée que le canapé de Dominika, puis il m’immobilisa la tête à l’aide d’un carcan rembourré. Un appareil descendit sur mes yeux en extrudant un filament fin comme un cheveu qui frémissait légèrement, comme une moustache. La sonde se promena sur mes yeux, les cartographiant à l’aide des pulsations balbutiantes d’un rayon laser bleu. Puis – très vite, de sorte que j’eus plutôt l’impression d’une piqûre de froid – la moustache plongea dans mon œil, préleva un échantillon de tissu, se rétracta, se déplaça et replongea, une douzaine de fois peut-être, à des profondeurs différentes. Mais tout cela se passa si rapidement que la machine avait effectué son travail et s’était déplacé vers l’autre œil avant que j’aie eu le réflexe de fermer la paupière. — C’est bon, dit le Mixmaster. Nous devrions pouvoir dire ce que les charcuteurs vous ont fait, s’ils vous ont fait quelque chose – et pourquoi ça n’a pas marché. Ça fait quelques semaines, dites-vous ? J’approuvai d’un signe de tête. — Il est peut-être encore un peu tôt pour dire que ça n’a pas marché, dit-il, plus pour lui-même que pour nous. Certaines de leurs thérapies sont assez sophistiquées. Enfin, celles qu’ils nous ont intégralement volées. Évidemment, ils ont supprimé les marges de sécurité et utilisent des séquences obsolètes. Il se rassit et déploya la console, qui projeta aussitôt une séquence de chiffres auxquels je ne compris rien : des histogrammes mouvants et un défilé de tableaux pleins de données alphanumériques. Un gigantesque globe oculaire d’un demi-mètre de diamètre s’anima comme un croquis désincarné sorti d’un carnet de Léonard de Vinci. Le Mixmaster fit des grands mouvements avec ses gantelets, et des bouts du globe oculaire se détachèrent comme des parts de gâteau, exposant les couches plus profondes. Il resta plusieurs minutes le menton dans la main, en contemplation devant l’œil qui planait dans le vide, et dit enfin : — Il y a des changements… Des changements génétiques profonds – mais ils ne portent pas notre signature… — Votre signature ? — Des informations protégées par copyright, encodées dans les paires basales redondantes. Dans ce cas précis, il ne s’agit apparemment pas de séquences que les charcuteurs nous auraient volées, car elles auraient conservé des traces résiduelles de conception Mixmaster. Non, fit-il en secouant la tête avec emphase. Ce travail n’a pas été effectué sur Yellowstone. C’est très sophistiqué. Mais… Je me redressai sur le divan, essuyai un pleur spasmodique sur ma joue. — Mais quoi ? — Ce n’est certainement pas ce que vous avez demandé. Ça, je le savais déjà, puisque je n’avais rien demandé. Je me contentai de manifester la surprise et l’inquiétude que j’étais censé éprouver, et attendis la suite. — Je connais le genre de gènes à homeobox nécessaires pour une pupille d’œil de chat, et je ne vois pas de changements notables dans les régions chromosomiques concernées. Mais je constate des changements ailleurs, dans les parties qui n’auraient pas dû être modifiées. — Vous pourriez être plus précis ? — Pas comme ça, non. Le problème, c’est que les séquences sont fragmentaires dans la plupart des chaînes. Les changements d’ADN spécifique auraient dû être insérés par un rétrovirus conçu par nous – ou par les charcuteurs – et programmé pour effectuer les mutations voulues en fonction de la transformation désirée. Dans votre cas, poursuivit-il, il semblerait que le virus ne s’est pas recopié très efficacement. Il y a encore quelques brins intacts, très peu, où les changements sont pleinement exprimés. Ce n’est pas efficace, et ça pourrait expliquer pourquoi les changements n’ont pas commencé à affecter la structure générale de votre œil. Mais je n’avais jamais vu ça. Si ce sont vraiment les charcuteurs qui vous ont fait ça, il faut croire qu’ils utilisent des techniques dont nous n’avions pas encore entendu parler. — Ce n’est pas rassurant, hein ? — Au moins, quand ils nous volaient nos techniques, le client pouvait être assuré qu’elles marcheraient, ou qu’elles ne présenteraient pas de réel danger, fit-il en haussant les épaules. Du coup, je crains que vous n’ayez même plus cette garantie. J’imagine que vous commencez déjà à regretter cette visite. Mais il est trop tard pour avoir des regrets. — Merci de votre compassion. J’imagine que si vous pouviez établir le séquençage, vous pourriez aussi remédier au problème ? — Ce serait beaucoup plus difficile que d’effectuer le travail la première fois. Enfin, ça pourrait être fait, mais ce ne serait pas donné. — Là, vous m’étonnez. — Alors, vous voulez que nous nous en occupions, ou non ? Je m’approchai de la porte, laissant Chanterelle me devancer. — Je vous tiendrai au courant, comptez sur moi. Je ne savais pas trop bien comment elle pensait que j’allais réagir après l’examen. S’imaginait-elle que les investigations du Mixmaster réveilleraient mes souvenirs, que je comprendrais soudain ce qui n’allait pas dans mes yeux, et comment c’était arrivé ? Peut-être. Et peut-être aussi m’étais-je raccroché à l’idée que la nature de mes yeux était une chose que j’avais temporairement oubliée, un aspect longtemps refoulé de l’amnésie de réveil. Il n’en était rien. Je n’étais pas plus avancé, mais beaucoup plus déstabilisé, parce que je savais qu’il se passait quelque chose, et que je ne pouvais plus faire comme si j’ignorais que mes yeux brillaient dans le noir. Depuis que j’étais arrivé à Chasm City, j’étais de plus en plus conscient d’avoir une faculté que j’avais toujours ignoré posséder jusqu’à présent. J’y voyais dans le noir, alors que les autres avaient besoin de lunettes amplificatrices ou de filtres infrarouge. Je l’avais remarqué pour la première fois – sans m’en rendre vraiment compte – quand j’étais entré dans le bâtiment en ruine et que j’avais levé les yeux pour voir l’escalier qui m’avait permis d’échapper à mes poursuivants. Plus tard, quand la télécabine s’était écrasée sur la cuisine de Laurent, la même chose s’était reproduite. Je m’étais extirpé du véhicule accidenté et j’avais vu le porcko et sa femme longtemps avant qu’ils ne me voient – et pourtant, contrairement à eux, je n’avais pas de lunettes amplificatrices. Là encore, j’étais trop dopé à l’adrénaline pour prendre le temps de réfléchir au problème. Je savais à présent que je n’avais pas imaginé ce qui s’était passé ; mes yeux étaient le théâtre d’un changement génétique profond. Et peut-être le changement était-il achevé, quel que soit le degré de fragmentation génétique que le Mixmaster avait observé. — Quoi qu’il vous ait dit, fit Chanterelle, ce n’était pas ce que vous vouliez entendre, hein ? — Il ne m’a rien dit. Vous étiez là ; vous avez entendu chacun des mots qu’il a prononcés. — Je me disais que vous comprendriez peut-être en partie ce qu’il racontait. — C’est ce que j’espérais, mais non ; je n’y ai rien compris. Nous retournâmes vers la maison de thé, mon esprit en révolution comme une roue d’écureuil. Quelqu’un avait bricolé mes yeux à l’échelle moléculaire, les reprogrammant de sorte qu’ils deviennent non humains. Se pouvait-il que ce soit une conséquence du virus de Haussmann ? Peut-être, mais quel rapport avec le fait d’y voir dans le noir ? Sky détestait le noir ; il en avait une peur abjecte. Il ne voyait pas dans le noir. Le changement n’avait pas pu se produire depuis que j’étais arrivé sur Yellowstone. À moins que ce ne soit Dominika qui l’ait provoqué en me retirant cet implant. Mais non, ça ne collait pas. Je voyais déjà dans le noir, à ce moment-là. Waverly, alors ? C’était possible. D’un point de vue chronologique, surtout. J’étais inconscient dans le Dais quand Waverly m’avait greffé l’implant. Ça ne laissait que quelques heures entre l’administration du traitement génétique et le début des modifications oculaires. Compte tenu du fait que le changement pouvait être considéré comme une sorte de croissance contrôlée, ça paraissait vraiment court, mais ça avait peut-être suffi. Après tout, seule une masse relativement restreinte de cellules avait été affectée, et non un organe majeur ou une vaste région anatomique. Je compris soudain que c’était possible. La motivation était là, tout du moins. Waverly travaillait pour les deux camps, et il avait renseigné Zebra à mon sujet, me donnant une chance raisonnable de sortir vivant du Grand Jeu. Se pouvait-il qu’il ait décidé de me donner un avantage supplémentaire avec cette vision nocturne ? C’était possible, oui. Et réconfortant. Sauf que je n’étais pas disposé à y croire. — Vous vouliez voir Mathusalem, me rappela Chanterelle en indiquant l’énorme réservoir gainé de métal que j’avais remarqué un moment plus tôt. Eh bien, c’est l’occasion ou jamais. — Mathusalem ? — Venez. Je me frayai un chemin dans la foule qui entourait l’aquarium. En réalité, je n’eus pas à jouer vraiment des coudes. Les gens s’écartaient devant moi avant que j’aie seulement eu le temps de leur accorder un regard, et ils avaient la même façon de plisser le nez que le Mixmaster. Je les comprenais, eux aussi. — Mathusalem est un poisson, dit Chanterelle en me rejoignant devant la paroi de verre glauque. Un très gros et très vieux poisson. Le plus vieux, en fait. — Quel âge ? — Personne ne le sait, Tanner. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il remonte à la période amerikano, au moins. Ça veut dire qu’il est sensiblement plus vieux que tous les autres organismes vivants sur cette planète, à l’exception peut-être de quelques cultures de bactéries. L’énorme koï boursouflée, d’une antiquité indicible, remplissait le réservoir comme une vache de mer qui se serait prélassée au soleil. Son œil, aussi gros qu’une assiette, nous observait avec un manque complet d’intelligence, comme si nous contemplions un miroir légèrement dépoli. Sa cornée était traversée de taies blanchâtres pareilles à des chaînes d’îlots sur une mer gris ardoise. D’étranges protubérances déformaient la grosse masse bouffie de son corps semé de plaques de chair malsaine, à vif, et d’écailles livides, presque incolores. Ses branchies s’ouvraient et se refermaient avec une lenteur qui amenait à se demander si elles n’étaient pas mues par les courants qui agitaient l’eau de l’aquarium. — Comment se fait-il qu’il ne soit pas mort comme les autres koïs ? — Peut-être qu’ils lui ont rafistolé le cœur, ou qu’ils lui en ont donné un autre. Ou plusieurs. Ou un cœur mécanique. Ou alors, peut-être qu’il n’en fait pas grand-chose. Il paraît que l’eau est très froide ; près de zéro degré. Ils lui mettent quelque chose dans le sang pour qu’il reste liquide. Son métabolisme est aussi ralenti qu’on peut l’être. Cela dit, il fait l’objet d’un véritable culte, ajouta Chanterelle en effleurant la paroi de l’aquarium, ses doigts laissant une empreinte sur le verre givré. Les anciens le vénèrent. Ils pensent qu’en communiant avec lui – en touchant le verre – ils assurent leur propre longévité. — Et vous, Chanterelle ? — Je l’ai cru, dans le temps, acquiesça-t-elle. Mais c’est comme le reste, une phase dont on finit par sortir. Je regardai à nouveau l’œil pareil à un miroir en me demandant ce que Mathusalem avait vu pendant toutes ces années, et si quelques-unes de ces données s’étaient cristallisées en ce qui passait pour des souvenirs dans la mémoire de ce vieux poisson joufflu. J’avais lu quelque part que les poissons rouges étaient incapables de se rappeler quoi que ce soit plus de quelques secondes. Bon, des yeux, j’en avais jusque-là pour aujourd’hui. Même des yeux qui ne savaient rien, ne comprenaient rien, des yeux de koï. C’est alors que mon regard s’égara vers le bas, sous la courbe tombante de la mâchoire du poisson, vers l’obscurité vert d’eau, frémissante, de l’autre côté du réservoir, où une douzaine de visages étaient massés contre la vitre. Reivich. C’était impossible, et pourtant il était là ; debout du côté diamétralement opposé de l’aquarium, son visage exprimant un calme suprême, comme s’il était perdu dans la contemplation de l’antique animal qui nous séparait. Mathusalem remua une nageoire – un mouvement d’une lenteur indescriptible – et le courant fit bouger le visage de Reivich, qui se déforma. Quand l’eau se calmerait, me dis-je, je me rendrais compte que j’avais simplement vu un autochtone doté du même genre de gènes caractéristiques de la banale beauté des aristocrates. Quand l’eau se fut calmée, c’était toujours Reivich que je regardais. Il ne m’avait pas vu. Nous étions face à face, de part et d’autre de l’aquarium, mais son regard n’avait pas encore croisé le mien. Je tournai la tête tout en m’arrangeant pour continuer à le surveiller du coin de l’œil. Je mis la main dans ma poche, à la recherche du pistolet à balles de glace, et fus presque étonné de constater qu’il y était toujours. Je retirai le cran de sûreté. Reivich était toujours planté là, sans réaction. Il était tout près. Je me sentais raisonnablement capable de lui loger une balle dans le corps, comme ça, sans sortir le pistolet de ma poche. Et si je tirais trois balles, je pouvais même assimiler la distorsion provoquée par l’eau qui nous séparait et resserrer mon angle de tir. Les balles auraient-elles la vélocité suffisante pour traverser deux épaisseurs de verre armé et l’eau qui les séparait ? Je n’en avais pas idée, et de toute façon, compte tenu de l’angle selon lequel je serais obligé de tirer, il y avait encore autre chose sur la trajectoire. Je ne pouvais tout simplement pas tuer Mathusalem comme ça… Évidemment que je le pouvais ! Je n’avais qu’à presser la détente et je ferais quitter à la koï géante l’état mental extrêmement simpliste dans lequel il se trouvait. Ce serait un peu comme saccager un tableau célèbre. Le bol d’argent aveugle qu’était l’œil de Mathusalem attira mon regard. Je ne pouvais pas faire ça. Pour rien au monde. — Et merde ! fis-je. — Qu’y a-t-il ? demanda Chanterelle, me bloquant le passage alors que je m’écartais de la paroi de verre et tentais de me frayer un chemin entre les badauds venus jeter un coup d’œil au poisson légendaire. — Je viens de voir quelqu’un. De l’autre côté de Mathusalem. J’avais à moitié sorti le pistolet de ma poche, à présent. Il suffisait que quelqu’un me jette un coup d’œil pour comprendre aussitôt ce que je m’apprêtais à faire. Et pour se mettre à hurler. — Tanner, vous êtes fou ? — Très probablement, et de toutes les façons, répondis-je. Mais je crains que ça n’y change rien. Attendez-moi là. Alors, je commençai à faire le tour de l’aquarium d’une démarche désinvolte, la transpiration de ma paume trempant le métal de l’arme. Je la sortis davantage de ma poche dans un geste que j’espérai anodin, comme s’il s’agissait d’un vulgaire étui à cigarettes. Un détail me fit tiquer. Je tournai au coin de l’aquarium. Reivich avait disparu. 28 — Vous vouliez tuer quelqu’un, dit Chanterelle. La cabine se balançait de branche en branche entre les excroissances coralliennes piquetées de lumières. La Mouise étendait sous le Dais son noir marécage seulement troué de quelques feux de camp épars. — Quoi ? — Vous aviez à moitié sorti votre pistolet de votre poche, comme si vous aviez l’intention de vous en servir. Pas pour me le montrer, pas pour me menacer avec, non. Pour vous en servir. On aurait dit que vous alliez vous approcher de quelqu’un, lui loger une balle dans la tête et repartir. — On ne peut pas vous raconter d’histoires, à vous, hein ? — Il vaudrait mieux que vous me disiez la vérité, Tanner. Parlez-moi. Vous m’avez dit que je n’aimerais pas la vérité parce qu’elle compliquerait les choses. Eh bien, faites-moi confiance : elles ne peuvent guère l’être plus, compliquées. Vous êtes prêt à baisser un peu le masque ou vous préférez continuer ce petit jeu ? Je n’arrêtais pas de tourner et de retourner l’incident dans ma tête. Argent Reivich, là, à quelques mètres de moi, dans un lieu public. Se pouvait-il qu’il m’ait vu ? Cela expliquerait qu’il ait disparu pendant que je contournais Mathusalem. Et comment savait-il qui j’étais ? En admettant que Reivich ait été au courant de ma présence, pourquoi était-il resté, s’il m’avait vu ? Comment se faisait-il que nous soyons tombés l’un sur l’autre aussi facilement ? Je ne le cherchais même plus spécialement, à ce moment-là ; je prenais juste la température de l’endroit avant de commencer à tendre mon filet. Tout cela faisait un sacré paquet de questions sans réponses. Et comme si ça ne suffisait pas, en revivant mentalement les instants qui séparaient celui où j’avais aperçu Reivich de celui où j’avais compris qu’il avait disparu, je me rendais compte que j’avais vu quelque chose qui n’aurait pas dû être là, mais que mon cerveau avait refoulé pour se concentrer sur le meurtre imminent. J’avais vu un visage se refléter sur la paroi vitrée. Un visage que je connaissais, juste à côté de celui de Reivich. Elle avait effacé les rayures superficielles, mais la structure osseuse sous-jacente était à peu près intacte, et son expression m’était très familière. Zebra. — J’attends toujours, dit Chanterelle. Il y a des limites à la quantité de froncements de sourcils expressifs que je peux encaisser, vous savez. — Pardon ! C’est juste que… Pour un peu, je commencerais à me dire que vous pourriez m’aimer tel que je suis, lâchai-je dans un grand sourire. — Ne poussez pas le bouchon, Tanner. Il y a quelques heures, vous braquiez un flingue sur moi. Quand ça démarre comme ça, ça ne va généralement pas très loin. — En d’autres circonstances, je serais d’accord. Mais il se trouve que vous avez aussi braqué une arme sur moi, et la vôtre était considérablement plus grosse que la mienne… — Hmm, peut-être, fit-elle, l’air rien moins que convaincue. Mais si nous devons aller plus loin, et si je dois faire ce que vous voulez, il vaudrait mieux que vous me parliez un peu de votre mystérieux et sombre passé. Même s’il y a des choses que vous préféreriez que j’ignore. — Ce n’est pas ce qui manque, croyez-moi. — Eh bien, lâchez-vous. Le temps que nous arrivions chez moi, je veux savoir pourquoi quelqu’un a failli mourir. Et si j’étais vous, j’essaierais sérieusement de me convaincre qu’il le méritait – quel qu’il soit. Sans ça, vous risquez de descendre sérieusement dans mon estime. La voiture se mit à tanguer et à rouler. Heureusement, le mouvement ne me donnait plus le mal de mer. — Il mérite de mourir, croyez-moi, répondis-je. Mais je ne peux pas dire que ce soit un mauvais homme. À sa place, j’aurais agi exactement comme lui. Sauf que je m’y serais pris d’une autre façon, et qu’il n’y aurait pas eu de survivants. — Mmm, mauvais départ, Tanner. Mais continuez quand même. Je songeai un instant à gratifier Chanterelle d’une version politiquement correcte de mon histoire – avant d’admettre qu’il n’y en avait pas. Je lui racontai donc que j’avais passé des années dans l’armée et que j’étais tombé dans l’orbite de Cahuella. Je lui expliquai que Cahuella était un homme puissant, cruel, mais pas vraiment mauvais lui non plus ; c’était aussi un homme loyal, à qui on pouvait faire confiance. Il n’était pas difficile de le respecter et d’avoir envie de mériter son respect en retour. J’imagine qu’il y avait quelque chose de très primitif dans notre relation : c’était un homme qui recherchait l’excellence partout, dans son entourage, dans les trophées qu’il collectionnait, jusque dans la façon dont il choisissait ses partenaires sexuelles, comme Gitta. Il exigeait aussi l’excellence chez ses employés. Je me considérais comme bon dans ma partie, soldat, garde du corps, bras droit, homme de main ou tueur à gages, quelle que soit l’étiquette qu’on veuille me coller. Mais Cahuella me permettait de mesurer mon excellence à une sorte d’absolu. — Un mauvais homme, mais pas un monstre ? demanda Chanterelle. Et c’était une raison suffisante pour que vous vous mettiez à son service ? — Il payait vraiment bien, aussi. — Sale mercenaire ! — Et puis il y avait autre chose : mon expérience lui était précieuse. Il n’était pas prêt à risquer de perdre ces compétences en me faisant prendre des risques inconsidérés. Une bonne partie de mon boulot pour lui consistait à le conseiller. Je n’étais que très rarement amené à porter une arme. Pour ça, nous avions des gardes du corps en bonne et due forme : des versions de moi-même plus jeunes, plus en forme et plus stupides. — Et que vient faire là-dedans l’homme que vous avez vu à Escher Heights ? — Il s’appelle Argent Reivich, dis-je. Il vivait sur Sky’s Edge. Sa famille était très connue, là-bas. — C’est aussi le nom d’une vieille famille du Dais. — Ah, voilà. Reivich avait donc des relations par ici… Ça explique qu’il ait réussi à infiltrer si vite le Dais, alors que je pataugeais toujours dans la Mouise. — Vous vous égarez. Qu’est-ce qui a amené Reivich ici ? Et vous, d’ailleurs ? Je lui racontai comment les armes de Cahuella étaient tombées entre de mauvaises mains, comment elles avaient servi à tuer toute la famille de Reivich, qui était remonté à leur source, jusqu’à mon employeur, et avait décidé de lui faire payer ça. — C’est plutôt honorable, comme attitude, non ? — Ce n’est pas ce que je reproche à Reivich, répondis-je. Mais à sa place, j’aurais fait en sorte qu’il n’y ait pas de survivants. Là, il a fait une erreur ; et ça, je ne peux pas lui pardonner. — Vous ne lui pardonnez pas de vous avoir laissé la vie ? — Il ne l’a pas fait par pitié, Chanterelle. Au contraire. Ce salaud voulait me faire souffrir… — De quelle manière ? — Il a tué la femme de Cahuella, la femme que j’étais censé protéger. Et puis il nous a laissés en vie, Cahuella, Dieterling et moi. Dieterling a eu de la chance : ils l’ont cru mort, sinon, lui, ils l’auraient tué. Mais Cahuella et moi, Reivich nous a volontairement laissés en vie. Il voulait que Cahuella me fasse payer la mort de Gitta. — Et il l’a fait ? — Quoi donc ? Elle parut exaspérée par ma lenteur d’esprit. — Cahuella, il s’est vengé sur vous ? La question semblait appeler une réponse assez simple. Non, manifestement. Cahuella était mort peu après. De ses blessures. Qui ne paraissaient pourtant pas mortelles. Alors pourquoi avais-je tant de mal à répondre à Chanterelle ? Pourquoi ma langue se refusait-elle à articuler cette évidence, et pourquoi était-ce une autre réponse qui me venait à l’esprit ? Qu’est-ce qui me faisait tout à coup douter que Cahuella soit vraiment mort ? Je finis par répondre : — Les choses n’en sont pas arrivées là. Mais j’ai dû vivre avec cette honte. J’imagine que c’était une punition en soi. — Ce n’est peut-être pas comme ça que ça s’est passé ; enfin, du point de vue de Reivich. Nous traversions à présent une partie du Dais qui ressemblait à une maquette d’alvéoles pulmonaires immensément agrandies : des lobules qui se ramifiaient indéfiniment, reliés par des filaments noirs qui auraient pu être du sang coagulé. — Racontez-moi donc ce qui s’est passé, répliquai-je. — Reivich vous a peut-être laissé la vie sauve parce qu’il n’avait rien contre vous, personnellement. Il savait que vous n’étiez qu’un employé. Ce n’était pas après vous qu’il en avait, mais après Cahuella. — C’est une belle idée. — Et c’est peut-être la bonne. Il ne vous est jamais venu à l’esprit que vous n’aviez pas à tuer cet homme, et que vous lui deviez peut-être la vie ? Cette conversation commençait à me lasser. — Non, je n’y avais pas pensé. Pour la pure et simple raison qu’elle est sans objet. Je me fous de ce que Reivich pouvait bien avoir en tête quand il a décidé de me laisser la vie sauve, que ç’ait été une punition ou un acte de miséricorde. Aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’il a tué Gitta, et ça, j’ai juré à Cahuella de le lui faire payer. — De venger sa mort, fit-elle avec un sourire amer. C’est si commodément médiéval, vous ne trouvez pas ? L’honneur féodal… Les serments de fidélité et les vendettas… Vous avez regardé la date, récemment, Tanner ? — N’essayez même pas d’y comprendre quelque chose, Chanterelle. Elle secoua la tête avec véhémence. — Si j’y comprenais quelque chose, je commencerais à m’inquiéter pour ma santé mentale. Bon sang, pourquoi êtes-vous venu ici ? Pour tenir une promesse ridicule, œil pour œil, dent pour dent ? — Présenté comme ça, ça ne me paraît pas spécialement risible. — Non, Tanner, il n’y a vraiment pas de quoi rire. C’est tragique. — Pour vous, peut-être. — Pour n’importe quel individu doté d’un angström de recul. Vous vous rendez compte combien de temps aura passé, le temps que vous retourniez sur Sky’s Edge ? — Ne me parlez pas comme si j’étais un gamin, Chanterelle. — Répondez à ma question ! Je poussai un soupir en me demandai comment j’avais pu laisser les choses m’échapper à ce point. — Dans les trente ans, répondis-je comme j’aurais dit trente jours, comme si c’était un laps de temps dérisoire. Et avant que vous me posiez la question, je suis parfaitement conscient de tout ce qui aura pu changer pendant ce temps-là. Mais les choses importantes n’auront pas changé. Elles se sont déjà produites. Je ne sais pas ce que je donnerais pour que ça ne soit jamais arrivé, mais il n’y a pas de retour en arrière possible. Gitta est morte. Dieterling est mort. Mirabel est mort. — Pardon ? — J’ai dit : Cahuella est mort. — Non, ce n’est pas ce que vous avez dit. Vous avez dit : « Mirabel est mort. » Je regardai la ville défiler autour de la cabine, mes idées tournant à toute vitesse dans ma tête, en me demandant à quoi je pouvais bien penser pour commettre un pareil lapsus. Ce n’était pas le genre d’étourderie qu’on pouvait mettre sur le compte de la fatigue. J’étais à l’évidence plus atteint par le virus Haussmann que je ne le croyais : il ne se contentait pas d’envahir mes heures de veille avec des pans de la vie de Sky, il commençait à interférer avec l’essence même de ce que je savais de ma personne, il minait ma perception du moi. Les Mendiants m’avaient dit que leur traitement me débarrasserait rapidement du virus… or les épisodes Sky devenaient de plus en plus présents, obsédants. Et pourquoi le virus Haussmann m’aurait-il fait confondre des événements de mon propre passé ? Complètement déstabilisé – et refusant de toutes mes forces de laisser remonter à la surface le souvenir du rêve où je regardais d’en haut l’homme dans la fosse blanche, l’homme auquel manquait un pied –, j’essayai de reprendre le fil de la conversation : — Tout ce que je dis, c’est… — Oui ? — Tout ce que je dis, c’est que, quand je retournerai là-bas, je ne m’attends pas à retrouver les choses dans l’état où je les ai laissées. Mais ce ne sera pas pire. Les gens qui comptaient pour moi étaient déjà tous morts. Le virus Haussmann était en train de me faire perdre la tête. Je commençais à me prendre pour Sky, et Tanner Mirabel devenait de plus en plus… quoi ? Plus vraiment moi ? Plus moi du tout ? Une personne distincte ? Le lapsus voulait simplement dire que le processus avait fait un pas hors de mes rêves, exactement comme le virus Haussmann. — Je pense que c’est une question d’honneur, dit-elle. Comme dans ces vieux expériensticks où le noble jetait son gant et demandait réparation. C’est comme ça que vous fonctionnez. Au début, quand je donnais là-dedans, les expériensticks, je veux dire, je trouvais ça ridicule. Je pensais que c’était trop comique, que c’était de l’histoire ancienne. Mais j’avais tort. Ce n’était pas de l’histoire ancienne. C’était encore bien vivant, réincarné en Tanner Mirabel. Elle avait remis son masque aux yeux de chat, et je ne voyais plus que sa bouche. Ses lèvres, que j’eus soudain envie d’embrasser, même si je savais que le moment – s’il avait jamais existé – était passé à jamais. — Tanner demande réparation. Et il fera tout pour l’obtenir. Peu importe que ce soit absurde. Peu importe que ce soit stupide, sans objet, ou qu’il finisse par avoir l’air d’un vrai con. — Je vous en prie, Chanterelle, pas d’insultes. Respectez au moins ce en quoi je crois… — Ce n’est pas une question de conviction, espèce de crétin présomptueux ! Ce n’est que ce stupide orgueil masculin ! Dites-moi une chose, Tanner, poursuivit-elle en étrécissant les yeux, sa voix prenant un ton vindicatif que je réussis à trouver séduisant. Une petite chose que, dans tout ça, vous ne m’avez pas expliquée… — Tout ce que vous voudrez, petite fille riche. — Oh, très fort, très mordant ! Ne perdez pas de vue l’essentiel juste par amour de la discussion, Tanner. Cette joute spirituelle pourrait se révéler vite trop piquante pour nous tous ! — Vous aviez une question à me poser… — C’est à propos de votre patron, Cahuella. Quand il a appris que Reivich allait vers le sud et la… comment avez-vous appelé cet endroit ? la Ferme aux Serpents ? Bref, il a décidé de le traquer, comme à la chasse, c’est bien ça ? — Continuez, dis-je, encore un peu vexé. — Alors pourquoi Cahuella n’a-t-il pas senti qu’il devait finir le travail ? Reivich avait tué Gitta, il aurait donc dû en faire une affaire personnelle. Ça aurait dû le déterminer à… j’ose le dire : demander réparation, non ? — Continuez. — Eh bien voilà : je me demande pourquoi c’est vous que j’ai en face de moi et pas Cahuella. Pourquoi n’est-ce pas Cahuella qui est venu ici ? J’eus du mal à lui répondre, au moins à ma totale satisfaction. Cahuella était un dur à cuire, mais il n’avait jamais été dans l’armée. Il y avait des compétences que j’avais acquises à un niveau dont je ne me souvenais même pas, qui faisaient défaut à Cahuella et qu’il aurait mis une vie entière à faire siennes. Il connaissait les armes, mais il ne connaissait pas vraiment la guerre. Son appréhension des tactiques et de la stratégie était rigoureusement théorique – il jouait bien le jeu, il comprenait les règles dans toutes leurs subtilités, mais il n’avait jamais été plaqué dans la boue par l’explosion d’un obus, il n’avait jamais vu une partie de lui-même sectionnée et projetée dans la fange, où elle restait à trembler comme une méduse échouée sur le sable. Des expériences comme celle-ci n’amélioraient généralement pas le tempérament, mais ils le changeaient à coup sûr. Maintenant, ces lacunes auraient-elles constitué un handicap ? On n’était pas en guerre, après tout. Du reste, je n’étais pas équipé pour faire la guerre. C’était une pensée réconfortante. Cela dit, j’avais du mal à rejeter complètement l’idée que Cahuella aurait déjà réussi, à ma place. Alors pourquoi était-ce moi, et pas lui, qui était là ? — Il ne pouvait pas quitter la planète, dis-je. C’était un criminel de guerre. Sa liberté de mouvement était restreinte. — Il aurait dû trouver un moyen de contourner le problème, avança Chanterelle. La chose troublante, c’était que je pensais qu’elle avait raison. Et c’était la dernière chose au monde que j’avais envie de m’entendre dire. — C’était chouette de faire votre connaissance, Tanner. Je trouve. — Écoutez, Chanterelle… La porte de la cabine nous séparait irrémédiablement l’un de l’autre, et je la vis secouer la tête, le visage inexpressif derrière son masque d’indifférence féline. Son véhicule s’éleva, se hissant dans les hauteurs avec une série de feulements mécaniques, soulignés par le grincement des câbles qui se tendaient et se relâchaient comme des boyaux de chat. Au moins, elle avait résisté à la tentation de me larguer dans la Mouise. Mais elle m’avait déposé dans une partie du Dais que je ne connaissais pas. À quoi m’attendais-je, au juste ? J’imagine que je pensais confusément, dans un recoin de mon esprit, que nous aurions pu nous retrouver dans le même lit à la fin de la soirée. Ç’aurait été une conclusion assez inattendue si l’on veut bien se rappeler que nous avions commencé par nous menacer mutuellement en nous braquant l’un l’autre. Elle était assez belle, d’une beauté moins exotique que Zebra ; peut-être moins sûre d’elle – caractéristique qui ne laissait pas indifférent le protecteur qui sommeillait en moi. Elle m’aurait ri au nez, à cette idée – stupide orgueil mâle –, et elle aurait eu raison, bien sûr. Et alors ? Elle me plaisait, de ça au moins j’étais certain. — Allez au diable, Chanterelle, dis-je, sans grande conviction. Elle m’avait laissé sur une corniche identique à celle d’Escher Heights, mais beaucoup moins fréquentée. Une petite pluie douce tombait, comme le souffle humide, constant, d’un grand dragon qui se serait posé sur le Dais. Je m’approchai du bord et sentis Sky revenir avec la pluie. 29 Il faisait sa ronde parmi les dormeurs. Sky et Norquinco étaient dans l’un des tunnels du chemin de fer qui parcourait l’épine dorsale du bâtiment. Il les entendait marcher sur le caillebotis métallique. Il entendait aussi le vacarme des colonnes de capsules robotisées qui passaient à intervalles réguliers sur la voie. Elles apportaient le matériel aux petits groupes de techniciens qui veillaient, nuit et jour, comme des religieux en adoration, sur les moteurs, au bout du bâtiment. Un de ces convois arrivait justement en grondant, précédé par ses lumières orange clignotantes. Il obstruait presque le tunnel. Sky et Norquinco se réfugièrent dans une alcôve pratiquée dans la paroi pour le laisser passer. Sky remarqua que Norquinco glissait quelque chose dans une poche de sa chemise, un bout de papier apparemment, couvert d’une série de nombres, dont certains étaient rayés. — Allez, fit Sky. Je voudrais arriver au noyau trois avant le passage du prochain train. — Pas de problème, répondit l’autre. Le prochain ne passera pas avant… dix-sept minutes. Sky le regarda d’un drôle d’air. — Tu sais ça, toi ? — Évidemment. Il y a des horaires, tu sais. — Bien sûr que je le sais. C’est juste que je m’étonne qu’un individu sensé ait mémorisé les horaires de passage. Ils poursuivirent en silence jusqu’au noyau suivant. Si loin des principales zones habitées, le vaisseau était bizarrement silencieux, en dehors du discret chuintement et des cliquetis des pompes à air et autres systèmes vitaux du bâtiment. Les dormeurs, bien qu’ils aient besoin d’une supervision cybernétique constante, étaient peu gourmands en énergie. Le système de réfrigération des momios n’avait pas à fournir un gros effort, car ils avaient été délibérément placés près de la coque, à quelques mètres seulement du froid absolu de l’espace interstellaire. Sky portait une combinaison thermique, son souffle s’exhalait par bouffées blanches. Il remontait périodiquement son capuchon sur sa tête pour se réchauffer. Norquinco, lui, gardait son capuchon en permanence. Il y avait longtemps que Sky n’avait pas vu Norquinco. Ils s’étaient à peine parlé depuis la mort de Balcazar. Sky n’avait pas ménagé ses efforts pour s’imposer comme responsable au sein de l’équipage. D’abord chef de la sécurité, il était devenu le bras droit du capitaine en second, puis capitaine en second. Maintenant, Ramirez était seul à se dresser entre lui et le commandement absolu du Santiago. Constanza posait toujours un problème, évidemment, bien qu’il l’ait reléguée à un rôle mineur dans la sécurité – mais il ne la laisserait pas se mettre en travers de sa route. Dans le nouveau régime, le poste de capitaine était une position très précaire. Il régnait une sorte de guerre froide entre tous les bâtiments ; la politique interne à bord de chaque vaisseau était un tissu de paranoïa dans lequel les erreurs de jugement étaient impitoyablement punies. Il suffirait d’un scandale minutieusement tramé pour éliminer Ramirez. Le tuer risquait de faire un peu beaucoup. Sky avait une idée derrière la tête ; quelque chose qui le débarrasserait de Ramirez et fournirait une couverture fort commode pour ses propres plans. Ils arrivèrent au noyau et descendirent vers l’un des six modules de cryosomnie implantés le long de l’épine dorsale. Chaque module comptait dix caissons. La procédure d’accès à ces caissons était complexe, de sorte qu’il n’était possible d’inspecter qu’une petite fraction des dormeurs en une même journée. Et pourtant, au cours de son ascension au poste de second, Sky s’était toujours obligé à passer le plus de temps possible auprès d’eux. Cela dit, la tournée d’inspection était devenue plus facile au fil des années. De temps en temps, l’un des sarcophages tombait en panne, ce qui interdisait la résurrection du momio. Sky avait minutieusement établi la cartographie des décès, notant les convergences susceptibles de signaler une défaillance du système de support-vie. Dans l’ensemble, les pannes étaient réparties de façon aléatoire, le long de l’épine dorsale. Il fallait s’y attendre, avec cette antique machinerie, qui était à la fois délicate et hautement expérimentale lors du départ de la Flottille. Certains messages de la Terre suggéraient qu’ils avaient fait de grands progrès dans la technologie cryogénique – des progrès à côté desquels ces sarcophages auraient eu l’air à peine plus évolués que ceux des Égyptiens. Mais ça faisait une belle jambe aux passagers de la Flottille. Et tenter de les améliorer aurait été beaucoup trop risqué. Sky et Norquinco déambulèrent le long de la coque jusqu’au premier module de cryosomnie. Ils accédèrent à l’un des dix caissons disposés tout autour. Lorsque le système eut détecté leur présence, la pression remonta dans le module, la lumière se ralluma et des données s’affichèrent sur des écrans, mais le froid demeura mortel. — Celui-ci est mort, Sky… — Je sais. Norquinco n’avait pas vu beaucoup de momios. C’était la première fois que Sky jugeait bon de l’emmener avec lui. — J’ai signalé la défaillance de celui-ci lors d’une de mes précédentes inspections. Les icônes d’alarme du caisson clignotaient de toutes les teintes de l’enfer, en pure perte. Le couvercle de verre était hermétiquement fermé, et Sky regarda attentivement le dormeur momifié à l’intérieur pour s’assurer qu’il était bien mort, et pas sur le point de devenir la victime d’indications erronées. Il n’y avait pas d’erreur possible. Il jeta un coup d’œil au cartouche indiquant le nom de l’occupant et le compara au nom indiqué sur sa liste. Bien. Il avait vu juste la dernière fois. Sky quitta la pièce, Norquinco sur les talons, et ils passèrent au suivant. Même topo. Encore un passager mort, tué par un dysfonctionnement similaire. Inutile d’espérer le réchauffer, il ne devait pas rester une seule cellule vivante dans son corps. — Quel gâchis, fit Norquinco. — Je ne sais pas, répondit Sky. Peut-être qu’il sortira un peu de bien de ces morts. Norquinco, j’avais une raison de t’amener ici. Je veux que tu m’écoutes attentivement, et je voudrais aussi être sûr que rien de ce que je te dirai ne sortira d’ici. Compris ? — Je me demandais pourquoi tu avais cherché à me revoir. Ça fait quelques années, Sky. Sky hocha la tête. — Oui, et il y a eu bien du changement. Mais j’ai suivi ton évolution, tu sais. J’ai vu que tu avais trouvé un travail qui convenait vraiment à tes dons, et que tu t’en sortais bien. Et pareil pour Gomez. Sauf que je lui ai déjà parlé. — De quoi s’agit-il, Sky ? — De deux choses, en fait. J’aborderai la plus urgente dans un instant. D’abord, je veux te poser une question technique. Que sais-tu de ces modules ? — Ce que j’ai besoin d’en savoir, ni plus, ni moins. Il y en a quatre-vingt-seize, disposés le long de l’épine dorsale, et dix dormeurs dans chacun. — Oui. Et beaucoup de ces dormeurs sont morts, maintenant. — Où veux-tu en venir, Sky ? — Ce sont des poids morts. Pas seulement les dormeurs, mais toutes ces machines inutiles, maintenant qu’elles ne servent plus à les maintenir en vie. Additionne tout ça, et ça représente une fraction tangible de la masse totale du bâtiment. — Je ne vois toujours pas où tu veux en venir. Sky poussa un soupir en se demandant pourquoi rien n’était jamais aussi clair pour les autres que pour lui. — Nous n’avons plus besoin de cette masse. Pour le moment, ce n’est pas grave, mais dès que nous amorcerons la décélération, ça nous empêchera de freiner aussi efficacement que ce serait souhaitable. Tu veux que je te mette les points sur les i ? Ça veut dire que, lorsque nous serons en approche de 61-A du Cygne, il faudra commencer à ralentir plus tôt que nous n’y serions obligés si nous pouvions larguer tous ces modules inutiles. Ça nous permettrait de ralentir plus vite et plus efficacement, et ça nous donnerait une avance sur les autres bâtiments. Nous arriverions à la planète des mois avant les autres. Ce qui nous laisserait le temps de sélectionner les meilleurs sites pour l’atterrissage et d’établir des colonies de surface. Norquinco réfléchit un instant. — Ce ne serait pas si facile, Sky. Il y a, euh… des garde-fous. Les modules ne sont pas faits pour être détachés avant l’arrivée en orbite autour de Journey’s End. — J’en suis bien conscient. C’est pour ça que je t’en parle. — Ah bon. Je vois. — Les garde-fous dont tu parles doivent être électroniques. Ça veut dire qu’ils pourraient éventuellement être court-circuités, en y mettant le temps. Tu aurais des années devant toi pour ça. Je ne larguerais pas les modules avant le tout dernier moment, avant que nous n’amorcions la décélération. — Et pourquoi attendre ? — Tu n’as pas encore compris, hein ? c’est la guerre froide. Nous devons conserver l’avantage de la surprise. Il le regarda durement, sachant que s’il décidait ne pas pouvoir lui faire confiance, il serait obligé de l’éliminer. Tôt ou lard. Mais il faisait le pari que le problème éveillerait son intérêt. — D’accord, fit Norquinco. Pratiquement, je devrais arriver à faire sauter ces garde-fous. Ce serait difficile – d’une difficulté monumentale –, mais ça devrait être possible. Et ça prendrait des années. Une dizaine, peut-être. Pour faire ça discrètement, il faudrait que ce soit entrepris dans le cadre des six mois d’audit complet des systèmes… c’est le seul moment où l’on entrevoit les fonctions de ces strates profondes. Quant à y accéder, on en a encore moins souvent l’occasion, ajouta-t-il, réfléchissant à toute allure. Et je ne fais même pas partie de l’équipe qui mène ces audits. — Pourquoi pas ? Tu es assez futé pour ça, non ? — Ils disent que je joue trop perso. S’ils étaient tous comme moi, ces audits prendraient moitié moins de temps… — Je comprends qu’ils aient du mal à s’adapter à ton rythme, fit Sky. C’est le problème avec le génie, Norquinco. Il est rarement apprécié. Norquinco hocha la tête, s’imaginant stupidement que leur relation avait enfin traversé cette ligne brumeuse qui sépare le copinage utilitaire de la véritable amitié. — Nul n’est prophète en son pays et tout ce qui s’ensuit. Tu as raison, Sky. — Je sais, répondit Sky. J’ai toujours raison. Il ouvrit son scripto et parcourut des fichiers de données jusqu’à ce qu’il trouve la carte virtuelle des dormeurs. On aurait dit une étrange espèce de cactus tracé au néon : une plante épineuse aux branches ramifiées. Les vivants étaient signalés par des icônes rouges ; les morts par des noires. Depuis des années, maintenant, Sky avait séparé les morts des vivants, jusqu’à ce que plusieurs modules ne contiennent plus que des momios morts. C’était un drôle de boulot, parce qu’il ne pouvait décongeler les vivants pour les déplacer. Les caissons devaient être déconnectés et transportés en train d’une partie de l’épine dorsale à une autre alors qu’ils étaient encore réfrigérés grâce à l’énergie résiduelle. Il lui était arrivé de se retrouver avec un autre momio mort sur les bras. Le moment venu, et avec l’assistance de Norquinco, Sky serait prêt. Mais il y avait un autre sujet dont il voulait lui parler… — Tu n’as pas dit qu’il y avait deux choses, Sky ? Les grands esprits se rencontrent, ricana Sky en son for intérieur. — En effet. Tu te souviens, Norquinco, il y a des années, avant la mort de mon père, vous aviez parlé de quelque chose, Gomez et toi. Cette histoire de sixième vaisseau… Tu avais un autre nom pour lui. Norquinco le regarda d’un air soupçonneux, comme s’il se demandait où était le piège. — Tu veux dire, euh, le Caleuche ? — C’est ça ! fit Sky en hochant la tête. Rappelle-moi cette histoire, l’histoire attachée à ce nom. Norquinco lui raconta le mythe avec un luxe de détails dont Sky ne se souvenait pas, et notamment qu’un dauphin accompagnait le vaisseau fantôme. Mais quand il eut fini, il dit : — Il n’existe pas, Sky. Ce n’était qu’une histoire que nous aimions nous raconter entre nous. — Non, Norquinco. C’était aussi ce que je pensais, mais c’était vrai. Ou plutôt : c’est vrai, répondit Sky en le regardant attentivement, pour voir l’effet produit par ses paroles. C’est mon père qui me l’a dit. Le responsable de la sécurité a toujours su qu’il était là. Il savait une ou deux choses de plus, d’ailleurs. Il est à près d’une demi-seconde-lumière derrière nous, et il fait à peu près la même taille et il est du même modèle que le Santiago. C’est un autre bâtiment de la Flottille. — Pourquoi as-tu attendu jusqu’à maintenant pour me le dire ? fit Norquinco, les yeux écarquillés. — Parce que, jusqu’à maintenant, je ne pouvais rien y faire. Mais aujourd’hui… j’en ai les moyens. Je veux y aller, Norquinco, monter une petite expédition et aller voir de quoi il retourne. Mais cette expédition devra être menée dans le secret absolu. La valeur stratégique de ce vaisseau passe l’imagination. Il doit y avoir des vivres, à bord. Des machines, du matériel, des produits médicaux. Tout ce dont nous avons dû nous passer depuis des dizaines d’années ; mais surtout, il doit encore y avoir de l’antimatière, et probablement un système de propulsion en état de marche. C’est pour ça que je voudrais emmener Gomez. Et j’aurai aussi besoin de toi. Je ne m’attends pas à trouver un seul être vivant à bord, mais il faudra que nous y entrions. Ça implique de remettre les systèmes en marche et de court-circuiter la sécurité. Norquinco hocha la tête. — Je peux faire ça, Sky. — Parfait. Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Il expliqua à Norquinco qu’ils partiraient pour le vaisseau fantôme dès qu’il pourrait prendre une navette sans éveiller les soupçons. L’expédition exigerait une programmation minutieuse. Ils resteraient absents pendant plusieurs jours, et personne ne devrait remarquer ça non plus. Mais le risque, se dit-il, en valait la peine. La tentation était trop forte. Ce bâtiment les invitait à piller les richesses qui se trouvaient à bord. Sky savait avec certitude que le vaisseau fantôme existait bel et bien. — Tu sais, murmura son Clown, qui était à nouveau auprès de lui. Ce serait un crime de l’ignorer. Quand Sky m’eut quitté – l’épisode, comme d’habitude, n’avait duré qu’un instant, en réalité –, je mis la main dans ma poche et palpai mon pistolet en m’interrogeant sur la signification phallique de ce geste. Puis je haussai les épaules et fis ce qui me semblait la seule chose à faire : je me dirigeai, d’une démarche désinvolte – comme si, par contagion, cela devait me donner de l’assurance –, vers la lumière et l’entrée du quartier où Chanterelle m’avait déposé. Je me retrouvai dans une sorte d’immense patio aussi grouillant de monde qu’Escher Heights, alors qu’il était bien plus de minuit. L’architecture ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu jusqu’à présent. J’en avais eu un aperçu à l’endroit où Waverly s’était occupé de moi, et dans la géométrie qui passait pour typique du Dais dans l’appartement de Zebra. Mais ici, cette juxtaposition curviligne de topologies mal assorties, de boyaux intestinaux, de murs et de plafonds boursouflés pareils à des beignets était poussée à l’extrême, et radicalement déroutante. Je me promenai pendant une heure, examinant les visages et m’asseyant de temps en temps près d’un bassin de koïs – il y en avait partout. Je tournais et retournais les derniers événements dans ma tête dans l’espoir que l’un des schémas me paraîtrait plus réel que les autres, que je saurais alors ce qui se passait et quel rôle je jouais véritablement dans tout ça. Mais les schémas étaient incomplets, esquissés sans conviction, il y manquait des éléments, et des asymétries troublantes venaient tout gâcher comme à plaisir. Peut-être un homme plus intelligent que moi y aurait-il vu quelque chose, mais j’étais trop fatigué pour chercher des subtilités artistiquement dissimulées. Tout ce que j’en savais était superficiel. J’avais été envoyé là pour tuer un homme, et contre toute vraisemblance je m’étais retrouvé à quelques mètres de lui avant même d’avoir commencé à le chercher pour de bon. J’aurais dû me sentir galvanisé, même si je n’avais pas réussi à profiter de l’occasion. Mais je n’éprouvais que le sentiment troublant qu’il y avait quelque chose de factice dans tout ça, comme si j’avais touché un carré d’as dès la première donne d’une partie de poker. Je remis la main à ma poche et palpai ma liasse de devises. Il y en avait sensiblement moins qu’au début de la soirée – les vêtements et la visite chez le Mixmaster m’avaient coûté un joli paquet –, mais je n’étais pas à court d’argent pour le moment. Je retournai vers la corniche où Chanterelle m’avait déposé, en me demandant ce que j’allais faire, sachant seulement que j’avais envie de reparler à Zebra. Au moment où je m’apprêtais à quitter le patio, un essaim de noceurs attifés de façon voyante émergea de la nuit, escorté par des animaux de compagnie, des cyborgs et des hovercams. On aurait dit une procession de saints médiévaux, accompagnés de chérubins et de séraphins. Ils étaient suivis par une paire de palanquins de bronze décorés d’une façon baroque, pas plus gros que des cercueils d’enfant, et à une certaine distance par un modèle plus austère : un parallélépipède gris avec une petite vitre grillagée sur le devant. Il n’avait pas de manipulateurs et j’entendais bourdonner ses moteurs. Il laissait une trace huileuse derrière lui. Un plan, plutôt mince, m’apparut : j’allais me mêler au groupe et essayer de découvrir si l’un d’eux connaissait Zebra. À partir de là, je trouverais bien le moyen d’arriver jusqu’à elle, même si je devais pour ça obliger l’un de ces types à m’y emmener dans son véhicule. Le groupe s’arrêta et je regardai un homme à la tête en forme de croissant de lune tirer un coffret de fioles d’Onirozène de sa poche. Il fit ça assez discrètement, comme s’il ne tenait pas à ce que les passants lambda voient ce qu’il faisait, mais sans tenter de cacher le produit au reste du groupe. Je me fondis dans les ombres. Jusque-là, personne ne m’avait repéré. Les autres se massèrent autour de lui, et je vis étinceler des pistolets de mariage et des seringues moins cérémonielles, et tous, les hommes comme les femmes, baissèrent leur col et portèrent les embouts d’acier au contact de leur peau. Les deux palanquins pour enfants restèrent parmi eux, mais le plus simple tournait autour, et je vis un ou deux membres du groupe l’examiner nerveusement, en attendant de s’administrer leur stim. Le palanquin gris ne faisait pas partie du groupe. Je venais d’arriver à cette conclusion lorsqu’il s’arrêta. Je vis de la vapeur s’échapper par les gonds, sa face avant s’ouvrir avec un grincement, et un homme sortir en titubant. Un des fêtards poussa un cri strident, tendit le doigt vers lui, et en un instant le groupe tout entier se dispersa. Même les palanquins miniatures reculèrent devant lui. Quelque chose n’allait pas du tout. Une moitié de son corps nu était d’une normalité trompeuse. De ce côté-là, il était aussi cruellement jeune et beau que les membres du groupe dont il s’était approché. Mais l’autre moitié disparaissait sous une sorte de calcification à l’éclat métallique, d’innombrables filaments ramifiés gris argent perçant sa chair, irradiant vers l’extérieur sur des dizaines de centimètres au point de former autour de lui une brume grisâtre, informe. Il s’approcha en traînant les pieds, et de petites échardes se détachèrent de lui comme des graines, de sorte que le brouillard filamenteux émettait un tintement constant, à peine audible. L’homme essayait de parler, mais de sa bouche difforme ne sortait qu’un gémissement terrifiant. — Brûlez-le ! hurla quelqu’un, dans le groupe. Pour l’amour du ciel, brûlez-le ! — La brigade est en route ! dit une autre voix. L’homme à la tête en forme de croissant de lune s’approcha un peu de lui. — C’est ça que vous voulez ? demanda-t-il en brandissant une fiole presque vide. Le pestiféré eut un gémissement et s’avança en titubant. Il avait dû, me dis-je, courir le risque de conserver ses implants sans prendre les précautions nécessaires pour se protéger. Peut-être avait-il choisi un palanquin bon marché qui n’offrait pas la sécurité des modèles plus coûteux, garantis étanches. Ou bien peut-être n’avait-il adopté le système qu’après avoir été contaminé par la peste, dans l’espoir de ralentir la progression du mal. — Tenez. Prenez ça et fichez le camp en vitesse. La brigade ne va pas tarder à arriver. L’homme au visage en croissant de lune lui lança la fiole. Le pestiféré plongea pour l’attraper au vol avec son bras valide, mais il la manqua, et le flacon s’écrasa par terre, répandant ses dernières gouttes de Zène. Le pestiféré se laissa tomber à terre, heurtant durement le sol, le visage collé sur la petite mare rouge sang. Sa chute provoqua l’envol d’un nuage de poussière grisâtre, et il poussa un gémissement. De douleur ou de plaisir, je n’aurais su le dire. Avec sa main valide, il préleva quelques gouttes de Zène qu’il porta à sa bouche, sous les yeux du groupe qui le regardait avec horreur et fascination, de loin, mais en filmant l’incident avec leurs hovercams. Le spectacle avait attiré quelques badauds, qui observaient les convulsions et les jérémiades de l’homme comme s’il s’agissait d’une démonstration théâtrale. — C’est un cas extrême, commenta quelqu’un. Je n’avais jamais vu ce degré d’asymétrie. Vous croyez que nous en sommes assez loin ? — Il vaudrait mieux ! L’homme se débattait toujours avec raideur sur le sol quand la brigade arriva de l’intérieur du patio. Ils ne devaient pas venir de très loin. C’était un détachement de techniciens dûment cuirassés propulsant une machine encombrante qui rappelait un palanquin gigantesque, ouvert sur le devant, marqué en ronde-bosse du symbole de danger biologique. Indifférent à leur présence, le pestiféré continuait à racler le Zène répandu par terre alors que les techniciens poussaient la machine bourdonnante sur lui et abaissaient la porte. Ils agissaient avec rapidité, communiquant avec des gestes précis, cliniques, et des murmures. Le groupe regardait sans mot dire. Il n’y avait plus aucun signe à présent d’Onirozène ou des accessoires qu’ils avaient utilisés pour se l’administrer. Puis les techniciens reculèrent leur machine bourdonnante et brinquebalante, ne laissant rien derrière eux. L’un des hommes balaya le sol avec quelque chose qui ressemblait à un croisement de balai et de détecteur de métaux. Puis il leva les pouces en signe de victoire à l’adresse de ses collègues et tout le monde repartit en direction du patio, derrière la machine qui bourdonnait toujours. Le groupe s’attarda encore un moment, mais l’incident avait visiblement fichu en l’air leurs projets pour la soirée. Ils s’engouffrèrent rapidement dans deux véhicules privés et je n’eus pas l’occasion de me mêler à eux. Mais je remarquai quelque chose par terre, près de l’endroit où s’était tenu l’homme au visage en croissant de lune. Je crus d’abord que c’était une fiole d’Onirozène, puis, en me rapprochant, je me rendis compte que c’était un expérienstick. Il avait dû tomber de sa poche quand il avait sorti sa réserve de Zène. Je me penchai et le ramassai. Une petite bûchette noire, gravée d’une larve argentée à l’un des bouts. Identique aux expériensticks que j’avais trouvés chez Vadim, planqués avec sa réserve d’Onirozène. — Tanner Mirabel ? fit une voix d’un ton quelque peu curieux, dans mon dos. Je me retournai. Le petit homme qui avait parlé portait une houppelande noire qui devait représenter le minimum syndical en matière de concession à la mode du Dais. Il avait le visage gris, aussi souriant qu’un croque-mort un jour d’enterrement. Son attitude martiale était soulignée par la raideur des tendons de son cou. Quel qu’il puisse être, ce n’était pas le genre de bonhomme à qui on avait envie de manquer de respect. — Je suis un professionnel de la sécurité, dit-il tout bas, en remuant à peine les lèvres. Je tiens une arme à neurotoxique qui vous tuerait en trois secondes, sans bruit et sans attirer l’attention. Vous n’auriez pas le temps de battre un cil, et encore moins de me dénoncer… — Et donc ? fis-je. — Vous avez compris que je n’étais pas un amateur, reprit l’homme en hochant la tête pour souligner ses paroles. Comme vous, j’ai été entraîné à tuer efficacement. Je veux croire que c’est un dénominateur commun entre nous, et que nous allons pouvoir parler raisonnablement. — Je ne sais toujours pas qui vous êtes, ni ce que vous voulez. — Vous n’avez pas besoin de savoir qui je suis. Et même si je vous le disais, je serais obligé de vous mentir. Alors à quoi bon, hein ? — Essayez quand même. — Bon. Dans ce cas, je m’appelle Pransky. Quant au reste, c’est plus facile : je suis là pour vous emmener auprès de quelqu’un qui veut vous parler. — Et si je ne veux pas ? — C’est vous qui voyez, répondit-il d’une voix calme et douce de jeune moine récitant son bréviaire. Mais ne venez pas vous plaindre si vous encaissez une dose de tétrodotoxine suffisante pour anéantir vingt personnes. Évidemment, il est tout à fait possible que la biochimie de vos membranes cellulaires soit différente de celle des autres êtres humains et des vertébrés avancés. Après tout, qui sait ? fit-il avec un sourire qui dévoila une rangée de dents d’une blancheur éclatante. — Je crois que je préfère éviter de courir le risque… — Un garçon sensé ! Pransky m’invita courtoisement à longer le bassin à koïs en forme de rognon qui était le point focal de cette annexe du bâtiment. — Avant que vous ne pensiez que c’est gagné, fis-je, un peu piqué au vif, ça vous intéressera peut-être de savoir que je suis armé, moi aussi. — Oh, je le sais, répondit-il. Je pourrais vous décrire votre arme comme si je l’avais faite. Je pourrais aussi vous indiquer les probabilités pour que l’une de vos balles de glace réussisse à me tuer avant que je vous injecte la toxine, et je doute que le chiffre vous réjouisse beaucoup. À part ça, je pourrais vous dire que votre arme est dans votre poche droite, au moment même où nous parlons, et que votre main droite n’y est pas, ce qui limite plutôt son utilité. Bon, on y va ? Je m’ébranlai lentement. — Vous travaillez pour Reivich, hein ? Pour la première fois, quelque chose dans son expression me laissa penser qu’il ne contrôlait pas complètement la situation. — Jamais entendu parler, fit-il, irrité. Je m’autorisai un sourire. Ce n’était pas une grande victoire, mais c’était mieux que rien. Il mentait peut-être, évidemment. En tout cas, je l’avais pris au dépourvu. Dans le patio, un palanquin d’argent m’attendait. Pransky s’assura discrètement que personne ne faisait attention à nous, puis ouvrit le palanquin, révélant un siège capitonné en rouge. — Vous ne devinerez jamais ce que je vais vous demander, annonça-t-il. J’entrai dans la machine et m’assis. La porte refermée, je manipulai les commandes placées à l’intérieur, mais mes manœuvres restèrent sans effet. Puis, dans un silence mortel, le palanquin commença à avancer. Je regardai défiler le patio, par la petite vitre verdâtre. Pransky marchant légèrement devant moi. Alors, je commençai à éprouver une sensation d’ivresse. Zebra braquait sur moi un long regard évaluateur, comme celui que j’aurais jeté à un nouveau fusil. Elle était debout devant moi, jambes écartées. Son expression était difficile à apprécier. Toutes les théories que j’avais échafaudées me la représentaient soit très contente soit très embêtée de me revoir. Au lieu de quoi elle avait seulement l’air soucieuse. — Et merde, qu’est-ce qui te prend ? demandai-je. Si je puis me permettre cette question. — Tu as un sacré culot de me demander ça, après le tour que tu m’as joué, répondit-elle en secouant lentement la tête. — Je dirais que nous sommes quittes, hein ? — Où l’avez-vous trouvé, et qu’est-ce qu’il faisait ? demanda-t-elle à Pransky. — Il traînait. En attirant beaucoup trop l’attention, répondit-il. — J’essayais de remonter jusqu’à toi, dis-je à Zebra. Pransky fit un geste en direction de l’une des chaises sobrement utilitaires qui meublaient la pièce dans laquelle il m’avait conduit. Son chez-lui ? — Asseyez-vous, Mirabel. Mettez-vous à l’aise. — Je m’étonne que tu aies été si pressé de me revoir, dit Zebra. Après tout, tu ne t’es pas spécialement attardé, la dernière fois. Mon regard retourna vers Pransky ; je me demandais où il s’inscrivait dans ce schéma et j’aurais bien aimé être informé de ce qu’il savait au juste. — Je t’ai laissé un mot, dis-je lamentablement. Et je t’ai appelée pour m’excuser. — C’est ça. Et le fait que m’aies crue au courant de l’endroit où pouvait se dérouler un Grand Jeu n’a rien à voir là-dedans… Je haussai les épaules, explorant l’espace paramétré d’inconfort offert par la chaise à dossier raide. — Et qui voulais-tu que j’appelle ? — Espèce de sac à merde ! Écoute, Mirabel, je ne sais pas pourquoi je fais tout ça, tu ne le mérites vraiment pas ! Zebra ressemblait encore à Zebra, sauf au niveau des détails. Elle avait changé de couleur de peau. Ses rayures n’étaient plus à présent que des stries grises, pareilles à des feuilles de lys, qui épousaient les courbes de son visage ; des traits visibles ou non, selon l’éclairage. Sa crinière noire, raide, était devenue une toison blonde, avec une frange sur le front. Elle était vêtue sans ostentation et portait une houppelande un peu comme la mienne, qui formait une mare de tissu noir autour de ses pieds. Elle avait des bottes à talon aiguille. Il ne lui manquait qu’une chose : les pièces chatoyantes, coupées n’importe comment, qui ornaient la pelure de Vadim. — Je n’ai jamais prétendu mériter quoi que ce soit, répliquai-je. À part, peut-être, une explication. Pourrais-tu me confirmer que nous avons failli nous rencontrer ce soir, sauf qu’il y avait un énorme tas de graisse déguisé en poisson entre nous, un truc du nom de Mathusalem ? — J’étais debout derrière toi, répondit Zebra. C’est mon reflet que tu as vu. Ce n’est pas ma faute si tu ne t’es pas retourné. — Tu aurais pu me parler. — Tu n’étais pas très loquace non plus, Tanner. — D’accord. Bon, si on recommençait au commencement ? Si je vous disais ce que je crois ? On pourrait repartir de là, d’accord ? fis-je en regardant Pransky comme si je sollicitais son accord autant que celui de Zebra. — Ça me paraît éminemment raisonnable, répondit le petit expert en sécurité. J’inspirai profondément, bien conscient de m’engager davantage qu’à n’importe quel autre moment depuis mon arrivée. Mais ça devait être fait, ici et maintenant. — Vous travaillez pour Reivich, commençai-je. Tous les deux. Pransky consulta Zebra du regard. — Il a déjà prononcé ce nom tout à l’heure. Je ne sais pas de qui il peut bien parler. — Ça va, répondit Zebra. C’est vrai. Je hochai la tête avec un sentiment paradoxal de soulagement et de résignation, je suppose. Ça ne me réconfortait pas beaucoup de découvrir que Zebra travaillait pour l’homme que j’étais venu assassiner – surtout maintenant qu’elle m’avait capturé. Mais je ressentais aussi un plaisir mélancolique dû au fait de voir élucidé un mystère bien particulier. — Reivich a dû te contacter en arrivant ici, dis-je. Tu es… quoi ? Une espèce de franc-tireur ? Une responsable de la sécurité à ta manière, comme Pransky ? Ça collerait. Tu sais te servir d’une arme, et tu avais une longueur d’avance sur les hommes de Waverly quand ils m’ont pourchassé. Toute cette histoire de sabotage du Grand Jeu n’était qu’un prétexte. Pour ce que j’en sais, tu y joues tous les soirs, avec les meilleurs chasseurs. Voilà. Comment tu trouves ça ? — Fascinant, répondit Zebra. Continue. — Tu as été mandatée par Reivich pour me retrouver. Il se doutait que quelqu’un de Sky’s Edge était à ses trousses, alors tu n’as eu qu’à coller ton oreille par terre et écouter. Le musicien faisait partie de l’équipe, aussi – le comparse qui m’a suivi depuis l’astéroïde des Mendiants. — Le musicien ? releva Pransky. D’abord ce gars, Reivich, maintenant un musicien. Ces gens existent vraiment ? — Fermez-la, lança Zebra. Et laissez-le continuer. — Le musicien n’était pas mauvais, dans son genre. Mais je ne suis pas sûr de lui avoir donné assez de grain à moudre. Soit je lui laissais comprendre de façon indiscutable que j’étais l’homme qu’il recherchait et pas un innocent immigrant… avançai-je en quêtant une confirmation auprès de Zebra. (N’en recevant aucune, je poursuivis :) Tout ce que le musicien pouvait dire à Reivich c’est que j’étais encore un candidat possible. Alors tu as pris le relais. Tu avais des contacts dans le mouvement des chasseurs – peut-être même avec un groupe d’authentiques saboteurs, pour ce que j’en ai vu. Et par l’intermédiaire de Waverly, tu as découvert que j’avais été recruté comme proie… — Mais enfin, de quoi parle-t-il ? intervint Pransky, visiblement énervé. — C’est malheureusement vrai, convint Zebra en toisant du regard le responsable de la sécurité, probablement un comparse, un sous-fifre, ou Dieu sait quel chien couchant. En ce qui concerne le Grand Jeu, en tout cas. Tanner s’est aventuré dans la mauvaise partie de la Mouise et s’est fait pincer. Il s’est bien bagarré, mais ils l’auraient tué si je n’étais pas arrivée à temps. — Elle ne pouvait faire autrement que de me sauver, poursuivis-je. Pas par grandeur d’âme, mais elle avait besoin de renseignements. Si je mourais, personne ne saurait jamais si j’étais ou non l’homme envoyé pour tuer Reivich. Ce qui le laisserait dans une situation inconfortable, au point qu’il n’aurait plus un moment de tranquillité jusqu’à la fin de ses jours. Un joli paquet de nuits blanches en perspective. C’est ça, hein. Zebra ? — Ça se pourrait, dit-elle. Ça se pourrait si j’entrais dans ton délire. — Alors pourquoi m’as-tu sauvé la vie si ce n’était pas pour vérifier si j’étais bien votre homme ? — Pour les raisons mêmes que je t’ai données : parce que je déteste le Jeu, et que je voulais t’aider. Désolée, Tanner, fit-elle en secouant la tête d’un air presque navré. J’aimerais bien participer à ta construction paranoïaque personnelle, mais là, je ne peux pas te suivre. Je suis qui je t’ai dit être, et j’ai agi pour les raisons que j’ai dites. Et je te serais reconnaissante de limiter les allusions aux saboteurs au strict minimum, même dans l’estimable compagnie de Pransky. — Mais tu viens de reconnaître que tu connaissais Reivich ! — Aujourd’hui, oui ; mais pas à l’époque. Bon, si je te racontais ma version des événements ? — J’ai hâte de l’entendre. Zebra inspira un bon coup, regarda avec intérêt le plafond en forme de beignet et ramena son regard sur moi. J’eus l’impression qu’elle n’avait pas répété son discours. — Je t’ai bel et bien sauvé de la horde de chasseurs de Waverly, commença-t-elle. Ne va pas t’imaginer que tu aurais pu t’en sortir tout seul, Tanner. Tu es bon, c’est évident, mais pas à ce point-là. — Peut-être que tu ne me connais pas encore assez… — Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Je peux continuer ? — Je t’en prie. — Tu m’as volé des choses. Pas seulement des vêtements et de l’argent, mais une arme que tu n’aurais pas dû savoir utiliser. Je ne parlerai même pas de ma télécabine. Tu aurais pu rester planqué jusqu’à ce que l’implant cesse d’émettre, mais pour une raison que j’ignore, tu as cru que tu serais plus en sécurité tout seul. Je haussai les épaules. — Je suis toujours en vie, non ? — Pour le moment, convint Zebra. Mais Waverly est mort, et c’était l’un de nos rares alliés au cœur du mouvement. Je sais que c’est toi qui l’as tué, Tanner. La piste que tu as laissée était tellement chaude que tu aurais aussi bien pu semer du plutonium partout où tu allais. Ce n’était pas une bonne idée, tu sais, conclut-elle en faisant les cent pas dans la pièce, ses talons aiguilles frappant le sol comme des métronomes jumeaux. — Waverly s’est mis en travers de ma route. Ce salaud sadique n’était pas sur ma liste de Noël. — Pourquoi n’as-tu pas attendu ? — J’avais quelque chose à faire. — Reivich, c’est ça ? Tu dois crever d’envie de savoir comment je le connais, et comment je savais qu’il voulait dire quelque chose pour toi… — Je croyais que tu allais me l’apprendre… — Après avoir détruit ma voiture, poursuivit Zebra, tu t’es pointé à la gare centrale. C’est de là que tu m’as appelée. — Continue. — J’étais intriguée, Tanner. À ce moment-là, je savais que Waverly était mort, et ça n’avait pas de sens. C’était toi qui aurais dû être mort, même avec le flingue que tu m’avais volé. Alors j’ai commencé à me demander qui j’avais recueilli. Il fallait que je sache. Ça n’a pas été difficile. Tu étais bizarrement intéressé par l’endroit où allait se passer le Grand Jeu. Alors je te l’ai indiqué. Si tu y allais, je saurais où te retrouver. Je réfléchis à ce qui s’était passé il y avait de cela, me semblait-il, des centaines d’heures ; en réalité, ce n’était que le début d’une longue nuit qui semblait loin d’être finie. — Tu étais là quand j’ai embarqué Chanterelle… — Ça, j’avoue que je ne m’y attendais pas ! — Et Reivich, alors ? demandai-je. Comment est-il arrivé dans cette histoire ? — Par l’intermédiaire d’une amie commune appelée Dominika, répondit Zebra avec un sourire, sachant qu’elle allait m’étonner. — Tu es allée voir Dominika ? — C’était logique. Je t’ai fait suivre par Pransky jusqu’à Escher Heights pendant que j’allais au souk parler avec la grosse. Je savais que tu t’étais fait enlever l’implant, tu comprends. Et comme tu étais allé au souk un peu plus tôt dans la journée, Dominika était la mieux placée pour savoir qui avait fait l’opération, si ce n’était pas elle. C’était elle, ce qui a bien simplifié les choses. — Il y a quelqu’un à Chasm City qu’elle n’a pas roulé ? — Possible, mais les probabilités sont très faibles. En réalité, Dominika est une expression assez pure du paradigme qui fait courir notre belle cité : il n’est rien ni personne que l’on ne puisse acheter, à condition d’y mettre le prix. — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? — Juste que tu étais un homme très intéressant, Tanner, et que tu étais particulièrement impatient de retrouver un dénommé Argent Reivich. Un homme qui était arrivé à Escher Heights quelques jours plus tôt. Quelle coïncidence, non, quand on pense que Pransky t’a suivi justement dans cette partie du Dais ? Le petit responsable de la sécurité parut penser que son tour de reprendre le crachoir était arrivé : — Je vous ai suivi presque toute la nuit, Tanner. Vous avez commencé en beauté avec Chanterelle Sammartini. Qui aurait imaginé ça, vous et elle ? fit-il en secouant la tête comme si une loi physique fondamentale de la nature avait été violée. Je vous ai vus vous promener comme de vieux amis. Je vous ai même vus aux courses de palanquins… — C’est d’un romantisme fétide… commença Zebra. Il en aurait fallu davantage pour interrompre le débit de Pransky. — Alors, j’ai appelé Taryn et je lui ai dit de me rejoindre, poursuivit-il. Puis nous vous avons suivis – discrètement, bien sûr. Vous êtes allés dans une boutique et quand vous en êtes sortis, vous n’étiez plus le même homme. Ensuite, vous êtes allés voir un Mixmaster. Lui, c’était un dur à cuire. Il n’a pas voulu me dire ce que vous étiez allés faire chez lui, et j’aimerais pourtant beaucoup le savoir… — Procéder à un check-up, répondis-je. — Mouais… peut-être, fit Pransky en croisant ses longs doigts élégants, puis en faisant claquer les jointures. Bon, ça n’a peut-être pas d’importance, mais j’ai du mal à voir comment ça s’intègre au reste. J’essayai de prendre l’air intéressé. — C’est-à-dire ? — Tu as failli tuer quelqu’un, reprit Zebra, en faisant taire son acolyte d’un geste de la main. Je t’ai vu, Tanner. J’étais sur le point de m’approcher de toi et de te demander ce que tu faisais quand, tout à coup, tu as sorti un pistolet de ta poche. Je ne voyais pas ton visage, mais je t’avais suivi assez longtemps pour être sûr que c’était toi. Je t’ai vu te déplacer, l’arme au poing, lentement, calmement, comme si tu n’avais fait que ça toute ta vie… Ensuite, tu as rangé ton pistolet, et personne n’a rien remarqué. Je t’ai vu regarder autour de toi, mais il était évident que celui que tu avais repéré avait disparu – s’il avait jamais été là. C’était Reivich, c’est ça ? — Toi qui as l’air d’en savoir si long… tu n’as qu’à me le dire. — Je pense que tu es venu ici pour le tuer, reprit Zebra. Pourquoi, je l’ignore. Les Reivich sont une vieille famille du Dais, mais ils ont plutôt moins d’ennemis que bien d’autres. Enfin, ça expliquerait pas mal de choses. En particulier pourquoi tu étais prêt à tout pour aller dans le Dais, y compris risquer ta vie dans le Grand Jeu. Et pourquoi tu ne voulais pas rester à l’abri chez moi : tu avais peur de perdre la trace de Reivich. Dis-moi que j’ai raison, Tanner. — À quoi bon le nier, hein ? Je vidai mon sac, exactement comme je l’avais fait avec Chanterelle, un peu plus tôt dans la soirée, l’intimité en moins. Peut-être parce que Pransky était là et n’en perdait pas une miette. Ou parce que j’avais l’impression qu’ils en savaient plus à mon sujet qu’ils ne l’avaient dit, et que je ne leur apprenais pas grand-chose, en fait. J’expliquai que Reivich venait du même monde que moi, que ce n’était pas un mauvais homme au fond, mais qu’il avait fait quelque chose de terrible, par stupidité ou par faiblesse, et qu’il devrait payer pour ça. Quand j’eus fini – quand Zebra et Pransky m’eurent passé sur le gril jusqu’à l’épuisement, examinant toutes les facettes de mon histoire comme s’ils cherchaient une faille qu’ils savaient s’y trouver –, une dernière question restait en suspens. C’est moi qui la posai : — Pourquoi m’as-tu amené ici, Zebra ? Les mains sur les hanches, les coudes faisant des bosses sous sa houppelande noire, elle dit : — Pourquoi, à ton avis ? — Par curiosité, j’imagine. Mais il y a autre chose. — Tu es en danger, Tanner. C’est une faveur que je te fais. — Je suis en danger depuis mon arrivée ici. Ce n’est pas une nouveauté pour moi. — Vous êtes vraiment en danger, insista Pransky. Vous êtes trop mouillé dans tout ça. Vous avez trop attiré l’attention. — Il a raison, confirma Zebra. Dominika était le maillon faible. Il se peut qu’elle ait alerté la moitié de la ville, à l’heure qu’il est. Reivich sait à peu près certainement que tu es là, et il sait probablement que tu as failli le tuer ce soir. — C’est ce que je ne comprends pas, répondis-je. S’il était déjà averti de ma présence, je trouve qu’il faisait une cible foutrement facile. Si j’avais réagi un poil plus vite, il serait mort, à l’heure qu’il est… — Peut-être que la rencontre était une coïncidence, fit Pransky. Zebra lui jeta un regard méprisant. — Dans une grande ville comme ça ? Non, Tanner a raison. Cette rencontre a eu lieu parce que Reivich l’a organisée. Et ce n’est pas tout. Regarde-moi, Tanner. Tu ne remarques rien ? — Tu as changé de look. — Oui. Ce n’est pas bien difficile. Reivich aurait pu en faire autant. Oh, rien d’extraordinaire ; juste ce qu’il fallait pour ne pas être reconnu dans un endroit public. Quelques heures sous le scalpel, tout au plus. Un charcuteur débutant aurait pu le faire. — Ça n’a pas de sens, convins-je. On dirait qu’il me nargue. Comme s’il voulait que je le tue. — Réfléchis à ça, répondit Zebra. À certains moments, je me demandais si je sortirais vivant de cette pièce. Si Pransky et Zebra ne m’y avaient pas amené juste pour me tuer. Pransky était un professionnel, ça au moins, c’était évident. Et Zebra était une familière de la mort, compte tenu de son affiliation avec le mouvement des saboteurs. En tout cas, j’étais toujours en vie. Nous prîmes une cabine, Zebra et moi, pour nous rendre chez elle, Pransky ayant autre chose à faire. — Qui est-ce ? demandai-je quand nous arrivâmes. Un tueur à gages ? — Un détective privé, répondit Zebra en se débarrassant de sa houppelande qui forma une mare noire à ses pieds. Ils font fureur, ces temps-ci. Il y a des rivalités dans le Dais – des vendettas, des guerres silencieuses, parfois entre des familles rivales, parfois dans la même famille. — Tu comptais sur lui pour t’aider à me retrouver ? — C’était plutôt une bonne idée, non ? — Je ne comprends toujours pas pourquoi, Zebra. Je regardai à nouveau au-dehors, droit dans la gueule béante du gouffre qui était comme le cratère d’un volcan autour duquel une cité bouillonnait, au bord de sa propre destruction. Les premières lueurs de l’aube éclairaient l’horizon. — À moins que tu ne penses que je pourrais t’être utile un jour, auquel cas j’ai peur que tu ne te trompes. Je ne m’intéresse pas aux jeux de pouvoir du Dais auxquels tu es peut-être mêlée. Je suis ici pour une seule chose. — Tuer un homme dont tu dis toi-même qu’il n’est pas mauvais… — C’est un univers cruel. Ça t’ennuie si je m’assieds ? fis-je avec un soupir, en me laissant tomber dans un fauteuil sans attendre sa réponse, le meuble mobile se positionnant comme un serviteur obséquieux. Au fond de moi, je suis encore un soldat, et je ne me pose pas de questions sur ces choses-là. À l’instant où je commencerai à le faire, je cesserai de faire mon boulot convenablement. Zebra, toute en angles et en tranchants, se lova dans la somptuosité du fauteuil en face de moi, repliant ses genoux sous son menton. — On t’en veut, Tanner. C’est pour ça que je devais te retrouver. Tu ne peux pas rester dans cette ville. C’est trop dangereux pour toi. — Je m’y attendais. Reivich aura fait appel à toute l’aide qu’il pouvait se payer. — De l’aide… d’ici ? Elle avait l’air étonnée. — Oui, je suppose. Tu n’embaucherais pas quelqu’un qui ne connaîtrait pas déjà la ville, hein ? — Ceux qui t’en veulent, Tanner, quels qu’ils soient, ne sont pas d’ici. Je me raidis dans mon fauteuil qui, le sentant, entama un petit massage sur mes omoplates. — Qu’est-ce que tu en sais ? — Pas grand-chose, si ce n’est que, d’après Dominika, des gens essayaient de te retrouver. Un homme et une femme. Ils donnaient l’impression d’être des étrangers. De venir d’un autre monde. Et ils avaient l’air de tenir à te retrouver. — Un homme l’a déjà fait, dis-je en pensant à Quirrenbach. Il m’a suivi depuis la station orbitale, en se faisant passer pour un touriste. Je l’ai laissé chez Dominika. Il se peut qu’il soit revenu avec des renforts. Vadim, peut-être. Sauf que s’il avait réussi à se faire passer pour une femme, il était vraiment très fort. — Il est dangereux ? — Tous ceux qui mentent pour gagner leur vie sont dangereux. Zebra appela l’un des cyborgs accrochés au plafond et lui fit apporter un plateau chargé de carafes de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Elle me versa un gobelet de vin et je le vidai pour éliminer les goûts accumulés de la ville et amortir un peu le tumulte que j’avais dans la tête. — Écoute, Zebra, je suis très fatigué, dis-je. Hier, tu m’as proposé de m’héberger. Pourrais-je accepter cette proposition maintenant, jusqu’au lever du soleil ? Elle me regarda par-dessus le bord de son verre couleur de fumée. L’aube était déjà là, mais elle savait ce que je voulais dire. — Après tout ce que tu m’as fait, tu crois que je vais maintenir ma proposition ? — Je suis un incurable optimiste, répondis-je avec ce que j’espérai être un ton de résignation absolue. Je replongeai mes lèvres dans mon verre de vin et je pris conscience du fait que j’étais vraiment épuisé. 30 L’équipée vers le vaisseau fantôme faillit ne jamais avoir lieu. Sky et ses deux acolytes, Norquinco et Gomez, étaient arrivés dans la soute-parking lorsque Constanza sortit de l’ombre, devant eux, leur barrant le passage vers l’engin qu’ils s’étaient donné tant de mal à préparer en cachette. Elle avait l’air beaucoup plus vieille que lui, se dit Sky. Prématurément vieillie. On avait du mal à croire qu’ils avaient jadis été quasi jumeaux, des enfants explorant le même pays des merveilles, sombre et labyrinthique. Les ombres se gravaient à présent d’une façon peu flatteuse sur son visage, soulignant ses rides et ses plis d’expression. — Ça vous ennuierait de me dire où vous pensez aller ? demanda-t-elle. Je ne savais pas que quelqu’un devait quitter le Santiago. — Je crains que tu ne sois pas dans ce coup-là, répondit Sky. — Je fais toujours partie des services de sécurité, espèce de petite larve tatillonne. Vas-y, je t’écoute. D’un coup d’œil, Sky signifia aux autres qu’il se chargeait de l’échange. — Bon, je n’irai pas par quatre chemins. C’est une mission qui court-circuite les canaux de sécurité habituels. Je ne peux pas entrer dans les détails, mais il s’agit d’une affaire délicate, à caractère diplomatique. — Je regarde partout, je ne vois pas Ramirez… — C’est une mission à haut risque. Un piège est possible. Si je tombe dans un traquenard, Ramirez perd son second, mais la bonne marche des choses à bord du Santiago n’en sera pas grandement affectée. Et si c’est une tentative honnête et sincère pour améliorer les relations, l’autre bâtiment ne pourra pas dire que nous n’avons pas envoyé un officier supérieur. — Le capitaine Ramirez est au courant ? — Et comment ! C’est lui qui a autorisé la mission. — Eh bien, nous allons donc vérifier ça tout de suite… Elle leva son poignet pour appeler le capitaine. Sky s’accorda un instant de réflexion avant d’agir, soupesant les conséquences de deux stratégies aussi risquées l’une que l’autre. Ramirez pensait sincèrement qu’il y avait une opération diplomatique en cours. C’était le prétexte que Sky avait invoqué pour s’absenter quelques jours sans qu’on se pose trop de questions. Il lui avait fallu des années pour échafauder ce scénario, fabriquer de faux messages du Palestine et modifier les vrais lorsqu’il en arrivait. Mais Ramirez était un homme intelligent, et si Constanza commençait à mettre en doute la validité de la mission, ça risquait de lui mettre la puce à l’oreille. Alors il se jeta sur elle et la plaqua au sol. La tête de Constanza heurta l’acier implacable et elle resta inerte. — Tu l’as tuée ? demanda Norquinco. — Aucune idée, répondit Sky en s’agenouillant près d’elle. Constanza n’était pas morte. Ils traînèrent son corps à l’autre bout de la soute et le disposèrent artistiquement près d’une pile de palettes de marchandises qui s’était effondrée. On penserait qu’elle était en train d’explorer la soute en solo quand les palettes lui étaient tombées dessus, l’assommant. — Elle va gueuler comme un putois, si elle se réveille, fit Gomez. — Pas de problème. J’ai semé des indices qui laisseront penser que Ramirez et Constanza étaient complices pour autoriser, sinon combiner, cette expédition. Il regarda Norquinco, qui s’était beaucoup impliqué dans l’élaboration des indices en question, mais l’autre resta impassible. En temps normal, Sky aurait mis les réacteurs à feu dès la sortie de la soute-parking, mais cela risquait d’attirer l’attention sur eux. Il donna donc une petite impulsion à la navette alors qu’elle était encore à l’abri du Santiago – juste assez pour lui procurer une poussée d’une centaine de mètres à la seconde par rapport à la Flottille – et il coupa les moteurs. Ils s’éloignèrent du vaisseau mère, les lumières de la cabine baissées au minimum, toutes communications radio coupées. Sky regarda la coque s’éloigner comme une falaise grise. Il avait fait en sorte que sa propre absence passe inaperçue à bord du Santiago – dans l’atmosphère actuelle de paranoïa, rares étaient ceux qui oseraient poser des questions, de toute façon –, mais il n’y avait pas moyen de dissimuler complètement la sortie d’une navette aux autres bâtiments. Cela dit, Sky savait, d’expérience, que les scans radar étaient concentrés sur la détection des missiles entre les bâtiments plutôt que sur le suivi d’un objet qui s’éloignait lentement vers l’arrière. En réalité, maintenant que l’enjeu était de diminuer la masse des bâtiments, il était devenu banal de se débarrasser du matériel superflu. L’évacuation des objets se faisait généralement vers l’avant, de manière que la Flottille ne retombe pas dessus lors de la décélération, mais c’était un détail mineur. — Nous allons continuer sur notre lancée pendant vingt-quatre heures, annonça Sky. Ça nous amènera à neuf mille kilomètres derrière le dernier bâtiment de la Flottille. Puis nous pourrons remettre les moteurs à feu, rallumer les radars et filer vers le Caleuche. Même si quelqu’un remarque notre cône de poussée, nous aurons toujours une bonne avance sur les appareils qu’ils enverront éventuellement à notre poursuite. — Et s’ils nous lancent quelque chose ? fit Gomez. Nous n’aurions que quelques heures de grâce. Une journée au mieux. — Alors nous avons intérêt à faire bon usage de cette avance. Quelques heures devraient nous suffire pour monter à bord et comprendre ce qui s’est passé. Quelques heures de plus, et nous devrions avoir le temps de trouver tout ce qu’il peut y avoir d’utile dans les réserves : le matériel médical, les pièces pour les caissons de cryosomnie, ce que vous voudrez. Nous devrions arriver à en charger une quantité significative à bord de la navette. Et s’il y en a trop pour tout ramener, nous attendrons que le Santiago puisse envoyer une escadrille de navettes plus importantes. — Tu parles comme si tu envisageais une déclaration de guerre. — L’enjeu le justifierait peut-être, répondit Sky. — Tout a peut-être été emporté il y a des années par un autre vaisseau, objecta Gomez. Tu y as sûrement pensé, non ? — Oui. Et je considère que ce serait aussi un casus belli. Norquinco, qui avait à peine ouvert la bouche depuis le départ, examinait un schéma général de l’un des bâtiments de la Flottille. C’était le genre de chose d’une complexité déconcertante dans laquelle il pouvait s’absorber pendant des heures, le regard glauque, oubliant de manger et de dormir jusqu’à ce qu’il ait réglé le problème d’une façon satisfaisante pour lui. Sky lui enviait cette capacité. Norquinco revêtait un intérêt précis à ses yeux : c’était un instrument précieux, qui pouvait être utilisé dans certains cas bien définis avec un résultat prévisible. Demandez-lui de résoudre un problème compliqué, incompréhensible, et il était comme un poisson dans l’eau. Et trouver un modèle plausible du réseau de données internes du Caleuche entrait exactement dans cette catégorie. Ce ne serait jamais qu’une extrapolation, mais Sky n’aurait pu confier son élaboration à quelqu’un de plus compétent. Il réfléchit au peu qu’ils savaient du vaisseau fantôme. Certaines choses étaient assez claires : le Caleuche – qui portait sûrement un nom plus prosaïque que celui du fameux vaisseau fantôme – avait dû jadis faire partie de la Flottille, au vu et au su de tous. Il avait forcément été construit et lancé en même temps que les autres, de l’orbite de Mercure ; rien de tout ça n’avait pu être tenu secret. Il avait dû accélérer jusqu’à la vitesse de croisière avec les cinq autres bâtiments, et pendant un moment, des années peut-être, il avait vogué de conserve avec eux. Mais il était arrivé quelque chose au cours des premières dizaines d’années du trajet vers Cygnus. Alors que des soulèvements politiques et sociaux dévastaient la Terre, la Flottille s’était retrouvée de plus en plus isolée. Lorsque les bâtiments avaient été à des mois, puis des années-lumière du système solaire qu’ils laissaient derrière eux, les communications étaient devenues vraiment difficiles ; ils avaient continué à recevoir des mises à jour techniques et à renvoyer des rapports, mais l’intervalle entre ces transmissions s’était allongé, et les messages s’étaient faits de plus en plus laconiques. Et quand ceux de leur monde natal arrivaient, ils étaient souvent accompagnés par d’autres, qui les contredisaient. C’était le fait d’organisations subversives divergentes, animées par des motifs particuliers, et qui ne souhaitaient pas toutes l’arrivée de la Flottille à bon port. De temps en temps, au gré des bulletins d’informations qu’ils interceptaient, ils apprenaient des nouvelles dérangeantes. Par exemple, que certains groupuscules, sur Terre, niaient jusqu’à leur existence. Ces tentatives de réécriture de l’histoire faisaient généralement long feu, mais il était déconcertant d’apprendre qu’elles avaient existé malgré tout. Trop de temps, trop de distance, se dit Sky, tournant et retournant ces mots dans sa tête comme un mantra. Tant de choses se résumaient à ça, en fin de compte. Ce que ça voulait dire aussi, c’était que les vaisseaux de la Flottille devenaient de moins en moins fiables pour qui que ce soit, en dehors d’eux-mêmes ; de sorte qu’il devenait de plus en plus facile d’étouffer collectivement la vérité concernant ce qui était arrivé au Caleuche. Le grand-père de Sky, ou plutôt le père de Titus Haussmann, devait avoir été au courant de tout. Il en avait confié une partie à son fils, mais sûrement pas tout, et Titus n’avait jamais su ce qui s’était vraiment passé. Ils en étaient maintenant réduits à des spéculations. Il y avait, de l’avis de Sky, deux scénarios vraisemblables. Dans le premier, un conflit avait éclaté entre les bâtiments, conflit qui avait culminé avec l’attaque du Caleuche. Il se pouvait même que l’arme nucléaire ait été utilisée : Titus lui avait dit que l’écho radar du vaisseau fantôme correspondait au profil de l’un des vaisseaux de la Flottille, mais des dégâts très importants avaient pu lui être infligés. Après quoi, les autres vaisseaux avaient pu avoir tellement honte de ce qu’ils avaient fait qu’ils avaient préféré effacer l’événement de la chronique historique. Une génération avait dû vivre avec cette honte, et la génération suivante l’avait ignorée. L’autre hypothèse, et c’était celle que Sky privilégiait, était moins dramatique mais peut-être encore plus ignominieuse : imaginons qu’il soit arrivé quelque chose d’affreux à bord du Caleuche, une épidémie, par exemple, et que les autres bâtiments aient préféré ne pas lui porter secours… On avait vu pire, dans l’histoire, et comment en vouloir à qui que ce soit d’avoir craint la contamination ? Honteux, peut-être. Mais parfaitement compréhensible. Ça voulait dire aussi qu’ils avaient intérêt à faire attention où ils mettaient les pieds. Il n’avait aucune idée préconçue, sinon que la situation recelait potentiellement un danger mortel. Cela dit, Sky acceptait les risques parce que l’enjeu était énorme. Il pensait à l’antimatière qui devait encore se trouver à bord, assoupie dans son réservoir de confinement, en prévision du jour où on en aurait besoin pour ralentir le bâtiment. Ce jour-là pouvait encore arriver, mais pas comme ses concepteurs l’avaient prévu. Ni aucun des autres bâtiments, d’ailleurs. En l’espace de quelques heures, ils avaient quitté le corps principal de la Flottille. À un moment, ils interceptèrent un faisceau radar émanant du Brasilia, qui s’attarda sur eux comme les doigts d’un aveugle tâtant un objet inconnu. Ce fut un moment de tension pendant lequel Sky se demanda s’il n’avait pas commis une erreur d’appréciation, après tout. Mais le faisceau dévia et ne croisa plus leur route. Le Brasilia avait dû interpréter l’écho radar comme le signe qu’une masse de débris avait reculé ; une machine inutile, irréparable, abandonnée dans le vide. Après ça, ils furent vraiment livrés à eux-mêmes. Il aurait été tentant de mettre les réacteurs à feu, mais Sky garda son sang-froid et ils poursuivirent sur leur lancée pendant vingt-quatre heures, comme il l’avait annoncé à ses compagnons. Aucune transmission n’arriva du Santiago, et ils se dirent avec satisfaction que leur absence n’avait encore intrigué personne. Sans la compagnie de Norquinco et de Gomez, il aurait été plus seul, plus éloigné de toute compagnie humaine qu’à aucun autre moment de son existence. Cet isolement aurait jadis été terrifiant pour le petit garçon qui avait eu tellement peur du noir, dans la nursery. Il avait du mal à croire qu’il s’était volontairement aventuré aussi loin de chez lui. Enfin, il avait une bonne raison pour ça. Il attendit le moment prévu, à la seconde près, puis il remit les moteurs en marche. La flamme projeta une lueur lilas intense, claire et pure sur le fond d’étoiles. Il s’efforça d’empêcher la flamme de se braquer directement vers la Flottille, sans pouvoir l’éviter complètement. Ça n’avait pas d’importance ; ils avaient beaucoup d’avance, et quoi que les autres bâtiments décident éventuellement de faire, Sky arriverait au Caleuche avant eux. Ce qui lui procurerait, se dit-il, un petit avant-goût de ce à quoi ressemblerait la plus grande de toutes les victoires, lorsqu’il amènerait le Santiago à Journey’s End avant les autres. Il ne devait jamais perdre de vue que tout ce qu’il faisait maintenant faisait partie de ce plan plus vaste. Mais il y avait une différence, bien sûr. Journey’s End était là-bas ; c’était une certitude. Il savait que ce monde était bien réel. Alors que pour l’existence du Caleuche il n’avait que la parole de Titus. Sky brancha le radar longue portée à large balayage et tendit les mains vers l’obscurité. S’il était dans le coin, il le trouverait. — Tu ne peux pas laisser tomber ? demanda Zebra. — Non. Même si j’étais disposé à lui pardonner… ce qui n’est pas le cas, il faudrait que je sache pourquoi il m’a défié comme il l’a fait, et ce qu’il espérait en retirer. Nous étions toujours chez Zebra. C’était la fin de la matinée ; la couverture nuageuse au-dessus de la ville était ténue, le soleil haut dans le ciel, et l’endroit n’avait plus l’air satanique mais seulement mélancolique. Même les bâtiments les plus convulsés affichaient une sorte de dignité. On aurait dit des infirmes qui auraient appris à vivre avec une difformité choquante. Ce qui ne contribuait pas à alléger mon trouble. J’étais plus que jamais convaincu d’avoir des troubles de mémoire. Les épisodes Haussmann n’avaient pas cessé, et pourtant le saignement de ma main était beaucoup moins intense qu’au début du cycle d’infection. C’était comme si le virus d’endoctrinement avait catalysé le déblocage de souvenirs déjà présents dans ma mémoire ; qui plus est, des souvenirs qui ne cadraient pas du tout avec la version officielle des événements à bord du Santiago. Le virus était peut-être sur le point de perdre sa nocivité, mais les souvenirs d’Haussmann arrivaient avec plus de force que jamais, mon association avec Sky devenant chaque fois plus complète. Au départ, j’avais l’impression de regarder une pièce de théâtre. Maintenant, je jouais son rôle ; j’entendais ses pensées ; je sentais le goût âcre de sa haine. Ce n’était pas tout. Le rêve que j’avais fait la veille, dans l’après-midi, le rêve de cet homme blessé, au fond de cette fosse blanche que je voyais d’en haut, m’avait troublé d’une façon inexplicable. Maintenant que j’avais eu le temps d’y réfléchir, je croyais savoir pourquoi. Le blessé ne pouvait être que moi. Et pourtant, je le voyais comme par les yeux de Cahuella regardant dans la fosse de l’hamadryade, à la Ferme aux Serpents. J’aurais pu mettre ça sur le compte de la fatigue, mais ce n’était pas la première fois que je voyais le monde par ses yeux. Au cours des derniers jours, j’avais eu d’étranges bribes de rêves et de souvenirs dans lesquels j’étais plus intime avec Gitta que je ne me souvenais l’avoir jamais été. J’avais eu, par moments, l’impression de revoir toutes les courbes de son corps, tous les pores de sa peau. Je me voyais passer la main au creux de ses reins ou sur le renflement de ses fesses, je croyais reconnaître son parfum. Mais il y avait autre chose. Une chose qui concernait Gitta, aussi ; une chose sur quoi mes pensées ne pouvaient ou ne voulaient pas se cristalliser. Une chose bien trop pénible. Je savais seulement que ça avait un rapport avec la façon dont elle était morte. — Écoute, fit Zebra en remplissant ma tasse de café, se pourrait-il que Reivich ait fait vœu de mourir ? J’essayai de me concentrer sur l’instant présent. — J’aurais pu le satisfaire sur Sky’s Edge. — Disons un vœu de mort spécifique. Un vœu qui devrait être exaucé ici. Elle était décidément très séduisante. Ses rayures atténuées mettaient plus clairement en relief la géométrie naturelle de son visage, comme une statue qu’on aurait décapée de sa peinture criarde. Mais depuis que Pransky nous avait remis en présence l’un de l’autre, nous n’avions pas tenté de rapprochement plus intime que de nous asseoir face à face pour prendre notre petit déjeuner. Nous ne nous étions pas retrouvés dans son lit, non seulement parce que j’étais inhumainement fatigué, mais aussi parce que Zebra ne me l’avait pas proposé, et rien, dans sa façon de s’habiller ou dans son attitude, ne suggérait que cela pourrait un jour se reproduire. C’était comme si, en changeant de caractéristiques physiques, elle avait aussi rejeté tout un mode de comportement. Je n’éprouvais pas de véritable sentiment de perte. D’abord parce que j’étais parfaitement épuisé, ensuite parce que je sentais que ses actes antérieurs faisaient, d’une certaine façon, partie d’un numéro obsolète. J’essayai de me sentir trahi, mais je n’y arrivai pas. Après tout, je n’avais pas été franchement honnête avec elle, moi non plus. — En réalité, dis-je en regardant à nouveau son visage et en réfléchissant à la facilité avec laquelle elle en avait changé, il y a une autre possibilité. — Laquelle ? — L’homme que j’ai vu n’était pas Reivich. Je posai ma tasse de café vide et me levai. — Où vas-tu ? — Je sors. Nous retournâmes en télécabine à Escher Heights. La cabine s’abaissa, ses pattes rétractables embrassant le sol trempé de pluie de la corniche. Il y avait plus de trafic que lors de ma dernière visite, mais il est vrai qu’il faisait grand jour. L’anatomie et les costumes des badauds étaient nettement moins ostentatoires, et j’avais l’impression de voir une section en coupe différente de la société du Dais, montrant les citoyens plus réservés, ceux qui évitaient les nuits délirantes, où l’assouvissement de tous les plaisirs était permis. Mais ils étaient encore assez déjantés, selon tous les critères qui étaient miens avant mon arrivée ici, et s’il n’y avait là personne dont les proportions s’écartaient radicalement de la norme adulte humaine, toutes les permutations possibles étaient néanmoins représentées. En dehors des cas évidents de repigmentation cutanée et de teintures capillaires insensées, il n’y avait pas toujours moyen de distinguer ce qui était héréditaire de ce qui était l’œuvre des Mixmasters ou de leurs pareils moins recommandables. — J’espère que cette excursion a une raison, fit Zebra alors que nous mettions pied à terre. Au cas où tu l’aurais oublié, il y a deux personnes qui veulent ta peau. Tu as dit qu’elles étaient peut-être à la solde de Reivich, mais je te rappelle que Waverly aussi avait des amis. — Tu penses que Waverly aurait des amis hors de cette planète ? Elle referma la portière derrière elle, et la cabine repartit pour une autre destination. — Probablement pas. Mais ils peuvent se faire passer pour des touristes, comme Quirrenbach. Lequel pourrait fort bien revenir avec des renforts. Je le vois assez bien essayer de remonter la piste à partir de Dominika, si c’est bien là que tu as semé Quirrenbach. Tu ne crois pas ? — Ce serait tout à fait son genre, dis-je d’un ton que j’espérais aussi neutre que possible. Nous marchâmes vers le bord de la plate-forme d’atterrissage et les télescopes. Une rambarde qui arrivait à hauteur de poitrine entourait la corniche, mais les télescopes étaient montés sur de petits socles qui les surélevaient par rapport au niveau du sol, de sorte qu’ils offraient une vision d’autant plus vertigineuse de la falaise. Je collai mes yeux aux oculaires et fis décrire à l’appareil un panoramique de la ville en essayant désespérément de faire le point jusqu’à ce que je me rende compte que rien ne serait jamais net tant l’air était pollué. Ainsi compressé par la perspective, le labyrinthe du Dais avait l’air plus enchevêtré et végétatif que jamais. On aurait dit une coupe de tissu vivant irrigué par un réseau veineux foisonnant. Reivich était là, je le savais, quelque part dans cette jungle, corpuscule isolé, emprisonné dans le flux pulmonaire de la cité. — Tu vois quelque chose ? demanda Zebra. — Pas encore. — Tu as l’air crispé, Tanner. — Tu ne le serais pas, à ma place ? (Je flanquai une claque au télescope, lui faisant décrire un cercle complet sur son piédestal.) J’ai été envoyé ici pour tuer quelqu’un qui ne le mérite probablement pas, et ma seule justification est une adhésion absurde à un code d’honneur que personne ici ne comprend ni ne respecte. Il se peut que l’homme qu’on m’a envoyé tuer me nargue. Il se peut que deux autres personnes essaient de me tuer. J’ai des problèmes de mémoire. Et pour couronner le tout, l’une des personnes à qui je croyais pouvoir faire confiance me ment depuis le début ! — Je ne te suis pas, répondit Zebra. Il était évident qu’elle me suivait, pourtant, et même parfaitement. Elle ne comprenait pas forcément tout, mais elle suivait. — Tu n’es pas celle que tu me dis être, Zebra. — Comment ça ? — Tu travailles pour Reivich, hein ? Elle secoua rageusement la tête, en affectant de rire pour souligner le ridicule de l’affirmation, sauf qu’elle en faisait trop. Je n’étais pas le meilleur menteur du monde, mais Zebra ne monterait pas non plus sur le podium. — Tu es dingue, Tanner. J’ai toujours pensé que tu étais à la limite, mais maintenant, j’en suis sûre. La limite, tu l’as franchie, et plus que franchie. Je m’écartai de la rambarde, me sentant tout à coup très vulnérable, comme si un coup de vent un peu plus fort que les autres pouvait m’emporter, m’entraîner dans une interminable chute dans la Mouise. — La nuit où tu m’as trouvé, dis-je, lors de notre première rencontre, tu travaillais déjà pour lui. Cette histoire de sabotage était un prétexte – une bonne couverture, je dois dire, mais une couverture quand même. Il se peut que j’aie été vraiment enlevé par des adeptes du Grand Jeu. Seulement, tu m’avais à l’œil avant. Je croyais avoir déjoué le poursuivant que Reivich avait lancé à mes trousses – Quirrenbach –, mais il devait y avoir quelqu’un d’autre, quelqu’un qui se tenait en retrait afin d’être moins visible. Sauf que tu m’avais perdu jusqu’à ce que Waverly me loge l’implant du Grand Jeu dans le crâne, te donnant un moyen de me suivre à nouveau à la trace. Comment tu trouves ça, jusque-là ? — Dingue, Tanner, répondit-elle d’un ton qui manquait de conviction. — Tu veux savoir comment j’ai compris ? En dehors de tous les petits détails qui ne collaient pas ? — Vas-y, continue. — Tu n’aurais pas dû parler de Quirrenbach. Je n’avais jamais prononcé son nom. En réalité, j’avais pris bien soin de ne pas te le dire, au cas où tu le laisserais échapper… — Espèce de salaud, dit-elle, si doucement qu’un observateur éloigné aurait pu prendre ça pour un terme d’affection comme il s’en échange entre deux amants. Espèce de salaud de Tanner un peu trop futé ! — Tu me déçois, là… tu aurais pu trouver une explication si tu avais voulu, dis-je avec un sourire. Tu aurais pu me raconter que c’était Dominika qui t’avait dit son nom quand tu lui avais demandé avec qui je voyageais. Je m’attendais un peu à ce que tu le fasses, et ça ne m’aurait pas avancé beaucoup, bien sûr. Mais là c’est cuit, hein ? Nous savons tous les deux à quoi nous en tenir, mainte… — D’accord, me coupa-t-elle. Et de quels petits détails s’agissait-il, par pure curiosité ? — Curiosité professionnelle ? — Quelque chose dans ce goût-là. — Tu m’as beaucoup trop facilité les choses, Zebra. Tu as laissé ton véhicule sous tension pour que je puisse te le voler facilement. Tu as laissé ton flingue à un endroit où tu savais que je le trouverais, et une belle somme d’argent aussi, bien en évidence. Tu voulais que je vole ces choses, parce que, comme ça, tu saurais avec certitude qui j’étais. Que j’étais venu tuer Reivich. — C’est tout ? demanda-t-elle avec un haussement d’épaules. — Pas tout à fait, dis-je en resserrant la houppelande de Vadim autour de moi. Il ne m’a pas échappé que nous avons fait l’amour la première fois que nous nous sommes rencontrés, alors que tu me connaissais à peine. C’était bon, d’ailleurs, au cas où ça t’intéresserait… — Laisse tomber les flatteries. Autre chose ? — Mais la deuxième fois, même si tu avais l’air soulagée, je dirai que tu ne m’as pas fait l’effet d’être particulièrement contente de me voir. Et je n’ai rien senti de sexuel passer entre nous. Pas de ta part, au moins. J’ai mis un moment à comprendre, mais je crois que je sais pourquoi, maintenant. La première fois, tu avais besoin d’intimité, parce que tu espérais que ça m’amènerait à te dire quelque chose de compromettant. Alors tu m’as invité à coucher avec toi. — Le libre arbitre, ce n’est pas fait pour les chiens, Tanner. Tu n’étais pas obligé d’accepter, ou alors admets que tu penses avant tout avec ta bite. Et je n’ai pas eu l’impression que tu l’aies regretté… — Probablement parce que je ne le regrettais pas. La deuxième fois, tu ne m’as pas fait d’avances, tu savais tout ce que tu avais besoin de savoir, à ce moment-là. La première fois, c’était strictement professionnel. Tu as couché avec moi pour recueillir mes confidences. — Confidences que tu ne m’as pas faites. — Non, mais ça n’avait pas d’importance. Tu les as eues par la suite, quand je me suis esquivé avec ton arme et ton véhicule. — Une histoire à pleurer, hein ? — Pas de mon point de vue, fis-je en jetant un coup d’œil par-dessus la corniche. De mon point de vue, c’est une histoire qui pourrait s’achever par ta chute. Une très très longue chute de très très haut, Zebra. Tu sais que je suis venu de loin pour tuer Reivich. Il ne t’est pas venu à l’esprit que je n’aurais guère de scrupules à éliminer quiconque tenterait de m’en empêcher ? — Tu as un pistolet dans la poche. Utilise-le, si ça peut te faire plaisir. Je mis la main dans ma poche pour vérifier que le pistolet y était toujours et la laissai dessus. — Je pourrais te tuer ici, tout de suite. Je dois dire à son crédit qu’elle ne tiqua pas. — Sans enlever la main de ta poche ? — Si tu veux me mettre à l’épreuve, ne te gêne pas. Cette joute verbale commençait à ressembler à une pièce que nous aurions été en train de répéter. Et j’avais l’impression que nous n’avions pas le choix : nous devions suivre le scénario jusqu’à sa conclusion, quelle qu’elle soit. — Tu penses vraiment que tu pourrais me tuer comme ça ? — Ce ne serait pas la première fois que je tuerais quelqu’un en tirant de cette manière. Sauf, me dis-je, que ce serait la première fois que je le ferais volontairement. Gitta, je n’avais pas eu l’intention de la tuer. Cela dit, je n’étais pas très sûr non plus d’avoir envie de tuer Zebra. Je n’avais pas eu l’intention de tuer Gitta… J’essayai de ne pas y penser, mais comme dans un labyrinthe qui n’aurait eu qu’une sortie, mes pensées revenaient toujours au même point. Comme si, après avoir été longtemps réprimées, elles bouillonnaient, en un essaim de bulles crevant la surface de ma mémoire. Je venais de me souvenir. Je savais que Gitta était morte, certes, mais j’avais jusqu’à maintenant soigneusement évité de réfléchir de trop près à la façon dont elle était morte. Elle avait été tuée pendant l’attaque, alors à quoi bon y repenser ? Bien sûr. Surtout que c’était moi qui l’avais tuée. Voilà ce dont je venais de me souvenir en cet instant. Gitta s’était réveillée avant nous. Elle avait été la première à entendre l’ennemi franchir le cordon de sécurité, dissimulé dans les éclairs spasmodiques de l’orage électrique. Ses cris de terreur m’avaient réveillé, son corps nu crispé contre le mien. J’avais vu trois silhouettes en ombres chinoises sur le tissu de la tente, comme des personnages de théâtre d’ombre. À chaque éclair spasmodique, ils changeaient de place – tantôt un seul, tantôt deux, tantôt tous les trois. J’entendais des cris – des cris très brefs et concentrés, comme des coups de trompette, dans lesquels je reconnaissais le timbre particulier de l’un de nos hommes. Des traces d’ionisation fléchaient l’air de la tente et la force de l’orage passait à travers les entailles comme une créature de pluie et de vent. Je mis ma main en coupe sur la bouche de Gitta et attrapai mon arme sous l’oreiller, là où je l’avais mis avant de me coucher. Je me glissai à bas de ma couchette ; il ne s’était pas passé plus de quelques secondes depuis que j’avais pris conscience de l’attaque. — Tanner ? appelai-je, à peine capable d’entendre ma propre voix sur la mélopée de l’orage. Tanner, où êtes-vous ? Je laissai Gitta sous le mince voile de la couverture, frissonnante malgré la chaleur étouffante. — Tanner ? Ma vision nocturne commença à s’adapter, et les détails intérieurs de la tente prirent une clarté grisâtre. C’était un réel atout. Je ne regrettais pas la somme – croquignolette – payée aux Ultras. C’était Dieterling qui avait insisté pour que je me le fasse faire, après être lui-même passé par là : l’épissage d’un gène générateur d’une substance organique appelée tapetum, qui formait une couche de cellules réfléchissantes dans l’arrière de la rétine, améliorant sa sensibilité. Cette substance modifiait même la longueur d’onde de la lumière réfléchie, la rendant fluorescente. Les Ultras m’avaient prévenu que l’épissage avait un inconvénient – si l’on peut dire : mes yeux sembleraient briller si on me projetait une lumière vive dans la figure. Des yeux de chat, avaient-ils dit. J’aimais assez cette idée. De toute façon, bien avant que quelqu’un voie briller mes yeux, je l’aurais repéré. L’épissage allait plus loin que ça, évidemment. Ils avaient bourré ma rétine de bâtonnets génétiquement modifiés avec une efficacité de détection photonique proche de l’optimum, grâce aux formes modifiées des chromoprotéines photosensibles de base ; tout cela rien qu’en pinçant quelques gènes du chromosome X. Je disposais désormais d’un gène normalement hérité seulement par les femmes, qui me permettait de distinguer des nuances de rouge dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. J’avais même un amas de cellules dérivées du serpent, réparties sur le pourtour de mes cornées, grâce auxquelles je pouvais voir le proche infrarouge et l’ultraviolet, et qui avaient étendu des ramifications jusqu’à mon nerf optique, de sorte que les informations visuelles se superposaient à mon champ de vision normal, comme chez les serpents. Je n’avais plus qu’à activer ma vision reptilienne. À l’instar de toutes mes autres facultés, elle pouvait être activée et désactivée grâce à des rétrovirus sur mesure, qui déclenchaient de brefs cancers contrôlés qui échafaudaient ou démantelaient les structures cellulaires nécessaires en quelques jours. Il me faudrait un peu de temps pour apprendre à utiliser correctement toutes ces facultés. D’abord, une vision nocturne exacerbée, et, plus tard, des couleurs au-delà de la vision normale. J’écartai la séparation de toile qui coupait la tente en deux et pénétrai chez Tanner. Notre table d’échecs était encore dressée ; on y voyait toujours la partie que j’avais gagnée, échec et mat comme chaque fois. Tanner était agenouillé, en short kaki et torse nu, à côté de sa malle, comme s’il enfilait ses chaussures ou examinait une ampoule qu’il aurait eue au pied. — Tanner ? Il leva les yeux vers moi, les mains enfouies dans quelque chose de noir. Un gémissement s’échappa de ses lèvres, et lorsque ma vision se précisa, je vis pourquoi. Il n’avait plus de pied en dessous de la cheville, et ce qui restait du moignon ressemblait moins à de la chair humaine qu’à du charbon, sur le point de se briser en échardes noires au moindre contact. Il cessa net de gémir, comme si un sous-programme mental avait jugé cela inadapté à sa survie immédiate et aussitôt annihilé la douleur. Et puis il se mit à parler, avec un calme et une précision ridicules : — Je suis blessé, très gravement, comme vous le voyez sans doute. J’ai peur de ne pas vous être très utile. Mais qu’est-ce que vous avez aux yeux ? ajouta-t-il. Une silhouette émergea d’une fente dans la toile de tente. Un homme, avec des lunettes de vision nocturne accrochées au cou. Le rayon de sa lampe torche nous balaya et se braqua sur mon visage. Son camouflage trémulant s’harmonisa, après quelques balbutiements, avec l’intérieur de la tente. Je lui explosai les tripes d’une balle bien placée. J’enjambai le cadavre de notre assaillant, en évitant soigneusement de mettre mon pied nu dans ses entrailles répandues par terre. Je m’approchai du râtelier d’armes, y pris un fusil-laser à bosons, énorme mais trop lourd en réalité pour être utilisé contre un ennemi à une distance aussi rapprochée, et le lançai sur la malle de Tanner. — Ils n’ont rien du tout, mes yeux ! lançai-je. Allez, servez-vous de ça comme béquille et gagnez un peu votre paye ! On vous reconstituera un nouveau pied quand on sortira d’ici, alors dites-vous que la perte n’est que temporaire ! Tanner leva les yeux, regarda le fusil puis à nouveau son moignon, comme s’il soupesait mentalement l’un et l’autre. Je me mis en mouvement. Je fis porter mon poids sur la crosse du fusil à bosons et essayai de reléguer la douleur dans un compartiment scellé à l’arrière de ma tête. J’avais perdu mon pied, mais Cahuella avait dit vrai. Je pouvais vivre sans – le rayon avait cautérisé la blessure très proprement –, et si je survivais à l’attaque, l’obtention d’un nouveau pied serait l’affaire de quelques semaines. En termes de survie, j’avais subi des blessures bien plus graves quand j’étais dans l’armée régulière et que je combattais contre la CdN. Seulement, mon esprit ne voyait pas les choses de cette façon. Ce qu’il voyait, lui, c’était que cette partie de moi n’était tout simplement plus là, et il avait du mal à gérer cette absence. Une lumière bleu dur, désincarnée, baigna la tente. Deux des ennemis – j’en avais compté trois au départ, mais celui qui m’avait blessé venait d’être abattu par Cahuella – étaient encore en vie. Notre tente était assez grande pour qu’on puisse nous croire plus nombreux que nous n’étions en réalité, et les deux survivants se terraient probablement pas loin, attendant d’en savoir plus. Je m’approchai du cadavre, alors que ma vision périphérique s’assombrissait, comme si j’y voyais à travers un tube de nuages d’orage. Je me traînai à genoux près du mort, dégrafai sa torche et pris ses lunettes de vision nocturne. Cahuella avait tiré un peu bas à mon goût, mais il avait obtenu le résultat escompté. Je me rappelai comment, quelques heures auparavant seulement, je l’avais regardé tirer à coups redoublés dans la nuit, comme s’il y avait quelque chose, là, qu’il était seul à voir. — Ils vous ont fait quelque chose, à Dieterling et à vous, dis-je entre mes dents, en espérant me faire encore comprendre. Les Ultras… — Ce n’est rien, pour eux, répondit-il en tournant sa large carcasse vers moi. Ils se font tous ça. Ils vivent dans le noir presque complet, à bord de leurs bâtiments, afin de s’immerger plus complètement dans les splendeurs de l’univers, quand ils ont laissé le soleil derrière eux. Vous vous en sortirez, Tanner ? — L’un de nous s’en sortira-t-il ? Je n’ai pas perdu beaucoup de sang, mais je ne peux faire autrement que d’encaisser le choc, et je ne vous serai bientôt plus bon à rien. Je passai les lunettes de vision nocturne et vis la pièce s’éclairer d’un vert bilieux. — Allez vous trouver un flingue. Quelque chose d’efficace à distance rapprochée. On va bien voir les dégâts qu’on peut faire. — Où est Dieterling ? — Je ne sais pas. Mort, peut-être. Automatiquement, sans réfléchir ou presque, je pris un pistolet sur le râtelier et l’armai. J’entendis le gémissement aigu du chargeur qui prenait vie. Gitta poussa un cri, derrière la séparation de toile. Cahuella passa devant moi et s’arrêta net, juste derrière le pan de toile. Je manquai lui rentrer dedans, la crosse du fusil à bosons raclant le sol. Je n’avais plus besoin des lunettes, à présent, la pièce était éclairée par le boîtier de sécurité de la tente, que Gitta avait dû allumer. Elle était debout au milieu de la tente, les mains crispées sur la couverture couleur de terre dans laquelle elle était enroulée. L’un des attaquants était debout derrière elle. Il lui renversait la tête en arrière en la tirant par les cheveux d’une main, l’autre tenant sur la blanche courbe de sa gorge un couteau à la lame vicieusement rainurée. Elle ne criait plus, à présent. Elle n’émettait plus que des petits gémissements étranglés, comme quand on s’étouffe. L’homme qui la tenait avait enlevé son casque. Ce n’était pas Reivich, juste un homme de main. Son visage était strié de rides, ses cheveux noirs retenus sur la nuque, comme un samouraï. Il ne souriait pas vraiment – la situation était trop tendue pour ça –, mais quelque chose dans son expression suggérait qu’il était plutôt content de lui. — Vous pouvez vous arrêter ou vous pouvez faire un pas en avant, dit-il d’une voix rauque, sans accent, et d’un ton étonnamment posé. De toute façon, je vais la tuer. Ce n’est qu’une question de temps. — Votre ami est mort, fit Cahuella, inutilement. Si vous tuez Gitta, je vous tue aussi. Sauf que pour chaque seconde où vous la ferez souffrir, je vous torturerai pendant une heure. C’est pas de la générosité, ça ? — Allez vous faire foutre, lança l’homme en caressant la gorge de Gitta avec son couteau. Une chenille de sang se forma à l’endroit de l’incision, mais il avait pris soin de ne pas entamer la chair. Il sait manier sa lame, me dis-je. Combien de fois s’était-il exercé à entailler une gorge avec une telle précision ? Je dois dire, au crédit de Gitta, que c’est à peine si elle tiqua. — J’ai un message pour vous, poursuivit le type, en décollant légèrement la lame de la peau, de sorte que la ligne écarlate formée sur le fil fut bien visible. Un message d’Argent Reivich. Ça vous étonne ? Ça ne devrait pas, parce que j’ai cru comprendre que vous l’attendiez. Mais pas si vite, peut-être. — Les Ultras nous ont menti, dit Cahuella. L’homme eut un bref sourire. Un plaisir intense se lisait dans ses yeux, réduits à deux fentes extatiques. Je me rendis compte que nous avions affaire à un psychopathe qui agissait essentiellement par impulsions. Il n’y aurait pas de solution négociée. — Il y a des rivalités entre eux, reprit l’homme en crispant son poing sur le poignard. Au sein des équipages, principalement. Orcagna vous a menti. Ne voyez rien de personnel là-dedans. Bon, vous voulez bien poser cette arme, Cahuella ? — Faites ce qu’il dit, murmurai-je, toujours debout derrière lui. Vous êtes bon tireur, mais il est presque entièrement caché derrière Gitta, et je doute que vous visiez assez bien pour l’avoir… — C’est très malpoli, de faire des messes basses, ironisa l’homme. — Faites-le, sifflai-je. Je peux encore la sauver. Cahuella lâcha son arme. — Bon, murmurai-je. Vous êtes devant moi… — Si tu as quelque chose à dire, adresse-toi à moi, connard ! fit l’homme en enfonçant la lame sur sa peau, y formant un creux sans l’entamer vraiment. Un battement de cils, et il lui tranchait la carotide. — Je vais tirer à travers vous, dis-je à Cahuella. Ne bougez plus. Le temps sembla ralentir. Je vis l’homme appuyer encore un peu plus sur sa lame, accentuant le creux, entamant la peau, je vis du sang apparaître dans l’entaille. Cahuella commença à dire quelque chose. Je fis feu. Le rayon de particules, pas plus gros qu’un stylo, le traversa, entra dans son dos à quelques centimètres à gauche de sa colonne vertébrale, au-dessus de la région lombaire, au niveau de la vingtième ou vingt-et-unième vertèbre. J’espérai que je n’avais pas atteint la veine sous-clavière et que l’angle du rayon diffuserait son énergie entre le poumon gauche et l’estomac. Mais ce n’était pas de la chirurgie de précision, et je savais que Cahuella pourrait s’estimer le plus chanceux des hommes s’il n’y restait pas. Je savais aussi que s’il devait mourir pour sauver Gitta, il l’aurait accepté de grand cœur, et qu’il m’aurait même ordonné de le faire. Il fallait la sauver, quoi qu’il en coûtât à son mari. Le rayon de particules dura moins d’un dixième de seconde, mais le sillage ionisé s’attarda bien longtemps après, se superposant à la ligne embrasée qu’il avait tracée sur ma rétine. Cahuella tomba à terre, devant moi, comme un sac de maïs qu’on aurait laissé tomber du plafond. Gitta aussi. Un trou en plein milieu du front, les yeux grands ouverts, l’air parfaitement éveillée. J’avais raté mon coup. Il n’y avait pas moyen d’y couper. Pas moyen d’atténuer, d’édulcorer cet amer souvenir. Je voulais la sauver, mais les intentions n’ont aucune importance. Ce qui comptait, c’était le trou rouge au-dessus de ses yeux, à l’endroit où je l’avais atteinte, alors que je visais l’homme derrière elle. J’avais échoué. Au moment où la chose la plus importante au monde était que je réussisse, à ce moment de ma vie où je pensais vraiment pouvoir réussir… j’avais manqué mon coup. Je m’étais manqué à moi-même, et j’avais failli à Cahuella, trahissant la confiance qu’il avait implicitement placée en moi, sans avoir besoin de mots pour le dire. Sa blessure était sérieuse, mais avec les soins appropriés il vivrait, je n’avais aucun doute à ce sujet. Pour Gitta, il n’y avait plus rien à faire. Je me demandai qui de nous tous avait eu le plus de chance. — Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? demanda Zebra. Tanner, qu’est-ce qu’il y a ? Ne me regarde pas comme ça, je t’en prie. Je commence à me dire qu’il se pourrait que tu le fasses… — Tu pourrais me donner une bonne raison de ne pas le faire ? — Seulement la vérité. Je secouai imperceptiblement la tête. — Pardon, mais tu viens de me la donner, et ça ne suffit pas, loin de là même. — Ce n’était pas tout, Tanner, dit-elle d’un ton calme, presque soulagé. Je ne travaille plus pour lui. C’est ce qu’il croit, mais je l’ai trahi. — Reivich ? Elle acquiesça de la tête, mais elle regardait ses pieds, de sorte que je ne voyais pas ses yeux. — J’ai su, quand tu m’as volée, que tu étais l’homme que Reivich fuyait. J’ai su que c’était toi, le tueur lancé à ses trousses… — Ça n’exigeait pas une intuition phénoménale… — Non, mais il était important que j’en aie la preuve. Reivich voulait que l’homme soit isolé et effacé du tableau. Tué, pour appeler un chat un chat. — Ça se comprend, fis-je avec un hochement de tête. — Je devais le faire dès que j’aurais eu la preuve que tu étais bien le tueur. Comme ça, Reivich pourrait définitivement oublier le problème. Il n’aurait plus à se demander si le bon gars avait été éliminé, et si le véritable tueur ne rôdait pas dans le coin. — Tu as eu plusieurs occasions de me tuer, remarquai-je en desserrant ma prise sur l’arme. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? — J’ai failli le faire, répondit très vite Zebra, d’une voix étouffée alors même que personne ne pouvait nous entendre. J’aurais pu le faire chez moi, mais j’ai hésité. Je t’ai laissé prendre mon arme, le véhicule, en sachant que je pourrais les retrouver tous les deux. — J’aurais dû m’en douter. Ça paraissait tellement facile, sur le coup. — Fais-moi confiance, j’ai un peu plus de jugeote que ça ; ce n’est pas arrivé par hasard. Évidemment, j’avais encore un autre moyen de te retrouver, si ça ratait. Tu avais toujours l’implant du Jeu… Sauf que tu t’es fait ôter l’implant, ajouta-t-elle avec un soupir, après avoir bousillé le véhicule. Restait l’arme, mais la trace n’était plus très nette. Elle avait peut-être souffert dans l’accident. — Et puis je t’ai appelée de la gare, en sortant de chez Dominika. — Et tu m’as annoncé où tu serais plus tard. J’ai embauché Pransky pour m’aider. Il est bon, tu ne trouves pas ? D’accord, il devrait travailler un peu son relationnel, mais les gens comme lui ne sont pas payés pour leur charme et leur diplomatie. (Zebra inspira un bon coup et essuya la pluie qui s’accumulait sur ses sourcils, laissant une bande de peau propre entre deux zones maculées d’eau chargée de suie.) Bon, il est très fort, mais moins que toi. Je t’ai vu attaquer les chasseurs. J’ai vu comment tu en as laissé trois sur le carreau et enlevé la quatrième, la femme. Je t’avais dans le collimateur tout le temps. J’aurais pu t’ouvrir le crâne en deux, à un kilomètre de distance, et ton cerveau se serait retrouvé dans le caniveau sans que tu sentes ne serait-ce qu’une piqûre de moustique. Mais je n’ai pas pu. Je ne pouvais pas te tuer comme ça. Et c’est là que j’ai trahi Reivich. — Je me sentais observé. Je n’aurais jamais imaginé que c’était toi. — Et quand bien même, tu n’aurais jamais pensé que j’étais à deux doigts de te tuer, hein ? — Avec un flingue de tireur d’élite, à visée rétinienne ? Qu’est-ce qu’une gentille petite fille comme toi pourrait bien faire avec ce genre de chose ? — Et maintenant, Tanner ? Je retirai ma main vide de ma poche, comme un magicien dont le tour vient de foirer de façon spectaculaire. — Je ne sais pas, répondis-je. Mais ça mouille dru, ici, et je boirais bien quelque chose. 31 Mathusalem était exactement comme la dernière fois que je l’avais vu ; il flottait dans son réservoir tel un monstrueux iceberg d’eau douce. Il y avait un petit attroupement autour de lui, comme la dernière fois – des gens qui s’émerveillaient quelques minutes de son âge avant de se rendre compte que ce n’était qu’un très vieux et très gros poisson, et que, sa taille mise à part, il n’avait rien de plus, intrinsèquement, que les koïs plus jeunes, plus prestes et élancées, qui pullulaient dans les bassins. C’était même pire que ça : je remarquai que tout le monde s’en repartait l’air plus malheureux qu’en arrivant. Mathusalem avait quelque chose de décevant, de sinistre, et d’inéluctable. Peut-être les gens étaient-ils apeurés de voir chez lui la coque grise, inerte, de leur propre avenir. Nous étions attablés autour d’une tasse de thé, Zebra et moi, et personne ne faisait attention à nous. — La femme que tu as rencontrée… comment s’appelait-elle, déjà ? — Chanterelle Sammartini, répondis-je. — Pransky ne m’a pas dit ce qui s’était passé. Vous étiez ensemble quand il t’est tombé dessus ? — Non, répondis-je. Nous nous étions disputés. Zebra opéra un rétablissement digne d’une trapéziste de haute volée. — La dispute ne faisait-elle pas partie du marché ? Je veux dire : quand on enlève quelqu’un, il ne faut pas s’étonner de voir la personne enlevée discuter, non ? — Je ne l’ai pas enlevée, quoi que tu puisses en penser. Je l’avais invitée à m’emmener dans le Dais. — Le pistolet dans les reins. — Elle n’aurait pas accepté l’invitation sans ça. — Bien sûr… Et tu as conservé l’arme braquée sur elle tout le temps que vous êtes restés ici ? — Non, répondis-je, un peu mal à l’aise. Pas du tout. Il s’est révélé que ce n’était pas nécessaire. Nous nous sommes aperçus que nous pouvions tolérer notre présence mutuellement sans ça. Zebra haussa un sourcil. — Alors, vous vous êtes bien entendus, la gosse de riches du Dais et toi ? — Après certains accommodements, répondis-je, bizarrement sur la défensive. À l’autre bout de l’atrium, Mathusalem agita languissamment un aileron pelvien, et ce mouvement inattendu – si léger ou involontaire qu’il soit – suscita un doux frisson parmi les spectateurs, exactement comme si une statue venait de bouger. Je me demandai quel genre de processus synaptique avait provoqué ce mouvement, s’il y avait une intention derrière, ou si – comme un craquement dans une vieille maison – Mathusalem bougeait de temps en temps, sans plus réfléchir qu’un bout de bois. — Tu as couché avec elle ? demanda Zebra. — Non, répondis-je. Désolé de te décevoir, mais nous n’en avons tout simplement pas eu le temps. — Tu n’aimes pas parler de ça, hein ? — Et toi, tu aimerais ? fis-je en secouant la tête, autant pour m’éclaircir les idées que pour nier avec conviction la profondeur de ma relation avec Chanterelle. Je m’attendais à la détester pour ce qu’elle faisait, pour son rôle dans le Jeu. Mais quand on a commencé à parler, je me suis rendu compte que ce n’était pas si simple. De son point de vue, ça n’avait absolument rien de barbare. — Voilà qui est pratique ! — Je veux dire : elle ne se rendait pas compte, elle ne savait pas que les victimes n’étaient pas le genre de personnes qu’on lui avait décrites. — Et puis elle t’a rencontré. Je hochai la tête dans une attitude étudiée. — Ça, je crois que je lui ai fourni matière à réflexion. — Tu nous as donné matière à réflexion à tous, Tanner. Sur ces mots, Zebra finit son thé en silence. — Encore vous, fit le Mixmaster d’un ton qui n’exprimait ni plaisir ni déception, mais un mélange savamment étudié des deux. Je croyais avoir répondu à toutes vos questions de façon satisfaisante lors de votre dernière visite. Apparemment, je me trompais. Son regard aux paupières lourdes se posa sur Zebra, et une étincelle d’étonnement passa sur la placidité génétiquement accentuée de son expression. — Je vois que Madame a subi une séance de maquillage considérable depuis notre dernière rencontre… Il s’agissait alors de Chanterelle, mais je décidai de faire un peu joujou avec ce salopard. — Une de ses copines lui a donné les coordonnées d’un bon charcuteur, répondis-je. — Elle aurait mieux fait de vous les donner à vous, rétorqua le Mixmaster en refermant la porte de son salon pour empêcher toute intrusion. Je fais allusion au charcutage de vos yeux, évidemment, ajouta-t-il en retournant se lover derrière sa console flottante pendant que nous restions debout devant lui. Mais si nous tirions un trait sur le mensonge selon lequel cette intervention serait l’œuvre d’un charcuteur ? — De quoi parle-t-il ? demanda Zebra. Question hautement justifiée. — Un petit problème interne, répondis-je. — Ce monsieur, répondit le Mixmaster, en insistant lourdement, est venu me voir hier pour évoquer les anomalies génétiques et structurelles de ses yeux. D’après lui, elles auraient été dues à des interventions mineures effectuées par des charcuteurs. Je l’ai d’abord cru, alors même que le travail ne portait pas la marque distinctive des charcuteurs. — Et maintenant ? — Maintenant, je pense que c’est signé. Vous voulez que je vous mette les points sur les i ? — Je vous en prie. — Les séquences épissées portent certaines signatures caractéristiques de l’insertion à l’aide de techniques génétiques propres aux Ultras. Ni plus ni moins avancées que celles des charcuteurs ou des Mixmasters – simplement différentes, et hautement individualisées. J’aurais dû m’en rendre compte bien plus tôt. (Il s’autorisa un sourire, manifestement impressionné par ses propres talents de déduction.) Quand les Mixmasters effectuent une modification génétique, elle est généralement permanente, sauf contrordre du patient. Ça ne veut pas dire que le travail n’est pas réversible, dans la plupart des cas ; ça veut simplement dire que les changements génétiques et physiologiques sont garantis contre la réversion à la forme antérieure. Les charcuteurs travaillent de la même façon, pour la bonne et simple raison que les séquences qu’ils utilisent sont généralement piquées aux Mixmasters, et que les charcuteurs n’ont pas assez de discernement pour y inclure l’obsolescence. Ils volent les codes, mais ils ne les brisent pas. Les Ultras procèdent tout différemment, poursuivit le Mixmaster en croisant ses longs doigts élégants sous son menton. Leurs interventions intègrent une obsolescence programmée ; une horloge mutationnelle, si vous voulez. Je vous fais grâce des détails. Sachez seulement qu’à l’intérieur de la machinerie virale et enzymatique qui effectue la médiation avec les nouveaux gènes insérés dans votre ADN, il y a un mécanisme qui enregistre le temps, une horloge qui fonctionne en décomptant l’accumulation de hasards dans un brin d’ADN étranger de référence. Inutile de dire qu’une fois que ces erreurs excèdent une limite prédéfinie, la machinerie cellulaire est déconnectée, ce qui supprime ou rétablit les gènes modifiés. Évidemment, je simplifie à l’extrême, fit le Mixmaster avec un nouveau sourire. D’abord, les horloges sont réglées pour se déclencher graduellement, de sorte que la production des nouvelles protéines et la division cellulaire en de nouveaux types ne cessent pas d’un seul coup. Sans quoi ça pourrait être fatal – surtout si la modification avait pour objet de vous permettre de vivre dans un environnement autrement hostile, comme de l’eau oxygénée, ou une atmosphère chargée en ammoniaque… — Vous voulez dire que les Ultras ont bidouillé les yeux de Tanner ? — Vous comprenez extrêmement vite. Mais ce n’est pas tout. — Ce n’est jamais tout, fis-je amèrement. Le Mixmaster fit danser ses mains sur la console avec une virtuosité exagérée. On aurait dit que ses doigts pinçaient les cordes d’une harpe invisible, faisant filer dans le vide des tonnes de données génétiques, de séquences d’A, de T, de C et de G en surbrillance, ou liées à des séries de cartes physiologiques et fonctionnelles d’yeux humains et de régions du cerveau associées à la vision. On aurait dit un sorcier soudain accompagné par des familiers fantomatiques, menaçants. — Il s’est passé quelque chose de très bizarre… là, reprit l’homme, ses doigts interrompant leur danse pour indiquer un bloc particulier de paires de base, les tronçons de liaison de l’ADN. Voilà les paires qui sont autorisées à pousser progressivement plus au hasard ; l’horloge interne. Et ça, fit-il en déplaçant son doigt vers un autre bloc en surbrillance qui avait l’air identique, au premier abord, c’est la carte de référence, l’ADN non muté. C’est en les comparant, en notant le nombre de changements mutationnels, que l’horloge est actionnée. — Je ne vois pas la différence, remarqua Zebra. — Quelques points de suppression statistiquement mineurs, ou des changements de cadre référentiel, répondit le Mixmaster. Rien de significatif à part ça. — Ce qui veut dire ? demandai-je. — Ce qui veut dire que l’horloge ne tourne pas depuis longtemps. Les deux brins d’ADN ont à peine commencé à diverger. Et donc, ajouta-t-il en étrécissant les paupières, que l’intervention a été effectuée très récemment ; au cours de l’année dernière, assurément, et peut-être même seulement il y a quelques mois. — En quoi est-ce un problème ? demanda Zebra. — À cause de ça… fit-il. (Ses doigts se déplacèrent sur une masse dense, pareille à une pelote de ficelle colorée en mauve.) C’est un facteur de transcription ; une protéine qui régule l’expression d’un ensemble de gènes particuliers. Mais ce n’est pas une protéine qu’on trouve normalement dans le corps humain. Sa seule fonction est de supprimer les gènes nouvellement insérés dans vos yeux. Elle a été conçue dans ce seul but, et elle ne devrait pas être présente en quantité importante tant que l’horloge mutationnelle n’a pas été actionnée. Or j’en ai trouvé en abondance. — Vous croyez que les Ultras auraient trahi Tanner ? Le Mixmaster secoua la tête. — C’est peu probable. Ils n’avaient rien à y gagner. Les changements génétiques avaient été effectués, de toute façon. Le recalage de l’horloge biologique ne représentait pas une économie pour eux. En réalité, ça aurait diminué leur bénéfice à long terme, parce que Tanner – puisque Tanner il y a – aurait requis les services d’une autre équipe. — J’imagine que vous avez une autre explication ? — En effet, mais elle ne va peut-être pas vous plaire, répondit-il avec un sourire, parfaitement salace cette fois. Il serait excessivement difficile de remettre l’horloge mutationnelle à zéro sans déclencher aussi toutes sortes de garde-fous antiréintervention secondaires. Même pour un Mixmaster. Je pourrais le faire, mais ce ne serait pas une opération anodine. Cela dit, la procédure inverse serait considérablement plus simple. — La procédure inverse ? fis-je en me penchant vers lui, sentant qu’une sorte de révélation fondamentale d’une sorte ou d’une autre était sur le point de m’apparaître. Ce n’était pas un sentiment très agréable. — Faire avancer l’horloge, de sorte que les nouveaux gènes soient désactivés, dit-il avant de s’accorder un moment de silence contemplatif, faisant tourner, du bout du doigt, le globe oculaire pareil à un ballon étrangement macabre. Ce serait plus simple, parce qu’il n’y aurait pas de garde-fou. Il ne viendrait jamais à l’idée des Ultras de se protéger contre ce genre de bidouillage, parce que ça ne ferait que nuire au client. Encore une fois, ça ne veut pas dire que ce serait facile, mais ça le serait sûrement beaucoup plus que de remettre l’horloge à zéro. Ça, n’importe quel charcuteur au courant du principe pourrait l’entreprendre. — Continuez. Sa voix prit une gravité qu’elle n’avait pas un instant plus tôt, comme s’il avait actionné un changement mutationnel qui aurait eu pour effet d’approfondir le registre de son larynx. — Eh bien, Tanner, pour je ne sais quelle raison, quelqu’un a accéléré votre horloge. Zebra me regarda. — Vous voulez dire que les changements effectués sur lui sont en train de s’estomper ? demanda-t-elle. Je me rendis compte qu’elle n’avait encore aucune idée de la forme que ces changements avaient prise. — C’était probablement le but, répondit le Mixmaster. Celui qui a fait ça, quel qu’il soit, n’était pas dépourvu de compétences. Une fois l’horloge remontée, les cellules de votre œil auraient dû commencer à produire des protéines humaines normales, la division cellulaire suivant la procédure normale. Mais celui qui a fait ça, poursuivit-il avec un soupir, était soit négligent, soit pressé, soit les deux. Ils n’ont remis à l’heure qu’une fraction des horloges, et encore imparfaitement. Il y a une petite guerre qui se déroule dans votre œil, entre différentes composantes de la machinerie génétique des Ultras. Celui qui a essayé de remettre l’horloge à l’heure pensait la remettre à zéro, mais en réalité il a jeté une clé à molette dans le mécanisme. Quel gâchis ! fit-il avec une note de tristesse. Quel terrible gâchis… Évidemment, celui qui a fait ça méritait de se planter. Toute la question est de savoir pourquoi il a cru bon de le faire. Il ouvrait de grands yeux, comme s’il attendait une réponse, et je me rendis compte qu’il croyait que j’allais la lui fournir. Mais je ne voyais pas pourquoi je lui ferais ce plaisir, quand bien même j’en aurais été capable. Au lieu de quoi je dis : — Je voudrais un scan. De tout le corps. Vous pouvez me faire ça, non ? — Ça dépend pour quoi vous en avez besoin et le genre de résolution que vous voulez. — Pas trop fine. Je voudrais que vous cherchiez quelque chose. Des dommages tissulaires. Internes. Des blessures qui auraient guéri ou non. — Je peux toujours essayer, répondit l’homme en m’indiquant sa table d’examen tandis qu’un système de scanner qui ressemblait à un skateboard descendait du plafond. Ça ne prit pas très longtemps. Franchement, j’aurais été étonné que le scan du Mixmaster révèle autre chose que ce que je redoutais et à quoi je m’attendais. Le problème était plutôt de le voir révélé dans les froides données d’un compte rendu d’examen, d’enfouir définitivement les dernières traces de déni – et d’espoir, d’ailleurs – subsistantes. Le skateboard imagea le noyau de mon corps, dévoilant mes secrets internes par l’intermédiaire d’un ensemble de techniques sensorielles. La machine n’était en fait qu’une forme hautement évoluée de scrapping, modifiée de façon à s’adapter aux structures cellulaires et génétiques du corps entier et non aux spécificités particulières des seuls tissus neuraux. Et ce qu’elle fit apparaître me glaça jusqu’à la moelle des os. Quelque chose qui aurait dû être là n’y était pas. Et quelque chose qui n’aurait pas dû y être… y était bel et bien. 32 — On dirait que tu viens de voir un fantôme, dit Zebra. Elle m’avait fait asseoir dans l’atrium et m’avait apporté à boire quelque chose de chaud, qui ne ressemblait à rien. — Tu ne peux pas imaginer… — Que peut-il y avoir de si terrible, Tanner ? Ça doit être quelque chose à quoi tu t’attendais, ou alors tu n’aurais jamais demandé au Mixmaster de te faire passer un scanner… — Disons plutôt quelque chose que je craignais. Je ne savais ni où ni quand commencer. Ni, surtout, par qui. Depuis mon arrivée sur Yellowstone, mes souvenirs étaient défragmentés. En outre, je devais affronter le problème du virus d’endoctrinement, qui me valait des plongées indésirables dans la psyché de Sky Haussmann, tandis que des aspects de mon propre passé commençaient à affleurer à la surface : qui j’étais, ce que je faisais, pourquoi je voulais tuer Reivich. Tout ça, si dérangeant que ça puisse être, j’aurais pu l’affronter. Mais ça n’en finissait pas. Ça ne s’était pas arrêté même quand j’avais cessé de m’interroger et d’essayer de m’y retrouver dans le passé de Sky, dans les secrets qui m’étaient révélés concernant ses crimes, des secrets que personne ne connaissait. Ça ne s’était pas arrêté non plus quand mes idées avaient commencé à s’embrouiller à propos de Gitta. Quand je m’étais mis à penser à elle du point de vue de Cahuella et non plus du mien. Ça encore, en réfléchissant un peu, j’aurais pu me l’expliquer. La contamination de mes souvenirs par ceux de Cahuella ? Bon, c’était possible. On savait enregistrer et transférer les souvenirs, après tout. Je ne voyais vraiment pas pourquoi certaines bribes de la vie de Cahuella se retrouvaient mêlées aux miennes, mais ça pouvait arriver ; ce n’était pas impensable. Sauf que la vérité – la vérité que je commençais à entrevoir – était plus dérangeante que ça. Je n’étais tout simplement pas dans le bon corps. — Ce n’est pas facile à expliquer, dis-je. Zebra répondit dans un sifflement : — Enfin, on ne va pas voir un Mixmaster, on ne demande pas à se faire faire un scanner à la recherche d’atteintes tissulaires internes si on ne pense pas qu’il y a quelque chose à trouver ! — Non, je… je… Je m’interrompis. Était-ce mon imagination ou venais-je de revoir ce visage dans la foule qui se pressait autour de Mathusalem ? Peut-être avais-je vraiment des hallucinations, à présent, peut-être ce que le Mixmaster m’avait montré m’avait-il fait basculer dans la folie ? Peut-être mon destin était-il désormais de voir Reivich partout où je tournerais mon regard, quelles que soient les circonstances. — Tanner ? Je n’osais plus regarder dans la foule. — J’aurais dû voir quelque chose, dis-je. Une blessure qui aurait dû être présente, et qui n’y était pas. Quelque chose qui m’est arrivé il y a longtemps. J’ai guéri… mais les cicatrices ne s’effacent pas à ce point. — Quel genre de blessure ? — Mes souvenirs me disent que j’ai perdu un pied. Je ne peux pas te dire exactement comment c’est arrivé, ni l’impression que ça m’a faite au juste. Mais il n’y a plus trace de cicatrice. — Eh bien, c’est que les techniques de réjuvénation ont été incroyablement perfectionnées… — Et l’autre blessure, alors ? Celle que l’homme pour qui je travaillais a reçue au même moment ? Un rayon ionisant au travers du corps, Zebra. Pas moins. Et ça, je viens de le voir ! — Je suis perdue, Tanner, dit-elle, son regard se déroutant et s’arrêtant fugitivement sur quelque chose ou quelqu’un avant de revenir sur moi. Tu essaies de me dire que tu n’es pas celui que tu crois être ? — Disons que je commence à le penser. J’attendis un instant, puis j’ajoutai : — Tu l’as vu aussi, hein ? — Qui ça ? — Reivich. Je viens de le voir. J’ai pensé un instant que je rêvais, mais non : c’était bien lui, hein ? Zebra ouvrit la bouche comme pour m’opposer un démenti, rapide, fluide, mais il ne vint pas. Je l’avais percée à jour. — Tout ce que je t’ai dit est vrai, répondit-elle tout bas, quand elle eut retrouvé la parole. Je ne travaille plus pour lui. Mais tu as raison. Tu viens de le voir. Elle marqua une pause, puis ajouta : — Sauf que ce n’est pas vraiment Reivich. Je hochai la tête ; je commençais à entrevoir la vérité. — Un leurre ? — Quelque chose comme ça, oui. (Elle scruta les profondeurs de sa tasse de thé.) Tu savais qu’il aurait eu le temps de changer de tête dès son arrivée en ville. En réalité, c’était la seule chose sensée à faire, pour lui. Et c’est exactement ce qu’il a fait. Le vrai Reivich est là, en ce moment même, quelque part en ville, mais il faudrait lui prélever un échantillon de tissus ou le passer au scanner chez un Mixmaster pour s’assurer de son identité. Et même là, on n’aurait aucune certitude. On peut tout modifier, tu sais, à condition d’avoir un peu de temps devant soi. Si Reivich y a mis le prix, même son ADN ne le trahira pas. Zebra s’interrompit. Du coin de l’œil, je vis que l’homme rôdait toujours à la limite de l’attroupement, autour du gros poisson. C’était bien lui, ou au moins un très bon sosie. — Reivich savait que sa couverture était bonne, reprit Zebra, mais il voulait t’éliminer quand même. Pour pouvoir dormir sur ses deux oreilles et, s’il le voulait, pouvoir reprendre son ancienne apparence et son identité. — Alors il a convaincu quelqu’un de prendre sa place… — Il n’a pas eu à insister. Le type y était tout disposé. — Quelqu’un qui voulait mourir ? — Pas plus que n’importe quel mortel dans le Dais, répondit-elle en secouant la tête. Il s’appelle Voronoff, je crois, mais je n’en suis pas sûre, parce que je n’ai jamais été très proche de Reivich. Son nom ne te dira rien, mais il est assez connu dans les cercles du Dais. Voronoff. C’est l’un des adeptes les plus acharnés du Grand Jeu. Pour lui, la chasse a toujours été trop civilisée. Cela dit, il est très fort. Sans ça, il serait mort depuis longtemps. — Tu te trompes, dis-je. J’ai entendu parler de lui. Je lui racontai que je l’avais vu sauter dans les brumes du Gouffre, au restaurant où Sibylline m’avait emmené, au bout du piton. — Ça colle, dit-elle. Dès que ça implique un risque personnel extrême, Voronoff veut en être. Enfin, à condition que ça comporte une composante de maestria. Les sports dangereux, tout ce qui procure une réelle décharge d’adrénaline et oblige à frôler la frontière étroite entre la mortalité et sa propre longévité. Il ne s’abaisse plus à chasser, maintenant : pour lui, ce n’est qu’une distraction, pas un vrai sport. Non à cause de son injustice, mais parce que l’enjeu pour les participants est trop faible. — Sauf pour les proies, naturellement. — Bon, mais tu vois ce que je veux dire… Les gens comme Voronoff sont des extrémistes, poursuivit-elle après un silence. Pour eux, tout ce qui sert habituellement à combattre l’ennui ne marche plus. C’est comme s’ils avaient développé une immunité. Il leur faut quelque chose de plus fort. — Et la réponse qui s’imposait consistait à se mettre dans la ligne de tir… — C’était sous contrôle. Voronoff avait un réseau d’espions et d’informateurs qui te suivaient à la trace. Quand tu as cru le voir, la première fois, il t’avait déjà repéré depuis longtemps. Cette fois-là, il a fait en sorte que Mathusalem reste entre vous. Ce n’était pas un hasard. Il avait la situation en main comme tu ne l’imagines même pas. — Quand même, c’était trop facile. Il m’a amené à me demander ce qui se passait, et c’était une erreur… — Certes, convint Zebra. Mais à ce moment-là, il était beaucoup trop tard pour que j’y fasse quoi que ce soit. Voronoff avait échappé à tout contrôle. Il aimait excessivement ce rôle. Il lui allait trop bien. Pendant longtemps, il l’a joué comme il convenait, en gardant ses distances, sans se laisser voir. Il devait laisser une piste qui te mènerait à lui, mais de telle sorte que tu penses avoir fait tout le boulot toi-même. Seulement, ce n’était pas suffisant pour lui. — Pas assez dangereux. — Oui, répondit-elle d’un ton grave. Très vite, il ne lui a plus suffi de semer des indices et d’attendre que tu les suives. Il a commencé à se mettre en avant – en prenant sans cesse plus de risques, mais en conservant le contrôle de la situation. C’est pour ça que je dis qu’il est bon. L’ennui, c’est que ça ne plaisait pas à Reivich, et pour des raisons évidentes. Voronoff n’était plus à son service, il se servait lui-même. Il cherchait un nouveau dérivatif à l’ennui… Je me levai, manquant renverser la table, et je rapprochai ma main de ma poche. — Tanner, fit Zebra très vite, en me rattrapant par l’ourlet de ma houppelande. Le tuer ne changerait rien. — Voronoff ! appelai-je très fort, sans vraiment crier, mais projetant ma voix comme un mauvais acteur. Voronoff, retournez-vous et éloignez-vous de la foule ! Le pistolet brillait dans ma main, et les gens commençaient à le remarquer. L’homme qui ressemblait à Reivich croisa mon regard et réussit à ne pas avoir l’air exagérément surpris. Mais il ne fut pas le seul à me regarder dans les yeux. J’avais réussi à attirer l’attention générale, et ceux qui n’essayaient pas de déchiffrer mon expression regardaient fixement mon pistolet. Si la chasse était endémique parmi les habitants du Dais, comme j’avais été conduit à le penser, beaucoup de ces gens avaient dû voir et même manier des armes autrement plus meurtrières, mais jamais dans un endroit public comme celui-ci ; jamais avec une vulgarité aussi proche de la grossièreté. À en juger par les regards choqués, stupéfaits ou révulsés que je surprenais, j’aurais aussi bien pu être en train de pisser sur la pelouse ornementale qui entourait le bassin des koïs. — Voronoff ! Je sais qui vous êtes, et ce qui se passe. Si vous savez quelque chose à mon sujet, vous savez aussi que je suis tout à fait capable de me servir de ça ! Je tenais le pistolet à deux mains, braqué sur lui, les pieds légèrement écartés. — Lâchez ça, Mirabel ! C’est une voix que je n’avais pas entendue depuis longtemps, et qui ne venait pas de la foule. Je sentis quelque chose de froid, de métallique, se poser doucement sur ma nuque. — Vous êtes sourd ? Je vous ai dit de lâcher votre arme. Et vite ! Je commençai à baisser le canon de mon arme, mais ça ne suffit pas à l’homme qui se tenait derrière moi. Il accrut la pression sur ma nuque, d’une façon qui suggérait fortement que j’avais tout intérêt à m’exécuter plus vite. Ce que je fis. — Vous, reprit l’homme, en s’adressant manifestement à Zebra. Poussez l’arme vers moi, avec le pied. Et ne pensez même pas à tenter quelque chose d’original. Elle fit ce qu’on lui ordonnait. Je vis une main entrer dans mon champ de vision et récupérer le pistolet par terre ; la pression de l’arme sur mon cou changea légèrement alors que l’homme s’agenouillait. Mais ce n’était pas un débutant, me sembla-t-il, et je n’avais aucune envie de m’en assurer pour l’instant. Alors, comme Zebra, je me gardai bien de faire la moindre tentative, originale ou non. Ce qui valait mieux, parce que j’étais à court de créativité. — Voronoff, espèce d’imbécile ! fit la voix. Vous avez vu dans quoi vous avez failli nous embarquer ? Puis j’entendis des cliquetis alors qu’on inspectait mon arme, suivi par un claquement de langue amusé de l’homme invisible, dont la voix, décidément, me disait quelque chose. — Il est vide ! Ce putain de truc n’était pas chargé ! — Première nouvelle ! m’étonnai-je. — C’est moi qui l’ai déchargé, répondit Zebra avec un haussement d’épaules. Tu ne peux pas m’en vouloir. Je me disais que tu finirais par le braquer sur moi, alors j’ai pris mes précautions… Je levai les yeux au ciel comme si j’essayais de regarder derrière ma propre tête. — Tu es de mèche avec ce bouffon ? Ce qui me valut une douleur vive entre les deux oreilles. L’homme dit, en projetant sa voix vers la populace qui nous entourait : — Ça va ! Sécurité du Dais. La situation est sous contrôle ! J’entrevis un reflet, du coin de l’œil : il montrait à la foule une plaque d’identité incrustée dans un étui de cuir et qui projetait des données. Il obtint l’effet désiré ; la moitié des gens s’éloignèrent et les autres firent mine de n’avoir jamais été vraiment intéressés par ce qui se passait. La pression se relâcha sur ma nuque et l’homme se présenta devant moi, puis tira une chaise pour lui. Voronoff nous rejoignit à son tour, et je vis le jumeau exact de Reivich s’asseoir devant moi, une expression de déplaisir inscrite sur la figure. — Désolé d’avoir gâché votre petit jeu, dis-je. L’autre homme était Quirrenbach, bien sûr, mais il avait beaucoup changé depuis notre dernière rencontre, il avait l’air hargneux, amaigri et beaucoup moins patient et ahuri. Il tenait un petit pistolet raffiné qui aurait pu n’être qu’un briquet de fantaisie. — Alors, ça marche, la musique ? — C’était très mal de m’abandonner comme ça, Mirabel. Je suppose que je devrais vous remercier de m’avoir restitué l’argent que vous avez tiré de mes expériensticks, mais vous m’excuserez de ne pas vous submerger sous un flot de gratitude. — J’avais un truc à faire, répondis-je avec un haussement d’épaules. Et vous n’étiez pas prévu au programme. — Et maintenant, Mirabel, de quoi il a l’air, ce truc ? demanda Voronoff avec un sourire mauvais. Le moment ne serait-il pas venu de repenser vos projets ? — Toi, le clone, en quoi ça te concerne ? Quirrenbach me lança un rapide sourire qui lui donna des airs de singe agressif. — C’est un discours bien musclé pour quelqu’un qui ne savait même pas que son flingue n’était pas chargé. Vous n’êtes peut-être pas le lascar de première bourre qu’on nous avait annoncé. Au fait, comment avez-vous compris que ce n’était pas Reivich ? Il se pencha et vida ma tasse de thé sans me quitter des yeux une seconde. — Vous pourriez essayer de deviner, fit Zebra. — Vous, je pourrais vous tuer pour nous avoir trahis, répondit Quirrenbach. Mais pour l’instant, j’ai bien du mal à juguler mon enthousiasme. — Et si vous commenciez par Voronoff, tête de nœud ? lançai-je. Il regarda Zebra, puis l’homme qui s’était fait la tête de Reivich, comme s’il soupesait sérieusement cette idée. — Ce ne serait pas très astucieux, hein ? Nous avons provoqué un sacré raffut, ici, Mirabel. Dans cinq minutes, ce qui passe par ici pour les autorités ne va pas tarder à venir jeter un coup d’œil, et je doute que nous ayons envie d’être dans le coin à ce moment-là… — Alors vous ne faites pas vraiment partie de la Sécurité du Dais ? — Désolé de briser vos illusions. — Bah, ne vous en faites pas, répondis-je. Il y a déjà un moment qu’elles étaient en miettes. Quirrenbach se leva avec un sourire, le poing crispé sur le petit pistolet, comme s’il voulait le broyer. Il fit osciller le canon de Zebra à moi et retour, tenant sa fausse plaque d’identité de l’autre main tel un talisman. Voronoff exhiba sa propre arme, de sorte qu’à eux deux ils nous tenaient très proprement en joue. Nous traversâmes la foule, Quirrenbach défiant quiconque de nous accorder plus qu’un coup d’œil intrigué. Nous nous gardâmes bien. Zebra et moi, de tenter de fuir ou de résister. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Il n’y avait que trois véhicules sur la corniche d’atterrissage, trois formes noires carénées, luisantes de pluie, aux bras déjà partiellement tendus, prêtes à prendre leur essor, telles trois araignées inertes, retournées sur le dos. L’une était la cabine dans laquelle nous étions arrivés, Zebra et moi. Je reconnus l’une des deux autres, mais Quirrenbach nous conduisit vers la troisième. — Si vous prévoyez de m’éliminer, commençai-je, inutile de pimenter mes derniers instants par une balade dans le Dais. Vous n’avez qu’à me pousser tout de suite par-dessus la corniche. — Ah Mirabel, je me demande comment j’ai fait pour vivre sans vos brillants traits d’esprit ! rétorqua Quirrenbach avec un long soupir excédé. Et pour répondre à votre question de tout à l’heure : oui, la symphonie avance, et assez magnifiquement, merci. — Ce n’était pas une histoire ? — Vous m’en reparlerez d’ici une centaine d’années. — À propos de gens qui hésitent à en tuer d’autres… intervint Voronoff. Mirabel, vous pourrez peut-être apporter vos lumières au débat. Vous auriez pu me descendre la première fois que vous m’avez vu, près de Mathusalem. Je suis un peu étonné que vous n’ayez pas au moins essayé ; et n’allez pas me dire que ce gros poisson était entre nous. Vous êtes peut-être bien des choses, mais vous n’êtes sûrement pas un sentimental. J’aurais préféré ne pas avoir à me l’avouer à moi-même, mais j’avais hésité. Dans une autre vie – sur un autre monde, du moins – j’aurais descendu Reivich (ou Voronoff) à la fraction de seconde même où j’aurais eu conscience de sa présence. Il n’y aurait pas eu de débat éthique concernant la vie ou la mort d’un poisson, quel que soit son âge. — Et si j’avais tout de suite compris que vous n’étiez pas mon homme ? répliquai-je. Il faisait sombre, mais je saisis le rapide éclair du sourire de Quirrenbach. — Mouais. Et si vous aviez tout simplement manqué de couilles ? Je connais votre pedigree, Mirabel. Nous le connaissons tous. Vous étiez un crack, sur Sky’s Edge. L’ennui, c’est que vous avez livré le combat de trop. — Si je suis vraiment lessivé, pourquoi prenez-vous des gants avec moi ? — Parce que vous êtes une fouine, répondit Voronoff. Et les fouines, on les met en cage. Le véhicule s’anima alors que nous approchions. Une porte s’ouvrit sur le côté comme une langue pendouillante. Des marches recouvertes d’un tapis apparurent. Deux gars se dressèrent dans l’ouverture, dorlotant comme des bébés des armes d’une taille indécente. À leur vue, toutes les velléités de résistance que j’aurais pu entretenir s’estompèrent comme par magie. Des professionnels. Je compris qu’ils ne prendraient même pas la peine de me pousser dans le vide. Si j’avais le malheur d’essayer quoi que ce soit, ils me colleraient deux balles dans la colonne vertébrale avant que j’aie fini mon geste. — Où allons-nous ? demandai-je, pas très sûr d’avoir vraiment envie de connaître la réponse, ou d’avoir seulement le droit d’espérer recevoir une réponse honnête. — Dans l’espace, répondit Quirrenbach. Rencontrer M. Reivich. — Dans l’espace ? Désolé de vous décevoir, Mirabel, mais Reivich n’est pas à Chasm City. Vous avez couru après une ombre. 33 Je regardai Zebra. Elle me regarda. Nous n’échangeâmes pas un mot. La cabine sentait le neuf, et le fric. Les gros bras nous firent monter dans le compartiment arrière, avec ses six sièges de cuir et son énorme table centrale. Des haut-parleurs diffusaient de la musique d’ascenseur. Des néons dessinaient des figures élégantes au plafond. Voronoff et l’un des porte-flingue s’assirent en face de nous, le canon de leur arme braqué sur notre nombril. Quirrenbach et l’autre type montèrent à l’avant, visibles seulement sous la forme d’ombres tremblées derrière la cloison de verre. La voiture monta en douceur, et les bras télescopiques se mirent à cliqueter discrètement. On aurait dit que quelqu’un tricotait à toute vitesse sur le toit. — Où ça, dans l’espace ? demandai-je. — Un endroit appelé le Refuge. Un carrousel en orbite haute, répondit Voronoff. Enfin, qu’est-ce que ça change pour vous ? Je veux dire : ce n’est pas comme si on vous y emmenait en promenade, hein ? J’avais entendu parler du Refuge depuis mon arrivée en ville, mais je n’arrivais pas à me rappeler quand. — Et que se passera-t-il, une fois là-haut ? — Ça, c’est M. Reivich qui vous le dira. Disons que ça se négociera. Mais ne vous attendez pas à trouver trop d’atouts sur la table, Mirabel. D’après ce que j’ai entendu, vous êtes à sec… — Des atouts, j’en ai encore quelques-uns dans ma manche, répliquai-je. Je devais avoir l’air à peu près aussi convaincant qu’un clochard aviné se vantant de ses prouesses sexuelles. Par les vitres latérales, je vis reculer la masse cristalline, monumentale, d’Escher Heights, et – plus intéressant – je vis le troisième véhicule, celui qui n’était pas celui de Zebra et qui ne m’était pas non plus inconnu, déployer ses bras au maximum et entreprendre de nous suivre, à distance respectueuse. — Et maintenant ? demandai-je, ignorant l’armoire à glace. Le jeu est fini, Voronoff. Il va falloir que vous trouviez une nouvelle distraction. — Comme si c’était un jeu, pauvre abruti ! C’est de souffrance qu’il s’agit. Il pencha son énorme masse en avant, sur la table. Il ressemblait un peu à Reivich, mais il ne bougeait et il ne parlait pas comme lui. Il n’avait ni l’accent de Sky’s Edge, ni l’allure aristocratique de Reivich. — C’est de souffrance qu’il s’agit, répéta-t-il. Parce que c’est la souffrance qui l’éloigne. Vous comprenez ? — Je mentirais si je disais oui, mais continuez toujours. — Pour vous, l’ennui n’est probablement pas assimilable à la souffrance. C’est parce que vous n’y avez été exposé qu’à des doses relativement minimes. Vous n’en connaissez pas la véritable couleur. Il y a entre l’ennui que vous connaissez et l’ennui que moi je connais la même différence qu’entre toucher de la neige et mettre sa main dans une cuve d’azote liquide… — L’ennui n’est pas un stimulus, voyons, Voronoff ! — Ça, c’est vous qui le dites. Il y a bel et bien une zone du cerveau humain qui est associée à la sensation appelée ennui. C’est une donnée incontournable. Il est donc logique de penser que cette zone puisse être activée par des stimuli externes, tout comme les centres du cerveau associés à l’ouïe ou au goût. J’anticipe votre argument suivant, fit-il en levant la main comme pour prévenir toute objection. C’est l’un de mes dons, vous savez… l’anticipation. Disons que c’est symptomatique de mon état. Je suis un réseau neural si bien adapté à la réception qu’il n’a pas évolué depuis des années. Mais pour en revenir à notre sujet, vous alliez sans doute me dire que l’ennui est une absence de stimuli et non la présence d’un stimulus particulier. Je dis que c’est pareil ; que le verre est à la fois à moitié vide et à moitié plein. Vous entendez le silence entre les notes ; j’entends la musique. Vous voyez un schéma noir sur blanc ; je vois un schéma blanc sur noir. Plus que ça, en fait : je vois les deux. Je vois tout, déclara-t-il avec un sourire de fou qu’on aurait laissé moisir dans des oubliettes pendant des années et qui en aurait profité pour débattre avec sa propre ombre. On ne peut rien y faire quand on arrive à… comment appeler ça ?… ma profondeur d’expérience ? — Vous êtes raide dingue, en fait, c’est ça ? — J’ai été fou, convint placidement Voronoff. Mais j’ai traversé la folie et je suis ressorti de l’autre côté. Maintenant, être fou m’ennuierait autant qu’être sain d’esprit. Je savais qu’il n’était pas fou, bien sûr – ou du moins pas au point d’être incontrôlable. S’il l’avait été, Reivich ne l’aurait pas utilisé comme appât. Voronoff devait conserver une emprise résiduelle sur la réalité. Son état mental était sans doute très différent de tout ce qu’il m’avait été donné de connaître – et l’ennui, je savais ce que c’était –, mais ç’aurait été faire une grosse boulette, de supposer qu’il n’était pas en pleine possession de ses moyens. — Vous auriez dû mettre fin à tout ça, dis-je, compatissant. Le suicide ne doit pas être monstrueusement difficile à organiser dans une ville comme celle-ci… — Il y a des gens qui le font, appuya Zebra. Des gens comme Voronoff. Ils n’appellent pas ça se suicider, évidemment. Mais ils prennent soudain un intérêt malsain à des activités comportant de très faibles chances de survie, comme de plonger dans une géante gazeuse, ou d’aller dire bonjour aux Vélaires… — Et pourquoi pas, Voronoff ? commençai-je, souriant à mon tour. Hé, mais attendez : vous avez bien failli y arriver, hein ? En vous faisant passer pour Reivich ! Vous espériez que je vous tuerais, c’est ça ? Une façon d’échapper à la souffrance avec un semblant de dignité. Le sage et vieil immortel abattu par le tueur à gages venu d’ailleurs, tout ça parce qu’il avait adopté la persona d’un meurtrier en fuite ? — Abattu… par un pistolet déchargé ? Ça, Mirabel, je serais prêt à mourir rien que pour voir ça ! — Oui, effectivement… — Seulement voilà, reprit Zebra. Vous avez réalisé que vous aimiez trop ça ! — Que j’aimais trop quoi ? Trop quoi, Taryn ? cracha Voronoff en la foudroyant du regard. — Jouer le rôle de la proie. Ça fait cesser la souffrance, hein ? — Qu’est-ce que vous connaissez à la souffrance ? — Allons, Voronoff, intervins-je. Soyez honnête. Elle a raison, non ? Pour la première fois depuis des années, vous avez retrouvé le sens du mot « vivre ». C’est pour ça que vous avez commencé à prendre des risques stupides, pour entretenir cette vibration. Mais rien n’était assez fort, hein ? Même sauter dans le Gouffre, c’était à peine amusant… Il nous regarda avec une intensité nouvelle. — Vous avez déjà été la proie dans une chasse ? Vous avez une idée de l’effet que ça fait ? — Je crains d’avoir connu ce plaisir, en effet, répondis-je. Il n’y a pas longtemps, même. — Je ne parle pas de vos petits jeux cynégétiques, répliqua Voronoff avec un mépris glacé. Des vermines pourchassant de la vermine. Quand ils vous ont pourchassé, Mirabel, ils avaient mis tellement de chances de leur côté qu’ils auraient aussi bien pu vous bander les yeux et vous coller une balle dans la tête avant de vous laisser courir. — C’est drôle, mais j’aurais été assez d’accord avec vous, sur le coup. — Ç’aurait pu être différent. Ils auraient pu faire en sorte que ce soit plus juste. Vous laisser un peu plus d’avance avant de se lancer à votre poursuite, afin que votre mort ne soit pas absolument inéluctable. Vous permettre de trouver des endroits où vous cacher. Ç’aurait fait une différence, non ? — Presque, répondis-je. Évidemment, il restait toujours un léger problème : je n’étais pas volontaire… — Vous l’auriez peut-être été, si ça avait valu le coup. S’il y avait eu un enjeu pour vous. Si vous aviez pensé que vous pouviez survivre au Jeu. — Quel était l’enjeu pour vous, Voronoff ? — La souffrance, répondit-il. Son absolution. Pendant quelques jours, du moins. J’avais commencé à lui répondre, probablement. Enfin, je crois. À moins que ce ne soit Zebra, ou le gros bras taciturne, avec son flingue gros comme une batte de base-ball. Tout ce que je me rappelle avec un tant soit peu de clarté, c’est ce qui arriva quelques secondes plus tard, les événements qui s’étaient produits juste avant ayant été proprement effacés de ma mémoire. D’abord, il dut y avoir une pulsation de lumière et de chaleur, quand l’autre véhicule ouvrit le feu sur nous. Ensuite, il y eut sûrement une détonation, un bruit assourdissant, au sens propre du terme, lorsque l’onde de choc du blasteur heurta de plein fouet la cabine, puis j’imagine que la tripaille du véhicule éviscéré jaillit en une explosion de métal, de plastique et autres matériaux composites, dans un nuage brûlant de mécanique en fusion. Après quoi nous tombâmes sûrement, alors que les bras fixés sur le toit, tailladés par l’attaque, perdaient prise sur les câbles. Une seconde ou deux plus tard, notre chute fut brutalement stoppée, et c’est à ce moment-là que je retrouvai plus ou moins la notion des choses. Mon premier souvenir, avant que la douleur ne frappe, fut que la cabine était sens dessus dessous : la table monumentale pendait maintenant du plafond, et le sol, avec ses dessins au néon, entourait un trou béant, aux bords déchiquetés, par lequel les niveaux inférieurs de la cité – la complexité foisonnante de la Mouise – étaient bien trop nettement visibles, et bien trop loin, en bas. Le porte-flingue avait disparu, abandonnant son arme derrière lui, arme qui glissait et brinquebalait par terre alors que la cabine tanguait et roulait à la recherche d’un nouvel équilibre précaire. Seule la main du type était encore là, crispée sur le flingue. Elle avait été sectionnée par un éclat de métal. En voyant le rouge ivoire des os arrachés au niveau du poignet, je repensai à mon absence de pied, dans la tente, après l’assaut des hommes de Reivich : je me revis tâter le moignon, lever ma main trempée de sang devant mon visage et rejeter l’idée abjecte qu’une partie de moi m’avait été enlevée, comme une bande de territoire annexée. Sauf que – je le savais maintenant – rien de tout ça ne m’était réellement arrivé. Nous étions, Zebra et moi, dans un coin de la cabine, collés l’un à l’autre dans une étreinte brouillonne. Il n’y avait plus signe de Voronoff – ni d’aucune partie de lui. J’avais mal un peu partout, mais il m’apparut assez vite que je n’avais rien de cassé. La cabine se balançait en craquant doucement. Le silence semblait de rigueur, en dehors du bruit de notre respiration et des gémissements de Zebra. — Tanner ? fit-elle, les yeux réduits à deux fentes douloureuses. Que s’est-il passé ? Je compris qu’elle ne s’était pas rendu compte que nous étions suivis par un autre véhicule. Elle ne s’attendait à rien du tout, alors que moi je m’étais préparé au pire – du moins l’avais-je cru. — On nous a attaqués, répondis-je. Une arme à rayon, probablement. Je pense que nous sommes coincés dans le Dais. — On va s’en sortir ? demanda-t-elle en réprimant un cri de douleur alors qu’elle dégageait l’un de ses membres. Non, attends. C’est une question stupide. Oublie ça. — Tu es blessée ? — Je… hmm… une seconde, souffla-t-elle, son regard, plutôt vitreux, se faisant, l’espace d’un instant, encore plus lointain. Non, rien qui ne puisse attendre quelques heures. — Qu’est-ce que tu viens de faire, là ? — J’ai vérifié mon image corporelle à la recherche des dégâts éventuels, répondit-elle comme si de rien n’était. Et toi, Tanner ? — Je m’en sortirai. Enfin, si tant est que ce soit possible. La voiture fit une embardée et glissa sur quelques mètres, jusqu’à ce que quelque chose l’arrête. J’essayai de détourner mon regard du trou dans le plafond qui était devenu le plancher. La Mouise ressemblait à une carte des rues qu’on aurait tenue à bout de bras. Les membres inférieurs, entrelacés, du Dais bouchaient la vue, mais ils paraissaient épineux, inhabités, et ne contribuaient qu’à accentuer l’impression de vertige. Des ombres remuèrent derrière la cloison de verre fumé, et le véhicule se remit à bouger. — Quelqu’un va venir nous sauver, dit Zebra. Hein ? — À moins que personne n’ait envie d’intervenir dans ce qui est manifestement une affaire privée. En plus, il en reste au moins un de vivant là-dedans, fis-je avec un mouvement de menton en direction de la cloison. Je pense que nous avons intérêt à nous remuer avant qu’ils fassent quelque chose que nous pourrions regretter. Comme de nous tuer, par exemple. — Nous remuer, Tanner ? Dans quel sens ? Je baissai les yeux vers le trou dans le plancher. — Nous n’avons pas vraiment le choix. Qu’en dis-tu ? — Tu es dingue. — Possible, répondis-je en m’agenouillant au bord du trou. Il faut croire que cet endroit est contagieux. J’écartai largement les bras pour m’accrocher au bord déchiqueté du trou, passai la tête à travers et m’insinuai dans l’ouverture jusqu’à ce que mes pieds trouvent un appui sur la branche convulsée du Dais qui avait arrêté notre chute. La surface était étroite ; nous étions très près du bout, qui s’affinait pour devenir une pointe fuselée comme le cœur d’un oignon. Lorsque j’eus retrouvé mon équilibre, je tendis les bras et aidai Zebra à sortir à son tour, sauf qu’avec l’extrême élongation de ses membres elle n’avait pas vraiment besoin de mon aide. Zebra leva les yeux vers la cabine dévastée comme si elle en soupesait la masse menaçante. Ce qui avait été le toit n’était plus qu’une masse de composants calcinés, fondus. Il ne restait plus qu’un bras télescopique tout tordu, celui qui la maintenait en place, accroché de façon précaire à une branche sensiblement plus haute. Au moindre souffle, tout basculerait dans la Mouise. Quirrenbach et l’autre gugusse étaient toujours dans le compartiment avant. Ils se bagarraient avec la porte, qui était coincée par une protubérance de la branche. — Voronoff est toujours en vie, lui aussi. Il rampait le long de la branche, lentement mais méthodiquement. Je compris que la branche avait dû interrompre sa chute lorsqu’il avait été éjecté. — Qu’est-ce que tu vas faire ? — Rien, répondis-je. Il n’ira pas très loin… Le tir fut précis, chirurgical, me coupant la parole. Assez puissant pour qu’il comprenne le message ; pas assez, toutefois, pour sectionner la branche. Voronoff s’arrêta net, mais il ne regarda pas tout de suite dans notre direction. Zebra leva les yeux vers la structure enchevêtrée qui nous dominait. La silhouette qui avait tiré était debout, légèrement déhanchée, la crosse d’une arme lourde appuyée sur le haut de la cuisse. Chanterelle épaula l’arme, puis commença à descendre par un escalier improvisé de branches entremêlées. Sa cabine était garée au-dessus, intacte. Trois autres silhouettes vêtues de noir s’étaient déployées dans les branches. Des hommes, qui la couvraient avec des armes encore plus grosses, tandis qu’elle venait vers nous. Ce n’était pas très impressionnant ; juste des taches phosphorescentes sur l’écran du radar à longue portée. Mais c’était très parlant. Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté la Flottille, ils avaient rencontré quelque chose qui se trouvait derrière eux ; quelque chose d’autre que des années-lumière d’espace vide. Sky régla le balayage du rayon et le concentra sur la région spécifique d’où était revenu l’écho. — Ça doit être ça, dit Gomez en se penchant par-dessus son épaule. Le Caleuche. Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’autre par là. — Peut-être que nous voyons simplement un bout d’épave balancée dans l’espace, fit Norquinco. — Non, répondit Sky en regardant le radar à longue portée affiner les détails, changeant une masse vague, imprécise, en quelque chose qui avait une forme et une densité. C’est beaucoup trop gros pour ça. Je pense que c’est le vaisseau fantôme. Aucun objet aussi volumineux n’aurait pu nous suivre. — Quelle taille ça fait, exactement ? — C’est assez gros, répondit Sky. Mais je n’arrive pas à avoir une estimation de sa longueur. Nous sommes exactement dans l’axe longitudinal, à croire qu’il a conservé le contrôle de sa navigation. (Il pianotait sur le clavier en fronçant les sourcils alors que d’autres nombres s’inscrivaient à côté de l’écho.) La largeur correspond pile à celle d’un vaisseau de la Flottille. Le profil est le même, aussi. Le radar signale même des asymétries aux endroits de la sphère avant où devraient se trouver des amas d’antennes. Le bâtiment n’a pas l’air d’être en rotation – ils ont dû l’interrompre pour je ne sais quelle raison. — Ils en avaient peut-être assez de la gravité. Nous en sommes loin ? — Seize mille kilomètres. Nous pourrions y être en quelques heures, à propulsion minimale. Ils en débattirent pendant quelques minutes, puis convinrent qu’une approche silencieuse paraissait être la plus appropriée pour l’instant. Le fait que le bâtiment soit resté dans l’axe de la Flottille interdisait de penser qu’il était en train de dériver, telle une écorce vide. Il avait conservé un minimum d’autonomie. Sky doutait qu’il puisse encore y avoir un équipage vivant à bord, mais, si peu probable que ce soit, ça restait une possibilité. Les systèmes de défense automatiques devaient au moins être encore fonctionnels. Et ils pouvaient réagir pacifiquement ou non à l’approche rapide, non prévue, d’un bâtiment inconnu. — Évidemment, nous pourrions nous annoncer, dit Gomez. Sky secoua la tête. — Ils nous suivent en silence depuis près d’un siècle sans avoir jamais tenté de prendre contact avec nous. Vous allez me dire que je suis parano, mais je pense que ça pourrait suggérer qu’ils ne sont pas spécialement intéressés par le fait de recevoir des visiteurs, qu’ils s’annoncent ou non. De toute façon, je ne crois pas une seule seconde qu’il y ait quelqu’un à bord. Certains systèmes ont dû rester opérationnels, juste assez pour assurer la sécurité de l’antimatière et que le bâtiment ne s’écarte pas trop de la Flottille, mais c’est tout. — Nous n’allons pas tarder à le savoir, répondit Norquinco. Dès que nous aurons établi le contact visuel. Puis nous pourrons aller jeter un coup d’œil aux dégâts. Les deux heures suivantes passèrent avec une lenteur insupportable. Sky modifia leur trajectoire d’approche afin d’aborder le bâtiment légèrement par le côté, de sorte que le radar leur renvoie un écho allongé. Le résultat, lorsqu’il leur parvint, était conforme à leur attente : le Caleuche correspondait très fidèlement au profil des bâtiments de la Flottille, à quelques différences près. Des différences mineures, mais qui les intriguèrent. — Sans doute des traces de détériorations, avança Gomez. Il regarda l’écho radar, bien net à présent. L’absence de tout autre signal sur l’écran soulignait encore leur isolement. Aucune réaction du reste de la Flottille ; aucun signe qu’un des autres bâtiments ait remarqué qu’il se passait quoi que ce soit. — Tu sais, dit Gomez, je suis presque déçu. — Déçu ? — Au fond, je me demandais si ça ne se révélerait pas être quelque chose d’étranger… — Un vaisseau fantôme n’est pas assez étrange pour toi ? rétorqua Sky en modifiant la trajectoire de telle sorte qu’ils approchent à présent le bâtiment par l’autre côté. — Si, mais maintenant que nous savons ce que c’est, ça élimine tellement de possibilités. Tu sais ce que je me disais ? Je me disais que c’était un autre vaisseau envoyé de la Terre bien après la Flottille, un vaisseau beaucoup plus rapide et plus perfectionné chargé de nous suivre à distance raisonnable, juste pour nous observer, ou pour venir à notre aide si quelque chose n’allait pas. Sky fit de son mieux pour avoir l’air méprisant, mais en secret il n’était pas loin de partager les sentiments de Gomez. Et si les choses empiraient ? se disait-il. Et s’ils découvraient qu’il n’y avait rien d’utile à bord du Caleuche, et aucun moyen sûr d’exploiter son antimatière ? Ce n’était pas parce que quelque chose avait donné naissance à un mythe que cette chose comportait forcément une réalité. Il pensa au Caleuche originel : le vaisseau fantôme qui était censé hanter les eaux au large du Chili, et dont l’équipage mort traversait les siècles en faisant une fête sinistre, interminable, envoyant des airs d’accordéon nostalgiques sur les flots. Le Caleuche, qui avait la faculté magique de se changer en rocher ou en bout de bois flotté, recouvert d’algues. Peut-être ne trouveraient-ils rien de plus. La dernière heure passa aussi lentement que les précédentes, mais à la fin de ce laps de temps ils furent récompensés par leur premier aperçu du vaisseau fantôme. C’était bien un bâtiment de la Flottille – ils auraient tout aussi bien pu approcher du Santiago, sauf qu’il n’y avait pas de lumière du tout à bord du Caleuche. Pour le voir, ils durent allumer les projecteurs de la navette. Ils s’en rapprochèrent, et lorsqu’ils n’en furent plus qu’à quelques centaines de mètres, ils eurent le temps d’observer un à un les détails énigmatiques de la coque du vaisseau à la dérive. — Les commandes ont l’air intactes, remarqua Gomez alors que le projecteur balayait l’énorme sphère, à l’avant du bâtiment. Laquelle sphère était ceinturée de baies vitrées noires, et criblée de trappes de détection et d’antennes de transmission fichées dans des logements circulaires, pourtant ils ne repérèrent trace ni d’énergie ni de présence humaine. La partie antérieure du globe était grêlée d’innombrables cratères d’impacts, mais c’était aussi le cas pour le Santiago, et au premier abord le bâtiment n’avait pas l’air d’avoir subi d’autres dommages. — Tu pourrais nous faire longer l’épine dorsale ? demanda Gomez pendant que Norquinco, derrière eux, s’efforçait d’obtenir d’autres schémas du vieux bâtiment. Sky donna une légère impulsion aux commandes, et la navette passa lentement le long de la sphère de commandement, puis du module cylindrique suivant, qui devait héberger les navettes et les soutes à marchandises du Caleuche. Tout avait l’air absolument normal. Même les ports d’entrée étaient situés aux endroits attendus. — Je ne vois pas de dégradations majeures, déclara Gomez. Je croyais que le radar faisait apparaître… — En effet, confirma Sky. Mais les dégâts semblaient tous localisés de l’autre côté. Nous allons faire le tour par la section des moteurs et revenir. Ils longèrent doucement l’épine dorsale, les projecteurs trouant les ténèbres, révélant des cercles de détails éclatants. Ils virent défiler les modules de cryosomnie les uns après les autres. Sky commença à les compter, s’attendant à moitié à ce qu’il en manque, mais au bout d’un moment il sut que ce n’était pas la peine. Ils étaient encore tous là, apparemment en bon état. Le bâtiment – en dehors d’une abrasion mineure – était exactement comme lors de son lancement. — Il y a quand même quelque chose de bizarre, fit Gomez en étrécissant les paupières. Quelque chose de pas normal. — Je ne vois rien de particulier, répondit Sky. — Moi non plus, je ne vois rien, confirma Norquinco en levant momentanément les yeux des perspectives beaucoup plus intéressantes de ses schémas de données. — Si, il y a quelque chose. On dirait qu’il n’est pas tout à fait net. Vous ne trouvez pas ? — C’est une question de contraste, répondit Sky. Tes yeux ont du mal à faire le point à cause de la différence de luminosité entre les parties éclairées et les autres. — Si tu le dis… Ils poursuivirent en silence, pas vraiment désireux de reconnaître que Gomez avait raison, et que le Caleuche avait quelque chose qui clochait. Sky repensa à l’histoire du vaisseau fantôme que Norquinco lui avait racontée : on disait que le vieux navire avait réussi à s’entourer de brume, de sorte que personne ne le voyait jamais nettement. Par bonheur, Norquinco se retint de le lui rappeler. Il n’aurait pas pu le supporter. — Je ne détecte pas d’émission infrarouge en provenance des caissons de cryosomnie, dit enfin Gomez, quand ils furent presque au bout de l’épine dorsale. Ce n’est pas bon signe, Sky. Si les sarcophages étaient encore opérationnels, on verrait l’infrarouge des congélos. On ne peut pas refroidir quelque chose sans provoquer une élévation de température ailleurs. Les momios ne sont plus en vie. — Eh bien, réjouis-toi, répondit Sky. Tu voulais un vaisseau fantôme : tu en as un. — Je ne pense pas qu’il y ait des fantômes à bord, Sky. Juste un gros tas de cadavres. Ils arrivèrent au bout de l’épine dorsale, à l’endroit où elle rejoignait l’unité de propulsion. Ils étaient tout près, maintenant – à dix ou quinze mètres de la coque seulement –, et les détails auraient dû être d’une netteté parfaite, mais il n’y avait pas de doute, et Gomez avait raison : on aurait dit que le vaisseau se trouvait derrière un écran de verre légèrement dépoli qui brouillait toutes les lignes, sauf celle qui séparait le vaisseau de l’espace. C’était comme si le vaisseau avait légèrement fondu et s’était resolidifié. Il y avait quelque chose qui ne collait pas. — Enfin, la section de propulsion a l’air intacte, lâcha Gomez. L’antimatière doit encore être à l’intérieur, réglée sur puissance résiduelle. — On ne détecte aucune émission d’énergie. Pas la moindre veilleuse. — Tous les systèmes non essentiels ont été coupés. Mais l’antimatière doit encore s’y trouver. Ça veut dire que, quoi qu’il arrive, notre expédition ici n’aura pas été complètement vaine. — Bon. Nous savons qu’il y a quelque chose qui cloche de ce côté-ci. Voyons de quoi ça a l’air de l’autre côté. Ils firent le tour, exécutant un virage en épingle à cheveux au-delà des gueules géantes des tuyères de poussée. Gomez avait raison, bien sûr : l’antimatière était encore là, il n’y avait jamais eu aucun doute à ce sujet. Si les moteurs avaient explosé comme ceux de l’Islamabad, il n’en serait rien resté, et le médium interstellaire se serait trouvé modestement enrichi en oligo-éléments. Le bâtiment contenait encore l’antimatière nécessaire pour le ralentir, et tous les systèmes de confinement devaient donc fonctionner normalement. Les hommes de Sky pourraient utiliser cette antimatière, soit en procédant à des expériences à bord du Caleuche même, en testant ses moteurs afin d’essayer d’optimiser leur rendement comme ils n’oseraient jamais le faire avec leur propre bâtiment, soit en utilisant le vaisseau fantôme comme un énorme étage de fusée, en l’amarrant au Santiago, ce qui accroîtrait considérablement leur courbe de décélération. Ils n’auraient plus qu’à se débarrasser du Caleuche à une fraction encore significative de la vitesse de la lumière. Mais il y avait une troisième hypothèse qui plaisait plus à Sky que les deux autres : ils pourraient procéder à des expériences de manipulation de l’antimatière à bord du vaisseau fantôme, et se contenter de transférer le réservoir à bord du Santiago, où il pourrait être connecté à leur propre réserve d’énergie. De cette façon, ils ne gaspilleraient pas d’énergie à faire décélérer une masse morte – et l’affaire pourrait rester raisonnablement secrète. Le demi-tour achevé, ils commencèrent à longer l’autre côté. Ils savaient, grâce aux images radar, que le bâtiment était relativement asymétrique. Ils devaient s’attendre à ce que l’autre côté du vaisseau présente une différence, mais quand ils y furent, ils eurent du mal à en croire leurs yeux. Gomez étouffa un juron auquel Sky fit écho d’un lent hochement de tête. Sur toute sa longueur, de la sphère de commandement jusqu’au bout de la section de propulsion, tout le côté du bâtiment n’était qu’une masse lépreuse, répugnante. On aurait dit une éruption de lave dirigée vers l’extérieur, un bouillonnement d’ampoules globuleuses aussi serrées que des œufs de grenouille. Ils regardèrent cette abomination en silence pendant au moins une minute, fascinés et horrifiés à la fois. Gomez reprit la parole le premier : — Il s’est passé quelque chose de très bizarre, ici. Quelque chose de très, très bizarre. Je ne suis pas sûr d’aimer ça, Sky. — Écartons-nous de la coque, suggéra Norquinco. Pour une fois, Sky lui obéit sans discuter. Il donna une petite tape à la commande des réacteurs et fit reculer la navette de deux cents mètres. De là, ils avaient une meilleure vue du vaisseau fantôme. Plus il le regardait, se dit Sky, plus il avait l’impression de regarder une chair couverte d’ampoules ou une blessure qui aurait mal cicatrisé. En tout cas, il ne s’attendait vraiment pas à ça. — Il y a quelque chose, vers l’avant, fit Gomez en tendant le doigt. Regardez. Près de la sphère de commandement. On dirait que ça n’en fait pas partie. — Un autre vaisseau, dit Sky. Ils s’approchèrent prudemment, en sondant fébrilement la masse noire avec les projecteurs. Presque perdu dans l’explosion bulbeuse de la coque se trouvait un vaisseau intact, beaucoup plus petit. Il était de la même taille, et du même modèle, en fait, que leur navette. Sauf que les marques et les détails étaient différents. — Et merde ! Quelqu’un est arrivé avant nous, conclut Gomez. — Possible, répondit Sky. Mais il y a peut-être des dizaines d’années de ça. — Tu as raison, fit Norquinco. Et je ne pense pas que ce soit l’un des nôtres. Ils se rapprochèrent lentement de l’autre navette, en prenant garde aux pièges possibles, mais l’autre vaisseau avait l’air tout aussi mort que l’énorme bâtiment auquel il était amarré par trois lignes reliées à des flèches-grappins. C’était du matériel d’urgence standard sur les navettes, mais Sky n’aurait jamais pensé qu’il puisse être utilisé de cette façon. Il y avait des sas d’amarrage intacts, de l’autre côté du Caleuche. Pourquoi la navette ne les avait-elle pas utilisés ? — Rapproche-nous tout doucement, dit Gomez. — C’est ce que je croyais être en train de faire, figure-toi. L’accostage de la navette échouée fut plus difficile qu’il n’y paraissait : ses propres moteurs l’en éloignaient systématiquement. Lorsque les deux vaisseaux se rapprochèrent enfin, le contact fut beaucoup plus brutal que Sky ne l’aurait voulu. Mais les joints du sas tinrent le coup et il réussit à diriger une partie de leur énergie vers l’autre bâtiment, complétant ses propres systèmes qui devaient être uniquement endormis. Ça paraissait trop facile, bien que les navettes aient été conçues pour être totalement compatibles avec le système d’appontage de tous les bâtiments de la Flottille. Des voyants se mirent à clignoter, et les vannes commencèrent à équilibrer la pression des deux côtés du sas. Les trois hommes s’équipèrent. Ils sanglèrent les capteurs spécialisés et le matériel de communication qu’ils avaient emmené pour l’expédition, puis saisirent les mitraillettes munies de torches sur lesquelles Sky avait fait main basse. Suivant ses directives, ils empruntèrent, en apesanteur, le tunnel de connexion jusqu’à une cabine bien éclairée, plus ou moins semblable à celle de la navette qu’ils venaient de quitter. Rien, ni toiles d’araignée, ni film de poussière, ne suggérait qu’un long moment avait passé depuis l’évacuation de la navette. Quelques écrans où s’affichaient des données étaient même encore allumés. Il y avait un corps, aussi. Un corps en combinaison spatiale et manifestement mort – bien qu’aucun d’eux n’ait très envie de regarder de près derrière la visière du casque. Il n’avait pas l’air d’avoir péri de mort violente. Il était assis calmement, sur le siège du pilote, les deux bras de la combinaison repliés sur la poitrine, les doigts gantés se touchant comme dans une prière silencieuse. — Oliveira, dit Gomez en lisant la plaque nominative sur le casque. C’est un nom portugais. Il devait venir du Brasilia. — Pourquoi serait-il mort ici ? demanda Norquinco, il avait de l’énergie, non ? Il aurait pu rentrer chez lui. — Pas forcément, fit Sky en indiquant l’un des voyants. Il avait peut-être de l’énergie, mais il n’avait plus de carburant. Il a dû tout consommer en venant ici à grande vitesse. — Et alors ? Il devait y avoir des douzaines de navettes dans le Caleuche. Il aurait pu abandonner celle-ci et repartir avec une autre. Graduellement, ils échafaudèrent une hypothèse pour expliquer la présence du mort. Personne n’avait entendu parler d’Oliveira, mais encore une fois, il venait d’un autre bâtiment, et il avait dû disparaître des années plus tôt. Oliveira avait probablement entendu parler du Caleuche, lui aussi, peut-être de la même façon que Sky : une lente accrétion de rumeurs, qui avaient fini par se cristalliser en présomptions. Comme Sky, il avait décidé d’aller voir ce qu’il y avait à bord du vaisseau fantôme, dans l’espoir, peut-être, d’en tirer un avantage significatif pour son propre équipage ou – c’était tout aussi possible – pour lui-même. Alors il avait pris une navette, secrètement sans doute, et il avait décidé de faire le trajet en dépensant beaucoup de carburant. Peut-être y avait-il été obligé parce qu’il avait profité pour partir d’un bref moment au cours duquel son absence n’aurait pas été remarquée ; le risque devait paraître raisonnable. Après tout, comme avait dit Gomez, il devait y avoir des réserves de carburant à bord du Caleuche – et même d’autres navettes. Le retour n’aurait pas dû poser de problème. — Il y a un message, ici, fit Norquinco en scrutant l’un des écrans d’affichage. — Quoi ? — Regarde, là. De… euh, de lui, j’imagine. Avant que Sky ait eu le temps de le lui demander, Norquinco afficha le message, le traduisit grâce aux logiciels intégrés et l’envoya jusqu’à leurs combinaisons, la piste audio passant sur les canaux de communication généraux tandis que la composante visuelle était projetée sur un écran en hauteur, de sorte que la forme fantomatique d’Oliveira parut les rejoindre dans la cabine. Il portait la combinaison dans laquelle il était mort, sauf que la visière de son casque était relevée et que son visage était visible. C’était un homme à l’allure jeune, à la peau mate et dont le regard exprimait un mélange d’horreur et de profonde résignation. « Je pense que je vais me tuer, dit-il en portugais. Je pense que c’est ce que je vais faire. Je pense que c’est la seule chose sensée à faire. Je pense que c’est ce que vous feriez à ma place, compte tenu des circonstances. Je n’aurai pas besoin de faire preuve de beaucoup de courage. Il y a une douzaine de façons indolores de se tuer dans une combinaison spatiale. Et il paraît que certaines sont mieux que ça, encore. Je serai bientôt fixé. Vous me direz si je suis mort en souriant, hein ? C’est ce que j’espère. Sinon, ce ne serait pas juste, hein ? » Sky devait se concentrer pour suivre ses paroles, mais ce n’était pas d’une difficulté insurmontable. En tant qu’officier de sécurité, il était de son devoir d’acquérir une bonne connaissance des autres langues de la Flottille, et le portugais était beaucoup plus proche du castelan que l’arabe. « Qui que vous soyez, je suppose que vous êtes venus ici plus ou moins pour les mêmes raisons que moi. Une avidité intense, inextinguible. Je ne peux pas vous en vouloir. Enfin, si vous êtes venus ici pour des raisons plus altruistes, acceptez mes humbles excuses. Mais j’en doute. Comme moi, vous avez dû entendre parler du vaisseau fantôme et vous vous êtes demandé s’il y avait à bord des choses qui valaient la peine d’être pillées. J’espère seulement que vous n’avez pas commis la même erreur de calcul que moi, en ce qui concerne les réserves de carburant. Mais c’est peut-être ce qui vous est arrivé, et vous avez déjà compris exactement ce que je suis en train de vous raconter, parce que vous êtes allé à l’intérieur. Et si vous aviez besoin de carburant, et que vous n’êtes pas encore entré dedans – eh bien, je regrette de vous le dire, mais vous pouvez vous préparer à une grosse déception. C’est le moins qu’on puisse dire… (Il s’interrompit, regarda le système de support-vie de son scaphandre.) Parce que ce n’est pas tout à fait ce que vous espériez. C’est infiniment moins intéressant. Et en même temps, ça l’est beaucoup plus. J’en sais quelque chose. Je suis allé à l’intérieur. Nous y sommes allés tous les deux. » — Tous les deux ? releva Sky, à haute voix. « Mais vous n’avez peut-être pas encore trouvé Iago, poursuivit l’homme comme s’il les avait entendus. Je ne vous ai pas parlé de lui ? Pardon, c’est ma faute. C’était un de mes bons amis, mais maintenant, je pense qu’il est la raison pour laquelle je vais me tuer. Je sais que je ne peux pas rentrer sans carburant, et si j’appelais à l’aide, je serais exécuté pour être venu ici, alors… Même si on ne me pend pas sur le Brasilia, les autres vaisseaux le feront. Non, il n’y a vraiment pas moyen d’en sortir. Mais comme je disais, c’est Iago qui m’a convaincu, en réalité. Pauvre, pauvre Iago. Je l’avais seulement envoyé à l’intérieur chercher du carburant. Je suis vraiment désolé. (Soudain, comme s’il sortait d’une sorte de rêverie, il sembla les regarder l’un après l’autre.) Je vous ai dit l’autre chose ? De partir tout de suite, si vous pouvez ? Je ne sais plus si… » — Éteins ce putain de truc ! ordonna Sky. Norquinco hésita, puis obéit, laissant le fantôme d’Oliveira planer là, devant eux, figé au milieu de son soliloque. 34 La portière du compartiment avant s’ouvrit et Quirrenbach pointa le nez au-dehors. Il avait la face tuméfiée, ensanglantée. — Sortez ! fit Chanterelle. Et vous aussi ! ajouta-t-elle en pointant son arme vers le porte-flingue qui apparaissait derrière lui. — J’imagine que je vous dois des remerciements, dis-je d’un ton mi-figue mi-raisin. Vous deviez bien penser que je me sortirais indemne de l’échauffourée, hein ? — Cette idée m’avait traversé l’esprit, en effet. Ça va, Tanner ? Vous avez une petite mine, je trouve. — Ça va. Les trois amis de Chanterelle affectaient un détachement morose. Ils avaient mis Voronoff en sûreté, à bord du véhicule de Chanterelle, où il dorlotait son poignet amoché comme un bébé. C’est à peine s’ils m’avaient jeté un regard en coin, mais je ne pouvais pas leur en vouloir. Lors de notre dernière rencontre, je leur avais logé à chacun une balle dans la jambe. — Qui que vous soyez, vous allez avoir de graves ennuis ! lança Quirrenbach en regardant Chanterelle dans les yeux, lorsque nous fûmes dans le véhicule. Lequel véhicule avait mis un petit cyborg au service de Voronoff pour réduire la fracture de son poignet. — Je connais cette femme, dit Voronoff en le regardant opérer. C’est Chanterelle Sammartini. Une chasseresse. L’une des meilleures, quoi que ça veuille dire. — Comment le savez-vous ? lança Quirrenbach. — Elle était avec Mirabel, la nuit où il a essayé de m’abattre. Je me suis renseigné, depuis. — Pas très à fond, répondit Quirrenbach. — Oh, fermez-la ! C’est vous qui deviez le suivre, je vous rappelle. — Allons, allons, les enfants ! fit Zebra, son arme posée sur un genou dans une attitude désinvolte. Ce n’est pas parce qu’ils vous ont piqué vos gros flingues qu’il faut vous disputer… Quirrenbach pointa un doigt accusateur sur Chanterelle. — Et pourquoi cette putain de Taryn a-t-elle encore son arme ? Elle est avec nous, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ! — D’après Tanner, elle a cessé de travailler pour vous il y a déjà un petit moment, fit Chanterelle avec un sourire. Et franchement, je la comprends. — Merci, répondit Zebra, l’air de se demander si c’était du lard ou du cochon. Cela dit, je me demande pourquoi vous me faites confiance. À votre place, je me méfierais. — Tanner m’a dit qu’on pouvait vous faire confiance. Nous avons eu quelques points de désaccord, tous les deux, mais sur ce coup-là, je suis prête à le croire sur parole. Je peux vous faire confiance. Zebra ? — Vous n’avez pas vraiment le choix, hein ? répondit-elle avec un sourire. Eh bien, Tanner, qu’est-ce qui se passe, maintenant ? — Exactement ce que Quirrenbach avait prévu depuis le début, répondis-je. On va au Refuge. — Vous plaisantez, hein ? On va se jeter dans la gueule du loup… — Peut-être, mais c’est la seule façon de mettre fin à tout ça. Reivich le savait aussi, non ? Quirrenbach ne répondit pas tout de suite, comme s’il se demandait s’il avait gagné la partie ou s’il l’avait perdue. Puis, faiblement, il dit : — Alors, nous n’avons plus qu’à aller au spatioport. — Oui, nous allons y aller. Mais d’abord, ajoutai-je, je voudrais aller quelque part. Ça doit se trouver un peu plus près. Et je pense que vous saurez m’y emmener… L’Onirozène, ça vous dit quelque chose ? Je n’étais pas sûr que Quirrenbach soit plus proche du centre de production d’Onirozène que Vadim, mais il était raisonnable de le penser. Vadim en avait un petit stock, toutefois son racket se limitait à la Ceinture de Rouille et à son orbite basse. Quirrenbach, quant à lui, allait et venait librement entre Chasm City et l’espace. Il y avait donc de bonnes chances que ce soit Quirrenbach qui ait amené les fioles avec lui, lors d’une récente visite. Conclusion : Quirrenbach savait peut-être où était la source. — Alors ? demandai-je. On y va ? — Vous ne savez pas dans quoi vous mettez le nez, Tanner. Vous n’en avez aucune idée. — Ne vous en faites pas pour ça. Contentez-vous de nous y emmener. — Nous emmener où ça ? demanda Chanterelle. Je me tournai vers elle. — J’ai fait un deal avec Zebra : je poursuis l’enquête que sa sœur menait quand elle a disparu. Chanterelle regarda Zebra. — Votre sœur ? Que lui est-il arrivé ? — Elle a posé une question de trop à propos de l’Onirozène, répondit Zebra, tout bas. Les sbires de Gédéon ont eu sa peau, et depuis, je passe mon temps à me demander pourquoi. Elle ne cherchait même pas à leur faire cesser leur petit trafic, juste à en savoir davantage sur la source. — Vous n’avez pas idée de ce qui vous attend, insista Quirrenbach en me regardant d’un air implorant. Pour l’heure, nous nous éloignions, de branche en branche, de la gare centrale, où nous avions largué Voronoff et l’homme de main. — Pour l’amour du ciel, Tanner, un peu de bon sens ! insista-t-il. Vous n’avez pas besoin de vous embarquer dans une croisade personnelle, d’autant que rien de tout cela ne vous concerne. Vous n’avez ni besoin, ni le droit, d’ailleurs, de vous mêler de nos affaires… — Il n’a que faire de votre permission ! lança Zebra. — Oh, faites-moi grâce de cette vertueuse indignation ! Vous en prenez, vous aussi, Zebra. — Exact, Quirrenbach, répondit-elle en hochant la tête. Comme quelques milliers d’autres personnes. Surtout parce que nous n’avons guère le choix. — On a toujours le choix, répliqua-t-il. Alors comme ça, le monde a l’air un peu plus sinistre sans les implants ? Eh bien, apprenez à vous en passer. Et si ça ne vous plaît pas, il y a toujours l’approche hermétique. Zebra secoua la tête. — Sans les implants, nous commençons à mourir de vieillesse ; la plupart d’entre nous, en tout cas. Avec eux, nous sommes condamnés à vivre des demi-vies à moitié vécues en nous planquant dans des machines. Désolé, mais ce n’est pas ce que j’appelle avoir le choix. D’autant qu’il y a une troisième voie. — Vous n’avez donc aucune raison morale d’être contre l’Onirozène… — Qui a dit que j’étais contre, espèce de petite vermine tatillonne ? Je veux seulement savoir pourquoi il est si difficile de s’en procurer alors que nous en avons tellement besoin. On a de plus en plus de mal à en trouver. Et tous les mois, je finis par payer un peu plus cher le précieux élixir de Gédéon – puisque Gédéon il y a. — La loi de l’offre et de la demande… — Vous voulez que je lui casse la gueule ? intervint Chanterelle. Ça ne me gênerait pas du tout. — C’est très aimable à vous, répondit Zebra, manifestement heureuse d’avoir trouvé un terrain d’entente avec Chanterelle. Mais il vaut mieux qu’il reste conscient pour le moment. — Au moins jusqu’à ce qu’il nous emmène au centre de production, fis-je avec un hochement de tête. Chanterelle ? Vous êtes sûre que vous voulez venir avec nous ? — Dans le cas contraire, Tanner, je serais restée à la gare. — Je sais. Mais ça risque d’être dangereux. — Il a raison, dit Quirrenbach, qui espérait sans doute encore m’en dissuader. À votre place, je réfléchirais sérieusement. Vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux revenir plus tard, avec une escouade convenablement préparée ? Et quelque chose qui ressemblerait même vaguement à un plan ? — Quoi ? N’aurais-je plus votre attention sans partage ? ironisai-je. Allez, allez, on cesse d’ergoter et on s’active un peu ! Il eut un reniflement. — Enfin, vous ne comptez quand même pas m’obliger à vous y emmener ? — Vous seriez surpris, répondis-je avec un sourire. Je pourrais vous obliger à faire n’importe quoi. Ce n’est qu’une question de nerfs et de points de pression. — Vous voulez dire que vous iriez jusqu’à me torturer ? — De nous deux, ce n’est pas moi que ça gênera le plus… — Espèce de salaud ! — Hé, regardez où vous allez. Quirrenbach ! s’écria Zebra. Vous descendez beaucoup trop bas ! Elle avait raison. Nous étions au-dessus de la Mouise, à présent. Nous naviguions à quelques centaines de mètres seulement au-dessus des taudis les plus hauts, et l’équation de notre trajectoire s’écrivait en ondulations nauséeuses du fait de la raréfaction des câbles à cette hauteur. — Je sais ce que je fais, répondit Quirrenbach. Alors fermez-la et admirez la vue. Soudain, nous nous retrouvâmes en train de descendre dans un couloir bordé de masures sordides. Nous suivions un unique câble très long qui disparaissait dans l’eau boueuse, couleur de caramel, au bout de ce canyon. Des feux brûlaient dans les constructions de bric et de broc qui défilaient de chaque côté de la cabine, et des bateaux à vapeur s’éloignèrent précipitamment, dans de grands halètements, en voyant la cabine approcher de l’eau. — J’avais raison, hein ? demandai-je à Quirrenbach. Vous étiez de mèche, Vadim et vous ? — Disons plutôt que nous avions une relation de maître à esclave, fit-il en actionnant les commandes avec une certaine habileté, freinant notre descente juste avant que nous ne heurtions l’eau boueuse. Le numéro de Vadim, ce numéro de grosse brute stupide ? Ce n’était pas un numéro. — Je l’ai tué ? Il frotta l’une de ses ecchymoses. — Rien que l’Onirozène ne puisse arranger, en fin de compte. Je hochai la tête. — C’était plus ou moins ce que je pensais. Alors, qu’est-ce que c’est. Quirrenbach ? Vous le savez forcément. C’est un produit de synthèse ? — Ça dépend de ce qu’on entend par synthèse, répondit-il. — Alors il est devenu dingue, répondit Sky. Il savait qu’il ne rentrerait jamais chez lui, qu’il allait rester coincé ici, et il est devenu dingue. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans. — Tu penses que Iago a vraiment existé ? demanda Gomez. — Peut-être. Ça n’a pas vraiment d’importance. De toute façon, nous devons y aller, hein ? Si nous le retrouvons, nous saurons que ça, au moins, c’était vrai. Bon, et s’il l’avait tué, ce Iago ? ajouta Sky en s’efforçant de parler d’un ton raisonnable. Ils auraient pu s’engueuler, et peut-être que c’est d’avoir tué son ami qui l’a rendu dingue, après tout. — En admettant, bien sûr, qu’il ait été dingue, releva Gomez. Et pas simplement un homme parfaitement rationnel qui aurait été confronté à quelque chose de terrible. Quelques minutes plus tard, ils se découplaient de la navette d’Oliveira abandonnant le cadavre à l’intérieur, comme ils l’avaient trouvé. Prudemment, avec de petites impulsions des réacteurs, ils firent le tour du bâtiment et rejoignirent le côté intact. — Les dégâts sont rigoureusement limités à l’autre côté, conclut Gomez. La coque n’est pas calcinée comme celle du Santiago après l’explosion de l’Islamabad, mais la définition géométrique est semblable, vous ne trouvez pas ? Sky hocha la tête et repensa à la silhouette de sa mère, gravée sur la paroi calcinée de la coque. Quoi qu’il ait pu arriver au Caleuche, ç’avait été monstrueusement différent, même si c’était à l’évidence symptomatique d’une dégradation d’une sorte ou d’une autre. — Je ne vois pas comment il pourrait y avoir le moindre rapport, répondit-il. La console émit une série de bip-bip. C’était l’un des systèmes d’alarme automatiques que Norquinco avait installés. — Qu’est-ce que c’est ? Un problème ? demanda Sky. — Pas un problème technique, mais un problème quand même, en effet. Quelqu’un vient de nous scanner avec un radar à longue portée. — D’où venait le rayon ? De la Flottille ? — De cette direction générale, mais je pense qu’il s’agit plutôt d’une autre navette, qui effectue une approche similaire à la nôtre… — Elle a dû remonter la trace de notre propulsion, avança Gomez. Bon, on a combien de temps devant nous ? — Impossible à dire. Pour le savoir, il faudrait que je projette un rayon radar sur eux. Disons que nous avons au mieux une journée ; peut-être six heures. — Et merde ! Bon, allons-y. Entrons. Nous verrons bien ce que nous allons trouver. Ils s’étaient approchés du côté intact de la sphère de commandement et la contournaient à la recherche d’un sas praticable. Sky ne voulait pas risquer de faire entrer la navette dans le Caleuche, mais il y avait encore quantité de points, en surface, où la navette aurait pu s’ancrer pour un rapide transfert d’équipage. Normalement, le gros vaisseau aurait réagi à l’approche de la navette en activant l’un des sas : des projecteurs de guidage se seraient allumés et le sas aurait extrudé des crochets d’amarrage afin de guider la navette sur les derniers mètres de l’approche. Si le bâtiment avait encore eu de l’énergie en réserve, ces mécanismes d’amarrage auraient dû se réveiller, même après des dizaines d’années d’inactivité. Mais bien qu’un gazouillis ait signalé l’approche de la navette, il ne se produisit rien. — D’accord, répondit Sky. Nous allons faire comme Oliveira : utiliser les grappins. Il positionna la navette sur un sas d’amarrage et laissa jaillir les grappins qui s’enfoncèrent silencieusement dans la coque du Caleuche. Puis la navette commença à se rapprocher, telle une araignée au bout de son fil. Les grappins ne s’étaient pas ancrés solidement. Ils commencèrent par lâcher un peu, comme des crochets dans la chair, mais ils tinrent bon. Même si la navette échappait à ses amarres pendant qu’ils étaient dans le bâtiment, son pilote automatique l’empêcherait de dériver trop loin. Comme ils n’avaient pas ôté leurs scaphandres, ils n’eurent qu’à entrer dans le sas et faire le vide. Sky les avait admirablement positionnés ; le sas de la navette était juste dans l’alignement de celui du vaisseau. Ses commandes manuelles étaient placées sur le côté, encastrées derrière un panneau. Sky savait d’après son expérience à bord du Santiago que les sas étaient bien conçus. C’était simple. On tournait un levier à la main, et ça ouvrait la porte extérieure. Une fois à l’intérieur, dans la chambre d’échange, ils trouveraient un panneau plus complet avec des jauges de pression et des commandes qui permettraient d’équilibrer la pression de l’air avec celle de l’intérieur du vaisseau ; s’il n’y avait pas de pression de l’autre côté, la porte leur permettrait de passer d’autant plus facilement. Il tendit sa main gantée, empoigna le levier. Mais à l’instant où il referma les doigts sur le métal, il comprit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Le contact n’était pas du tout celui du métal. On aurait dit de la viande. Pendant qu’il enregistrait cette information, une autre partie de son cerveau avait envoyé à sa main le signal d’appliquer le mouvement de torsion qui commencerait à écarter la porte. Mais le levier ne voulait pas tourner. Il se déformait dans sa main, s’étirait comme s’il était fait en guimauve. Il regarda plus attentivement, collant presque la visière de son casque contre le panneau. La raison pour laquelle le levier ne marchait pas était évidente : il était soudé au reste du panneau. En réalité, toutes les commandes étaient pareilles : intimement fondues dans la masse. Il regarda plus attentivement la porte. Il n’y avait pas de plan de joint entre le panneau et le cadre ; ils ne formaient qu’un seul et unique volume. Comme si le Caleuche était fait de pâte grise. La cabine n’était plus qu’un véhicule comme les autres sur le flux langoureux, brunâtre, de la Mouise. Quirrenbach utilisait les bras du véhicule comme des sortes de godilles pour remonter le courant languissant, les tendant d’un côté et de l’autre afin d’éviter les taudis en surplomb sur la rivière. Il l’avait manifestement fait bien des fois auparavant. — Nous approchons du bord du dôme, signala Zebra en tendant le doigt droit devant elle et vers le haut. Elle avait raison. L’un des dômes fusionnés qui constituaient la Moustiquaire descendait à cet endroit, les taudis s’empilant sur sa surface brunie par la crasse. Il était difficile de croire que la voûte en pente inclinée avait été transparente un jour. — La paroi intérieure ou extérieure ? demandai-je. — La paroi intérieure, répondit Zebra. Ce qui veut dire… — Je sais ce que ça veut dire, coupai-je. Ça veut dire que Quirrenbach nous emmène vers le gouffre. 35 Plus nous approchions de la Moustiquaire et plus le canyon s’assombrissait. Les superpositions précaires de structures qui surplombaient la rivière formaient à présent une sorte de tunnel improvisé d’où suintaient des fluides indescriptibles. Personne, ou presque, ne vivait là, malgré la pression de la population pouilleuse de la Mouise. Quirrenbach nous fit descendre dans les sous-sols. Il n’y avait absolument personne ; pas un être humain, mais pas un porcko non plus. À la lumière des phares aveuglants de la cabine, on entrevoyait, par moments, des rats qui détalaient dans l’obscurité. Ils étaient arrivés dans la cité à bord des vaisseaux ultras. C’étaient des rongeurs génétiquement modifiés pour servir de système de nettoyage à bord des bâtiments. Quelques-uns s’étaient échappés, il y avait des siècles de ça, ils avaient secoué le joug de la servitude et étaient retournés à l’état sauvage. Ils détalaient devant les ellipses éblouissantes projetées par les phares de la cabine, ou nageaient frénétiquement dans le V d’eau brunâtre sculpté par le sillage du véhicule. — Que voulez-vous, en fait, Tanner ? me demanda Quirrenbach. — Je vous l’ai dit : des réponses. — C’est tout ? Vous ne courez pas plutôt après votre dose d’Onirozène ? Allez, vous pouvez bien me le dire. Nous sommes de vieux amis, maintenant. — Regardez devant vous, répondis-je. Quirrenbach pilota le véhicule dans le dédale d’embranchements et de bifurcations qui formait un véritable labyrinthe souterrain. Nous étions dans une partie très ancienne de la cité. Aussi décrépite qu’elle puisse être, elle n’avait pas dû beaucoup changer depuis la peste. — Il y a d’autres moyens d’accès, nous expliqua-t-il, mais nous ne sommes pas très nombreux à connaître celui-ci. Il est discret, et confère une sorte de légitimité à notre présence. Il arrêta enfin le véhicule, sur une langue de terrain qui sortait de l’eau près d’un mur crasseux, à demi écroulé et couvert de salpêtre. — Terminus, tout le monde descend ! annonça-t-il. — Ne pensez même pas à tenter quelque chose, dis-je d’un ton menaçant. Ou vous fourniriez un ajout intéressant dans la déco du quartier. Je le laissai nous guider au-dehors, abandonnant le véhicule sur la langue de boue. Les patins des voitures qui nous avaient précédés y avaient creusé de profonds sillons. Nous n’étions apparemment pas les premiers à utiliser cet endroit comme parking. — Suivez-moi, dit Quirrenbach. Ce n’est pas loin. — Vous venez souvent ici ? — Le moins souvent possible, Tanner, répondit-il, d’un ton qui me parut exceptionnellement sincère. Je ne suis qu’un maillon dans la chaîne de transmission de l’Onirozène. Un modeste rouage. Si on apprend que je vous ai amenés jusqu’ici, je suis un homme mort… Il s’arrêta devant un endroit précis du mur, tira sur je ne sais quelle poignée cachée dans la crasse visqueuse du mur, faisant coulisser un panneau qui se trouvait juste au-dessus de nos têtes et dévoilant un trou rectangulaire de deux mètres de longueur. Craignant que Quirrenbach ne me joue un de ses tours, je passai le premier, l’aidai à monter, puis Chanterelle nous suivit. Zebra grimpa en dernier, après un coup d’œil méfiant derrière elle. Mais personne ne nous avait suivis, et les seuls témoins de notre passage furent les rats qui hantaient le tunnel. Nous nous retrouvâmes dans un boyau gainé d’acier, où nous avancions à quatre pattes. Nous l’arpentâmes pendant quelques dizaines de mètres, mais j’eus l’impression que nous en avions parcouru des centaines. J’avais complètement perdu tout sens de l’orientation, et pourtant une partie de mon esprit tenait absolument à me rappeler que nous nous rapprochions sans cesse du gouffre. Nous avions peut-être même traversé la Moustiquaire, et dans ce cas nous étions séparés de l’atmosphère mortelle par quelques mètres de roche à peine. Et finalement, alors que je commençais à avoir le dos en capilotade, le boyau déboucha dans une vaste salle. L’endroit était plongé dans l’obscurité, mais Quirrenbach alluma une rampe d’antiques luminaires fixée à la voûte. Un tube de métal terni, de trois ou quatre mètres de diamètre, reliait les deux extrémités de la salle, émergeant d’une paroi et disparaissant dans une autre. À l’un des bouts de ce pipeline était greffé selon un angle oblique un autre tronçon du même diamètre, terminé par un embout de métal lisse. — Vous reconnaissez ça, évidemment, fit Quirrenbach en indiquant la partie la plus longue du tuyau. — Pas vraiment, répondis-je. Je m’attendais à ce que l’une des deux femmes dise quelque chose, mais elles ne semblaient pas mieux renseignées que moi. — Vous en avez déjà vu des quantités, reprit notre guide en s’approchant du tuyau. Ça fait partie du système de ventilation atmosphérique de la ville. Des centaines de tuyaux comme celui-ci plongent dans le gouffre, vers la station de craquage. Il y en a qui contiennent de l’air, d’autres de l’eau ; certains charrient de la vapeur surchauffée. Normalement, dans celui-ci, c’est de la vapeur qui devrait circuler… Il tapota le tuyau et je remarquai qu’une trappe ovale était ménagée dans le tronçon rapporté, une trappe d’une taille à peu près équivalente à celle du panneau qu’il avait ouvert dans le mur. — Et que transporte-t-il en réalité ? — Oh, quelques milliers d’atmosphères. Pas de quoi s’inquiéter. Quirrenbach posa les mains sur la trappe et la fit coulisser. Elle glissa en douceur, révélant une paroi de verre bombé teinté en vert, entourée d’un profilé de métal argenté où étaient fixées des commandes repérées par des légendes rédigées dans une écriture antique : presque du norte, mais pas tout à fait. De l’amerikano. Quirrenbach tapa sur quelques touches et j’entendis une série de chocs sourds, lointains. Quelques instants plus tard, le tuyau se mit à vibrer. On aurait dit qu’il émettait une note monstrueusement grave. — La vapeur est redirigée vers un autre réseau, comme lors de la procédure d’inspection. Il appuya sur un bouton et la paroi de verre s’éclipsa, révélant un fouillis d’instruments de bronze. Le tuyau en était presque plein. Les deux bouts étaient occupés par des pistons et des sections en accordéon, festonnées de tuyaux et de moustaches de métal, de servomoteurs et de palettes à succion. Il était difficile de dire si le système était ancien – s’il remontait à la période amerikano, par exemple – ou s’il avait été installé depuis la peste, donc beaucoup plus récemment. De toute façon, il n’avait pas l’air très fiable. Mais au milieu de l’engin était ménagé un habitacle minuscule, équipé de deux gros sièges rembourrés et de manettes de commande rudimentaires. À côté, les tricycars avaient l’air spacieux. — C’est un robot d’inspection, dit Quirrenbach. Il se déplace dans les tuyaux, à la recherche des fuites, des points faibles, ce genre de chose. Il a été… enfin, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. J’examinai la chose en m’interrogeant sur les chances de survie de celui qui l’emprunterait. — C’est un système de transport, conclus-je. Pas bête, je vous l’accorde. Bon, et combien de temps mettra-t-il à nous emmener là où nous voulons aller ? — Je l’ai pris, une fois, répondit Quirrenbach. Ce n’est pas une partie de plaisir. — Vous n’avez pas répondu à ma question. — Une heure ou deux pour descendre en dessous de la couche de brume. Autant pour remonter. Il vaut mieux ne pas rester trop longtemps sur place. — Ne vous inquiétez pas. Je n’en avais pas l’intention. Qu’est-ce qui va se passer quand je vais débouler dans ce truc-là ? Il m’examina de haut en bas. — Il n’y a que des gens au parfum qui arrivent par là. Avec la défroque de Vadim, on vous prendra pour un dealer, ou au moins quelqu’un qui est dans le circuit – pourvu que vous n’ouvriez pas le bec. Si vous rencontrez quelqu’un, contentez-vous de dire que vous venez voir Gédéon. — Bon, eh bien, ça m’a tout l’air d’être du gâteau… — Oh, vous vous en sortirez. Un singe pourrait faire marcher ce truc-là. Pardon, je ne dis pas ça pour vous, ajouta-t-il très vite avec un sourire crispé. Écoutez, c’est facile. Quand vous serez arrivé, vous le saurez tout de suite. — Sûrement, acquiesçai-je. D’autant que vous venez avec moi. — Ah non, alors ! fit Quirrenbach en regardant autour de lui, comme à la recherche d’un soutien moral. — Tanner a raison, fit Zebra avec un haussement d’épaules. En route. — Écoutez, je n’ai jamais été proche de Gédéon. Ils ne me prendront pas forcément plus au sérieux que Tanner. Et que devrai-je répondre s’ils me demandent ce que nous sommes venus faire ? Zebra le regarda d’un œil torve. — Vous improviserez, espèce de petite merde flasque. Vous n’aurez qu’à dire que vous avez entendu des rumeurs à propos de la santé de Gédéon et que vous voulez en avoir le cœur net. Ou que vous vous posez des questions sur la qualité du produit qui circule dans les rues. Ça marchera. C’est le genre d’histoire qui a permis à ma sœur d’approcher de Gédéon, après tout. — Sauf que vous ne savez pas si elle s’en est vraiment approchée. — En tout cas, vous ferez de votre mieux, Quirrenbach. Je suis sûre que vous pouvez compter sur l’entière coopération de Tanner. — Pas question ! Zebra agita le canon de son arme dans sa direction. — Vous ne voulez pas réfléchir encore un peu ? Il regarda le flingue, puis Zebra, et fit la moue. — Allez au diable, Taryn ! Vous pouvez considérer que vous venez de mettre définitivement fin à nos relations professionnelles. — Montez là-dedans et taisez-vous. Je me tournai vers Zebra et Chanterelle. — Vous deux, ouvrez l’œil. Je ne pense pas que vous soyez en danger pour l’instant, mais on ne sait jamais. Faites attention. Je devrais être de retour d’ici quelques heures. Vous pourrez attendre ? — Je pourrais, fit Zebra en hochant la tête, mais je n’en ai pas l’intention. Nous tiendrons bien à trois dans cet engin, si Chanterelle peut garder la position, ici. Chanterelle haussa les épaules. — Je ne peux pas dire que j’exulte à l’idée de passer quelques heures ici, toute seule, mais je pense que je serai mieux ici que là où vous allez. Je suppose que vous faites ça en mémoire de votre sœur ? — Elle en aurait fait autant pour moi, répondit-elle en hochant la tête. Enfin, je crois. — Eh bien, bonne chance. J’espère seulement que le jeu en vaut la chandelle. — Ne prenez pas de risques inutiles, dis-je à Chanterelle. Nous nous en sortirons toujours, quoi qu’il arrive, alors s’il y a quelque chose… Vous savez où le véhicule est garé. — Ne vous en faites pas pour moi, Tanner. Faites plutôt attention à vous. — Comme d’habitude… Bon ! lançai-je avec toute l’allégresse que j’aurais bien aimé éprouver, en flanquant à Quirrenbach une grande claque dans le dos. Vous êtes prêt ? Sait-on jamais ? Vous trouverez peut-être l’inspiration, en bas ; quelque chose d’encore plus déprimant que d’habitude… Il me jeta un regard sombre. — Finissons-en, Tanner. En dépit de ce que Zebra avait pu dire, il y avait à peine la place pour deux personnes dans le robot d’inspection, et pour y tenir à trois nous dûmes nous serrer les uns contre les autres. Mais les articulations de Zebra n’étaient pas tout à fait humaines, et elle réussit à se loger dans l’espace restreint avec une souplesse surnaturelle, même si la manœuvre lui causa un certain inconfort. — Pourvu que ça ne dure pas trop longtemps… dit-elle. — Démarrez ! ordonnai-je à Quirrenbach. — Tanner, il y a encore… — Mettez ce foutu truc en route, fit Zebra, ou je ne réponds de rien ! Ça fit son petit effet. Quirrenbach appuya sur un bouton et l’engin fut agité de trépidations. Il s’engagea en bringuebalant dans le tuyau, se déplaçant comme un mille-pattes mécanique. L’avant et l’arrière étaient animés de mouvements saccadés, au rythme des ventouses grâce auxquelles il se propulsait, mais la partie où nous étions assis avançait relativement en douceur. Bien qu’il n’y ait pas de vapeur dans la conduite pour le moment, les parois métalliques étaient brûlantes au toucher, et l’odeur évoquait des rots remontant des profondeurs de l’enfer. L’habitacle était exigu et sombre, en dehors des faibles lueurs des commandes rudimentaires placées devant les sièges. Les parois de la conduite étaient aussi lisses que de la glace, polies par la pression monstrueuse de la vapeur. Le tuyau, qui était parti à l’horizontale, commença bientôt à descendre, doucement au départ, puis presque à la verticale. Mon siège était à présent un harnais profondément inconfortable auquel j’étais suspendu, et je ne pouvais m’empêcher de penser aux kilomètres de tuyau qui plongeaient dans l’abîme, en dessous de moi, et au fait que ce qui m’empêchait d’y tomber était la pression des ventouses disposées autour du robot d’inspection. — Nous nous dirigeons vers la station de cracking, non ? demanda Zebra en élevant la voix pour couvrir le vacarme de la machine. C’est là qu’ils le fabriquent, hein ? — Probablement, répondis-je. La station. C’était de là que venaient tous les tuyaux, les immenses racines de la cité. La station était nichée dans les profondeurs du gouffre, cachée sous la couche de brouillard immuable. C’était là que les machines de conversion titanesques inspiraient le poison gazeux, âcre et brûlant, qui montait des profondeurs du gouffre. — C’est en dehors de toute juridiction, et les gens qui travaillent là doivent disposer du genre d’installations chimiques de pointe nécessaires pour synthétiser quelque chose comme l’Onirozène. — Vous pensez que tous ceux qui travaillent au fond sont dans le coup ? — Non. Il est probable que la production de la drogue est assurée par un petit groupe d’ouvriers, à l’insu de tous les autres employés de la station. N’est-ce pas, Quirrenbach ? — Je vous l’ai déjà dit, fit-il en manipulant une commande de sorte que notre progression s’accéléra, le martèlement devenant un tambourinement précipité. Je n’ai jamais réussi à approcher de la source. — Alors que savez-vous, au juste ? Vous devez bien avoir des informations sur le processus de synthèse… — Et quand bien même, en quoi cela vous intéresserait-il ? — J’aimerais comprendre, répondis-je. Beaucoup de choses se sont détraquées à cause de la peste. Les implants les plus compliqués, les nanorobots intracellulaires, les médechines, ou je ne sais comment vous les appelez. Plutôt inquiétant pour les post-mortels, non ? Leurs thérapies requéraient généralement l’intervention de ces minuscules machines. Et tout d’un coup, voilà qu’ils doivent s’en passer… — Et alors ? — Alors il se présente quelque chose qui fait la même chose presque aussi bien. Et même mieux, d’une certaine façon. L’Onirozène est d’une simplicité d’utilisation enfantine. Il guérit les blessures, il rend la mémoire. (Je repensai à l’homme dont la peste avait dévoré la moitié du corps, à la façon dont je l’avais vu se tordre de douleur sur le sol, désespérément en manque d’une minuscule goutte du sérum écarlate.) Il protège même de la peste les gens qui ne se sont pas débarrassés de leurs machines. Écoutez, Quirrenbach, c’est presque trop beau pour être vrai. — Ce qui veut dire ? — Ce qui veut dire que je me demande comment un produit aussi précieux a pu être mis au point par des criminels. Je ne vois même pas comment il aurait pu avoir été inventé avant la peste, à un moment où la cité avait encore les moyens de créer des merveilles technologiques… Alors après ? Il y a des quartiers de la Mouise où ils n’ont même pas la vapeur ! Et je sais bien qu’il y a quelques enclaves à haute technologie dans le Dais, mais les gens qui y vivent sont plus intéressés par le Grand Jeu que par l’invention de drogues miraculeuses. Et pourtant, ça paraît être exactement ce qui s’est passé, même si l’approvisionnement est un peu limité pour le moment. — Ça n’existait pas avant la peste, affirma Zebra. — La coïncidence est trop grande, dis-je. Ce qui m’amène à me demander s’ils n’auraient pas une origine commune… — Vous pensez être le premier à émettre cette hypothèse ? — Ça ne me serait même pas venu à l’idée. Mais vous devez admettre que c’est une supposition qui se tient, fis-je en essuyant la sueur sur mon front. J’avais l’impression d’avoir passé une heure dans un sauna. — Je n’en sais rien et je m’en contrefiche. — Alors que le sort de la cité en dépend ? — Sauf que ce n’est pas le cas, et vous le savez très bien. Ça concerne… combien ? quelques milliers de post-mortels, dix mille tout au plus. L’Onirozène est peut-être une substance précieuse pour ceux qui y sont accros, mais pour la majorité, ça n’aurait absolument aucune importance. Qu’ils crèvent ! Vous voyez si ça m’intéresse. D’ici quelques siècles, tout ce qui se sera passé ici fera deux lignes dans les livres d’histoire. En attendant, j’ai des affaires autrement plus importantes à mener. (Quirrenbach titilla délicatement les commandes, tapotant un cadran ici et là.) Moi, je suis un artiste. Tout ça n’est qu’accessoire. Alors que vous… j’avoue que je ne vous comprends vraiment pas, Tanner. Oui, il se peut que vous ayez des obligations vis-à-vis de Taryn, mais vous avez commencé à vous intéresser à l’Onirozène à partir du moment où nous avons fouillé la cabine de Vadim. De votre propre aveu, vous étiez venu ici pour éliminer Argent Reivich, pas pour régler un problème de pénurie dans notre sordide petit commerce de drogue… — Les choses se sont un tantinet compliquées, c’est tout. — Et alors ? — Alors, c’est à propos de l’Onirozène, Quirrenbach. Quelque chose me dit que c’est le nœud de l’histoire… Il y avait quand même un moyen d’accès. Après une trentaine de minutes passées à fureter le long du vaisseau, Sky, Norquinco et Gomez localisèrent le trou qu’Oliveira et Iago avaient dû utiliser pour entrer. Il n’était qu’à une dizaine de mètres de l’endroit où la navette d’Oliveira était amarrée, près du point de jonction entre l’épine dorsale et le reste du bâtiment, du côté dévasté. Il était si petit, dissimulé entre deux protubérances pareilles à des verrues, que Sky était passé devant sans le voir une première fois. — Je pense que nous ferions mieux de repartir, dit Gomez. — Nous entrons. — Tu n’as pas entendu ce qu’Oliveira a dit ? Et ça ne t’inquiète pas que ce vaisseau paraisse fait d’une matière bizarre ? On dirait qu’on a maladroitement essayé de copier l’un de nos bâtiments… — Si, ça m’inquiète. Et je suis d’autant plus déterminé à entrer dedans. — Iago y était entré, lui aussi. — Eh bien, j’imagine que nous n’aurons qu’à faire attention si nous le voyons, hein ? Sky était déjà prêt. Il n’avait pas pris la peine d’enlever son casque depuis la dernière fois qu’il était entré dans le sas. — Moi aussi, j’ai bien envie de voir ce qu’il y a à l’intérieur, répondit Norquinco. — L’un de nous devrait rester à bord de la navette, suggéra Gomez. Si le vaisseau dont nous avons intercepté le faisceau radar arrive dans les prochaines heures, il vaudrait mieux que quelqu’un soit prêt à intervenir. — Exact, fit Sky. Donc, tu es volontaire. — Je ne voulais pas… — Je me fous de ce que tu voulais. Tu le fais, et c’est tout. Si nous avons besoin de toi, tu en seras le premier informé. Ils quittèrent la navette et utilisèrent le harnais à propulsion pour franchir la courte distance qui séparait la navette de la coque du Caleuche. Lorsqu’ils arrivèrent près du trou, ce fut comme s’ils s’étaient posés sur un matelas moelleux. Ils se relevèrent et s’accrochèrent au bâtiment par les semelles adhésives de leurs chaussures. Il y avait une question évidente, vitale, que Sky avait presque réussi à éluder, mais qu’il devait maintenant affronter. Rien, à sa connaissance, ne permettait de changer la coque d’un bâtiment en ce matériau spongieux. Même exposé au souffle d’une explosion d’antimatière, le métal ne faisait tout simplement pas ça. Non. Quoi qu’il ait pu arriver à cet endroit, ça passait sa propre expérience. C’était comme si la coque du vaisseau fantôme avait été remplacée, atome par atome, par une substance nouvelle, qui cédait de façon troublante à la pression, et qui ne reproduisait que grossièrement les détails. La forme, la texture et la couleur étaient bonnes, mais pas la fonction. On aurait dit un moulage grossier du bâtiment d’origine. Était-il seulement debout sur le Caleuche, ou n’était-ce qu’une supposition erronée ? Sky et Norquinco s’approchèrent du trou et pointèrent le canon de leur arme dans l’obscurité. Le pourtour du trou était déchiqueté, marqué de traces de brûlure, et avait l’aspect fripé, ridé d’une bouche en cul de poule. Mais à un mètre ou deux sous la surface, la paroi était tapissée d’une masse épaisse, fibreuse, qui luisait doucement lorsqu’ils la balayaient avec le rayon de leur torche. Sky crut reconnaître la matière : de la fibre de diamant extrudée, gainée de résine époxy, une pâte à séchage rapide qu’on utilisait pour réparer les trous dans la coque. Oliveira avait probablement repéré un point faible à la surface du Caleuche – il avait dû prendre le temps d’effectuer un relevé de densité avant de sélectionner ce point –, et puis il avait utilisé quelque chose pour s’y ouvrir un passage, une torche à laser ou même le jet du réacteur de sa navette. Après avoir foré le trou, il l’avait enduit avec le joint en spray du kit d’urgence de sa navette, sans doute pour l’empêcher de se refermer prématurément. — Nous allons entrer par là, suggéra Sky. Oliveira a dû trouver le point d’entrée le plus approprié. Inutile de refaire ce qu’il a fait alors que nous avons si peu de temps devant nous. Ils vérifièrent que le compas à inertie de leur scaphandre fonctionnait bien et définirent leur position présente comme point zéro. Le Caleuche ne tournait pas sur lui-même, il ne tombait pas dans le vide, et ils pouvaient compter sur leur compas pour s’orienter, une fois à l’intérieur, mais même s’ils ne pouvaient s’y fier, ils n’auraient qu’à déployer un fil d’Ariane derrière eux pour retrouver leur chemin jusqu’à la blessure dans la coque. Sky interrompit le cours de ses pensées, le temps de se demander pourquoi il venait d’évoquer le trou dans la coque sous la forme d’une blessure… Ils entrèrent. Sky en tête. Le trou menait à une galerie en dur qui s’avançait droit dans la coque sur dix ou douze mètres. Normalement, à ce stade, s’ils avaient été à bord du Santiago, ils auraient franchi le tégument extérieur de la coque et traversé une série d’étroites cavités de service en se faufilant entre d’innombrables circuits de fluides, câbles d’alimentation et de transmission de données, tuyaux de refroidissement. Peut-être même l’un des tunnels du train. Sky savait qu’à certains endroits la coque était à peu près compacte sur plusieurs mètres d’épaisseur, mais il était presque certain que ce n’était pas l’un de ces endroits. Les parois de la galerie, du tunnel, ou quel que soit le nom qu’il préférait lui donner, étaient maintenant plus dures et comme gluantes. Elles ressemblaient moins à une peau d’éléphant et davantage à la carapace chitineuse d’un insecte. Il balaya les ténèbres, devant lui, avec le faisceau de sa torche, et le rayon glissa sur la surface noire, luisante. Puis, au moment où le puits donnait l’impression de s’arrêter net, il tourna brusquement à droite. Avec leur scaphandre, et le poids du harnais de propulsion, ils durent faire un effort pour négocier la courbe. Au moins, dans ce puits aux parois lisses, ils ne risquaient pas de faire un accroc à leur combinaison ou d’accrocher un composant vital. Sky regarda derrière lui et vit que Norquinco le suivait, sa corpulence sensiblement plus forte compliquant encore l’exercice. Puis la galerie s’élargit, en coupa une autre, après quoi l’avance devint plus facile. Périodiquement, Sky s’arrêtait et demandait à Norquinco de s’assurer que le fil d’Ariane se déroulait convenablement derrière eux et qu’il était toujours tendu, et que les compas à inertie fonctionnaient encore et enregistraient bien leurs mouvements par rapport au point d’entrée. Il essaya la radio : — Gomez ? Tu me reçois ? — Fort et clair. Qu’avez-vous trouvé ? — Rien encore. Mais je crois pouvoir dire que ce n’est pas le Caleuche. Nous devons être à une vingtaine de mètres à l’intérieur de la coque, et nous avançons toujours dans une sorte de matière compacte. Gomez attendit quelques instants avant de répondre : — Ça n’a pas de sens. — Non, pas si nous continuons à penser que c’est un bâtiment comme le nôtre. Or je crois que c’est autre chose. Quelque chose à quoi nous ne nous attendions absolument pas. — Tu crois que ça vient de la Terre ? Qu’ils l’auraient envoyé après notre départ ? — Non, Gomez. Ils n’auraient eu qu’un siècle pour faire ça. Ça ne leur aurait pas laissé le temps de fabriquer quelque chose de ce genre, répondit Sky alors qu’ils poursuivaient leur lente reptation. Ça n’a pas l’air humain du tout. On n’a même pas l’impression d’être à l’intérieur d’une machine. — Mais quoi que ce soit, du dehors ça ressemble étrangement à l’un de nos propres bâtiments… — Oui, jusqu’à ce qu’on se rapproche. Pour moi, c’est une sorte de camouflage protecteur. Qui a bien marché, hein ? Titus – mon père – a toujours cru qu’il y avait un autre bâtiment de la Flottille derrière nous. Ce qui était troublant, mais pouvait être expliqué par un événement qui se serait produit dans le passé. S’il avait su que nous étions suivis par un vaisseau extraterrestre, ça aurait tout changé. — Et qu’aurait-il pu y faire ? — Je ne sais pas. Il aurait peut-être pu alerter les autres bâtiments. Par précaution. Partant du principe qu’il pouvait représenter une menace. — Il aurait eu raison, non ? — Je ne sais pas. Il y a terriblement longtemps qu’il est là. Il n’a rien fait pendant toutes ces années. C’est alors qu’ils remarquèrent quelque chose : un bruit, qu’ils sentirent plus qu’ils ne l’entendirent, comme le tintement d’une très grosse cloche. Et comme ils planaient en apesanteur, la réverbération avait dû être transmise par la coque. — Gomez… qu’est-ce que c’était que ça ? Sa voix leur parvint faiblement : — Je ne sais pas. Il ne s’est rien passé ici, mais je vous reçois beaucoup moins bien. Nous descendions depuis près de deux heures lorsque je vis quelque chose très loin devant nous, tout en bas, loin au fond du pipeline vertical. Une faible lueur dorée se rapprochait. Je pensai à l’épisode que je venais de vivre. Je sentais encore la peur de Sky montant à bord du Caleuche, dure et métallique comme une balle. Elle ressemblait beaucoup à la peur que j’éprouvais moi-même. Nous descendions, l’un comme l’autre, dans les ténèbres, cherchant des réponses – ou un butin. Nous courions un danger, un grand danger, et nous n’avions pas la moindre idée de ce qui nous attendait. La façon dont l’épisode faisait écho à mon expérience présente me donnait la chair de poule. Sky ne se contentait pas d’infester mon esprit d’images. Il me donnait maintenant l’impression de guider ma vie, de dicter mon action conformément à ses propres actes passés, tel un marionnettiste dont les ficelles se seraient étendues à travers trois cents ans d’histoire. Je serrai le poing en pensant que l’épisode avait dû provoquer le saignement de ma main. Mais mon stigmate ne s’était pas rouvert. Le robot d’inspection continua sa descente cahotante. La chaleur était quasi insupportable, à présent, toutefois il faisait vraiment plus clair. Je compris bientôt pourquoi. En dessous de nous, mais se rapprochant constamment, se trouvait une section de tuyau gainée de verre sale. Quirrenbach fit pivoter l’engin de façon que nous ne soyons pas directement visibles au moment où le robot entrerait dans la section transparente. J’avais malgré tout une bonne vue de la salle que nous traversions, une espèce de caverne bondée de machinerie, des appareils aux formes incurvées qui nous dominaient de toute leur hauteur, d’énormes autoclaves, des cuves à pression pareilles à des alambics reliés par un entrelacs de canalisations brillantes, presque intestinales, festonnées de passerelles arachnéennes. Des rangées de puissantes turbines s’étendaient sur le sol comme des dinosaures endormis. Nous étions arrivés à la station de crackage. Je regardai autour de nous, m’étonnant du silence qui y régnait. — On dirait que personne ne travaille, nota Zebra. — C’est normal ? demandai-je. — Oui, répondit Quirrenbach. Cette partie de l’activité est plus ou moins automatisée. Et je me réjouis que personne n’ait choisi ce jour entre tous pour venir travailler et nous regarder passer tous les trois. Des douzaines et des douzaines de tuyaux, qui ressemblaient beaucoup à celui dans lequel nous circulions, montaient jusqu’à la voûte, une vaste plaque de verre circulaire supportée par des étais de métal sombre, et la traversaient. De l’autre côté, on ne voyait qu’un brouillard gris fumée, sale, car la station de crackage était située dans les profondeurs du gouffre et disparaissait généralement sous le brouillard. À un moment, les courants thermiques chaotiques qui montaient en spirale le long des parois du gouffre écartèrent le brouillard, et je vis les immenses parois de roche lisse qui montaient autour de nous. Tout en haut apparut l’extension, pareille à une antenne, du piton où Sibylline m’avait emmené regarder les gens sauter dans le brouillard. Il y avait à peine quelques jours de ça, et j’avais l’impression que ça faisait une éternité. Nous étions maintenant très loin en dessous de la cité. Le robot d’inspection poursuivait sa descente. Je m’attendais à ce que nous nous arrêtions près du sol de la chambre de crackage, mais Quirrenbach nous emmena lentement au-delà de la grotte aux turbines, et nous nous retrouvâmes à nouveau dans les ténèbres. La station de crackage comportait peut-être une autre salle en dessous de celle que nous venions de traverser. Je me cramponnai un moment à cette idée… jusqu’à ce que j’aie la certitude que nous étions descendus beaucoup trop loin pour ça. La canalisation dans laquelle nous nous trouvions traversait complètement la station de crackage. Nous allions encore plus loin. La canalisation changea plusieurs fois de direction, brusquement, se déplaçant presque latéralement sur une certaine distance et recommençant à descendre. Il faisait tellement chaud, maintenant, que nous devions faire un effort pour rester éveillés. J’avais la bouche si sèche que la seule idée d’un verre d’eau froide était une véritable torture mentale. Puis je vis une autre lumière, plus bas. Le bout du voyage ? — Norquinco, vérifie le… Mais alors qu’il prononçait ces mots, Sky pointa sa torche vers l’endroit du tunnel d’où ils venaient. Leur fil d’Ariane, jusqu’alors tendu, flottait dans le vide derrière eux. Il avait dû être coupé quelque part, plus haut, dans le puits. — Repartons, fit Norquinco. Nous ne sommes pas très loin. Nous pouvons encore retrouver notre chemin… — À travers la coque ? Ce fil ne s’est pas sectionné tout seul. — Gomez a du matériel de découpe, à bord de la navette. Il pourra nous aider à sortir dès qu’il saura où nous sommes. Sky réfléchit. Tout ce que disait Norquinco était juste, et n’importe quel individu doté d’un peu de bon sens aurait tout fait pour ressortir de là. Une partie de lui en avait aussi terriblement envie. Mais une autre partie, plus forte, était absolument déterminée à comprendre ce que tout ça voulait dire. Ce vaisseau – si c’était bien un vaisseau – n’était pas d’origine humaine ; il en était absolument sûr, à présent. Ça voulait dire que c’était la première preuve d’intelligence extraterrestre à laquelle avait jamais été confronté un être humain. La chose s’était jointe à la Flottille, dont elle avait dû repérer les frêles et lents esquifs à travers l’immensité de l’espace. Cela dit, elle avait choisi de ne pas entrer en contact avec eux, mais de les suivre, cela pendant des dizaines d’années. Et qu’allait-il trouver à l’intérieur ? Sûrement pas le matériel et les provisions qu’il espérait trouver à bord du Caleuche – et notamment l’antimatière non utilisée –, qui auraient de toute façon constitué une prise sans intérêt par rapport à ce sur quoi ils étaient tombés et qui attendait juste d’être exploité. D’une façon ou d’une autre, ce bâtiment avait accordé sa vitesse à celle de la Flottille, atteignant huit pour cent de la vitesse de la lumière, et quelque chose lui disait qu’arriver à cette vitesse ne lui avait posé aucun problème. Quelque part, à l’intérieur de cette coque noire, massive, vérolée, devaient se trouver des mécanismes identifiables qui lui avaient permis d’atteindre cette vitesse, et qu’il pourrait sinon comprendre – là-dessus, il ne se faisait aucune illusion –, du moins exploiter. Et peut-être beaucoup plus encore. Il devait poursuivre ses recherches. Sinon, il aurait échoué. — On continue, dit-il à Norquinco. Pendant encore une heure. On verra bien ce qu’on aura trouvé à ce moment-là. En attendant, on va faire bien attention à ne pas se perdre. On a toujours les compas d’inertie, hein ? — Ça ne me dit trop rien, Sky. — Écoute, réfléchis à tout ce qu’on va apprendre. Demande-toi comment ce bâtiment peut bien se propulser… Pense à ses réseaux d’information, ses protocoles, les paradigmes mêmes sous-jacents à sa conception. Il se pourrait que tout ça soit délicieusement extraterrestre, et aussi éloigné de nos modes de pensée que… je ne sais pas… un brin d’ADN est éloigné d’une chaîne de polymère. Il faudrait une tournure d’esprit spéciale ne serait-ce que pour comprendre certains des principes qui sont peut-être en jeu. Un esprit d’une ampleur inégalée. Ne me dis pas que tu n’es pas intrigué, Norquinco. — Je te souhaite de brûler en enfer, Sky Haussmann. — Je suppose que ça veut dire « oui » ? Le robot d’inspection s’insinua dans un nouvel embranchement du cylindre. Le martèlement des palettes à succion ralentit puis cessa complètement, la machine se contentant de cliqueter toute seule. Nous étions dans le silence et les ténèbres absolus, en dehors des rugissements lointains, pareils à des roulements de tonnerre, de la vapeur surchauffée qui grondait dans des parties éloignées du réseau de canalisations. Je touchai le métal chaud du tuyau du bout du doigt, et sentis une faible vibration. J’espérais que ça ne voulait pas dire qu’un mur de vapeur surchauffée, à plusieurs milliers d’atmosphères de pression, se ruait vers nous. — Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour, nota Quirrenbach. — Où est passée votre belle curiosité ? demandai-je. Là, je me fis l’impression d’être Sky Haussmann incitant Norquinco à avancer. — À huit kilomètres au-dessus de nous, je suppose. C’est alors que quelqu’un fit coulisser un panneau, sur le côté du tuyau, et nous regarda comme si nous étions une livraison d’excréments envoyée de Chasm City. — Vous, je vous connais… fit l’homme avec un hochement de tête à l’adresse de Quirrenbach. Et vous, je ne vous connais pas, ajouta-t-il en nous regardant. Zebra et moi. — Et moi, je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam, fis-je. Maintenant, montrez-moi où je pourrai trouver à boire. Je commençai à m’extraire du robot, impatient de me dégourdir les jambes après ce voyage démentiel. — Qui êtes-vous ? — Un type qui a sacrément besoin d’un putain de verre d’eau. Vous avez une objection ? Ou c’est juste que vous avez de la merde de cochon dans les oreilles ? Il parut recevoir le message. J’aurais parié que le type ne jouait pas un rôle important dans les activités auxquelles on se livrait par ici, quelles qu’elles soient, et qu’une grande partie de son boulot consistait à se venger des gros durs qui se trouvaient un peu plus haut dans la chaîne alimentaire en les rackettant au passage. — Hé, le prenez pas mal, mon vieux ! — Ratko, je te présente Tanner Mirabel, fit Quirrenbach. Et ça, c’est… Zebra. Je t’ai appelé pour te prévenir que nous descendions voir Gédéon… — Un peu, ouais ! dis-je. Et si vous avez pas eu le putain de message, c’est votre putain de problème, pas le mien ! Quirrenbach parut assez impressionné pour manifester le désir de s’en mêler. — Ça, c’est la… putain de vérité. Et va donc chercher un putain de verre d’eau à ce… ce putain de mec ! lança-t-il en passant sa manche sur ses lèvres desséchées. Et apporte-m’en un aussi, s’il te plaît, Ratko, euh, espèce de putain de fils de pute de ta race ! — Hmm, pas mal, Quirrenbach, vraiment pas mal. On dirait que ça marche, les leçons d’affirmation de soi ! fit le type en lui donnant de petites tapes dans le dos, avant de me regarder avec ce qui ressemblait presque à de la sympathie. C’est bon, suivez-moi. Nous suivîmes donc le dénommé Ratko hors de la salle aux tuyaux. Son expression était à peu près indéchiffrable, car ses yeux disparaissaient derrière des lunettes grises hérissées de systèmes de captation délicats. Il portait une houppelande rapiécée comme celle de Vadim, mais plus courte, et les pièces étaient à la fois un peu moins grossières et plus brillantes. — Alors, les amis, fit Ratko, qu’est-ce qui vous amène dans les profondeurs ? — Disons que c’est une visite de contrôle qualité… et quantité, répondis-je. — Personne ne s’est plaint de la qualité, que je sache ! — Il faut croire que vous ne savez pas grand-chose ! lança Zebra. On a de plus en plus de mal à mettre la main sur cette merde. — Vraiment ? — Ouais, vraiment, répondis-je. Et c’est pas qu’un problème d’approvisionnement. Y a aussi un problème de pureté. Nous fournissons, Zebra et moi, un éventail de clients jusque dans la Ceinture de Rouille, et on a eu des plaintes. Alors, soit y a du coupage, soit le produit de base est dégradé. D’une façon ou d’une autre, y en a un qui a intérêt à se méfier… — Hé, fit Ratko en levant les mains. Tout le monde sait qu’il y a un problème à la source. Quant au pourquoi, il n’y a que Gédéon qui pourrait vous renseigner. Je lançai un coup de sonde : — J’ai entendu dire qu’il aimait qu’on lui fiche la paix… — C’est pas tellement étonnant, hein ? J’eus un rire que j’espérai aussi convaincant que possible, en me demandant de quoi je riais. Enfin, de la façon dont l’homme aux lunettes avait lancé sa réplique, il pensait manifestement avoir fait une sorte de plaisanterie. — Ça, je dois dire… Enfin, ajoutai-je en changeant de ton, vous allez pouvoir apaiser mes doutes sur la qualité immédiate du produit en me donnant – comment dire ? un petit échantillon, à titre commercial ? — Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous vous êtes un peu trop envoyé en l’air avec votre petit stock ? Ratko fouilla dans la poche de sa houppelande et me tendit un petit flacon rouge foncé. Zebra me passa son pistolet de mariage. Je savais que je devais y passer. Seul le Zène me permettrait de lever le voile sur les derniers secrets de mon passé. — À la bonne vôtre, répondis-je. Sky et Norquinco continuaient à progresser, l’œil rivé au compas à inertie. La galerie se ramifiait, faisait des tours et des détours, mais les afficheurs de leur casque montraient toujours leur position relative par rapport à la navette, ainsi que le chemin qu’ils avaient suivi jusque-là, de sorte qu’ils ne risquaient pas vraiment de se perdre, même s’ils rencontraient des obstacles en ressortant, ce qui était toujours possible. Le chemin qu’ils avaient suivi menait plus ou moins vers l’intérieur et l’avant du vaisseau, et l’endroit où devait se trouver le poste de commandement. Ils avançaient ainsi depuis peut-être cinq minutes lorsqu’ils entendirent un nouvel écho, pareil à un coup de gong et non plus au tintement d’une cloche. On aurait dit que toute la coque avait vibré. — Bon, fit Norquinco. Cette fois, ça suffit, on repart. — Pas question. Nous avons déjà perdu le fil d’Ariane, et de toute façon, nous devrons faire un trou pour regagner la surface. Tout ce que ça veut dire, c’est que nous devrons revenir de plus loin. Norquinco le suivit à contrecœur. C’est alors que quelque chose changea. Les capteurs de leurs scaphandres commençaient à relever des traces d’azote et d’oxygène et non plus le vide absolu. Tout se passait comme si de l’air se formait lentement dans la galerie ; comme si les deux sons de cloche qu’ils avaient entendus faisaient partie d’une sorte d’immense sas non humain. La pression de l’air atteignit une atmosphère, et elle montait encore, apparemment. — Il y a de la lumière, vers l’avant, nota Sky. — De la lumière ? — Une lumière jaune, genre malsain. Et ce n’est pas mon imagination. On dirait que ça vient des parois proprement dites. Il coupa la lumière de sa torche et ordonna à Norquinco d’en faire autant. Pendant un moment, ils se retrouvèrent dans le noir complet. Sky eut un frisson, sentit à nouveau la vieille peur du noir qu’il n’arriverait jamais tout à fait à surmonter et qui remontait à l’affreux épisode de la nursery. Et puis sa vue commença à s’accommoder à la lumière ambiante, et ce fut bientôt comme s’ils avaient laissé leurs torches allumées. Mieux même, parce que la lumière jaune pâle s’étendait loin devant eux, révélant le circuit suivi par le tunnel sur des dizaines de mètres. — Sky… Tu as remarqué ? — Quoi donc ? — On dirait que ça descend, tout à coup. Il eut envie de rire, envie de se moquer de Norquinco, mais en fait il avait la même impression. Quelque chose pressait décidément son corps contre une paroi de la galerie. Légèrement, au début, mais alors qu’il continuait à ramper (parce que c’était vraiment une sorte de reptation, à présent), la pression s’accrut, jusqu’à ce qu’il ait presque l’impression d’être de nouveau à bord du Santiago, avec sa gravité artificielle générée par la rotation. Et pourtant le vaisseau extraterrestre n’accélérait pas, ne pivotait pas sur lui-même. — Gomez ? La réponse, lorsqu’elle leur parvint, était incroyablement faible. — Oui. Où êtes-vous ? — Loin dans les profondeurs. Nous devons être dans les parages de la sphère de commandement. — Je ne crois pas, Sky. — C’est ce que disent nos compas d’inertie, pourtant. — Alors ils vous racontent des conneries. Vos émissions radio viennent du milieu de l’épine dorsale. Il éprouva une nouvelle vague de terreur, mais cette fois elle n’avait aucun rapport avec l’absence de lumière. Ils n’avaient pas rampé assez longtemps pour se retrouver si loin dans le vaisseau. En aucun cas. La coque s’était-elle reformée pendant qu’ils étaient à l’intérieur, les translatant dans la direction où ils souhaitaient aller ? C’étaient les ondes radio qui devaient être dans le vrai, se dit-il. Le relevé de leur position tel que le lisait Gomez devait être exact ; il ne pouvait être obtenu que grâce à la triangulation du signal, même si la masse de la coque qui les séparait nuisait à la précision de l’estimation. Dans ce cas, ça voulait dire que les compas à inertie avaient commencé à mentir peu après leur entrée dans le bâtiment. Ils se déplaçaient maintenant dans une sorte de champ de gravitation statique : quelque chose d’intrinsèque à la coque et non pas une illusion créée par l’accélération ou la rotation. La chose paraissait capable de les faire se mouvoir à sa guise dans l’entrelacs de ses boyaux. Pas étonnant que les compas à inertie leur aient fourni des relevés de position erronés. La gravité et l’inertie étaient si subtilement liées qu’il était difficile d’en modifier une sans toucher à l’autre. — Ils doivent avoir le contrôle complet du champ de Higgs, avança Norquinco d’un ton incertain. Dommage que Gomez ne soit pas là. Il aurait une théorie, à l’heure qu’il est. Le champ de Higgs était censé occuper tout l’espace ; toute la matière. La masse et l’inertie n’étaient pas vraiment des propriétés intrinsèques des particules fondamentales, absolument pas, même. Ce n’étaient que des effets de l’attraction qu’elles subissaient alors qu’elles entraient en réaction avec le champ de Higgs – comme les tractions imposées à une star qui essaierait de traverser une pièce pleine d’admirateurs. Norquinco semblait penser que les constructeurs du bâtiment avaient trouvé un moyen de laisser passer la star sans la molester – ou entraver son avance. Comme s’ils avaient réussi à augmenter ou diminuer la densité des admirateurs, et limiter ou augmenter leur pouvoir de nuisance sur leur idole. C’était une façon incroyablement fruste de se représenter une chose que Gomez et peut-être même Norquinco imagineraient sans ces couches de métaphores, eux qui voyaient clair dans le cœur luisant des mathématiques, mais ça suffisait à Sky. Les bâtisseurs pouvaient manipuler la gravité et l’inertie aussi facilement qu’ils jouaient avec cette lumière jaune malsaine, et sans plus y réfléchir peut-être. Ce qui voulait dire, évidemment, que son intuition était la bonne. S’il y avait à bord de ce bâtiment une chose capable de lui enseigner cette technique, il voyait d’ici le profit que pourrait en tirer la Flottille, et d’abord le Santiago. Il y avait des années qu’ils essayaient de diminuer la masse afin de pouvoir retarder leur décélération au dernier moment. Et s’il leur suffisait d’éteindre la masse du Santiago, comme on éteint la lumière ? Ils pourraient entrer dans le système de Swan à huit pour cent de la vitesse de la lumière et s’immobiliser en orbite autour de Journey’s End, coupant instantanément leur vitesse. Toute réduction de l’inertie du vaisseau – ne serait-ce que de quelques pour-cent – serait la bienvenue. La pression extérieure était maintenant bien supérieure à une atmosphère et demie, mais elle grimpait désormais moins vite. Il faisait chaud, et l’air était chargé d’humidité et d’autres traces de gaz qui, bien qu’étant inoffensifs, n’auraient pas été présents dans les mêmes proportions dans l’air que Sky respirait normalement. La gravité plafonnait à un demi-g ; elle descendait occasionnellement, mais ne dépassait jamais cette valeur. Et la lumière jaune malsaine était maintenant si vive qu’elle leur aurait permis de lire. De temps en temps, ils devaient traverser en rampant une entaille dans le sol du boyau, une faille pleine d’un liquide sombre, visqueux. Il y en avait des traces partout : un suintement rouge comme du sang maculait toutes les surfaces. — Sky ? C’est Gomez. — Parle plus fort. Je t’entends à peine. — Sky, écoute-moi. Nous aurons de la compagnie d’ici cinq heures. Il y a deux navettes qui approchent. Elles savent que nous sommes là. J’ai risqué un écho radar pour obtenir un relevé de leur distance. Parfait. Il aurait probablement fait la même chose, à sa place. — Ne bouge pas. Ne leur parle pas, ne fais rien qui leur permettrait de deviner que nous venons du Santiago. — Sortez de là, tous les deux, d’accord ? On peut encore leur échapper… — Nous n’avons pas fini ici, Norquinco et moi. — Sky, est-ce que tu te rends compte… Sky coupa la liaison, bien plus intéressé par ce qui se passait devant lui. Quelque chose venait vers eux, le long du boyau. Une sorte de larve qui avançait en faisant mollement osciller son corps blanc rosé, aplati. — Norquinco ? appela-t-il en braquant son arme vers la chose. Je crois qu’on vient nous accueillir à bord… Il se demanda à quel point sa voix trahissait sa terreur. — Je ne vois rien… Non, attends ! Si, maintenant, je le vois. Oh… La créature n’était pas plus grosse que le bras. Sûrement pas assez grosse pour leur faire du mal à l’un ou à l’autre. Elle n’avait pas l’air pourvue d’organes manifestement dangereux ; pas de mâchoires, pour autant que Sky pouvait en juger. À l’avant, la chose avait une sorte d’aigrette en forme de couronne : des radicelles translucides qui s’agitaient mollement sous son nez. Même si ces palpes étaient venimeux, les deux hommes étaient protégés par leur scaphandre. La créature n’avait apparemment pas d’yeux, ni de membres préhensiles. Sky se répéta ces observations rassurantes en s’interrogeant sur son propre état d’esprit et fut étonné de s’apercevoir qu’il avait exactement aussi peur qu’avant. La larve, quant à elle, n’avait pas l’air spécialement effrayée par les nouveaux arrivants. Elle se contenta de s’arrêter et d’agiter ses palpes fantomatiques dans leur direction. Son corps rose pâle, segmenté, parut s’empourprer, puis une sécrétion d’un rouge artériel jaillit d’entre les segments, formant une mare rouge frais sous son corps. La mare étendit des pseudopodes et se mit à ramper comme si elle coulait sur un sol en pente. Sky eut l’impression que les verticales s’inclinaient vertigineusement, à croire que la gravité avait subi un changement d’orientation. Le fluide suinta vers eux telle une marée rouge et monta sur leurs combinaisons. L’espace d’un moment, Sky eut l’impression qu’il avait été retourné la tête en bas, et qu’il tombait. Le voile rouge passa sur la visière de son casque. On aurait dit qu’il cherchait le moyen d’entrer dans son scaphandre. Puis cela passa. La gravité sembla revenir à la normale. Respirant très fort, encore terrifié, il regarda la mare rouge rejoindre la larve et la réintégrer. La larve resta écarlate un moment, puis la rougeur s’estompa et elle redevint rose. Alors, elle fit quelque chose de très bizarre : elle ne fit pas demi-tour dans le boyau ; elle repartit dans l’autre sens, les radicelles se rétractant dans son corps à un bout et ressortant à l’autre. La créature s’éloigna en ondulant, comme si de rien n’était, dans les profondeurs jaunes du boyau. C’est alors qu’une voix leur parla. Elle se répercuta sur les parois, telle la parole d’un Dieu. Elle paraissait trop grave pour être humaine. — C’est bon d’avoir de la compagnie, dit-elle en portugais. — Qui êtes-vous ? demanda Sky. — Iago. Approchez, s’il vous plaît. Vous n’êtes plus très loin, maintenant. — Et si nous préférons rester là ? — Je serai triste, mais je ne ferai rien pour vous contraindre. Les échos de la voix divine s’estompèrent et moururent complètement. Tout était redevenu comme avant le passage de la larve. Les deux hommes étaient haletants. On aurait dit qu’ils venaient de piquer un sprint. Un long moment passa, puis Norquinco dit : — Bon, on retourne à la navette. Tout de suite. — Non. On va voir Iago, comme il nous l’a demandé. Norquinco attrapa le bras de Sky. — Non ! C’est de la folie. Tirons-nous de là ! — Nous venons d’être invités à entrer plus profondément dans le bâtiment par quelque chose qui aurait pu nous tuer cent fois si telle avait été son intention. — Une chose qui a dit s’appeler Iago. Et Oliveira… — Il n’a pas dit que Iago était mort, poursuivit Sky en espérant que sa peur ne se sentait pas dans sa voix. Il a juste dit qu’il lui était arrivé quelque chose. Personnellement, ça m’intéresse de découvrir ce qui s’est passé. Et tout ce que ce bâtiment, ou quoi que ça puisse être, pourra nous dire. — Bon. Eh bien, vas-y si tu veux. Moi, je repars. — Non, tu restes avec moi. Norquinco hésita avant de répondre : — Tu ne peux pas m’y obliger. — Non, mais je peux certainement essayer de te convaincre, fit Sky en mettant la main sur le bras de son compagnon. Un peu d’imagination, Norquinco. Il doit y avoir, ici, des choses qui pourraient faire voler en éclats tous les paradigmes de nos connaissances. Et sinon, il doit y avoir ici des choses qui pourraient nous permettre d’arriver à Journey’s End avant les autres bâtiments, peut-être même nous donner un avantage tactique sur eux, quand ils arriveront et commenceront à contester nos droits territoriaux. — Tu es à bord d’un vaisseau spatial non humain et tu ne penses qu’à des petits problèmes humains mesquins, comme des histoires de revendications territoriales ? Sky resserra sa prise sur le bras de Norquinco et sentit les couches de tissu se comprimer sous sa poigne. — Crois-moi, ces choses-là te sembleront beaucoup moins mesquines d’ici quelques années. Réfléchis, mon vieux ! Pense à tout ce qui pourrait dépendre de ce moment. Toute notre histoire pourrait être modifiée par ce qui va se passer ici et maintenant. Nous jouons gros, en ce moment, Norquinco ; nous sommes des colosses. Réfléchis à ça un instant. Et essaie de penser aux avantages qui échoient aux hommes qui font l’histoire. Les hommes comme nous, ajouta-t-il en repensant au Santiago, à la pièce secrète où il gardait le saboteur chimérique. J’ai déjà fait des plans à long terme, Norquinco. Ma sécurité est garantie sur Journey’s End, même si la situation tournait mal. Si ça arrivait, j’organiserais aussi ta propre sûreté. Et si les choses ne se retournent pas contre nous, je pourrai faire de toi un homme très puissant, en vérité. — Et si je fais demi-tour tout de suite, si je repars pour la navette ? — Je ne t’en voudrai pas, fit doucement Sky. C’est un endroit terrifiant, je le reconnais. Mais je ne garantirai pas ta sécurité dans les années à venir. Norquinco dégagea son bras de la poigne de Sky et ne le regarda que lorsqu’il eut trouvé la réponse : — Très bien. On continue. Mais on ne reste pas plus d’une heure. Sky hocha la tête, mouvement qui échappa à son compagnon. — Je suis content, Norquinco. Je savais que tu saurais entendre raison. Ils repartirent. Leur avance était plus facile, à présent, comme si le boyau descendait sans cesse et qu’ils se contentaient de glisser, ce qui n’exigeait aucun effort. Sky Haussmann pensa à la façon dont le fluide était passé sur lui. Le contrôle local de la gravité était tellement précis que le fluide avait eu l’air vivant, coulant tel le liquide suintant d’un corps pourrissant filmé en accéléré. Les créatures qui avaient construit ce bâtiment savaient faire des choses bien plus compliquées que la simple modification du champ de Higgs. Ils jouaient avec comme sur un piano. Quels qu’ils soient – quoi qu’ils soient, rectifia mentalement Sky –, qu’ils soient tous comme la larve ou non, ils avaient apparemment des millions d’années d’avance sur l’humanité. La Flottille devait leur paraître excessivement primitive. Peut-être n’étaient-ils même pas sûrs que ce soit le produit d’une pensée intelligente. Et pourtant, elle les avait intéressés. Le boyau déboucha dans une énorme caverne aux parois lisses. Ils avaient émergé un peu plus haut, sur l’un des murs lobés, mais l’endroit était tellement plein de vapeur collante que c’était à peine s’ils voyaient le côté opposé. L’antre était plongé dans une lumière jaune fétide et le sol disparaissait sous un gigantesque lac de fluide rouge qui devait faire plusieurs mètres de profondeur. Il y avait des douzaines de larves, dedans, certaines presque complètement submergées. Beaucoup étaient d’une taille légèrement différente de celle qu’ils avaient déjà vue. Il y en avait de nettement plus grosses qu’un homme, dont les palpes terminaux étaient munis d’appendices spécialisés, et peut-être d’organes sensoriels. L’un d’eux, en particulier, braqua à cet instant sur Sky et Norquinco un unique œil quasiment humain, dressé au bout d’un pédoncule. Mais la plus grosse larve, et de loin – elle faisait des dizaines de mètres de longueur –, était au milieu du lac, son corps rose pâle dépassant de plusieurs mètres de la surface du liquide. Elle tourna le bout de son corps vers eux, une petite couronne de radicelles s’agitant comme des herbes caressées par le vent. Sous la couronne, il y avait une bouche ridiculement petite par rapport à la taille de la larve. Une bouche rouge, de forme humaine, qui se mit à parler, d’une voix humaine, une énorme voix retentissante : — Salut. Je m’appelle Iago. Je tins la fiole à la lumière pendant un instant et l’introduisis dans le chargeur. La façon dont le fluide rouge renvoyait la lumière, dont il coula visqueusement pendant un instant, puis avec une vitesse aveuglante l’instant d’après… tout cela me rappela beaucoup trop le lac rouge au cœur du Caleuche. Sauf qu’il n’y avait jamais eu de Caleuche, n’est-ce pas, mais quelque chose de beaucoup plus étrange, à quoi le mythe du vaisseau fantôme s’était attaché comme un parasite. Et le souvenir de Sky n’avait-il pas toujours été là, dans un recoin de ma mémoire ? J’avais reconnu l’Onirozène presque à l’instant où je l’avais vu. Il y en avait tellement dans ce lac rouge qu’on aurait pu s’y noyer, me dis-je. J’appliquai l’embout du pistolet de mariage contre mon cou et m’injectai le Zène dans la carotide. Il n’y eut pas de flash, pas de transition hallucinogène. En ce sens, le Zène n’était pas une drogue ; il agissait sur l’ensemble du cerveau sans atteindre une région spécifique. Il ramena des souvenirs à la surface et rétablit des connexions qui avaient été récemment interrompues. Il semblait puiser dans une carte récente de ce qui avait été, comme si le corps transportait un champ stagnant qui changeait plus lentement que les schémas cellulaires proprement dits. C’était pour ça que le Zène pouvait soigner aussi facilement les blessures et les souvenirs, sans avoir besoin de connaître quoi que ce soit à la physiologie ou à l’anatomie neurale. — De la merde de qualité. Si je puis dire, commenta Ratko. J’utilise toujours ce qu’il y a de mieux, mon vieux. — Alors vous voulez dire que tout ce qui sort d’ici n’est pas de la même qualité ? demanda Zebra. — Hé, comme je vous ai dit, pour ça, faut voir avec Gédéon ! Ratko nous conduisit le long d’une enfilade de tunnels sinueux, creusés dans la roche et équipés d’un éclairage et d’un plancher rudimentaires. On aurait dit que le réseau avait été foré dans la paroi du gouffre. — J’entends des rumeurs, dis-je. Sur la santé de Gédéon. Il y en a qui disent que c’est pour ça qu’on trouve dans la rue un produit de médiocre qualité. Parce qu’il est trop malade pour gérer son approvisionnement en matière première. J’espérais ne pas avoir proféré une énormité susceptible de trahir mon ignorance de la situation. Mais Ratko se contenta de répondre : — Gédéon produit toujours. C’est tout ce qui compte pour le moment. — Ça, je le saurai quand je l’aurai vu, hein ? — Ce n’est pas un spectacle agréable, j’espère que vous en avez bien conscience. C’est ce qu’il paraît, répondis-je avec un sourire. 36 Pendant que Ratko nous conduisait vers Gédéon, je m’accordai un nouvel épisode. En tout cas, c’est ainsi que je voyais les choses, à présent : c’était comme si je m’y abandonnais sur commande. Je parcourais à mon gré trois cents ans de souvenirs, je les classais en une apparence d’ordre chronologique et je laissais le paquet suivant envahir mon esprit. Il n’y avait plus rien d’extraordinairement stupéfiant là-dedans, désormais. Je savais plus ou moins ce qui m’attendait, même si je n’y avais pas réfléchi récemment ; j’avais l’impression de feuilleter un livre que je n’aurais pas ouvert depuis longtemps, mais dont l’histoire ne pouvait plus me surprendre. Sky et Norquinco émergèrent du boyau dans l’antre aux parois glissantes, formées de strates arrondies comme de molles écailles. Ils négocièrent la descente et s’approchèrent du lac écarlate. La larve qui était au milieu, à des dizaines de mètres du bord, venait de leur dire son nom : Iago. Sky dut faire un effort sur lui-même. Il était partagé entre la peur et l’étrangeté, et en même temps il était convaincu que son destin était de sortir vivant de cet endroit. — Iago ? demanda-t-il. Comment ça ? J’avais cru comprendre que Iago était un homme… — Je suis aussi ce qui existait avant Iago, répondit la créature d’une voix forte, calme et étrangement dépourvue d’agressivité. C’est difficile à expliquer dans la langue de Iago. Je suis Iago, et en même temps, je suis Voyageur Intrépide. — Qu’est-il arrivé à Iago ? — Ce n’est pas facile non plus. Excusez-moi. La larve s’interrompit. Elle exsuda des litres de fluide rouge dans le lac, et autant refluèrent en elle. — Ah, ça va mieux, beaucoup mieux. Laissez-moi vous expliquer. Avant Iago, il n’y avait que Voyageur Intrépide, et les asticots qui assistent Voyageur Intrépide, et les… garennes du vide. (Les radicelles semblèrent indiquer les parois et la voûte de la grotte.) Et puis les garennes du vide se sont dégradées, et beaucoup de pauvres aides-larves ont dû être… il n’y a pas de mot dans la tête de Iago pour ça. Démontés ? Dissous ? Démantelés ? Mais ils n’ont pas complètement disparu. Sky regarda Norquinco, qui n’avait pas dit un mot depuis qu’ils avaient débouché dans l’antre. — Que s’est-il passé avant la détérioration de votre bâtiment ? — Vaisseau, oui – c’est ça. Pas des garennes du vide. Un bâtiment. Beaucoup mieux. (La bouche eut un sourire affreux, et une nouvelle coulée de fluide rouge jaillit de la créature.) Ça fait longtemps, maintenant. — Reprenez au début. Pourquoi nous suiviez-vous ? — Nous ? — La Flottille. Les cinq autres vaisseaux. Cinq autres garennes du vide ! s’impatienta-t-il malgré sa peur. Seigneur ! Ce n’est pourtant pas compliqué ! Un, deux, trois, quatre, cinq, fit-il en levant les doigts, l’un après l’autre. Compris ? Cinq. Il y avait cinq autres garennes du vide, construits par nous – par des gens comme Iago. Vous avez décidé de nous suivre. Je voudrais savoir pourquoi. — C’était avant le ravage. Après le ravage, il n’y avait plus que quatre garennes du vide. Sky hocha la tête. En tout cas, il avait plus ou moins compris ce qui était arrivé à l’Islamabad. — Ça veut dire que vous ne vous rappelez pas très bien ? — Pas très bien, non. — Eh bien, essayez. D’où venez-vous ? Qu’est-ce qui vous a amené à vous joindre à la Flottille ? — Il y a eu trop de vides. Trop pour que Voyageur Intrépide s’en souvienne depuis le début. — Ne remontez pas jusqu’au début. Dites-moi juste comment vous êtes arrivé là. — Il y a eu un moment où il n’y avait que des asticots, et il n’y avait pas beaucoup de vides. Nous cherchions d’autres espèces d’asticots, mais nous n’en trouvions pas. Bon, pensa Sky. Ça voulait dire qu’à une certaine époque le peuple de Voyageur Intrépide sillonnait l’espace sans rencontrer aucune autre forme d’intelligence. — C’était il y a longtemps ? — Longtemps. Un tour et demi. Sky éprouva un frisson d’épouvante cosmique. Il se trompait peut-être, mais il soupçonnait fortement que la larve parlait des rotations de la Voie Lactée ; le temps que mettait une étoile quelconque, située à la même distance qu’eux du centre galactique, pour effectuer une révolution complète. Chacune de ces révolutions devait exiger plus de deux cents millions d’années… Autant dire que la mémoire raciale de la larve – si c’était de cela qu’il s’agissait – embrassait plus de trois cents millions d’années de voyage dans l’espace. Il y a trois cents millions d’années, les dinosaures n’étaient même pas sur la planche à dessin de l’évolution. À cette échelle de temps, les êtres humains et tout ce que l’humanité avait effectué n’étaient qu’une couche de poussière au sommet d’une montagne. — D’accord. Et après ? — Après, nous avons trouvé d’autres asticots, mais ils n’étaient pas comme nous. Pas du tout comme des asticots, en fait. Ils ne voulaient pas nous… nous tolérer. Ils étaient comme des garennes du vide, mais… vides. Juste des garennes du vide. Des engins spatiaux sans vie à bord. — Des intelligences mécaniques ? La bouche eut un nouveau sourire. Assez obscène, en réalité. — Oui. Des intelligences mécaniques. Des machines affamées. Des machines qui mangeaient les larves. Des machines qui nous mangeaient. Des machines qui nous mangeaient. Je réfléchis à la façon dont la larve avait articulé ces paroles ; comme si tout cela n’était qu’un aspect vaguement irritant de la réalité, qu’on devait supporter, mais dont on ne pouvait accuser personne. Je me rappelai la révulsion que m’avait inspirée, sur le coup, le mode de pensée défaitiste de la larve. Non, pas ma révulsion, rectifiai-je mentalement. Celle de Sky Haussmann. C’était bien ça, n’est-ce pas ? Ratko nous guidait le long des galeries grossièrement taillées dans la roche de l’unité de production d’Onirozène. De temps à autre, le souterrain s’évasait et nous traversions des salles maigrement éclairées, où des ouvriers en houppelande de tissu gris brillant étaient penchés sur des plans de travail couverts d’appareils de laboratoire qui ressemblaient à des cités de verre miniatures. D’énormes cornues contenaient des litres et des litres d’Onirozène rouge sang, sombre, trémulant. Au bout de la chaîne de production, des rangées impeccables de fioles pleines attendaient d’être distribuées. La plupart des ouvriers portaient des lunettes comme celles de Ratko, munies de lentilles spécialisées qui s’éclipsaient ou se positionnaient en cliquetant et en bourdonnant selon les étapes du processus de fabrication. — Où nous emmenez-vous ? demandai-je. — Vous vouliez boire quelque chose, non ? — Je pense qu’il nous emmène voir le chef, murmura Quirrenbach. C’est lui qui dirige tout ça, alors ne le prenez pas de haut, même s’il vous paraît d’un genre inhabituel… Nous traversâmes une nouvelle enfilade de salles de laboratoire, puis on nous conduisit jusqu’à un bureau aux murs de béton brut, où un vieil homme tout gris était allongé – ou assis, ce n’était pas immédiatement apparent – devant un énorme bureau métallique qui en avait vu de dures. L’homme était installé dans une espèce de fauteuil roulant, un engin noir, d’une solide rusticité, qui susurrait doucement, de la vapeur chuintant par des valves qui fuyaient. Il était relié au mur par des câbles d’alimentation. Il pouvait probablement s’en déconnecter lorsqu’il souhaitait se déplacer sur ses roues à gorge, aux rayons filiformes. Le corps de l’homme disparaissait sous des couches superposées de couvertures aluminisées. Deux bras délicieusement osseux en émergeaient, le gauche posé sur ses cuisses, le droit jouant avec la flopée de leviers de commande et de boutons noirs placés dans l’un des accoudoirs du fauteuil. — Salut, dit Zebra. Vous devez être le chef. Il nous regarda l’un après l’autre. Son visage était un parchemin plaqué sur les os, si fin par endroits qu’il avait quelque chose d’étrangement translucide. Mais il conservait une sorte d’aura de beauté, et ses yeux, lorsqu’ils se posèrent enfin sur moi, me firent l’effet de deux cristaux de glace interstellaire. Je trouvai à sa mâchoire forte une courbe presque méprisante. Ses lèvres frémissaient comme s’il s’apprêtait à répondre quelque chose. Au lieu de quoi sa main droite se déplaça sur le tableau de commandes, inclinant des leviers et appuyant sur des boutons avec une dextérité stupéfiante. Ses doigts, malgré leur finesse, avaient l’air aussi forts et redoutables que les serres d’un vautour. Il leva la main des leviers. Son fauteuil émit un cliquètement rapide, bruyant, une succession de bruits mécaniques. Lorsque le cliquètement s’interrompit, le fauteuil commença à parler, synthétisant ses paroles et les traduisant en une série de sifflements pareils à ceux d’une espèce d’orgue bizarre et – à condition de se concentrer – parfaitement compréhensibles. — C’est évident. Que puis-je faire pour vous ? Je le regardai, stupéfait. C’était ça, Gédéon ? J’avais imaginé bien des choses, mais sûrement pas ça. — Vous pourriez nous offrir à boire, comme nous l’a promis Ratko, répondis-je. L’homme hocha la tête – à l’économie, réellement –, et Ratko s’approcha d’une niche taillée dans la pierre et aménagée en placard, à l’autre bout du bureau. Il revint avec deux verres d’eau. Je bus le mien d’un trait. L’eau n’avait pas trop mauvais goût, si l’on réfléchissait que c’était sans doute de la vapeur il y avait peu de temps encore. Ratko proposa quelque chose à Zebra qui accepta avec des réticences évidentes, la soif oblitérant probablement la crainte de finir empoisonnée. Je reposai le verre vide sur le bureau métallique. — Vous n’êtes pas vraiment comme j’imaginais, Gédéon. — Ce n’est pas Gédéon, Tanner, fit Quirrenbach en me poussant du coude. C’est… euh… le chef, comme j’ai dit, conclut-il d’un ton incertain. L’homme composa une nouvelle séquence de commandes sur l’accoudoir de son fauteuil et, après une bonne quinzaine de secondes de cliquètements, la voix se remit à pépier : — Non, je ne suis pas Gédéon. Mais vous avez probablement entendu parler de moi. C’est moi qui ai construit cet endroit. — Quoi ? fit Zebra. Ce réseau de galeries ? — Non, flûta la voix traduite par le fauteuil. Non. Pas le réseau de galeries. Toute la ville. La planète entière. Je suis… Je suis Marco Ferris. Étonnamment, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver une empathie larvée avec l’homme affalé dans le fauteuil roulant à vapeur. Le truc, c’est que je n’étais plus très sûr de savoir qui j’étais moi-même. — Alors, Marco, repris-je. Vous pourrez peut-être répondre à une question que je me pose : est-ce vous qui dirigez cet endroit ou Gédéon ? En fait, Gédéon existe-t-il seulement ? Le fauteuil se remit à cliqueter et à clapoter. — Oh, c’est bien moi qui dirige, absolument, monsieur… fit-il d’une voix traînante en évacuant la question de mon nom avec un minuscule geste de l’autre main. Mais Gédéon est bien là. Gédéon a toujours été là. Sans lui, je ne serais pas ici. — Et si vous nous emmeniez le voir ? suggéra Zebra. — Inutile. Personne ne voit Gédéon à moins d’avoir d’excellentes raisons. Tout passe par moi. Les affaires. Alors à quoi bon mettre Gédéon dans le coup ? Gédéon n’est que le fournisseur. Il ne sait rien. — Nous aimerions tout de même lui parler, insistai-je. — Je regrette. C’est impossible. Rigoureusement impossible. Il recula le fauteuil du bureau, les énormes roues à rayons grondant sur le sol. — Permettez-moi d’insister. Je veux voir Gédéon. — Hé, fit Ratko, en s’interposant entre moi et l’homme qui se prenait pour Marco Ferris. Vous avez entendu le chef, non ? Lui, c’était vraiment un amateur. Quand je le lâchai, il s’écroula par terre en gémissant, l’avant-bras cassé. Je fis signe à Zebra de se pencher et de récupérer le flingue que Ratko avait essayé de dégainer. Nous étions tous les deux armés, à présent. Je tirai mon propre pistolet pendant que Zebra braquait celui de Ratko sur Ferris, ou quel que soit le vrai nom de l’homme. — Je vous propose un marché, dis-je. Soit vous m’emmenez voir Gédéon en souriant, soit vous m’y emmenez en poussant des hurlements de douleur. Qu’est-ce que vous en dites ? Il poussa et tira une autre séquence de commandes, et son fauteuil se déconnecta des câbles d’alimentation. Le siège aurait pu dissimuler une arme, évidemment, mais là, je n’y pouvais rien, ça dépassait mes compétences. — Par ici, dit Ferris, après une autre brève période de cliquètements. Il nous fit suivre une succession de galeries qui descendaient en spirale. Le fauteuil se propulsait avec une série de halètements rapides dans les étroites chicanes rocheuses où Ferris le pilotait avec dextérité. Je m’interrogeais à son sujet. Quirrenbach – et peut-être Zebra – semblait penser qu’il divaguait. Mais s’il n’était pas celui qu’il prétendait être, qui était-il ? — Dites-moi comment vous êtes arrivé là, demandai-je. Et dites-moi ce que tout ça a à voir avec Gédéon. D’autres cliquètements. — C’est une longue histoire. Mais vous avez de la chance. On m’a souvent demandé de la raconter, et j’ai un résumé toute prêt. Le fauteuil cliqueta encore quelques instants, et la voix pneumatique reprit : — Je suis né sur Yellowstone, dans une cuve d’acier. J’ai été créé et élevé par des robots. C’était avant qu’on puisse envoyer des êtres vivants d’une étoile à l’autre. Les gens naissaient à partir d’œufs congelés amenés à la vie par des robots qui étaient déjà arrivés. Ferris était un Amerikano ; ça, je le savais déjà. Cette période était tellement ancienne – c’était avant l’époque de Sky Haussmann – qu’elle avait commencé à se fondre, pour moi au moins, dans une histoire pleine de caravelles, de conquistadores, de camps de concentration et de pestes noires. — Nous avons trouvé le gouffre, poursuivit Ferris. C’était vraiment bizarre. Personne ne l’avait vu depuis le système solaire de la Terre, même avec les meilleurs instruments. Il était trop petit. Mais dès que nous avons commencé à explorer notre monde, nous l’avons trouvé. Un grand trou dans la croûte de la planète, crachant de la chaleur et un mélange de gaz que nous pouvions transformer en air… « Ça n’avait pas de sens, du point de vue géologique. Oh, je connais les théories. Je sais que Yellowstone a dû subir, dans un passé récent, des forces de marée provoquées par la rencontre avec une géante gazeuse, et qu’il fallait bien que toute l’énergie calorique contenue dans son noyau remonte vers la surface en s’échappant par des évents comme le gouffre. Il y a peut-être une part de vérité là-dedans, mais ça ne peut pas être toute l’histoire. Ça n’explique pas l’étrangeté du gouffre. Pourquoi les gaz sont tellement différents du reste de l’atmosphère : plus chauds, plus humides, sensiblement moins toxiques. On aurait dit une espèce de carte de visite. Et c’était exactement ça, en fait. J’en sais quelque chose… Je suis descendu voir ce qu’il y avait au fond. Il y était allé avec l’un des explorateurs atmosphériques monoplaces, descendant en spirale dans les profondeurs du gouffre jusqu’à ce qu’il soit bien en dessous de la couche de gaz. Un radar l’empêchait de s’écraser sur les parois, mais la manœuvre était risquée quand même. Son appareil avait été victime d’une panne de courant qui l’avait fait plonger plus profondément qu’il ne l’aurait voulu. Il avait finalement touché le fond, trente kilomètres en dessous de la surface. L’engin s’était posé sur une couche d’agrégats meubles qui recouvrait le fond du gouffre. Les procédures de réparation automatiques s’étaient aussitôt amorcées, mais des dizaines d’heures passeraient avant que l’appareil soit opérationnel et puisse remonter à la surface. N’ayant rien de mieux à faire, Ferris avait revêtu l’une des combinaisons atmosphériques – conçues pour résister aux pressions, températures et chimies extrêmes – et avait commencé à explorer la couche d’agrégats qu’il appelait l’éboulis. L’air brûlant, humide, riche en oxygène, filtrait à travers les failles de la roche. Ferris avait trouvé le moyen de descendre encore plus bas dans l’éboulis. La chaleur était phénoménale, et il aurait pu tomber et mourir un nombre incalculable de fois, mais il réussit à ne pas perdre pied et à négocier un chemin qui lui permit de descendre de plusieurs centaines de mètres. L’éboulis reposait sur les couches, en dessous, mais il y avait toujours des failles à travers lesquelles il arrivait à se faufiler. Des endroits où il pouvait fixer des pitons et des cordes de rappel. La pensée de la mort l’avait accompagné tout du long, mais ce n’était qu’une notion abstraite. Aucun des Amerikanos premiers-nés n’avait jamais eu besoin de comprendre la mort ; ils n’avaient jamais eu l’occasion de voir des gens vieillir et mourir. C’était quelque chose qu’ils ne saisissaient pas à un niveau viscéral. Ce qui était bon. Parce que si Ferris avait mieux estimé les risques, et compris exactement ce que la mort impliquait, il ne serait probablement pas descendu aussi profondément dans l’éboulis. Et il n’aurait jamais trouvé Gédéon. Ils s’étaient probablement répandus dans l’espace en attendant de rencontrer une autre espèce, se dit Sky. Une sorte d’intelligence robotisée, ou cybernétique. Lentement, péniblement, il avait tiré de Voyageur Intrépide quelque chose qui ressemblait à une histoire cohérente. Les larves étaient une culture pacifique, innocente, qui voyageait entre les étoiles depuis des millions et des millions d’années lorsqu’elles étaient tombées sur les machines. Elles s’étaient répandues dans l’espace pour des raisons non élucidées, que Voyageur Intrépide était incapable de définir sinon pour dire que ça n’avait rien à voir avec la curiosité ou le besoin de matières premières. C’est ce que faisaient les larves, et voilà tout. Un impératif qui avait été enraciné en elles dans l’antiquité de l’évolution. Elles ne nourrissaient pas une passion dévastatrice pour la technologie ou la science pour elle-même, semblant s’en sortir grâce à des techniques acquises il y avait si longtemps en termes de mémoire raciale que leurs principes sous-jacents avaient été oubliés. Comme il fallait s’y attendre, elles ne s’en étaient pas très bien sorties quand les colonies périphériques avaient rencontré les engins mangeurs de larves. Les mangeurs de larves avaient commencé à faire de lentes incursions dans l’espace larvaire, les obligeant à modifier des schémas comportementaux figés depuis des dizaines de milliers d’années. Pour survivre, les larves avaient d’abord dû saisir le fait qu’elles étaient persécutées. Ce qui avait dû prendre quelque chose comme un million d’années. Et puis, avec une lenteur géologique, elles avaient commencé sinon à se défendre, du moins à mettre au point des stratégies de survie. Elles avaient abandonné leurs colonies de surface et s’étaient complètement évacuées dans l’espace interstellaire pour mieux échapper aux mangeurs de larves. Elles avaient construit des garennes du vide à l’échelle de petits mondes. Elles rencontraient de temps à autre des survivants harassés d’autres espèces qui avaient aussi été persécutées par les dévoreurs, même s’ils leur donnaient un autre nom. Les larves s’approprièrent des technologies convenant à leurs besoins, généralement sans prendre la peine de les comprendre. Ainsi, elles devaient le contrôle de la gravité et de l’inertie à une race symbiotique appelée les Nidificateurs. Une forme de communication instantanée leur avait été octroyée par une civilisation appelée les Clowns Capricants. Les larves s’étaient fait rudement remettre à leur place quand elles avaient demandé si les mêmes principes pouvaient être étendus au voyage instantané. Pour les Clowns Capricants, il y avait une ligne fine, blasphématoire, entre la communication plus rapide que la lumière et le voyage. L’une était acceptable à l’intérieur de paramètres d’utilisation strictement définis ; l’autre était une perversion indicible. Un concept tellement répugnant qu’à cette seule idée les Clowns Capricants les plus raffinés se recroquevillaient sur eux-mêmes et mouraient révulsés. Il fallait être issu d’une jeune espèce mal dégrossie pour ne pas le comprendre. Mais les larves et leurs divers alliés eurent beau faire, malgré toutes leurs technologies, les machines étaient insurpassables. Elles étaient toujours les plus rapides, toujours les plus fortes. Il y eut bien, de temps en temps, des victoires organiques, mais le cours général des choses était tel que les mangeurs de larves remporteraient au final. C’est à cela que réfléchissait Sky lorsque Gomez le rappela. D’un ton tellement pressant que l’urgence lui fut évidente, malgré la faiblesse du signal. — Sky ? Mauvaise nouvelle ! Les navettes ont lancé deux drones. Ce ne sont peut-être que des caméras, mais selon moi, elles sont équipées de têtes chercheuses anticollision. Elles sont sur des trajectoires ultrarapides et elles devraient être sur nous d’ici moins d’un quart d’heure… — Ils ne feraient pas ça, merde ! fit Norquinco. Ils ne nous attaqueraient pas comme ça, sans avoir d’abord tenté de savoir ce qui se passe ici… Ils risqueraient de détruire un bâtiment de la Flottille à bord duquel se trouvent peut-être des, euh, des survivants et du matériel ou des matières premières, comme nous le pensions nous-mêmes… — Non, fit Sky. Ils le feraient, ne serait-ce que pour nous empêcher de faire main basse sur ce qu’ils pensent qu’il y a à bord. — Je ne peux pas le croire. — Et pourquoi pas ? C’est exactement ce que je ferais. Il dit à Gomez de serrer les fesses et coupa la communication. La partie de journée dont ils pensaient disposer venait de se réduire à moins d’un quart d’heure. Ça ne suffirait probablement pas pour regagner la navette et repartir, même sans obstacle à franchir. Mais ils avaient encore le temps de faire quelque chose. Le temps, en fait, d’écouter la fin de ce que Voyageur Intrépide avait à leur dire. Ça pouvait faire toute la différence. En s’efforçant de ne pas penser aux minutes qui défilaient, aux missiles qui approchaient, il dit à Iago de poursuivre son histoire. Et Iago s’exécuta avec un plaisir évident. — Je vous présente Gédéon, dit l’homme dans le fauteuil après avoir interrompu le déroulement de son histoire grâce à une séquence abrupte de commandes. Nous étions arrivés dans une caverne naturelle, tout en haut d’une falaise. Sur la paroi concave était ménagée une corniche, assez large pour laisser passer le fauteuil roulant et bordée par une rambarde à l’aspect solide, seulement interrompue par une cage d’escalier en spirale qui descendait vers le fond de la grotte. — Ah merde… ! fit Quirrenbach en regardant par-dessus la rambarde. — Étonnant, n’est-ce pas ? fis-je. J’aurais été aussi choqué que Quirrenbach, j’imagine, si je n’avais pas été prévenu. Mais je savais ce que Sky avait trouvé dans le Caleuche. Il y avait là aussi une larve, encore plus grosse que celle que Sky avait vue, me dis-je. Et elle était toute seule ; elle n’avait pas d’aides-larves. — Je ne m’attendais pas vraiment à ça, fit Zebra dans un soupir. — Personne ne s’attendait à ça, renchérit l’homme en fauteuil roulant. — Quelqu’un pourrait-il me dire ce que c’est que ce truc ? demanda Quirrenbach d’une voix effarée, comme s’il se cramponnait frénétiquement à ses dernières bribes de santé mentale déjà bien ébranlées. — C’est à peu près ce à quoi ça ressemble, répondis-je. Une énorme créature non humaine. Et intelligente, à sa façon très spéciale. Ces créatures s’appellent les larves. — Comment… comment savez-vous ça ? demanda Quirrenbach entre ses dents, en détachant soigneusement ses mots. — J’ai déjà eu le plaisir d’en rencontrer une. — Quand ça ? s’étonna Zebra. — Il y a très, très longtemps. — Là, Tanner, je suis perdu, soupira Quirrenbach. Il avait vraiment l’air sur le point de craquer. — Croyez-moi, je le suis à peu près autant que vous. Vous avez établi une sacrée relation, la larve et vous, fis-je avec un mouvement de menton en direction de Ferris. Pas vrai ? Le fauteuil cliqueta et clapota. — C’est assez simple, en fait. Gédéon nous donne ce dont nous avons besoin. Je maintiens Gédéon en vie. Quel échange plus juste pourrait-on imaginer ? — Vous le torturez. — Il faut parfois le stimuler un peu, c’est tout. Je regardai à nouveau la larve au fond du gouffre. Elle était enchaînée dans une niche de métal, une sorte de cuve aux parois verticales pleine d’un fluide saumâtre, sombre comme de l’encre de seiche. La créature était entourée de tous côtés par des échafaudages, des passerelles et des ponts roulants sur lesquels étaient fixées d’obscures machines à l’air industriel. Des câbles électriques et des tubulures étaient répartis sur toute la longueur de la larve et plongeaient dans ce qui lui servait de chair. — Où l’avez-vous trouvée ? demanda Zebra. — Ici, figurez-vous, répondit Ferris. Dans les vestiges d’un vaisseau spatial qui s’est écrasé là, au fond du gouffre, il y a peut-être un million d’années. Un million d’années ! Mais ce n’est rien pour elle. Le bâtiment était endommagé et incapable de voler, mais il l’avait maintenue en vie, en semi-hibernation, pendant tout ce temps. — Il s’est écrasé ici ? relevai-je. — C’est-à-dire qu’il fuyait quelque chose. Mais quoi ? je n’ai jamais réussi à le savoir. J’interrompis la séquence sonore qui émanait du fauteuil roulant. — Laissez-moi deviner. Une race pensante, des machines tueuses. Elles attaquaient son espèce – et d’autres – depuis des millions d’années, les pourchassant d’étoile en étoile. Finalement, les larves avaient été refoulées dans l’espace interstellaire, fuyant la lumière. Mais quelque chose a dû en chasser celle-ci ici : une mission d’espionnage, ou je ne sais quoi. Ferris pianota une nouvelle intervention sur l’accoudoir de son fauteuil qui flûta : — Comment pouvez-vous savoir tout ça ? — Comme je viens de le dire, nous avons une longue, très longue histoire, les larves et moi. Je fouillai dans les souvenirs de Sky et retrouvai ce que sa larve lui avait raconté : les espèces fugitives avaient appris que, pour survivre, elles devaient se cacher, et pas n’importe comment. Il y avait des poches de l’espace où l’intelligence n’avait pas affleuré depuis un moment – des poches stérilisées par l’explosion de supernovae ou la fusion d’étoiles neutroniques –, et ces zones stériles faisaient les meilleures cachettes. Mais elles n’étaient pas dépourvues de dangers. L’intelligence n’attendait que l’occasion d’émerger ; de nouvelles civilisations évoluaient sans cesse et se répandaient dans l’espace. C’étaient ces résurgences de vie qui attiraient les machines prédatrices. Elles plaçaient des systèmes de surveillance automatisés autour des systèmes solaires prometteurs, des pièges prêts à se déclencher dès que ces nouvelles civilisations découvraient le voyage intersidéral et tombaient dessus. C’est pourquoi les larves et leurs alliés – leurs rares alliés subsistants – avaient sombré dans une paranoïa intense et étaient à l’affût de toutes les traces de vie. Les larves ne s’étaient jamais beaucoup intéressées au système solaire. La curiosité exigeait toujours d’elles un effort de volonté, et il fallut que les signes d’intelligence se mettent visiblement à pulluler dans les environs de la Terre pour qu’elles s’y intéressent. Elles attendirent de voir si les êtres humains s’aventureraient dans l’espace interstellaire, mais pendant des siècles, puis des milliers d’années, il ne se passa rien. Et puis, quelque chose arriva. Et ce n’était pas bon signe. Ce que Ferris avait appris de Gédéon correspondait parfaitement avec ce que Sky avait appris à bord du Caleuche. La larve de Ferris avait été pourchassée, pendant des centaines d’années-lumière, par un seul et unique ennemi. La machine vengeresse se déplaçait plus vite que le bâtiment de la larve, négociait des virages plus courts et décélérait plus vite. À côté, la façon dont les larves maîtrisaient la vitesse acquise et l’inertie était d’une extrême balourdise. Au dernier degré. Pourtant, si rapides et si puissantes que fussent les machines tueuses, elles avaient des limites – ou plus précisément des angles morts – dont les larves avaient fait un inventaire scrupuleux au fil des millénaires. Leurs capteurs gravitationnels relevaient d’une technique étonnamment rudimentaire pour des tueurs aussi efficaces. Les bâtiments des larves avaient parfois survécu aux attaques en se camouflant à côté ou à l’intérieur de masses plus importantes. Gédéon était arrivé dans les parages de ce monde jaune alors que la machine tueuse se rapprochait à toute vitesse, et il avait saisi sa chance. Il avait repéré la caractéristique géologique insondable avec une émotion qui frisait d’aussi près la joie que son système neurophysiologique le lui permettait. L’ennemi s’était rapproché et l’avait attaqué avec ses armes à longue portée. Mais Gédéon avait dissimulé son vaisseau derrière la lune de la planète, et la salve de missiles antimatière s’était contentée d’y creuser une chaîne de cratères. Il avait attendu que la position de la lune lui permette d’effectuer, sans se faire repérer, une rapide descente dans l’atmosphère puis dans le gouffre, l’antre potentiel qu’il avait repéré de l’espace. Il l’avait agrandi et élargi avec ses propres armes, s’enfonçant de plus en plus profondément dans la croûte de la planète. Par bonheur, l’atmosphère épaisse, délétère, avait dissimulé l’essentiel de ses agissements. Mais, en pénétrant dans le gouffre, il avait commis une terrible erreur : en projetant son réseau de blindage, il avait effleuré les parois abruptes. Un milliard de tonnes de gravats s’étaient abattues sur lui, l’enfouissant alors qu’il voulait seulement se cacher jusqu’à ce que la machine tueuse reparte traquer une autre proie. Il pensait attendre un millier d’années tout au plus – un clin d’œil pour une larve. Il s’était passé beaucoup, beaucoup plus longtemps avant que quelqu’un n’arrive. — Il voulait sûrement que vous le découvriez, avançai-je. — Oui, répondit Ferris. À ce moment-là, il pensait que l’ennemi était reparti. Il utilisait le bâtiment pour signaler sa présence, en modifiant le ratio des gaz dans le gouffre et en les réchauffant. Il envoyait aussi d’autres signaux : des radiations exotiques. Que nous n’avions même pas détectées. — Les autres larves non plus, j’imagine. — Je pense qu’elles sont restées en contact pendant très longtemps. J’ai trouvé quelque chose, dans ce bâtiment, une chose qui n’avait pas l’air d’en faire partie. Qui était restée intacte alors que tout le reste donnait l’impression d’être très ancien et hors d’usage. On aurait dit une graine de pissenlit luisante d’un mètre de diamètre, qui planait dans son propre habitacle, suspendue dans un berceau de champ de forces ; c’était assez joli à regarder, presque obsédant. — Et qu’est-ce que c’était ? demanda Zebra. Il s’attendait à sa question. — J’ai essayé de le découvrir, mais les expériences extrêmement rudimentaires et limitées auxquelles j’ai pu procéder ont donné des résultats contradictoires, paradoxaux. La chose semblait être étonnamment dense, capable d’intercepter les neutrinos solaires sur leur trajectoire. La façon dont elle incurvait les rayons lumineux autour d’elle suggérait la présence d’un champ gravitationnel intense, et en même temps il n’y avait rien. Elle se contentait de planer là. On aurait presque pu tendre la main et la toucher, sauf qu’elle était entourée d’une barrière qui picotait les doigts. (Tout en parlant, Ferris avait entré une autre séquence de commandes dans l’accoudoir de son fauteuil, ses doigts se déplaçant sans effort, avec la dextérité d’un pianiste faisant ses gammes.) J’ai fini par apprendre ce que c’était, évidemment, mais j’ai dû beaucoup insister auprès de la larve. — Insister ? relevai-je. — Il dispose d’une sorte de récepteur de douleur, et certaines régions de son système nerveux initient des réactions émotionnelles analogues à la peur et à la panique. Il suffisait de les repérer. — Et qu’est-ce que c’était ? insista Zebra. — Un système de communication très singulier. — Plus rapide que la lumière ? — Pas tout à fait, répondit-il après la pause cliquetante habituelle. Sûrement pas au sens où vous l’entendez. Il ne transmet et ne reçoit aucune information. La larve et ses semblables, à bord des autres vaisseaux, n’en ont pas besoin. Elles ont déjà toutes les informations qu’elles pourraient recevoir pour toujours et à jamais. — Je ne suis pas sûr de comprendre, objectai-je. — Permettez-moi de reformuler, reprit Ferris, qui devait déjà avoir une réponse toute prête. Chacun de ces systèmes de communication contient déjà tous les messages qui pourraient jamais être envoyés au vaisseau concerné. Les messages sont emmagasinés à l’intérieur, mais sont inaccessibles jusqu’au moment prévu pour leur diffusion. Un peu comme les instructions secrètes, cachetées, des vaisseaux du temps jadis. — Je ne comprends toujours pas, insistai-je. — Moi non plus, renchérit Zebra. L’homme se pencha en avant dans son siège, au prix de ce qui devait être un effort considérable. — Écoutez, c’est très simple, en réalité. Les larves conservent un enregistrement de tous les messages qu’elles ont pu envoyer au cours de l’histoire de leur espèce et de tous les messages qu’elles enverront dans l’avenir, même lointain – dans ce qui est encore l’avenir, même pour nous –, et elles fusionnent tout ça. Comment, je ne l’ai jamais vraiment compris. Je sais seulement que ça implique un mécanisme d’une sorte ou d’une autre réparti dans l’ensemble de la galaxie. J’avoue que les détails m’ont toujours échappé. Seul le nom est clair, et encore n’est-ce probablement qu’une traduction approximative : la mémoire galactique ultime, dit-il en braquant sur nous son regard étrangement glacé. C’est – ou ce sera – une sorte d’immense système d’archivage vivant. Je pense qu’il n’existe pour l’instant que sous une forme partielle : un simple squelette de ce qu’il sera d’ici des millions ou des milliards d’années. Cela dit, le principe est simple : l’archive, quelle qu’elle soit, transcende le temps. Elle reste en contact avec toutes les versions passées et futures d’elle-même, jusqu’à l’époque actuelle, et dans notre passé le plus profond. Elle réactualise constamment les données, procédant continuellement à des itérations. Et le système de communication de la larve est, si j’ai bien compris, une réplique fidèle de l’original. Un petit fragment de l’archive, qui ne transporte que des messages munis d’un repère temporel entre les larves et une poignée d’espèces alliées. — Qu’est-ce qui empêcherait les larves de lire des messages avant leur date d’envoi ? Ça leur permettrait d’éviter certains événements de l’avenir, non ? Ferris avait prévu la question, encore une fois. — Impossible. Les messages du système sont tous encodés – et sans la clé, on n’y a pas accès. C’est toute l’astuce ; si Gédéon a bien compris, la clé proprement dite semblerait être la radiation gravitationnelle qui baigne l’univers au moment où une larve place un message donné dans le système de communication ; c’est comme ça qu’ils sont entreposés, d’ailleurs. Le système mesure le battement de cœur gravitationnel de l’univers – les tic-tac des pulsars qui dansent leur interminable gavotte cosmique les uns autour des autres, les gémissements graves des trous noirs qui dévorent les étoiles au cœur des galaxies les plus éloignées. Il entend tout cela et crée une signature unique : une clé à l’aide de laquelle il crypte le message arrivant. Chaque système est porteur de ces messages, mais il ne peut les lire qu’au moment où il estime que le champ gravitationnel est identique. Ou presque : il tient évidemment compte de la position spatiale du récepteur du message ; ce qui donne aux systèmes une portée efficace de quelques milliers d’années-lumière, apparemment. Lorsqu’ils sont séparés par une distance supérieure, ils ne reconnaissent tout simplement plus leurs signatures de fond respectives. Et toutes les tentatives de falsification de ce fond, afin de prédire la future signature gravitationnelle de l’univers, basée sur les données acquises, eh bien, ces tentatives semblent vouées à l’échec. Il semblerait que les systèmes se ratatinent et meurent. Pendant des siècles, la larve avait donc apparemment réussi à conserver une sorte de contact avec ses alliés lointains, et puis la capacité mémoire de son système de communication avait été saturée, et ses émissions s’étaient sensiblement réduites. L’ennemi, à ce qu’on disait, avait aussi accès à ces messages – ils avaient des copies de ces systèmes, de sorte qu’il était toujours risqué de les utiliser. La créature, qui s’était sentie très seule quand elle était pourchassée, commença alors à comprendre qu’elle n’avait jamais vraiment connu la solitude, jusque-là. La solitude était une force écrasante, comme les montagnes de roche qui se trouvaient au-dessus d’elle. Et pourtant elle n’était pas devenue folle, se permettant de parler à ses alliés tous les quinze ou vingt ans à peu près, entretenant un lien fragile, afin d’avoir l’impression de jouer encore un petit rôle dans la vaste arène des affaires larvaires. Mais Ferris avait extrait la larve de son vaisseau, la séparant de son système de communication. Ça devait marquer le début de sa plongée dans la folie – ou ce qui en tenait lieu chez les larves. — Vous la trayez, hein ? lançai-je. Vous en extrayez l’Onirozène. Et ce n’est pas tout. Vous exploitez sa terreur et sa solitude. Vous distillez ces impressions et vous les vendez… — Nous lui avons logé des sondes dans le cerveau et nous déchiffrons ses schémas neuraux, flûta Ferris. Nous les lisons grâce à un logiciel situé dans la Ceinture de Rouille, qui en extrait les éléments susceptibles d’être appréhendés par un cerveau humain. — De quoi parle-t-il ? demanda Zebra. — Des expériensticks, répondis-je. Les noirs, ceux qui ont un petit motif d’asticot près du bout. Je m’y suis risqué, une fois. Je n’avais pas idée de ce qui m’attendait. — J’en ai entendu parler, acquiesça Zebra. Mais je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer. En réalité, j’avais fini par me demander si ce n’était pas une légende urbaine. — Ce n’est pas une légende. Ça existe bel et bien. Je repensai à la vague émotionnelle qui avait envahi mon cerveau quand j’avais testé l’expérienstick à bord du Strelnikov. L’impression dominante était un sentiment terrible, dévastateur, claustrophobie et peur mêlées, accentué par une impression à vous tordre les tripes que ce sentiment de claustrophobie avait beau être oppressant, il était préférable au vide hanté par les prédateurs qui s’étendait au-delà. Je sentais encore la terreur que l’expérienstick avait instillée en moi ; d’une saveur subtilement non humaine, et pourtant reconnaissable. Sur le coup, j’avais eu du mal à comprendre qu’on puisse payer pour éprouver une chose pareille, mais à présent, ça prenait tout son sens. C’était encore une expérience extrême ; n’importe quoi pour atténuer la souffrance de l’ennui. — Et que lui donnez-vous en échange ? demanda Zebra. — Du soulagement, répondit Ferris. Nous nous penchâmes sur la rambarde. Des travailleurs en gris pataugeaient en bas, dans la boue noire qui emplissait le fond du réservoir. Ils en avaient jusqu’aux genoux. Ils tenaient des espèces de bâtons électriques, et de temps à autre l’un d’eux appliquait le bout de son bâton sur la peau grisâtre de la larve, faisant passer un frisson de douleur dans son corps pareil à un dirigeable. Une bave rougeâtre suintait alors des pores de sa peau argentée, tavelée, et un autre ouvrier se précipitait pour la recueillir dans un flacon. — J’imagine qu’il ne sécrète plus l’Onirozène comme il en avait l’habitude, dis-je, vaguement écœuré. Qu’est-ce que c’est ? Une sorte de machinerie organique ? — Je suppose, répondit Ferris en réussissant à prendre l’air rigoureusement détaché. C’est lui qui nous a apporté la Pourriture Fondante, après tout. — Comment ça ? s’étonna Zebra. Il y a des milliers d’années qu’il est là… — Le virus est resté inactif pendant tout ce temps, jusqu’à notre arrivée, jusqu’à ce que nous établissions nos pathétiques petites colonies et nos villes un peu partout à la surface. — Il savait qu’il était atteint ? demandai-je. — J’en doute fort. Il devait en être porteur sans le savoir. La peste devait être une vieille maladie qu’il avait appris à combattre depuis longtemps. Si ça se trouve, l’Onirozène était à peine plus récent ; un moyen de protection qu’ils avaient mis au point pour se défendre : un bouillon de culture grouillant de machines microscopiques, constamment sécrété par leur organisme. Les machines étaient immunisées contre la peste et en limitaient les effets, mais ce n’était pas tout. Elles guérissaient et nourrissaient leur hôte, émettant et recevant les informations de leurs larves secondaires… Finalement, je pense qu’elles en sont arrivées à faire tellement partie d’elles-mêmes qu’elles n’auraient plus vécu sans ça. — Seulement la peste a atteint la cité, dis-je. Depuis combien de temps êtes-vous ici, Ferris ? Il tripota la couverture argentée sur sa carcasse. — Depuis près de quatre interminables siècles. Depuis que je l’ai découvert. La peste ne me concernait évidemment pas : il n’y avait rien en moi qui risquait d’être atteint. Tout au contraire, son Onirozène – son sang même – me maintenait en vie, sans accès à d’autres procédures d’extension de la vie. Le processus de vieillissement n’est pas complètement stoppé, bien sûr. Le Zène a un effet positif, mais ce n’est pas véritablement le remède miracle. — Alors vous n’avez jamais mis les pieds à Chasm City ? demandai-je. Il ramena sur moi ses yeux scrutateurs, et je sentis la température de mon corps chuter d’un coup sous son regard inflexible. — Non. Mais je sais ce qui est arrivé. Je l’avais prévu. Je savais ce qui allait se passer ; je savais que la cité deviendrait monstrueuse, se remplirait de démons et de goules. Je savais que nos machines les plus miniaturisées, intelligentes et rapides se retourneraient contre nous, corrompraient la chair et les esprits. Qu’elles amèneraient perversités et abominations. Je savais que le moment viendrait où nous serions obligés de nous rabattre sur des machines plus simples. Des critères plus anciens et plus rudimentaires. J’avais prévu tout ça, répéta-t-il en levant un doigt accusateur. Vous pensez que j’aurais réussi à fabriquer ce fauteuil en sept pauvres années ? À l’autre bout de la larve, je vis un ouvrier se pencher d’une passerelle avec quelque chose qui ressemblait à une scie électrique. Il découpa un énorme morceau iridescent du dos de Gédéon. Je regardai les pièces grossières de mon manteau. — C’est bon, Ferris, dit Zebra. Je peux vous poser une dernière question, avant que nous repartions ? — Oui ? fit-il en tapotant sa réponse sur l’accoudoir de son fauteuil. — Vous aviez prévu ça ? Elle sortit son arme et lui tira dessus. Sur le chemin du retour, je réfléchis à ce que Ferris m’avait montré et à ce que m’avaient appris les souvenirs de Sky. Les larves avaient observé une émission massive d’énergie dans les parages du système Terre-Soleil : cinq étincelles de feu portant la signature de l’annihilation matière/antimatière. Cinq garennes du vide poussées à une vitesse qui n’aurait pas provoqué l’indignation des Clowns Capricants : huit pour cent de la lumière, seulement. C’était quand même une réussite, compte tenu du fait que leurs ancêtres se tapaient encore dessus avec des os à peine un million d’années auparavant. Le temps que les cinq vaisseaux humains soient repérés, les larves avaient elles-mêmes subi des pertes terribles. Leurs garennes du vide jadis puissantes avaient été écrasées, fracassées par les assauts ennemis. À une époque que les larves éternelles considéraient avec chagrin, les garennes avaient été séparées, divisées en sous-garennes plus petites, plus rapides. Les grosses larves étaient des créatures sociales, et la séparation leur causa une extrême souffrance, alors même qu’elles pouvaient encore rester en contact limité avec leurs rejetons à l’aide du système de signalisation supraluminique des Clowns Capricants. Pour finir, l’une des sous-garennes s’amarra aux cinq bâtiments humains. La sous-garenne se morpha pour ressembler à l’un des vaisseaux qu’elle suivait. L’analyse statistique de dix millions d’années de rencontres avait prouvé que la tactique réussissait bien aux larves, sur le long terme, même si elle pouvait être désastreuse lors d’une rencontre isolée. Le plan de Voyageur Intrépide était assez simple, selon les critères larvaires : il allait étudier les êtres humains avant de décider de la conduite à tenir. S’ils manifestaient l’intention de s’étendre massivement dans ce volume d’espace, provoquant le genre de perturbation qui ne saurait échapper aux dévoreurs, alors il pourrait se révéler nécessaire de les éliminer. Parmi les espèce survivantes, il y en avait quelques-unes qui avaient pris sur elles de se livrer à ce genre d’élagage, pénible mais nécessaire. Voyageur Intrépide espérait qu’il ne serait pas obligé d’en arriver là. Il espérait que les êtres humains resteraient une nuisance bénigne qui n’exigerait pas l’élimination immédiate. S’ils ne prévoyaient que de coloniser un ou deux systèmes solaires voisins, il pourrait probablement les laisser en paix pour le moment. Du reste, l’élagage même risquait d’attirer les dévoreurs, et il ne devait être effectué que pour d’excellentes raisons. Mais comme les décennies passaient sans que les êtres humains tentent le moindre mouvement, hostile ou autre, Voyageur Intrépide rapprocha sa garenne du vide des bâtiments humains. Peut-être le mieux à faire était-il de manifester sa présence, d’établir le dialogue avec les hommes et de leur expliquer la complexité de la situation. La larve envisageait une tentative d’approche lorsque l’un des vaisseaux avait explosé, en même temps que plusieurs tonnes d’antimatière. La garenne du vide de Voyageur Intrépide avait encaissé l’essentiel du souffle, qui avait endommagé le tégument de camouflage et tué beaucoup de larves – celles qui travaillaient près de la coque. Leurs sécrétions avaient transmis l’agonie de leur mort à Voyageur Intrépide. Il avait absorbé ce qu’il pouvait de leurs mémoires individuelles, alors que les aides-larves mortellement blessés se dissolvaient en leurs constituants organiques. Rongé de douleur, la moitié de ses souvenirs en lambeaux, Voyageur Intrépide avait éloigné la garenne du vide de la Flottille. Mais quelqu’un l’avait repéré. Oliveira et Iago étaient arrivés peu après, ne sachant trop à quoi s’attendre, croyant à moitié à une vieille histoire de vaisseau fantôme : un sixième membre de la Flottille originelle, qui aurait été expurgé de l’histoire. Ce n’était évidemment pas ce qu’ils avaient trouvé. Oliveira avait envoyé Iago à bord, à la recherche du carburant dont ils avaient besoin pour repartir, et Iago s’était rapidement rendu compte qu’il n’était pas dans un vaisseau humain. Quand les aides-larves l’avaient amené dans l’antre de Voyageur Intrépide, les choses s’étaient mal passées. Voyageur Intrépide voulait simplement l’aider en lui montrant qu’il n’avait pas besoin de son scaphandre spatial, qu’ils respiraient le même air. Mais la façon dont il s’y était pris – en envoyant ses aides-larves dévorer sa combinaison – n’avait peut-être pas été très habile, rétrospectivement. Iago n’avait pas apprécié, et il avait commencé à faire mal aux aides-larves avec son chalumeau. Voyageur Intrépide avait absorbé les sécrétions de souffrance de ses aides dévorés par le feu, et leur douleur était devenue la sienne. Si désagréable que ce soit, il n’avait pas pu faire autrement que de démanteler Iago. Iago n’avait pas apprécié, bien sûr, mais à ce moment-là il n’était plus en état de se plaindre. Avant de dissoudre son système nerveux central dans la sécrétion, les aides-larves avaient presque complètement détaché ses extrémités et les composants les plus intéressants de ses intérieurs, apprenant comment ses différentes parties fonctionnaient et s’intégraient les unes aux autres. Voyageur Intrépide avait ingéré tous les souvenirs de Iago auxquels il avait réussi à comprendre quelque chose. Il avait appris à faire le même genre de bruits que lui, à donner un sens à ces sons, et – pour l’imiter – il s’était fait une bouche. D’autres larves avaient copié les organes sensoriels de Iago, ou avaient même incorporé certaines parties de sa personne. Étant parvenu à une meilleure compréhension de Iago, Voyageur Intrépide savait maintenant pourquoi leur visiteur n’avait pas bien pris sa première vision de l’antre grouillant de larves. Il était désolé de ce qu’il avait été obligé de faire à Iago, et avait essayé de se faire pardonner en utilisant le maximum de ses composants et souvenirs. Il était sûr que les humains appréciaient cette attention. — Après la venue de Iago, je me suis de nouveau senti très seul, dit la bouche. Beaucoup plus seul qu’avant. — Tu ne savais pas ce qu’était la solitude avant de le manger, espèce de putain de connard de larve d’asticot ! — C’est… possible. — Très bien. Tu vas m’écouter attentivement. Tu m’as expliqué que tu ressentais la douleur. Parfait. C’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Tu as probablement un instinct de préservation très développé, ou tu n’aurais pas survécu jusqu’à maintenant. Bon ; j’ai un faiseur de ports avec moi. Si tu ne comprends pas, cherche dans les souvenirs de Iago. Je suis sûr qu’il savait ce que c’était. Il y eut une pause pendant que la larve se tortillait, mal à l’aise. Un fluide rouge se mit à clapoter comme l’eau de mer sous une baleine échouée. Les faiseurs de ports étaient des ogives nucléaires, le matériel embarqué par la Flottille pour faciliter le développement de Journey’s End. — Je comprends. — Parfait. Tu pourrais peut-être utiliser ce truc anti-grav pour le neutraliser, mais je suis prêt à parier que tu ne peux pas générer si facilement des champs puissants, ou tu l’aurais fait pour immobiliser Iago quand il a commencé à te faire des histoires… — Je vous en ai trop dit. — On dirait, en effet. Mais je voudrais en savoir davantage. Sur ce bâtiment, surtout. Tu étais engagé dans une guerre, pas vrai ? Tu ne l’as peut-être pas gagnée, mais mon petit doigt me dit que tu n’aurais pas survécu si tu n’avais pas disposé de certaines armes… — Nous n’avons pas d’armes, fit la larve avec un pli de la bouche comme si elle se sentait offensée. Uniquement le réseau de blindage. — Un réseau de blindage ? fit Sky en réfléchissant un moment, essayant de saisir le mode de pensée de la larve. Une technologie de projection de force, c’est ça ? Tu peux générer une sorte de champ autour de ce bâtiment ? — C’était possible, dans le temps, mais les pièces nécessaires ont été endommagées lors de la destruction de la cinquième garenne du vide. Maintenant, on ne peut plus créer qu’un réseau partiel. Il ne servirait à rien contre un ennemi aussi puissant que les mangeurs de larves. Ils verraient les trous. — Bon, tu vas m’écouter. Tu sens les deux petites machines qui approchent de nous ? — Oui. Ce sont aussi des amis de Iago ? — Pas tout à fait. (Enfin, les membres de l’équipage des navettes étaient peut-être des amis de Iago, se dit Sky, mais il était peu probable que ce soient des amis de Sky Haussmann, et c’était tout ce qui comptait en réalité.) Je veux que tu utilises ton réseau contre ces machines, ou j’utilise le faiseur de ports contre toi. C’est clair, non ? La larve parut comprendre. — Vous voulez que je les détruise ? — Oui. Ou c’est moi qui te détruis. — Vous ne feriez pas ça. Ça vous tuerait. — Tu ne peux pas comprendre, répondit Sky d’un ton conciliant. Je ne suis pas Iago. Je ne pense pas comme lui, et je n’agis sûrement pas comme il l’aurait fait. Il sélectionna l’une des larves les plus proches de lui et déchargea dedans une partie du chargeur de sa mitraillette. Les balles firent dans le tégument rose pâle de la créature des trous gros comme le pouce d’où suinta un liquide rouge. La créature poussa un cri strident, affreux. Sauf que non : maintenant qu’il faisait attention, le cri strident émanait de la grosse larve ; pas de celle qu’il avait massacrée. Il regarda la créature blessée s’effondrer dans la mare de liquide rouge jusqu’à ce qu’on n’en voie plus qu’une partie. Plusieurs aides-larves ondulèrent vers elle et commencèrent à la palper avec leurs radicelles. Le son strident, le cri d’agonie, mourut, se réduisit graduellement à un gémissement sourd. — Vous m’avez fait mal. — C’était juste pour me faire comprendre, répondit Sky. Quand Iago t’a fait mal, il l’a fait sans réfléchir, parce qu’il avait peur. Moi, je n’ai pas peur. Je t’ai fait mal parce que je veux que tu saches exactement de quoi je suis capable. Deux aides-larves se démenaient pour regagner la berge à quelques mètres seulement de Sky et Norquinco. — Non, fit Sky. Ne vous approchez pas, ou j’en tue un autre. Et ne tente rien d’exotique avec la gravité, ou j’actionne le faiseur de ports. Les larves s’arrêtèrent, leurs radicelles s’agitant hystériquement. La lumière jaune – la lumière qui baignait l’antre – s’éteignit. Sky ne s’y attendait pas. L’espace d’un instant, il éprouva une terreur absolue. Il avait oublié que les larves contrôlaient la lumière. Dans le noir, elles pouvaient faire à peu près n’importe quoi. Il les imaginait en train de sortir de la mare rouge, pour l’y traîner par les talons. Il s’imaginait dévoré par elles, comme Iago. Il arriverait peut-être un moment où il ne pourrait plus déclencher le faiseur de ports ; où il ne pourrait plus mettre fin à sa propre souffrance. Il ferait peut-être mieux de le déclencher tout de suite… La lumière jaune revint. — J’ai fait ce que vous me demandiez, annonça Voyageur Intrépide. Il a fallu toute notre énergie pour étendre le réseau à cette distance. — Ça a marché ? — Il y en a deux autres, là-bas. Des garennes du vide en plus petit. Les navettes. — Oui. Mais elles ne seront pas là avant un certain temps. Alors tu pourras refaire la même chose. Il appela Gomez. — Que s’est-il passé ? — Les sondes viennent de sauter, Sky. Comme si elles étaient rentrées dans quelque chose. — Nucléaires ? — Non. Il n’y avait pas de faiseurs de ports à bord. — Bon. Reste où tu es. — Enfin, merde, Sky ! Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? — Je doute que tu aies envie de le savoir, Gomez. Je t’assure… Il dut tendre l’oreille pour saisir la question suivante. — Tu as trouvé… comment s’appelle-t-il, déjà ? Iago ? — Oh oui, on l’a trouvé. Hein, Iago ? — Écoute, Sky, intervint Norquinco. Nous ferions mieux de partir. Nous n’avons pas besoin de tuer d’autres gens. Nous n’avons pas envie de provoquer une guerre entre les vaisseaux. Tu pourrais nous protéger autrement, non ? lança-t-il, un ton plus haut, sa voix, projetée par le haut-parleur de son casque, se réverbérant sur la mare rouge. Tu ne pourrais pas nous translater, faire bouger tout ce vaisseau… cette garenne du vide, jusqu’à un endroit sûr ? Hors de portée des navettes ? — Non, répondit Sky. Je veux que ces navettes soient détruites. S’ils veulent la guerre entre les bâtiments, ils vont l’avoir. On verra combien de temps ils tiendront. — Pour l’amour du ciel, Sky ! fit Norquinco en tendant la main vers lui comme pour l’agripper. Sky eut un mouvement de recul et perdit pied sur la surface dure, glissante, de l’antre. Soudain, il partit à la renverse et tomba les quatre fers en l’air dans le liquide rouge. Il s’affala sur son sac à dos, à moitié submerge au bord de la mare. Le liquide rouge éclaboussa sa visière avec une étrange avidité, comme s’il cherchait à s’insinuer dans son scaphandre. Du coin de l’œil, il vit deux aides-larves onduler vers lui. Sky se débattit, mais il n’avait aucune prise sur la surface et ne réussit pas à se relever, ni même à se redresser. — Norquinco ! Aide-moi ! Norquinco s’approcha prudemment du bord de la mare. — Je ferais peut-être mieux de te laisser là, Sky. Ce serait peut-être préférable pour tout le monde… — Sors-moi de là, imbécile ! — Je ne suis pas venu ici pour faire le mal, Sky. Je suis venu ici pour le bien du Santiago, et peut-être du reste de la Flottille. — J’ai le faiseur de ports. — Je doute que tu aies le courage de le faire sauter. Les asticots étaient arrivés auprès de lui, à présent – deux, puis un troisième qu’il n’avait pas vu approcher. Ils le tâtaient, le palpaient, exploraient sa combinaison avec des flopées d’appendices de formes différentes. Il agita les bras et les jambes, tandis que le fluide rouge semblait s’épaissir, conspirant pour le garder prisonnier. — Sors-moi de là, Norquinco ! C’est le dernier avertissement… Norquinco était debout, immobile, au-dessus de lui, mais ne se rapprocha pas du bord. — Tu es malade, Sky. Je m’en étais toujours douté, mais je n’en avais jamais eu la preuve. Je crois que tu es capable de tout. Il se passa alors une chose à laquelle il ne s’attendait pas. Il avait cessé de se débattre parce que l’effort était presque trop important lorsqu’il se sentit soulevé du fluide rouge. Il crut d’abord que c’était le liquide qui le soulevait, mais c’étaient les larves qui l’aidaient doucement à se redresser. Il se retrouva sur le rivage, encore tremblant de peur. Les dernières traces de fluide rouge coulèrent sur lui. L’espace d’un instant, il regarda Voyageur Intrépide sans mot dire, sachant que la larve sentait son attention. — Tu me crois, hein ? Tu ne me tueras pas. Tu sais ce que ça voudrait dire. — Je ne veux pas vous tuer, dit Voyageur Intrépide. Parce que, alors, je serais de nouveau seul, comme avant votre arrivée. Il comprenait, et ce qu’il comprenait était répugnant en soi. La créature chérissait encore sa compagnie malgré la souffrance qu’il lui avait infligée. Bien qu’il ait tué une partie d’elle. Elle se sentait si désespérément seule qu’elle recherchait même la présence de son tortionnaire. Il pensa à un petit enfant qui hurlait dans les ténèbres absolues, trahi par un ami qui n’avait jamais vraiment existé, et – tout en se détestant pour cette faiblesse – il comprit enfin. Et ça ne fit qu’attiser sa haine. Il dut tuer un autre aide-larve pour que Voyageur Intrépide accepte de détruire les deux navettes en approche, et cette fois la créature ne souffrit pas seulement du meurtre de l’asticot. La projection du réseau sembla la mettre à la torture aussi, comme si elle sentait les dégâts infligés au bâtiment. Mais à ce moment-là, c’était fini. Sky aurait pu rester ; il aurait pu continuer à martyriser la larve jusqu’à ce qu’elle lui dise tout ce qu’elle savait. Il aurait pu l’obliger à lui montrer comment le bâtiment se déplaçait et voir s’il pouvait les emmener à Journey’s End plus vite que le Santiago. Il aurait même pu envisager de transférer une partie de l’équipage du Santiago à bord de la garenne du vide – de les faire vivre dans ses interminables boyaux, en obligeant les larves à adapter la température et le mélange d’air afin qu’ils conviennent aux êtres humains. Combien de personnes le vaisseau non humain aurait-il pu contenir ? Des douzaines ? Des centaines ? Et pourquoi pas les momios aussi, s’ils les réveillaient ? Peut-être certains d’entre eux devraient-ils être donnés en pâture aux aides-larves pour leur faire plaisir, mais il s’en remettrait. Il décida plutôt de détruire le vaisseau. C’était beaucoup plus simple. Comme ça, il ne serait pas obligé de négocier avec la larve ; il n’éprouverait plus la répugnance que lui inspirait l’idée de sa solitude abjecte. Et il n’aurait pas à courir le risque de voir la garenne du vide tomber entre les mains des autres bâtiments de la Flottille. — Nous partons, dit-il à Voyageur Intrépide. Dégage-nous un chemin vers la surface, près de l’endroit où nous sommes entrés. Il entendit des bruits métalliques alors que les coursives se reconformaient. Des sas s’ouvraient et se refermaient. Un souffle d’air effleura la mare rouge. — Vous pouvez partir, maintenant, annonça la larve. Je regrette que nous ayons eu un différend. Vous reviendrez bientôt ? — Compte là-dessus, répondit Sky. Plus tard, ils s’éloignèrent à bord de la navette. Gomez n’avait encore aucune idée de ce qui s’était passé. Il ignorait que les navettes en approche avaient tout simplement été transformées en poussière. — Qu’est-ce que vous avez trouvé là-dedans ? demanda-t-il. Il y avait quelque chose dans ce qu’Oliveira a raconté, ou c’était juste de la dinguerie ? — Je pense qu’il était dingue, répondit Sky. Norquinco ne fit pas de commentaire. Ils s’étaient à peine parlé depuis l’incident près de la mare. Peut-être Norquinco pensait-il que ce qui s’était passé lui sortirait de la mémoire s’il ne le lui rappelait pas. Ses nerfs avaient craqué, c’était compréhensible dans cette situation tendue. Mais Sky n’arrêtait pas de tourner et retourner l’incident dans sa tête ; de penser à la marée rouge qui avait palpé la visière de son casque ; de se demander combien de molécules avaient réussi à s’insinuer à l’intérieur. — Et le matériel médical ? Vous avez trouvé quelque chose ? Et vous avez une idée de ce qui est arrivé à la coque ? — Nous avons trouvé deux, trois trucs, répondit Sky. Mais d’abord, fichons le camp d’ici, d’accord ? Poussée maxi. — Et les éléments de propulsion ? Je voudrais jeter un coup d’œil au confinement ; voir si nous pouvons utiliser cette antimatière… — Allez, Gomez. On reviendra une autre fois, pour l’antimatière. Elle ne va pas s’envoler. La garenne du vide s’éloignait d’eux. Gomez fit le tour par le côté intact et mit en route les boosters de la navette. Lorsqu’ils furent à deux ou trois cents mètres du bâtiment, il était impossible de dire qu’il n’était pas ce qu’il avait l’air d’être. L’espace d’un instant, à peine, Sky y repensa comme au Caleuche : le vaisseau fantôme. Ils s’étaient trompés sur toute la ligne. Mais ils ne pouvaient pas se le reprocher. La vérité était beaucoup trop folle. Il y aurait des problèmes, évidemment, quand ils regagneraient la Flottille. L’un des autres vaisseaux avait envoyé ses navettes là-bas, ce qui voulait dire que Sky devrait probablement essuyer des récriminations. Peut-être même se retrouverait-il devant une sorte de tribunal. Mais il avait prévu ça, et pensait pouvoir tourner l’incident à son avantage. Le réseau de preuves qu’il avait créées de toutes pièces avec l’aide de Norquinco montrerait que Ramirez était l’organisateur de l’expédition vers le Caleuche, avec la complicité de Constanza. Sky passerait pour un pion, un acteur involontaire dans le plan de son mégalomane de capitaine. Ramirez serait relevé de son poste ; peut-être même exécuté. Constanza serait sûrement punie. Inutile de dire qu’il n’y aurait pas de doute dans l’esprit de tous quant à celui qui était le plus apte à succéder au capitaine. Sky attendit encore une minute à peu près, n’osant pas temporiser plus longtemps au cas où Voyageur Intrépide soupçonnerait ce qui était sur le point d’arriver et essaierait de l’empêcher d’une façon ou d’une autre. Puis il déclencha le faiseur de port. L’explosion nucléaire fut propre et nette. Et quand la sphère de plasma se fut diluée, comme une fleur dont le bourgeon passe du blanc-bleu au noir interstellaire, il n’en restait plus rien. — Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Gomez. — J’ai mis fin aux souffrances de quelque chose, répondit Sky avec un sourire. — J’aurais dû le tuer, dit Zebra, alors que le robot d’inspection approchait de la surface. — Je sais ce que tu éprouves, répondis-je, mais nous n’aurions probablement pas pu sortir de là si tu avais fait ça. Elle avait visé Ferris, mais on ne voyait pas très nettement où finissait son corps et où commençait son fauteuil roulant. Elle n’avait réussi qu’à endommager son système de support-vie. Il avait gémi et tenté de composer une phrase, mais les rouages de son fauteuil s’étaient mis à grincer et à tintinnabuler avant d’émettre une séquence incompréhensible de sons flûtés. Je pensais qu’il faudrait plus qu’un coup tiré au hasard pour tuer un homme de quatre cents ans dont le sang était sûrement hypersaturé d’Onirozène. — Alors à quoi bon cette petite excursion ? demanda-t-elle. — Je me posais la même question, répondit Quirrenbach. Nous en savons un peu plus maintenant sur le processus de fabrication, mais Gédéon est toujours au fond, et Ferris aussi. Rien n’a changé. — Ça va changer, assurai-je. — Ce qui veut dire ? — Ce n’était qu’un repérage. Quand tout sera fini, j’y retournerai. — La prochaine fois, il nous attendra, objecta Zebra. Nous ne nous introduirons pas aussi facilement. — Nous ? releva Quirrenbach. Ça veut dire quoi, Taryn ? Que vous êtes déjà candidate pour y retourner ? — Oui. Et faites-moi une faveur. À partir de maintenant, appelez-moi Zebra, d’accord ? Je sentis que le robot d’inspection repassait à l’horizontale alors que nous approchions de la pièce où Chanterelle nous attendait peut-être encore. — À votre place, Quirrenbach, je l’écouterais. Et, oui, nous y retournerons, et non, ce ne sera pas aussi facile la prochaine fois. — Qu’est-ce que vous espérez ? — Comme me l’a un jour dit quelqu’un de très proche, il y a quelque chose là-bas qui a besoin qu’on mette fin à ses souffrances. — Vous voulez tuer Gédéon, c’est ça ? — Plutôt le tuer que vivre avec l’idée de sa souffrance, oui. — Mais… et l’Onirozène ? — La cité devra apprendre à s’en passer. Ainsi que de tous les autres services qu’il peut rendre. Vous avez entendu Ferris : l’épave de son vaisseau est toujours là, et elle continue à modifier la chimie des gaz dans le gouffre. — Mais Gédéon n’est plus dans le bâtiment, objecta Zebra. Tu ne penses pas que son influence persiste, si ? — Vaudrait mieux pas, répondit Quirrenbach. Si vous le tuez, et que le Gouffre cesse soudain d’alimenter la cité… franchement, vous imaginez ce qui se passerait ? — Oui, répondis-je. Et à côté, la peste ressemblera probablement à un rhume des foins. Mais ça ne m’empêchera pas de le faire. Chanterelle nous attendait encore quand nous arrivâmes. Elle ouvrit nerveusement le sas de sortie et nous regarda une fraction de seconde avant de décider que nous étions bien ceux qui étaient descendus dans le gouffre. Elle détourna son arme et nous aida à sortir. Nous poussâmes des soupirs de soulagement en nous extirpant de cette capsule exiguë. L’air du souterrain était loin d’être frais, mais je l’avalai à grandes goulées reconnaissantes. — Alors ? fit Chanterelle. Ça valait le coup ? Vous avez réussi à vous rapprocher de Gédéon ? — D’assez près, oui, répondis-je. C’est alors qu’une sonnerie étouffée retentit dans les vêtements de Zebra. Elle me tendit son flingue et pêcha un de ces vieux téléphones antédiluviens qui constituaient le summum de la modernité à Chasm City. — Il a dû essayer de me joindre tout le temps que nous remontions du boyau, dit-elle en dépliant l’écran. — Qui est-ce ? demandai-je. — Pransky, répondit Zebra en se collant le téléphone à l’oreille pendant que j’expliquais à Chanterelle en deux mots que c’était un enquêteur privé plus ou moins impliqué dans tout ce qui s’était passé depuis mon arrivée. Zebra lui parla à voix basse, une main en cornet autour de la bouche pour étouffer la conversation. Je n’entendais pas ce que disait Pransky, et seulement la moitié de ce que racontait Zebra, mais ça me suffisait largement pour comprendre l’essentiel de la conversation. Quelqu’un, sans doute l’un des contacts de Pransky, avait été assassiné. Pransky appelait de l’endroit où le crime avait eu lieu, et à en juger par la façon dont Zebra lui parlait, il semblait dans tous ses états. — Vous avez… Elle s’apprêtait probablement à lui demander s’il avait prévenu les autorités, puis elle dut réfléchir que là où Pransky se trouvait il n’y avait pas de loi. Encore moins que dans le Dais. — Non, attendez ! Ne prévenez personne avant notre arrivée. Ne bougez pas ! Zebra replia son téléphone et le remit dans sa poche. — Que se passe-t-il ? demandai-je. — Quelqu’un l’a tuée, répondit Zebra. — Qui ça ? demanda Chanterelle. — La grosse femme. Dominika. 37 — Vous pensez que ça pourrait être un coup de Voronoff ? demandai-je alors que nous arrivions à la gare centrale, où nous avions laissé ledit Voronoff avant de descendre voir Gédéon. Ça ne lui ressemble pas. — À Reivich non plus, dit Quirrenbach. Enfin, ça, vous êtes mieux placé que moi pour le dire. — Reivich ne tuerait pas quelqu’un sans raison, acquiesçai-je. — Elle a très bien pu se faire des kilomètres d’ennemis, dit Zebra. Ce n’était pas précisément la personne la plus discrète du monde. Reivich aurait pu la tuer pour l’empêcher de parler de lui. — Sauf que nous savons qu’il n’est pas en ville, dis-je. Il est dans un habitat appelé le Refuge. Enfin, il y était, non ? — En effet. Aux dernières nouvelles, en tout cas, me répondit Quirrenbach. Il n’y avait pas signe de Voronoff, mais il fallait s’y attendre : quand nous l’avions laissé partir, je n’imaginais pas une seconde qu’il resterait sur place. C’était sans importance, d’ailleurs. Dans cette affaire, le rôle de Voronoff était tout au plus marginal, et si jamais j’avais besoin de lui parler à nouveau, il était assez célèbre pour que je n’aie pas de mal à lui remettre la main dessus. La tente de Dominika était exactement dans l’état où je l’avais laissée, au milieu du souk. Les rabats étaient fermés, et il n’y avait pas de clients à proximité, mais rien ne permettait d’imaginer qu’un meurtre avait eu lieu dans le coin. Aucun signe non plus de son apprenti rabatteur de clients, mais même cette absence n’avait rien d’extraordinaire, le souk entier étant étonnamment calme ce jour-là. Sans doute aucun béhémoth n’était-il arrivé, avec son contingent de clients désireux de se faire enlever leurs implants. Pransky attendait juste derrière le rabat de la tente et regardait par une petite fente dans le tissu. — Vous avez pris votre temps, dites donc ! Son regard funèbre se posa successivement sur Chanterelle, sur moi puis sur Quirrenbach et il écarquilla les yeux. — Eh bien, dites donc ! En voilà une équipe ! — Poussez-vous, fit Zebra. Pransky souleva le rabat et nous nous faufilâmes dans la partie réception où j’avais attendu pendant que Quirrenbach se faisait charcuter. — Je dois vous avertir, dit-il à voix basse. J’ai tout laissé dans l’état où je l’ai trouvé. Ça ne va pas vous plaire. — Où est son gamin ? demandai-je. — Son gamin ? releva-t-il, comme si je m’étais exprimé en un obscur argot de la rue. — Tom. Son assistant. Il ne devrait pas être loin. Il a dû voir quelque chose. Il se peut même qu’il soit en danger. — Je n’ai pas vu de « gamin », fit Pransky avec un claquement de langue. J’avais autre chose en tête. Quel que soit celui qui a fait ça… Il n’acheva pas sa phrase, mais j’imaginai ce qu’il avait en tête. — Ça ne peut pas être quelqu’un du coin, murmura Zebra dans le silence qui suivit. Personne, à Chasm City, n’aurait éliminé quelqu’un d’aussi utile que Dominika. — Vous avez bien dit que les gens qui voulaient me faire la peau n’étaient pas d’ici… — Quels gens ? s’étonna Chanterelle. — Un homme et une femme, répondit Zebra. Ils ont rendu visite à Dominika dans l’espoir de retrouver Tanner. D’après elle, c’étaient des étrangers. — Tu penses qu’ils auraient pu revenir tuer Dominika ? avançai-je. — Pour moi, ils sont en haut de la liste des suspects. Et tu ne vois toujours pas de qui il pourrait s’agir ? — Je suis un homme populaire, c’est évident, fis-je avec un haussement d’épaules. — Nous pourrions peut-être… euh… fit Pransky avec une petite toux, en nous invitant, d’un geste de sa main grise, à entrer plus avant. Nous passâmes dans la pièce intérieure de la tente que Dominika utilisait comme salle d’opération. Dominika planait sur le dos, à un mètre au-dessus du divan qui lui servait de table d’opération. Elle était assise dans le harnais accroché au bras articulé dont les vérins pneumatiques émettaient toujours des doigts de vapeur sifflante vers le plafond. Le haut de son corps étant trop lourd, elle s’était renversée en arrière, et ses hanches flottaient plus haut que ses épaules. La tête de quelqu’un de plus mince que Dominika aurait probablement basculé sur le côté, mais les replis de graisse qui entouraient son cou maintenaient son visage tourné vers le plafond. Elle avait les yeux grands ouverts, blancs et vitreux, et sa mâchoire inférieure était mollement entrouverte. Son corps était recouvert de serpents. Les plus gros étaient morts, drapés autour des sangles de son harnais comme des écharpes imprimées, inertes, qui retombaient sur le divan. On ne peut plus morts, même, le ventre ouvert sur toute sa longueur. Leur sang avait tracé des rubans sur le divan. Certains des plus petits serpents étaient encore vivants, enroulés sur le ventre de Dominika ou sur le divan, mais c’est à peine s’ils bougèrent quand je m’approchai d’eux, ce que je fis avec un luxe de précautions. Je pensai aux marchands de serpents que j’avais vus dans la Mouise. C’était sûrement de là que venaient ces animaux. — Je vous avais dit que ça ne vous plairait pas, fit Pransky, sa voix tranchant le silence sidéré de notre groupe. J’ai déjà vu des trucs dingues, dans ma vie, croyez-moi, mais ça… — Ce n’est pas n’importe quoi, dis-je tout bas. Ce n’est pas aussi dingue que ça en a l’air. — Alors c’est vous qui devez être dingue… C’était Pransky qui avait parlé, mais je savais qu’il résumait l’opinion générale. Et je ne pouvais pas leur en vouloir. Cela dit, je savais que ce que je disais était vrai. — Que veux-tu dire ? demanda Zebra. Pas n’importe quoi… ? — C’est un message, repris-je en me déplaçant autour du corps en lévitation. Une sorte de carte de visite. Un message pour moi, en réalité. Je tournai doucement le visage de Dominika afin que les autres voient le trou bien net qu’elle avait au milieu du front. — Parce que, dis-je, exprimant ce que je savais pour la première fois être la vérité, c’est Tanner Mirabel qui a fait ça. Quelque part, vers mon soixantième anniversaire – bien que j’aie depuis longtemps cessé de tenir compte du passage des ans (à quoi bon, quand on est immortel ?) et que j’aie soigneusement maquillé les livres de bord pour effacer les détails de mon propre passé –, j’avais su que le moment était venu d’entrer dans le jeu. Je n’avais pas vraiment choisi le moment, il m’avait été imposé par le déroulement de notre traversée, mais j’aurais pu le laisser passer si j’avais voulu, oubliant le projet qui m’avait occupé l’esprit pendant la moitié de ma vie. J’avais bien préparé mon coup, et si j’avais choisi de renoncer à mon plan, mes préparatifs seraient passés rigoureusement inaperçus. Pendant un moment, je m’accordai le plaisir doux-amer de balancer entre des avenirs radicalement opposés : l’un où j’arrivais à mon but, l’autre où je me sacrifiais mollement pour le plus grand bien de la Flottille, même si ça voulait dire que j’allais en faire baver à mon peuple. Et pendant un minuscule instant, j’hésitai. — À mon signal, fit le vieil Armesto, du Brasilia. — Allumage des moteurs de décélération dans vingt secondes. — D’accord, dis-je de mon point de vue privilégié, le siège du capitaine, très haut sur la passerelle. Deux voix firent écho à la mienne, avec un minuscule décalage temporel : celles des capitaines du Bagdad et du Palestine. Journey’s End était tout près, droit devant nous, lanterne sanglante allumée dans la nuit. C’était la plus brillante des deux étoiles accouplées de 61 du Cygne. Contre toutes les probabilités, la Flottille avait traversé l’espace interplanétaire. La disparition d’un bâtiment ne ternissait en rien cette victoire. Ceux qui avaient programmé cette mission savaient depuis le début qu’il y aurait de la casse. Et la casse ne se limitait évidemment pas à ce bâtiment. Beaucoup de dormeurs, de momios, ne verraient jamais leur destination. Mais ça non plus, ce n’était pas une surprise. Nous avions réussi. Cela dit, la traversée n’était pas encore achevée. La Flottille voguait toujours à sa vitesse de croisière. Nous n’avions plus qu’une infime distance à franchir, mais c’était la partie la plus périlleuse du voyage. Et ça, les concepteurs de la mission ne l’avaient pas prévu. Ils n’auraient jamais imaginé la profondeur de la discorde qui s’instaurerait dans leur entreprise au fil du temps. — Cinq secondes, dit Armesto. Bonne chance à nous tous. Bonne chance, et Dieu nous garde. Ça va être sacrément serré à partir de maintenant. Pas si serré que tu le crois, me dis-je. Et alors – pas tout à fait synchronisés –, trois soleils embrasèrent la nuit à un endroit où il n’y avait, quelques instants auparavant, que des étoiles. Pour la première fois depuis un siècle et demi, les moteurs de la Flottille brûlaient à nouveau – dévorant la matière et l’antimatière et recrachant de l’énergie pure, commençant à rogner la vitesse de huit pour cent de celle de la lumière à laquelle voguait encore la Flottille. Si j’avais suivi les ordres, j’aurais entendu craquer le grand squelette de la structure du Santiago alors que le bâtiment encaissait les contraintes de la décélération. La poussée elle-même aurait été un grondement sourd, distant, qu’on aurait senti plus qu’on ne l’aurait entendu, mais pas moins galvanisant pour autant. Seulement j’avais pris ma décision : rien n’avait changé. — Nous avons des notifications de mise à feu sur les tableaux de bord… fit Armesto, avant d’ajouter, avec une note d’hésitation : Santiago, nous n’avons pas d’indication que vous avez initié l’allumage… Auriez-vous rencontré un problème technique ? Sky ? — Non, répondis-je calmement, d’une voix fraîche. Aucun problème pour le moment. — Alors pourquoi n’avez-vous pas remis les moteurs à feu ? C’était moins une question qu’un cri d’indignation. Je réprimai un sourire. Le secret n’en était plus un. Le moment charnière était passé ; un avenir possible avait été choisi, un autre exclu. — Parce que nous ne le ferons pas, répondis-je. Désolé, capitaine, mais nous avons décidé de rester un peu plus longtemps en mode croisière. — C’est de la folie ! s’écria Armesto (j’aurais juré entendre le bruit blanc de ses postillons crépitant sur le micro). Nous avons un service de renseignement, Haussmann, et un bon. Nous savons parfaitement que vous n’avez procédé à aucune modification de moteur que nous n’ayons également effectuée. Vous n’avez aucun moyen d’arriver à Journey’s End avant nous. Vous devez absolument faire comme nous et rallumer vos réacteurs tout de suite, sinon… Je jouai avec l’accoudoir de mon fauteuil. — Sinon quoi ? — Sinon, nous… — Vous n’allez rien faire du tout. Nous savons tous qu’il est impossible de couper ces moteurs à partir du moment où ils ont commencé à brûler de l’antimatière. Ce serait votre fin. C’était vrai. Les moteurs à antimatière étaient redoutablement instables, et ils devaient brûler jusqu’à ce que tout le réactant fourni par le réservoir à confinement magnétique soit épuisé. Les techniciens moteurs avaient entre eux un nom technique pour désigner l’instabilité magnétohydrodynamique spécifique qui empêchait d’interrompre le flux sans provoquer de fuite, mais seul comptait le résultat : le carburant de la phase de décélération avait été stocké dans un réservoir distinct de celui qui avait propulsé le vaisseau à sa vitesse de croisière. Et maintenant que les trois autres vaisseaux avaient remis leurs moteurs à feu, ils étaient condamnés à les laisser allumés. — Ici Zamudio, du Palestine, dit une autre voix. Nous avons un flux stable, ici. Tous les systèmes sont go… Nous allons tenter une interruption d’allumage à mi-poussée avant que le Santiago ne nous devance trop. Nous n’en retrouverons peut-être plus jamais l’occasion… — Pour l’amour du ciel, ne faites pas ça ! s’écria Armesto. D’après l’une de nos simulations, une coupure n’aurait que trente pour cent de chances de… — D’après nos simulations à nous, les chances sont un tout petit peu meilleures… marginalement. — Zamudio, attendez, s’il vous plaît ! Nous vous envoyons nos calculs… Ne faites rien avant de les avoir vus ! Ils passèrent l’heure suivante à débattre du problème, à se renvoyer des simulations et à discuter des interprétations. Ils pensaient que leur conversation était secrète, évidemment, mais mes agents avaient depuis longtemps placé des micros espions sur les autres bâtiments. J’aurais parié, d’ailleurs, que le mien était pareillement piégé. J’écoutai, tranquillement amusé, le ton monter et l’échange devenir plus frénétique et hargneux. Risquer de disparaître dans une explosion d’antimatière au bout d’un voyage d’un siècle et demi, ce n’était pas rien. Dans des circonstances normales, ils auraient fait durer la controverse pendant des mois, peut-être même des années, à peser les avantages et les inconvénients du moindre gain contre une mort possible. Et pendant ce temps-là, le Santiago filait triomphalement devant eux, et à chaque instant qu’ils perdaient, cette distance s’accroissait. — Assez discuté ! trancha Zamudio. Nous déclenchons la coupure… — Non, je vous en prie ! fit Armesto. Réfléchissons-y encore une journée, ne faites… — Pour laisser ce salaud nous filer sous le nez ? Désolé, mais nous avons déjà engagé la procédure d’interruption. Amortissement de la poussée, cinq secondes… fit la voix de Zamudio, sur un ton professionnel, alors qu’il lisait à haute voix des relevés de constantes. Topologie de la bouteille apparemment stable… Réduction du flux… trois… deux… un… Il s’ensuivit un affreux bruit d’électricité statique. L’un des nouveaux soleils s’était soudain changé en supernova, faisant pâlir le ciel. Une rose blanche, aux pétales bordés d’un violet presque noir. Je regardai, muet d’émerveillement, ce feu d’enfer. Un bâtiment entier avait disparu en un clin d’œil, exactement comme Titus m’avait dit que l’Islamabad avait fini. Cette lumière blanche avait quelque chose de purificateur… quelque chose qui frôlait le divin. Je la regardai s’estomper. Un souffle d’ions surchauffés, le fantôme de ce qui avait été le Palestine, heurta mon propre bâtiment, et pendant un moment les écrans de la passerelle vacillèrent et se couvrirent de parasites, mais les vaisseaux de la Flottille étaient maintenant à une telle distance les uns des autres que la disparition de l’un d’eux ne pouvait affecter les autres. Lorsque la communication fut rétablie, j’entendis la voix du capitaine du Brasilia : — Haussmann ! Espèce de salaud ! hurlait Armesto. C’est votre faute ! — Parce que j’ai été plus malin que vous ? — Parce que vous nous avez menti, tas de merde ! hurla une voix que je reconnus comme étant celle d’Omdurman. Titus en valait un million comme vous, Haussmann… Je connaissais votre père. Vous, vous n’êtes que… vous n’êtes rien. De la merde. Et vous savez ce qui est le pire ? Vous avez tué les vôtres aussi… — Vous me croyez assez stupide pour ça ? rétorquai-je. — Absolument ! cracha Armesto. Je vous l’ai dit, Haussmann, nous avons un bon service de renseignement. Nous connaissons votre vaisseau comme si c’était le nôtre. — Nous aussi, nous avons un bon service de renseignement, intervint Omdurman. Vous n’avez pas un seul atout dans votre manche. Il va bien falloir que vous ralentissiez ou vous allez dépasser votre destination et vous retrouver au milieu de l’espace interstellaire. — C’est ce que vous croyez, répondis-je. Il est des moments où il faut savoir renoncer à la lettre pour rester fidèle à l’esprit : suivre les grandes lignes du plan, entendre le thème général d’une symphonie et non les notes isolées. Avec l’aide de Norquinco, j’avais procédé à certaines modifications de mon siège de capitaine. Je fis basculer un couvercle encastré dans l’accoudoir de cuir noir et déployai une console plate, truffée de boutons, que je posai sur mes genoux. Je fis courir mes doigts sur les touches, un schéma apparut : le diagramme semblable à un cactus qui représentait l’épine dorsale du bâtiment, les dormeurs et leurs statut corporel. Au fil des ans, j’avais travaillé très efficacement à séparer le bon grain de l’ivraie. Je m’étais organisé pour rassembler le plus grand nombre possible de morts dans les mêmes roues de cryosomnie, le long de l’épine dorsale. La tâche avait été éreintante, dans les premiers temps, parce que les dormeurs ne mouraient pas selon le plan que j’avais si habilement conçu, mais au petit bonheur la chance, ce qui était ennuyeux. Au début, du moins. Parce que, très vite, je m’étais aperçu que j’avais… comment exprimer cela ?… le doigt magique. Il suffisait que je veuille la mort de certains momios pour qu’ils décèdent. Bien sûr, il y avait certains rituels à effectuer pour que la magie agisse convenablement. Il fallait que je leur rende visite, que je touche leur sarcophage. Parfois, de façon inconsciente me semblait-il, je procédais à d’infimes ajustements de leur système de support-vie. Ce n’était pas que je souhaitais délibérément les détraquer… mais je n’aurais su dire comment, mon intervention suffisait immanquablement à entraîner une issue fatale. Magique, vraiment. Ce don m’avait été fort utile. Les morts et les vivants étaient maintenant nettement séparés. Une des six rangées de roues – soit cent soixante caissons – était maintenant entièrement occupée par des morts, ainsi que la moitié d’une autre. Un quart des dormeurs étaient morts, à présent. Je pianotai la séquence d’instructions que j’avais depuis longtemps mise en mémoire. C’était Norquinco qui me l’avait fournie, après des années de travail secret. Ç’avait été un coup de génie, de le gagner à ma cause. De l’avis des meilleurs experts, et selon toutes les procédures techniques, ce que je m’apprêtais à faire n’aurait pas dû être possible ; une succession de verrous de sécurité auraient dû l’interdire. Au fil des ans, alors qu’il gravissait lentement les échelons dans l’équipe d’audit, Norquinco avait trouvé le moyen de court-circuiter toutes ces barrières de sécurité prétendument inviolables. Cette tâche avait permis à Norquinco de prendre confiance en lui. Au début, j’avais été surpris par sa transformation, et puis je m’étais rendu compte que c’était inévitable, à partir du moment où il avait intégré l’équipe d’audit. Il avait dû s’obliger à fonctionner dans un environnement humain normal, et non dans l’isolement où il se complaisait d’ordinaire. Il avait fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus pointue au fur et à mesure qu’il montait dans la hiérarchie. Il arriva un moment où je n’eus plus besoin d’intervenir pour l’aider à grimper vers le sommet. Or je ne lui avais jamais pardonné sa trahison à bord du Caleuche. Nous ne nous rencontrions pas très souvent. Et chaque fois, je notais un accroissement quasi exponentiel de son aplomb. Au début, l’échange se passait normalement. Norquinco me faisait parvenir des rapports concernant toutes les étapes de son entreprise de violation des barrières de sécurité. J’avais demandé des démonstrations pour vérifier que le travail avait bien été effectué, et Norquinco s’était exécuté. Je n’avais aucun doute : tout fonctionnerait au mieux, à l’instant même où j’en aurais besoin. Mais il y avait eu un lézard. C’était quatre mois auparavant. Le travail était complètement achevé, la dernière strate de barrières de sécurité outrepassée. J’allais enfin comprendre pourquoi Norquinco s’était montré tellement complaisant jusque-là : — Techniquement, me dit-il, le marché que je m’apprête à te proposer relève, je crois, du chantage. — Pardon ? ! C’était pendant l’une de nos tournées d’inspection, et nous étions seuls dans le corridor axial, près du noyau sept. — Écoute-moi bien, je suis très sérieux, Sky. Tu t’en rends compte, non ? — Je commence à m’en apercevoir. Vas-y, Norquinco. Qu’est-ce que tu veux, au juste ? Je regardai dans le couloir. Je croyais voir, au bout, clignoter une lumière orange. — Un coup de piston, Sky. C’est tout. L’équipe d’audit ne me suffit plus. C’est un cul-de-sac pour dingues d’informatique. Les travaux techniques ne m’intéressent plus. Je suis allé à bord d’un vaisseau spatial non humain. Ça a changé mes perspectives. Je veux relever un autre défi. Tu m’as promis monts et merveilles, à bord du Caleuche ; je n’ai pas oublié. Maintenant, je veux un peu du pouvoir et des responsabilités dont tu m’as parlé. Je choisis soigneusement mes mots : — Tu sais, Norquinco, il y a un monde entre pirater des logiciels et commander un bâtiment… — Oh, fais-moi grâce de ce ton paternaliste ! Je ne suis pas complètement idiot ! C’est ce que je voulais dire en te parlant de défi. Et ne va pas t’imaginer non plus que c’est ton boulot que je veux ; pas encore, du moins. Sur ce coup-là, je laisserai les lois naturelles de succession travailler pour moi. Non, ce que je veux, c’est un poste d’officier supérieur – ou même un cran en dessous. Un joli grade bien ronflant, porteur d’excellentes perspectives quand nous arriverons sur Journey’s End. Je crois que j’aimerais assez me tailler mon petit fief à moi… — Tu pousses pas le bouchon un peu loin, là, Norquinco ? — Tu trouves ? Tu n’as pas bien écouté, Sky ! J’ai bien parlé de chantage, non ? La lueur orange se rapprochait dans le tunnel, accompagnée par un grondement assourdi. — Écoute, Norquinco, te faire entrer dans l’équipe d’audit, c’était une chose. Tu avais le profil pour ça. Mais te bombarder officier… j’aurais beau tirer toutes les ficelles possibles et imaginables… je n’en ai pas le pouvoir, de plus… — Ce n’est pas mon problème. Toi qui répètes tout le temps à quel point tu es génial, Sky… eh bien, tu n’as qu’à mettre cette intelligence à profit. Utilise-la pour me faire enfiler un uniforme d’officier. — Il y a des choses vraiment impossibles… — Pas pour toi, Sky. Pas pour toi. Ou bien je serais drôlement déçu. — Et si je n’y arrive pas ? — Alors tout le monde sera au courant de notre petit plan pour les dormeurs. Sans parler de ce qui est arrivé à Ramirez. Et à Balcazar, tiens, pendant qu’on y est. Sans oublier la larve, bien sûr. — Tu serais mouillé jusqu’au cou, toi aussi. — Je dirais que je me contentais d’obéir à tes ordres. Et que je n’ai compris que récemment ce que tu mijotais. — Tu étais au courant depuis le début ! — Ça restera à prouver, hein ? Je m’apprêtais à répondre, mais le vacarme de la rame de marchandises aurait couvert ma voix. Le convoi en provenance de la section des moteurs arrivait en grondant dans le tunnel. Nous reculâmes sans un mot jusqu’à l’un des refuges, afin d’attendre, debout l’un à côté de l’autre, le passage de la rame. Les trains, comme à peu près tout à bord du Santiago, n’étaient pas particulièrement bien entretenus. Ils fonctionnaient, mais beaucoup d’accessoires non indispensables en avaient été retirés pour être utilisés ailleurs. Nous restâmes debout en silence, épaule contre épaule, alors que le train approchait, occupant la plus grande partie de l’espace disponible dans le tunnel, en dehors d’une étroite marge de chaque côté. Je me demandai ce qui pouvait bien se passer dans la tête de Norquinco en cet instant précis. S’imaginait-il vraiment que je prendrais son chantage au sérieux ? Quand le convoi rugissant ne fut plus qu’à trois ou quatre mètres de nous, je donnai une bourrade à Norquinco, qui s’étala sur les rails. Le train continua sur quelques mètres avant de s’arrêter complètement. Normalement, il aurait dû stopper instantanément en détectant un obstacle, mais cette procédure de sécurité avait à l’évidence cessé de fonctionner, peut-être depuis des années. Il flottait dans l’air une odeur d’ozone. Je me faufilai hors du refuge, le long du convoi de marchandises. J’arrivai à l’arrière de la rame, m’attendant à voir les restes déchiquetés de Norquinco étalés sur les rails, mais il gisait, en un seul morceau, entre les rails. Le train était passé au-dessus de lui après l’avoir heurté. Je m’agenouillai pour examiner Norquinco. Il était inconscient. Il avait une plaie sur le côté de la tête, qui saignait abondamment, mais le crâne n’avait apparemment pas été fracturé et il respirait toujours. J’eus une idée. Norquinco ne pouvait plus m’être utile, à présent, et il faudrait qu’il meure tôt ou tard – assurément plus tôt que tard –, mais le plan que je venais d’imaginer était trop tentant, trop poétique, pour que je ne m’y attarde pas. Cela dit, ce serait dangereux, et il ne faudrait pas que je sois dérangé pendant un bon moment. Une trentaine de minutes, au minimum. Quelqu’un allait forcément remarquer le retard du train. Mais interviendrait-il immédiatement ? J’en doutais. Les trains n’étaient plus très fiables, c’était le moins que l’on puisse dire. J’eus un sourire. J’étais devenu l’empereur de cet État miniature, mais je n’avais jamais réussi à faire partir les trains à l’heure. C’était bien la seule chose qui m’avait résisté. Je ramassai Norquinco et le traînai en direction du noyau six. Ce ne fut pas de tout repos, mais à soixante ans j’avais le physique d’un homme de trente ans, et Norquinco avait perdu beaucoup de poids en vieillissant. Six roues de cryosomnie étaient reliées à ce noyau, soit soixante dormeurs. Je cherchai à me rappeler l’âge et le sexe des momios ; j’étais sûr que sur les soixante il y en aurait au moins trois qui pourraient passer pour Norquinco, surtout si l’accident était maquillé de telle sorte qu’il aurait été défiguré par le train. Je transpirais et j’étais à bout de souffle lorsque j’arrivai au caisson où je pensais trouver le meilleur candidat. Norquinco toujours inconscient, j’accédai aux commandes du sarcophage et je commençai à réchauffer le dormeur. Normalement, le processus aurait dû prendre plusieurs heures. Mais je ne cherchais pas à éviter les dommages cellulaires. Personne ne l’autopsierait lorsqu’on le retrouverait sous le train, et personne n’aurait de raison d’imaginer un échange de corps. Mon bloc-poignet émit un petit carillon. — Capitaine Haussmann ? Nous avons un rapport d’avarie technique possible concernant un train dans le couloir axial trois, au niveau du noyau sept. Devons-nous envoyer une équipe pour vérification ? — Inutile, répondis-je en espérant n’avoir pas l’air trop empressé. Je vais y aller moi-même. Je ne suis pas loin. — Vous êtes sûr, monsieur ? — Oui, oui. Inutile de faire perdre du temps à une équipe, hein ? Quand le dormeur fut réchauffé – mais en état de mort cérébrale –, je le sortis du caisson. Il était d’une corpulence voisine de celle de Norquinco, et il pourrait aisément passer pour lui : ils avaient à peu près le même teint et la même couleur de cheveux. Je soulevai Norquinco et le mis dans le sarcophage. Il respirait toujours. Une ou deux fois, il eut même un gémissement avant de replonger dans l’inconscience. Je le déshabillai et disposai le réseau de biomoniteurs sur son corps. Les capteurs adhérèrent automatiquement à sa peau et commencèrent aussitôt à s’adapter. Certains s’enfonceraient délicatement sous sa peau et se fraieraient un chemin vers ses organes internes. Une série de voyants passèrent au vert sur le côté du caisson, ce qui voulait dire que Norquinco était connecté. Le couvercle se referma. Satisfait, je m’attelai à la tâche consistant à traîner le cadavre tout juste réchauffé dans le couloir axial. Mais d’abord, il me fallut lui passer les vêtements que j’avais enlevés à Norquinco. Je longeai à nouveau le convoi, tirant le corps de l’homme derrière moi. Je le déposai à une dizaine de mètres devant la motrice, qui était toujours bloquée, compris-je alors, par la sacoche à outils de Norquinco coincée sous une roue. J’ouvris un placard encastré dans le mur et je pris une énorme clé à molette avec laquelle je broyai méthodiquement le visage de l’homme, le rendant méconnaissable. Je sentis les os craquer à chaque coup comme une coquille d’œuf. Puis je revins à la motrice et, toujours avec la clé à molette, je tapai vigoureusement sur la sacoche à outils pour la libérer. Le convoi débloqué commença aussitôt à prendre de la vitesse. Je dus courir devant pour éviter d’être réduit en chair à pâté. Je sautai par-dessus le cadavre méconnaissable, me plaquai au fond de l’un des refuges ménagés dans la paroi du tunnel et regardai avec une fascination détachée le train de marchandises heurter l’homme et le pousser devant lui, achevant de le massacrer. Le train finit par s’arrêter un peu plus loin dans le corridor. Je m’approchai. Une demi-heure plus tôt, j’avais été plutôt surpris de voir que Norquinco n’était qu’assommé. Ce qui avait été une bonne chose, finalement… Cette fois, je ne fus pas déçu. Le train avait fait du bon boulot. Ce qui l’avait arrêté cette fois n’était pas une sacoche à outils, mais le système de sécurité, encore efficient à cet endroit-là. Quoi qu’il en soit, il était beaucoup trop tard pour le dormeur. Je relevai ma manche et dis, dans mon bloc-poignet : — Ici Sky Haussmann. Il y a eu un affreux accident… Tout ça s’était passé il y avait quatre mois, maintenant. Triste conclusion de notre amitié, mais Norquinco ne m’avait pas laissé tomber, au bout du compte. Je l’espérais, en tout cas. L’écran synoptique principal affichait une image de l’épine dorsale du Santiago, prise d’un point situé à quelques mètres au-dessus de la coque. C’était une vue en perspective, avec ses lignes de fuite et ses raccourcis, qui aurait beaucoup intéressé un peintre de la Renaissance. Les seize roues de cryosomnie contenant les momios se perdaient dans le lointain, de plus en plus petites, réduites à des ellipses. Soudain, la première et la plus proche commença à bouger, libérée par une série de charges explosives logées sur le pourtour. La roue découplée se détacha de la coque et dériva paresseusement, lentement, en tournoyant. Les cordons d’alimentation se tendirent jusqu’au point de rupture entre le vaisseau et la roue, claquèrent proprement puis rebouclèrent vers la coque, en coup de fouet. Les gaz liquéfiés piégés dans les tuyaux sectionnés formèrent des nuages de cristaux. Quelque part, des signaux d’alarme retentirent. C’est à peine si je les entendis, et pourtant ils parurent provoquer une vive consternation parmi les membres d’équipage. Après la première roue, une deuxième se détacha. Puis une troisième s’ébranla et rompit ses amarres. Tout le long de l’épine dorsale, le schéma se répétait. J’avais bien fait les choses. J’avais d’abord pensé faire sauter les boulons explosifs de toutes les roues en même temps, afin qu’elles dérivent en lignes parallèles bien nettes, mais où aurait été la poésie ? C’est pourquoi j’avais préféré espacer les explosions, de sorte que les roues donnent l’impression de se succéder, comme en réponse à un instinct migratoire enfoui. — Vous voyez ce que je suis en train de faire ? demandai-je aux deux autres. — Je vois, répondit Armesto. Et ça me rend malade. — Ils sont morts, espèce d’imbécile ! Quelle importance, pour eux, qu’ils disparaissent dans l’espace ou qu’ils nous suivent jusqu’à Journey’s End ? — Ce sont des êtres humains. Ils méritent d’être traités avec dignité, même s’ils sont morts. On ne peut pas les balancer par-dessus bord comme ça. — Oh, mais si ! D’ailleurs, je l’ai fait. Cela dit, les cryonisés sont sans importance. Leur masse est négligeable par rapport à celle des machines qui les accompagnent. Nous avons un réel avantage, à présent. C’est pour ça que nous allons conserver notre vitesse de croisière plus longtemps que vous… — Un quart de cryonisés, ça ne fait pas une différence sensible, Haussmann, répondit Omdurman (il avait manifestement fait les mêmes calculs que moi, et nos conclusions ne devaient pas être très éloignées). Quel genre d’avance cela vous donnera-t-il sur nous quand vous serez en orbite autour de Journey’s End ? Quelques semaines, tout au plus ? — Ça suffira, répondis-je. Ça nous permettra de choisir le meilleur endroit pour nous poser, débarquer nos passagers et nous installer. — Si vous avez encore des passagers à débarquer. Vous avez tué combien de ces gens, Haussmann ? Votre taux de mortalité n’aurait pas dû être sensiblement plus élevé que le nôtre. Nous avons des espions, vous vous souvenez ? En ce qui nous concerne, nous n’avons perdu que cent vingt dormeurs. Et pareil pour les autres bâtiments. Vous ne vous êtes vraiment pas bien occupé des vôtres, on dirait, Haussmann. Se pourrait-il que vous ayez voulu leur mort ? — Ne dites pas de bêtises. Si leur mort m’arrangeait, j’en aurais tué davantage, non ? — Et tenté de coloniser une planète avec une poignée de survivants ? Vous avez quelques notions de génétique, n’est-ce pas, Haussmann ? Vous avez entendu parler de l’inceste ? Je n’avais aucune intention de dévoiler mes plans à ce minable. Si ses services de renseignement étaient aussi bons qu’il le prétendait, il se ferait vite une idée par lui-même. — Nous verrons bien ce que l’avenir nous réserve, répondis-je. Zamudio, le capitaine du Palestine, avait finalement donné un atout aux autres – même si ce n’était pas tout à fait celui qu’il escomptait. Il avait dû penser qu’il avait une bonne chance de réduire son flux d’antimatière, sinon il n’aurait pas pris le risque de couper son moteur. L’explosion avait été aussi violente et d’un blanc aussi aveuglant que dans les souvenirs que je gardais de ce jour-là, dans la nursery, quand l’Islamabad avait été anéanti. Le lendemain, il se passa quelque chose d’inattendu. Juste avant son explosion, le Palestine envoyait encore des données techniques à ses deux alliés, qui venaient d’amorcer la manœuvre de décélération que Zamudio avait tenté de stopper, sans succès. Le reste de la Flottille s’était aussitôt rageusement allié contre moi. Rétrospectivement, j’aurais dû m’en douter. J’avais fourni un bouc émissaire à ces ordures. D’une certaine façon, ce n’était pas un mince exploit. J’avais réussi, tout seul, à inspirer une telle crainte aux autres capitaines qu’ils avaient jugé préférable de faire front commun contre moi, malgré tout ce qui s’était passé entre eux. Et voilà que Zamudio revenait de la tombe. — Ces données techniques sont plus utiles qu’il ne le pensait, me dit Armesto. — Zamudio n’en a pas tiré un grand profit, semble-t-il, répondis-je. La distance entre mon bâtiment et les deux autres appareils de la Flottille était désormais appréciable. Je les laissais sur place alors qu’ils décéléraient. Mais le logiciel de communication gommait automatiquement toute distorsion, sauf celle du décalage temporel qui allait croissant, accompagnant la séparation des vaisseaux de la Flottille. — Non, répondit Armesto. Mais leur sacrifice nous a fourni quelque chose d’une valeur incommensurable. Dois-je vous expliquer ? — Si vous voulez bien, répondis-je d’un ton ennuyé que j’espérai convaincant. Mais je n’étais pas ennuyé ; effrayé, plutôt. Armesto m’expliqua que les données techniques envoyées par le Palestine jusqu’à la dernière nanoseconde avant son explosion concernaient les tentatives de coupure du flux d’antimatière. On savait depuis longtemps que la procédure était pratiquement toujours fatale, mais, jusqu’alors, les raisons précises de l’échec n’étaient pas claires. On n’avait observé le phénomène que de façon fugitive, dans des simulations informatiques. On s’était souvent demandé si on arriverait jamais à le comprendre suffisamment pour arriver à le contrer par une subtile manipulation du flux de combustible. L’un des problèmes était qu’on ne pouvait procéder à des essais préalables. Sauf qu’à présent ils disposaient d’une sorte de test. La télémétrie du vaisseau s’était interrompue juste après l’amorce du mode échec, mais elle avait continué à émettre plus près du régime d’instabilité que n’importe quel essai de laboratoire soigneusement encadré, ou que n’importe quelle simulation informatique. Et elle leur avait appris des tas de choses très intéressantes. On avait pu tirer suffisamment d’informations de ces chiffres pour deviner comment le mode d’échec avait pu évoluer. Les nombres entrés dans les simulations du bord conçues par les équipes de propulsion indiquaient une stratégie de confinement du déséquilibre. Il suffisait de modifier légèrement la topologie du réacteur magnétique, et le flux d’injection pourrait alors être interrompu sans risque de retour de matière normale, ou de fuite d’antimatière. C’était encore monstrueusement risqué, bien sûr. Pas assez pour les empêcher d’essayer. Mon bâtiment filait devant le Brasilia et le Bagdad, qui avaient procédé à la manœuvre de retournement afin de positionner leurs moteurs vers l’avant en vue de la phase de décélération. Les dards éblouissants de ces torches d’antimatière crevaient l’hémisphère de ciel qui glissait subtilement vers le rouge, à l’arrière du Santiago. On aurait dit deux soleils jumeaux d’un bleu chaud. L’arme que constituait le flux d’éjection des deux bâtiments ne devait pas être sous-estimée, mais ni Armesto ni Omdurman n’auraient la moelle de braquer leur flamme vers mon bâtiment. C’était avec moi qu’ils étaient en conflit, pas avec les nombreux colons encore vivants et l’équipage que je transportais à mon bord. À l’inverse, si j’avais imaginé de mettre mes réacteurs à feu et d’arroser, avec la flamme d’éjection du Santiago, l’un des deux bâtiments qui traînaient derrière moi, le second aurait certainement pris cela comme une incitation à me tuer, que je transporte encore des passagers ou non. Mes simulations montraient que je ne pourrais réaligner les tuyères du Santiago avant que l’autre bâtiment ne m’anéantisse dans un feu d’enfer. Je pensais que ce n’était pas une option viable… ce qui voulait dire que je devrais vivre avec ces deux ennemis jusqu’à ce que je trouve un autre moyen de les détruire. J’y réfléchissais encore quand, avec une parfaite synchronisation, les deux flammes de propulsion des réacteurs à l’arrière s’éteignirent net. J’attendis en retenant mon souffle les bourgeons jumeaux de feu nucléaire qui signifieraient que les moteurs à antimatière avaient eu une avarie – fatale – au cours de la tentative d’extinction. Ils ne vinrent jamais. Armesto et Omdurman avaient réussi à couper leurs réacteurs, et maintenant ils étaient au coude à coude avec moi, sauf que leur vitesse s’était un peu réduite pendant le temps où ils avaient décéléré. Armesto me contacta : — Eh bien. Sky, j’espère que vous avez vu ce que nous venons de faire. Ça change tout, non ? — Pas autant que vous voudriez le penser. — Oh, ne jouez pas à ce jeu-là avec moi. Vous savez ce que ça veut dire. Nous avons maintenant, Omdurman et moi, la faculté de couper nos moteurs comme nous voulons. Pas vous. Ça fait une sacrée différence. Je ruminai cette information. Puis : — Ça ne change rien. Nos bâtiments ont encore à peu près la même masse au repos qu’il y a une journée. Il faut que vous commenciez à décélérer maintenant si vous voulez vous positionner en orbite autour de 61-A du Cygne. Mon bâtiment a été allégé de la masse des roues de cryosomnie que j’ai larguées. Ce qui me donne toujours l’avantage sur vous. Je resterai à la vitesse de croisière jusqu’au dernier moment. — Vous oubliez quelque chose, dit Armesto. Nous avons aussi nos morts. — Il est trop tard pour que ça change quoi que ce soit. Votre vitesse de croisière est plus faible que la mienne ; et vous l’avez dit vous-même, vous n’avez pas eu autant de victimes que moi. — Nous trouverons un moyen de refaire notre retard, Haussmann. Vous ne nous devancerez pas. Je regardai les deux écrans des radars à longue portée qui affichaient les deux points, considérablement agrandis, des deux autres bâtiments. Ils effectuaient un nouveau retournement, lentement mais sûrement. Je regardai les deux flèches s’allonger, devenir deux minces lignes puis se contracter à nouveau. Soudain, les deux points furent entourés d’un halo : les auras jumelles irradiées par les flux d’éjection. Les deux autres bâtiments rentraient dans la course. — Ce n’est que le début, déclara Armesto. Le lendemain, je regardais les morts s’éloigner en dérivant des deux autres bâtiments. Vingt-quatre heures avaient passé depuis qu’Armesto et Omdurman avaient repris la course, faisant la démonstration qu’ils étaient capables de contrôler leur flux d’éjection d’une façon qui n’était pas encore à ma portée. L’anéantissement du Palestine avait été une bénédiction pour eux, même si près d’un millier de colons étaient morts à cette occasion. Les deux autres bâtiments étaient repartis à leur vitesse de croisière vers Journey’s End. Ils se propulsaient de nouveau à la même vitesse relative que le Santiago. Et ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour me battre à mon propre jeu. Il y avait là-dedans quelque chose d’inéluctable, bien sûr. La masse de mon bâtiment était toujours inférieure à la leur… Conclusion : ils devraient s’alléger s’ils voulaient suivre la même courbe accélération/décélération que le Santiago. Ils devaient donc larguer leurs propres morts dans l’espace. La façon dont ils s’y étaient pris n’avait rien d’élégant. Ils avaient dû trimer toute la nuit pour shunter, précipitamment, les mêmes mesures de sécurité que Norquinco avait mis presque toute une vie à contourner… mais ils avaient un avantage sur Norquinco, dans la mesure où ils n’étaient pas condamnés à essayer de le faire clandestinement. À bord du Brasilia et du Bagdad, tout le monde avait dû travailler furieusement dans ce but. Je les enviais presque. C’est tellement plus facile quand on n’est pas obligé d’agir en secret… mais c’est aussi infiniment moins élégant. Sur l’image à fort grossissement, je regardais les roues de cryosomnie s’éloigner en dérivant des deux autres bâtiments. On aurait dit des feuilles d’automne tombant d’un arbre, sans ensemble, sans orchestration aucune. La résolution de l’image était trop faible, certes, mais je me doutais qu’il y avait des équipes en scaphandre qui grouillaient sur la coque de ces bâtiments avec des outils de découpe et des explosifs. Ils délogeaient les roues de cryosomnie avec une brutalité sans précédent. — Vous aurez beau faire, vous ne pouvez pas gagner, dis-je à Armesto. Je m’attendais à ce que les autres bâtiments maintiennent le silence radio à partir de maintenant, mais Armesto daigna répondre : — Nous le pouvons, et nous le ferons. — Vous l’avez dit vous-même. Vous n’avez pas autant de morts que nous. Vous aurez beau en jeter autant que vous voudrez par-dessus bord, ça ne suffira jamais. — Nous trouverons le moyen de faire en sorte que ça suffise. Plus tard, je réfléchis à la stratégie qu’il pouvait envisager. Quoi qu’il arrive, les bâtiments n’étaient plus qu’à deux ou trois mois de l’orbite de Journey’s End. En rationnant minutieusement les vivres, ils pouvaient se permettre de réveiller certains colons avant le moment prévu. Les momios ressuscités partageraient la vie de l’équipage. Dans des conditions qui friseraient la déshumanisation, mais ça pourrait suffire. Dix colons réveillés, c’était une roue de plus à éjecter, et une réduction concomitante de la masse du bâtiment, autorisant un profil de décélération plus aigu. Ce serait lent et dangereux – et ils pouvaient s’attendre à perdre peut-être dix pour cent des cryonisés qu’ils tenteraient de décongeler dans ces conditions rien moins qu’optimales, mais ça pourrait suffire à inverser le rapport de masse. Ça suffirait sinon à leur donner l’avantage sur moi, du moins à équilibrer les chances. — Je sais ce que vous avez l’intention de faire, dis-je à Armesto. — Et ça change quoi ? répondit le vieil homme. Après la première vague d’éjection de roues de cryosomnie, les suivantes furent éjectées au rythme d’une toutes les dix heures à peu près. Exactement ce à quoi je m’attendais ; dix heures pour décongeler tous les colons d’une roue. Il n’y avait qu’une poignée de gens, sur chaque bâtiment, susceptibles d’avoir les compétences et l’expérience nécessaires pour faire ça, de sorte qu’ils étaient obligés de travailler de façon séquentielle. — Ça ne vous sauvera pas, dis-je. — Je pense que si, Sky… Franchement, je pense que si. Je sus alors ce qu’il me restait à faire. 38 — Comment ça, tu l’as tuée ? demanda Zebra, alors que nous observions, tous les cinq, le tableau grotesque composé par la mort de Dominika. — Ce n’est pas ce que j’ai dit, rectifiai-je. J’ai dit que c’était Tanner Mirabel qui l’avait tuée. — Et… vous pourriez nous expliquer ça ? demanda Chanterelle. — Je le pourrais, mais je ne suis pas sûr que vous me croiriez. En réalité, j’ai un peu de mal à l’envisager moi-même. Pransky, qui avait suivi notre échange, éleva la voix et dit avec une assurance solennelle : — La raideur cadavérique ne s’est pas installée. Elle est encore chaude. Si vous pouvez justifier de vos allées et venues au cours des dernières heures – ce qui me paraît fort probable –, vous ne figurerez pas en haut de la liste des suspects. Zebra me tira par la manche. — Et les deux personnes qui étaient après toi, Tanner ? Elles se comportaient comme si elles n’étaient pas d’ici, selon Dominika. Elles auraient très bien pu la tuer pour l’empêcher de fouiner… — Je ne sais même pas de qui il peut s’agir, dis-je. Enfin, je n’en suis pas sûr. Pour la femme, du moins. Parce que pour l’homme, je suis prêt à avancer un nom. — À qui penses-tu ? demanda Zebra. — Moi, je pense vraiment que nous ne devrions pas rester ici, coupa Quirrenbach. À moins que vous n’ayez envie d’avoir affaire à ce qui passe pour des autorités ici. Et croyez-moi, ça ne figure pas sur la liste de mes priorités. — Ça me fait mal de le reconnaître, fit Chanterelle, mais il a raison, Tanner. — Je pense que vous ne devriez plus m’appeler comme ça, dis-je. Zebra secoua lentement la tête. — Alors comment devons-nous l’appeler ? — Pas Tanner Mirabel, en tout cas. Ça doit être Mirabel qui l’a tuée, insistai-je avec un mouvement de tête en direction du corps de Dominika. C’est lui, l’homme qui me suit, c’est Mirabel. C’est lui qui a fait ça ; pas moi. — C’est dingue, fit Chanterelle, tous opinant du chef, bien qu’ils n’aient pas l’air de beaucoup apprécier la situation. Et si vous n’êtes pas Tanner Mirabel, qui êtes-vous ? — Un certain Cahuella, répondis-je, sachant que ce n’était que la moitié de la vérité. Zebra posa les mains sur ses hanches. — Et c’est maintenant que tu nous le dis ? — Je ne m’en étais pas rendu compte avant. — Ah bon ? Ça t’était sorti de l’esprit ? Je secouai la tête. — Je pense que Cahuella a modifié mes souvenirs, enfin, ses souvenirs, pour effacer sa propre identité. Il avait besoin de le faire temporairement, pour fuir Sky’s Edge. Ses propres souvenirs l’auraient accusé. Sauf que, quand je dis « lui », en réalité, c’est « moi » que je devrais dire. Zebra me regarda en plissant les yeux, comme si elle essayait de démêler le vrai du faux à mon sujet. — C’est ce que tu crois, hein ? — Il m’a fallu un moment pour arriver à l’admettre, je t’assure. — Il est complètement cinglé ! lança Quirrenbach. Qui aurait imaginé que la vision d’une pauvre obèse morte suffirait à le faire basculer dans la folie ? Je le frappai. Comme Chanterelle le tenait sous la menace de son pistolet, il n’était pas en position de réagir. Je le regardai basculer derrière le canapé. Il disparut à ma vue et je l’entendis pousser un cri. L’espace d’un instant, je me demandai s’il était tombé sur un serpent dissimulé à l’ombre du divan. Mais quelque chose de beaucoup plus gros en émergea. Tom, le gamin de Dominika. Je lui tendis la main. — Viens un peu par ici. Tu n’as rien à craindre de nous. Elle avait été tuée par un homme qui était déjà venu la voir pour lui poser des questions. Un homme qui n’était pas d’ici, « comme vous », dit Tom, prudemment, au départ, puis il revint sur ses paroles, d’un ton empreint de méfiance : pas exactement comme moi, mais qui me ressemblait beaucoup en vérité. — Tout va bien, dis-je en mettant la main sur son épaule. L’homme qui a tué Dominika me ressemblait, mais c’est tout. Ça ne veut pas dire que c’était moi. Tom hocha lentement la tête. — Vous parlez pas comme lui. — Il parlait différemment ? — Vous parlez drôle, monsieur. L’autre homme, celui qui vous ressemble, il utilise beaucoup moins de mots. — Le genre grosse brute silencieuse, traduisit Zebra. Elle attira le gamin vers elle, passa son long bras mince autour de ses épaules dans une attitude protectrice. Je fus touché, l’espace d’un instant. C’était la première fois que je voyais quelqu’un du Dais manifester un semblant de compassion envers une personne originaire de la Mouise. — Nous sommes navrés pour Dominika, dit-elle. Il faut nous croire : nous n’y sommes pour rien. Tom renifla. Il était perturbé, mais il n’avait pas encore accusé le coup de la mort de Dominika et il était en conséquence relativement cohérent et prêt à nous aider. Ou plutôt, j’espérais que c’était parce qu’il n’avait pas encore compris ; l’autre possibilité – qu’il soit immunisé contre ce genre de souffrance – était trop pénible à envisager. Je pouvais supporter ça chez un soldat ; chez un gamin, non. — Il était tout seul ? demandai-je. On m’a dit que deux personnes se renseignaient sur moi. Un homme et une femme. Tu sais si c’était le même homme ? — Le même type, répondit le gamin en détournant son regard du corps de Dominika. Et pas seul, cette fois, non plus. La femme était avec lui, mais pas l’air contente, cette fois. — Elle avait l’air contente, l’autre fois ? demandai-je. — Pas contente, mais… (Le gamin n’alla pas au bout de sa pensée, et je compris qu’il n’avait pas les mots pour exprimer ce qu’il ressentait.) Elle avait l’air bien avec le type ; comme des amis. Lui plus gentil, alors. Plus comme vous. Ça paraissait raisonnable. La première fois qu’il était venu voir Dominika, il allait à la pêche ; il cherchait des informations sur la ville – avec un peu de chance, il pourrait peut-être même trouver l’homme qu’il voulait tuer, que cet homme soit Reivich, moi ou nous deux. Il aurait pu tuer Dominika à ce moment-là, mais il avait dû se dire qu’il pourrait en avoir à nouveau besoin dans l’avenir, alors il l’avait laissée en vie. Jusqu’à son retour, avec les serpents qu’il avait dû acheter dans le souk. Et il l’avait tuée d’une façon dont il savait qu’elle me dirait quelque chose ; un code privé de meurtre rituel qui rouvrait des blessures dans ce que j’avais de plus profond. — La femme, dis-je, elle n’était pas d’ici non plus ? Mais Tom n’avait pas l’air d’en savoir plus long que moi à ce sujet. J’appelai, sur le téléphone de Zebra, Laurent, le porcko dont j’avais à moitié démoli la cuisine en tombant du Dais, il y avait une éternité de ça. Je lui dis que j’avais un dernier mais immense service à leur demander, à sa femme et à lui : veiller sur Tom en attendant que les choses se tassent. Une journée, lui dis-je, bien qu’en réalité j’aie annoncé ce chiffre au hasard. — Je peux me débrouiller, dit Tom. Pas besoin rester avec porcko. — Ce sont de braves gens, fais-moi confiance, dis-je. Tu seras plus en sécurité avec eux. Si on apprend que tu as vu ceux qui ont tué Dominika, l’homme reviendra pour te tuer. — Je devrai toujours me cacher ? — Non, répondis-je. Seulement jusqu’à ce que j’aie éliminé l’homme qui a fait ça. Et crois-moi, je ne prévois pas de passer le restant de mes jours à le chercher. Nous retrouvâmes le porcko et sa femme juste à la limite de la cataracte de pluie graisseuse qui tombait interminablement sur la paroi surplombante de la gare centrale, tel un rideau de calicot jaunissant. Le gamin repartit avec eux, l’air un peu nerveux, Laurent le fit grimper à bord de leur véhicule aux roues en forme de ballon, et ils disparurent dans le brouillard comme une apparition. — Il va s’en sortir, dis-je. Enfin, je crois. — Vous croyez vraiment qu’il est en danger ? demanda Quirrenbach. — Plus que vous ne pouvez l’imaginer. L’homme qui a tué Dominika ne s’embarrasse pas de scrupules. — On dirait que vous le connaissez… — C’est le cas, répondis-je. Nous regagnâmes la bulle de sécheresse et de lumière qu’était le véhicule de Chanterelle. — Je suis perdu, fit Quirrenbach en me regardant. Je ne sais plus à qui j’ai affaire. J’ai l’impression de perdre pied. — Tout ça parce que j’ai retrouvé la femme morte ? fit Pransky. Ou parce que Mirabel a commencé aussitôt à perdre les pédales ? — Quirrenbach, intervins-je, il faudrait que vous me parliez des endroits où on peut acheter des serpents. Près d’ici, de préférence. — Vous avez entendu ce que j’ai dit ? — J’ai entendu, répondis-je. Mais je ne veux pas en parler pour le moment. — Tanner… Ou qui que tu sois, fit Zebra. Cette histoire au sujet de ton nom a-t-elle quelque chose à voir avec ce que le Mixmaster t’a dit ? — Il n’y a aucune chance pour que ce soit celui que nous sommes allés voir ensemble, hein ? grinça Chanterelle. Je ne pus que hocher la tête, comme si, par ce geste, j’acceptais enfin, définitivement, la vérité. — Je connais des marchands de serpents dans le coin, dit Quirrenbach, comme pour alléger la tension. Il se pencha par-dessus l’épaule de Zebra et donna des instructions à la cabine qui s’éleva en douceur, nous faisant rapidement survoler la puanteur et le chaos de la Mouise, trempée de pluie. — Je voulais savoir ce qui n’allait pas avec mes yeux, expliquai-je à Chanterelle. J’avais l’impression qu’ils avaient été génétiquement modifiés. Quand j’y suis retourné avec Zebra, le Mixmaster m’a dit que c’était probablement du boulot d’Ultras, puis qu’il avait été défait – apparemment grossièrement – par quelqu’un d’autre, les Généticiens Noirs, par exemple. — Continuez. — Je ne m’attendais pas à entendre ça. Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais, mais je ne pensais pas découvrir que j’avais été en quelque sorte complice de la chose. — Vous pensez que vous auriez pu faire ça volontairement à vos yeux ? Je hochai la tête. — Ça pouvait avoir son utilité. Quelqu’un qui s’intéresserait à la chasse, par exemple, pourrait y songer. J’y vois très bien dans le noir, maintenant. — Qui ça ? insista Chanterelle. — Bonne question, fit Zebra, en écho. Mais avant que tu y répondes… et le scan corporel que tu t’es fait faire chez le Mixmaster ? Pourquoi avoir fait ça ? — Je cherchais des traces de blessures anciennes, répondis-je. Deux blessures avaient été infligées au même moment. J’espérais en trouver une et pas l’autre. — Comment ça ? — Tanner Mirabel s’était fait détruire un pied par l’un des tireurs de Reivich. Ce pied aurait pu être remplacé par une prothèse organique, ou un clone cultivé à partir de ses propres cellules. Mais d’une façon ou d’une autre, il aurait dû être greffé chirurgicalement au moignon. Bon, peut-être qu’avec les meilleurs chirurgiens de Yellowstone, ce genre d’opération aurait pu être invisible. Mais pas sur Sky’s Edge. Il devait y en avoir plein de preuves microscopiques – des signes que les Mixmasters auraient détectés avec leurs scanners. Zebra hocha la tête en signe d’acquiescement. Jusque-là, elle pouvait accepter ce que je lui disais. — C’est peut-être vrai. Mais si lu n’es pas Tanner – puisque tu le dis – comment sais-tu que ça lui est arrivé ? — Parce qu’on dirait que je lui ai volé ses souvenirs. Gitta tomba sur le sol de la tente presque au même moment que Cahuella. Sans un bruit. Gitta était morte – pour autant que ça ait la moindre importance – à l’instant où le rayon de mon arme avait atteint son crâne et changé les tissus de son cerveau en quelque chose qui devait ressembler aux cendres d’une urne funéraire. À peine assez pour les prendre entre ses mains et les regarder couler en filets gris entre ses doigts. Sa bouche s’ouvrit un peu, mais je doutai qu’elle ait eu le temps de comprendre ce que je faisais avant que ses pensées ne s’interrompent. J’espérais de toute mon âme que la dernière pensée de Gitta avait été que je m’apprêtais à la sauver. Au moment où elle tomba, le couteau du mercenaire s’enfonça plus profondément dans sa gorge, mais à ce moment-là elle était au-delà de la souffrance. Cahuella – embroché par le rayon qui aurait dû épargner Gitta et tuer le mercenaire – poussa un soupir, comme un homme qui sombre dans un sommeil bienfaisant. Le choc occasionné par le passage du rayon lui avait fait perdre conscience ; un petit instant de miséricorde pour lui. Le tireur tourna le visage vers moi. Il avait la bouche ouverte. La stupéfaction, évidemment. Ce que je venais de faire n’avait aucun sens. Il y eut un instant de silence pesant, pendant lequel il aurait dû comprendre cette simple vérité : je n’étais pas tout à fait le tireur d’élite qu’il avait imaginé, et j’avais tué celle que je m’efforçais justement de sauver. Cette fois, je ne ratai pas ma cible, et je vidai un chargeur entier dans le corps du type, continuant à tirer même quand le canon fut d’un rouge cerise dans la lumière crépusculaire de la tente. Pendant un moment, je restai planté là, avec ces trois corps ostensiblement morts à mes pieds. Puis un instinct guerrier reprit brutalement le dessus et je me remis en mouvement. Cahuella respirait encore, mais il était dans un état comateux. J’avais réduit l’homme de main de Reivich à l’état de sujet pour étude d’anatomie crânienne. Je posai mon arme et m’agenouillai à côté de Gitta. Je n’avais pas besoin de trousse médicale pour savoir qu’elle était morte, et que c’était irréversible, mais je fis comme si. Je passai l’imageur neural de poche sur sa tête et regardai le petit écran incorporé afficher une image rouge, clignotante, sur laquelle s’inscrivaient des messages parfaitement clairs : « ravages tissulaires mortels », « dégâts cérébraux profonds », « traumatismes corticaux étendus »… Même si nous avions eu un scrappeur sous la tente, j’aurais été dans l’incapacité de recueillir ses souvenirs et de capturer un fantôme de sa personnalité. Je l’avais trop grièvement blessée pour ça. Les schémas biochimiques eux-mêmes étaient perdus. Je la maintins tout de même en vie, en sanglant un corset de support-vie sur sa poitrine et en le regardant démentir l’information selon laquelle elle était morte : les couleurs revinrent à ses joues, alors que sa circulation sanguine était rétablie. Son corps serait conservé intact jusqu’à ce que nous regagnions la Ferme aux Serpents. Cahuella me tuerait si je ne le faisais pas. Je me tournai enfin vers lui. Ses blessures étaient pour ainsi dire légères ; le rayon l’avait traversé de part en part, mais la pulsation avait été extrêmement brève, et le faisceau très étroit. L’essentiel des dégâts internes avait été provoqué non par le rayon proprement dit, mais par la vaporisation explosive de l’eau piégée dans ses cellules, une série de petites détonations bouillantes suivant le trajet du rayon. Les blessures d’entrée et de sortie étaient si petites que j’eus du mal à les trouver. Il ne devait pas y avoir d’hémorragie interne ; pas si le rayon avait cautérisé les tissus en les traversant, comme je le pensais. Il y avait sans doute des dégâts, oui… mais je n’avais aucune raison de penser qu’il n’y survivrait pas, même si le mieux que je pouvais faire pour lui à ce stade était de le maintenir dans un coma artificiel à l’aide d’un autre corset. Je bouclai le système et le laissa reposer paisiblement à côté de sa femme, puis je saisis mon fusil, pris un chargeur plein et sécurisai le périmètre en utilisant un autre fusil en guise de béquille, en essayant de ne pas penser à ce qui était arrivé à mon pied, tout en sachant – à un niveau de détachement abstrait rien moins que rassurant – que rien n’était irréparable. C’était juste une question de temps. Il me fallut cinq minutes pour m’assurer que tous les hommes de Reivich étaient morts. Comme presque tous les nôtres, à part Cahuella et moi. C’était Dieterling qui avait eu le plus de chance : il n’avait reçu qu’une blessure mineure à la tête. Le voyant inconscient, couvert de sang, l’ennemi avait dû penser qu’il était mort. Une heure plus tard, alors que j’étais moi-même sur le point de m’effondrer, des trous noirs embrumant ma vision comme les terrifiants nuages qui avaient préludé à l’orage de la nuit, j’avais réussi à mettre Cahuella et sa femme dans le véhicule. Puis je ranimai Dieterling, qui était affaibli et délirant à cause de tout le sang qu’il avait perdu. Je me rappelai avoir parfois poussé des hurlements de douleur. Je me laissai tomber dans le siège conducteur et mis le véhicule en marche. Il n’y avait pas une partie de moi qui ne souffrait le martyre, et toutes se débattaient pour que je les laisse dormir, mais je savais que je devais partir tout de suite et prendre la direction du sud avant que Reivich n’envoie une autre escouade de tueurs. Chose qu’il envisagerait sûrement si la dernière ne revenait pas à l’heure prévue. L’aube semblait encore à une éternité de là, et quand, enfin, un jour rosâtre suinta sur l’horizon à présent dégagé, du côté de la mer, j’avais déjà rêvé sa venue une douzaine de fois. Je ne sais comment je réussis à regagner la Ferme aux Serpents. Il aurait mieux valu pour tout le monde que je n’y arrive jamais. 39 Nous nous arrêtâmes chez trois marchands de serpents avant de trouver le bon : un étranger – d’un autre monde, à l’évidence – lui avait effectivement acheté suffisamment de serpents pour qu’il puisse fermer boutique pour le restant de la journée. Ça s’était passé la veille. Le tueur avait manifestement programmé le meurtre de Dominika bien avant de passer à l’acte. L’homme, nous dit le marchand, me ressemblait beaucoup. Pas dans les détails, mais la ressemblance générale était forte, et nous parlions tous les deux avec le même accent, même si l’autre n’avait pas dit grand-chose. Bien sûr que nous avions le même accent. Nous n’étions pas seulement de la même planète ; nous venions de la même péninsule. — Et la femme qui était avec lui ? demandai-je. Il n’avait pas parlé d’une femme, mais quelque chose dans la façon dont il triturait le bout de sa moustache cirée m’avait mis la puce à l’oreille. — Écoutez, je n’ai pas que ça à faire… commença-t-il. — Il y a quelque chose ou quelqu’un, dans cette ville, qu’on ne peut pas acheter ? demandai-je en lui glissant un billet dans la main. — Ouais, fit l’homme avec un petit rire. Mais je ne fais pas partie du lot. — Alors, la femme ? insistai-je en observant un serpent en cage couleur de menthe verte. À quoi ressemblait-elle ? — Faut vraiment que je vous la décrive ? Elles sont toutes pareilles, non ? — Ne me dites pas que vous n’aimez que les serpents… Il redoubla d’hilarité, comme s’il trouvait mon humour désopilant. — Non, pour sûr ! réussit-il à dire, une fois calmé. Mais ces Mendiantes, quand on en a vu une, on les a toutes vues ! Au moins, ce gars-là pourrait se vanter de m’avoir cloué le bec. J’avais appelé les Mendiants le lendemain de mon arrivée à Chasm City. Je voulais parler à sœur Amélie pour lui demander ce qu’elle savait sur Quirrenbach, pour autant qu’elle sache quelque chose. Je n’avais pas réussi à la joindre ; j’avais parié à frère Alexei, avec son œil poché. Mais on m’avait dit qu’elle cherchait elle aussi à me joindre. Je n’avais pas relevé, sur le coup ; à présent, cette remarque me faisait l’effet d’une explosion thermonucléaire. La femme qui accompagnait Tanner était sœur Amélie. Les informateurs de Zebra ne lui avaient pas signalé que la femme appartenait à l’ordre des Mendiants, alors que le marchand de serpents en était sûr. Je me trompais peut-être, mais je pensai que l’autre femme était peut-être encore Amélie. Je me dis qu’elle devait enlever sa défroque et la remettre au gré des circonstances. Quel rôle jouait-elle dans tout ça ? Je lui avais fait confiance spontanément, à mon réveil. Elle avait contribué à ma guérison quand j’étais sorti de cryosomnie, dont le processus était dévastateur pour l’esprit. Et pendant tout le temps que j’avais passé dans l’habitat des Mendiants, rien de ce qu’elle avait fait ne m’avait donné à penser que ma confiance était mal placée. Mais quelle confiance avait-elle en moi, elle ? Tanner – le vrai Tanner – avait dû passer par l’hospice Mnémos juste après moi. Il avait dû arriver de Sky’s Edge par le même bâtiment que moi et se réveiller un peu après, exactement comme j’avais été réveillé un peu après Reivich. Mais j’avais déjà pris le nom de Tanner Mirabel, et Tanner avait dû adopter une autre identité. Il n’avait sûrement pas dévoilé tout de suite son vrai nom, à moins d’avoir eu envie de paraître fou à lier, l’esprit ravagé par le traumatisme consécutif à la cryosomnie. Mieux valait entretenir l’imposture et laisser les Mendiants le prendre pour quelqu’un d’autre. Je commençais à m’y perdre. Et si même moi je m’y perdais, je ne voulais pas penser à l’impression que tout ça devait faire à Zebra, Chanterelle et autres. Je n’étais pas Tanner Mirabel. J’étais… quelqu’un d’autre. Quelqu’un de hideux, d’antique et de reptilien, devant qui mon esprit se recroquevillait, épouvanté, mais que je ne pouvais vraiment pas continuer d’ignorer. Quand Amélie et les autres Mendiants m’avaient réveillé, je voyageais sous le nom de Tanner et j’avais ce qui était, à la lumière des événements, ses souvenirs, ses dons et – plus important – ses connaissances concernant sa mission en cours. Je n’avais jamais songé à les remettre en question ; tout me semblait aller de soi. Être en ordre. Tout était faux. Nous étions encore en train de parler avec le marchand de serpents quand la sonnerie du téléphone de Zebra retentit à nouveau, presque étouffée par le crépitement incessant de la pluie et le chuintement des reptiles en cage. Elle prit l’appareil dans la poche de sa veste, le regarda d’un air soupçonneux… et ne répondit pas. — Le numéro qui s’affiche est le vôtre, Pransky ! annonça-t-elle en secouant son appareil. Or vous êtes le seul à connaître ce numéro, et vous êtes ici, à côté de moi… — Je pense que vous avez intérêt à faire attention avant de répondre, dis-je. Si c’est celui auquel je pense… Zebra déplia l’appareil. Pandora ouvrant sa fameuse boîte, appréhendant ce qui pouvait se trouver à l’intérieur. Des gouttes de pluie émaillèrent l’écran comme un défilé de petits insectes de verre. Zebra porta l’appareil à son oreille et dit quelque chose, tout bas. Quelqu’un répondit. Elle prononça encore quelques mots, d’un ton incertain, et se tourna vers moi. — Tu avais raison, Tanner. C’est toi. Je pris l’appareil en me demandant comment un objet aussi innocent pouvait receler un pouvoir aussi maléfique. Puis je me trouvai en train de regarder un visage qui ressemblait beaucoup au mien. — Tanner, dis-je calmement. Il y eut un délai, identifiable, puis l’homme répondit, d’un ton quelque peu amusé : — C’est une question, ou une affirmation ? — Très drôle. — Écoutez, j’ai quelque chose à vous dire, poursuivit l’homme d’une voix assourdie, couverte par un bruit de machines. Je ne sais pas si vous avez réussi à assembler les pièces du puzzle, à l’heure qu’il est… — Je commence… Un autre temps de retard. Tanner était dans l’espace – quelque part dans les environs de Yellowstone, mais en orbite basse, à quelques fractions de lumière-seconde. Probablement hors de la ceinture d’habitats où les Mendiants avaient élu domicile. — Bien. Je ne vous ferai pas l’insulte de vous donner votre vrai nom ; pas encore. Mais je vais au moins vous dire ceci. Je me raidis involontairement. — Je suis venu faire le travail de Tanner Mirabel, c’est-à-dire finir ce qu’il avait commencé. Je suis venu vous tuer – exactement comme vous êtes venu tuer Reivich. J’imagine que vous appréciez la symétrie, non ? — Si vous êtes dans l’espace, alors vous allez dans la mauvaise direction. Je sais que vous êtes passé par ici. J’ai trouvé votre carte de visite chez Dominika. — Joli, le détail avec les serpents, non ? À moins que vous n’ayez pas encore pigé le truc ? — Je fais ce que je peux. — J’aimerais avoir plus de temps pour discuter, vraiment, fit l’homme, souriant. Enfin, nous en aurons peut-être l’occasion. C’était cousu de fil blanc, mais je décidai de saisir la perche qu’il me tendait. — Où êtes-vous ? — En route pour affronter quelqu’un qui vous tient à cœur. — Reivich, fit Quirrenbach, tout bas. J’acquiesçai d’un hochement de tête. Je me souvenais que Quirrenbach avait prétendu nous emmener dans l’espace rencontrer Reivich, avant que Chanterelle ne vienne à notre secours. Dans un des carrousels en orbite, avait-il dit. Un endroit appelé le Refuge. — Reivich n’a rien à faire dans le tableau, dis-je. Il est marginal, dans l’affaire. C’est entre vous et moi que ça se passe. N’en rajoutons pas inutilement. — Curieux changement de ton de la part d’un homme qui ne pensait qu’à tuer Reivich il y a seulement quelques heures, remarqua Tanner. — Je ne suis peut-être pas celui que je croyais. Mais pourquoi tenez-vous tant à retrouver Reivich ? — Parce qu’il est innocent. — Ce qui veut dire ? — Ça veut dire que c’est lui qui vous a amené à moi, fit Tanner (son sourire creva l’écran, comme s’il me mettait au défi de trouver une faille dans son raisonnement). J’ai raison, n’est-ce pas ? Vous êtes venu ici pour le tuer, mais vous préféreriez lui sauver la vie plutôt que de me laisser faire le boulot à votre place. Il semblait bien sûr de lui – et de moi. En fait, je ne savais plus ce que j’éprouvais. Tanner m’obligeait à regarder en face des questions que j’avais éludées jusqu’à présent, tandis que je tentais d’opérer un tri dans mes souvenirs. Mais ces efforts paraissaient vouloir déboucher sur un abîme : si j’étais Cahuella – et tout semblait à présent l’indiquer –, alors je me détestais jusqu’à la moelle des os. Mais je détestais encore plus Tanner. C’était lui qui avait tué Gitta. Non : nous l’avions tuée. Cette pensée, sa logique dévastatrice, m’atteignit de plein fouet ; nous partagions les mêmes souvenirs, à présent, des pans entiers, entremêlés, de passé. Les souvenirs de Tanner n’étaient pas vraiment les miens, mais je les avais eus dans la tête et je ne serais plus jamais entièrement libre de leur influence. J’avais tué Gitta : je me souvenais de l’avoir fait moi-même. D’avoir tué l’être le plus précieux de mon univers. Mais il y avait pire, bien pire que ça. Les crimes de Tanner n’étaient rien à côté de ceux que j’avais refoulés, enfouis dans un recoin de ma mémoire, derrière ses souvenirs à lui. Et les voilà qui resurgissaient à ma conscience. J’avais encore l’impression d’être Tanner, l’impression que son passé était le mien, mais j’avais eu suffisamment d’aperçus de la vérité pour savoir que ce n’était qu’une illusion qui serait de moins en moins convaincante avec le temps. Le passé et les souvenirs qui appartenaient véritablement à ce corps étaient ceux de Cahuella. Et encore, ce n’était pas le fin mot de l’histoire, parce que Cahuella lui-même n’était qu’une sorte de coquille, qui recouvrait un ensemble encore plus profond de souvenirs. Je ne voulais pas y penser, mais je croyais savoir dans quelle direction tout cela allait m’entraîner. J’avais volé les souvenirs de Tanner ; je m’étais obligé à penser – temporairement – que j’étais vraiment lui. Et puis, alors que je commençais à me dépouiller de ce déguisement, j’avais été atteint par le virus d’endoctrinement. Dont les symptômes avaient catalysé la libération de strates encore plus profondes de souvenirs. Des aperçus de mon histoire secrète. Une histoire qui remontait à je ne sais combien de siècles. À Sky Haussmann. Quelque chose craqua en moi. Je venais enfin de comprendre pleinement dans quoi j’étais plongé. Mes genoux cédèrent sous mon poids. Je me laissai tomber sur le sol trempé de pluie, en proie à une terrible envie de vomir. J’avais lâché le téléphone ; il était tombé à côté de moi, tourné de telle sorte que je voyais toujours le visage de Tanner, son expression interrogatrice. — Ça ne va pas ? demanda-t-il. Je ramassai le téléphone. — Amélie, dis-je, dans un soupir, d’abord, puis plus fort : Amélie. Elle est à côté de vous, hein ? Vous lui avez tendu un piège. — Disons qu’elle m’a été très utile. — Elle ignore tout de vos intentions, n’est-ce pas ? — C’est une âme très confiante, répondit Tanner, qui donnait l’impression de bien s’amuser. Elle a des doutes à votre sujet, vous savez. Apparemment, après que vous avez signé la décharge et quitté les Mendiants, elle a pris conscience de certaines anomalies de votre code génétique qu’elle avait d’abord prises pour une maladie congénitale héréditaire. Elle a essayé de reprendre contact avec vous, mais vous étiez déjà devenu un client très fuyant, en vérité. À ce moment-là, poursuivit Tanner avec un sourire, je m’étais réveillé et j’avais recouvré mes facultés. Je me rappelais qui j’étais et pourquoi j’étais sur ce vol de Sky’s Edge. Je vous courais après, parce que vous m’aviez volé mon identité et mes souvenirs. Évidemment, je me suis bien gardé de mettre sœur Amélie au courant. Je lui ai simplement raconté que nous étions frères, vous et moi, et que vous étiez juste un peu perdu. Un petit mensonge sans gravité. Vous ne pouvez pas me le reprocher, n’est-ce pas ? Non. Là, il disait assez vrai. Moi aussi, j’avais menti à sœur Amélie. Dans l’espoir d’apprendre d’elle quelque chose sur Reivich. — Laissez-la partir, dis-je. Elle n’est rien pour vous. — Oh, mais si ! Elle est beaucoup. Elle est une raison de plus de vous faire venir ici. Une raison de plus pour nous revoir… Cahuella. Son visage resta un moment figé, puis la liaison fut coupée, me laissant planté sous la pluie. Je rendis le téléphone à Zebra. — Et l’autre blessure ? demanda-t-elle alors que nous retraversions la ville dans son véhicule. Tu as dit que Tanner avait perdu un pied, et qu’il n’y avait pas trace de cette blessure. Mais tu as demandé au Mixmaster de chercher autre chose… Tu sais, ajouta-t-elle en secouant la tête, j’ai toujours envie de l’appeler Tanner. Ce n’est pas facile de parler à quelqu’un qui refuse son propre nom. — Crois-moi, ce n’est pas facile pour moi non plus. — Alors, parle-nous de cette autre blessure. J’inspirai profondément. J’arrivais au plus difficile. — Tanner a tiré sur quelqu’un, jadis. Un homme pour qui il travaillait. Un certain Cahuella. — Bien fait pour lui, dit Chanterelle. — Non, pas du tout. En réalité, Tanner faisait une faveur à cet homme en lui tirant dessus. Il était pris en otage. Tanner avait dû tirer à travers l’homme pour… (Ma voix flancha.) Pour tuer un ennemi qui appuyait la lame de son couteau sur la gorge de la femme de Cahuella. Cahuella n’en mourrait pas. Tanner savait que le rayon était orienté de telle sorte qu’il ne le blesserait pas grièvement. — Et alors ? — Alors, Tanner a tiré. — Et ça a marché ? demanda Zebra. Je revis mentalement Gitta tomber à terre. À cause de Tanner, parce qu’il avait appuyé sur la détente. — Ça a foiré, dis-je après quelques instants. Même si Cahuella a survécu. Tanner connaissait bien l’anatomie. C’était un tueur professionnel, tu comprends. On apprend aux assassins quels organes ils doivent atteindre pour tuer leur victime. Mais cette connaissance peut être inversée afin de choisir le chemin le plus sûr pour qu’un rayon traverse un corps sans laisser trop de séquelles. — Dit comme ça, ça paraît très chirurgical, nota Chanterelle. — Ce n’est pas autre chose, effectivement. Je leur expliquai que le scan du Mixmaster avait révélé une blessure allongée qui traversait mon corps et qui correspondait au trajet d’un rayon qui m’était entré dans le dos et était ressorti par mon abdomen. La blessure apparaissait sur le scanner comme la piste de vapeur fugitive laissée par un avion volant en haute altitude. — Mais ça veut dire… commença Zebra. — Tu veux que je te mette les points sur les i ? Ça veut dire que je suis l’homme pour qui Tanner Mirabel travaillait. Cahuella. — De mieux en mieux, ironisa Quirrenbach. — Écoutons-le jusqu’au bout, fit Zebra. J’étais là quand il est allé voir le Mixmaster, je vous rappelle. Je me tournai vers Chanterelle. — Vous avez vu l’effet des modifications génétiques effectuées sur mes yeux. C’est Cahuella lui-même qui s’était fait faire ça par les Ultras. Il avait une passion pour la chasse. Mais ce n’était pas tout… Cahuella voulait y voir la nuit parce qu’il avait peur du noir, parce qu’il ne pouvait pas supporter de se sentir tout petit, tout seul et très malheureux. Un gamin oublié dans une nursery. — Tu parles encore de Cahuella comme de quelqu’un d’autre, remarqua Zebra. Pourquoi ? Tu n’es pas sûr que c’est toi ? Je secouai la tête, me rappelai m’être retrouvé à genoux sous la pluie, complètement dévasté. Cette impression de dislocation absolue était encore présente, mais entre-temps je l’avais réprimée ; j’avais échafaudé une barrière autour, une structure, même branlante, qui me permettait au moins de fonctionner dans le présent. — D’une certaine façon, oui. Mais si j’ai ses souvenirs, ils sont fragmentaires. Pas plus clairs que ceux de Tanner. — Essayons de tirer ça au clair, fit Quirrenbach. Vous n’avez pas idée de qui vous pouvez bien être, hein ? — Si, dis-je, admirant mon propre calme. Je suis Cahuella. J’en suis rigoureusement sûr, à présent. — Tanner veut ta mort ? fit Zebra alors que nous descendions du véhicule de Chanterelle, devant la gare. Alors que vous étiez si proches ? Des images d’une salle blanche – d’un homme accroupi, tout nu, par terre – me revenaient fugitivement, comme entrevues sous un éclairage stroboscopique, gagnant un millipoil de clarté à chaque flash. — Il s’est passé quelque chose de vraiment terrible, dis-je. Celui que je suis, Cahuella, a fait quelque chose de très moche à Tanner. Je ne suis pas sûr qu’on puisse reprocher à Tanner de chercher à se venger. — Je ne lui en veux pas, ni à vous, ni à qui que ce soit, intervint Chanterelle. Pas si c’est vous – Tanner – qui lui avez tiré dessus. Elle fronça les sourcils. Garder trace de ces couches mouvantes d’identités et de souvenirs revenait à garder en mémoire le motif d’une tapisserie compliquée. — Tanner a loupé son coup, dis-je. Il devait sauver la femme de Cahuella et il l’a tuée. Je pense que ça a dû être la première et la dernière erreur de sa carrière. Pas trop mal, quand on y réfléchit. Surtout que, s’il s’est planté, c’était sous le coup de l’affolement. — On dirait que tu ne lui en veux pas vraiment de chercher à t’éliminer, remarqua Zebra. Notre groupe entra dans la salle des pas perdus, où il y avait sensiblement plus de monde que lors de notre dernier passage, quelques heures auparavant. Les autorités n’étaient pas encore arrivées à la tente de Dominika, mais il n’y avait pas non plus de clients à proximité. Je supposai que son corps était toujours suspendu, entouré de serpents, au-dessus du lit où elle effectuait ses exorcismes neuraux. La nouvelle de sa mort avait dû se répandre largement dans la Mouise, à présent, mais sa personnalité même semblait avoir transformé sa tente et ses alentours en un espace parfaitement inviolable. — Qui pourrait lui en vouloir ? répondis-je. Après ce que je lui ai fait… La salle blanche revint, mais cette fois je la voyais par les yeux de l’homme accroupi, je sentais sa nudité, sa peur atroce. Une peur qui ouvrait des gouffres d’émotion que je n’aurais jamais imaginés auparavant. La perspective de Tanner. La créature bougea dans la niche, déroulant ses anneaux avec une patience languide, comme si – dans un simple recoin de son minuscule cerveau – elle comprenait que sa proie n’était pas près de s’enfuir. Une hamadryade. Plus précisément un jeune sujet. Qui avait dû éclore de son arbre mère au cours des cinq dernières années, à en juger par le ton rosé de son capuchon photovoltaïque, replié autour de sa tête comme les ailes d’une chauve-souris au repos. Les hamadryades perdaient cette teinte en approchant de la maturité. En effet, seules les quasi-adultes avaient une taille suffisante pour arriver au sommet des arbres et déployer leur capuchon. Si la créature avait le temps de grandir, en un an ou deux la teinte rosée s’approfondirait et deviendrait un noir moucheté : un patchwork sombre incrusté de cellules photovoltaïques de type irido-cornéen. La créature encapuchonnée descendit au niveau du sol, tel un rouleau de cordage jeté d’un vaisseau vers le quai. Pendant un moment, elle resta là, son capuchon s’ouvrant et se refermant doucement, lentement, comme les ouïes d’un poisson. Elle était vraiment énorme. Il avait vu des douzaines d’hamadryades, dans la nature, mais jamais en entier. Il ne les avait vues que par morceaux, entre les arbres, de loin, à distance de sécurité. Il ne s’était jamais trouvé près de l’une d’elles sans être muni d’une arme susceptible de la tuer, et pourtant, aucune de ces rencontres ne s’était déroulée sans un peu d’appréhension de sa part. Ça se comprenait. C’était la peur humaine, naturelle, des serpents, une phobie inscrite dans les gènes par des millions d’années d’évolution circonspecte. L’hamadryade n’était pas un serpent, et ses ancêtres ne ressemblaient, même de loin, à aucune des créatures qui avaient jamais vécu sur Terre. Mais elle, elle ressemblait à un serpent. Se déplaçait comme un serpent. C’était tout ce qui comptait. Il poussa un hurlement. 40 — Tu m’as peut-être lâché, sur la fin, articulai-je silencieusement en regardant Norquinco, qui était hors d’état de m’entendre. Mais il faut te reconnaître ça : tu as fait un boulot du tonnerre. À cette pensée, mon Clown eut un sourire. — Armesto ? Omdurman ? J’espère que vous regardez ça. J’espère que vous voyez ce que je m’apprête à faire. Je veux que ce soit bien clair. Clair comme le cristal. Vous m’entendez ? La voix d’Armesto me parvint après l’inévitable décalage temporel, comme si elle provenait d’un endroit situé à mi-chemin du quasar le plus proche. Elle était affaiblie parce que les autres vaisseaux s’étaient dépouillés de tous les systèmes de communication non essentiels : des centaines de tonnes de matériel redondant. — Vous avez brûlé tous vos vaisseaux, fiston. Vous ne pouvez plus rien faire, à présent. Pas à moins de réussir à persuader certains de vos passagers vivants de franchir le Styx… Cette référence historique m’arracha un sourire. — Vous ne pensez tout de même pas sérieusement que j’ai tué certains de ces dormeurs ? — Pas plus que je ne pense que vous avez tué Balcazar. Le silence s’installa, seulement troublé par le bruit blanc interstellaire : crépitements et craquements d’électricité statique. Les officiers présents sur la passerelle m’avaient lancé un regard gêné lorsque Armesto avait prononcé le nom du vieil homme. La plupart avaient sûrement eu des soupçons, à l’époque. Ils m’étaient tous dévoués, à présent. J’avais acheté leur loyauté en faisant grimper les moins fonceurs dans la hiérarchie, exactement comme ce cher vieux Norquinco avait tenté de m’y obliger. Ce n’étaient vraiment pas des battants, pour la plupart, mais ça m’était égal. Grâce aux strates d’automatismes que Norquinco avait piratées, je pouvais pratiquement diriger le Santiago tout seul. Et ce serait peut-être plus tôt que prévu. — Vous avez oublié quelque chose, dis-je, savourant cet instant. Armesto devait être sûr d’avoir pensé à tout, et il commençait sérieusement à se dire qu’il pouvait gagner la course. Comme quoi tout le monde peut se tromper… — Je ne crois pas, décréta-t-il. — Il a raison, Haussmann, fit la voix, tout aussi faible, d’Omdurman, sur le Bagdad. Vous avez joué tous vos atouts. — Sauf celui-ci, dis-je. Je pianotai quelques commandes sur la console de mon poste et je sentis, de façon subliminale, les strates cachées des sous-systèmes du bâtiment se plier à ma volonté. L’écran principal affichait une image de l’épine dorsale du Santiago très similaire à celle que j’avais vue lorsque j’avais détaché les seize roues de cryosomnie. Sauf qu’il y avait un changement. Des roues se détachaient tout le long de l’épine dorsale, sur les six faces à la fois. Cette fois encore, l’opération avait quelque chose d’harmonieux – j’étais trop perfectionniste pour qu’il en soit autrement –, mais ce n’était plus une file ordonnée de roues. Il en restait quatre-vingts ; à présent, une sur deux s’éloignait. Quarante roues, qui s’écartèrent de la longue queue du Santiago… — Seigneur ! s’exclama Armesto, lorsqu’il vit ce qui se passait. Haussmann… Non ! Vous ne pouvez pas faire ça ! — Vous allez m’en empêcher ? — Ces gens sont vivants ! — Plus maintenant, répondis-je avec un sourire. Je me replongeai dans la contemplation de l’image avant que la splendeur de ce que j’avais fait s’estompe à jamais. Le spectacle était vraiment magnifique. Cruel, aussi, je devais le reconnaître, mais qu’est la beauté sans un peu de cruauté, au fond ? J’avais gagné, je le savais. Nous allâmes au terminal des béhémoths par le Zéphyr, le train tiré par l’énorme locomotive pareille à un dragon qui nous avait amenés dans la cité, Quirrenbach et moi, il y avait quelques jours seulement de cela. Utilisant mes maigres réserves de devises, j’achetai des faux papiers à l’un des faussaires du souk, un nom et un historique bancaire standard qui tenaient suffisamment le coup pour me permettre de quitter la planète et – avec un peu de chance – d’aller jusqu’au Refuge. Je n’osais plus utiliser le nom de Tanner Mirabel, sous lequel j’étais arrivé. En temps normal, tirer un faux nom d’un chapeau et revêtir une nouvelle identité aurait relevé, pour moi, du réflexe, mais, à présent, quelque chose me faisait hésiter sur le choix de mon nouvel état civil. Et, finalement, comme le faussaire était sur le point de perdre patience, je dis : — Mettez Schuyler Haussmann. Ce nom ne voulait absolument rien dire pour lui. Même le nom de famille ne me valut aucun commentaire. Après quoi nous prîmes des billets sur le premier béhémoth en partance de Yellowstone. — Je viens avec vous, fit Quirrenbach. Si vous voulez sérieusement protéger Reivich, moi seul peux vous permettre de l’approcher. — Et si je ne parlais pas sérieusement ? — Vous voulez dire : si vous aviez encore l’intention de le tuer ? Je hochai la tête. — Vous devez bien admettre que c’est une possibilité. Quirrenbach eut un haussement d’épaules. — Alors je ferais simplement ce que j’ai toujours eu l’intention de faire. Je vous éliminerais à la première occasion. Évidemment, d’après la lecture que je fais maintenant de la situation, nous n’en arriverons pas là, mais n’imaginez pas un instant que je ne le ferais pas. — Ça ne me viendrait même pas à l’idée. — Vous avez besoin de moi aussi, intervint Zebra. Je suis aussi un moyen d’entrer en contact avec Reivich, même si je n’ai jamais été aussi proche de lui que Quirrenbach. — Ça pourrait être dangereux, Zebra. — Et aller voir Gédéon, ça ne l’était pas, peut-être ? — Argument retenu. Et j’avoue que j’apprécierai toute l’aide que tu pourras m’apporter. — Alors, vous aurez aussi besoin de moi, fit Chanterelle. Après tout, je suis la seule, ici, à savoir vraiment traquer une proie. — Vos talents de chasseresse ne sont pas en cause, répondis-je. Mais ça n’a rien à voir avec le Grand Jeu. Si je connais bien Tanner, et je crains de le connaître aussi bien qu’il se connaît lui-même, il ne respectera aucune règle… — Eh bien, nous n’aurons qu’à tricher les premiers ! Pour la première fois depuis des lustres, j’éclatai d’un rire qui n’était pas complètement artificiel. Nous partîmes une heure plus tard, Quirrenbach, Zebra, Chanterelle et moi. Le béhémoth décrivit une jolie courbe juste au-dessus de Chasm City, et puis nous nous perdîmes dans les nuages bas, convulsés comme des phantasmes par la collision entre les vents inlassables de Yellowstone et les courants ascendants provoqués par les éructations du gouffre. Je baissai les yeux sur la cité, toute petite, la Mouise et le Dais à peine distincts, condensés en un magma urbain dense, indéchiffrable. — Ça va ? me demanda Zebra en revenant à notre table avec des verres à cocktail. Je me détournai de la fenêtre. — Pourquoi me demandes-tu ça ? — On dirait presque que cet endroit te manque déjà. Nous étions sur le point d’arriver à destination, et le succès de mon entreprise devenait évident – on commençait à me traiter en héros –, lorsque je rendis visite à mes deux prisonniers. Personne n’avait repéré l’endroit où je les tenais confinés, dans les profondeurs du Santiago, bien que certains en aient plus ou moins deviné l’existence. La pièce ne consommait que très peu d’énergie et n’utilisait guère le réseau de support-vie du bâtiment, de sorte que, malgré ses compétences indéniables et son obstination, elle n’avait pas réussi à la localiser. Heureusement, parce que, pendant de longues années, la découverte de ce lieu aurait signé ma perte. La situation était moins critique, à présent. Ma position était assurée : j’avais suffisamment d’alliés pour me permettre d’affronter un scandale mineur, et j’avais efficacement réglé leur compte à la plupart de ceux qui s’étaient opposés à moi. Techniquement, évidemment, il y avait trois prisonniers, bien que Fliss n’entrât pas véritablement dans cette catégorie. Il m’avait été utile, et j’ignorais comment il voyait les choses, mais pour moi, son emprisonnement n’était pas une véritable punition. Comme toujours, lorsque j’arrivai, il s’agita et fit des cabrioles dans son réservoir, mais depuis quelque temps il se déplaçait mollement et son petit œil noir ne remarquait plus que vaguement ma présence. Je me demandai quels souvenirs il pouvait bien garder de sa vie antérieure, de la vie qu’il avait eue lorsqu’il était enfermé dans un réservoir d’une immensité océanique par rapport à celui où il venait de passer les cinquante dernières années. — Nous y sommes presque, hein ? Je me retournai, surpris, après tout ce temps, d’entendre le croassement de la voix de Constanza. — Presque, Constanza, en effet, répondis-je. Je viens de voir Journey’s End de mes propres yeux, tu sais. Sous la forme d’un vrai monde, et pas seulement d’un petit point brillant. Et je dois dire que c’était une vision assez merveilleuse. — Ça fait combien de temps ? demanda-t-elle en tirant sur les sangles qui la retenaient pour me regarder. Elle était attachée sur une civière inclinée selon un angle de quarante-cinq degrés. — Depuis que je t’ai amenée ici ? Je ne sais plus. Quatre, cinq mois ? Quelle importance ? fis-je en haussant les épaules comme si c’était le cadet de mes soucis. — Qu’as-tu raconté au reste de l’équipage, Sky ? — Je n’ai pas eu d’explication à donner, répondis-je avec un sourire. J’ai fait en sorte qu’on croie que tu t’étais suicidée en sautant par l’un des sas. Comme ça, je n’ai pas eu besoin de fournir un corps. J’ai laissé les autres tirer leurs propres conclusions. — Ils finiront bien par comprendre ce qui s’est passé. — Oh, ça, j’en doute. Je leur ai donné un monde, Constanza. Pour l’heure, ils sont prosternés devant moi, et je doute que ça change avant longtemps. Elle avait toujours posé problème, évidemment. Je l’avais discréditée après l’incident du Caleuche, grâce au réseau de fausses preuves qui la mêlaient à la conspiration du capitaine Ramirez. Ça avait mis fin à sa carrière dans la sécurité. Elle avait eu beaucoup de chance d’éviter l’exécution et même l’emprisonnement, dans cette période de désespoir qui avait suivi la séparation des modules de cryosomnie. Mais elle n’avait jamais cessé de me causer des soucis, même quand elle avait été reléguée à des tâches subalternes. L’équipage dans son ensemble était tout disposé à croire que la séparation était un acte désespéré mais nécessaire. C’était la conclusion vers laquelle je les avais poussés, à l’aide d’une propagande astucieuse et de mensonges concernant les intentions des autres bâtiments. Pour moi, ce n’était pas un crime ; Constanza était d’un autre avis, et elle avait passé ses derniers moments de liberté à essayer de démêler l’écheveau de désinformation que j’avais réussi à tisser autour de moi. Elle enquêtait toujours sur l’incident du Caleuche. Elle proclamait que Ramirez était innocent, et elle échafaudait des hypothèses échevelées concernant la façon dont le vieux Balcazar était vraiment mort. Elle affirmait que ses deux infirmiers avaient été injustement exécutés. Il lui était même arrivé d’élever des doutes concernant la façon dont Titus Haussmann était mort. Au final, je décidai qu’il était temps de la faire taire. Simuler son suicide n’avait pas exigé beaucoup de préparatifs, de même que l’amener dans la chambre des tortures à l’insu de tous. Elle avait passé tout ce temps droguée et attachée, évidemment, mais je lui accordais parfois de petites fenêtres de lucidité. C’était agréable d’avoir quelqu’un à qui parler. — Pourquoi l’as-tu gardé si longtemps en vie ? demanda Constanza. Je la regardai en me demandant quel âge elle pouvait bien avoir. Je me rappelai le temps où nous étions debout côte à côte devant le grand réservoir de verre du dauphin ; presque égaux. — Le Chimérique ? Je savais qu’il me serait utile un jour, c’est tout. — Pour le torturer ? — Non. Oh, j’ai veillé à ce qu’il soit puni pour ce qu’il avait fait, mais ce n’était qu’un début. Tiens, jette-lui donc un coup d’œil. Je réglai l’angle de la civière jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à face avec le saboteur. Il m’était tout acquis, à présent ; néanmoins, pour ma tranquillité d’esprit, je le gardais enchaîné au mur. — Il te ressemble, nota Constanza, intriguée. Je me frottai le visage et sentis la texture grossière du maquillage que je portais pour dissimuler ma jeunesse si peu naturelle. — Il a vingt muscles faciaux additionnels conçus pour imprimer à son visage toutes les configurations souhaitées, dis-je avec une fierté toute paternelle. Il n’a pas beaucoup vieilli depuis que je l’ai amené ici. Je pense qu’il pourrait encore passer pour moi. Et il ferait n’importe quoi – vraiment n’importe quoi pour moi. Tout ce que je lui demanderais. Pas vrai, Sky ? — Oui, répondit le Chimérique. — Qu’est-ce que tu as l’intention d’en faire ? L’utiliser comme sosie ? — Si nécessaire, répondis-je. Mais franchement, j’en doute. — Il n’a qu’un bras. Personne ne pourrait le prendre pour toi. Je remis Constanza dans la position où elle se trouvait à mon arrivée. — Ce n’est pas un problème insurmontable, crois-moi. Je sortis une énorme seringue de la trousse d’instruments médicaux que je gardais à côté de la Boîte à Dieu, le système que j’avais utilisé pour briser et remodeler l’esprit du Chimérique. Constanza vit la seringue. — C’est pour moi, ça ? — Non, répondis-je en m’approchant du réservoir du dauphin. C’est pour Fliss. Ce cher vieux Fliss, qui m’a loyalement servi au fil des ans. — Tu vas le tuer ? — Oh, je suis sûr qu’il considérera ça comme un geste de compassion, maintenant. Je soulevai le couvercle du réservoir, fronçai le nez à cause de l’odeur pestilentielle de l’eau dans laquelle il croupissait. Fliss se cabra, je posai une main apaisante sur sa région dorsale. La pierre polie, lisse et brillante, qu’était naguère sa peau s’était muée en un béton rugueux. La longue aiguille entra comme dans du beurre dans la graisse sous-cutanée et j’appuyai sur le piston. Il se mit à remuer, s’agita un peu, se calma. Je regardai son œil, mais il était inexpressif, comme toujours. — Il est mort, je crois. — J’ai cru que tu allais me tuer, dit Constanza, incapable de réprimer le soulagement de sa voix. — Avec une seringue de cette taille ? fis-je avec un sourire. Non. Pour toi, c’est celle-ci. Je pris une autre seringue, plus petite. Journey’s End. Le Bout du Voyage, me dis-je en me cramponnant à l’une des poignées de la coupole d’observation du Santiago, qui était en apesanteur. Le nom était bien trouvé. Le monde était à présent suspendu au-dessous de moi, comme une lanterne de papier vert éclairée par une chandelle presque éteinte. Swan, 61-A du Cygne, n’était pas une étoile de première grandeur, et même si le monde tournait très près de son soleil, le jour n’avait rien à voir avec les images de la Terre que mon Clown m’avait montrées. C’était une sorte de morne et terne illumination. L’étoile paraissait blanche à l’œil nu, mais son spectre était bel et bien rouge. Ça n’avait rien d’étonnant. Avant même que la Flottille ne quitte le système solaire, un siècle et demi plus tôt, on savait combien d’énergie recevrait le monde en orbite. Dans les soutes du Santiago se trouvait une chose d’une beauté diaphane. Une chose si légère que ça lui avait évité d’être sacrifiée. Des équipes étaient en train de la préparer. Ils l’avaient extraite du vaisseau stellaire, ancrée à une barge de transfert orbital et remorquée au-delà du champ gravitationnel de la planète, jusqu’au point de Lagrange entre Journey’s End et Swan. Là, positionnée à l’aide d’ajustements minutieux de poussée ionique, la chose flotterait pendant des siècles. Tel était du moins le plan. Je détournai le regard du tison qu’était la planète et regardai l’espace interstellaire. Les deux autres bâtiments, le Brasilia et le Bagdad, étaient toujours là. Des estimations réactualisées situaient leur arrivée à trois mois dans l’avenir, mais une marge d’erreur était inévitable. Peu importait. Les navettes avaient déjà effectué des vagues d’allers et retours entre la planète et le Santiago, et de nombreux conteneurs de marchandises équipés de transpondeurs avaient été largués à la surface, où on les retrouverait d’ici quelques mois. Une navette descendait en ce moment même, sa forme de deltaplane se découpant en ombre chinoise sur une langue de terre équatoriale que le service de cartographie avait appelée la Péninsule. Sans doute, me disais-je, trouveraient-ils quelque chose de plus poétique d’ici quelques semaines. Encore cinq vagues, et les navettes auraient déposé les derniers colons à la surface. Cinq vagues de plus suffiraient à transporter tout l’équipage et le matériel lourd, qui ne pouvaient être largués dans des conteneurs. Le Santiago resterait en orbite, coque vide dépouillée de tout ce qui était utile, même marginalement. Les propulseurs de la navette crachèrent brièvement, l’amenant sur une trajectoire d’insertion atmosphérique. Je la regardai devenir toute petite puis disparaître. Quelques minutes plus tard, près de l’horizon, je crus voir la flamme de réentrée alors qu’elle réintégrait l’atmosphère. D’ici peu, elle toucherait le sol. Un campement d’atterrissage préliminaire avait déjà été établi près de la pointe sud de la Péninsule. Nous pensions l’appeler Nueva Santiago – mais, encore une fois, nous n’étions là que depuis quelques jours. C’est alors que le Cygne ouvrit sa prunelle. Nous étions trop loin pour le voir, évidemment, mais la structure de plastique d’un angström d’épaisseur se déploya près du point de Lagrange. Le positionnement était presque parfait. Un rayon brûlant comme une torche sembla tomber sur le monde obscur qui se trouvait en dessous, projetant une ellipse de lumière à la surface. Le rayon se déplaçait, cherchait – se repositionnait. Lorsqu’il serait convenablement ajusté, il doublerait la quantité de lumière solaire qui tomberait sur la région de la Péninsule. Il n’y avait pas beaucoup de vie en bas, je le savais. Je me demandai comment elle s’adapterait au changement de luminosité, et j’eus du mal à éprouver beaucoup d’enthousiasme. Mon bloc-poignet tinta. Je baissai les yeux en me demandant qui, parmi mon équipage, pouvait avoir le front d’interrompre ce moment de triomphe. Mais le bracelet m’informait simplement qu’un message enregistré m’attendait dans ma cabine. Agacé mais intrigué, je quittai le dôme d’observation et empruntai un dédale de sas et de roues de transfert, jusqu’à la partie principale, en rotation, de l’immense bâtiment. Ayant regagné une zone soumise à gravité, je marchai librement, calmement, sans laisser transparaître mon incertitude. De temps en temps, des officiers et des membres d’équipage passaient devant moi, me saluaient ; parfois, même, ils me serraient la main. L’ambiance générale était à la jubilation. Nous avions franchi l’espace interstellaire et nous étions arrivés sains et saufs sur un nouveau monde. Et j’avais permis que nous y arrivions avant nos rivaux. Je pris le temps de parler avec certains de ceux qui m’arrêtaient – il était vital de sceller des alliances, parce qu’une période troublée nous attendait –, mais pendant tout ce temps je pensais au message enregistré. Je me demandais de quoi il pouvait bien s’agir. Je ne tardai pas à le découvrir. — Je suppose que tu m’as tuée, à l’heure qu’il est, disait Constanza. Ou du moins, que tu m’as fait disparaître pour de bon. Non, ne dis rien : ce n’est pas un enregistrement interactif. Je ne te prendrai pas beaucoup de ton précieux temps. J’ai enregistré ça il y a un moment, comme tu l’as probablement compris. Je l’ai téléchargé dans le réseau de communication du Santiago, et j’ai dû intervenir tous les six mois pour empêcher qu’il te soit délivré. Je savais que j’étais pour toi une épine de plus en plus acérée dans ton flanc, et je pensais qu’il y avait de bonnes chances que tu te débarrasses de moi avant longtemps… Je regardai son visage sur l’écran de ma cabine ; un visage qui avait l’air imperceptiblement plus jeune que lors de notre dernière rencontre, et j’eus un sourire involontaire en me rappelant qu’elle m’avait demandé depuis combien de temps je la gardais prisonnière. — Bien joué, Constanza. « J’ai fait en sorte qu’une copie soit envoyée à tous les officiers et à tous les membres d’équipage, Sky. Je ne m’attends pas vraiment à ce qu’ils prennent ça au sérieux, bien sûr. Tu as sûrement maquillé les faits entourant ma disparition. Ça n’a aucune importance ; il me suffira d’avoir semé la graine du doute. Tu auras toujours tes alliés et tes admirateurs, Sky ; mais ne sois pas surpris si tout le monde n’est pas disposé à obéir à tes ordres avec une servilité aveugle. » — C’est tout ? demandai-je. « Encore une petite chose, Sky, dit-elle, comme si elle avait prévu que j’interviendrais à cet instant. Au fil des ans, j’ai amassé une grande quantité de preuves contre toi. Il y a beaucoup de preuves indirectes, qui se prêtent à toutes sortes d’interprétations, mais c’est le travail d’une vie, et je détesterais qu’elles soient perdues. Alors, avant d’enregistrer ce message, j’ai pris le paquet et je l’ai dissimulé dans un endroit où il sera vraiment difficile à trouver… Au fait, nous sommes peut-être déjà en orbite autour de Journey’s End ? Dans ce cas, chercher ces preuves n’aurait aucun sens. Elles sont certainement remontées à la surface, à l’heure qu’il est. » — Non. Constanza eut un sourire. « Tu auras beau te cacher, Sky, je serai toujours là et je te hanterai. Tu auras beau essayer d’enterrer le passé ; tu auras beau essayer de te faire passer pour un héros… ce paquet sera toujours là, attendant qu’on le trouve. » Plus tard, beaucoup plus tard, je titubais dans la jungle. J’avais du mal à courir, mais pas à cause de mon âge. Le plus dur, c’était de garder mon équilibre avec un seul bras. Mon corps oubliait toujours cette asymétrie nécessaire. J’avais perdu mon bras au tout début de la colonie. Ç’avait été un accident effroyable, même si la douleur n’était plus qu’un souvenir abstrait, à présent. J’avais eu le bras brûlé, réduit à un moignon noir, carbonisé. Je l’avais tenu devant la gueule avide d’une torche à fusion. Évidemment, ça n’avait pas été un accident du tout. Je savais depuis des années que j’y serais peut-être obligé, mais j’avais repoussé l’échéance jusqu’à ce que nous soyons sur la planète. Je devais perdre mon bras de telle sorte qu’aucune intervention médicale ne puisse le sauver, ce qui interdisait une amputation nette et sans douleur. D’un autre côté, je devais survivre à sa perte. J’avais été hospitalisé pendant trois mois, après l’accident, mais je m’en étais sorti et j’avais pu reprendre mes fonctions. La nouvelle avait fait le tour de la planète et était parvenue à mes ennemis. Graduellement s’était incrusté dans la conscience collective le fait que je n’avais plus qu’un bras. Des années avaient passé, et ce fait était devenu tellement patent qu’on n’y faisait plus que rarement allusion. Personne n’avait jamais soupçonné que la perte de mon bras n’était qu’un petit détail d’un plan plus vaste ; une précaution prise des années ou des dizaines d’années avant qu’elle ait une chance de m’être utile. Eh bien, le moment était venu de me féliciter d’avoir été aussi prévoyant. J’approchais de mon quatre-vingtième anniversaire et j’étais un fugitif. Les choses s’étaient assez bien passées pendant les premières années de la colonie. Le message d’outre-tombe de Constanza m’avait un peu démoralisé, mais le peuple avait besoin d’un héros et il oublierait bien vite les doutes qui pouvaient le tenailler sur mon aptitude à tenir ce rôle. J’avais perdu certains sympathisants mais gagné l’admiration du peuple, et je considérais l’échange comme positif. Le paquet caché de Constanza n’avait jamais fait surface, et au fur et à mesure que le temps passait je commençais à me dire qu’il n’avait jamais existé ; que toute cette histoire n’était qu’une tentative psychologique et dérisoire pour me saper le moral. Les premiers temps avaient été exaltants. Les trois mois d’avance que j’avais donnés au Santiago nous avaient permis d’installer un maillage de petits camps à la surface. Nous avions trois colonies principales, bien fortifiées, lorsque les autres bâtiments aérofreinèrent et se positionnèrent en orbite au-dessus de nous. Nueva Valparaiso, près de l’équateur – qui ferait un bon emplacement pour un ascenseur spatial, un jour, me disais-je –, était la dernière en date. D’autres suivraient. Ç’avait été un bon début, et il semblait impensable, à l’époque, que les gens se retournent un jour contre moi. C’était pourtant ce qu’ils avaient fait. Je voyais quelque chose droit devant moi, à travers le feuillage dense de la forêt tropicale. Une lumière. Bel et bien artificielle, me disais-je. Peut-être les alliés que j’étais censé rencontrer. C’était ce que j’espérais, en tout cas. Je n’en avais plus beaucoup, à présent, des alliés. Les rares qui me restaient dans la structure de pouvoir avaient réussi à me faire évader avant le procès, mais ils n’avaient pas pu m’aider davantage. Il était très probable qu’ils seraient exécutés pour leur trahison. Ainsi soit-il. Ils avaient fait le sacrifice nécessaire. Je ne m’attendais pas à autre chose de leur part. Au début, ça n’avait même pas été une guerre. Le Brasilia et le Bagdad s’étaient positionnés en orbite, face à la coque désossée du vieux Santiago. Pendant de longs mois, il ne s’était rien passé. Les deux bâtiments alliés s’étaient contentés d’observer dans un silence glacé. Et puis ils avaient lancé deux navettes vers la région nord de la Péninsule. Je regrettais de ne pas avoir gardé une miette d’antimatière à bord du vieux bâtiment, juste pour mettre le moteur à feu pendant un instant et arroser les navettes avec sa flamme meurtrière. Mais je n’avais jamais appris le truc qui permettait d’interrompre le flux d’antimatière. Les navettes s’étaient posées, étaient retournées en orbite et avaient ramené d’autres dormeurs. D’autres longs mois d’attente. Et puis les attaques avaient commencé : des attaques de commandos descendant du nord, frappant les colonies naissantes du Santiago. C’est tout juste s’il y avait trois mille personnes sur la planète tout entière, mais ça suffisait largement pour une petite guerre… Tout était bien tranquille, au départ ; les deux camps avaient eu le temps de s’installer, de prendre des forces… de se reproduire. Ce n’était même pas une vraie guerre. Et mon propre camp s’était mis en tête de me faire fusiller pour crime de guerre. Les miens ne cherchaient pas spécialement à faire la paix avec l’ennemi – il s’était passé trop de choses pour ça –, mais j’étais accusé d’avoir provoqué la situation. Ils me tueraient et ils rejoindraient la mêlée. Des fils de putes, des ingrats. Ils avaient tout fichu en l’air, maintenant. Ils avaient même changé le nom de la planète, par plaisanterie. Ce n’était plus Journey’s End. Le Bout du Voyage. C’était Sky’s Edge. Le Bord du Ciel. Je détestais ça. Je savais ce qu’ils voulaient dire : ce monde serait la fin de tout pour Sky. Pour moi. Et ce nom était resté. Je m’arrêtai. Pas seulement pour reprendre mon souffle. Je n’avais jamais vraiment aimé la jungle. On entendait bouger toutes sortes de choses, partout – de grosses choses qui glissaient. Mais aucun individu digne de foi n’en avait jamais vu une seule. Ce n’étaient que des histoires, à ce moment-là. J’étais perdu. La lumière que j’avais vue et sur laquelle je me guidais avait disparu. Elle devait être cachée derrière un bouquet d’arbres… à moins que je ne l’aie imaginée. Je regardai autour de moi. Il faisait vraiment sombre, et tout se ressemblait. Le ciel s’assombrissait, au-dessus de moi – 61-B du Cygne, normalement l’étoile la plus brillante du ciel en dehors de Swan, était en dessous de l’horizon, et la jungle ne serait bientôt plus qu’une obscure extension de ces ténèbres. J’allais peut-être mourir ici. C’est alors que je crus voir un mouvement loin devant moi, une forme laiteuse que je crus d’abord être la tache lumineuse que j’avais déjà vue. Mais cette forme laiteuse était beaucoup plus proche… elle s’approchait, en réalité. Elle avait forme humaine, et elle s’avançait vers moi à travers les fourrés. Elle brillait, comme éclairée de l’intérieur. J’eus un sourire. J’avais reconnu la forme. Je n’aurais jamais dû avoir peur. J’aurais dû me rappeler que je n’étais jamais vraiment seul ; que mon guide apparaîtrait toujours pour me montrer le chemin. — Tu pensais que je t’avais oublié, hein ? fit mon Clown. Allez, viens. Ce n’est plus loin. Mon Clown me conduisait. Ce n’était pas mon imagination ; pas complètement. Il y avait une lumière devant moi, qui brillait entre les arbres comme un brouillard spectral. Mes alliés… Le temps que je les rejoigne, mon Clown n’était plus avec moi. Il avait disparu, comme une image résiduelle sur la rétine. Je ne devais plus jamais le revoir – mais il avait bien joué son rôle, en m’amenant jusque-là. Il avait été le seul ami vraiment fidèle de toute ma vie. Je savais pourtant que ce n’était qu’une création de mon imagination. Une entité subconsciente projetée dans la lumière du jour, née de souvenirs de la figure tutélaire que j’avais connue dans la nursery, à bord du Santiago. Quelle importance ? — Commandant Haussmann ! appelèrent mes amis à travers les arbres. Vous avez réussi ! Nous commencions à nous dire que vous n’aviez pas pu… — Oh, ils ont bien joué leur rôle, répondis-je. J’imagine qu’ils ont été arrêtés, à l’heure qu’il est… s’ils n’ont pas encore été fusillés. — C’est ce qu’il y a de bizarre, commandant. Ils ont dit aux informations qu’on vous avait repris… — Ça n’a pas de sens ! Oh si, ça avait un sens ! L’homme qu’ils pensaient avoir repris n’était qu’un sosie ; un homme qui me ressemblait parce que la peau souple de son visage dissimulait une matrice de vingt muscles additionnels qui lui permettaient de se faire passer pour à peu près n’importe qui. Et qui parlait comme moi, aussi, et qui avait les mêmes attitudes. Il y avait été conditionné pendant des années ; entraîné à penser que j’étais son Dieu ; que son seul désir était de m’obéir servilement. Quant au bras manquant – rude sacrifice, non ? –, l’homme qu’ils avaient arrêté ressemblait à Sky Haussmann au point qu’il lui manquait aussi un bras. Le doute n’était pas permis : ils m’avaient rattrapé. Il y aurait une sorte de procès, au cours duquel le prisonnier paraîtrait incohérent – mais que pouvait-on attendre d’un vieillard de quatre-vingts ans ? Il était à l’évidence frappé de sénilité. La meilleure solution était d’en faire une sorte d’exemple ; quelque chose d’aussi public que possible. Quelque chose que personne n’oublierait de sitôt, même si ça frisait l’inhumanité. Une crucifixion répondrait assez bien au cahier des charges. — Par ici, monsieur. Un véhicule attendait dans la mare de lumière, un crawleur télécommandé. Ils me firent monter à bord et nous partîmes à toute vitesse sur la piste forestière. Nous roulâmes dans la nuit pendant ce qui parut être des heures, toujours plus loin de tout ce qui ressemblait à la civilisation. Ils m’amenèrent enfin dans une large clairière. — C’est là ? demandai-je. Ils hochèrent la tête d’un même mouvement. Je connaissais le plan, à ce moment-là, bien sûr. Le climat jouait contre moi. Ce n’était pas une période faste pour les héros – ils préféraient les redéfinir comme criminels de guerre. Mes alliés m’avaient protégé jusqu’à maintenant, mais ils n’avaient pas pu empêcher mon arrestation. Ils avaient seulement réussi à organiser ma fuite du centre de détention improvisé de Nueva Iquique. Maintenant que mon double avait été repris, je devais disparaître pendant un moment. Là, dans la jungle, ils avaient mis au point un moyen de me protéger pour de bon ; peu importait que mes alliés dans les colonies principales connaissent un triste sort. Ils avaient enfoui un sarcophage à cryosomnie parfaitement équipé, avec la source d’énergie nécessaire pour le faire marcher pendant des dizaines d’années. Ils pensaient que c’était une solution risquée, mais ils pensaient aussi que j’avais vraiment quatre-vingts ans. Moi, j’estimais que le risque était bien moindre qu’ils ne le pensaient. Le temps que je sois prêt à me réveiller – ce qui prendrait au moins un siècle –, mes associés auraient accès à une bien meilleure technologie. Il ne serait pas difficile de me réveiller. La réparation de mon bras ne serait probablement même pas un problème. Je n’avais qu’à dormir jusqu’au moment voulu. Mes alliés s’occuperaient de moi pendant ces décennies – exactement comme je m’étais occupé des dormeurs à bord du Santiago. Mais avec infiniment plus de dévotion, espérais-je. Ils attachèrent le crawleur à une chose enfouie sous terre – un crochet de métal enfoncé dans le sol – et firent avancer le véhicule, dégageant un plancher de camouflage encastré dans le sol de la clairière, révélant des marches qui descendaient dans une salle éclairée comme en plein jour, d’une propreté chirurgicale. Deux de mes associés m’escortèrent en bas de l’escalier, jusqu’au sarcophage de cryosomnie. Il avait été remis à neuf depuis qu’il avait transporté quelqu’un depuis le système de Sol, et il conviendrait parfaitement à mes besoins. — Nous ferions mieux de vous endormir le plus vite possible, dit mon aide. J’acquiesçai d’un hochement de tête, avec un sourire, et lui laissai m’enfoncer une aiguille hypodermique dans le bras. Le sommeil vint très vite. La dernière chose à laquelle je pensai, juste avant qu’il ne se referme sur moi, c’est que quand je me réveillerais, j’aurais besoin d’un nouveau nom. Un nom tel que personne ne ferait le lien avec Sky Haussmann, mais qui me donnerait quand même, d’une certaine façon, un lien tangible avec le passé. Quelque chose dont je serais seul à connaître le sens. Je repensai au Caleuche, à ce que Norquinco m’avait dit à propos du vaisseau fantôme. Et je repensai aux pauvres dauphins psychotiques du Santiago, à Fliss, en particulier, à son corps endurci, cuirassé, sous ma main lorsque je lui avais injecté le poison. Le vaisseau fantôme était aussi accompagné d’un dauphin, mais pour le moment je n’arrivais pas à me rappeler son nom, ni même à me rappeler si Norquinco me l’avait dit. Je le retrouverai quand je me réveillerai, me dis-je. Je retrouverais ce nom, et je l’utiliserais. 41 Le Refuge était un fuseau noirci, d’un kilomètre de longueur, sans lumières extérieures ; il n’était visible que par la façon dont il occultait les étoiles et la bande argentée de la Voie Lactée. Les rares vaisseaux qui allaient et venaient étaient aussi sombres et anonymes que l’habitat. Lorsque nous fûmes en approche, l’un des bouts du fuseau s’épanouit en quatre segments triangulaires, comme la mâchoire d’un prédateur marin aveugle mais parfaitement adapté à son environnement. Aussi insignifiants que du plancton, nous entrâmes en douceur. La soute-parking était juste assez grande pour accueillir un appareil de la taille du nôtre. Des grappins d’amarrage se clampèrent, un tunnel de transfert en accordéon se déploya et s’accoupla à l’un des sas répartis le long de la ceinture équatoriale du bâtiment. Tanner est là, me dis-je. Dès cet instant, je pouvais m’attendre à me faire tuer à tout moment, avec ceux qui auraient trop approché de notre petite vendetta. Le Refuge envoya des drones blindés dans le vaisseau, des sphéroïdes noirs, brillants, hérissés d’armes et de capteurs qui nous scannèrent à la recherche de l’artillerie que nous aurions pu tenter de passer en fraude. Nous n’en avions évidemment pas ; même la sécurité vasouillarde de Yellowstone l’aurait interceptée. D’ailleurs, j’espérais que Tanner était lui aussi désarmé – mais ça, je n’y comptais pas trop. Les robots témoignaient d’un niveau de technologie sensiblement plus avancé que tout ce que j’avais vu depuis mon réveil, en dehors peut-être des meubles de Zebra. On ne considérait sans doute pas les êtres humains non modifiés comme des vecteurs de transmission potentiels de la peste, mais on nous aurait peut-être refusé l’accès si l’un de nous avait été porteur d’un implant susceptible d’être contaminé. Lorsque les robots eurent effectué les vérifications préliminaires, des fonctionnaires humains prirent le relais, bardés d’armes sensiblement moins impressionnantes, qu’ils tenaient d’un air penaud. Ils étaient excessivement courtois et polis, et je commençais à comprendre pourquoi. Personne ne venait ici sans y avoir été invité. Nous méritions d’être traités comme des hôtes d’honneur. — J’avais prévenu de notre arrivée, évidemment, fit Quirrenbach pendant que nous attendions, dans un sas, qu’on nous rende nos papiers. Reivich sait que nous sommes là. — J’espère que vous l’avez averti, pour Tanner. — J’ai fait de mon mieux, dit-il. — C’est-à-dire ? — Ça veut dire que Tanner est là, c’est certain. Reivich ne l’a sûrement pas envoyé promener. — Au nom du ciel, à quoi joue-t-il ? — Reivich devait avoir l’impression qu’ils avaient des comptes à régler, Tanner et lui. Il a dû l’inviter… — Il est dingue ! Tanner le tuerait sans hésiter, même si c’est après moi qu’il en a. N’oubliez pas que mon propre impératif était de mener une mission à bien : je m’étais promis d’alpaguer Reivich. Je ne sais pas si cet impératif venait de Tanner ou de Cahuella… — Pas si fort ! fit Quirrenbach. Chaque angström carré de la pièce doit grouiller de micros ! Je vous rappelle que vous n’êtes pas venus ici en exécuteurs des hautes œuvres. — De simples touristes, dis-je en faisant la grimace. La porte extérieure, blindée, se rouvrit. Des écailles de rouille tombèrent des gonds. Un fonctionnaire de troisième zone entra, sans arme, cette fois. Il n’avait même pas revêtu sa cuirasse amplificatrice. Il arborait un air à la fois distant et attristé, qui se posa sur moi comme un viseur à la recherche d’une cible. — Monsieur Haussmann ? Je suis désolé de vous ennuyer, mais votre demande d’accès au Refuge semble poser quelques petits problèmes d’ordre administratif… — Ah bon ? fis-je en m’efforçant d’avoir l’air vaguement surpris. Je ne pouvais pas me plaindre. Sky Haussmann avait réussi à me faire quitter l’orbite de Yellowstone. On ne pouvait raisonnablement pas en attendre grand-chose de plus. — Ce n’est sûrement pas grave, reprit le fonctionnaire d’un air sincèrement navré. Il y a souvent des problèmes entre nos fichiers et ceux du reste du système. Il ne faut pas s’en étonner, après les récents désagréments que nous avons expérimentés… « Les récents désagréments »… Il voulait parler de la peste ? — Rien, j’en suis sûr, qu’un examen un peu plus approfondi ne saurait régler… quelques contre-vérifications physiologiques, rien d’extraordinaire. — Quel genre de contre-vérifications physiologiques, au juste ? dis-je en fulminant. — Un scan rétinien, ce genre de choses… Le fonctionnaire claqua des doigts. Presque aussitôt, un autre robot entra dans le sas, une sphère gris tourterelle civilement dépourvue de toute arme menaçante et qui portait le sceau des Mixmasters. — Je refuse de me soumettre à un scan rétinien, dis-je d’un ton aussi posé que possible. Je savais qu’on n’avait pas besoin de machines pour repérer la particularité de mes yeux. Il suffisait à un être humain normalement constitué de me regarder sous le bon éclairage pour constater une anomalie au niveau de mes yeux. Ma remarque eut le même effet sur le fonctionnaire qu’une gifle. Je le vis blêmir. — Nous devrions pouvoir arriver à une sorte d’arrangement… — Désolé, répondis-je, mais j’en doute fort. — Alors je crains… Quirrenbach s’interposa : — Laissez-moi faire, articula-t-il à mon intention, avant d’ajouter, en se tournant vers le fonctionnaire : N’en veuillez pas à mon associé ; la bureaucratie l’a toujours exaspéré. Il ne peut s’agir que d’un malentendu, vous le comprenez bien, j’en suis sûr. Et si Argent Reivich répondait de lui, accepteriez-vous de le laisser entrer ? L’homme le regarda, l’air impressionné. — Évidemment… bredouilla-t-il. Pourvu que j’aie sa caution… enfin, personnelle… Quirrenbach claqua des doigts à mon adresse. — Ne bougez pas ! Je vais régler ça avec lui. Je devrais être de retour d’ici une demi-heure. — Vous allez demander à Reivich de se porter garant pour moi ? — Ouais, fit Quirrenbach sans un poil d’humour. Quel paradoxe, hein ? Ça ne traîna pas. Reivich apparut sur un écran dans la pièce où les fonctionnaires du Refuge faisaient patienter les aspirants à l’entrée. Je ne fus pas surpris de ce que je découvrais, puisque j’avais déjà rencontré Voronoff, qui était son portrait craché. Mais le vrai Reivich avait quelque chose d’unique ; une qualité que Voronoff n’avait pas réussi à rendre. Je n’aurais su dire ce que c’était au juste. Probablement la différence entre jouer un rôle – même avec sérieux et gravité – et être animé d’un dessein d’une mortelle gravité. Il avait l’air pâle mais en bonne santé, et il portait une tunique blanche à col officier. Il se trouvait devant un mur couvert d’une suite d’équations algébriques qui semblaient être une partie de la théorie de la Transmigration. — Sacré retournement de situation, remarqua Reivich. Vous me demandez l’accès au Refuge… et j’accepte. — Vous avez laissé entrer Tanner, dis-je. Vous êtes sûr que c’était bien raisonnable ? — Non, mais ça devrait être intéressant. À supposer qu’il soit celui que vous dites, et que vous soyez bien celui que vous prétendez. — L’un de nous deux pourrait vouloir votre mort. — Est-ce votre cas ? Une question admirable. Directe. Je lui fis l’honneur de paraître réfléchir avant de répondre. — Non, Argent. Je l’ai voulue, mais c’était avant de savoir qui j’étais. Découvrir qu’on n’est pas celui qu’on pense être a le chic pour vous faire revoir vos priorités. — Si vous êtes Cahuella, alors ce sont mes hommes qui ont tué votre femme, fit-il d’une voix sèche, fluette comme une voix d’enfant. On aurait pu penser que vous seriez d’autant plus impatient de me voir mort. — C’est Tanner qui a tué la femme de Cahuella. Le fait qu’il ait cru la sauver n’y change rien. — Bon, vous êtes Cahuella ou non ? — Il se peut que j’aie été Cahuella, dans une autre vie. Mais Cahuella n’existe plus. Et franchement, ajoutai-je en regardant l’écran avec intensité, je doute que quiconque porte son deuil, hein ? Reivich eut une moue dédaigneuse. — Ma famille a été tuée par les armes de Cahuella, répondit-il. Les armes qu’il vendait ont massacré ceux que j’aimais. Pour ça, je l’aurais torturé avec joie. — Tuer Gitta était lui infliger un supplice bien plus atroce que si vous l’aviez torturé avec des poignards et des électrodes. — Vraiment ? Il l’aimait à ce point ? Je fouillai dans ma mémoire, vraiment désireux de lui répondre avec franchise. En fin de compte, je ne pus dire que ceci : — Je ne sais pas. Il était capable de bien des choses. Tout ce que je sais, c’est que Tanner l’aimait au moins autant que lui. — Mais Gitta est morte. Quel effet cela a-t-il eu sur Cahuella ? — Ça l’a rendu fou de haine, répondis-je en pensant à la salle blanche qui planait juste hors de portée de mes souvenirs, comme un cauchemar qui se délite après le réveil. Mais il a reporté cette haine sur Tanner. — Tanner a survécu, hein ? — Une partie de lui, répondis-je. Mais cette partie-là, je ne sais pas si on peut vraiment la qualifier d’humaine. Reivich resta silencieux un moment. J’eus l’impression que notre conversation lui pesait, lui était pénible. — Gitta, dit-il enfin. C’était la seule innocente de l’affaire, pas vrai ? La seule qui n’ait rien fait pour mériter ce qui lui est arrivé… Il n’y avait rien à répondre à ça. L’intérieur du Refuge était plongé dans une obscurité perpétuelle, comme une ville où l’on aurait instauré un couvre-feu. Contrairement à la pénombre qui régnait à Chasm City, c’était délibéré ; une situation voulue par les groupes qui prétendaient être les maîtres des lieux. Il n’y avait rien là qui ressemblât à une écologie indigène. L’intérieur n’était pas pressurisé, en dehors de traces de gaz, et chaque centimètre carré des parois disparaissait derrière des structures scellées, sans fenêtres, reliées par une masse de boyaux à l’aspect organique. Les tubes vaguement luminescents étaient la seule source d’éclairage, ce qui ne voulait pas dire grand-chose – et sans l’amélioration biologique de mes yeux, je crois que je n’y aurais vu que du bleu. Et pourtant, tout l’endroit vibrait d’une puissance à peine maîtrisée ; un grondement subliminal constant, qui se transmettait jusque dans les os. Nous nous trouvions sur un balcon de verre étanche, mais j’avais l’impression d’être debout dans le coin d’une immense salle des turbines crépusculaire, dont tous les générateurs auraient tourné à plein régime. Reivich avait autorisé la sécurité du Refuge à me laisser entrer, sous réserve que nous acceptions d’être aussitôt conduits à lui, mes compagnons et moi. J’avais des réticences – tout ça m’échappait complètement –, mais nous n’avions pas le choix, nous devions nous plier à la volonté de Reivich. C’était là que la poursuite prenait fin, sur son territoire. Et comme par un tour de passe-passe, Reivich avait cessé d’être la proie. C’aurait pu être Tanner. C’était peut-être moi. Le Refuge était assez petit pour que l’on puisse sans grand inconvénient aller d’un point à l’autre par l’intérieur. La marche était facilitée par la faible gravité artificielle produite par la lente rotation de l’habitat. On nous conduisit dans l’un des tunnels d’interconnexion : un tube de verre fumé de trois mètres de diamètre, sur toute la longueur duquel étaient encastrés des iris de verre qui s’ouvraient et se refermaient pour nous laisser passer, nous donnant vraiment l’impression d’être cornaqués comme une bouchée de nourriture dans un gosier. Nous suivions l’axe longitudinal du fuseau, la gravité allant croissant alors que nous nous dirigions vers le centre, sans jamais atteindre, et de loin, un g. Les structures non éclairées du Refuge se dressaient au-dessus de nous comme les parois d’un canyon plongé dans la nuit, et absolument rien n’indiquait que l’endroit était habité. En réalité, le genre de clientèle qui utilisait le Refuge devait exiger la discrétion la plus absolue, même vis-à-vis de ses pareils. — Reivich a été mappé ? demandai-je en me rendant compte que cette question évidente ne m’était pas encore venue à l’esprit. Après tout, c’est pour ça qu’il est là, non ? — Pas encore, répondit Quirrenbach. Il y a toutes sortes d’examens physiologiques à effectuer avant le mapping, pour assurer son optimisation : la chimie des membranes cellulaires, les propriétés des neurotransmetteurs, la structure des cellules gliales, le rapport volume sanguin/volume cérébral, ce genre de choses… Et on n’a pas droit à un second essai. — Reivich est parti pour le scan destructif ? — Quelque chose qui y ressemble beaucoup. Il paraît que c’est encore le meilleur moyen d’obtenir la résolution optimale. — Une fois scanné, il n’aura plus à se soucier de Tanner. — À moins que Tanner ne le suive. J’éclatai de rire avant de comprendre que Quirrenbach ne plaisantait pas. — Où crois-tu que soit Tanner, maintenant ? demanda Zebra qui marchait à ma gauche, ses talons claquant sur le sol, son reflet oblong dansant comme une paire de ciseaux sur les parois. — À un endroit où Reivich l’a à l’œil, répondis-je. Avec Amélie, j’espère. — On peut vraiment lui faire confiance, à elle ? — C’est peut-être la seule parmi nous qui n’a trahi personne, répondis-je. Pas intentionnellement, du moins. Mais je suis sûr d’une chose : Tanner ne se servira d’elle que tant qu’elle lui sera utile. Quand elle aura cessé de lui servir – et il se pourrait que ce moment soit proche –, elle sera en grand danger. — Vous êtes venu ici pour la sauver ? avança Chanterelle. L’espace d’un instant, je fus tenté de répondre par l’affirmative, d’aller chercher une minuscule miette de respect de moi et de faire semblant d’être un être humain capable d’autre chose que de ruse. Et ça n’aurait pas été complètement faux – peut-être Amélie était-elle une grande part de la raison pour laquelle j’étais venu ici, sachant que c’était tout ce que demandait Tanner ; mais ce n’était pas l’essentiel, et la dernière chose que j’avais envie de faire était bien de continuer à mentir. Et encore moins à moi-même. — Je suis venu ici pour finir ce que Cahuella avait commencé, répondis-je. C’est aussi simple que ça. Le tunnel de verre fumé remontait vers l’extrémité opposée du Refuge et traversait la paroi aveugle de l’une des structures étanches, scellées. Cette partie du tunnel était isolée par un autre iris, fermé pour le moment. Il était d’un noir brillant, et on ne voyait pas ce qu’il y avait derrière. Je m’en approchai et collai la joue sur le métal froid en espérant entendre quelque chose. — Reivich ? appelai-je. Nous sommes là ! Ouvrez-nous ! L’iris s’ouvrit, plus majestueusement que ceux que nous avions déjà franchis. Une lumière verdâtre, froide, filtra par le diaphragme qui s’écartait, nous baignant dans sa pâle clarté. Soudain, je fus frappé par le fait que je n’étais pas armé – qu’aucun de nous n’était armé. Je serais peut-être mort d’ici une seconde, me dis-je, et je ne m’en apercevrais même pas. Je m’étais laissé attirer dans le repaire d’un homme qui avait tout à craindre de moi, et aucune raison au monde de me faire confiance. De qui cela faisait-il le plus bel imbécile, de Reivich ou de moi ? Je n’en avais pas idée. Tout ce que je savais, soudain, c’était que je voulais sortir du Refuge le plus vite possible. L’iris s’ouvrit complètement, révélant une antichambre éclairée par des lampes vert vif accrochées au plafond. Des symboles dorés étaient gravés sur les parois de bronze : les formules mathématiques que j’avais aperçues lors de ma conversation avec Reivich. Les incantations qui permettaient de réduire un esprit en zéros et en uns. Des mathématiques pures. La porte se referma derrière nous, et un nouvel iris s’ouvrit devant nous, révélant un espace beaucoup plus vaste. On aurait dit un intérieur de cathédrale. La salle était plongée dans une lumière dorée, et pourtant ses extrémités étaient tellement éloignées qu’elles disparaissaient dans l’ombre. Je voyais la légère courbure du sol du Refuge, effet accentué par les chevrons de bronze et d’argent entrelacés qui dallaient le sol. L’air sentait l’encens. Un homme était assis tout au bout de la salle, au milieu d’une mare de lumière plus vive tombant d’un vitrail encastré très loin au-dessus de sa tête. Il nous tournait le dos. Il était assis dans un fauteuil à haut dossier sculpté, plaqué or. Un trio de cyborgs bipèdes, élancés, attendaient ses instructions, à quelques mètres de lui. Je regardai la forme de sa tête, presque perdue dans l’ombre, et je sus que j’étais debout derrière Reivich. Je me rappelai la fois où j’avais cru le voir, près du poisson immortel, à Chasm City. Avec quelle vitesse j’avais réagi, tirant mon arme et courant de l’autre côté de l’aquarium pour me dresser devant lui et l’abattre. Je n’éprouvais plus le besoin pressant de l’éliminer. Une voix râpeuse comme du papier de verre dit : — Retournez-moi afin que je puisse voir mes hôtes, s’il vous plaît. L’ordre tomba comme une sentence pénible, ponctuée de sifflements et de mots moins articulés que murmurés. L’un des cyborgs s’avança et fit pivoter le fauteuil de Reivich. Ce qui nous faisait face n’était pas du tout ce que j’attendais. Ce n’était pas possible… On aurait dit un cadavre. Une carcasse temporairement animée, comme un automate électrique. Il n’avait rien de vivant. C’était une chose qui n’aurait même pas dû parler, ou relever les commissures de ses lèvres en un semblant de sourire. Il me rappelait une version plus malsaine de Marco Ferris. Seuls étaient visibles sa tête et le bout de ses doigts. Le reste disparaissait sous une épaisse couverture piquée, d’où sortaient des tuyaux d’alimentation médicale et toutes sortes de fils électriques, qui s’incurvaient autour d’un module de support-vie compact fixé à l’un des accoudoirs du fauteuil, une petite version du corset que j’avais utilisé pour maintenir Gitta « en vie » le temps de ramener son corps à la Ferme aux Serpents. Sa tête n’était qu’un crâne gainé de peau, une peau tavelée de noir, aux endroits où elle n’était pas violette. De ce violet caractéristique des ecchymoses. Ses orbites avaient été énucléées. Des fils électriques très fins partant des ténèbres entre ses paupières étaient reliés à son système de support-vie. Il n’avait plus sur la tête que quelques mèches de cheveux éparses, pareilles à ces arbres qui restent debout lorsque tous les autres ont été soufflés par le passage d’une tornade. Sa mâchoire pendait comme s’il n’avait plus la force de refermer la bouche, laissant entrevoir la limace noire de sa langue. Il leva une main. En dehors de quelques taches couleur foie, c’était la main d’un homme beaucoup plus jeune. — Je vois que vous êtes troublé, dit-il. Je me rendis compte, alors, que la voix n’émanait pas de lui, mais de son système de support-vie. Elle avait l’air faible. Peut-être le seul fait de sous-vocaliser lui était-il pénible. — Vous l’avez fait, dit Quirrenbach en se rapprochant de l’homme pour qui il travaillait encore. Le scan. Vous y êtes passé. — C’est ça. Ou alors c’est que j’ai mal dormi la nuit dernière, répondit Reivich d’une voix ténue comme la brise. Je pencherais pour la première hypothèse. — Que s’est-il passé ? demandai-je. Quelque chose a mal tourné ? — Pas du tout. — Vous ne devriez pas être comme ça, reprit Quirrenbach. On dirait que vous avez un pied dans la tombe. — C’est peut-être le cas. — Le scan a échoué ? avança Zebra. — Non, Taryn. Il n’a pas échoué. C’est un succès complet, à ce qu’on m’a dit. Ma structure neurale a été parfaitement sauvegardée. — Vous l’avez fait trop vite, risqua Quirrenbach. C’est ça, hein ? Vous n’avez pas pu attendre toutes les procédures médicales. Et voilà le résultat. Reivich eut quelque chose qui ressemblait à un hochement de tête. — Les gens comme moi, comme Tanner… et comme vous, fit-il en me regardant, n’ont pas de médechines dans leurs cellules. Personne ou presque n’en a, sur Sky’s Edge, à part les rares privilégiés qui ont pu s’offrir les services des Ultras. Et quelques autres qui auraient souvent pu choisir d’autres sortes de techniques de longévité. — Nous avions d’autres soucis, répondis-je. — Et comment ! C’est pourquoi nous nous sommes offert de tels luxes. L’ennui, c’est que j’aurais bien besoin des médechines pour protéger mes cellules de l’effet du scan. — À l’ancienne ? Vite et fort ? avançai-je. — Ce qu’il y a de mieux, si on écoute les spécialistes. Tout le reste n’est que compromis. La vérité, c’est que si on veut faire entrer son âme dans la machine – et pas seulement une vague impression –, le processus est mortel. Ou du moins, il vous fait subir des blessures généralement mortelles. — Alors pourquoi ne vous êtes-vous pas protégé avec des médechines ? demanda Quirrenbach. — Le temps nous manquait pour le faire comme il aurait fallu. Les médechines doivent être soigneusement adaptées à leur utilisateur, et introduites lentement dans le corps. Sans quoi elles provoquent un choc anaphylactique fatal. On meurt avant que les médechines aient eu le temps de jouer leur rôle protecteur. — Si vous aviez utilisé l’équipement de Sylveste, dis-je prudemment, me rappelant ce qu’on m’avait dit de ces expériences, vous ne respireriez même plus. — Le procédé a été émulé, amélioré en partant des travaux originaux de Sylveste. Mais vous avez raison, même en tenant compte des perfectionnements techniques, je devrais être à peu près mort. Enfin, on m’a administré suffisamment de médechines à large spectre pour me permettre de survivre au scan. Temporairement, du moins, fit-il avec un geste de la main en direction du système de support-vie et de ses trois cyber-guérisseurs. Le Refuge met ces machines à notre disposition. Elles s’efforcent de stabiliser les dommages cellulaires et d’administrer des variantes perfectionnées des médechines, mais je les soupçonne de le faire par obligation. — Vous croyez que vous allez mourir ? demandai-je. — Je le sens dans chacun de mes os. J’essayai d’imaginer l’effet que ça pouvait faire ; l’instant de torture mortelle qui accompagnait la capture neurale. On devait avoir l’impression d’être pris dans une explosion d’une violence inimaginable ; de sentir, l’espace de cet instant térébrant, la lumière briller sous sa peau, dans la moelle de ses os. L’impression de se changer en une sculpture de verre fumé de soi-même. Les rayons analytiques rapides du scan affinés jusqu’à la résolution cellulaire avaient dû balayer son cerveau à une vitesse un tout petit peu supérieure à celle des impulsions synaptiques, prenant une légère avance sur les messages corticaux annonciateurs du chaos qui lui traversait l’esprit. Le temps que le scan atteigne le tronc cérébral, aucune information concernant le bouleversement subi par les strates cérébrales situées au-dessus n’avait encore atteint cette partie. Grâce à ce léger avantage, l’image d’ensemble de son cerveau avait dû être rigoureusement fidèle, en dehors du léger flou provoqué par la résolution spatio-temporelle limitée du processus. Le scan avait dû être terminé avant que Reivich ne se soit rendu compte qu’il avait débuté, et quand son esprit avait commencé à flancher sous le choc provoqué par le processus et que toutes ses routines neurales avaient sombré dans le coma, ça n’avait plus eu aucune importance. Il était sauvegardé. Normalement, les bouleversements n’auraient pas dû entraîner de séquelles. Les médechines auraient dû y remédier aussi vite qu’elles se produisaient. Comme un bâtiment ébranlé, dont les briques auraient été délogées mais à l’intérieur duquel des ouvriers auraient frénétiquement réparé les dégâts avant que l’obus suivant ne tombe… Mais Reivich n’avait pas suivi cette voie. Il avait opté pour la mort, décidé de laisser attaquer toutes les cellules de son cerveau et des tissus environnants, en se disant que, quelles que soient les conséquences pour son organisme physique, son essence demeurerait, sauvegardée pour l’éternité, conservée sous une forme qui ne pourrait être effacée par des choses aussi triviales que l’assassinat ou la guerre. Une partie de lui-même y était arrivée. Mais pas la partie que nous regardions. — Vous allez mourir, dis-je. Vous acceptez l’inéluctabilité de votre mort. Mais vous deviez savoir avant le scan que ça se passerait comme ça. Alors pourquoi n’êtes-vous pas mort pendant le scan ? — C’est ce qui est arrivé, répondit Reivich. Selon au moins une douzaine de critères médicaux suffisants pour les tribunaux dans d’autres systèmes, ou à d’autres époques. Mais je savais aussi que les machines du Refuge pourraient me ramener à la vie, même de façon transitoire. — Vous auriez pu attendre, objecta Quirrenbach. Quelques jours de plus et elles auraient été en mesure de satisfaire pleinement vos exigences en matière de médechines. La carcasse osseuse de Reivich bougea sous la couverture. Il avait dû hausser les épaules. — Mais il aurait fallu que j’accepte un scan moins précis pour laisser aux médechines le temps d’agir. Ça n’aurait pas été moi. — J’imagine que l’arrivée de Tanner n’a rien à voir là-dedans ? demandai-je. Reivich parut trouver l’idée amusante. La courbe de son sourire s’accentua imperceptiblement. Je me dis que nous verrions tous bientôt le vrai sourire de ce visage ; celui qui était inscrit dans l’os. Il n’avait plus beaucoup de temps devant lui. — Tanner m’a facilité les choses, convint Reivich. Cela mis à part, je ne lui ferai pas l’honneur de dire qu’il a eu la moindre influence sur mon devenir. — Où est-il ? demanda Chanterelle. — Ici, répondit la créature ratatinée dans le fauteuil. Il est ici, au Refuge, depuis plus d’une journée. Mais nous ne nous sommes pas encore rencontrés. — Vous ne vous êtes pas encore rencontrés ? répétai-je en secouant la tête. Mais qu’est-ce qu’il fabrique, depuis son arrivée ? Et la femme qui est avec lui ? — Tanner a sous-estimé mon influence ici, répondit Reivich. Et pas seulement ici, dans le Refuge, mais tout autour de Yellowstone. Et vous aussi, pas vrai ? — Oubliez-moi. Parlons de Tanner. C’est un sujet beaucoup plus intéressant. Les doigts de Reivich caressèrent le bord de la couverture. L’autre main – à supposer qu’il y en ait une – était dissimulée dessous. J’essayai de rapprocher cette image de celle du jeune aristocrate que j’avais poursuivi, mais c’était impossible. La machine le dépouillait même de son accent de Sky’s Edge. — Tanner est venu au Refuge dans l’intention de me tuer, dit-il. Mais la raison principale était de vous obliger à sortir de l’ombre. — Vous croyez que je ne le sais pas ? — Je suis assez surpris que vous soyez venu, compte tenu des circonstances. — Nous avions des affaires en suspens, Tanner et moi. — Lesquelles, par exemple ? — Je ne peux pas le laisser vous tuer, même accessoirement. Vous ne le méritez pas. Vous avez agi par vengeance – stupidement, certes, mais ce n’était pas sans honneur. La tête s’inclina à nouveau, cette fois en signe d’acquiescement muet. — Si Cahuella n’avait pas essayé de tendre une embuscade à mes hommes, Gitta ne serait jamais morte. Et il méritait un sort bien pire que ce qui lui est arrivé. (Il tourna ses orbites vides vers moi, comme si un réflexe exigeait qu’il « regarde » dans la direction de son interlocuteur, même si sa vision était sans aucun doute relayée par une caméra cachée située dans le fauteuil.) Mais évidemment, poursuivit-il, c’est de vous qu’il s’agit, n’est-ce pas ? À moins que vous ne vous racontiez encore une autre histoire ? — Je ne me raconte plus rien. C’est juste que je ne suis pas Cahuella. Plus maintenant. Cahuella est mort le jour où il a volé les souvenirs de Tanner. Celui qui reste est… quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’existait pas avant. Un sourcil se haussa au-dessus de l’une des orbites énucléées. — Un homme meilleur ? — Gitta m’a posé une question, une fois. Combien de temps faudrait-il vivre, quel bien faudrait-il faire, pour rattraper un acte de pure vilenie qu’on aurait commis étant plus jeune ? La question m’avait paru saugrenue sur le coup, mais je la comprends, maintenant. Elle savait, je crois. Elle savait exactement qui était Cahuella. Et ce qu’il avait fait. Enfin, je ne connais pas encore aujourd’hui toute la réponse à cette question, mais je crois que ça ne devrait plus tarder. Reivich n’eut pas l’air impressionné. — C’est là la totalité de l’affaire en suspens avec Tanner ? — Non, répondis-je. Il y a une femme avec lui. Amélie. C’est une Mendiante, quel que soit le déguisement sous lequel elle voyage. Je crois que Tanner la tuera à la seconde où elle aura cessé de lui être utile. — Vous êtes venu la sauver, vous mettant par là même en danger ? Quelle galanterie ! — La galanterie n’a rien à voir là-dedans. C’est… de la bonté humaine, répondis-je (ces mots me parurent radicalement étrangers au moment où je les articulai, mais je n’en ressentis aucune honte). Et la bonté ne peut pas faire de mal, dans cet endroit, vous ne croyez pas ? — Vous le tueriez – l’homme dont vous avez les souvenirs ? Ça ne ressemble pas un peu trop à un suicide ? — Je m’inquiéterai des problèmes éthiques une fois le sang épongé. — J’admire votre détermination, fit Reivich. Ça rend d’autant plus intéressant ce qui est sur le point d’arriver. — De quoi voulez-vous parler ? fis-je en me raidissant. — Je vous ai dit que Tanner était là, non ? Je veux dire ici, littéralement. Je l’hébergeais lorsque vous êtes arrivés. Dans le crépuscule, derrière Reivich, s’ouvrit un rectangle de nuit profonde. D’où sortit un homme qui me ressemblait beaucoup. 42 Une fois de plus, j’éprouvai la fameuse pulsion, le réflexe du soldat d’empoigner un instrument de mort. Mais, bien sûr, je n’avais rien sous la main. De toute façon, je savais que s’il y avait une chose que je ne pourrais pas faire, c’était bien tuer Tanner Mirabel de sang-froid. J’aurais trop l’impression de me tuer moi-même. Sœur Amélie, des Mendiants de Glace, sortit derrière lui de l’obscurité et s’avança dans la lumière dorée de la pièce. Elle ne portait plus sa tenue de Mendiante – elle était vêtue de façon pratique, sans élégance –, mais c’était bien elle. Elle avait autour du cou le flocon de neige symbolique. Tanner s’approcha de Reivich et se dressa au-dessus de son fauteuil. Il portait une houppelande de couleur sombre qui traînait presque par terre. Il était plus grand que je ne pensais – quelques centimètres de plus que moi – et il bougeait différemment, d’une sorte de démarche un peu chaloupée. Ce n’était qu’un élément d’une chorégraphie corporelle que nous n’avions pas en commun, en dépit de notre ressemblance physique. On n’aurait pas pu nous prendre pour des jumeaux, mais pour des frères sûrement, voire pour le même homme, vu sous des éclairages différents, les ombres différenciant subtilement nos personnages. Le visage de Tanner avait quelque chose de cruel, que je croyais n’avoir jamais vu chez moi, mais je ne m’étais peut-être pas regardé dans la glace au bon moment. Amélie fut la première à parler : — Que se passe-t-il ? Je ne comprends pas… — Bonne question, répondit Tanner en posant une main gantée sur le haut dossier sculpté du fauteuil de Reivich. Très bonne question, même. Il se pencha par-dessus le dossier du fauteuil afin de regarder les orbites aveugles de l’homme qu’il était venu tuer. — Si vous avez envie de répondre à la question, mon joli, ne vous gênez pas. — Alors, vous savez qui je suis ? demanda Reivich. — Ouais. Vous avez opté pour la version rapide et salopée, apparemment. Laissez-moi deviner : traumatisme génétique, cellulaire et neural généralisé. Les gars d’ici vous ont probablement bourré de médechines, mais autant essayer de rafistoler un immeuble qui s’écroule avec des pailles. Si j’en crois ce que je vois, vous n’avez probablement guère plus de quelques heures à vivre. Je me trompe ? — C’est parfaitement exact, répondit Reivich. J’espère que ça vous consolera ! — De quoi ? fit Tanner en tripotant le crâne de Reivich comme s’il suivait les rainures d’un antique globe planétaire. — D’être arrivé trop tard pour me tuer. — Je pourrais encore y remédier. — Sans doute. Mais à quoi bon ? Vous pourriez anéantir ce corps, mon dernier souffle serait pour vous en remercier. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai jamais su ou ressenti, est préservé pour l’éternité. Tanner recula d’un pas. — Le scan a réussi ? demanda-t-il d’un ton froidement professionnel. — Parfaitement. À la minute où nous parlons, je suis en train de tourner quelque part dans l’immense architecture de processeurs dédiés du Refuge. Des copies de sauvegarde sont déjà transmises à cinq autres habitats dont même moi j’ignore le nom. Vous pourriez faire sauter le Refuge avec une bombe thermonucléaire, ça ne ferait pas un atome de différence. Il était évident, à présent, que le Reivich à qui j’avais parlé il y avait une heure à peine était une copie scannée. Ils jouaient un jeu, tous les deux, là, devant moi ; des conspirateurs. Reivich avait raison. Tanner ne pouvait plus rien faire maintenant ; ça n’aurait pas eu de sens. Et ça n’avait peut-être pas d’importance pour Tanner, puisqu’en m’attirant ici il avait déjà atteint son but premier. — Vous mourriez, répondit Tanner. Vous voulez que je croie que ça n’a pas d’importance pour vous ? — Je ne sais pas ce que vous croyez. Et franchement, Tanner, je m’en fiche complètement. — Qui êtes-vous ? demanda Amélie, l’air complètement déconcertée. Je me rendis compte que jusqu’à présent Tanner avait réussi à garder sa confiance et à lui dissimuler la vraie nature de sa mission. — Pourquoi parlez-vous de tuer ? reprit-elle. — C’est notre métier, répondis-je. Nous vous avons menti, tous les deux. La différence, c’est que moi, je n’ai jamais eu l’intention de vous tuer. Tanner essaya de l’attraper, mais elle fut plus rapide que lui. Amélie s’avança sur les chevrons du sol. Son visage reflétait une complète incompréhension. — Je vous en prie, dites-moi ce qui se passe. — Pas le temps, répondis-je. Il va falloir que vous nous fassiez confiance. Je vous ai menti, et je le regrette, mais je n’étais pas moi-même à ce moment-là. — Vous pouvez le croire, intervint Chanterelle. Il a risqué sa vie pour venir ici, et c’était principalement pour vous sauver. — Elle dit vrai, confirma Zebra. Je regardai Tanner dans les yeux. Il était toujours planté derrière le fauteuil de Reivich. Les trois cyborgs restaient inertes, indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux. — Vous êtes tout seul, Tanner, dis-je. Je pense que votre heure est venue, finalement. Si vous me laissez diriger les opérations, nous pouvons nous emparer de lui, dis-je en me tournant vers les autres. J’ai ses souvenirs. J’anticiperai chacun de ses mouvements. Quirrenbach et Zebra se placèrent de part et d’autre de moi, Chanterelle légèrement en retrait, pendant qu’Amélie reculait un peu derrière nous. — Faites attention, murmurai-je. Nous n’avons pas réussi à introduire d’armes dans le Refuge, mais lui, il a pu y arriver. Je fis deux pas vers le trône de Reivich. Quelque chose bougea sous la couverture. Son autre main, que je n’avais pas encore vue, sortit de l’obscurité, crispée sur un petit pistolet incrusté de joyaux. Toute fragilité disparue, il fit feu trois fois. Les projectiles filèrent juste devant moi, laissant des traînées argentées sur ma rétine. Quirrenbach, Zebra et Chanterelle s’écroulèrent sans un cri. — Débarrassez-moi d’eux, croassa Reivich. Les cyborgs s’animèrent, glissèrent derrière moi comme des fantômes et s’agenouillèrent pour ramasser les corps. Ils les emportèrent hors de la lumière, comme des esprits regagnant, chargés de trophées, les ombres de la forêt. — Espèce de merde ! lançai-je. — Ils survivront, décréta Reivich en remettant sa main sous la couverture. Ils sont juste endormis. — Pourquoi ? — Je me posais la même question, convint Tanner. — Ils gâchaient la symétrie. Maintenant, vous n’êtes plus que tous les deux, vous comprenez ? La conclusion parfaite de votre chasse. Vous admettrez, poursuivit-il en inclinant son crâne dans ma direction, que la simplicité a quelque chose de séduisant. — Que voulez-vous ? demanda Tanner. — Je veux ce que j’ai déjà : vous deux dans la même pièce. Ça faisait un bail, pas vrai ? — Pas assez longtemps, rétorquai-je. Vous en savez plus long que vous ne voulez bien le dire, hein ? — Disons que les renseignements que j’ai glanés avant de quitter Sky’s Edge avaient de quoi intriguer, c’est le moins que je puisse dire. Reivich ressortit le canon de son pistolet de sous la couverture et le pointa plus ou moins dans la direction de Tanner. Cela eut apparemment l’effet désiré. Tanner s’écarta du fauteuil jusqu’à ce que nous en soyons à la même distance tous les deux, puis Reivich dit : — Si vous me racontiez ce dont vous vous souvenez, tous les deux ? Ensuite, je comblerai les vides. Vous pouvez commencer, fit-il avec un mouvement de tête en direction de Tanner. — Par où voulez-vous que je commence ? — Vous pourriez partir de la mort de la femme de Cahuella, puisque c’est vous qui avez mis le sujet sur le tapis… — Il ne l’a pas tuée exprès, espèce d’ordure ! lançai-je instinctivement. Il essayait de lui sauver la vie ! — Quelle importance ? fit Tanner d’un ton méprisant. Je n’ai fait que mon devoir. — Dommage que vous ayez loupé votre coup, répondit Reivich. Tanner ne parut pas l’entendre. Il s’était mis à parler, laissant affluer ses souvenirs : — Peut-être que j’ai loupé mon coup. Peut-être pas. Peut-être que je savais que je préférais la tuer plutôt que de la laisser vivre pour être à un autre… — Non, dis-je. Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Vous avez essayé de la sauver… Mais je me demandais si je le savais vraiment. Tanner poursuivit : — Après, j’ai su que Gitta était fichue. Mais je pouvais encore sauver Cahuella. Ses blessures n’étaient pas si graves. Alors je les ai tous les deux maintenus en vie jusqu’à la Ferme aux Serpents. Je hochai involontairement la tête en repensant à l’interminable trajet de retour dans la jungle. C’était infernal. Je n’arrivais pas à annihiler la douleur de mon pied coupé. Sauf que ce n’était pas à moi que c’était arrivé… c’était arrivé à Tanner, et je n’en avais jamais connu que le souvenir… — En arrivant, d’autres hommes de Cahuella m’attendaient. Ils ont pris les corps et ils ont fait ce qu’ils pouvaient pour Gitta, mais ils savaient que c’était inutile. Cahuella est resté quelques jours dans le coma. Il a fini par en sortir. Sauf qu’il ne se rappelait pas bien ce qui s’était passé. Je me souvenais de m’être réveillé après un long sommeil sans rêve, délirant de fièvre, rongé par l’idée que j’avais été embroché. Et la conscience de ne pas me rappeler ce qui était arrivé. J’avais demandé Tanner, et on m’avait dit qu’il avait été blessé mais qu’il était vivant. Personne ne m’avait parlé de Gitta. — Tanner est venu me voir, dis-je, reprenant le récit. J’ai vu qu’il avait perdu un pied, et je savais qu’il nous était arrivé quelque chose de terrible, mais j’avais presque tout oublié, sauf que nous étions partis vers le nord pour tendre une embuscade au groupe de Reivich. — Vous avez demandé des nouvelles de Gitta. Vous vous rappeliez qu’elle était avec nous. Des fragments de cette conversation oubliée depuis longtemps me revenaient, à présent, comme à travers des rideaux de gaze. — Et vous m’avez tout raconté. Tout. Vous auriez pu mentir, inventer une histoire pour vous protéger. Me dire que c’était un homme de Reivich qui l’avait tuée, mais non. Vous m’avez raconté exactement ce qui s’était passé. — À quoi bon ? rétorqua Tanner. Vous auriez bien fini par vous en souvenir. — Mais vous auriez dû vous en douter. — De quoi ? demanda Reivich. — Que je vous tuerais pour ça. — Ah, fit Reivich, un doux ricanement flegmatique émanant de son module de support-vie. Nous y voilà. Le nœud du problème. — Je ne pensais pas que vous me tueriez, répondit Tanner. Je pensais que vous me pardonneriez. Je ne pensais même pas avoir besoin de pardon. — Vous ne me connaissiez peut-être pas aussi bien que vous le pensiez. — Peut-être que non, en effet. Reivich tapota l’accoudoir ornementé de son fauteuil avec sa main libre, ses ongles noircis cliquetant sur le métal. — Alors vous l’avez fait tuer, dit-il en tournant vers moi le regard mort de ses orbites vides. Mais d’une façon particulière, en adéquation avec vos obsessions. — Je ne me rappelle pas vraiment, répondis-je. Et c’était presque vrai. Je me souvenais d’avoir baissé les yeux sur Tanner, emprisonné dans cette niche blanche, sans plafond. Je me souvenais comment il avait lentement pris conscience du sort qui l’attendait. Comment il avait compris qu’il n’était pas seul. Que quelque chose d’autre partageait l’espace avec lui. — Dites-moi de quoi vous vous souvenez, fit Reivich en se tournant vers Tanner. — Je me rappelle avoir été dévoré vif, répondit-il d’un ton aussi plat et dénué d’émotion que la voix synthétique de Reivich. Ce n’est pas quelque chose qu’on oublie de sitôt, croyez-moi. Et je me rappelais que l’hamadryade était morte presque instantanément, tuée par les poisons étrangers que charriait tout être humain ; un choc métabolique fatal. La créature s’était tortillée spasmodiquement, enroulée sur elle-même comme un tuyau d’incendie. — Nous lui avons ouvert le ventre, dis-je. Nous en avons ressorti Tanner. Il ne respirait plus. Mais son cœur battait encore. — Vous auriez pu le supprimer, à ce moment-là, commenta Reivich. Un coup de couteau dans le cœur et c’était fini. Mais vous deviez encore lui prendre quelque chose, pas vrai ? — J’avais besoin de son identité. De ses souvenirs, surtout. Alors je l’ai maintenu en vie dans un corset pendant qu’on préparait un scrapping. — Pour quoi faire ? demanda Reivich. — Pour vous retrouver. Je savais, à ce moment-là, que vous aviez quitté la planète ; que vous seriez bientôt à bord d’un gobe-lumen en partance pour Yellowstone. J’avais puni Tanner ; il ne me restait plus qu’à vous faire payer la mort de Gitta. Mais pour ça, il fallait que je devienne Tanner. — Vous auriez pu devenir n’importe quel habitant de la planète… — Il avait des compétences qui me plaisaient. Et je l’avais bien en main… Ce n’était pas prévu pour durer toujours, ajoutai-je après une pause. J’ai renoncé à mon identité le temps de monter à bord du bâtiment. Les souvenirs de Tanner devaient s’estomper graduellement. Il n’en resterait que des résidus – ce qui est le cas actuellement –, mais distincts de mes propres souvenirs. — Et vos autres secrets ? — Mes yeux ? Ça, c’était quelque chose que j’avais intérêt à cacher. Et ça a bien marché, d’ailleurs. Mais ils sont revenus à leur état modifié. C’était peut-être ce qui était prévu. — Vous ne vous souvenez pas encore de tout, nota Reivich avec un sourire horrible. Parce qu’il n’y avait pas que les yeux. Il y avait autre chose. — Comment pouvez-vous le savoir ? Il eut un geste étrange. Il leva une main et tapota ce qui restait de ses dents d’un air entendu. — Vous avez oublié. J’avais déjà persuadé les Ultras de vous trahir à mon profit. Trouver ce qu’ils vous avaient fait d’autre n’était pas très compliqué. Vous comprenez ? fit-il avec un sourire. Il fallait que je sache à qui j’avais affaire. De quoi vous étiez capable. — Et maintenant, vous le savez ? — Je pense que vous pourriez vous surprendre vous-même, Cahuella. Sauf que vous prétendez ne pas être lui, bien sûr. — Je le déteste autant que vous, répondis-je. J’ai vu les choses du point de vue de Tanner. Je sais ce qu’il lui a fait. Il n’est pas moi. — Alors vous avez de la sympathie pour Tanner ? Je secouai la tête. — Le Tanner que je connais est mort dans une fosse. Peu importe que quelque chose ait survécu. Ce n’est pas lui. Ce n’est qu’un monstre fabriqué par Cahuella. Tanner eut un méchant sourire. — Vous croyez pouvoir m’éliminer ? — Je ne serais pas venu ici si je ne le pensais pas. Tanner s’approcha rapidement du fauteuil. Il allait tuer Reivich, je le savais. Mais Reivich le devança. Tanner n’eut pas le temps de faire deux pas qu’il avait levé son arme. — Allons, allons, dit-il. À quoi bon régler votre différend, tous les deux, si vous n’avez plus de public ? Je repensai à Amélie, qui était quelque part dans l’ombre. Je me demandai ce qu’elle pouvait bien comprendre à tout ça. Tanner fit un pas en arrière, exhiba ses mains gantées – vides. — Je suppose que vous vous demandez comment j’ai réussi à survivre, me dit-il. — J’avoue m’être posé la question, en effet. — Vous n’auriez jamais dû me laisser en vie, même si je n’ai survécu que grâce au corset. Vous n’avez pas pu le faire, poursuivit-il en secouant la tête avec mépris. Pas après que le serpent a failli. Alors vous avez demandé à un de vos hommes de le faire pour vous, pendant que vous foutiez le camp de la Ferme aux Serpents. Il disait vrai, sauf qu’il avait fallu qu’il me le raconte pour que mes souvenirs se cristallisent pour de bon. — Je suis parti vers le sud, confirmai-je. Vers un camp occupé par des déserteurs de la CdN. Il y avait des chirurgiens parmi eux. Je savais qu’ils pourraient supprimer ce que les Ultras m’avaient fait, camoufler mes gènes et me faire ressembler à Tanner. J’avais toujours eu l’intention de retourner à la Ferme aux Serpents avant de quitter la planète. — Mais vous n’en avez jamais eu l’occasion, reprit Reivich. Les CdN sont allés à la Ferme aux Serpents pendant que vous étiez parti avec Dieterling. Ils ont tué presque tout le monde, sauf Tanner. Ils l’ont ranimé. — Grossière erreur, commenta Tanner. Même avec un pied en moins, je les ai tous massacrés. Je n’avais aucun souvenir, même vague, de tout ça. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Ces événements s’étaient produits après le scrapping de Tanner ; après le vol de ses souvenirs. — Et après, Tanner ? demandai-je. Qu’est-il arrivé ensuite ? — J’avais un mois pour monter à bord du gobe-lumen, avant qu’il ne quitte l’orbite. Je n’étais pas loin derrière vous. Je me suis fait arranger le pied, fit-il en se penchant pour se gratter la cheville sous sa grande houppelande, et je suis parti à votre recherche. À propos, c’est moi qui ai tué Dieterling, vous savez – comment, sans cela, pensez-vous que l’assassin aurait pu s’approcher de lui si facilement ? Je suis allé le trouver dans le tricycar, et je l’ai zigouillé, comme ça. Il fit mine de tirer, de revivre le meurtre. Un numéro classique de diversion. Tanner se redressa de toute sa hauteur, dans un mouvement rapide et coulé. Un couteau partit de sa main, exécuta une trajectoire impeccablement calculée à travers la pièce. Il avait parfaitement visé – il avait même prévu la dérive provoquée par la force de Coriolis due à la lente rotation du Refuge. Le poignard se ficha à l’arrière de la tête de Reivich. Un gémissement digital monta du système de support-vie. Une note artificiellement tenue. Elle se maintint alors que la tête de Reivich s’inclinait, inerte, sur sa poitrine. Il lâcha son pistolet, qui fit un bruit métallique en heurtant le sol. Je me précipitai, sachant que c’était probablement ma seule chance de rétablir un peu la parité avec Tanner. Il fut plus rapide que moi. Il me frappa au passage, mon dos heurtant le sol avec une violence qui me coupa le souffle. Le pistolet, poussé involontairement par l’un de nous, disparut dans la pénombre, entre la mare de lumière dorée et l’obscurité environnante. Il récupéra son couteau planté dans le crâne de Reivich. La lame monomoléculaire brillait de schémas prismatiques, comme un voile d’essence sur l’eau. Il ne prendra pas le risque de lancer le couteau, me dis-je. S’il me rate, il perdra sa seule arme… — Vous êtes cuit, Cahuella. C’est fini, pour vous. Il tenait son couteau dans sa main droite, gantée, jouant machinalement avec. Il passa son autre main sur le visage de Reivich et arracha les fils optiques qui pénétraient dans ses orbites, chacun entraînant des filaments ligneux de sang coagulé. — Ça reste à prouver, dis-je en m’avançant à portée de son arme. Il balaya le vide, devant lui, la lame décrivant des arcs luisants comme des faucilles, tranchant l’air dans un silence chirurgical. De son autre main, il poussa Reivich à bas de son fauteuil. La silhouette frêle, enroulée dans sa couverture, fit en tombant à terre un bruit de fagot de bois mort. J’essayai de calculer l’angle de ses moulinets, m’efforçant de me concentrer sur les souvenirs spécifiques de Tanner susceptibles de m’aider à présent, sur ce qu’il savait du combat en champ clos. C’était sans espoir. Je n’avais aucun moyen de reprendre la main, et il avait l’avantage de ne pas avoir besoin de se prendre le chou pour retrouver ses souvenirs, lui. Ils lui venaient spontanément. Je plongeai, dans l’espoir de lui attraper le bras et de le déséquilibrer avant qu’il ait le temps de me porter un coup. Je ne sentis pas l’entaille proprement dite. Seulement le froid qui la suivit. Je vis, du coin de l’œil, la plaie dans ma poitrine, à travers mes vêtements. Elle n’était pas très profonde – les côtes n’étaient même pas atteintes –, j’avais eu de la chance. La prochaine fois, il m’aurait. C’était certain. — Tanner ! La voix d’Amélie. Je la vis, à moitié engloutie par l’obscurité, tendant les mains vers moi. Évidemment. Pour elle, j’étais toujours Tanner. Quel autre nom aurait-elle pu me donner ? Elle tenait le pistolet de Reivich. — Lancez-le-moi ! hurlai-je. Elle essaya. L’arme tomba par terre, un mètre devant moi, rebondit dans ma direction. Je vis jaillir les écailles de son revêtement incrusté de joyaux. Je tombai à genoux, mes doigts se refermèrent sur la crosse. Le couteau de Tanner fila dans l’air et s’enfonça dans ma main. Je vis la pointe du couteau ressortir de ma paume, comme la voile d’un yacht. Je lâchai le pistolet en poussant un cri de douleur. Tanner courait vers moi, ses pieds frappant le sol sans éveiller d’écho dans l’obscurité. Les larmes me brouillaient la vue. Je saisis l’arme de l’autre main, la braquai sur lui, tirai. Raté. Je tirai à nouveau. Rien. Tanner se jeta sur moi et m’arracha l’arme inutile. Il me plaqua à terre, s’agenouillant sur moi comme le vainqueur qu’il était. Je me débattis farouchement, essayant de le poignarder avec la pointe du couteau qui dépassait de ma paume. Tanner saisit mon poignet au-dessus de ma main empalée et eut un bref sourire. Il avait gagné. Il le savait. Il n’avait qu’à m’enlever la lame de la main et à la retourner contre moi. Du coin de l’œil, je vis le corps avachi de Reivich, sa bouche entrouverte, ses derniers chicots qui reflétaient la lumière dorée de la pièce. Je le revis se tapoter les dents. Et je me rappelai l’autre chose que Cahuella avait demandée aux Ultras. La transformation qui allait plus loin que la vision. L’arme pour la chasse dont il n’avait jamais parlé à Tanner Mirabel. À quoi bon chasser de nuit si on ne peut pas tuer ses proies ? J’ouvris grand la bouche. Plus grand que ne le permettait normalement l’anatomie humaine. Ce fut comme si je trouvais en moi un muscle dont j’ignorais jusque-là l’existence ; un muscle ancré dans mon palais. Quelque chose craqua dans ma mâchoire, mais c’était indolore. De mon bras indemne, je coinçai la tête de Tanner, tournai son visage étonné vers le mien. Il regarda dans ma bouche. Et il dut le voir. — Vous êtes mort, dis-je. Je ne leur ai pas acheté que des yeux de serpent, vous voyez. Je sentis mes glandes à venin entrer en action, pomper le poison le long des canaux microscopiques forés dans les crocs articulés. J’attirai Tanner vers moi, comme pour un dernier baiser à un être cher qu’on va vous enlever à jamais. Et je lui enfonçai profondément mes crocs dans le cou. Épilogue Je restai longtemps à regarder par la fenêtre. La femme assise dans mon bureau devait penser que je l’avais oubliée. Je voyais le reflet de son visage dans la baie vitrée, attendant une réponse à la question qu’elle venait de me poser. Je me demandais seulement comment une chose qui m’avait jadis paru tellement étrange pouvait maintenant me sembler si familière. La cité n’avait pas beaucoup changé depuis mon arrivée. Alors ça devait être moi. La pluie qui tombait de la Moustiquaire sabrait la vitre de longues balafres obliques. On disait qu’il ne cessait jamais vraiment de pleuvoir à Chasm City, et c’était peut-être vrai, mais la pluie n’avait pas les nuances qu’elle aurait pu avoir. C’était tout l’un ou tout l’autre : tantôt elle tombait à la verticale, doucement, comme un brouillard frais, d’une netteté cristalline ; tantôt, quand les barrages à vapeur autour du gouffre s’ouvraient, provoquant des changements de pression dans la cité, le vent la chassait latéralement, et elle vous fouaillait comme des langues d’acide, ou du défoliant… — Monsieur Mirabel… fit la voix féminine. Je me détournai de la fenêtre. — Pardon. J’étais ailleurs… Où en étions-nous ? — Vous me parliez de Sky Haussmann. Vous me disiez qu’à votre avis… Elle avait entendu à peu près tout ce que j’étais disposé à raconter, à ce moment-là : et principalement comment je croyais que Sky était sorti de sa cachette et avait refait sa vie sous le nom de Cahuella. Il pouvait paraître bizarre que je parle de tout ça – surtout à une recrue potentielle –, mais elle me plaisait, et puis elle avait une meilleure écoute que la plupart des gens. Nous avions vidé quelques pisco sours – elle était de Sky’s Edge, elle aussi – et le temps avait filé. — Alors ? demandai-je, l’interrompant. Qu’est-ce que vous êtes prête à croire de cette histoire ? — Je ne sais pas, monsieur Mirabel. Je ne sais pas encore. Comment avez-vous découvert tout ça, si je puis me permettre ? — J’ai rencontré Gitta, répondis-je. Et elle m’a dit quelque chose qui m’a fait penser que Constanza disait la vérité. — Vous pensez que Gitta avait découvert avant tout le monde qui était Cahuella ? — Oui. Il y a de bonnes chances qu’elle soit tombée sur les preuves réunies par Constanza et que ça l’ait menée à Cahuella, deux cents ans au moins après que Sky eut été théoriquement exécuté. — Et quand elle l’a retrouvé ? — Elle s’attendait à voir un monstre, mais il n’était pas comme ça. Il n’était plus l’homme que Constanza avait connu. Gitta a essayé de le détester, enfin, je le crois, mais elle n’y est pas arrivée. — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle était sûre de l’avoir retrouvé ? — Son nom, je crois. Il l’a emprunté à la légende du Caleuche, le vaisseau fantôme. Cahuella était un dauphin ; un lien avec le passé qu’il n’avait pas pu trancher. — En tout cas, c’est une théorie intéressante. Je haussai les épaules. — Ce n’est probablement rien d’autre. Vous entendrez des histoires plus bizarres si vous restez ici, croyez-moi. Elle était arrivée depuis peu à Yellowstone. Elle avait été dans l’armée, comme moi, sauf qu’elle n’était pas ici en mission. Elle y était arrivée à cause d’une erreur administrative. — Il y a longtemps que vous êtes là, monsieur Mirabel ? — Six ans, répondis-je. Je regardai à nouveau par la baie vitrée. La vue de la ville n’avait pas beaucoup changé depuis mon retour du Refuge. Le Dais s’étirait comme une vue en coupe d’un poumon malade. Un méli-mélo de noir, convulsé, sur le fond brun de la Moustiquaire. On parlait de la nettoyer l’année suivante. — Ça fait long, six ans. — Pas pour moi. En disant cela, je repensai au moment où j’étais revenu à moi dans le Refuge. J’avais dû m’évanouir à cause du sang que j’avais perdu, suite à la blessure que Tanner m’avait infligée, alors même que je l’avais à peine sentie sur le coup. On avait découpé mes vêtements, appliqué un baume médicinal turquoise sur la plaie suturée. J’étais allongé sur un canapé, et l’un des minces cyborgs veillait sur moi. Je n’étais qu’une boule d’ecchymoses, et chaque inspiration me faisait mal. Je ne reconnaissais plus ma bouche. J’avais l’impression que ce n’était pas la mienne. — Tanner ? C’était la voix d’Amélie. Elle entra dans mon champ de vision, son visage angélique exactement comme au jour de mon réveil, dans l’habitat des Mendiants. — Ce n’est pas mon nom, dis-je, surpris de m’entendre parler normalement. D’une voix un peu rauque, peut-être, mais ça devait être l’épuisement. Ma bouche me faisait l’impression de ne pas pouvoir maîtriser quelque chose d’aussi subtil que le langage. — C’est ce que j’ai compris, répondit Amélie. Mais je n’ai pas d’autre nom à vous donner, alors il faudra que ça fasse l’affaire, dans l’immédiat. J’étais trop las pour discuter, et je n’étais même pas sûr d’en avoir envie. — Vous m’avez sauvé la vie, dis-je. Je ne sais pas comment, mais je vous revaudrai ça. — On dirait que vous vous êtes sauvé tout seul, dit-elle. La pièce était beaucoup plus petite que celle où Reivich était mort, mais elle était éclairée par la même lumière dorée automnale, et les murs étaient ornés des mêmes symboles mathématiques complexes que j’avais déjà vus dans le Refuge. La lumière jouait sur le flocon de neige qu’elle portait autour du cou. — Que vous est-il arrivé, Tanner ? Que vous est-il arrivé pour que vous soyez capable de tuer un homme de cette façon ? Je compris qu’elle ne m’accusait pas. Amélie semblait reconnaître que je n’étais pas forcément responsable des horreurs de mon propre passé, pas plus qu’un homme qui s’éveille n’est responsable des atrocités qu’il a commises dans son sommeil. — L’homme que j’étais, répondis-je, était un chasseur. — L’homme dont vous parliez ? Le dénommé Cahuella ? Je hochai la tête. — Il s’était fait greffer des gènes de serpent dans les yeux, entre autres trucs. Il voulait pouvoir chasser n’importe quelle créature dans le noir, d’égal à égal. Je croyais que ça s’arrêtait là. Je me trompais. — Vous ne le saviez pas ? — Je ne l’ai su qu’au moment crucial. Seulement Reivich était au courant, lui. Il avait appris que Cahuella avait des glandes à venin, et qu’il saurait comment injecter le venin. Les Ultras avaient dû le lui dire. — Et il a essayé de vous prévenir ? Je hochai la tête tant bien que mal sur l’oreiller. — Il voulait peut-être que l’un de nous vive plus que l’autre. J’espère seulement qu’il a fait le bon choix. — Bien sûr que oui ! dit Zebra. Je me retournai – péniblement – et la vis, debout, de l’autre côté du lit. — Alors, Reivich avait dit vrai, repris-je. À propos du pistolet. Il s’était contenté de vous endormir. — Il n’était pas si mauvais, commenta Zebra. Il ne voulait de mal à personne ; sauf à celui qui avait tué sa famille. — Mais je suis encore en vie. Cela veut-il dire qu’il a échoué ? Elle secoua lentement la tête. Elle avait l’air radieuse dans la lumière dorée, et je me rendis compte que j’avais formidablement envie d’elle. Peu importait que nous nous soyons trahis mutuellement, ou ce qui nous attendait dans l’avenir ; peu importait que je n’aie même pas de nom à lui donner, par lequel elle pourrait me nommer, m’appeler. — Je pense qu’il a eu ce qu’il voulait, en fin de compte. Enfin, presque tout. Quelque chose, dans sa voix, me fit comprendre qu’elle ne me disait pas tout ce qu’elle savait. — Que veux-tu dire par là ? — Je suppose que personne ne te l’a dit, reprit Zebra. Mais Reivich nous a menti à tous. — À quel sujet ? Elle leva les yeux vers le plafond, et la lumière souligna ses traits. Les rayures de son visage étaient encore légèrement visibles. — À propos de son scan. Il n’a pas marché. Il a été effectué trop vite. Il n’a pas été sauvegardé. — Mais ce n’est pas possible ! J’ai parlé à la copie après le scanning… — Apparemment, ce n’était qu’une simu de niveau bêta, une parodie de Reivich programmée pour singer ses réponses et te faire croire, après coup, que le scan avait marché. — Mais pourquoi ? Pourquoi s’est-il cru obligé de nous faire croire qu’il avait marché ? — Je crois que c’était pour le bénéfice de Tanner, répondit-elle. Reivich voulait que Tanner pense qu’il avait fait tout ça en vain. Que même s’il éliminait son corps physique, ça ne servirait à rien. — Sauf que ce n’était pas le cas, dis-je. — Non. Reivich serait mort de toute façon, tôt ou tard – mais c’est bel et bien Tanner qui lui a ôté la vie. — Il le savait, alors… Quand nous étions avec lui, il savait qu’il allait mourir, que le scan avait échoué… — Cela veut-il dire qu’il a gagné ? insista Zebra. Ou qu’il a tout perdu ? Je pris sa main entre les miennes, la serrai très fort. — Ça n’a plus d’importance, maintenant. Tanner, Cahuella, Reivich, ils sont tous morts. — Tous ? — Tous ceux qui comptaient. Je regardai alors la lumière dorée qui venait de nulle part pendant ce qui me parut une éternité, jusqu’à ce que Zebra et Amélie me laissent seul. J’étais épuisé ; le genre d’épuisement complet qui semble un fardeau trop lourd pour qu’on lui échappe en dormant. Le sommeil vint enfin, pourtant. Et avec lui les rêves. J’espérais y échapper, mais avec les rêves revinrent la fosse carrelée de blanc et l’horreur absolue de ce qui m’y était arrivé, de ce que je m’étais infligé. Plus tard – beaucoup plus tard –, je retournai à Chasm City. Le voyage de retour avait été long, et il avait été coupé par une escale à l’habitat des Mendiants : j’avais ramené Amélie à sa mission. Elle avait pris tout ça remarquablement bien, et quand je lui proposai de l’aider d’une façon ou d’une autre – je ne savais pas trop ce que j’aurais pu faire pour elle – elle déclina toutes mes propositions, me demandant seulement de faire un don aux Mendiants de Glace quand je le pourrais. Je le lui promis. Et je tins parole. Dès notre retour dans le Dais, nous organisâmes, Quirrenbach, Zebra et moi, une rencontre avec Voronoff. — Il s’agit du Jeu, annonçai-je. Nous vous proposons une refondation majeure de la règle du Jeu. — Qu’est-ce qui vous fait penser que ça pourrait m’intéresser ? avait-il dit dans un bâillement. — Écoutez-nous jusqu’au bout, fit Quirrenbach. Il commença à lui exposer le projet que nous avions imaginé, tous les trois, après notre passage dans le Refuge. C’était compliqué, et pendant un moment nous eûmes l’impression que nous n’arriverions pas à nous faire entendre de Voronoff. Et puis, peu à peu, la lumière se fit. Il commença à comprendre. Au final, il dit qu’il aimait nos idées. Que ça pourrait peut-être marcher. Nous lui proposions une nouvelle forme de chasse appelée le Jeu de l’Ombre. C’était, fondamentalement, la même chose que l’ancien Grand Jeu underground que la cité avait inventé après la peste, mais il différait radicalement par les détails, la moindre des différences n’étant pas qu’il serait légal. Nous voulions faire sortir le Jeu de la clandestinité, le faire sponsoriser, lui donner un cadre garantissant une couverture médiatique et une notoriété à tous ceux qui recherchaient l’excitation par procuration de la chasse à l’homme. Nos chasseurs ne se recruteraient plus exclusivement parmi les gosses de riches qui cherchaient à s’envoyer en l’air la nuit. Ce seraient des experts entraînés. Des assassins-chasseurs. Nous les formerions, nous en ferions des professionnels et nous les doterions d’une persona élaborée, nous bâtirions autour d’eux un véritable culte qui élèverait le Jeu au niveau d’un art. Nous recruterions les meilleurs joueurs vivants, évidemment. Chanterelle Sammartini avait déjà accepté d’être notre première collaboratrice. Je savais qu’elle remplirait admirablement ce rôle. Mais nous ne nous contenterions pas de changer les chasseurs. Les proies seraient volontaires. Ce ne seraient plus des victimes. Ça paraissait dingue, mais c’était la partie qui avait le plus enthousiasmé Voronoff. Il n’y aurait pas d’autre prime pour les survivants que la survie proprement dite. Mais elle s’accompagnerait d’un immense prestige. Nous aurions tous les volontaires que nous pourrions désirer en puisant dans l’immense océan des blasés, des quasi-immortels fortunés qui grouillaient dans le Dais. La forme révisée du Jeu leur permettrait enfin d’apporter un risque contrôlé à leur vie. Ils signeraient avec nous un contrat détaillant les termes d’un défi particulier : la durée, la portée prévue du Jeu et le type d’armes autorisées par l’assassin. Ils n’auraient qu’à rester vivants jusqu’à l’expiration du contrat. Ils seraient célèbres et enviés. D’autres suivraient, avides de faire mieux : un contrat plus long, des conditions de jeu plus périlleuses. Nous utiliserions des implants de repérage, évidemment, mais ils ne fonctionneraient pas comme celui que Waverly m’avait logé dans le crâne et que Dominika avait eu la gentillesse de m’enlever. L’assassin et sa proie seraient porteurs d’implants appariés, réglés pour s’activer et transmettre quand ils seraient à une certaine distance seulement l’un de l’autre – conformément aux termes du contrat, encore une fois. Les deux parties seraient prévenues quand cela se produirait – un tintement dans le crâne ou quelque chose dans ce goût-là. Et pendant la dernière heure de la chasse, les médias seraient enfin autorisés à approcher, pour assister à l’issue, quelle qu’elle soit. Nous emportâmes l’adhésion de Voronoff. Il fut notre premier client. Nous appelâmes notre compagnie Point Oméga. Il y en eut bientôt d’autres, et nous étions ravis de cette concurrence. Un an après notre création, le souvenir du Jeu d’antan avait disparu dans les limbes. Ce n’était pas une partie de l’histoire de la cité dont on s’enorgueillissait. Et voici comment les choses se passèrent : Au début, nous avions pris soin de permettre à la plupart de nos clients de survivre au terme de leur contrat. Nos assassins perdaient leur trace au moment critique, ou ils rataient leur tir quelle que soit l’arme à un coup spécifiée au contrat. C’était une façon de nous bâtir une liste de clients initiaux, de sorte que notre nom se répande plus rapidement. À partir de ce moment-là, nous passâmes aux choses sérieuses. Maintenant, c’était pour de vrai ; ils devaient vraiment se bagarrer pour rester en vie jusqu’à la fin. Et la majorité y arrivait. Le risque de se faire tuer au cours du Jeu de l’Ombre tournait autour de trente pour cent – assez faible pour que les joueurs ne soient pas véritablement découragés de participer, même s’ils s’ennuyaient à mort –, mais suffisant pour donner du prix à la survie, à la victoire. Point Omega devint une entreprise très prospère. Deux ans après mon arrivée à Chasm City, je me comptais parmi les cent individus les plus fortunés de tout le système de Yellowstone. Mais je n’oubliais pas le serment que je m’étais fait, au cours du long voyage aller vers le Refuge. Je m’étais promis, si je m’en sortais, de tout changer. J’avais commencé avec le Jeu de l’Ombre. Ça ne suffisait pas ; je devais changer la ville en totalité. Je devais détruire le système qui m’avait permis de faire fortune, rompre l’équilibre tacite qui régissait les rapports entre la Mouise et le Dais. Je commençai à recruter mes nouveaux chasseurs dans la Mouise proprement dite. Je ne prenais pas un grand risque, parce que les gens de la Mouise étaient aussi adeptes de cet art que n’importe quel habitant du Dais – et tout aussi réceptifs aux méthodes d’entraînement que je préconisais. De la même façon que le Jeu avait fait ma fortune, je rendis mes meilleurs joueurs plus riches qu’ils n’avaient jamais rêvé de l’être. Et je regardai une partie de cette fortune retomber dans la Mouise. C’était un début. Il se passerait peut-être des années – des dizaines d’années, même – avant qu’on ne remarque un changement notable dans la hiérarchie de Chasm City. Mais je savais que ça se produirait. Je m’en étais fait le serment. Et s’il m’était arrivé de rompre des promesses dans le passé, eh bien, les temps avaient changé. Au bout d’un moment, je repris le nom de Tanner. Je savais que c’était une imposture. Je n’avais pas le droit de porter ce nom. J’avais volé les souvenirs et la vie proprement dite de l’homme qui était vraiment Tanner Mirabel. Mais est-ce que ça avait encore de l’importance ? Je me voyais comme le dépositaire de ses souvenirs, de tout ce qu’il avait été. Ce n’était pas précisément un homme bon, pas selon les définitions rationnelles du terme. Il avait été violent et sans scrupules, il avait approché les arts et la science du meurtre avec la distance étudiée d’un géomètre. Pourtant, il n’avait jamais été véritablement mauvais, et au moment qui avait fait basculer sa vie – quand il avait tiré sur Gitta –, il essayait de faire quelque chose de bien. Ce qui lui était arrivé après, ce qui avait pu lui arriver pour qu’il se change en monstre, rien de tout ça n’avait d’importance. Ça n’effaçait pas ce que Tanner avait été avant. Je pensais que ce nom était aussi bon qu’un autre. Et le jour où il me ferait l’effet de ne plus être mon nom ne viendrait jamais. Je décidai de ne pas lutter contre ça. Je me rendis compte que j’étais retombé dans ma rêverie. La femme qui se trouvait avec moi attendait que je dise quelque chose. — Bon, alors, vous me le donnez, ce poste, ou non ? Oui, elle l’aurait probablement, mais j’avais d’autres candidats à voir avant de prendre ma décision. Je me levai et secouai sa petite main mortelle. — Vous êtes en haut de la liste, c’est certain. Et même si vous n’obtenez pas le poste dont nous avons parlé, il y a une autre raison pour laquelle je tiens à ce que votre nom reste sur la liste. — Oui ? Je lui parlai de Gédéon. Il était toujours emprisonné au fond, après toutes ces années. Je m’étais juré de redescendre dans le gouffre, ne serait-ce que pour le tuer, mais le moment ne s’était jamais présenté. Je savais qu’il était encore vivant, puisqu’on trouvait toujours de l’Onirozène en ville, quoique en quantités minuscules – et d’autant plus recherchées. Le commerce pervers de ses terreurs distillées sous un format assimilable par l’homme se poursuivait donc. Mais il devait être proche de la mort à présent, et d’ici peu, ce serment n’aurait plus de sens. — Juste une opération que j’ai en tête. C’est tout. — Et quand devra-t-elle être effectuée ? — D’ici un ou deux mois. Peut-être trois ou quatre. Elle eut un nouveau sourire. — Je suis bonne, monsieur Mirabel. Vous avez tout intérêt à ce que je ne me fasse pas embaucher ailleurs avant. — Ce qui doit arriver arrivera, répondis-je avec un haussement d’épaules. — Enfin, qui sait ? Nous nous serrâmes la main à nouveau et elle repartit vers la porte. Je regardai par la baie vitrée. Le crépuscule tombait sur la ville. Les lumières s’allumaient dans le Dais. Les télécabines étaient de petits points lumineux qui se balançaient dans le crépuscule d’un brun éternel. Tout en bas, dans la Mouise pareille à une plaine piquetée de feux de camp, les lampes et les braseros des marchés nocturnes renvoyaient une lueur rougeâtre, morne, vers le Dais. Je pensai aux millions de gens qui avaient trouvé le moyen de se sentir chez eux dans cette ville, même après les transformations qu’elle avait subies depuis la peste. Ça faisait treize ans, après tout. Il y avait des adultes, en bas, qui ne savaient même plus à quoi la ville ressemblait avant. — Monsieur Mirabel ? fit-elle, hésitante, sur le pas de la porte. Je peux vous poser encore une question ? Je me retournai. — Oui ? fis-je avec un sourire poli. — Vous êtes ici depuis plus longtemps que moi. Arrive-t-il un moment où on commence vraiment à aimer cet endroit ? — Je ne sais pas trop… répondis-je avec un nouveau haussement d’épaules. Mais il y a quand même une chose dont je suis sûr. — Laquelle ? — La vie est ce qu’on en fait. FIN DU TOME II