PROLOGUE Chapitre 1 «LES FOUCADES DU GÉNÉRAL» Je me méfie de la mémoire : elle flanche, comme dit la chanson. Je me méfie des Mémoires : ils reconstruisent le passé à leur façon. Inévitablement, ils remodèlent les souvenirs en fonction de ce qui était alors un avenir inconnaissable, mais qui est devenu entre-temps un passé trop présent. Le seul mérite de ce livre, c'est que les propos qu'il rapporte ont été notés au jour le jour1 . En les déchiffrant, j'ai eu la surprise d'y découvrir maints détails que j'avais oubliés. Il en est auxquels j'aurais eu de la peine à croire, tellement ils contredisent les idées reçues, si je ne savais que je me suis toujours imposé de les prendre avec ma sténographie personnelle, ou de les jeter sur le papier tant que les mots résonnaient à mon oreille 2 . Rien ne me destinait à recueillir les confidences du Général. Je ne l'avais approché ni au cours de l'épopée de la France libre ou pendant le gouvernement provisoire, ni tandis qu'il menait l'assaut à la tête du RPF contre la IVe République ou traversait le désert. J'ai attendu mars 1959 pour avoir avec lui mon premier entretien approfondi. Dès le début, j'avais résolu de tenir journal de toutes nos éventuelles rencontres ; ultérieurement, je n'eus aucune peine à respecter cette discipline. J'étais pourtant loin de me douter qu'entre 1959 et 1969, j'aurais la chance de converser avec lui en tête à tête plus de trois cents fois ; sans compter davantage encore de conseils de gouvernement, au cours desquels, par le privilège de la fonction, puis par celui de l'habitude, je relevais aussitôt ses interventions. Ce chef d'État qui s'était fait une règle de ne pas accorder d'interview à un journaliste — jusqu'à ce que, non sans peine, nous l'eûmes décidé à se faire interroger devant les caméras de la télévision par Michel Droit — m'en accorda au moins une chaque semaine pendant près de quatre ans ; à quoi s'ajoutèrent, au long de cette décennie, nombre de dialogues au cours de voyages en province ou dans le monde, propos de table, audiences particulières. Le prix de ces entretiens me paraissait si grand, que je les consignais scrupuleusement le jour même. La vie diplomatique m'avait appris qu'une conversation doit être mise au net sur-le-champ : faute de quoi, à la faveur d'une seule nuit, voire de quelques heures, sa trace se brouille, ou l'inconscient recompose ce qu'on aurait aimé qui fût dit. Craignant les tours que le souvenir joue à la bonne foi, je jetais donc les mots clés sur un carnet que je portais toujours sur moi ; calé sur la banquette de la voiture qui me reconduisait, je replaçais les thèmes dans l'ordre où le Général les avait abordés ; je marquais les repères ; j'inscrivais à la diable les formules saillantes ou pittoresques ; enfin, je prenais le temps qu'il fallait pour reconstituer la conversation d'un bout à l'autre. Fascination ? Hygiène mentale ? Désir d'amasser de précieux documents pour plus tard ? Un peu de tout cela, sans doute. Mais aussi, le sentiment qu'une compréhension aussi exacte que possible de la pensée du Général devenait la condition de ma tâche : de parlementaire mandaté par mes électeurs pour le soutenir ; de ministre auquel il confiait des missions sur lesquelles il avait des vues fort précises — Information, Rapatriés, Recherche scientifique et questions atomiques et spatiales, Éducation nationale — ; et surtout, porte-parole du gouvernement, c'est-à-dire essentiellement son porte-parole. « N'essayez pas de singer Malraux, faites du Claude Mauriac » Élysée, 2 avril 1971. Claude et Georges Pompidou ont réuni, pour un dîner intime, Suzanne et Maurice Genevoix, Monique 3 et moi, dans la petite salle à manger que Claude Pompidou vient d'aménager au second étage de l'Elysée : murs peints en blanc, ornés de tableaux abstraits, mobilier moderne, table basse en verre dans laquelle est placée une feuille d'or froissée qui envoie au plafond des reflets chatoyants. « Le Général, nous dit le Président, ne s'était pas vraiment installé à l'Élysée. Il y avait ses quartiers, comme un officier qui va de garnison en garnison. Il prenait le logement et le mobilier tels qu'ils étaient. Il n'a pas déplacé un seul guéridon. Si Mme de Gaulle avait souhaité apporter la moindre gravure, il l'en aurait dissuadée. Ils étaient de passage. » Les livres-témoignages d'André Malraux et de Claude Mauriac sur le Général, qui viennent de paraître, font à peu près seuls les frais de la conversation. Pompidou est aussi louangeur pour le second que sévère pour le premier. « Les Chênes qu'on abat, parlons-en ! Faites votre enquête, questionnez Courcel et d'Escrienne, qui étaient présents quand Malraux a été reçu à Colombey, et dont il ne cite même pas le nom, comme s'il était le seul interlocuteur. Le tête-à-tête dans le bureau n'a pas duré une demi-heure. Il n'a pas pu s'y dire le dixième de ce que Malraux met dans la bouche du Général, à supposer même qu'une seule de ces phrases ait été effectivement prononcée. Ensuite ils sont passés à table, puis au café, avec les platitudes habituelles. Enfin, de Gaulle a raccompagné les visiteurs à trois heures et quart, jusqu'à sa voiture qui les ramenait au train. Selon Malraux, le Général aurait dit alors, en montrant le ciel étoile : "Les étoiles me parlent de l'insignifiance des choses." Des étoiles un début d'après-midi, vous vous rendez compte ! C'est destiné à faire croire que Malraux est resté toute la journée avec le Général. Du reste, cette phrase est tirée textuellement des dernières pages des Mémoires de guerre. Dans les deux heures d'un déjeuner à la campagne, Malraux a injecté ce qu'il a pu glaner en vingt-cinq ans ; ou, le plus souvent, il a imaginé ce que de Gaulle aurait dit s'il avait été Malraux. « Claude Mauriac, c'est tout le contraire. Il a repris des notes anciennes où il avait jeté à chaud les propos du Général. Il les a mises bout à bout. Il en a fait un livre utile, qui sort des sempiternelles rengaines sur le prophète, le sage, le héros, le saint. Un autre de Gaulle, ça sonne juste. Les Chênes qu'on abat, ça sonne faux. » Se tournant vers moi : « Si l'envie vous prend d'écrire sur vos entretiens avec le Général, n'essayez pas de singer Malraux, faites du Claude Mauriac ! Soyez vrai ! » « C'est comme ça qu'il était ! » Pompidou est-il irrité par la distance qu'a prise Malraux depuis 1968 ? Malraux et Claude Mauriac sont tous deux pour lui de vieux amis. Ils les a connus, après la Libération, à l'ombre du Général. Il n'a jamais cessé de les voir pendant un quart de siècle. Pour l'un comme pour l'autre, il devrait être plein d'indulgence. Or, il ne vante l'un que pour mieux éreinter l'autre : « Claude Mauriac a ressuscité le Général tel qu'il était, avec ses colères, son mépris, ses foucades, ses erreurs de prévision, notamment en matière électorale. Il vous annonçait que la guerre allait éclater incessamment, que les Russes fonceraient sur Brest, que les cataclysmes allaient s'abattre sur la France ! C'est comme ça qu'il était ! C'est honnête de le faire revivre ainsi. Malraux, c'est du roman, mais un roman farfelu. — Moi, dit Maurice Genevoix, ce n'est pas le contenu que je discuterais, mais je trouve que tous les deux parlent un peu vite. Ils auraient pu attendre. Ils ont l'air de se précipiter sur la tombe du grand homme. Évidemment, plus on s'éloignera de la date, moins ça intéressera de gens. — Et plus faibles seront les tirages, reprend Pompidou. C'est la course à celui qui publiera le premier le Mémorial de Sainte-Hélène. Sera-ce Las Cases, Bertrand ou Montholon ? » De Gaulle et Pompidou : au fil des ans, j'ai pu observer la confiance que le premier faisait au second, la loyauté que le second vouait au premier ; mais aussi, des différences de tempérament, des divergences d'appréciation, qui, au long du temps, ont fait naître des motifs d'agacement réciproque ; et, à partir de mai 1968, un véritable conflit. Ce soir, les piques de Pompidou contre Malraux n'épargnent pas tout à fait le Général. Je me suis abstenu de faire « la course au premier Mémorial ». Vingt-trois ans après cette admonestation, j'ai entrepris de « faire du Claude Mauriac », sans essayer aucunement de « singer Malraux ». Et c'est pourtant le de Gaulle de Malraux qui est sorti du bain révélateur. À mesure que je transcris les comptes rendus de nos entretiens, ce n'est pas un de Gaulle dédaigneux, prophète de malheur, colérique, qui apparaît. C'est, à travers le parler familier et quelquefois rude, un de Gaulle semblable à celui des Chênes qu'on abat. Un vieil homme qu'habite le génie de la France ; un héros follement épris de sa patrie ; oscillant, comme tous les amoureux, de la jubilation au dépit ; mais reprenant vite ses marques en relativisant les péripéties ; incarnant l'État, parce que c'est l'État qui doit soutenir la France et inciter les Français à être dignes d'elle face à l'univers ; se confondant avec la France de toujours et de partout — celle de Clovis et de Clemenceau, celle de l'Indépendance américaine et de l'incendie de Moscou ; s'installant sur les hauteurs pour en descendre de moins en moins souvent ; réaliste à long terme, excessif et injuste à l'occasion, jamais mesquin ; un homme hanté par une idée plus grande que lui. Cette silhouette de plus en plus précise qui s'impose à moi, est-ce seulement l'image de lui que je portais en moi ? À chacun son de Gaulle. Du reste, même avec de Gaulle, un entretien se fait à deux. Il était forcément différent avec chaque nouvel interlocuteur. Avec Malraux, la conversation se hissait aussitôt sur les sommets. Avec la jeune femme d'un de ses collaborateurs, elle ne sortait pas de la courtoisie conventionnelle — enfants, vacances, cinéma, télévision. Mais si on avait préparé avec soin la rencontre, il en allait tout autrement. Certains ministres, tels Christian Fouchet et Roger Frey, décommandaient tous leurs engagements vingt-quatre heures avant une audience, de manière à se concentrer sur ce qui allait être un moment fort de leur existence. Pendant les quelque quatre années où je fus porte-parole, j'ai eu le privilège de l'interroger sur les sujets les plus divers. Il m'est arrivé, comme à d'autres, de chercher à lui faire partager une conviction, à défendre devant lui un projet ; mais, le plus souvent, mon seul souci était de mieux le saisir, de le comprendre assez à fond pour distinguer ce qui pouvait être communiqué à l'extérieur, et ce qui devait rester entre nous tout en m'éclairant. On a souvent dit que le Général, dans ses entretiens, s'exerçait à « faire des balles » contre un mur. En lui donnant la réplique, puis en prenant ces notes à la volée et enfin en les transcrivant, je n'ai eu d'autre ambition que d'être la surface plane qui renvoie les balles sans les couper. « Mais je vous l'ai déjà dit » Pour l'entretien après le Conseil, l'actualité imposait ses questions. Les voyages en France, outre-mer et à l'étranger, les repas dans l'intimité, laissaient plus de liberté : l'histoire, la littérature, les spectacles, les points obscurs du passé me fournissaient ample matière. Émoustillé par cet interrogatoire à la fois respectueux et complice, le Général se prêtait au jeu. Toute question qu'il éludait, ou à laquelle il faisait une réponse ambiguë, je la réservais pour une autre occasion. Je détenais, pour ainsi dire en portefeuille, un questionnaire proche — les problèmes du jour — ; et un questionnaire lointain — les permanentes énigmes. De temps en temps, je sentais que je frôlais les limites de la convenance. Je les avais dépassées, quand il me clouait au sol par un brusque : « Vous le savez bien ! » ou qu'il me rabrouait d'un : « Mais je vous l'ai déjà dit ! » — car il avait cette mémoire qu'on prête aux éléphants. J'avais perdu. Mais, plus souvent, il complétait, nuançait ou même corrigeait une précédente réponse : j'avais gagné. J'avançais ainsi dans la connaissance de son mystère. L'attaché de presse de l'Élysée, Jean Chauveau, qui attendait patiemment dans le bureau des aides de camp que je ressorte du « Salon doré » pour m'accompagner à ma conférence de presse, me déclara dès le mois de mai 1962, non sans ironie : « En somme, dorénavant, il y a deux Conseils des ministres, l'un que le Général tient avec tous ses ministres, et l'autre qu'il tient avec vous seul. » Quelques jours après, le secrétaire général de l'Élysée, Étienne Burin des Roziers, me servit la même formule. Lequel des deux l'avait suggérée à l'autre ? Si elle avait été inventée par le premier, elle ne devait traduire qu'un humour bienveillant. Si elle était due au second, elle signifiait sûrement une mise en garde, inspirée par le souci de protéger le temps du Général. Pourtant, celui-ci ne brusqua jamais ces entretiens — dont les journalistes, à l'affût, mesuraient la longueur à la minute près : parfois, il fallait que l'aide de camp entrouvrît à plusieurs reprises la porte, pour lui rappeler qu'une autre obligation l'attendait. « Alors, pratiquement, qu'est-ce qu'on fait ? » L'emploi du temps me faisait bénéficier le plus souvent d'un moment de grâce : quand le Général se prêtait à mes questions, il venait de fournir un effort pour lequel il avait dû tendre son énergie, en dirigeant un Conseil devant deux douzaines de ministres attentifs. C'était aussi le cas après une allocution radiotélévisée, ou une harangue à la foule, ou encore une conférence de presse d'une heure et demie : il lui arrivait de s'isoler avec moi, pour m'indiquer comment il convenait de répondre aux interrogations que ses propos n'allaient pas manquer de susciter. Il se détendait alors à proportion de la tension qu'il s'était imposée. Quand il avait été, en Conseil, sévère, voire houspilleur, il était maintenant serein et même enclin à rire, comme s'il avait joué un bon tour. Il se lançait dans des fresques panoramiques. On eût dit qu'il survolait la terre en ballon et apercevait à ses pieds les minuscules humains. Notre entretien était le reflet dilaté de ce qui venait de se dire au Conseil. Il dissertait, par petites phrases inlassables, sur le sens de l'État et l'art de gouverner. D'autres fois, il me convoquait en semaine sans préavis, ou même me téléphonait (il téléphonait rarement, on ne lui téléphonait jamais) ; c'est que la presse, la radio, la télévision, lui paraissaient trop mal orientées, ou au contraire trop bien inspirées... Il se faisait alors plus incisif. On serait déçu si l'on cherchait dans ces pages une doctrine. De Gaulle était le contraire d'un doctrinaire : un pragmatique qui fuyait les abstractions, la théorie et, davantage encore, l'idéologie. En réunion de travail, dès qu'un ministre faisait mine de s'évader dans les généralités, de Gaulle le ramenait à la réalité : « Alors, pratiquement ? Qu'est-ce qu'on fait ? » Ce qu'il voulait, ce n'était pas qu'on élaborât une théorie, mais qu'on adoptât une conduite. En revanche, dans ses moments de détente, il aimait réfléchir tout haut. « Décidément, ils ne connaissent pas de Gaulle » De Gaulle n'a nul besoin de la langue de bois d'un mythe glorificateur, pour dominer ce siècle d'histoire de France. Il ne fut pas infaillible. Il fut lui-même : avec ses qualités, ses défauts, son immensité, son étrangeté. Dans les premières semaines de mes fonctions, Georges Pompidou me répétait : « Vous ne connaissez pas encore le Général. » Ou encore : « Le Général est spécial. » Et le Général m'a dit souvent, en parlant de ses adversaires, ou même de ses partenaires : « Décidément, ils ne connaissent pas de Gaulle. » Puissent les lecteurs le connaître un peu mieux, après avoir lu ses réponses à mes questions... Qui prétendrait, pourtant, percer les secrets du for intérieur ? Les personnalités dont les idées étaient le plus opposées aux siennes sortaient de son bureau convaincues qu'il était d'accord avec elles. De fait, en les faisant parler, il découvrait ce qu'elles pensaient, et montrait par de petits signes d'approbation qu'il avait compris ce qu'elles voulaient dire ; ce qui ne signifiait nullement qu'il partageait leur jugement, mais qu'il était content de s'instruire et d'observer par quel mécanisme mental on pouvait arriver à de pareilles conclusions — même si, lui, il les rejetait absolument, ce qu'il ne dévoilait guère. Lui qu'on disait solitaire, il cherchait à déceler la part de vérité que recèle toute opinion. Mais il se considérait ensuite comme totalement libre des conséquences qu'il tirerait de cette conversation, laquelle ne l'engageait en rien. Ce fut la source de malentendus sans nombre. Avec d'autres interlocuteurs qui avaient sa confiance, il formulait successivement des propositions contradictoires, qu'il voulait essayer sur eux, en même temps qu'il essayait son interlocuteur sur elles. De-ci, de-là, il glissait quelques bons mots qu'il souhaitait que l'on chuchotât, assuré qu'ils feraient leur chemin. Enfin, avec quelques intimes, il travaillait dans une entente qui se passait de longs développements. Les échanges pouvaient se réduire à de brèves phrases, à une mimique qui aurait été imperceptible pour d'autres, à une compréhension silencieuse. C'était dans les secondes où il ne disait rien, que de Gaulle se transmettait le mieux. Sans doute par cette sorte de communication intuitive que les Chinois, pour caractériser les relations mystérieuses de maître à disciple, appellent « la transmission de la lampe ». Mais comment s'assurer d'avoir bien reçu la lampe et d'en propager la lumière ? 1 Les textes de 1993-1994 figurent en retrait, comme ci-dessus (ou en notes de pied de page). Les caractères en pleine page (comme au bas de la p. 10) correspondent à la transcription de notes griffonnées le jour même ; chaque épisode est précédé de la date et du lieu où il s'est déroulé. 2 Et si je n'avais effectué des vérifications d'archives, grâce à l'aimable autorisation de l'amiral de Gaulle et des secrétaires généraux successifs de l'Élysée et du gouvernement, ainsi que des directeurs des Archives nationales et des Archives du ministère des Affaires étrangères. 3 Ma femme. Chapitre 2 « TENIR SA LANGUE » « Comment ? Vous avez noté des centaines d'entretiens avec de Gaulle et vous ne les publiez pas ? Vous devez à l'Histoire ce témoignage de première main, qui est unique et qui le restera ! » Maints éditeurs 1 , historiens, journalistes m'ont tenu ce langage depuis la mort du Général, me faisant valoir que parmi les livres parus sur de Gaulle — trois mille, dit-on, à ce jour — la plupart ont été écrits par des gens qui ne l'ont pas rencontré. Plusieurs de ses proches, après s'être résolus à publier d'irremplaçables témoignages, m'ont encouragé à en faire autant. Je m'y étais toujours refusé. « Vous avez vu ça ?... C'est honteux ! » Matignon, 21 avril 1962 2 . Georges Pompidou : « Vous savez, il arrive au Général de ne pas détester les cancans ; mais il méprise celui qui les lui rapporte ; un jour, il finit par ne plus le supporter. Un de ses aides de camp l'a appris à ses dépens. Le Général le laissait parler, jusqu'au jour où il l'a viré méchamment. Il s'est dit, puisque cet officier lui racontait des indiscrétions sur les autres, qu'il devait en raconter aux autres sur lui. Si le Général m'apprécie un tant soit peu, c'est qu'il me sait capable de tenir ma langue. » Il a évidemment voulu, à sa manière subtile, me mettre en garde. Le Général et Georges Pompidou m'ont inculqué la religion du secret, comme ils l'ont inculquée à tous leurs collaborateurs. Ceux qui ont été les plus proches de De Gaulle depuis son retour « aux affaires 3 » ont ressenti les mêmes hésitations que moi. Parmi eux, ce sont les politiques qui se sont décidés, à la longue, à lever le voile ; les fonctionnaires s'en sont, pour la plupart, abstenus. Comme porte-parole, j'appris que, si ma fonction était de parler, mon devoir était de me taire. Comment concilier ces deux impératifs ? Depuis lors, j'avais pris le parti de me taire. Élysée, 14 avril 1965. Le Général me jette : « Vous avez vu ça ? C'est scandaleux ! » Il me montre sur son bureau un petit livre qui vient de paraître 4 . « Un ministre participe à une négociation pour le compte du gouvernement, au nom de la France, et, deux ou trois ans après, il livre au public des secrets d'État sur une mission qui lui a été confiée ! Quel manque de sens de l'État ! C'est honteux ! » Le Général était emporté par une de ces colères froides qu'il contrôlait fort bien ; elle se renforçait d'être contenue. AP : « Aux Affaires étrangères, nous sommes tenus de garder trente ans les secrets auxquels nous avons eu part. GdG. — Trente ans, je n'en demande pas tant ; l'Histoire s'accélère... Mais dix ans, c'est bien le moins ! » « Dix ans » : je me suis imposé de tripler ce délai. De Gaulle ne pensait pas comme François Mitterrand, pour qui, « de nos jours, il n'y a plus de secrets d'État », mais comme Louis XIV, qui avait fait graver en 1661 une médaille sur « le secret des Conseils du Roi », représentant « Harpocrate, dieu du Silence, qui porte le doigt sur sa bouche ». Comes consiliorum, dit la légende latine : le silence est le « compagnon des Conseils » 5 . « Le scandale, c'est qu'il s'agissait de mon lit » Provins, 17 juin 19656 . Vers la fin de notre déjeuner, Mme de Gaulle raconte à Monique : « Un jour, en entrant dans notre chambre à l'Élysée, j'ai surpris une nouvelle femme de chambre en train de prendre une photo de notre lit. Pourtant, tout était en ordre, le dessus de lit était bien tiré. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire de cette photo ? J'ai tout raconté aussitôt au Général, qui m'a dit : "Elle ne doit pas rester une heure de plus." GdG. — C'était l'époque de l'OAS. Est-ce qu'on peut savoir ? Peut-être la photo allait être utilisée pour organiser un attentat ? Ou peut-être pour un journal à scandales ? » Monique demande quel scandale il y a à montrer un lit qui n'est même pas défait. GdG : « Le scandale, Madame, c'est qu'il s'agissait de mon lit. Mme de G. — Peut-être qu'elle voulait tout simplement, quand elle se serait mariée, montrer ces photos à ses enfants en leur disant : "C'est moi qui faisais la chambre du général et de Mme de Gaulle." GdG. — Peut-être, Yvonne, mais elle aurait dû vous demander l'autorisation ! » L'interdit m'a longtemps retenu. Souvent, j'ai commencé à transcrire mes carnets. Bien vite, trois fantômes surgissaient : un aide de camp, un ancien ministre, une femme de chambre. Trois épisodes qui me faisaient chacun l'effet d'un avertissement d'outre-tombe. Ma main tremblait ; et je cassais ma plume. Je ne l'ai pas reprise sans que fût éteinte la prescription trentenaire. Ni sans prendre certaines précautions. La première : suivre de près le cours des événements. Les propos se placent ainsi naturellement dans leur contexte. De quoi expliquer ce qu'ils ont de circonstanciel, et empêcher de considérer tel mot comme un dogme intemporel. Mais cette méthode fait aussi ressortir la permanence des principes, et l'étonnante capacité du Général à donner un sens à tout événement. Dans ce cadre chronologique, où l'actualité mêle à plaisir tous les sujets, il a fallu organiser le matériau par thèmes. Certains chapitres ci-après sont consacrés à un seul entretien continu. D'autres se composent de menus propos sur le même sujet, tenus à des dates différentes : il est précieux de mettre ces brèves répliques en regard les unes des autres, sans se laisser emprisonner dans le calendrier. Je me suis refusé à censurer : il faut reproduire les paroles de De Gaulle avec leur brutalité, la familiarité typiquement militaire de leur forme, dès lors que l'on entend le faire revivre tel qu'il était. Si j'ai dû sacrifier une part importante de mes notes, qui auraient demandé au moins six ou sept volumes pour être publiées intégralement, je l'ai fait en éliminant nombre de répétitions pures et simples. On ne trouvera guère ici, appliqués à des victimes désignées, de ces mots cruels que de Gaulle n'aurait jamais publiés et qui seraient blessants pour les survivants ou les proches. Il en était pourtant prodigue. À propos d'un de ses plus anciens compagnons, à qui je lui suggérais de faire appel pour une opération de relations publiques, il s'écriait : « Votre X..., il commence à me courir. » D'un autre, qui était pourtant un de ses ministres préférés : « C'est un roseau peint en fer. » Ou encore : « C'est un porte-avions avec un moteur de Vespa. » Je prends le risque de nuire à la vivacité de mes récits, plutôt que de susciter des chagrins inutiles. J'ai aussi éliminé des expressions qu'il a prononcées devant moi et qui ont été depuis lors ressassées. Mais j'ai tenu à apporter mon témoignage pour confirmer des dires déjà signalés par un autre, s'il était resté isolé. Ce qui ne m'empêchera pas d'indiquer, en revanche, pourquoi je trouve sujet à caution tel autre mot qu'on lui a prêté. « Un témoignage, me dit un jour Malraux, ce n'est qu'un témoin. Deux témoignages, c'est l'Histoire. » Quand Roger Stéphane prête au Général cet aveu : « J'ai fait le 18-Juin parce que j'étais un ambitieux », il est sûrement sincère. Il l'a peut-être entendu ; il l'a peut-être rêvé depuis lors. J'ai du mal à me représenter le Général prononçant pareille formule. En revanche, si un autre interlocuteur avait surpris, à la même époque, le même propos, il serait plus difficile de rester sceptique. De Gaulle est ici tel qu'il fut avec moi ; tel que je l'entendis à la table du Conseil ou en particulier — les tête-à-tête après les conseils de gouvernement prolongeant, amplifiant et traduisant en langue familière ce qui venait de se dire dans une langue plus châtiée 7 . Je prends le risque que ses interventions soient comparées aux comptes rendus officiels, quand ils seront ouverts au public entre les années 2019 et 20298 . Mais qu'on n'oublie pas que ces libres propos sont seulement les brouillons de sa pensée ; les esquisses par lesquelles le peintre prépare un tableau. Il communiquait ses idées encore informes, quitte ensuite, pour arrêter son texte, à tenir compte des réactions que leur ébauche avait suscitées. L'œuvre de De Gaulle est achevée : ce furent sa vie, son action, ses discours publics, ses ouvrages publiés ; c'est cela, et cela seul, qui l'engage. On ne trouvera ici qu'une pensée en train de se constituer, une réflexion en travail, une pédagogie instantanée à l'intention de ses ministres, des invitations provocantes à aller plus loin et plus profond. Mais aussi des vues cavalières sur l'histoire de France et sur sa relation avec l'actualité ; de fulgurantes analyses de la conjoncture ; des fresques sur l'avenir du monde ; des jugements à l'emporte-pièce sur les personnages contemporains ; des réflexions sur le destin des civilisations ; et surtout de patientes leçons pratiques, comme s'il voulait qu'après lui, rien ne fût perdu de l'incomparable expérience qu'il lui avait été donné d'accumuler à travers des événements extrêmes, et au long d'une vie consacrée au service du pays. Le présent tome retrace d'abord rapidement l'itinéraire qui, de 1940 à 1962, m'a fait entrer dans la zone d'attraction de De Gaulle et m'a amené à devenir son porte-parole (Ire partie, « Compagnon »). Ensuite, c'est « Le grand tournant » (IIe partie) : celui qui, après la démission des ministres MRP, au milieu des derniers soubresauts tragiques de la guerre d'Algérie, conduit le Général, aidé par les conjurés en embuscade au Petit-Clamart, et contre toute l'ancienne classe politique, à faire approuver par les Français leur droit à élire eux-mêmes le Président. Avec la IIIe partie (« La France est maintenant souveraine »), c'est de Gaulle, acteur de la France face au monde. La IVe partie (« Le peuple et l'État sont désormais souverains ») montre, après le succès des élections de novembre 1962, de Gaulle installant véritablement sa République et la mettant au travail. Le livre s'achève (Ve partie) sur l'épreuve de la grève des mineurs — épreuve pour le Général, qui tient bon, et pour le Premier ministre, qui s'affirme. Après ce premier tome, une suite, si Dieu me prête vie, nous conduira à 1970 en passant par 1965, sur ce chemin où, depuis 1940, de tragédie en épopée, d'obstacle en obstacle, d'espoir en déception, de Gaulle conduit la France, sans jamais ralentir le pas, l'œil fixé sur le cap. Et si les Français se penchent aujourd'hui sur ce passé, ils n'y trouveront rien dont ils aient à rougir, mais beaucoup où ils pourront, longtemps encore, puiser inspiration et fierté. 1 En 1971, les premiers, Charles Orengo, directeur de Fayard, et Bernard de Fallois, alors directeur du Livre chez Hachette. 2 Depuis six jours, Georges Pompidou est Premier ministre, et moi-même secrétaire d'État à l'Information, porte-parole. 3 Ses trois Premiers ministres : Michel Debré, Georges Pompidou et Maurice Couve de Murville ; ses trois secrétaires généraux successifs : Geoffroy de Courcel, Étienne Burin des Roziers et Bernard Tricot ; son permanent secrétaire général pour les Affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart ; ses trois directeurs de cabinet : René Brouillet, Georges Galichon et Xavier de la Chevalerie ; son ministre de l'Intérieur, Roger Frey, et son conseiller chargé de la politique intérieure, Olivier Guichard ; son chef de cabinet, puis conseiller technique, Pierre Lefranc ; ses aides de camp, notamment Gaston de Bonneval, François Flohic, Albert Lurin, Emmanuel Desgrées du Lou. 4 Robert Buron, Carnets politiques de la guerre d'Algérie, par un signataire des accords d'Évian, Plon, 1965. 5 Médailles sur les principaux événements du règne de Louis-le-Grand, Académie royale des médailles et des inscriptions, Paris, 1702. 6 Le général et Mme de Gaulle avaient fait halte dans cette sous-préfecture de Seine-et-Marne, dont j'étais maire depuis trois mois et qui leur était déjà familière, sur le chemin de Colombey. 7 Quand j'avais établi mes comptes rendus de conversations, j'en lisais des passages à des journalistes amis, sachant qu'ils en feraient bon usage : Jean Mauriac, Henri Marque, Pierre Charpy, Jean-Raymond Tournoux. Tous quatre en ont nourri leurs analyses, le dernier ses livres, et le premier a inspiré plus d'un « bloc-notes » de son père. 8 Pour le Conseil des ministres, les Conseils restreints, les Conseils de défense, les rencontres avec les hommes d'État étrangers, les archives officielles doivent être ouvertes au bout de soixante ans. Je donne rendez-vous aux historiens de ce temps-là, où mes os auront blanchi. Quand mon travail sera terminé, je déposerai mes propres notes aux Archives nationales. I « COMPAGNON » Chapitre 1 « POURVU QUE LES RESPONSABLES SACHENT LE VOULOIR» Place de la République, 4 septembre 1958 1 . Il est là, l'homme de la radio de Londres à la voix brouillée ; et chacun sent que ce moment, où il lance la Ve République, fera date dans l'Histoire. Il a voulu frapper les esprits par un symbole. Le jour et le lieu choisis se prêtaient au déploiement d'une foule chaleureuse, mais aussi à la contre-manifestation, à laquelle a appelé L'Humanité. Je suis pris dans leurs remous comme Fabrice à Waterloo. Voilà plus de dix-huit ans que de Gaulle a fait irruption dans ma vie, et c'est seulement cet après-midi que je le vois en chair et en os ; encore ne l'aperçois-je que de fort loin. Le parti communiste a vu une provocation dans cette mise en scène : la place de la République, le jour anniversaire de sa fondation sur les décombres du Second Empire, ce sont ses symboles. Il ne peut accepter que la propriété de cette date et de cet emplacement lui soit soufflée par un régime qu'il dénonce précisément comme « césarien », à l'égal de celui de Napoléon III. De multiples barrages n'empêchent pas des groupes de bousculer les spectateurs en attente et de lâcher des ballons auxquels sont suspendus des « NON » aux trois couleurs. La police charge les perturbateurs, qui lancent des cris de guerre : « Le fascisme ne passera pas ! » Plusieurs tombent. Pèlerines et bâtons blancs s'abattent sur eux. « Le reste dépendra des hommes » Après le ministre de l'Éducation nationale Berthouin, qui ne réussit pas à dégeler, avec ses rappels historiques, l'indifférence de la foule, Malraux secoue par ses accents pathétiques la solennité compassée de la cérémonie. Il s'efface en hurlant : « Une fois de plus, au rendez-vous de la République et de l'Histoire, voici le général de Gaulle ! » L'apparition de celui-ci déchaîne les acclamations. Comme les « non » des ballons et des banderoles paraissent dérisoires... Comme l'écho des bagarres s'assourdit ! De sa voix forte, au timbre clair, de Gaulle trace la route : « Il était inévitable que la paralysie de l'État amenât une grave crise nationale et qu'aussitôt la République fût menacée d'effondrement... Le déchirement de la nation fut de justesse empêché... C'est dans la légalité que moi-même et mon gouvernement avons assumé le mandat exceptionnel d'établir un projet de nouvelle Constitution et de le soumettre à la décision du peuple. » Le silence s'est établi. Dans la foule autour de moi, composée surtout d'employés et d'ouvriers du quartier qui sortent de leur travail, les visages sont tendus. La pratique de la sociologie accoutume à tenir pour négligeable l'action d'un homme sur l'évolution d'une société. Dirigeants et dirigés paraissent enveloppés dans l'inextricable lacis de leurs dépendances réciproques. Sur les grands courants des mutations économiques et sociales, une volonté individuelle ne semble pas avoir plus d'effet qu'un bouchon de liège sur le mouvement des marées qui le portent. Pourtant, l'homme qui nous parle n'est-il pas en train de faire basculer l'Histoire dans un sens tout différent de celui vers lequel elle allait sans lui ? Une première fois, dix-huit ans plus tôt, il a pris la France en charge alors qu'elle gisait à terre, humiliée, et l'a hissée au nombre des vainqueurs. Depuis quelques semaines, il l'a redressée à nouveau, tandis qu'elle titubait de crise en crise. Il conclut sa harangue : « Si vous répondez oui, le résultat sera de rendre la République forte et efficace, pourvu que les responsables sachent désormais le vouloir... Le reste dépendra des hommes. » Sa Marseillaise est reprise par la foule. Pas un de mes voisins qui ne joigne sa voix aux autres. Sur plus d'une joue, et pas seulement de femmes, des larmes coulent. « Entre les communistes et nous, avait dit naguère Malraux, il n'y a rien... » Mais de quel côté se tournerait ce « rien » ? Le référendum et les élections législatives allaient en décider. 1 De Gaulle est alors le dernier président du Conseil de la IVe République, depuis le 1er juin 1958. Chapitre 2 « NOUS VAINCRONS SUR TOUTE LA LIGNE » 23 septembre 1958. L'ancien ministre Marc Jacquet est venu me voir dans ma résidence secondaire de Seine-et-Marne : « Le Rassemblement 1 va se reconstituer, sous le nom d'UNR 2 , pour soutenir le Général. Nous comptons présenter un candidat dans chacune des cinq circonscriptions qui vont être créées dans ce département. Pour quatre d'entre elles, nous avons de bons candidats, des anciens du RPF. Pour celle de Provins, nous n'avons personne. — Je n'ai jamais adhéré au RPF, ni d'ailleurs à aucun parti. — Justement, si nous présentons un homme neuf parmi cinq candidats, ça fera bien dans le tableau. » Melun, 2 octobre 1958. Quelques jours plus tard, comme je lui donnais mon accord, Marc Jacquet m'avertit : « La difficulté sera de convaincre les militants. » Au Café du Commerce (c'est bien son nom), je me présente devant mes examinateurs, une quarantaine d'anciens du RPF, qui me lorgnent sans complaisance. « Vous n'êtes pas un gaulliste de juin 40 ! grogne l'un d'eux. — Non, répliqué-je sottement, je suis un gaulliste de mai 40 ! » Ai-je entendu l'appel du 18 Juin, ainsi que beaucoup croient l'avoir fait ? C'est plausible : nous écoutions en famille, depuis l'invasion du 10 mai, en fin d'après-midi, les informations de la BBC en français, que nous comparions ensuite, à leur avantage, au journal parlé du Poste parisien. Mais comment être sûr d'avoir été à l'écoute le 18 juin, puisque, les jours suivants, d'autres appels de De Gaulle ressemblèrent, à s'y méprendre, au premier ? En revanche, sans aucun risque de télescopage rétrospectif, impossible de douter d'avoir entendu, des semaines plus tôt, l'interview du chef d'une unité cuirassée, qui était présenté comme ayant remporté, dans l'Aisne, un grand succès contre l'ennemi. Cette voix si sûre d'elle-même et de la victoire à venir nous impressionna fortement 3 . Autour de mes quatorze ans angoissés, toutes les certitudes s'étaient écroulées. Ce chef rendait confiance. Il ne parlait pas sur un ton d'exaltation. Il martelait ses phrases avec la voix résolue d'un homme qui a examiné les données d'un problème et qui a trouvé comment le résoudre. Son discours se terminait comme un défi : « Nous vaincrons sur toute la ligne. » Quand je résume l'anecdote, Marc Jacquet s'esclaffe, aussitôt imité par les militants. Il sauve la situation, après l'avoir compromise : « Naturellement, Peyrefitte vient d'inventer cette histoire : jamais le Général n'a parlé avant le 18 juin ! Mais ça prouve qu'il ne se laisse pas démonter. » À la sortie, il me reproche vivement cette « fanfaronnade puérile » qui a « failli tout faire capoter ». « Prétendre en remontrer à de vieux gaullistes en ancienneté de gaullisme, c'est la faute majeure ! Alors qu'il était si facile de répondre qu'en juin 40, vous étiez en culottes courtes ! Ce qui, en plus, est la vérité. » Je sais pourtant bien que je n'ai pas eu d'hallucination. « Nous vaincrons sur toute la ligne. » Ce sont les seuls mots que je me rappelle, mais je suis sûr de ne pas les avoir rêvés. Tandis que sonnait pour la première fois à mon oreille ce timbre mâle et saccadé, je me souviens que ma gorge se serrait. Depuis la guerre, n'entendant jamais citer l'appel de mai 40, j'ai tenté d'en retrouver trace. Aucun livre, aucun article n'y faisait référence. Aucun historien, aucun collaborateur du Général, aucun membre de sa famille n'en avait entendu parler. Tous m'affirmaient péremptoirement, comme Jacquet au Café du Commerce, que de Gaulle ne s'était jamais exprimé à la radio avant le 18 juin. J'ai voulu en avoir le cœur net en interrogeant l'intéressé. « J'ai été submergé par la fureur » Dans la micheline présidentielle, au départ de la gare de l'Est, 22 avril 1963 4 : « Avez-vous gardé le souvenir, mon général, d'avoir parlé à la radio, après l'engagement de Montcornet, quand vous étiez encore colonel ? » Il bougonne : « Oui, c'était l'Etat-Major qui m'avait envoyé un correspondant de guerre. On voulait faire parler quelqu'un qui puisse remonter le moral des Français. Il n'y avait pas l'embarras du choix. » Il me semble que je l'agace ; je me hâte de changer de sujet. Pendant plusieurs années, je n'ai pas osé lui reparler de cet épisode. Il aurait été capable de m'assener un : « Je vous l'ai déjà dit.» Beaucoup plus tard, je saisis l'occasion d'une conversation détendue, en avion, pour le relancer. Retour de Cherbourg en Caravelle, 17 mars 1967. AP : « Pourquoi parle-t-on toujours de votre appel du 18 Juin, et jamais de votre appel de mai, après Montcornet, qui était encore plus prémonitoire ? GdG. — Ce n'était pas un appel, c'était une interview, comme on dit. AP. — Dans mon souvenir, c'était le même ton, le même thème : " Nous avons reculé devant les chars et les avions, un jour nous l'emporterons avec davantage de chars et d'avions." N'avez-vous pas gardé le texte ? GdG. — Je ne sais pas si on l'a conservé... Ce qui est vrai, c'est que, dans la confusion générale, le devoir m'est apparu, alors, clair comme la lumière du jour. J'ai été submergé par la fureur devant le désastre. Penser que tout ça n'était dû qu'à l'aveuglement de nos gouvernements et de nos grands chefs militaires ! Tandis qu'un peu de clairvoyance nous aurait épargné la défaite — et même la guerre ! « Une maigre division blindée, formée à la hâte, sans encadrement et sans entraînement, venait de retourner la débâcle en succès sur un point du front. Oui ! Nous aurions pu gagner la bataille. Nous aurions même évité la guerre, si nous avions disposé de cet instrument au moment de la remilitarisation par Hitler de la rive gauche du Rhin ! C'était trop bête ! C'est à Montcornet que j'ai forgé ma résolution.» « Notre victoire, oui ! notre victoire » J'ai conté dans une revue d'histoire 5 , en 1974, l'émotion que j'avais ressentie en entendant la harangue de mai 40, sur les traces de laquelle je poursuivais depuis longtemps une vaine quête. Il a fallu encore attendre onze ans pour que deux chercheurs tenaces 6 réussissent en 1985 à retrouver les témoins de l'enregistrement et à en établir le texte. Le 18 Juin avait bien été préfiguré, dans des termes très voisins, par le colonel de Gaulle, le 21 mai 1940, à Savigny-sur-Ardres, à la requête des services de propagande du Grand Quartier Général. Le voici, tel qu'il a été reconstitué : « C'est la guerre mécanique qui a commencé le 10 mai. En l'air et sur la terre, l'engin mécanique — avion ou char — est l'élément principal de la force. « L'ennemi a remporté sur nous un avantage initial. Pourquoi ? Uniquement parce qu'il a plus tôt et plus complètement que nous mis à profit cette vérité. « Ses succès lui viennent de ses divisions blindées et de son aviation de bombardement, pas d'autre chose ! « Eh bien ! nos succès de demain et notre victoire, oui ! notre victoire, nous viendront un jour de nos divisions cuirassées et de notre aviation d'attaque. Il y a des signes précurseurs de cette victoire mécanique de la France . « Le chef qui vous parle a l'honneur de commander une division cuirassée française. Cette division vient de combattre durement ; eh bien ! on peut dire très simplement, très gravement — sans nulle vantardise — que cette division a dominé le champ de bataille de la première à la dernière heure du combat. « Tous ceux qui y servent, général 7 aussi bien que le plus simple de ses troupiers, ont retiré de cette expérience une confiance absolue dans la puissance d'un tel instrument. « C'est cela qu'il nous faut pour vaincre. « Grâce à cela, nous avons déjà vaincu sur un point de la ligne. « Grâce à cela, un jour nous vaincrons sur toute la ligne. » On dirait le brouillon du célèbre appel. Il suffisait d'y ajouter, après la demande d'armistice : « Cette guerre est une guerre mondiale ; moi, général de Gaulle, j'appelle à la Résistance. » Comme il est étrange qu'il soit passé inaperçu ! Quelle force, quelle cohérence, quelle prescience... Quelques jours après, on apprenait que le colonel qui avait lancé ce message, promu général de brigade, devenait sous-secrétaire d'État à la Guerre. Quand, encore une douzaine de jours plus tard, nous sûmes qu'il était à Londres, je ne fus pas surpris : il se préparait depuis longtemps à ce défi. A cause de cet appel de mai 40, tous les doutes me furent épargnés pendant près de six ans. C'était comme une étoile polaire qui montait chaque soir pour nous guider dans les ténèbres. Tous les Français étaient-ils collaborateurs de cœur, comme le prétendent certains, ou résistants au fond d'eux-mêmes, comme d'autres l'affirment ? Ce que je sais, c'est que dans ma classe, il y avait, en 1940-1941, trois ou quatre pétainistes affichés, trois ou quatre gaullistes affirmés, les autres attentistes ou taisants, mais devant lesquels, de 1940 à 1943, il devint de moins en moins nécessaire pour un gaulliste de se cacher. Écouter de Gaulle à travers les brouillages, le reconnaître pour seul espoir de résurrection de la France, se soustraire à la réquisition, rendre des services à la Résistance, prendre le maquis, des dizaines de milliers de garçons de ma génération le firent entre 1942 et 1944. Beaucoup le firent avec plus d'éclat que moi. Aucun ne le fit avec moins de doutes 8 . Le 8 mai 1945, quand de Gaulle s'écria : « C'est la victoire de la France », je sentis monter le même sanglot de joie et d'espérance que le jour, cinq ans plus tôt, où je l'avais entendu pour la première fois, sur le Poste parisien, au lendemain de la bataille de Montcornet. Qui d'autre que lui aurait pu rendre à la France écrasée sa dimension universelle ? Je pensai qu'il était entré dans ma vie pour ne plus en sortir... 1 Rassemblement du peuple français (RPF), parti gaulliste fondé et patronné par de Gaulle (1947-1953). 2 Union pour la nouvelle République, parti gaulliste créé pour soutenir l'action de De Gaulle (1958-1962). Voir la Liste des sigles en fin de volume. 3 Mes parents, aujourd'hui disparus, reparlèrent souvent de l'émotion qu'ils avaient partagée alors avec leurs enfants. Mon frère aîné, cinquante-quatre ans après, se rappelle avec autant de précision que moi cette scène que nous avons vécue côte à côte. 4 Comme ministre de l'Information, j'accompagne le Général dans un voyage en Champagne-Ardennes. 5 Historia, n° 336 de novembre 1974. 6 Pierre et Anne Rouanet, L'Inquiétude outre-mort du général de Gaulle, Grasset. 1985. (Dans Le Figaro du 30 octobre 1985, j'ai aussitôt salué avec bonheur ce remarquable travail d'enquête.) 7 De Gaulle n'était encore que colonel, bien qu'il commandât une division. 8 Un de mes camarades de classe, François Bluche, devenu brillant historien, et que je n'avais pas revu pendant ce demi-siècle, a raconté cela drôlement dans ses Souvenirs (Le grenier à sel. Éditions de Fallois, 1991). Chapitre 3 « JE NE FAISAIS PAS PARTIE DE LA CORPORATION » Pour ne plus en sortir ? Longtemps, j'ai cru qu'il en sortait, et pour toujours. Telles ces rivières des Causses qu'on voit disparaître dans une crevasse, sans se douter qu'on les retrouvera plus loin, resurgissant des profondeurs. Ce que je n'avouai pas, ce soir d'octobre 1958, aux militants du Café du Commerce, c'est que j'avais perdu, pendant les douze années et demie où le Général n'était plus « aux affaires », la foi qui m'avait animé depuis 1940. La foudre tomba à mes pieds le 20 janvier 1946, quand j'appris qu'il avait convoqué ses ministres et les avait plantés là. Quoi ! Il déposait le fardeau un mois après avoir été élu président du gouvernement par l'unanimité des députés ? Il partait, alors que personne n'aurait osé demander son départ ? Il laissait la France sans chef et sans direction, après avoir convaincu les Français qu'il était le seul à pouvoir tracer le chemin du redressement national ? D'abord, je ne doutai pas qu'il allait s'expliquer le soir même. Les jours passèrent ; il ne sortit pas de son silence. Je crus à une ruse : il savait qu'on serait obligé de le rappeler bien vite, cette fois à ses conditions. Les mois passèrent. Personne ne faisait appel à lui. Si ruse il y avait eu, elle était éventée. L'espoir fuyait. Je finis par ôter son portrait de ma table de travail et le rangeai tristement dans un tiroir. Il avait cessé d'exister pour moi. « J'aurai bientôt besoin de vous » Sa mauvaise sortie jetait une ombre sur les pages lumineuses qui avaient précédé. Je m'enfermai dans ma déception. Pourtant, en 1954, quand parut le premier tome de ses Mémoires de guerre, l'émotion revint, intacte comme au premier jour, devant cette formidable cohérence. Le deuxième tome, en 1956, apportait à nouveau la preuve d'une vision claire et d'une volonté fortement trempée. Le prestige de De Gaulle s'en trouvait soudain rehaussé. Cependant, c'était moins une résurrection qu'un adieu : parmi les hommes de l'Histoire, il était l'un de ceux qui, après avoir fait l'Histoire, la contaient avec talent. D'autres, comme Napoléon, l'avaient faite avec génie mais contée sans talent ; d'autres encore, comme Retz, l'avaient bien contée mais mal faite. Lui, il renouvelait Jules César — et tout le monde n'avait pas oublié que les Commentaires sur la Guerre des Gaules avaient aidé le vainqueur d'Alésia à franchir le Rubicon. Y songeait-il lui-même ? Depuis la dissolution du RPF en 1953, il répétait à l'envi à ses visiteurs : « C'est fini, je ne reviendrai pas.» Mais, en août 1956, de passage à Tahiti, il avait déclaré aux anciens du bataillon du Pacifique : « J'aurai bientôt besoin de vous 1 . » Pompidou : « Je connais de Gaulle mieux que personne à Paris » Reviendrait-il ? Ne reviendrait-il pas ? On se posait de plus en plus la question depuis le début de 1958. Et sur la réponse, les plus proches du Général se sont trompés. Paris, 13 mai 1958. Pierre Moussa2 reçoit à dîner Robert Buron, Georges Pompidou et quelques hauts fonctionnaires. Dans l'après-midi, après un mois de vacance du pouvoir3 , Pierre Pflimlin vient de présenter son discours d'investiture, impitoyable à l'égard de la IVe République et de sa Constitution. La conversation roule sur les nouvelles venues d'Alger, où un putsch est en train de se dérouler, et sur le seul homme qui paraît en mesure de dénouer la situation : de Gaulle. Georges Pompidou met fin sèchement aux spéculations : « Vous vous trompez complètement. Vous ne connaissez pas de Gaulle. Moi, je le connais, probablement mieux que personne à Paris. Ôtez-vous cela de l'esprit. Le Général a renoncé une fois pour toutes au pouvoir. Il ne s'occupe que de la rédaction de ses Mémoires. Demain, précisément, il vient à Paris pour discuter avec son éditeur de la publication du dernier tome, qui paraît à l'automne. Rien d'autre ne l'intéresse. Faites l'économie de cette hypothèse. » Les nouvelles d'Alger s'aggravant, Buron est parti en claudiquant vers la Chambre des députés toute proche, muni de cette information sans réplique, recueillie à la meilleure source. La confiance est votée à Pflimlin dans la nuit. Gaillard dans la soirée, puis Pflimlin dans la nuit, délèguent au général Salan les pleins pouvoirs... pour réduire la rébellion dont il a pris la tête. 15 mai 1958. Un communiqué de De Gaulle montre que, pour interpréter le génie imprévisible du patron, son collaborateur le plus intime n'est pas à l'abri de l'erreur : « Devant les épreuves qui montent, je suis prêt à assumer les pouvoirs de la République. » Quelques jours plus tard, Pompidou, rencontrant Olivier Guichard sur un trottoir, lui reprocha vivement de compromettre le Général dans une tentative sans avenir — et sans avoir aucunement été mandaté par lui. Quelques jours encore, et Pompidou était prié par de Gaulle d'abandonner ses fonctions chez Rothschild pour venir diriger son cabinet ; ce qu'il fit séance tenante. « Je ne pensais pas que le régime des partis tiendrait si longtemps » Beaucoup plus tard, j'ai saisi l'occasion d'une croisière forcée dans le Pacifique — une tempête empêchant de procéder à l'explosion atomique à laquelle le Général venait assister — pour lui poser des questions auxquelles je n'arrivais toujours pas à répondre. À bord du De Grasse, 6 septembre 1966. AP : « En 46, quand vous vous êtes retiré, pensiez-vous qu'on vous rappellerait bientôt ? » Le Général attend un peu avant de me répondre. Pourtant, il finit par dire doucement : « Le régime des partis revenait en force. Je savais bien qu'il ne pourrait pas résoudre les problèmes qu'allait poser l'après-guerre. A vrai dire, je ne pensais pas qu'il tiendrait si longtemps et qu'il faudrait attendre d'être au bord de la guerre civile pour en finir avec lui. AP. — Vous vous êtes retiré en disant que vous aviez mis la France sur les rails. Mais était-elle vraiment sur les rails ? Son économie était loin d'être tirée d'affaire. Pourquoi aviez-vous donné raison à Pleven contre Mendès ? Au même moment, en Belgique, Gutt 4 a appliqué la méthode sévère que préconisait Mendès, et ça a marché. « La France est fragile » GdG. — Les Français ne sont pas des Belges. Ils sont plus remuants et plus nombreux. La France est fragile. Il était plus facile d'appliquer un remède de cheval à huit millions de Belges qu'à quarante millions de Français. AP. — À Bayeux, vous avez dessiné les grandes lignes de la Ve République. Tout y était... (Tout : la séparation des pouvoirs, la primauté de l'exécutif, un Président de la République en charge de l'essentiel, déterminant les grandes orientations, représentant la France face au monde, chef des armées, disposant de pouvoirs exceptionnels en cas de danger pressant pour la nation, capable de faire appel au peuple par le référendum et la dissolution ; un Premier ministre désigné par lui sans investiture de l'Assemblée nationale, tout en restant responsable devant elle ; un pouvoir législatif à deux chambres, l'Assemblée nationale ayant le dernier mot.) « ...N'y avait-il vraiment aucun moyen de mettre cette architecture en place dès 1945, avant que le jeu des partis ne recommence à régner en maître ?... (Il y aurait eu bel et bien deux moyens, que le Général devait utiliser successivement par la suite, mais que rien ne l'eût empêché d'utiliser dès 1945, puisqu'ils étaient parfaitement démocratiques. Le premier moyen lui avait été recommandé en 1943 par Pierre Brossolette, lui-même militant de la SFIO, brillant intellectuel, résistant héroïque qui préféra se jeter d'un cinquième étage plutôt que de risquer de parler sous la torture. Ce moyen consistait à créer son propre parti.) « ... Les anciens partis étaient si discrédités que vous auriez rassemblé à coup sûr une très large majorité, si vous aviez suivi le conseil de Pierre Brossolette. GdG. — Je voulais être l'homme de la nation, non pas celui d'un parti. Je n'ai pas suivi Brossolette. » Il ne dit pas : « J'ai peut-être eu tort. » Il n'aime pas battre sa coulpe ; mais j'ai comme une intuition qu'il le pense. AP : « Vous avez recouru précisément à cette méthode en créant le RPF, en 1947. Mais le moment favorable n'était-il pas passé ? La IVe République s'était installée. Les partis s'étaient reconstitués en force. Vous ne pouviez plus construire un vaste rassemblement sur une table rase. Il ne vous restait plus que la possibilité de créer un mouvement hostile à un régime qui apparaissait désormais comme légitime. C'était beaucoup plus aléatoire. » « Vous n'imaginez pas à quel point les partis me rejetaient » Il ne répond pas. Je reprends quand même : « Jules Jeanneney 5 vous avait conseillé une seconde méthode : que vous et votre gouvernement, vous prépariez vous-mêmes un projet de Constitution, que vous en fassiez débattre une commission de Sages composée, notamment mais non uniquement, de membres de l'Assemblée élus au suffrage universel, et que vous le fassiez adopter par référendum. C'est-à-dire exactement la méthode que vous deviez utiliser en 1958. GdG. — Évidemment, j'aurais pu. Avec des suppositions, on peut refaire l'histoire. Mais j'avais annoncé qu'une Assemblée constituante serait élue dès la fin de la guerre. Je n'aurais pas réussi à faire l'unité de la Résistance si je n'avais pas pris publiquement cet engagement. Et vous n'imaginez pas à quel point les partis me rejetaient. » Cette défense ne me parut ni tout à fait convaincante, ni tout à fait convaincue ; avec le recul, je demeure persuadé que rien ni personne n'aurait pu l'empêcher d'utiliser avec succès l'un ou l'autre de ces deux moyens, ou les deux, en 1945, dans l'euphorie de la victoire — dans l'enthousiasme de cette stupéfiante prouesse par laquelle il avait fait, de la France en déroute de juin 40, l'une des quatre puissances signataires de la capitulation allemande, l'un des quatre occupants de l'Allemagne et de l'Autriche, l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. On voit là les limites d'une réussite. De Gaulle s'était imposé aux géants de la guerre. Et il s'est laissé ligoter par les rescapés et les continuateurs de la IIIe République, comme Gulliver par les Lilliputiens. « Pour eux, j'avais fait mon temps, c'est-à-dire la guerre » Le Général reprend : « Vous n'imaginez pas comme la vision que j'avais de l'État était refusée et comme j'étais refusé moi-même ! Même des hommes qui m'avaient suivi, tenez, comme ce pauvre André Philip 6 , étaient horrifiés à la pensée qu'on pourrait ne pas revenir au régime d'assemblée. Ils n'imaginaient même pas qu'autre chose fût envisageable. Et pas seulement les caciques de la IIIe République : c'était l'esprit du temps. Je n'aurais pas pu gagner contre les partis coalisés. Le parti communiste, à lui seul, représentait le tiers du corps électoral, et ses électeurs suivaient au doigt et à l'œil ses consignes. Les états-majors déclaraient que j'avais fait mon temps (il détache les mots et rit), c'est-à-dire la guerre. AP. — C'est exactement comme en 62. Les mêmes états-majors déclaraient, entre le printemps et l'automne, que vous aviez fait votre temps, c'est-à-dire la guerre d'Algérie. GdG (nouveau rire). — L'Histoire se répète. La guerre finie, je devais céder la place aux professionnels ; je ne faisais pas partie de la corporation. Il fallait donc attendre qu'ils aient fait la preuve de leur incapacité à gérer la France. « Et puis, vous savez, quand un événement a eu lieu, on imagine comment on aurait pu l'aborder si on avait déjà connu la suite. Vous voyez ce que je veux dire ? L'expérience, ça ne se remplace pas. Depuis 1940, j'avais été accaparé par la guerre. Je n'avais pas eu le temps de peaufiner une Constitution. » Pendant les douze années et demie qui ont séparé son retrait de son retour, il s'est mis précisément en mesure de réussir là où il avait échoué. Dès février 1946, il se lança dans l'étude du droit constitutionnel, dont il ignorait tout. Il eut des entretiens répétés avec des constitutionnalistes comme Marcel Prelot, René Capitant, Léon Noël. Il lut des piles de livres. En trois mois, il avait précisé sa doctrine, bâti sa Constitution : ce fut, le 16 juin 1946, le discours de Bayeux. Il savait désormais ce qu'il voulait. Il marchait en terrain connu et reconnu. Il avait pris ses résolutions. « Tenir en haleine une armée de compagnons » Puisqu'il semble, ce qui est rarissime, dans une humeur d'autocritique, je reprends : « Est-ce que ça n'a pas été une erreur de créer le RPF ? GdG. — Il fallait bien faire quelque chose ! Le RPF a été un demi-succès, ou un demi-échec. Il a permis de tenir en haleine une armée de compagnons. Il a permis de se préparer à ressaisir le pouvoir. Il a laissé les choses mûrir. (Pourtant, de Gaulle, aux yeux de beaucoup de ceux qui l'avaient suivi, descendait de son piédestal. Il refusait les institutions. C'était donc un "général factieux". Il rejoignait ceux que les "bons républicains" réprouvaient comme "ennemis de la République", le général Boulanger, le colonel de La Rocque, Maurras.) AP. — On vous aurait mieux suivi si, en ce dramatique dimanche 20 janvier 1946, vous aviez expliqué aux Français pourquoi vous étiez obligé de partir, et si vous aviez dénoncé les partis qui voulaient vous ligoter. Ça aurait annoncé le sens de votre combat. On n'a pas compris. Est-il vrai que Vincent Auriol vous a dissuadé de vous expliquer ? (Vincent Auriol avait, dans l'après-midi du 20 janvier, mis en garde le Général — en lui envoyant son directeur de cabinet, Forgeot — contre l'intention qu'on lui prêtait de s'adresser aux Français, à la radio, le soir même de son retrait ; il lui avait fait valoir que, dès lors qu'il avait annoncé sa démission, il n'était plus qu'un simple citoyen et n'avait nul titre à parler sur les ondes nationales. Une allocution au pays serait un coup d'État. Pourtant, il l'avait déjà rédigée. Elle manquera à jamais à ses Discours et messages. Peu versé dans les subtilités parlementaires, et un peu intimidé devant ces intransigeantes traditions républicaines 7 , de Gaulle a décommandé les micros déjà convoqués.) GdG.— Si j'avais voulu parler aux Français, ce n'est pas Auriol qui m'en aurait empêché. Je ne lui avais pas demandé la permission de m'adresser aux Français le 18 juin 40. « Il fallait que je reste sans tache » AP. — En tout cas, en 1951, si vous aviez accepté de jouer les apparentements 8 , vous auriez raflé la mise. Vous seriez devenu président du Conseil. Vous auriez pu engager la procédure de transformation du régime. Vous auriez abrégé de sept ans les malheurs de la France. » En lui posant ces questions, je sentais que non seulement je ne le fâchais pas, mais que lui, si souvent provocateur, appréciait qu'on le provoquât. GdG : « Voyons ! Si je m'étais prêté aux apparentements, j'aurais accepté de me compromettre ! J'aurais pactisé avec le régime ! J'aurais renoncé à mes raisons de le combattre ! J'aurais piétiné mes principes ! Pour que j'apparaisse aux Français comme un recours, il fallait que je reste sans tache ! » 20 janvier 1946 - 1er juin 1958 : d'une surprise à l'autre, plus de douze années perdues, avec lesquelles de Gaulle lui-même ne réussit jamais vraiment à se réconcilier. Comme si, sans se l'avouer, il se sentait coupable de ces trop longues vacances de la « légitimité ». Il fut alors aimé ou détesté à contretemps. Il suscita autour de lui des haines inutiles et de vains dévouements. Plus qu'en toute autre époque de sa vie, il fut pendant ces douze années un signe de contradiction. Paris, 25 septembre 1962. Raymond Aron et moi déjeunons à la maison. Il m'interroge sur l'origine de mon gaullisme. « Comme vous êtes conformiste ! me répond-il en souriant. J'ai fait exactement le contraire. J'ai été anti-gaulliste pendant la guerre, quand il fallait être gaulliste ; j'ai été gaulliste de 46 à 58, quand il fallait être anti-gaulliste ; et je suis redevenu anti-gaulliste depuis 58, quand il faut être gaulliste ! » Aron aime déployer son esprit critique pour penser en marge des autres — mais nos parcours inverses montrent combien le Général a pu déconcerter. 1 Mgr Coppenrath, évêque de Tahiti, et son frère, conseiller territorial, présents ce jour-là, m'ont authentifié ce texte, reconstitué et publié alors dans le Bulletin de l'association des anciens du bataillon du Pacifique. 2 Directeur des Affaires économiques au ministère de la France d'outre-mer, dont Robert Buron avait été récemment le titulaire. 3 Le gouvernement Félix Gaillard, démissionnaire, expédiait les affaires courantes. 4 Ministre belge des Finances, qui avait redressé la situation économique et financière de son pays par des mesures drastiques, telles qu'un échange de monnaie. 5 Le dernier président du Sénat de la IIIe République, devenu ministre d'État dans le gouvernement provisoire. 6 Député SFIO dans la Chambre du Front populaire, André Philip s'était rallié à de Gaulle à Londres comme « au seul membre demeuré libre du dernier gouvernement libre de la IIIe République ». 7 Pour les mêmes raisons, Mendès France, reprenant la parole le 5 février 1955 après avoir été renversé, souleva l'indignation de ses adversaires et de beaucoup de ses amis : il n'avait plus que le droit de se taire. 8 La loi électorale de mai 1951 introduisait le « scrutin de liste départemental majoritaire à un tour avec apparentements de listes, panachage et vote préférentiel ». En pratique, il suffisait que les candidats se réclamant de la « troisième force » (SFIO, MRP, Radicaux et Radicaux-socialistes, Indépendants) décident de s'apparenter, pour qu'ils raflent la plupart des sièges. Les communistes, le RPF et une partie des modérés votèrent contre cette loi. Jacques Chaban-Delmas raconte qu'un mauvais horaire des trains venant de Bordeaux ne lui permit pas de convaincre de Gaulle qu'il allait tenir le pouvoir en acceptant de s'apparenter à la troisième force. Chapitre 4 LE «COMPAGNONNAGE» Paris, 5 octobre 1958. Je croyais le mot compagnon réservé aux Compagnons de la Libération, ce millier de héros laurés à la fin de la guerre — dont quatre cents survivaient, entourés de révérence. Au Café du Commerce de Melun, j'ai appris que le mot a un tout autre sens, moins épique : militant du parti du Général. Me voilà entré dans le compagnonnage. Mais il ne suffit pas d'être accepté du bout des lèvres par les « compagnons » de Seine-et-Marne. Il faut en outre être accepté par les « barons » à Paris. Je n'en connais aucun. « Je ne permets à personne de se servir de mon nom » Marc Jacquet m'adresse à Roger Frey 1 . Celui-ci me déclare, dans un délicieux sourire : « Marc m'a assuré que vous étiez ce qu'il nous fallait. J'en doute un peu. Ce qu'il nous faut, ce sont des élus locaux ayant fait leurs preuves de dévouement inconditionnel au Général, et qui soient prêts à le suivre perinde ac cadaver2 . Nous n'avons pas besoin de cavaliers caracolants, mais de piétaille impavide sous la mitraille. Et vous n'êtes même pas élu local ! Vous seriez pratiquement le seul à n'avoir pas fait vos classes comme compagnon du RPF. N'oubliez pas que l'infanterie est la reine des batailles et que la discipline fait la force des armées. » Provins, 24 novembre 1958. Le Général a dit : « Je ne permets à personne, même à ceux qui m'ont suivi fidèlement, de se servir de mon nom, fût-ce sous la forme d'un adjectif. » Pour le premier tour, j'ai donc écarté toute affiche, tout prospectus qui aurait mis de Gaulle en avant. J'ai jeté dans un puits le matériel que l'UNR m'avait adressé et qui — imprimé, pensais-je, avant que l'interdit n'ait été prononcé — ne parlait que de lui. J'ai arboré des slogans qui ignorent avec soin le Général : « Du neuf et du raisonnable », « Servir et non pas se servir ». Hier, au soir du premier tour, pendant que j'examinais les résultats épinglés dans le couloir de la préfecture, le préfet de Seine-et-Marne 3 , expert en électoralisme, m'a envoyé chercher : « J'ai essayé en vain de vous joindre. Le second tour ne fait pas de doute, mais le premier aurait été meilleur encore si vous aviez suivi le conseil que je voulais vous donner. Pourquoi diable avez-vous fait comme si de Gaulle n'existait pas ? — Mais... il a interdit de se réclamer de lui ! — Quelle naïveté ! Les autres, vous croyez qu'ils se gênent ? Faites donc coller une affiche avec une grande croix de Lorraine et de Gaulle en grosses lettres. » Marc Jacquet arrive en renfort : « Vous vous imaginez que nous devons obéir au Général parce qu'il nous a menacés d'excommunication ? Il l'a seulement fait pour rester au-dessus de la mêlée ! Jeune Éliacin ! Vous avez fait campagne dans vos 160 communes comme pour une élection cantonale, alors que c'est une élection politique ! Il vous suffit de dire et d'écrire : "Je suis pour de Gaulle et de Gaulle est pour moi." » Les « compagnons » à l'Assemblée Paris, 8 décembre 1958. Les compagnons-députés se sont réunis dans la salle Colbert du Palais-Bourbon — laquelle est affectée au groupe le plus nombreux : à la stupeur du monde politique, c'est le nôtre. Ils se jaugent mutuellement selon le même étalon : l'ancienneté de leur engagement aux côtés du Général et l'intransigeance de leur fidélité. Leur foi n'a pas faibli entre 1946 et 1958 ; c'est au contraire la « traversée du désert » qui l'a trempée. Ces combattants chevronnés me regardent, au mieux comme un bleu qu'il faut initier, au pis comme un intrus dont il convient de se méfier. De mon côté, je suis tout prêt à apprécier ce que leur dévouement apporte à de Gaulle. Pour ces premiers pas de la Ve République, le pouvoir législatif se met en place avant le pouvoir exécutif4 . Les compagnons se jettent avec voracité sur les places. La première, la présidence du groupe : Raymond Triboulet5 est élu par acclamations. Pour la plus haute, le « perchoir » : Guichard 6 et Triboulet transmettent — mollement, m'a-t-il semblé — la consigne du Général de voter pour Paul Reynaud. Les « compagnons » sont décidés à montrer qu'ils ne sont pas inconditionnels. Paul Reynaud est éliminé. Ne restent en piste que le colonel Battesti, activiste d'Alger et député de Fontainebleau, et Jacques Chaban-Delmas. Battesti : « Chaban, c'est la IVe ! C'est le symbole de tout ce contre quoi nous nous sommes battus ! C'est la pirouette et la girouette, c'est le compromis permanent ! C'est le contraire de De Gaulle !... Et puis Chaban est-il vraiment pour l'Algérie française ? Rien ne le prouve ! » Battesti est si convaincu qu'il en bafouille. J'imaginais qu'on allait rire. Comme je connais mal les chers compagnons ! Battesti est vivement applaudi. Mais Léon Delbecque, parlant dans un grand silence, lui porte un rude coup : « S'il s'agissait de choisir selon l'admiration et l'affection que m'inspirent Battesti et Chaban, je serais bien embarrassé. Mais il faut choisir le plus apte à présider une Assemblée dominée par nos ennemis et nos faux amis, qui tous n'attendent que l'occasion de s'allier contre nous. Alors, les critères de choix, ce sont l'expérience de la vie parlementaire, l'habileté manœuvrière ! » Chaban se lève : le sourire, l'élégance, le charme. Le groupe est séduit. Il ne lui manquera pas une voix. Un peu d'étonnement, quand même : ces valeureux compagnons se sont tous fait élire sur le nom du Général, malgré sa première consigne, publiquement fulminée ; et, à peine élus, ils bafouent sa deuxième consigne, en écrasant Paul Reynaud, son candidat. La presse les traite pourtant de « godillots7 »... De Gaulle au perchoir Palais-Bourbon, 10 décembre 1958. Aujourd'hui, installation de la nouvelle Assemblée nationale. Nous sommes placés par ordre alphabétique. Le hasard me met au premier rang des banquettes de gauche, au « banc des commissions » — lesquelles ne sont pas encore formées. À ma droite, un certain Peyret, un compagnon. À ma gauche, le banc du gouvernement, vide pour le moment. Le doyen d'âge est le chanoine Kir, député-maire de Dijon, portant une soutane élimée, dont le noir a un peu déteint. Il attend, pour ouvrir la séance, que l'hémicycle se remplisse. Soudain, de Gaulle fait son entrée, précédé d'un huissier qui lui indique sa place, juste à côté de la mienne : seule une étroite travée nous sépare. Va-t-on l'applaudir, se lever? Mes voisins, médusés, se demandent quelle contenance prendre devant ce visiteur inattendu. Le président du Conseil, à peine assis, se relève, est conduit par l'huissier jusqu'à l'escalier du « perchoir », qu'il gravit lentement. Il congratule le chanoine, qui se lève cérémonieusement ; puis, sous les applaudissements qui se prolongent, il redescend avec précaution et se rassoit, seul au banc du gouvernement. Il écoute, ou fait semblant d'écouter, le discours du doyen d'âge, que son accent rocailleux suffit à rendre plaisant. Les députés rient de plus en plus fort. Le Général reste impassible : il refuse de participer à la gaieté générale. Il balance la tête de haut en bas et la relève, comme par un mouvement de métronome. Je ne quitte pas des yeux ce visage étrange, à cinquante centimètres du mien ; ce profil taillé à la serpe — comme les traits, dont seul le poli adoucit la rudesse, de ces statues médiévales en bois que l'on trouve dans les vieilles églises de Bavière. Le voilà, le seul survivant d'une première génération de géants : ses partenaires ou adversaires de la guerre, Roosevelt et Staline, Hitler et Mussolini, sont morts ; Churchill ne vaut guère mieux. De la seconde génération, Adenauer, Eisenhower, Macmillan, Khrouchtchev, il est le plus imposant : le dernier des monstres sacrés. Le discours d'usage à peine terminé, de Gaulle repart silencieusement, comme il était venu. Le dernier président du Conseil de la IVe République vient de rendre un hommage muet à la première Assemblée de la Ve. Il laisse les députés entre eux pour élire leur président. Chaban, triomphant, s'élance comme une flèche et monte l'escalier du perchoir, sinon quatre à quatre, du moins deux à deux. Les compagnons en rient de plaisir. 1 Alors secrétaire général de l'Union pour la nouvelle République (UNR). 2 « Tout à fait comme un cadavre », devise des Jésuites pour exprimer leur obéissance absolue au Pape. 3 Germain Vidal, ancien directeur du cabinet du Président du Conseil Joseph Laniel. 4 Le général de Gaulle sera seulement installé comme premier Président de la Ve République le 8 janvier 1959, et le gouvernement Debré le 10 janvier. 5 Président du groupe gaulliste de la dernière Assemblée nationale de la IVe République, les « Républicains sociaux ». 6 Directeur adjoint du cabinet du Général à Matignon. 7 Le mot avait été inventé par le député gaulliste de Béziers, André Valabrègue, qui avait déclaré : « Nous, à l'UNR, nous sommes les godillots du Général.» La presse avait popularisé avec empressement cette expression. Chapitre 5 « ON NE SERRE PAS LA MAIN D'UN DICTATEUR » Rue d'Ulm, 21 février 1959. La première fois où le regard de De Gaulle a croisé le mien précède de quelques minutes un troublant incident, que les circonstances ne pouvaient certes pas laisser deviner. Le nouveau Président de la République, selon un usage qui remonte aux débuts de la IIIe, a accepté, pour le premier hiver de son septennat, de présider une cérémonie bonhomme et joyeuse, le bal de l'Ecole normale, rendez-vous annuel des anciens élèves. Le directeur de l'École, Jean Hyppolite, s'imaginant sans doute que je vis dans l'intimité de De Gaulle, puisqu'il me sait député « gaulliste » depuis quelques semaines, me happe à mon arrivée et m'invite à me joindre au groupe qui attend 1 . De Gaulle descend de la « DS » noire, en habit bleu nuit, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'honneur. Impassible, il salue chacun de nous, en alternant : « Content de vous voir, heureux de vous saluer.» Sa main fine contraste avec la taille gigantesque et l'énergie altière de son allure : elle est molle, comme s'il craignait de vous écraser les phalanges. Il monte dans l'appartement du directeur, entouré de notre petit groupe, auquel se mêlent quelques élèves choisis pour cet honneur. De Gaulle s'intéresse peu aux officiels. Il n'a d'yeux que pour les élèves. Il échange avec ces garçons, pendant quelques minutes, des propos souriants et gais : « Quel âge avez-vous ? Dans quelle section êtes-vous ? Combien êtes-vous par promotion ? Seulement trente-cinq ? Pourquoi si peu, alors que les besoins sont si grands ? Que comptez-vous faire plus tard ? Vous trouvez que la recherche, c'est mieux ?... Comment, vous voulez faire l'ENA, vous ? Mais à quoi ça vous aura servi d'être passé par Normale ? À rien ? C'est bien plus beau lorsque c'est inutile ? » Les élèves le dévisagent, fascinés, comme on regarde un monument antique. Mais c'est un monument qui parle. Leurs rires fusent. « Comme vous êtes aimables ! » Escorté par notre petite cohorte, il se dirige vers le gymnase transformé en salle de bal. Tout s'arrête. On l'applaudit chaleureusement. Marseillaise. Nouveaux applaudissements. Du balcon, il élève la voix pour une courte harangue qu'amplifie le micro : « Comme vous êtes jeunes ! Comme vous êtes nombreux ! Comme vous êtes aimables ! » Une ovation joviale accueille ces propos, bien que leur originalité ne paraisse pas l'exiger. Au moment où le cortège descend l'escalier vers le parterre, des élèves en smoking forment devant de Gaulle une sorte de haie qui le sépare de l'assistance. Il va vers eux, la main tendue. Un élève la refuse ostensiblement, en lui tenant un propos agressif, que nous ne comprenons pas tout de suite, mais qu'on nous répétera un instant plus tard : « Je ne serre pas la main de votre politique. » De Gaulle recommence plusieurs fois sa tentative avec les garçons voisins. Aucune main ne prend la sienne. Les élèves croisent les bras derrière le dos. Consternés, nous comprenons qu'il s'agit d'un coup monté. De Gaulle n'insiste pas. Impassible, il fait un rapide tour dans la salle de bal, puis se retire comme s'il ne s'était rien passé, avec à peine un peu plus de froideur que lors de son arrivée. Il ne sera resté en tout qu'une petite demi-heure. Jean Hyppolite fait peine à voir. Notre comité d'accueil, un peu piteux, a raccompagné le Général à sa voiture. Quand elle a disparu vers le Panthéon, nous nous regardons, encore pantois. Maurice Genevoix rompt le silence : « Ah, par exemple, ces jeunes crétins ! » André François-Poncet renchérit : « Quels petits cons ! » « Le directeur est aliéné » Dans la salle de bal, il n'est question que de l'offense étrange. Pourtant, personne ne se scandalise du contraste entre la chaleur de l'accueil spontané, qui sera vite oubliée, et la muflerie des quelques offenseurs, dont seule on se souviendra, et qui paraîtra refléter les sentiments de tous. J'ai passé la soirée à m'entretenir avec certains de ces pionniers de la contestation, mes cadets d'une dizaine d'années. Pourquoi avoir infligé ce camouflet au premier magistrat du pays ? Les réponses recueillies me laissent perplexe. « On ne serre pas la main d'un dictateur.» « C'est un homme du passé.» « On ne peut tout de même pas tolérer les flics à l'École » (la haie de gardes républicains en grande tenue). L'un des élèves a ajouté, avec un joli mouvement de menton : « L'École a résisté à Napoléon Ier, à Badinguet et à Pétain, elle résistera au général-président. — Vous êtes communistes ? — Ça n'a rien à voir, m'a répondu l'un, qui devait l'être. — Savez-vous que vos aînés avaient courtoisement accueilli les présidents Auriol et Coty, comme leurs prédécesseurs d'avant-guerre ? — Bien sûr, répond l'autre, ceux-là, on ne pouvait pas leur en vouloir, c'étaient des potiches. — De Gaulle était l'invité de l'École. Les lois de l'hospitalité sont respectées en tout temps et en tout pays. — Nous ne l'avons pas invité, nous. Le directeur l'a peut-être invité. Il est son employé. Il agit sur ordre. Il est aliéné. » Blessé au plus secret de l'âme Les témoins de cette scène — sur laquelle la presse, pourtant présente, se montra relativement discrète 2 — en ont maintes fois reparlé ensemble. Rien ne pouvait laisser deviner cet éclat. Pour la première fois depuis tant d'années, la France avait retrouvé une sorte d'union nationale. Pourtant, dès sa première sortie, voilà que de Gaulle se heurtait à un phénomène irrationnel : la rébellion de jeunes intellectuels qui, intoxiqués par une propagande révolutionnaire, recevaient de Gaulle comme un général de pronunciamento. Il ne fit jamais allusion devant moi à cette soirée ; mais je suis persuadé qu'il y repensa souvent. C'est à cause d'elle, je n'en peux douter, qu'il prit le parti de ne plus plus mettre les pieds dans aucun établissement universitaire en France, tout en demandant instamment à en visiter un à chacun de ses voyages officiels à l'étranger. À cause d'elle, je crois bien, il attachait un prix particulier à s'entourer d'universitaires (et plus particulièrement de normaliens 3 qui manifestaient, par leur présence à ses côtés, que toute l'Université ne participait pas à la rébellion dont il avait été, ce soir-là, la victime impavide, mais blessée au plus secret de l'âme. Cette rebuffade, et l'absence de réaction d'un public qui ne prenait nullement à partie les provocateurs, donnaient un signal avant-coureur : de Gaulle ne cesserait, jusqu'à son retrait, de rencontrer l'hostilité de tout ce qui comptait dans le monde intellectuel — mais aussi dans le monde politique ou économique, qu'il fût de gauche, de droite ou du centre. Pour moi, passée la surprise, je sentis d'un coup ce que l'euphorie du moment avait de trompeur, et que, sous l'habit de cérémonie, il faudrait toujours porter la tenue de combat. « Ne pas risquer de compromettre l'autorité » Huit ans plus tard, étant en charge de l'Éducation nationale, je devais recevoir une double confirmation de ces suppositions. Élysée, 10 mai 1967. À l'issue du Conseil, j'ai demandé à suivre le Général quelques minutes dans son bureau. AP : « N'accepteriez-vous pas de présider la remise des prix du Concours général, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne ? Il y a très longtemps que vous n'avez pas honoré de votre présence une université française. Ce serait bien reçu dans les milieux universitaires. » Le Général reste un moment sans me répondre. Puis, comme à regret : « Il ne faut pas risquer de compromettre l'autorité présidentielle. Je crois que je ne vais pas donner suite à votre proposition. » J'insiste : « Je ne vous l'aurais pas faite, si je n'avais pas pris mes précautions pour ne pas vous faire tomber dans un piège ! Le public de cette cérémonie est composé des lauréats et de leurs parents, ainsi que de professeurs d'université en robe.» Il regarde vers le parc, réfléchit encore : « Non, vraiment. S'il ne s'agissait que de moi, j'en ai vu d'autres. Mais c'est le type de circonstances où une provocation est si facile à organiser. Il y a des risques à ne pas courir. » Chez lui, décidément, la prudence est le contraire de la peur. Lui qui a souvent vu la mort de si près, il ne la craint pas. Mais il ne veut pas se trouver dans une situation où aurait à souffrir le prestige de la fonction qu'il est en train de construire pièce à pièce. À moins qu'il ne se souvienne, lui qui connaît l'histoire de France dans ses moindres détails, qu'à la veille de la guerre de 1870, le jeune Prince impérial présidait cette même cérémonie du Concours général dans cette même Sorbonne, et remettait les récompenses ? Quand fut appelé l'élève Cavaignac, sa mère — la veuve du général battu par Louis-Napoléon Bonaparte à l'élection présidentielle de 1848 — lui intima à haute voix, dans le silence, l'ordre de se rasseoir. Tout Paris en avait fait des gorges chaudes. Sorbonne, 22 juin 1967. J'ai donc dû présider la distribution des prix du Concours général. Filles et garçons vibraient tellement qu'ils en venaient à applaudir mes phrases à contretemps — comme il arrive à un public juvénile, dans un concert, d'applaudir non seulement entre, ce qui est déjà agaçant, mais pendant les mouvements... Quelle tristesse ! De sa vie, le Général n'aurait eu public plus enthousiaste. « Je sème des graines, je ne les verrai pas éclore » 10 août 1967. Bernard Tricot, le nouveau secrétaire général de l'Élysée, me prévient que le Général souhaite que je l'accompagne lors de son voyage en Pologne. Surprenant : aucun ministre que celui des Affaires étrangères n'a sa place dans une visite d'Etat du Président de la République, depuis la IIIe. Maurice Couve de Murville n'est pas homme à laisser prescrire le monopole d'accompagnement que la tradition attribue à sa fonction. De fait, cette équipée polonaise sera la seule exception à la règle, pendant les onze ans du principat du Général. Cracovie, 8 septembre 1967. Chaque jour, chaque heure de ce voyage — le premier du Général dans une démocratie populaire —, je me demande ce que je fais là. Soudain, à Cracovie, j'ai compris ce que le Général attendait de moi. Dans la célèbre université Jagellon, il doit prononcer un grand discours à la jeunesse étudiante polonaise. Gilbert Pérol 4 m'en donne un exemplaire et je m'en délecte d'avance : «...Sous toutes les occupations étrangères, l'université Jagellon est restée le symbole, la gardienne, le foyer, de la culture polonaise et de la culture universelle... » Inutile de chercher plus loin la raison de ma présence : « En 1400, le roi Ladislas Jagellon jumela Cracovie et notre Sorbonne. » Le Général s'interdit de pénétrer dans la Sorbonne, pour ne pas risquer une atteinte à la dignité de sa charge. Mais il veut que son « grand-maître de l'Université » soit à son côté quand il prononcera ce discours, pour lui mémorable, dans une université jumelée depuis près de six siècles avec la Sorbonne. Le cortège officiel s'est engouffré dans une petite rue qui conduit, non à l'actuel campus de l'université Jagellon, mais à l'ancien local, celui où Copernic a découvert que ce n'était pas le soleil qui tournait autour de la terre, mais l'inverse. Des barrières contiennent des étudiants amassés aux deux extrémités de la ruelle, qui reste déserte. Nous traversons difficilement leur foule enthousiaste, qui essaie de s'engouffrer derrière nous, mais que des policiers repoussent brutalement. Nos voitures se rangent devant le monument médiéval, devenu musée, et dont les portes sont closes, sauf pour nous. Le portillon par lequel nous passons un à un s'est refermé sur notre suite. Devant nous, une demi-douzaine de professeurs en robes : le recteur et les doyens des cinq facultés. Pas d'autres professeurs. Dans le fond, sous les arcades gothiques, une trentaine d'ombres en gabardine. D'étudiants, point. Le Général élève la voix dans cette cour déserte, comme s'il s'adressait à dix mille étudiants. Il ne saute pas un mot des cinq pages apprises par cœur. Nous repartons en sens inverse dans la rue toujours vide. Les barrières s'ouvrent à nouveau devant nous. Il y a encore plus de jeunes de ce côté qu'à l'autre bout. Ils n'ont pas entendu un mot du discours du Général, ni de sa traduction ; et pourtant, ils lui font une ovation. Quel contraste, entre l'effort qu'il s'est imposé et son faible rendement ! Le régime a étouffé ce beau texte. Et il est impossible d'obtenir des journalistes français ou étrangers qu'ils fassent grand écho à une allocution prononcée dans une cour vide. Grandeur pathétique, jusque dans l'échec... Faute de pouvoir parler à la jeunesse étudiante de France, de Gaulle souhaitait s'adresser à la jeunesse étudiante du monde communiste. Pourtant, le résultat pratique aura été le même. En France, des étudiants marxistes-léninistes empêchent de Gaulle de parler à une jeunesse universitaire qui ne demanderait qu'à l'applaudir ; à l'Est, un régime marxiste-léniniste l'empêche de s'adresser aux étudiants, prêts à l'acclamer. Il n'a pu prendre sa revanche. Château du Wawel, 9 septembre, 8 h 30. Il m'a demandé d'aller le retrouver dans son appartement une demi-heure avant le départ du cortège, comme il en a pris l'habitude au cours de ses déplacements en province et outre-mer. « Voyez-vous, toute ma vie j'ai fait comme si (il appuie ; il a plusieurs fois, déjà, prononcé cette expression devant moi). Ça n'a quand même pas toujours raté... Aujourd'hui, je fais comme si mon message aux peuples d'Europe orientale devait être entendu dans ces pays et en France. Je sais bien que ces régimes sont totalitaires. Mais je sème des graines qui peut-être, avec d'autres, germeront dans vingt ou trente ans. Je ne les verrai pas éclore. Vous, sans doute. Les jeunes Polonais d'aujourd'hui secoueront le joug soviétique. C'est inscrit sur le mur. Le rôle de la France est d'y aider, en leur donnant du courage. » 1 Le ministre des Affaires culturelles André Malraux, le ministre de l'Éducation nationale André Boulloche, le recteur de l'académie de Paris Jean Sarrailh, deux célèbres « archicubes » (anciens élèves, dans le jargon de cette École), l'ambassadeur André François-Poncet, président de l'association des anciens élèves, et Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française, ainsi que les précédent et actuel directeurs de cabinet du Général, tous deux « archicubes », à l'instigation desquels il avait accepté de consacrer sa soirée à la rue d'Ulm, Georges Pompidou et René Brouillet. 2 Le Figaro, Le Monde, Le Journal du Dimanche, Paris Journal n'en soufflèrent mot. En revanche, L'Aurore (23.2.59) : «Un petit commando de communistes se livra à une manifestation stupide. » Libération (23.2.59) : « Lorsque le moment fut venu de présenter au Président quatre étudiants, ils restèrent de marbre. Devant ce mur de silence, le général et sa suite repartirent par un autre escalier. Pas un applaudissement. » La Croix (24.2.59) : « Lorsque le Président s'approcha du jeune public, il se heurta à un mur. Les membres du service d'ordre, se tenant les bras croisés derrière le dos, faisant un barrage de leur corps, ne bougèrent pas d'un pouce. Ainsi fut empêché tout contact humain entre le Président et les jeunes qui l'acclamaient. » 3 Georges Pompidou, René Brouillet, Jacques Soustelle, Georges Gorse, Jean Charbonnel, Robert Poujade, Pierre Maillard, Sébastien Loste, Jean-Daniel Jurgensen, moi-même. 4 Diplomate, chef du service de presse de l'Élysée. Chapitre 6 « MON VILLAGE S'APPELLERAIT COLOMBEY-LES-DEUX-MOSQUÉES » Élysée, jeudi 5 mars 1959. Geoffroy de Courcel 1 me téléphone : « Le Général veut voir un député gaulliste de la nouvelle vague, qui n'ait pas appartenu au RPF. Brouillet 2 et moi ne connaissons que vous qui réponde à ce portrait. Pouvez-vous venir cet après-midi à 16 heures ? Vous irez voir Brouillet, il vous introduira quand le Général sera libre. « Cette procédure inhabituelle est due au fait que, pour ne pas faire de jaloux parmi tant de grands anciens du RPF qui demandent audience, votre nom n'est pas inscrit sur la feuille transmise à la presse. » Avant de m'introduire chez le Général, René Brouillet me tient un tout autre discours que celui qui bruissait à mes oreilles depuis mon entrée en compagnonnage. «Vous n'avez pas été un des militants du RPF : ne le regrettez pas ! On dirait que le Général veut effacer cette page de son passé. Il se méfie d'eux, parce qu'ils croient avoir des droits sur lui. Or, il estime qu'ils lui doivent tout, ce qui est probablement vrai, et qu'il ne leur doit rien, ce qui est peut-être inexact. » Brouillet développe ce thème avec sa suavité rayonnante. De Gaulle, selon lui, a une conception féodale de ses rapports avec ses compagnons. Il maintient vigoureusement son lien de suzeraineté avec ses « féaux ». Il n'admet pas leur insubordination ; ni, à plus forte raison, qu'ils veuillent, en contrepartie de leur fidélité, lui forcer la main. Il estime qu'ils n'ont qu'à accepter les choix qu'il fait au nom de la France. Il ne privilégie pas pour autant le « réseau », comme le ferait un vrai féodal. Son amour passionné de l'État l'en empêche. Quand il s'agit de l'État, il redevient Richelieu contre les féodaux. Brouillet sort un instant, revient me chercher, me fait passer par un corridor, m'introduit dans le Salon doré3 , me présente. « L'État a pris l'habitude de plier devant les féodalités » Comme jeune fonctionnaire, j'ai côtoyé tout le personnel dirigeant de la IVe République, sans parler de quelques survivants de la IIIe. Aucun, ni Paul Reynaud, ni Bidault, ni Robert Schuman, ni Mendès, ni Edgar Faure, ni Pleven, ne m'a intimidé. Mais pour ce premier tête-à-tête avec le Général, j'ai la gorge contractée. Il me désigne un fauteuil et ne s'assied qu'après moi. GdG : « Alors, Monsieur le député, me demande-t-il aimablement, que dit-on dans votre circonscription ? AP. — Mon général 4 , on parle beaucoup de la suppression de la retraite des anciens combattants ; et on espère que vous allez mettre fin à la guerre d'Algérie. GdG. — Et à l'UNR, que dit-on ? AP. — Là aussi, ce sont les deux sujets dominants. À vrai dire, le premier fait encore plus parler de lui que le second. GdG. — Comme toujours, les parlementaires font passer l'accessoire avant l'essentiel. Dans un an, tout le monde aura oublié la retraite du combattant, mais l'affaire algérienne ne sera toujours pas réglée. C'est l'affaire la plus rude que nous ayons à affronter depuis la guerre. « Les associations d'anciens combattants et les partisans de l'intégration de l'Algérie font un raffut d'enfer. Ces deux questions n'en font qu'une : la faiblesse de l'État. « Les anciens combattants se sont constitués en une féodalité devant laquelle l'État a pris l'habitude de plier, comme devant toutes les autres. Eh bien, non ! Les anciens combattants peuvent faire ce petit sacrifice ! Dans l'ensemble des efforts qui sont demandés aux Français pour redresser la France, c'est peu de chose. Leurs jérémiades sont disproportionnées ! Si l'État cédait devant eux, il n'y aurait plus d'Etat. AP. — Ce qui est dommage, c'est qu'on avait l'impression d'une unité nationale miraculeusement retrouvée, et qu'elle se défait à cause de la suppression d'une pension de 70 francs par an, soit 5,80 francs par mois ! Tout ça pour économiser 70 millions, dans un train de restrictions de 7 milliards ; le centième... Et sur le dos d'un million de survivants de la Grande Guerre. GdG. — Aucun pays au monde n'a un ministère des Anciens combattants. Aucun n'a institué une retraite du combattant. D'autres pays ont fait la guerre ; ils se contentent d'un service chargé de verser des pensions aux mutilés et aux victimes de la guerre. Mais nulle part ailleurs, vous ne trouverez un membre du gouvernement chargé, en tout et pour tout, de diriger ce service-là et d'être l'interlocuteur permanent des associations d'anciens combattants. Nulle part ailleurs, le budget de ce ministère ne croît démesurément d'une année à l'autre, malgré la disparition progressive des anciens combattants. Tout ça, c'est de la fumisterie ! Les anciens combattants font une colère d'enfants ! Leurs associations soufflent sur le feu. Les partis de gauche, les syndicats, présentent ça comme si l'État avait décidé à plaisir de brimer des rescapés de l'enfer. En réalité, la démagogie s'est engouffrée dans la brèche. « Tout le drap se déchirerait » AP. — Le groupe gaulliste retentit d'imprécations contre les fonctionnaires, qu'il soupçonne d'avoir cherché à vous mettre dans l'embarras. En tout cas, ils n'ont pas tenu compte des conséquences psychologiques d'une mesure qui a été mal préparée. GdG. — Ce qui est sans doute vrai, c'est que l'opposition essaie de nous faire payer cher une affaire mineure, faute de pouvoir nous attaquer sur une affaire majeure, comme l'Algérie. Elle mobilise, dans la lutte contre le nouveau régime, un potentiel d'émotion qui n'aurait pas pu se libérer sur un sujet plus important, mais moins passionnel. Ne vous y trompez pas ! Ce qu'elle veut, c'est abattre le régime ! C'est pourquoi il ne faut pas capituler. Si nous lâchions sur ce point, tout le drap se déchirerait ! AP. — Vous aviez annoncé, dans votre présentation du plan de redressement financier, que les anciens combattants qui le voudraient seraient invités à faire le sacrifice de leurs 70 francs. Or, dans le texte d'application, il n'était plus question d'un abandon volontaire, mais d'une suppression obligatoire. Ne pourrait-on revenir à votre déclaration initiale ? Vous ne reculeriez pas : seuls reculeraient les fonctionnaires qui ont trahi votre pensée. GdG. — Je ne vais pas entamer mon mandat en laissant tomber la fonction publique ! C'est une des rares choses qui tiennent encore à peu près debout dans ce pays ! » Ainsi, il couvre les fonctionnaires qui ont outrepassé ou saboté ses instructions... Il laisse passer quelques secondes sans aménité. Visiblement, il considère que ce sujet est épuisé. Puis il reprend : « Quant à l'Algérie, on en est arrivé là où l'on est parce qu'il n'y avait pas d'État ; parce que l'État n'a pas fait à temps l'effort qui s'imposait pour faire évoluer l'Algérie ; parce que la féodalité des colons a dominé l'État et a bloqué toute réforme. Les anciens combattants et les colons s'agitent et menacent. Ils se trompent de République. » Il garde un instant le silence. Je pose mes mains sur les accoudoirs, comme pour me lever. Il me retient en me lançant : « Et les députés du groupe UNR, comment pensent-ils qu'on va s'en sortir ? AP. — Ils sont massivement favorables à l'intégration et à l'Algérie française. GdG. — Vous aussi, vous êtes pour l'Algérie française ? AP. — Je serais pour... si c'était possible. Mais je ne crois pas du tout que ça le soit. GdG. — Qu'avez-vous dit à vos électeurs pendant votre campagne ? Qu'avez-vous mis dans votre profession de foi ? AP. — J'ai dit et écrit qu'il faudrait "trouver une solution généreuse ", " établir une paix juste ". » Le Général esquisse un léger sourire : « Vous ne vous êtes pas beaucoup avancé. AP. — Je ne m'y suis pas senti autorisé. GdG. — Je ne vous le reproche pas. Malheureusement, la plupart de vos collègues se sont crus autorisés, eux, à militer pour l'Algérie française et l'intégration ; et maintenant, ils voudraient m'imposer de tenir les engagements qu'ils ont eu la légèreté de prendre. De toute façon, l'Algérie française, c'est une fichaise et ceux qui préconisent l'intégration sont des jean-foutre. Et vos électeurs, qu'en pensent-ils ? AP. — Ils n'en pensent pas grand-chose, sinon qu'il faut en finir et que le plus tôt sera le mieux. « Sortir de cette boîte à scorpions » GdG. — Si je n'étais pas là, la majorité de l'Assemblée aurait voté d'enthousiasme l'intégration de l'Algérie française, cette élucubration abracadabrante des colons d'Algérie, et de quelques colonels acquis à leur cause. AP. — Quand les deux communautés ont fraternisé en mai dernier, c'était bien ce que vous avez appelé l'intégration des âmes ? GdG. — Ce n'est pas Lagaillarde 5 qui a provoqué la fraternisation ! Elle n'a commencé sur le Forum que le 15 mai, à partir du moment où on a crié Vive de Gaulle ! C'est sur mon nom qu'elle s'est faite ! AP. — Mais, pourquoi avez-vous lancé il y a quatre mois le plan de Constantine 6 , si ce n'est pour permettre à l'Algérie de se moderniser et de se rapprocher du niveau de la métropole ? Il a donné l'impression que vous vouliez réaliser l'Algérie française. GdG. — Je l'ai fait parce qu'on ne peut sortir de cette boîte à scorpions, qu'en faisant évoluer l'Algérie du tout au tout. Il faut essayer de lutter contre la clochardisation des Algériens. Bien sûr, il faut aussi que la pacification fasse des progrès sur le terrain. Elle en a fait en Oranie. Elle en fera dans l'Algérois quand nous y mettrons les mêmes moyens. Mais elle ne sera jamais définitive si l'Algérie ne se transforme pas. J'essaie de la transformer. Le collège unique, l'égalité des droits, les élections qui donnent aux musulmans l'habitude de voter pour désigner leurs représentants, l'ouverture de la fonction publique aux musulmans, le respect de chaque communauté, qu'est-ce que c'est, sinon de l'intégration, mais une intégration réaliste ? AP. — Pourquoi n'avez-vous jamais utilisé ce terme ? « Une cervelle de colibri » GdG. — Parce qu'on a voulu me l'imposer, et parce qu'on veut faire croire que c'est une panacée. Il ne faut pas se payer de mots ! C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. « Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants (il doit penser à Soustelle). Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? « Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! » Longtemps après m'être retiré, je suis resté tout étonné devant cette liberté de propos, ces formules jaillissantes, ces pronostics d'extra-lucide lisant dans la boule de cristal. Il n'a pas cherché à séduire. Il m'a offert une demi-heure de De Gaulle, pour que j'en fasse mon profit. Il analyse pour la synthèse ; il est clairvoyant pour l'action. Je le retrouve tel qu'il m'était apparu dans son appel du 21 mai 1940. Il m'a semblé, tandis qu'il parlait, voir une clarté se répandre ; comme si l'expérience, la méditation, la conviction illuminaient les mots et même les silences. 1 Secrétaire général de l'Élysée. 2 Directeur de cabinet du Général. 3 C'est de ce salon, situé au premier étage, que le Général a fait son bureau, précédé du salon des aides de camp, qui le sépare de la salle du Conseil des ministres. Le Salon doré restera le bureau de Georges Pompidou et de François Mitterrand. Mais ni Alain Poher pendant ses deux intérims, ni Valéry Giscard d'Estaing ne voudront s'y installer. 4 Dans la suite de ces pages, je ferai le plus souvent l'économie de ce vocatif, qui revenait sans cesse dans la bouche des interlocuteurs de De Gaulle ; il est mis ici en facteur commun. 5 Pierre Lagaillarde a été l'un des chefs activistes d'Alger en mai 1958. Député d'Alger, il sera l'un des meneurs de la semaine des barricades en janvier 1960 et fondera l'OAS en février 1961. 6 Dans son discours de Constantine, le 30 octobre 1958, le général de Gaulle a lancé un plan de cinq ans, réformant en profondeur la vie économique et sociale ainsi que le système scolaire, en vue d'améliorer le niveau de vie des musulmans d'Algérie. Chapitre 7 « VOUS VOYEZ UN PRÉSIDENT ARABE À L'ÉLYSÉE ? » Élysée, 9 octobre 1959. Revenant de cinq semaines en Afrique centrale 1 et à la veille de partir pour l'ONU 2 , je suis allé bavarder à l'Élysée avec René Brouillet. « Pourquoi ne demanderiez-vous pas audience au Général ? me dit-il. Afrique, ONU, vous avez deux raisons de le voir. Cette fois, vous pourrez le faire officiellement. » Salon doré, 20 octobre 1959. L'aide de camp, le colonel de Bonneval, me dit, courtoisement mais sévèrement : « Monsieur le député, vous arrivez à 10 heures moins 3 pour 10 heures, c'est un peu juste pour une audience du Général ! Sachez qu'il vaut mieux se donner un quart d'heure d'avance que d'avoir une minute de retard. Si vous aviez crevé un pneu, nous serions dans de beaux draps. » Il me montre l'agenda : « Attention, il y a six audiences ce matin, de demi-heure en demi-heure. Si vous dépassez d'une minute, il va accumuler du retard, parce qu'il se croit obligé de compenser le retard avec lequel il reçoit quelqu'un en le retenant plus longtemps ; et ensuite il en veut à tout le monde. » Ainsi, le Général a passé son obsession de la ponctualité à ses aides de camp, qui la prennent en charge et l'en débarrassent. C'est peut-être ce qu'il appelle la participation : la délégation des soucis. Cette pratique lui permet de rester détendu. Trois pendulettes ornent le salon des aides de camp. Elles sont si bien réglées qu'elles se mettent à sonner au même instant. Bonneval a ouvert la porte du Salon doré au premier coup de dix heures et me fait entrer. J'entends alors deux autres pendulettes leur répondre, sur la cheminée et sur la table du Général. Il se lève cérémonieusement. Quand il se rassied, il ajuste ses lunettes pour mieux me scruter. « Nous avons grand avantage à passer le témoin avant qu'on nous arrache la main » « Alors, monsieur le député, vous revenez d'Afrique ? » Je lui raconte l'enthousiasme que suscite son nom, de Fort-Lamy à Brazzaville et de Yaoundé à Bangui ; mais aussi dans les colonies belges, Rwanda et Burundi, et au Congo3 , de Léopoldville à Élisabethville 4 ; ce qui ne fait aucun plaisir aux autorités belges. En revanche, je ne lui cache pas les vives critiques qu'adresse à sa politique de décolonisation le docteur Schweitzer, aux côtés de qui j'ai vécu quatre jours dans ce misérable village de paillotes qu'on appelle son « hôpital ». Le vieil Alsacien considère que la Communauté, qui marche tout droit vers l'indépendance, est une folie ; que les nègres vivent encore à l'âge de pierre, sauf 1 ou 2 % d'entre eux ; qu'il est inepte de les traiter comme s'ils étaient des Européens d'aujourd'hui. Selon lui, en voulant faire leur bonheur sans tenir compte du stade où ils se trouvent, on prépare leur malheur. « Je sais bien que les Français de Libreville et les politiciens africains me traitent de paternaliste, colonialiste, raciste. Mais l'expérience m'a ouvert les yeux. » GdG : « Schweitzer a raison et il a tort. C'est vrai que les indigènes ne sont pas encore mûrs pour se gouverner vraiment par eux-mêmes. Mais ce qu'il oublie, c'est que le monde existe autour de nous et qu'il a changé. Les peuples colonisés supportent de moins en moins leur colonisateur. Un jour viendra où ils ne se supporteront plus eux-mêmes. En attendant, nous sommes obligés de tenir compte des réalités. Ce que nous avions à faire de plus urgent, c'était de transformer notre empire colonial, en remplaçant la domination par le contrat. Nous avons grand avantage à passer le témoin à des responsables locaux, avant qu'on nous arrache la main pour nous le prendre. (Il n'a pas dit : "qu' on nous l'arrache des mains".) « "Nos ancêtres les Gaulois ", ce n'était pas très malin » « Nous avons fondé notre colonisation, depuis les débuts, sur le principe de l'assimilation. On a prétendu faire des nègres5 de bons Français. On leur a fait réciter : "Nos ancêtres les Gaulois" ; ce n'était pas très malin. Voilà pourquoi la décolonisation est tellement plus difficile pour nous que pour les Anglais. Eux, ils ont toujours reconnu les différences de races et de culture. Ils ont organisé le self-government. Il leur suffit de distendre les liens pour que ça marche. Nous, nous avons nié ces différences. Nous voulions être une République de cent millions de Français pareils et interchangeables. Voilà pourquoi les Français vivent la décolonisation comme un déchirement. Eh bien, la Communauté, je l'ai faite justement pour que chacun des peuples qui la composent suive son chemin comme il le souhaite, de préférence en bonne entente avec nous ; parce que c'est en définitive l'intérêt de tous. « Bye bye, vous nous coûtez trop cher ! » « C'est beau, l'égalité, mais ce n'est pas à notre portée. Vouloir que toutes les populations d'outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d'un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui y est prêt ? Alors, puisque nous ne pouvons pas leur offrir l'égalité, il vaut mieux leur donner la liberté ! Bye bye, vous nous coûtez trop cher ! » Il est clair qu'il veut se désengager. Je suis quand même surpris de l'entendre, lui que j'aurais imaginé héritier de Jacques Cartier, tenir des propos qui rempliraient d'aise Raymond Cartier6 . Il est vrai qu'il préconise l'aide aux pays sous-développés, notamment d'Afrique, dont ce brillant journaliste ne veut pas entendre parler. Il est vrai aussi qu'il ne désavoue pas la conquête dans les siècles passés, mais l'entêtement dans cette seconde moitié du XXe ; car le monde a changé. Il habille de grandeur le réalisme. AP : « Alors, mon général, vous allez faire la politique de Mendès ? GdG. — Si vous voulez. Mais Mendès n'aurait pas pu la faire. Alors, ce ne sera pas la politique de Mendès, ce sera la politique de De Gaulle. » « L'intégration est un attrape-couillons » Son regard s'attarde quelques secondes sur la tapisserie des Gobelins, qui représente Don Quichotte. Songe-t-il à exorciser les tentations du donquichottisme, auxquelles les Français auraient succombé jusqu'à lui ? Puis il plante ses yeux dans les miens : « Et l'autodétermination7 , comment l'avez-vous ressentie ? AP. — Je l'ai bien ressentie. Mais ça veut dire : le droit à l'indépendance. Donc, l'indépendance. Il y a beaucoup de gens qui n'y sont pas encore disposés. » Le Général ne répond pas. Il ne veut évidemment pas que l'on puisse répéter qu'il est résigné à l'indépendance. GdG : « Qu'en dit-on au groupe ? » Il ne dit pas : « au groupe UNR » ni « dans votre groupe ». Il doit être bien entendu que c'est son groupe et qu'il peut en disposer à sa guise, bien qu'il nous ait interdit de nous faire élire sur son nom. Je n'ose pas répondre : « La même chose que Michel Debré. » C'est pourtant le cas. Le discours du 16 septembre a fait l'effet d'une bombe à la salle Colbert — tout comme à Matignon. AP : « La majorité des députés du groupe et la quasi-totalité des militants restent fermement attachés à l'intégration de l'Algérie française. GdG. — On peut intégrer des individus, des familles, des petits groupes ; et encore, dans une certaine mesure seulement ; et ça prend des générations. On n'intègre pas des peuples, avec leur passé, leurs traditions, leurs souvenirs communs de batailles gagnées ou perdues, leurs héros. Vous croyez qu'entre les pieds-noirs et les Arabes, ce sera jamais le cas ? Vous croyez qu'ils ont le sentiment d'une patrie commune, suffisant pour surmonter toutes les divisions de races, de classes, de religions ? Vous croyez qu'ils ont vraiment la volonté de vivre ensemble ? « L'intégration, c'est une entourloupe pour permettre que les musulmans, qui sont majoritaires en Algérie à dix contre un, se retrouvent minoritaires dans la République française à un contre cinq. C'est un tour de passe-passe puéril ! On s'imagine qu'on pourra prendre les Algériens avec cet attrape-couillons ? « Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par deux puis par cinq, pendant que la population française restera presque stationnaire ? Il y aurait deux cents, quatre cents, six cents députés arabes à Paris ? Vous voyez un président arabe à l'Élysée ? » « L'Algérie française, ce serait le tonneau des Danaïdes ! » Je perçois dans son propos l'écho de formules déjà entendues en mars dernier. Elles me surprennent moins aujourd'hui. Mais je constate que son rejet de « l'intégration » se durcit, comme s'est durcie dans le même temps l'opposition des partisans de l'Algérie française à sa politique. AP : « Vous prêchez un converti. Mais les remous au groupe me font craindre que les assises du mouvement à Bordeaux, au début de novembre, se passent difficilement. Les " soustelliens " seront fortement majoritaires. GdG. — Je compte sur vous, et sur quelques autres heureusement (cet heureusement n'est pas aimable), pour montrer aux militants que seul de Gaulle peut régler l'affaire algérienne et que les gaullistes n'ont pas d'autre devoir que de le soutenir. Tâchez de leur faire comprendre, car ils comprennent le langage des chiffres, qu'il vaut mieux pour la France une Algérie algérienne au sein de la Communauté, qu'une Algérie française au sein de la France, qui nous mettrait à plat pour toujours ! Le maintien des départements algériens dans la France nous coûterait non seulement un grave préjudice moral dans le monde, mais un effort ruineux ! Ce serait le tonneau des Danaïdes ! Si l'Algérie restait française, on devrait assurer aux Algériens le même standard de vie qu'aux Français, ce qui est hors de portée. S'ils se détachent de la France, ils devront se contenter d'un niveau de vie très inférieur ; au moins, ils ne pourront plus en faire grief à la France, et ils auront une satisfaction de dignité, celle de recevoir le droit de se gouverner eux-mêmes. « Les bénéfices se sont retournés en pertes » « La colonisation a toujours entraîné des dépenses de souveraineté. Mais aujourd'hui, en plus, elle entraîne de gigantesques dépenses de mise à niveau économique et social. C'est devenu, pour la métropole, non plus une source de richesse, mais une cause d'appauvrissement et de ralentissement. « Quand nous nous sommes installés en Algérie, comme dans les autres colonies, nous avions la perspective d'exploiter les matières premières qui dormaient jusque-là, de mettre en culture des marécages ou des plateaux arides. Nous pouvions espérer un rapport très supérieur au coût de l'installation. À cette époque-là, l'appât du gain était masqué par la proclamation d'un rôle qu'on nous présentait comme un noble devoir. Nous apportions la civilisation. « Mais, depuis la première guerre et surtout depuis la seconde, les coûts d'administration se sont aggravés. Les exigences des indigènes pour leur progrès social se sont élevées ; et c'est parfaitement naturel. Le profit a cessé de compenser les coûts. La mission civilisatrice, qui n'était au début qu'un prétexte, est devenue la seule justification de la poursuite de la colonisation. Mais puisqu'elle coûte si cher, pourquoi la maintenir, si la majorité de la population n'en veut pas ? AP. — Et le pétrole ? GdG. — Nous devrions pouvoir au moins retrouver notre mise et garantir notre approvisionnement. Mais le pétrole et le gaz ne suffiront pas à payer l'effort qu'exige de nous l'Algérie. Ne vous leurrez pas. Dites-vous bien que les nations colonisatrices, en Algérie comme ailleurs, espéraient tirer des bénéfices qui ne sont pas venus, ou qui se sont vite retournés en pertes. C'est au moment où leur rôle civilisateur leur coûtait de plus en plus cher, qu'il a été de moins en moins accepté. Leurs obligations régaliennes se sont multipliées, avec leurs dépenses militaires, devant les premières rébellions. C'est une règle à laquelle il n'y aura pas d'exceptions, sinon pour de tout petits territoires. AP. — Mais les colonies portugaises, espagnoles, belges, soviétiques... GdG. — Vous verrez, ces empires s'écrouleront les uns après les autres. Les plus malins sont ceux qui s'y prendront le plus vite. Les Anglais, puis les Hollandais, se sont retirés les premiers ; ils s'en sont bien trouvés. « Nous ne sommes pas une dictature » AP. — La "paix des braves" et le "drapeau blanc" ont été interprétés par les Algériens comme une sommation d'avoir à se constituer prisonniers et un refus de décoloniser. GdG. — C'était le drapeau blanc des plénipotentiaires, ceux sur lesquels on ne tire pas parce qu'ils viennent négocier... Et vous croyez que je pouvais faire du jour au lendemain ce que je voulais ? Il fallait faire évoluer peu à peu les esprits. Où en était l'armée ? Où en était l'Assemblée ? Où en était mon gouvernement ? Où en était mon Premier ministre ? Nous ne sommes pas une dictature. Les gens sont longs à renoncer à leurs préjugés. Ils ne comprennent que très lentement ; surtout ceux qui croient tout savoir. » Il regarde les frondaisons du parc, où déjà les feuilles jaunissent. GdG : « Le drame algérien, il ne se confine pas à l'Algérie elle-même, ni aux rapports entre la France et l'Algérie. Il affecte les Français eux-mêmes. Il pourrit tout en France. Et il mine la situation de la France dans le monde. » Il doit penser : « Vous croyez que c'était digne de la France, de se maintenir par la guerre et par la torture ? » Pourtant, il ne le dit pas. Il ne veut pas avouer, mais il laisse deviner, qu'il lui faut sans cesse manœuvrer pour apprivoiser les militaires, les pieds-noirs en Algérie, les conservateurs en métropole, et les amener à accepter l'évolution inévitable ; quitte à les amuser avec des leurres. « L'autodétermination, piège à cons » AP : « Que va-t-il sortir de l'autodétermination ? GdG. — Ce sera un piège à cons. AP. — Mais qui seront-ils ? GdG. — Le FLN, s'il refuse de négocier. Les pieds-noirs, s'ils refusent de jouer le jeu, alors qu'ils peuvent prendre une place essentielle dans l'Algérie, une fois la paix revenue. Il se lève. « Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins, et ces territoires énormes. C'est une bonne affaire de les émanciper. Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d'outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd. Les populations sont prises dans la masse de l'ensemble arabe en Afrique du Nord, de l'ensemble noir au sud du Sahara. Comment voulez-vous que les unes se gouvernent librement et les autres pas ? « C'est un terrible boulet. Il faut le détacher » « Tant que nous ne nous en serons pas délestés, nous ne pourrons rien faire dans le monde. C'est un terrible boulet. Il faut le détacher. C'est ma mission. Elle n'est pas drôle. Mettez-vous à ma place ! Je ne fais pas ça de gaieté de cœur. Mais c'est peut-être le plus grand service que j'aurai rendu à la France. Les années passent. Nous n'avons plus le temps d'attendre. Et je ne suis pas immortel. » Il laisse sa main sur la poignée de la porte. « Enfin, puisque vous allez à l'ONU, vous ne vous embarquez pas sans biscuit, avec l'autodétermination. Ces gens-là ne peuvent pas y être hostiles. » Il me tend cette main dont la pression si légère contraste tant avec son personnage volontaire : « C'est comme à la chasse, je ne vous dis pas bonne chance. Vous viendrez me raconter, quand vous serez revenu. » De mars à octobre : en six mois, l'accent s'était déplacé des difficultés de l'intégration à l'impérieuse nécessité de la désintégration ; de l'impossibilité de l'Algérie française à l'obligation de l'Algérie algérienne. Une seule question subsistait : « Comment s'en débarrasser ? » 1 Comme rapporteur pour l'Outre-Mer du « Parlement européen » (ainsi se nomme-t-il, encore que cette appellation, qui ne figure pas dans le traité de Rome, soit récusée par de Gaulle). 2 Comme membre de la délégation à l'Assemblée générale des Nations Unies. 3 Devenu Zaïre depuis 1966. 4 Devenues respectivement Kinshasa et Lubumbashi. 5 Tel est le terme dont il usait parfois, comme Schweitzer... ou Montesquieu. 6 Raymond Cartier, éditorialiste à Paris-Match, défend depuis 1955 l'idée que, les colonies coûtant beaucoup plus cher qu'elles ne rapportent, il vaut mieux s'en retirer et garder nos investissements pour nous. Me Tixier-Vignancourt, candidat à l'élection présidentielle en novembre 1965, devait résumer cette thèse par la formule : « La Corrèze avant le Zambèze. » 7 De Gaulle avait annoncé le 16 septembre 1959 que la France accordait l'autodétermination à l'Algérie. Chapitre 8 « ON N'INTÈGRE PAS DES NATIONS COMME DES MARRONS DANS UNE PURÉE » Le 12 janvier 1960, René Brouillet me demande de passer le voir à l'Élysée. « Nous sommes préoccupés ici par la campagne de plus en plus vive que fait le Mouvement européen contre les idées européennes du Général. » « Nous » : éviter de découvrir de Gaulle, telle est la consigne première de ses collaborateurs. Mais la suite de la conversation me prouve qu'il s'agit bien de ses préoccupations à lui. « Il a justement l'intention de prendre des initiatives dans ce domaine au cours des mois qui viennent. Mais elles ne pourront aboutir que si elles ne sont pas aussitôt torpillées par des procès d'intention. Le Général souhaiterait donc qu'on fasse pièce au Mouvement européen, qui a pris une tournure violemment anti-gaulliste. « Nous avons songé que vous pourriez animer un autre mouvement européen, qui, lui, serait gaulliste et défendrait la thèse de l'Europe des nations, face à l'Europe supranationale. On pourrait affilier ce mouvement français à l'Union paneuropéenne de Coudenhove-Kalergi 1 , que le Général connaît depuis longtemps et qu'il a reçu récemment. On mettrait comme président Louis Terrenoire, qui, comme ministre de l'Information, n'aura guère le temps de s'en occuper, et vous seriez secrétaire général. On pourrait demander à Pompidou d'être trésorier. Si vous êtes d'accord, je vais lui téléphoner. Le Général vous recevra bientôt.» Tout est déjà empaqueté, avec une faveur rose. Le Général a évidemment donné son accord à cette construction, à moins qu'il en ait eu l'idée lui-même. Il n'est donc pas question d'en discuter. Georges Pompidou, que je vais trouver dans son petit bureau Empire chez Rothschild, se charge de trouver de modestes fonds, nécessaires pour éditer un bulletin mensuel et organiser des réunions. « J'ai de l'entraînement, me dit-il gaiement. J'ai été grand argentier du RPF vers la fin de son existence. J'espère que ça coûtera moins cher et que ça se terminera mieux. » « Je veux que l'Europe soit européenne, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas américaine » Selon la même procédure que la première fois, en passant par le bureau de René Brouillet, je suis reçu par le Général le 27 janvier 1960. Il me déclare tout de suite, avec de la tristesse dans la voix : « Voyez-vous (il ne m'appelle plus "Monsieur le député" ; je suis passé d'un cercle dans l'autre : celui des visiteurs assez familiers déjà pour qu'il ne les appelle plus par leur fonction, mais pas encore assez pour qu'il les appelle par leur nom). Voyez-vous, il n'y a pas beaucoup de véritables Européens. Je me demande quelquefois si je ne suis pas le seul. Il y a des gens qui cherchent des places et des avantages. « Il y a Luns 2 , qui veut faire l'Europe, à condition qu'il y soit le cheval de Troie des Anglo-Saxons... Il y a Spaak 3 , qui essaie de contenir les forces centrifuges de la Belgique en l'entourant d'un bunker européen. Il y a Adenauer, qui préférerait éviter que l'Allemagne se réunifie, en intégrant l'Allemagne de l'Ouest à l'Europe occidentale et en renvoyant aux calendes la possibilité d'un accord avec l'Allemagne de l'Est. Pour ces deux-là, l'Europe, ça serait commode : vous pensez, ça empêcherait l'éclatement de la Belgique et l'unification de l'Allemagne... Il y a Pflimlin, qui veut favoriser la position de Strasbourg pour le siège, au détriment de Paris, que tout le monde sauf lui trouverait plus pratique. Tous, ils ne veulent de l'Europe que parce que ça arrange leurs petites affaires. Moi, je veux l'Europe pour qu'elle soit européenne, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas américaine. AP. — Vous vous êtes toujours fait une certaine idée de la France : vous êtes-vous toujours fait, de même, une certaine idée de l'Europe ? GdG. — Je n'ai pas attendu que les illuminés de La Haye4 aient découvert qu'il y avait une Europe et qu'elle pouvait et devait s'organiser. Reprenez mes textes d'avant-guerre, de la guerre et de l'après-guerre, vous constaterez que j'ai toujours préconisé l'union de l'Europe. Je veux dire l'union des États européens. Lisez ce que j'en dis depuis plus d'un quart de siècle — il y aurait peut-être avantage, d'ailleurs, à regrouper ces textes. Je n'ai pas varié. Je souhaite l'Europe, mais l'Europe des réalités ! C'est-à-dire celle des nations — et des États, qui peuvent seuls répondre des nations. « Les Français continuent à détester les Boches » AP. — Si vous ne voulez pas d'une Europe intégrée et supranationale, comment voyez-vous pratiquement l'union européenne ? GdG. — Les lignes directrices sont claires comme le jour. Pour les détails, nous nous verrons une autre fois, quand j'aurai plus de temps ; voici le principal. « La première idée, c'est qu'il faut que l'Europe occidentale s'organise, autrement dit que ses États se rapprochent, d'Amsterdam à la Sicile, de Brest à Berlin, de façon à devenir capables de faire contrepoids aux deux mastodontes, les États-Unis et la Russie. Tant que nos pays restent dispersés, ils sont une proie facile pour les Russes, comme les trois Curiaces arrivant séparément face à Horace ; sauf si les Américains les protègent. Ils ont donc le choix entre devenir des colonies russes, ou des protectorats américains. Ils ont préféré la seconde solution et on comprend qu'elle ait d'abord prévalu. Mais ça ne pourra pas durer éternellement. Il est donc urgent qu'ils s'unissent pour échapper à cette alternative. Il faut commencer par ces cinq ou six pays, qui peuvent former le noyau dur 5 ; mais sans rien entreprendre qui puisse barrer la route aux autres, l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre si elle arrive à se détacher du Commonwealth et des Etats-Unis, un jour la Scandinavie, et pourquoi pas la Pologne et les autres satellites quand le rideau de fer finira pas se lever. « La deuxième ligne directrice, c'est que l'Europe se fera ou ne se fera pas, selon que la France et l'Allemagne se réconcilieront ou non. C'est peut-être fait au niveau des dirigeants ; ce n'est pas fait en profondeur. Les Français continuent à détester les Boches. « Il n'y a que moi qui puisse relever l'Allemagne de sa déchéance » « Il n'y aura pas de construction européenne si l'entente de ces deux peuples n'en est pas la clef de voûte. C'est la France qui doit faire le premier geste, car c'est elle, en Europe occidentale, qui a le plus souffert. AP. — Les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, l'Angleterre, ont souffert aussi... GdG. — Ce n'est pas pareil. La France a souffert plus que les autres, parce qu'elle est le seul pays dont le gouvernement légal ait collaboré avec l'ennemi. D'autres ont été occupés, d'autres ont subi des privations ou des exactions. Mais aucun autre n'a vu ses dirigeants vendre son âme. Les peuples hollandais, belge, etc., regardaient vers Londres, où leurs gouvernements s'étaient exilés. C'est là que s'étaient transportés leur légitimité et leur espérance. Ils ne doutaient pas de la voie à suivre. Ils n'étaient pas divisés en profondeur. Le mal qu'a fait Vichy, c'est de vouloir faire croire aux Français que la France allait s'en tirer en collaborant, et même qu'elle avait intérêt à la victoire de l'Allemagne. « Voilà pourquoi la France a souffert plus que les autres : parce qu'elle a été plus trahie que les autres. Voilà pourquoi elle est seule à pouvoir faire le geste du pardon. L'Allemagne est un grand peuple qui a triomphé, puis qui a été écrasé. La France est un grand peuple qui a été écrasé, puis a été associé au triomphe. Il n'y a que moi qui puisse réconcilier la France et l'Allemagne, puisqu'il n'y a que moi qui puisse relever l'Allemagne de sa déchéance.» (« Grand peuple ! » Je songe au récit que m'a fait Jean Laloy, mon aîné du Quai d'Orsay, qui, en qualité d'interprète, accompagnait, à la fin de 1944, de Gaulle en URSS. Les autorités soviétiques faisaient visiter à celui-ci le champ de bataille de Stalingrad. Le Général regardait au loin les ruines encore intactes. Il laissa échapper : « Quel grand peuple ! » Laloy traduisit aussitôt aux accompagnateurs soviétiques, qui manifestèrent leur satisfaction. Le Général précisa alors : « Je parle des Allemands 6 . ») « Chaque peuple est incomparable » Le Général reprend : « La troisième idée directrice, c'est que chaque peuple est différent des autres, incomparable, inaltérable, irréductible. Il doit rester lui-même, dans son originalité, tel que son histoire et sa culture l'ont fait, avec ses souvenirs, ses croyances, ses légendes, sa foi, sa volonté de bâtir son avenir. Si vous voulez que des nations s'unissent, ne cherchez pas à les intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons. Il faut respecter leur personnalité. Il faut les rapprocher, leur apprendre à vivre ensemble, amener leurs gouvernants légitimes à se concerter, et, un jour, à se confédérer, c'est-à-dire à mettre en commun certaines compétences, tout en restant indépendants pour tout le reste. C'est comme ça qu'on fera l'Europe. On ne la fera pas autrement. « La quatrième idée, c'est que cette Europe-là prendra naissance le jour où ses peuples, dans leurs profondeurs, décideront d'y adhérer. Il ne suffira pas que des parlementaires votent une ratification. Il faudra des référendums populaires, de préférence le même jour dans tous les pays concernés. » « Je suis amené à revenir sur l'accord » Je me suis plongé dans les textes du Général précédemment publiés (y compris ses discours et messages du temps du RPF, introuvables, mais réunis en une brochure, depuis longtemps épuisée, sous le titre : La France sera la France). De fait, ces quatre idées directrices se retrouvaient immuablement d'un texte à l'autre, comme des fils entrelacés. « Il y aurait peut-être avantage à regrouper ces textes », m'avait-il dit. Ne pourrait-on pas le faire, sous l'égide de l'Union paneuropéenne, pour montrer la persévérance des convictions européennes de De Gaulle ? Je m'en suis ouvert à Georges Pompidou. « Excellente idée, me dit-il. La façon la moins fatigante d'écrire un livre, c'est de faire une anthologie. Il suffit d'une paire de ciseaux et d'un pot de colle. J'en sais quelque chose7 . Vous devriez faire ça chez Plon, qui a les droits sur les ouvrages du Général. Mais assurez-vous d'abord de l'accord de l'Élysée. » J'ai soumis l'idée à René Brouillet, qui l'a soumise au Général et m'a donné son « feu vert ». Pendant plusieurs semaines, j'ai lu, choisi, annoté 8 . Bourdelle, le président de Plon, enthousiasmé par ce projet, a fabriqué une jolie maquette. Sur la couverture, on lit seulement en grosses lettres : CHARLES DE GAULLE L'EUROPE DES NATIONS Sur la page de titre, on lit en outre, en petits caractères : Textes choisis et annotés par Alain Peyrefitte Comité français pour l'Union paneuropéenne. Le tout forme un livre de quelque trois cents pages. Seule difficulté rencontrée : un texte de la période du RPF préconisait une « imposante fédération de peuples libres ». Cette notion était en contradiction avec la philosophie générale du projet. Je prie Brouillet de demander au Général, en lui présentant la maquette et la copie dactylographiée, s'il préfère maintenir ce texte ou le supprimer. Brouillet me rappelle : « Le Général est très content de votre travail et m'a demandé de vous en remercier vivement. De prime abord, il a préféré que le discours comportant le mot de "fédération" ne soit pas retenu, puisque votre choix de textes, de toute façon, n'est pas exhaustif. Mais il m'a dit qu'il y réfléchirait. » Patatras ! Deux jours plus tard, René Brouillet me rappelle tristement : « Le Général a écrit une note en me renvoyant votre manuscrit. Je vous la lis, car la consigne est de ne pas laisser sortir de l'Élysée de notes manuscrites : Je suis amené à revenir sur l'accord que j'avais donné à M. Peyrefitte. Pas de publication. — C'est sans appel ? — Oh oui ! Tel qu'il est... Je ne crois même pas que vous trouveriez quelqu'un pour lui poser à nouveau la question. Et je ne vous conseillerais pas de le faire vous-même. — Vous connaissez la raison de son refus ? Est-ce à cause du mot "fédération" qu'il ne veut ni supprimer, ni faire reparaître ? — J'ignore ce qui s'est passé. Il avait l'air très content, avant-hier...» Cette volte-face provient-elle de la notion de fédération, inopportunément utilisée un jour et sévèrement condamnée depuis lors ? Ou peut-être est-il devenu soudain sensible à l'inconvénient de donner aux uns l'impression d'une doctrine figée, aux autres l'occasion de dénoncer des contradictions — alors que son intérêt est de se garder les mains libres... 1 L'Union paneuropéenne, fondée en 1926 par Richard de Coudenhove-Kalergi, citoyen franco-autrichien, et le plus ancien mouvement militant pour l'idée européenne. 2 Ministre des Affaires étrangères néerlandais. 3 Ministre des Affaires étrangères belge. 4 En 1948, un congrès à La Haye avait donné naissance au Mouvement européen. Les plus importants des hommes politiques des démocraties occidentales s'y étaient réunis. La majorité des parlementaires, dans les pays concernés, adoptèrent avec enthousiasme le credo de La Haye. 5 C'est l'expression qu'il employait ; elle n'était pas encore à la mode. 6 Jean Laloy n'a pas cru devoir traduire cette dernière précision. Cette anecdote a été racontée de travers, selon lui, par Georges Bidault et d'autres. Il n'y avait là que les autorités soviétiques locales ; ni Molotov, ni aucun membre du gouvernement soviétique n'était venu au-devant du Général, qui arrivait à tire-d'aile de Paris. 7 Les seuls ouvrages qu'il avait alors publiés étaient deux opuscules de Morceaux choisis d'André Malraux et de Corneille (classiques Vaubourdolle, Hachette) et une copieuse Anthologie de la Poésie française (Hachette). 8 Un « gaulliste de gauche », journaliste à Combat, Jacques de Montalais, m'aida efficacement dans le travail de recherche des textes. Chapitre 9 «NOUS N'ALLONS PAS NOUS LAISSER INFÉODER ! » Nouvelle audience hors audiences. Le 13 juillet 1960, René Brouillet me demande de passer le voir. « Courcel et moi avons dit au général de Gaulle que vous connaissiez le traité de Rome sur le bout du doigt, et pour cause1 . L'entretien que vous allez avoir avec lui est très confidentiel. Vous avez fait en 1957 au Quai d'Orsay, devant nos collègues, une conférence où vous démontriez que le traité de Rome permettait, tel qu'il a été signé, de garder la règle de l'unanimité jusqu'au-delà de la période transitoire, et donc de sauvegarder la souveraineté nationale 2 . Le Général souhaiterait vous interroger sur la manière de se prémunir contre le risque de perte de l'indépendance nationale que comporterait ce traité si l'on n'y prenait garde. » « Vous êtes expert en chinoiseries bruxelloises ? » Là-dessus, Brouillet m'introduit dans le bureau du Général. « Alors, me dit celui-ci en me désignant impérieusement le fauteuil placé en face de lui (celui-là, pas un autre), on me dit que vous êtes expert en chinoiseries bruxelloises ? AP (modestement). — Expert, c'est beaucoup dire. J'ai participé à Bruxelles, pendant deux ans, à la négociation des traités de Rome et de leurs règlements d'application.» Le Général appelle mon attention, à son tour, sur le caractère confidentiel de cet entretien, puis il va droit à ce qui l'inquiète : GdG : « Après le rejet de la Communauté européenne de défense, les inspirateurs de cette entreprise ont fui comme la peste les mots de " supranationalité " et de " fédéralisme ". Ils ont compris qu'ils couraient à un nouvel échec s'ils y allaient franco. Mais ils n'ont pas changé de convictions. Ils sont bien décidés à établir, comme ils disent, les États-Unis d'Europe, avec un super-gouvernement fédéral, composé des actuelles commissions, qui surplomberait des gouvernements provinciaux — les actuels gouvernements des Etats —, lesquels ne s'occuperaient plus que des questions secondaires 3 . « Supranationalité, c'est absurde, rien n'est au-dessus des nations » AP. — C'est le système Monnet. Il consiste précisément à créer des situations dont on ne peut sortir qu'en accroissant la dose de supranationalité. Chaque difficulté nouvelle nous entraîne dans un engrenage qui pousse un peu plus à l'État fédéral et dessaisit un peu plus les gouvernements nationaux. GdG. — Cela, nous n'en voulons pas ! Cela ne se fera pas ! Ce serait une stupidité ! Des deux traités de Rome, je ne sais pas lequel est le plus dangereux. Le traité sur Euratom est plus qu'inutile, il est nuisible. Je me demande s'il ne faut pas le dénoncer. Et puis, il y a le Marché commun. C'est une union douanière, qui peut nous faire du bien, à condition qu'on réalise le Marché commun agricole, qui n'y est pas institué, et quelques autres politiques communes, qui ne sont même pas esquissées. Mais il comporte aussi des prétentions, ce qu'on appelle ses "virtualités supranationales", qui ne sont pas acceptables pour nous. "Supranationalité", c'est absurde ! Rien n'est au-dessus des nations, sinon ce que leurs États décident ensemble ! Les prétentions des commissaires de Bruxelles à vouloir donner des ordres aux gouvernements sont dérisoires ! Dérisoires ! « C'est un machin où nous donnons tout et ne recevons rien » AP. — Ce que vous souhaitez, c'est de rendre inopérante la dose de supranationalité incluse dans les deux traités de Rome — Marché commun et Euratom —, mais aussi, il ne faut pas l'oublier, la dose encore plus forte qu'on trouve dans le traité de Paris de 1952 sur la Communauté charbon-acier ? Il me semble qu'il n'est pas nécessaire de dénoncer ces traités, ce qui ferait un énorme esclandre. Il suffit d'imposer, tant que nous ne sommes pas encore dans la supranationalité, une interprétation jurisprudentielle qui exclue la supranationalité pour plus tard. GdG. — Comment voulez-vous vous y prendre ? AP. — Pour Euratom, ce n'est pas difficile. Comme nous sommes le seul des six pays à posséder un puissant organisme consacré aux recherches atomiques, il suffit de ne nous prêter à la construction d'aucun autre équipement, ni à aucune mise à disposition de nos chercheurs et ingénieurs. Il n'y a qu'à invoquer les besoins du service. Il n'existera pas d'installations atomiques communautaires, si ce n'est pas nous qui les réalisons. GdG. — Naturellement ! C'est un machin où nous donnons tout et ne recevons rien. C'est incroyable que des gouvernants français aient pu signer ça, que des majorités parlementaires aient pu l'approuver. AP. — Pourquoi tuer spectaculairement Euratom, alors qu'il suffit de le laisser dépérir en ne le nourrissant pas ? GdG (sceptique). — Vous croyez ? Si on le dénonçait une bonne fois, on n'en entendrait plus parler. AP. — On en entendra parler beaucoup moins encore, mon général, si on l'assèche tout doucement. Quant au Marché commun, il fonctionne, jusqu'au bout de la deuxième des trois étapes de quatre ans chacune, c'est-à-dire en principe jusqu'au 1er janvier 1967, selon la règle de l'unanimité. D'ici à la fin de la deuxième étape, nous pouvons opposer notre veto à toute décision. Mais, surtout, nous pouvons, au dernier moment, opposer notre veto à la décision de passer à la troisième étape, à partir de laquelle les décisions seraient prises à la majorité. On resterait définitivement dans la deuxième étape. Ou, de préférence, nous pouvons poser comme condition, avant d'accepter de sauter le pas, que soit préservé notre veto pour les questions que nous considérerions comme essentielles. « La France ne se confond pas ! » GdG. — Il faut nous garder du risque d'être débordés. Harmoniser les intérêts pratiques des Six, organiser leur solidarité économique vis-à-vis des tiers, c'est bien. Mais il n'est pas question de passer, selon la même méthode, du domaine économique à je ne sais quelle "intégration" de la politique, de la diplomatie, de la défense. Ce sont des billevesées. Nous n'allons pas nous laisser déposséder de nos pouvoirs. Nous n'allons pas nous laisser inféoder ! La France ne se confond pas ! « Les Monnet et autres Pleven considèrent que la France n'est qu'un petit pays ; qu'elle ne fait pas le poids pour jouer un rôle mondial ; qu'elle n'a donc qu'à se soumettre aux autres. Fabre-Luce vient même d'écrire 4 que, les Français ayant fait depuis deux siècles la preuve qu'ils n'étaient pas capables de se gouverner, l'intégration supranationale allait permettre aux Allemands de nous apprendre l'organisation et la discipline. Tout ça est monstrueux ! Monstrueux ! « Je n'exclus pas, pour plus tard, une confédération, qui serait le couronnement d'un patient effort pour dégager une politique commune, une diplomatie commune, une sécurité commune, au bout d'une longue période où les six États auraient pris l'habitude de vivre ensemble. Je vais faire des propositions dans ce sens à Adenauer. Mais ça ne pourra se faire que par la concertation des gouvernements légitimes. Et non par des technocrates apatrides. » Au moment de me raccompagner à la porte, le Général me demande négligemment : « Vous pouvez me faire une note sur les moyens pratiques d'étouffer la supranationalité ? Et, tant que vous tiendrez la plume, vous pourriez faire des articles pour vulgariser un peu ces idées de concertation des États, de construction confédérale, de référendum européen. Les bulletins mensuels de votre Comité paneuropéen sont bien, mais on n'en voit que de courts extraits dans les journaux. Il faudrait alimenter la grande presse. » Et on dit que le Général méprise la presse... Pompidou : « Vous écrivez trop » Paris, 15 octobre 1960. La simultanéité des deux commandes du Général a provoqué un affreux pataquès. J'ai passé les semaines suivantes à rédiger une note confidentielle, vigoureuse et sans fard, pour le seul Général, et une série d'articles, soigneusement édulcorés, pour Le Monde. Le Général ne me parla jamais de la note. Seuls, Robert Gillet et Jacques de Beaumarchais, directeur et directeur-adjoint du cabinet de Couve, m'indiquèrent négligemment que « mon rapport faisait l'objet d'études attentives ». Pourtant, je constatai que les méthodes de mise en sommeil de la supranationalité que je préconisais furent suivies pendant les six années suivantes — probablement parce qu'elles s'imposaient d'elles-mêmes. Elles devaient aboutir au « compromis de Luxembourg » de janvier 1966, qui sauvegardait le droit de veto pour les questions essentielles. Quant à la version « grand public », elle parut en quatre articles à partir du 14 septembre 1960. Lorsque, un an plus tard, fut connu ce qu'on allait appeler le « plan Fouchet », Le Monde s'enorgueillit d'avoir bénéficié d'un scoop 5 . En vérité, Christian Fouchet comme moi n'avions servi que de prête-noms au Général. Hélas ! À la fin d'août 1960, partant visiter Chine et Japon, j'avais confié à ma secrétaire le soin d'adresser à mes collègues français du groupe libéral du « Parlement européen » — au nombre desquels figuraient non seulement quelques gaullistes, mais René Pleven, Maurice Faure, Jean Legendre — le texte que Le Monde allait publier un peu plus tard. Par une malencontreuse erreur, ma secrétaire lui substitua la note secrète... À mon retour, j'appris que ce texte avait fait scandale dans le Landerneau de la supranationalité. Une feuille confidentielle proche des Commissions de Bruxelles l'avait dûment reproduit6 . Le pire vint deux ans plus tard, quand Georges Pompidou présenta son premier gouvernement devant l'Assemblée nationale, le 26 avril 1962. L'un de mes destinataires imprévus, Jean Legendre, député-maire de Compiègne, fédéraliste convaincu, cloua le gouvernement au pilori devant un hémicycle et des tribunes bondés : « Monsieur le Premier ministre, nous ne connaissons pas vos idées... Mais nous connaissons celles du nouveau secrétaire d'État à l'Information, notre collègue Alain Peyrefitte, qui a bien voulu nous adresser voici près de deux ans une note confidentielle, accompagnée de sa carte de visite, dans laquelle il expliquait comment on allait pouvoir "inactiver les virtualités fédérales des traités de Rome", et "chloroformer Euratom". Eh bien, ces idées sont exactement contraires aux nôtres ! Nous voulons activer les virtualités fédérales du traité de Rome ! Nous voulons la supranationalité ! Nous voulons les États-Unis d'Europe ! Nous vous combattrons si vous y portez atteinte ! » (tonnerre d'applaudissements sur presque tous les bancs, sauf ceux du groupe UNR, consterné). Georges Pompidou ne répondit pas à cette philippique. Il se contenta de me dire avec bonhomie, car il avait aperçu ma rougeur de jouvenceau : « Vous écrivez trop. » 1 De 1956 à 1958, j'avais été membre, comme sous-directeur des Organisations européennes au Quai d'Orsay, de la petite délégation française à la conférence inter-gouvernementale de Bruxelles. 2 Cette démonstration technique, faite en décembre 1957 lors d'un « séminaire de recyclage » de diplomates consacré aux traités de Rome, avait été publiée par le Quai d'Orsay avec les autres communications de ce colloque. Elle avait affligé les uns et enchanté les autres. 3 Trente-quatre ans après cet entretien, la querelle entre partisans de la fédération et de la confédération, de la supranationalité et de la transnationalité, fait toujours rage. 4 Alfred Fabre-Luce, Lettres européennes (publiées par l'auteur et adressées par lui à des relais d'opinion). La presse en avait publié des extraits. 5 Le Monde du 28 septembre 1961 : « Nous avons, l'an dernier, publié une série d'articles dans lesquels M. Alain Peyrefitte analysait les idées gaullistes en matière de construction européenne (voir Le Monde du 14 au 17 septembre 1960). Les perspectives qu'ils ouvraient, à mi-chemin d'une conception "intégrationniste" et d'une conception strictement inter-gouvernementale, se sont trouvées confirmées par les conclusions du "sommet" européen de Bad-Godesberg. » 6 Le journal belge La Dernière Heure du 8 février 1963 devait le republier. Une thèse de doctorat devait même démontrer que « toute la politique européenne de la France depuis six ans était révélée dans ce document d'août 1960 » (Edmond Jouve, Le général de Gaulle et la construction de l'Europe, 1940-1966, Thèse pour le doctorat en science politique soutenue le 25 avril 1966, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1967). Chapitre 10 « CES PAUVRES FRANÇAIS D'ALGÉRIE SONT EN TRAIN DE SE SUICIDER » 19 décembre 1960. Déjeuner intime à l'Élysée. Et dans quelles circonstances ! Le Général revient d'une tournée en Algérie qui s'est très mal passée : les pieds-noirs l'ont conspué et l'ont même un moment menacé physiquement, à Aïn-Témouchent. L'aide de camp explique que l'entourage a vu le moment où on allait le lyncher. Il était sorti de l'hôtel de ville sans autre protection que deux gorilles. Il avait plongé dans la foule des Arabes, amenée par les pieds-noirs pour crier « Algérie française ! », et qui, depuis son arrivée, deux heures plus tôt, émettait un hurlement ininterrompu. Stupéfaite de son intrépidité, elle s'est écartée devant lui. On a même crié : « Vive de Gaulle ! » Le journaliste américain Joseph Alsop, connu pour son antigaullisme, en pleurait d'émotion et d'admiration. De Gaulle, en revanche, n'en dit mot et se tient à des propos de circonstance, qui m'ont paru d'une étonnante banalité, comme s'il voulait marquer qu'on n'est pas génial à jet continu, mais qu'on partage les pensées ordinaires de tout le monde. Je ne puis m'empêcher d'en être un peu déçu. Comment peut-on, quand on est de Gaulle, parler pour ne rien dire ? Il est vrai qu'il parle peu. « À l'Élysée, rien ne rappelle nos grandes gloires » Le seul propos qui mérite d'être noté : « Non, je n'aime guère ce palais, répond le Général à sa voisine. Il est plein de fantômes déplaisants, depuis la Pompadour jusqu'à Mme Steinheil 1 ... (On lui prête une formule: "C'est un palais de la main gauche." Mais si elle est authentique, il s'interdit de la redire. Il sait que ses boutades font aussitôt le tour de la France ; il ne veut pas se répéter.) « ...en passant par l'abdication de Napoléon Ier et le coup d'État du 2 décembre. Le quartier lui-même, c'est celui de l'argent, des nantis, des boutiques de luxe. Rien n'y rappelle nos grandes gloires, ni le peuple. J'aurais mieux aimé Vincennes. Mais tout le monde m'explique que la distance poserait aux membres du gouvernement des problèmes insolubles de trajet, et qu'au surplus, ça coûterait les yeux de la tête d'aménager le château. Alors, j'ai fini par me résigner. » Plusieurs ministres m'ont raconté que le sujet était revenu régulièrement en Conseil dans les premiers temps du gouvernement Debré. Chacun baissait la tête vers son sous-main. On attendait qu'il se lasse ; ce qui a fini par arriver. « L'histoire de France est tragique » « Vincennes, certes — fait remarquer Jean de Broglie — c'est Philippe-Auguste, c'est Saint Louis et son chêne, mais c'est aussi l'exécution du duc d'Enghien dans le fossé. — C'est vrai que ça non plus, reconnaît le Général, ce n'est pas un bon souvenir. Que voulez-vous, l'histoire de France est tragique. » Au café, il va de l'un à l'autre. Il s'approche des dames, qui parlent des exploits en football de leurs gamins. Il fait semblant de s'intéresser à ces échanges. « Et vous, Madame ? » demande-t-il à Monique, qui restait silencieuse. « Oh moi, je ne me pose pas ce genre de questions, je n'ai que des filles, et un garçon qui a trois semaines. » « Comment, s'écrie-t-il, vous avez eu un bébé il y a trois semaines, et vous restez debout ? » Il l'entraîne à grandes enjambées vers Mme de Gaulle, et la fait asseoir sur le canapé : « Yvonne, cette jeune femme vient d'avoir un bébé, occupez-vous donc d'elle ! » Il a une tragédie sur les bras, il vient une fois de plus d'échapper à la mort, et il se préoccupe d'une jeune accouchée. Puis il revient vers les hommes. En tournant sa cuillère dans sa tasse, il nous dit avec résignation : « Ces pauvres Français d'Algérie sont en train de se suicider. Ils font tout pour rendre impossible la fin des combats. Ils font tout pour dresser l'armée française contre la France. Ils font tout pour se faire chasser d'Algérie. Ils sont en train de ruiner les dernières chances qui leur restaient de pouvoir s'entendre avec les musulmans et de cohabiter avec eux dans l'Algérie algérienne. Ils préparent un bain de sang dont ils seront les premières victimes. » « L'Algérie française, ce n'est pas la solution, c'est le problème » Il chausse un instant ses lunettes, grosses comme des loupes, pour vérifier d'un coup d'œil circulaire que chaque dame est assise : il ne saurait s'asseoir tant qu'une seule reste debout. Il choisit alors un canapé et fait signe à Jean de Broglie et à moi de le rejoindre. Il reprend : « Les pieds-noirs continuent à clamer Algérie française ! Comme si cette formule magique allait les sauver ! Mais l'Algérie française, ce n'est pas la solution, c'est le problème ! Ce n'est pas le remède, c'est le mal ! Comment a-t-on pu laisser croître sans contrôle cette immigration européenne, au milieu d'une population radicalement différente, dans un pays hostile ? Nous avons débarqué à Sidi-Ferruch pour une histoire d'éventail, sans savoir ce que nous ferions ensuite. Sous Louis-Philippe, sous la IIe République, sous le Second Empire, on est allé de soulèvement en soulèvement. Bugeaud, puis Pélissier, puis Mac-Mahon tiraient encore au canon sur des villages. Là-dessus, la IIIe République, qui prétendait nier les différences entre les races et les religions et qui considérait qu'il n'y avait qu'une civilisation, la sienne, a donné libre cours à sa chimère de l'assimilation. C'est alors qu'on a rendu définitive la départementalisation, qu'on a vraiment fait le choix de l'Algérie française. Ça devenait de plus en plus difficile d'en faire un autre. Mais ce n'était qu'un faux-semblant. Il suffit de passer quelque temps en Algérie pour se rendre compte que le peuple arabe est inassimilable. Et sous tous les régimes, l'administration a régulièrement brimé les indigènes au profit des colons. « La seule formule viable : le royaume arabe » « Un seul a compris dans quelle impasse on s'enfonçait : Napoléon III. Il voulait faire un royaume arabe. Il admirait la noblesse des chefs arabes. Abd el Kader s'était conduit de façon chevaleresque à Damas, en sauvant de la mort des Français et des Maronites qu'il avait arrachés à la populace déchaînée. Louis Napoléon voulait susciter une aristocratie, et plus tard une dynastie, qui auraient — comme au Maroc — constitué l'armature de ce royaume. La France en aurait simplement assuré la protection, jusqu'à ce qu'il ait atteint la capacité de s'émanciper. Les Européens auraient été non les dominateurs, mais le levain dans la pâte. On est passé à côté de la seule formule qui aurait été viable... (Un silence)... Mais on ne refait pas l'histoire. En tout cas, nous payons cent trente ans d'aveuglements successifs. — Mon général, dit Jean de Broglie sur le mode plaisant, si vous disiez que Napoléon III est le seul à avoir compris le problème algérien, nos adversaires, qui vous taxent déjà de bonapartisme, s'exclameraient : "On vous l'avait bien dit !" » De Gaulle fait comme s'il n'avait pas entendu. Il n'apprécie peut-être pas qu'un jeune député, fût-ce pour une mise en garde, fasse un tel rapprochement, qu'il doit considérer comme peu flatteur — même s'il reconnaît à Napoléon III, par honnêteté, le mérite d'avoir mieux senti que d'autres le problème algérien. « Le réveil sera rude » Il reprend : « Pendant la guerre, je m'étais bien rendu compte que la population arabe ne nous aimait pas. Il faut la comprendre. La majorité des pieds-noirs n'ont jamais eu d'autre politique que de traiter les musulmans en larbins, et de les noyer dans la masse de la France pour qu'ils ne détiennent pas le pouvoir: il était détenu par la France, donc en fait par les Français d'Algérie, puisque l'État à Paris et les fonctionnaires en Algérie cédaient à leurs exigences. C'était ça, l'Algérie française. C'est de ça qu'il faut sortir, parce que ça n'aurait jamais dû exister, et qu'aujourd'hui, de toute façon, ça ne peut plus persister. » Le Général se tourne maintenant vers Broglie. Il finit, quand même, par lui répondre : « Le royaume arabe, c'était plus qu'une politique algérienne, c'était une politique arabe. Vous avez lu la lettre d'instructions d'une centaine de pages que Napoléon III a envoyée à Mac-Mahon en 1865 pour tirer aussitôt les conclusions de son long voyage en Algérie ? Comment voulez-vous, d'un pays arabe à l'autre, faire une politique opposée ? Comment voulez-vous empêcher que l'Algérie soit algérienne, si le Maroc est marocain et la Tunisie tunisienne ? La France aurait pu devenir la protectrice des intérêts musulmans, depuis la Mauritanie jusqu'à l'Euphrate. Elle aurait aidé tous ces pays à se moderniser, sans prétendre à les gouverner. (N'est-il pas de nouveau en train de refaire l'histoire, bien qu'il vienne de dire qu'il s'y refusait ?) Cette pqlitique-là permettait d'avoir une influence prépondérante en Égypte, au Levant, dans tout le Proche-Orient. Nous avons creusé le canal de Suez en faisant valoir aux Égyptiens qu'il faciliterait le pèlerinage de La Mecque. Mais la politique de l'Algérie française a réussi à la fois à nous enfermer dans un piège en Algérie, à nous chasser de Suez et d'Égypte, à nous mettre à dos tout le monde arabe. » Nous, ici, c'est le pluriel, non de majesté, mais de solidarité : nous les Français, nous Napoléon III et Ferdinand de Lesseps, nous la IIIe et la IVe. Il n'y a qu'une histoire de France, comme il aime à dire. Les dames se sont levées. Le Général se lève aussi. Il prend quand même le temps de conclure : « Quand l'Algérie deviendra algérienne, les pieds-noirs se retrouveront sans pouvoir. Ce qu'ils devraient faire maintenant, c'est s'attacher à remplacer le pouvoir par les garanties. Mais ils n'en sont pas encore là. Ils s'accrochent à l'espoir de garder le pouvoir, l'armée, l'autorité de la France. Ils rêvent. Le réveil sera rude. » 1 La maîtresse de Félix Faure, qui serait mort entre ses bras. Chapitre 11 « IL FAUT TROUVER UNE POIRE D'ANGOISSE » Élysée, 15 mars 1961. Nouveau déjeuner intime, en l'honneur cette fois de Wilfrid et Christiane Baumgartner. À l'apéritif, le Général veille à ce que chacun ait son verre ; il se substitue même au maître d'hôtel pour verser aux dames un doigt, non de porto mais de muscat de Frontignan, non de whisky mais de cognac à l'eau. Dans ce palais qui doit donner l'exemple à la France, notre hôte entend qu'on serve seulement des produits de France. « Il paraît que c'est la faute de Napoléon » Christiane Baumgartner se récrie : « Mais pourquoi donc, général, avons-nous pris l'habitude de boire du whisky ? Le cognac à l'eau est tellement meilleur ! » Le Général répond, avec un petit sourire en coin : « Il paraît que c'est la faute de Napoléon. Du fait du blocus continental, les Anglais ne recevaient plus leur cognac, dont ils raffolaient en l'allongeant. Ils ont été obligés de se débrouiller avec les moyens du bord. Ils se sont rabattus sur le whisky d'Écosse — une vulgaire eau-de-vie de grain, conservée dans des barriques de chêne, dont elle prenait le goût. Quand le blocus a été levé, les Anglais s'étaient habitués au scotch. Ils ont préféré l'ersatz à l'original. Puis nous les avons imités, par anglomanie. Mais il serait raisonnable que nous, au moins, nous revenions à l'original, de préférence à l'ersatz. » Il ajoute, comme pris d'un scrupule d'historien : « Je n'ai pas vérifié cette histoire, mais ça pourrait bien être vrai. » Se non è vero... Au café, je demande à Baumgartner s'il est facile, pour un gouverneur de la Banque de France, de devenir ministre des Finances. Il sourit, fait un « chut » malicieux avec son index sur la bouche ; puis il m'entraîne vers une encoignure de fenêtre : « Vous n'imaginez pas, mon cher, comme votre question est cruelle. De Gaulle m'avait convoqué pour me demander de prendre la succession de Pinay. J'ai décliné l'offre : "Je ne suis pas digne. Je connais mal le milieu politique. Je ne suis pas fait pour être ministre. Je suis simplement un serviteur de l'État." De Gaulle insiste. J'insiste dans mon refus : "J'aime mieux continuer mon action à la Banque de France, qui est loin d'être achevée." Il m'a répondu sur un ton à la fois calme et sans réplique, comme une constatation évidente : "Mais vous n'êtes plus gouverneur de la Banque de France !" » Baumgartner commente : « Il a l'art de vous assouplir les reins. Ces manières rudes, il n'a sans doute pas encore eu l'occasion de vous les appliquer. Mais ça viendra, vous verrez. » L'assouplissement de reins va venir plus tôt que je ne pensais, pour une affaire dans laquelle le Général me plonge avant de m'en retirer brutalement et de m'y replonger encore ; à la façon de ce supplice utilisé dans l'ancienne marine, où l'on lançait dans la mer, retenu par une corde, le malheureux matelot à punir, avant de le remonter dès qu'il commençait à surnager, pour recommencer encore. « Le FLN exige le divorce avec pension alimentaire » Élysée, 12 juillet 1961. De Gaulle a évoqué publiquement un « regroupement des Européens d'Algérie » qui pourrait « esquisser un partage ». Je suis allé demander à René Brouillet si le Général pensait sérieusement à cette éventualité comme à un moyen de mettre fin à la guerre d'Algérie. « Très sérieusement », me dit Brouillet. « Est-ce une idée de fond, ou une ruse ? Dans un cas comme dans l'autre, il faudrait creuser l'hypothèse. L'a-t-on fait ? — Je crois que le Général ne souhaite pas qu'on fasse une étude approfondie dans une instance officielle, car ça pourrait compromettre la reprise des négociations. Mais peut-être qu'il ne serait pas fâché que quelqu'un se livre à titre privé à une réflexion personnelle. Il est seul en ce moment. Pourquoi ne lui poseriez-vous pas vous-même la question ? » Brouillet va voir le Général, puis m'introduit après un moment, comme il l'a déjà fait plusieurs fois. « Le FLN, me dit le Général, a peur de négocier. Il a peur de faire la paix. Il a peur de prendre des responsabilités. Il ne sait faire que deux choses, entretenir des troupes en Tunisie et au Maroc et, par sa propagande, monter le plus possible de pays contre nous. Il craint d'avoir à faire ses preuves dans les œuvres de la paix. Continuer cette fausse guerre est pour lui la solution de facilité. Il exige le divorce avec pension alimentaire. Mais il refuse de se présenter à l'audience. Nous devons trouver une poire d'angoisse 1 qui lui rende le statu quo insupportable. Il faut qu'il en vienne à préférer la coopération négociée, devant laquelle il recule encore. » Je fais observer au Général que, si la partition de l'Algérie n'est qu'une menace tactique, elle n'aura pas plus d'effet sur les rebelles qu'un revolver à bouchons. Elle ne les dissuadera de préférer la poursuite de la guerre à des négociations que si elle apparaît comme concrètement possible. Elle devrait faire l'objet d'études précises et entraîner un début de réalisation, à tout le moins un mouvement d'opinion favorable. Il en convient. « Une minorité doit être majoritaire quelque part » J'avance des objections ; ils les chasse d'un revers de main. En quelques phrases sans réplique, il me montre que la partition permettrait de regrouper les Européens, dont les trois quarts demeurent déjà près de la côte entre Alger et Oran ; que cette bande de terrain serait beaucoup plus facile à défendre contre le terrorisme que la totalité d'un vaste territoire, truffé de cachettes introuvables ; que les habitants voteraient bientôt avec leurs pieds, pour l'une ou l'autre des deux parties de l'Algérie, et qu'il y aurait vite plus de candidats pour la nôtre que pour celle qu'on abandonnerait aux rebelles ; que le FLN, invulnérable tant qu'il était désincarné, deviendrait vulnérable quand il serait soumis à des représailles sur le sol qu'il administrerait. Quant au Sahara, habité de populations attachées à la France, il pourrait être érigé en une République autonome, directement reliée à la partie de l'Algérie qui resterait française. Ainsi seraient sauvegardés les deux points auxquels le Général attachait le plus d'importance : des garanties pour les Européens, et la disposition du Sahara (pour le pétrole, mais surtout pour la poursuite des expérimentations nucléaires). Il a réplique à tout. Visiblement, il y a mûrement réfléchi. Ce plan n'a pas l'air d'être seulement un stratagème. Il développe, pour finir, un argument qui comblerait d'aise les pieds-noirs s'ils l'entendaient : « L'important pour une minorité, comprenez-vous, c'est d'être majoritaire quelque part. Si les Français de souche étaient majoritaires en Oranie et dans la plaine de la Mitidja jusqu'à Alger, ils seraient les maîtres du sol. Personne ne pourrait y trouver à redire, pour peu qu'ils laissent la population musulmane libre de s'organiser à sa guise au-delà du réduit où on les regrouperait. Les Canadiens français sont majoritaires au Québec : là, ils ont pu exister, ils ont pu se défendre. Dans les autres provinces, où ils sont minoritaires, ils sont noyés, laminés. Les pieds-noirs, et les musulmans qui voudraient rester avec eux, pourraient tenir dans ce réduit. Les deux millions d'Israéliens ont bien tenu en face des cent millions d'Arabes qui les entourent. « Ce n'est pas l'idéal, conclut-il ; des pourparlers de paix et l'établissement d'une coopération étroite seraient de beaucoup préférables. Mais il ne serait pas mauvais que le FLN se rende compte qu'on va forcément vers ça, s'il continue à fuir le contact. La solution négociée n'aboutira qu'à la condition que nous en ayons une autre toute prête. Il faut avoir deux fers au feu. Vous qui écrivez, pourquoi n'approfondiriez-vous pas cette solution dans des articles de journaux ? » En me raccompagnant à la porte, il me dit simplement : « Inutile de parler de notre entretien à quiconque. » « Inutile » est évidemment une litote pour : « Interdit. » Banque Rothschild, 4 août 1961. Cet exercice de politique-fiction m'intéresse et ce secret m'émoustille. Il devient d'autant plus urgent de creuser cette hypothèse que le FLN, après quelques velléités de négociation, vient de rompre brusquement les pourparlers de Lugrin2 . J'ai donc écrit aussitôt un article sur ce thème 3 . Le jour où il paraît, je rends visite à Georges Pompidou dans son bureau rue Laffitte 4 , pour l'entretenir de la marche du Comité français pour l'Union paneuropéenne. Pompidou expédie ces détails, puis m'interpelle : « Vous avez écrit dans La Vie française de ce matin (elle est ouverte sur son bureau) un article sur le partage de l'Algérie. Ça, c'est une solution ! Ça permettrait à la fois de protéger les pieds-noirs et de sauver le pétrole. » Il éprouve un véritable emballement intellectuel. Il s'est levé, et dans son petit bureau aux fauteuils tapissés de velours vert, il marche de long en large, les mains dans les poches. Plus il s'échauffe, plus il trouve d'arguments. Il se rassied. Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux de jais me fixent. Il ajoute, comme un argument suprême : « Le Général approuve votre article, mais il souhaiterait que vous fassiez quelque chose de plus important. Pourquoi pas une série d'articles dans Le Monde, qui seraient plus fouillés et qui auraient plus de retentissement, comme ceux que vous avez écrits l'an dernier sur l'Europe ? » Il avait évidemment téléphoné à l'Élysée, sans doute à Brouillet. Malraux : « Les Français se diviseront entre partageux et dégageux » Paris, août 1961. Au cours de ce mois, sans rien dévoiler de ma conversation avec le Général, je me suis exercé à faire réagir différents ministres, ou quelques-uns de leurs plus proches collaborateurs, sur l'hypothèse du regroupement, suivi, en cas de malheur, du partage. Elle s'est heurtée à l'hostilité résolue de Louis Joxe : « Les Algériens sont très forts ! Quand nous négocions, ils se baisseraient sous la table pour nous délacer nos chaussures. Il suffirait qu'ils apprennent que vos idées ont la sympathie du gouvernement, pour qu'ils montent sur leurs grands chevaux : ils se déroberaient peut-être irrémédiablement. » Maurice Couve de Murville a été tout aussi catégorique : « On n'échappera pas à l'indépendance, et à l'indépendance d'une Algérie unitaire, sous direction exclusive du FLN. Je l'ai dit au Général dès ma prise de fonctions, en juin 1958. Pendant longtemps, j'ai été le seul autour de la table du Conseil à le penser. Maintenant, nous sommes au moins trois, avec le Général et Joxe. N'allez pas compliquer les choses avec votre théorie ! Ne vous montez pas le coup ! Ce sera l'indépendance, et sans partage ! « Il est impossible que le Maroc et la Tunisie soient indépendants et que l'Algérie ne le soit pas. Ce sont les mêmes djebels, les mêmes crève-la-faim, la même intelligentsia formée par nous et qui nous déteste. En face de ces réalités-là, le juridisme ne tient pas ! Ce n'est pas parce qu'on a découpé l'Algérie en départements français que ce sont des départements français. C'est un pays arabe, qui sera indépendant comme tous les pays arabes. « Et puis, la grande politique étrangère que veut conduire le Général n'est possible qu'à partir d'une indépendance volontairement consentie à l'Algérie et assortie d'accords de coopération.» Robert Gillet et Jacques de Beaumarchais 5 , ainsi que Geoffroy de Courcel et Bernard Tricot 6 , m'ont fait des variations amicales mais sans équivoque sur le même thème. En revanche, cette hypothèse a entraîné la vive approbation du Premier ministre Michel Debré 7 , d'Olivier Guichard et de Jacques Foccart. De même pour les principaux collaborateurs de Louis Joxe, Bruno de Leusse et Vincent Labouret 8 , persuadés que le FLN ne renouera pas si on n'envisage pas une alternative. Malraux ne me donne pas son avis : il se projette dans la pensée du Général, il imagine ce que sera finalement sa décision. Tout de noir vêtu — il vient de perdre ses deux fils dans un accident de voiture —, il marche de long en large dans son bureau doré du Palais-Royal : « Pour le Général, toute solution est bonne qui lui permettrait d'en finir rapidement avec l'affaire d'Algérie. Le temps presse. Il veut avoir les mains libres pour engager la grande politique planétaire entre les deux blocs qu'il est seul à pouvoir mener et qui est seule digne de la France. Il est probable que votre formule reviendrait à poursuivre la guerre sous une autre forme, qui serait plus facile pour nous à soutenir que l'autre, mais qui serait une guerre quand même. C'est pourquoi je pense que le Général, même s'il est momentanément séduit par cette hypothèse, finira par la rejeter. Quand vous développerez vos idées, vous verrez que les Français se diviseront entre partageux et dégageux. Il y aura d'abord plus de partageux que de dégageux. Puis, si les négociations reprennent, les dégageux augmenteront et les partageux diminueront. Et le Général fera ce qu'il faut pour ça. » Cette vaticination me trouble. Il va plus loin que les autres : c'est l'art de deviner les ressorts de la psychologie du Général mieux que lui-même ; l'art de prévoir ce que fera de Gaulle, alors que celui-ci ne le sait peut-être pas encore lui-même. Le secret du roi Les rebuffades de quelques proches du Général ne m'ont pas découragé. J'ai constaté que ni Joxe, ni Couve, ni Tricot, ni même Courcel ne supposaient que le Général eût réfléchi sérieusement à cette solution. Il est donc loin de tout leur dire. C'est la première fois que je perçois cette réalité étrange d'un secret du roi, que je constaterai bien des fois par la suite. De Gaulle confie à quelqu'un, qui n'a pas qualité pour l'accomplir, une mission qu'il cache à ceux qui devraient en avoir la charge — et qui, lorsqu'ils en ont connaissance, ne la prennent pas au sérieux, puisqu'ils en ont été exclus. Au cours de ces entretiens, j'ai appris que, comme hôte de Matignon en 1958, il avait reçu une dizaine de fois Abderrahmane Farès. (C'est Guy Mollet, son ministre d'État, qui l'avait mis en contact avec cet émissaire discret du FLN, grâce auquel, en 1956, quand il était président du Conseil, il avait engagé des conversations avec la rébellion algérienne.) Farès arrivait en fin d'après-midi dans le petit hôtel occupé par le ministre d'État, face à Matignon 9 . Il avait une conversation avec Guy Mollet, après avoir bavardé avec son directeur de cabinet, le diplomate Etienne Manac'h. Celui-ci téléphonait à Bonneval : « Le visiteur du soir est arrivé », et venait l'accompagner jusqu'à la porte du Général. Trois ans plus tard, Joxe, son ministre chargé de l'Algérie, n'avait pas été informé de cet épisode — et a refusé d'abord de le croire quand je le lui ai révélé incidemment. Telle est la force du secret du roi, qu'il s'étend même à ses proches. « ll faut montrer que c'est une solution réalisable sur le terrain » Au début de septembre. Vincent Labouret, revenant d'un comité interministériel à Matignon, me téléphone : « Vos idées l'emportent, c'est un triomphe.» Le colonel de Boissieu, rencontré quelques jours après, me confie que son beau-père, se promenant avec lui en forêt des Dhuits, a longuement analysé avantages et inconvénients de la partition, pour conclure qu'il n'y aurait probablement pas d'autre solution 10 . Pendant ce mois d'août 1961, j'ai laissé courir allégrement ma plume sur ce thème, puis j'ai resserré mon texte en une quarantaine de feuillets que j'ai fait lire à Hubert Beuve-Méry, mon voisin de campagne en Seine-et-Marne. Il les publie en quatre articles en première page du Monde à la fin de septembre. J'en avais au préalable soumis le texte à l'Élysée. René Brouillet, directeur du cabinet, m'a transmis le « feu vert ». À peine ces articles sont-ils parus, que Brouillet me rappelle pour me dire qu'à ses yeux (c'est-à-dire aux yeux du Général), ce sujet mériterait plus que des articles : un véritable livre, avec des cartes, des documents, un rappel de divers précédents à travers le monde, une étude économique. Il ne s'agit plus d'une hypothèse d'école. Il faut démontrer que c'est une solution réalisable sur le terrain. « Mais pas un mot sur tout ça. » Nouvelle escalade. Fin septembre, Racine 11 m'appelle de la part de Michel Debré pour me remettre, sur la cassette des fonds spéciaux, une somme en espèces, afin que je fasse tirer à plusieurs milliers d'exemplaires une plaquette de mes articles du Monde. Il ne suffit pas d'attendre qu'un livre plus détaillé soit prêt. Il faut sur-le-champ diffuser largement cette brochure, en l'envoyant avec ma carte de visite aux relais d'opinion : tous les députés et sénateurs, de l'opposition comme de la majorité, principaux journalistes, directeurs de journaux, éditorialistes, conseillers économiques et sociaux, préfets et sous-préfets (il paraît que Debré tient beaucoup à ces derniers). Je fais fabriquer la brochure par l'imprimerie du Monde. Le rédacteur en chef, André Chênebenoit, a pris l'affaire à cœur, au point de faire figurer sur la couverture, à la place de l'éditeur, Le Monde en lettres gothiques : « Ce n'est pas seulement une série d'articles de vous, me dit-il. Elle n'est pas parue comme "point de vue". C'est la doctrine du Monde. » Le lendemain, le rédacteur en chef-adjoint, Robert Gauthier, m'appelle, très tendu : « Ce n'est pas du tout la doctrine du Monde ! Je viens de convaincre Beuve-Méry de publier sous la signature du club Jean Moulin trois articles qui combattent votre thèse. Deux jeunes maîtres des requêtes au Conseil d'État, Salusse et Creyssel, les ont écrits sur la suggestion de Joxe. Nous prenons à notre charge les frais de débrochage de l'actuelle couverture et de rebrochage d'une couverture blanche, sans mention du Monde. » Tout en savourant ces péripéties, je me suis remis au travail. Entre-temps, l'idée du partage de l'Algérie s'est répandue. Un véritable courant d'opinion se forme. L'Écho d'Alger et L'Écho d'Oran ont reproduit intégralement mes articles du Monde et de La Vie française. Beaucoup de pieds-noirs, jusque-là farouchement hostiles à une pareille idée, s'y raccrochent maintenant comme à une bouée de sauvetage. Les témoignages d'adhésion se multiplient. Guichard, n'ayant pu me joindre, m'écrit une lettre enthousiaste ; délégué de l'Organisation commune des régions sahariennes, il voit dans le partage la solution du problème saharien. Foccart et les principaux dignitaires gaullistes me téléphonent : « Vous avez trouvé l'issue ! Vous nous tirez d'un bien mauvais pas ! » Il n'est pas jusqu'au recteur de la mosquée de Paris, Al Sid Cheikh Boubakeur Hamza — inconnu de moi —, qui ne m'envoie un signe amical : un colis de dattes avec une carte chaleureuse (mais sans aucune allusion écrite à mes articles). Le 28 octobre, Bruno de Leusse vient me voir à mon domicile : « On va reprendre la négociation avec les gens du FLN. Mais ça ne marchera que s'ils ont peur d'une alternative. Poussez vos études ! Il faut absolument que vous publiiez votre livre avant la fin de l'année. D'ici là, dès qu'un chapitre est prêt, donnez-en les bonnes feuilles à un journal ! » J'égrène successivement des papiers dans La Vie française, L'Écho d'Alger, L'Écho d'Oran, France-Soir, Paris-Presse et, de nouveau, Le Monde. Quatre esprits fort déliés m'aident dans mes travaux. Bruno de Leusse et Vincent Labouret, avec lesquels j'avais eu l'occasion de me lier d'amitié au Quai d'Orsay, me stimulent en sous-main dans mes réflexions. Ils sont convaincus que, si la France ne dispose pas d'une solution de rechange, propre à rabattre les prétentions du FLN, la négociation dont leur ministre a la charge n'aboutira pas ; désireux de mettre davantage de cartes dans sa main, ils m'alimentent en informations et en arguments. Éric Labonne, ancien résident général au Maroc, grand connaisseur du Maghreb, et Alfred Fabre-Luce, intelligence étincelante 12 , m'ont écrit pour me dire leur approbation. Ils ont accepté avec empressement de se livrer avec moi, au domicile du premier, à de longues séances de réflexion contradictoire. La partition offre à leurs yeux non un stratagème, mais la seule solution d'avenir, et le moyen légitime pour défendre l'Occident dans cette terre qui lui a appartenu jusqu'à l'invasion arabe et qu'il a reconquise depuis cinq générations. Sur ces entrefaites, le contact est repris avec le FLN. En novembre, alors que j'ai déjà corrigé les épreuves de mon livre, Geoffroy de Courcel, secrétaire général de l'Élysée, m'avise que le Général veut me voir. Le plongeon dans l'eau froide ne va plus tarder. 1 Poire d'angoisse, expression de l'ancienne France, et que le Général emploie dans un sens différent. Pour Alexandre Dumas, ce n'était pas un instrument de supplice, mais un bâillon métallique en forme de poire qui empêchait le condamné de crier pendant qu'on le soumettait à la torture. 2 Des pourparlers franco-algériens eurent lieu du 20 au 28 juillet 1961 au château de Lugrin, en Haute-Savoie, rompus par la partie algérienne. 3 Dans La Vie française, où je tenais une rubrique régulière de politique étrangère. 4 Il venait faire à Paris un séjour éclair entre deux avions. Il avait interrompu ses vacances au Portugal pour répondre — négativement — à l'offre de prendre le ministère des Finances à la place de Baumgartner. 5 Directeur et directeur-adjoint du cabinet de Maurice Couve de Murville. 6 Respectivement secrétaire général de l'Élysée et conseiller technique chargé de l'Algérie. 7 Michel Debré a traité cet épisode et relaté nos conversations dans ses Mémoires, Trois Républiques pour une France (Paris, Albin Michel, 1984-1988), t. III, chapitre 6, pp. 293 sq. 8 Respectivement, directeur politique du ministère d'État et chef de cabinet de Louis Joxe. 9 Petit hôtel du 58, rue de Varenne — le « petit Matignon » —, qu'il partageait avec André Malraux, et qui devait m'être affecté quand je fus chargé de l'Information. 10 Le général de Boissieu a relaté cette conversation, ainsi que le travail que m'avait confié le Général, dans ses souvenirs, Pour servir le général de Gaulle (Paris, Plon, 1982), pp. 139 à 143. 11 Directeur de cabinet du Premier ministre. 12 Alfred Fabre-Luce a relaté notre travail commun dans ses Mémoires : Vingt-cinq ans de liberté, tome III, 1946-1961, p. 337 (Paris, Julliard, 1964). Chapitre 12 « ON PASSERAIT DU COUP DE COUTEAU AU COUP DE CANON» Élysée, 19 novembre 1961. Courcel me convoque : le Général, dont le carnet d'audiences est bourré, ne pourra me recevoir que le 8 décembre. Mais Courcel veut d'urgence me mettre en garde. Il me tance : « Vos idées ont trop de succès. C'était bon pour faire planer une menace sur les gens du FLN s'ils ne reprenaient pas les conversations. Mais, maintenant que le fil est renoué, il faut tout faire pour qu'ils ne le rompent pas : ils seraient prêts à prendre ce prétexte. Le Général m'a chargé de vous prévenir sans attendre. Ne vous faites pas d'illusions, il va vous étriller. Ce nouveau courant devient trop fort. Il risque d'emporter l'opinion. Ce serait catastrophique. Ne vous emballez pas ! Ne jouez pas avec ça ! Le Général a eu assez de mal à se débarrasser de l'intégration. S'il faut qu'il dépense autant d'énergie pour écarter la partition... Et, surtout, qu'on n'aille pas s'imaginer que c'est lui qui vous a demandé de lancer une campagne. » S'imaginer ! J'ai du mal à réprimer ma réplique. Il n'est donc pas au courant. Il n'a été informé ni par de Gaulle, ni par Brouillet. Le premier collaborateur du Général n'est pas admis au secret du roi, par lequel je suis moi-même enfermé au point de ne pouvoir répondre. « On me dit que vous faites campagne pour le partage » Élysée, vendredi 8 décembre 1961. Me souvenant de la leçon donnée par Bonneval, j'arrive à 10 heures 15 pour 10 heures 30. L'aide de camp de service : « Monsieur le député, il vous faudra attendre. Avant l'heure, ce n'est pas l'heure. » Quelques minutes après, le premier visiteur de la matinée sort. C'est mon vieux camarade Jacques Leprette, qui devient ambassadeur à Nouakchott. Je fais mine d'entrer. L'aide de camp m'arrête : « Non, non, le Général a horreur des gens en avance, autant que des gens en retard. Je vous introduirai quand la pendule sonnera la demie. » Jacques et moi nous mettons dans l'encoignure de la fenêtre. Il est radieux. « Le Général m'a accueilli en me disant : "Bonjour, Monsieur." Il m'a fait parler. En me raccompagnant, il m'a dit : "Au revoir, Monsieur l'ambassadeur." Quand on arrive, on n'est qu'un fonctionnaire pressenti. Quand on repart, on est adoubé. » Le Général lui a fait un cours sur la Mauritanie comme s'il y avait passé sa vie. Les relations des tribus entre elles ; le caractère du président Moktar Ould Daddah ; l'influence que sa femme, une Française, exerce sur lui ; qu'elle a des idées de gauche ; qu'elle « fait du zèle » (il faut sans doute traduire : elle le pousse à la rébellion contre la France). « Il connaît l'Afrique noire comme sa poche... Mais le reste du monde aussi. Tous mes collègues partant en poste en apprennent tout autant de lui, sur le pays où ils sont accrédités. Tu en restes bouche bée. » La demi-heure sonne, l'aide de camp m'introduit. Le Général m'apostrophe, sur un ton rude : « Alors, on me dit que vous faites campagne pour le partage de l'Algérie et que vous voulez même publier un livre ? » Interloqué, je réplique en lui rappelant ses incitations successives. Devant lui, tout de même, je peux faire allusion au secret du roi ! Il me coupe sans ménagement. « Vous voulez faire un Israël français » « Peu importent les détails. Allons à l'essentiel. Pour vous, c'est quoi, l'essentiel ? AP. — L'essentiel, c'est que : « 1) On regroupe entre Alger et Oran tous les Français de souche, avec tous les musulmans qui se sont engagés à nos côtés et veulent rester avec nous. « 2) On transfère dans le reste de l'Algérie tous les musulmans qui préfèrent vivre dans une Algérie dirigée par le FLN. « 3) On garde un libre accès au Sahara, qui doit devenir un territoire autonome par rapport aux deux premiers. « 4) Tout le reste est négociable. On pourra partager Alger, comme Berlin ou Jérusalem : la Casbah d'un côté, Bab-el-Oued de l'autre, une ligne de démarcation au milieu. GdG. — En somme, vous voulez faire un Israël français. C'est ce à quoi voulait me pousser Ben Gourion, quand il est venu me voir. Mais il m'avait bien averti : "Ça ne marchera que si vous envoyez en masse d'autres colons français, s'ils s'installent définitivement, et s'ils s'engagent comme soldats pour combattre." Vous imaginez ça ! Les pieds-noirs veulent que notre armée les défende, mais ils n'ont jamais éprouvé le besoin de se défendre eux-mêmes ! Vous les voyez se poster à leurs frontières pour prendre la relève de l'armée française? Les soi-disant "Unités territoriales" n'ont jamais eu la moindre valeur militaire. Elles faisaient plus de mal que de bien. Il a fallu les dissoudre. AP. — Mais je ne préconise pas une séparation définitive, ni une partition entre un territoire qui resterait à la France et une Algérie qui serait livrée au FLN. Je propose une Algérie indépendante, avec des cantons à la suisse, où chaque communauté soit maîtresse chez elle. Ce qui me paraît souhaitable, ce n'est pas de faire une partition irréversible, mais de rendre la coexistence possible et l'association désirable. Si c'est le cas, on aurait une gestion séparée des parties privatives, et une gestion en commun des parties communes — comme le Sahara, ou les ports. On ménagerait des liens organiques, qui pourraient se renforcer à l'avenir. La partition ne serait qu'une menace, une force de dissuasion. GdG. — Ne vous y trompez pas, ce ne serait pas une association paisible, ce serait un voisinage hostile. AP. — Chaque fois que des communautés ethniques se sont affrontées, l'Histoire n'a trouvé qu'un moyen pour les faire tenir tranquilles, c'est de les séparer. Par exemple en Irlande, en Inde, en Palestine. » « Depuis 1954, la nation algérienne est née dans le sang » Le Général, voyant que j'ai un jeu d'épreuves sur mes genoux, me demande les plans de regroupement que j'ai prévus. Il chausse ses lunettes et examine mes six scénarios en silence. GdG : « Vos cartes ne laissent au FLN que les régions pauvres. On vous accusera de les reléguer dans la misère et de vouloir garder à la communauté européenne toutes les richesses. AP. — Mais ce sont des richesses créées par la colonisation ! Quand les premiers colons français sont arrivés, la Mitidja n'était qu'un marécage infesté de malaria ; entre Alger et Oran, la vie était encore plus précaire qu'ailleurs. GdG. — Ce que vous proposez aurait été possible avant la rébellion. Depuis 54, la nation algérienne est née dans le sang. Rien ne pourra l'empêcher d'exister. Maintenant, les masses musulmanes, du Sénégal à l'Indonésie, veulent une Algérie souveraine. Aucune force, de nos jours, ne peut étouffer un peuple qui lutte pour son indépendance. AP. — C'est pourquoi il faut donner l'indépendance à l'Algérie, dans toutes ses composantes. Mais, autant il est inacceptable qu'un million d'Européens dominent une communauté musulmane dix fois plus nombreuse, autant il serait inacceptable de chasser de chez elle une communauté française qui est enracinée dans cette terre depuis cinq générations. Si cette communauté est majoritaire dans le territoire où elle sera regroupée, personne ne peut l'empêcher d'avoir la libre disposition d'elle-même. L'ensemble pourrait se fédérer si tout va bien, se confédérer si ça va un peu moins bien, se séparer si ça ne va pas du tout. Leurs liens se resserreraient ou se distendraient selon que la tranquillité reviendrait ou non. GdG. — Rassurez-vous, nous ne signerons un accord avec la rébellion que si des garanties formelles sont données aux Français de souche pour leur maintien en Algérie. AP. — L'expérience a montré — comme vous me l'aviez dit vous-même quand vous m'avez invité à travailler sur ce, thème — que la seule sauvegarde pour une minorité, dans un État pluriethnique, consiste en ce qu'elle soit majoritaire sur une portion du sol. La perspective qu'elle pourrait faire sécession si on menaçait sa survie, c'est la garantie des garanties. Le seul fédéralisme qui tienne est celui qui comporte des droits territoriaux. Vous me l'avez rappelé à propos du Québec. GdG. — Ne vous faites pas d'illusions. La séparation entre ces deux Algéries se ferait dans la douleur. Ce sont les extrémistes qui prendraient le pouvoir : les musulmans les plus révolutionnaires à l'Est, les pieds-noirs les plus réactionnaires à l'Ouest. On passerait du coup de couteau au coup de canon. La guerre ne serait pas finie. Elle se poursuivrait sous d'autres formes. Et nous y serions entraînés malgré nous. AP. — Du moins, si guerre il y a, ce ne sera plus une guerre civile. En cas d'hostilités, il y aura entre les deux camps des barbelés et des miradors, comme actuellement entre les Allemagnes de l'Est et de l'Ouest, ou entre les Corées du Nord et du Sud. GdG. — Vous n'empêcherez pas que le terrorisme continue dans la partie où les Français seront majoritaires, ni que les Arabes s'assassinent toujours les uns les autres. Ils portent ça en eux. AP. — Il serait tout de même plus facile de maintenir l'ordre dans une petite poche, que dans un territoire quatre fois grand comme la France. Et, en cas d'actions de guerre, des représailles et expulsions seraient possibles. « Si j'avais dix ans devant moi » GdG. — Regardez Israël. Tout le monde arabe est dressé contre lui. Mais, au moins, les Israéliens se battent pour défendre leur indépendance, après l'avoir conquise. Les pieds-noirs ne veulent pas de l'indépendance : ils veulent que nous soyons sous leur dépendance, comme ils en avaient pris l'habitude. AP. — Même en Indochine, où nous avions été sévèrement battus, les accords de Genève ont partagé le Vietnam entre le Nord du 17e parallèle, abandonné au Vietcong, et le Sud, qui était confié à un régime ami. Ça a stabilisé la situation. En Algérie, où notre armée est maîtresse du terrain et d'où la métropole est toute proche, ce serait quand même le diable si on ne réussissait pas à en faire autant ! Il pourrait se créer une situation comme celle de Hong-Kong, où affluent des réfugiés de la province de Canton. Les Arabes s'échapperaient de l'Algérie socialiste, comme les Chinois fuient la Chine communiste. GdG. — Tout ça, on pourrait le tenter, peut-être, si j'avais dix ans devant moi. Mais le temps m'est compté. Ça n'a que trop traîné. J'ai tout essayé, tout ! Il faut en finir. » Il se tait un instant, comme pour me permettre de récapituler ce qu'il a essayé. Un choc psychologique, à son arrivée au pouvoir, au début de juin 1958. « L'intégration des âmes.» Des contacts secrets avec le FLN, par l'intermédiaire de Farès. L'appel à la « paix des braves ». Une formidable accélération du développement, par le plan de Constantine. L'offensive militaire, avec le plan Challe. La tentative de ralliement d'une fraction du FLN, par Si Salah, bientôt assassiné. Les négociations de Melun, avec la perspective d'une phase d'autonomie au sein de l'ensemble français. Oui, il a tout essayé, et tout a échoué. Il reprend avec une résolution résignée : « Le temps travaille contre nous ! L'Algérie, ça nous gangrène ! Ça gangrène notre jeunesse ! Mieux vaut s'en aller la tête haute que de rester au prix du sang. (Il doit penser : « au prix de la torture » ; bien qu'il l'ait énergiquement proscrite, il ne se fait pas d'illusions pour l'avenir.) Et qu'est-ce que c'est, pour un pays comme la France, de recueillir cent mille ou deux cent mille rapatriés ? Une goutte d'eau. AP. — Mon général, si nous remettons l'Algérie au FLN, ils ne seront pas cent mille, mais un million ! GdG. — Pensez-vous ! Sur le million des Français de souche, il y en a moins de cent mille, les colons avec leurs familles, qui profitaient du régime colonial et qui, évidemment, cesseront de pouvoir le faire. Mais les autres s'adapteront à la situation nouvelle que créera l'indépendance. L'Algérie nouvelle aura besoin d'eux et ils auront besoin d'elle. AP. — Dans mon livre, je montre que, de proche en proche, tout le tissu social se déchirerait. Ils forment une société à part, où tous dépendent les uns des autres. Les commerçants, les médecins, les avocats suivraient leur clientèle quand elle partirait. Etc. En cent trente ans de colonisation, il n'y a pratiquement pas eu de mariages mixtes. L'habitat est resté séparé. Pour peu que des exactions se déchaînent, une panique s'emparerait d'eux. Ils se sentiraient livrés à la vengeance des masses musulmanes. Ce ne sont pas cent mille qui partiraient. Ce sont cent mille qui resteraient, au maximum. Mon bouquin conclut que la formule "De Dunkerque à Tamanrasset" se réduirait à son premier terme. « Il faut faire glisser ce fardeau de nos épaules » GdG. — Je crois que vous exagérez les choses. Enfin, nous verrons bien. Mais nous n'allons pas suspendre notre destin national aux humeurs des pieds-noirs ! Si nous suivons votre solution, nous dresserons la Terre entière contre nous. Le tiers-monde va se solidariser avec les Arabes. Nous aurons créé un nouvel Israël. Tous les cœurs, dans le monde arabe, en Asie, en Amérique latine, battront à l'unisson des Algériens. Les Juifs ont une bonne raison : c'est sur cette terre qu'ils ont eu leurs racines, bien avant les Arabes ; et ils n'ont pas d'autre foyer national. En Algérie, les Arabes ont l'antériorité ; tout ce que nous avons fait porte la tache ineffaçable du régime colonial ; le foyer national 1 des Français d'Algérie, c'est la France. Croyez-moi, cette solution ne serait pas digne de la France. Elle ne serait pas conforme à ses intérêts à long terme. Il faut faire glisser ce fardeau de nos épaules. Il nous épuise. AP. — Vous m'aviez dit en juillet que le FLN ne conclurait jamais la paix si on ne lui enfonçait pas dans la gorge une poire d'angoisse. A-t-il changé ? Si vous ne voulez plus du partage comme poire d'angoisse, que nous resterait-il ? GdG. — Il nous resterait le dégagement ! Il faudrait dégager au plus vite. Ce serait peut-être tant mieux pour nous ; ce serait en tout cas tant pis pour eux. » Ainsi, Malraux avait raison sur de Gaulle contre de Gaulle. Le Général bascule. Il cesse d'être partageux pour devenir dégageux. AP : « Vous ne pouvez pas faire de plus grand cadeau aux gens du FLN que d'annoncer notre retrait ! C'est tout ce qu'ils souhaitent. GdG. — Grand bien leur fasse ! » J'ai le cœur serré en voyant de Gaulle balayer mes arguments en faveur du regroupement, avec autant de vigueur qu'en juillet dernier, il avait balayé mes objections. Je fais une dernière tentative : « Nous pouvons faire la part du feu, mais il ne doit pas tout embraser ! La France n'a pas le droit d'abandonner ceux qui ont cru en elle ! » Le Général me répond avec une véhémence contenue : « Et moi, croyez-vous que ce serait de gaieté de cœur ? Moi qui ai été élevé dans la religion du drapeau, de l'Algérie française et de l'Afrique française, de l'armée garante de l'Empire ? Croyez-vous que ce n'est pas une épreuve ? Croyez-vous que ce n'est pas affreux pour moi d'amener les couleurs, où que ce soit dans le monde ? » Je me lève, atterré. Comment imaginer notre « dégagement » autrement que comme une lourde défaite ? Comment éviter la tragédie de tant de réfugiés ?... Et tant de travail inutile ! J'avais pris goût à ce Kriegspiel, comme on prend goût à tout ce qu'on fait avec soin. Mais justement, cet exercice d'état-major, il ne me l'avait confié à moi, isolé et chétif, que parce qu'il ne voulait pas le confier à l'État-major, qui se serait sans doute emballé pour cette hypothèse de laquelle, ensuite, on n'aurait pu le faire démordre... « Ça peut encore servir » Le Général s'est radouci. Il me raccompagne. Il a l'air sincèrement désolé de m'avoir fait de la peine. AP : « J'ai compris, mon général. Je vais demander à l'éditeur de mettre au pilon la composition de mon livre. » Il marche en silence. Puis, au moment d'ouvrir la porte, il laisse tomber : « Je ne vous le demande pas. Gardez-vous-en bien ! Ça peut encore servir. La seule chose que je vous demande, c'est de ne pas laisser entendre que je suis favorable à cette solution. » Ainsi, le Général ne déteste pas que se maintienne une pression sur le FLN, et donc que je maintienne ma démonstration ; à condition que je n'en sois pas dupe, et qu'elle ne l'engage point. Je vais m'ouvrir de ma déception à Michel Debré, qui m'avait tant encouragé dans cette voie. Il a bien constaté l'évolution du Général. Il s'en dit plus accablé encore que moi. « La partition, m'explique-t-il, a d'abord été une idée de fond du Général ; puis, comme il fait souvent, il y a renoncé en tant que telle, mais a continué à la poursuivre comme moyen tactique. » Visiblement, le Premier ministre n'y peut rien. Ainsi, en se référant à des propos qu'il avait tenus à peu de mois d'intervalle, on aurait pu affirmer aussi bien qu'il userait sûrement de la partition, et qu'il n'en voulait à aucun prix. En vérité, il y avait songé successivement, voire simultanément : passionnément désireux, seulement, de soustraire au plus vite la France à la tragédie algérienne. La publication de l'ouvrage avant Noël 1961 me valut plus de courrier que, par la suite, tous mes autres livres réunis. À Oran, on fonda une « Association pour le partage de l'Algérie »... Conformément au vœu du Général, je me gardai bien d'exploiter l'intérêt que cette question éveillait. En avril, Robert Buron et Jean de Broglie devaient me raconter que, pendant les conversations des Rousses 2 , le coup de téléphone à Matignon, le soir, quand les Algériens étaient repartis pour la Suisse, donnait lieu à des colères de Michel Debré : « C'est impossible ! Refusez ! Dites-leur que nous allons en venir à la solution Peyrefitte ! Sinon, vous n'obtiendrez rien ! » Le Général, au contraire, se montrait satisfait de l'évolution des conversations et ne leur fit aucune allusion à mon hypothèse. Le 8 février 1962, Pompidou me demande de passer le voir à sa banque et me fait des reproches : « Vous avez eu tort de faire paraître votre livre ! Quand la négociation a été emmanchée, il ne fallait plus insister ! » Autant il était enthousiaste de cette idée le 4 août dernier, autant il est grognon six mois plus tard. Le Général m'ayant fait promettre de ne dire à personne qu'il m'avait incité à ces travaux, je n'ai pas prononcé devant Pompidou la défense qui aurait suffi à calmer ses inquiétudes. « Ne parlez plus de tout ça, ne faites plus d'articles, ne passez plus dans les radios et à la télévision. Vous rectifiez le tir en expliquant que le partage était un pis-aller et que, si les objectifs que vous recherchiez sont atteints par la négociation, ça vaut mieux. » Il n'a plus le ton de l'aîné qui bavarde amicalement avec un cadet. Il parle déjà comme un chef de gouvernement. Il me quitte en me redisant sévèrement : « Comment n'avez-vous pas compris, quand le contact a été renoué avec le FLN, qu'il fallait laisser tomber ça ? C'est dommage pour vous. » Que veut-il dire ? Le lendemain, 9 février, le Général m'adresse une lettre, apportée sous double enveloppe par un motard. Elle ne laisserait en rien supposer qu'il est à l'origine du livre dont il me remercie : Mon cher Député, Le partage de l'Algérie, les voies qui lui sont offertes, les formes qu'il pourrait prendre, les avantages et les inconvénients de chacune d'elles sont autant d'aspects d'une même question, que votre livre a le mérite d'éclairer tour à tour et jusqu'en leurs détails. Je vous sais gré de m'avoir, en me l'adressant, mis à même de tirer profit de vos réflexions sur ce sujet et des conclusions que vous en tirez. Veuillez croire, mon cher Député, à mes sentiments les plus distingués et les meilleurs. C. de Gaulle Il a dû tourner sa plume dans l'encrier: la lettre est assez aimable pour faire plaisir à son destinataire, assez distante pour ne pas compromettre son auteur. « C'eût été une solution de désespoir » Élysée, 14 mars 1962. À la réception donnée en l'honneur du président du Tchad Tombalbaye, le Général me présente à son hôte : « C'est un écrivain, qui vient de publier un livre sur le partage de l'Algérie. » (Il a dit écrivain, comme si, dans sa hiérarchie des valeurs, cette qualité était plus flatteuse que celle de député.) Et le Général lui explique en quelques mots de quoi il s'agit. Tombalbaye roule le blanc de ses yeux dans sa face noire, coupée sur les deux joues de larges balafres : on dirait qu'il veut me faire mesurer l'incongruité de cette solution aux yeux d'un dirigeant du tiers-monde. Quelques minutes plus tard, ayant chaussé ses épaisses lunettes, le Général me rattrape dans le Salon des beauvais et me dit : « Alors, ce partage, on ne va pas le faire ! La négociation va aboutir ! Croyez-moi, ça vaut mieux ! Si on vous reparle de votre solution, répondez donc que c'eût été une solution de désespoir et que mieux vaut la paix dans la coopération, que la séparation dans la violence. » Et il continue à faire le tour du Salon des beauvais, disant un mot à l'un et à l'autre. Ce propos n'a duré qu'une minute. Mais des proches du Général qui le suivaient à deux pas, Burin et Foccart, se sont hâtés de me demander ce qu'il venait de me dire. Ainsi, au Vatican, les monsignori qui accompagnent le Saint-Père dans ses audiences ambulatoires interrogent les fidèles auxquels il a daigné dire un mot, comme pour recueillir les miettes d'un festin. Plusieurs convives me questionnent sur cet aparté ; y compris des membres du gouvernement. En échange, l'un de ceux-ci me raconte en confidence que, dans la séance où le Conseil des ministres vient d'approuver l'aboutissement des négociations avec le FLN, Malraux s'est écrié : « C'est une grande victoire ! » Formule que Debré a aussitôt rectifiée : « Ou plutôt, une victoire sur nous-mêmes ! » L'Élysée a fait connaître ensuite la désapprobation du Général à l'égard de ce correctif... Ainsi, de la besogne sur laquelle j'avais peiné cinq mois à sa demande, il ne reste plus rien. De Gaulle a vu en moi un franc-tireur qu'il pouvait utiliser. Parce qu'à ses yeux, sans doute, dans les circonstances où nous étions, le service de la France le rendait souhaitable. Rien ne reste... Si ce n'est une jolie démonstration de l'art de commander. Baumgartner avait raison : « Ces manières rudes vous assouplissent les reins. » Mais avant d'être assouplis, ils sont quand même endoloris. 1 Allusion à la formule utilisée en 1917 par Balfour pour ouvrir la Palestine à l'immigration juive. 2 Station du Jura où, du 10 au 18 février 1962, eurent lieu des pourparlers entre les représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne et ceux du gouvernement français. II « LE GRAND TOURNANT » Chapitre 1 « IL VOUS SIED ENCORE MOINS DE DIRE DES SOTTISES QUE D'EN FAIRE» Samedi 14 avril 1962. Les radios annoncent ce matin que Georges Pompidou remplace à Matignon Michel Debré. À Montereau, j'inaugure la foire de la Saint-Parfait. Un appel téléphonique me fait sortir au milieu du banquet. C'est René Ribière, ancien membre du cabinet du Général à Matignon en 1958, et depuis lors mon collègue au groupe gaulliste de l'Assemblée : « Le Général ne veut pas de moi comme secrétaire d'État. Je lui ai rendu trop de services ; il ne me le pardonne pas. Ça ne risque pas de t'arriver ! Reviens vite à Paris. Tu entres dans le cabinet Pompidou. » Je retourne à Paris. Aucun appel téléphonique dans la fin de l'après-midi. Était-ce un poisson d'avril en retard ? Monique et moi allons au cinéma. Au retour, trois ou quatre messages m'attendent : « Olivier Guichard vous demande d'urgence. » Bien qu'il soit plus de minuit, je le rappelle chez lui : « Venez demain matin au Quai d'Orsay, où Georges consulte pour former son gouvernement. Il a quelque chose à vous proposer. » Georges : Guichard affecte amicalement de désigner devant moi Pompidou par son prénom, comme si je faisais partie de la famille, alors qu'il sait bien que ce n'est pas le cas. Quai d'Orsay, dimanche 15 avril à 10 heures. À travers les salons vides de l'hôtel du ministre, Olivier Guichard, géant bienveillant, sert d'huissier pour introduire les visiteurs. Pompidou me reçoit dans cette maison déserte. Me reçoit ? C'est beaucoup dire. Il prend juste le temps de refermer la porte pour me faire, debout, une communication en forme d'instruction : « Vous devenez porte-parole du gouvernement et secrétaire d'État à l'Information auprès de moi. Pour la passation des pouvoirs, vous vous arrangerez demain avec Terrenoire 1 et La Malène 2 , dont vous regroupez les fonctions. » Je balbutie : « Mais je ne connais rien à ce ministère-là ! Je pensais que vous alliez me proposer un secrétariat d'État aux Affaires étrangères. Là, je ne me sentirais pas trop incompétent, puisque c'est mon métier. — J'y avais songé et le Général aussi, mais Couve n'en veut pas. Il trouve que vous êtes beaucoup trop jeune. Il dit que ce ne serait pas convenable, précisément parce que vous appartenez à ce corps, que vous donniez des ordres à de grands ambassadeurs qui sont vos aînés de trente ans et vous considèrent comme un gamin. » Couve a de la suite dans les idées. Voici deux ans, Michel Debré m'a confié avoir eu, avec l'accord du Général, la même intention ; Couve lui avait déjà fait exactement la même réponse... Jusqu'à quel âge resterai-je un gamin ? « Il a bien écrit sur le partage, mais je ne l'en ai pas découragé » Je reprends : « En tout cas, pour l'Information, je crains de n'avoir pas les qualités requises. » À vrai dire, ce ne sont pas tellement mes qualités qui m'inquiètent, c'est le cadeau que me fait Pompidou. Il me reçoit dans le « Salon des perroquets », ainsi appelé à cause des oiseaux qui ornent ses tentures. Vais-je devenir un perroquet ? Et si un ministère a mauvaise réputation, c'est bien celui-là, à cause de l'autorité qu'il exerce sur la radio-télévision française. Avec une rudesse toute en rondeur, Pompidou me répond : « Ce n'est pas la peine de faire des chichis, vous savez bien que vous ne pouvez pas refuser. Je pars dans un instant montrer la liste au Général. Elle sera rendue publique sur le perron de l'Élysée. » Et il me pousse vers la sortie. Le tout a duré moins de trois minutes. Je fais part de ma déconvenue à Guichard, gentiment narquois. Il me montre la liste du gouvernement. Gilbert Grandval est secrétaire d'État au Commerce extérieur. « Voilà ce qu'il me fallait ! Courir le monde et négocier, je sais faire. Ce serait une erreur de me mettre dans un poste qui exige beaucoup d'autorité ; Grandval, qui a trente ans de plus que moi et a occupé de grands postes, ferait merveille. » Guichard éclate de rire, mais veut bien me rouvrir la porte de Pompidou, qui, assis à sa table, s'est mis à recopier sa liste. Il lève à peine la tête : « Vous en avez, des idées ! Votre échange standard serait ridicule. Sachez que c'est le Général qui a eu l'idée de vous mettre à l'Information, quand on a su hier que le MRP obligeait Maurice Schumann à refuser ce poste. Il m'a dit : " Prenez donc Peyrefitte. Il a bien écrit sur le partage de l'Algérie, mais j'aurais mauvaise grâce à le lui reprocher, puisque je ne l'en ai pas découragé... Il saura vendre la salade." Venant du Général, c'est un ordre.» Pompidou me raconte ce dialogue comme une bonne blague. Il reprend son stylo ; regard vers la porte. Il ne me dit pas « Rompez ! », mais le pense. « Gardien des secrets d'État » Élysée, lundi 16 avril. Je passe d'abord saluer Étienne Burin des Roziers, qui a été voici seize ans mon maître de conférences préféré à l'ENA. J'ai été tout heureux de le retrouver, en janvier, installé dans le bureau de Geoffroy de Courcel. « Vous verrez, me dit-il, pour vous comme pour moi, le poste qui vient de nous être confié restera la plus grande joie de notre vie. » Le Général reçoit à la queue leu leu — vingt minutes chacun, m'a-t-on prévenu — les nouveaux ministres. Quand l'aide de camp, à l'heure pile, m'ouvre la porte du « Salon doré », le Général me laisse traverser cette vaste pièce et se lève à peine. Je ne le reconnais pas : lui qui, depuis un peu plus de trois ans, se montrait si courtois et presque amical, il me dévisage sans aménité : « Vous n'entrez pas au gouvernement pour les honneurs, mais pour la mission. C'est-à-dire pour le service. Le service de la France. Il commence par le service de l'État. « Vous avez fait du latin. Ministre, cela signifie serviteur. Et secrétaire d'État, cela veut dire gardien des secrets d'État. Votre rôle est d'informer, à la fois comme porte-parole et par l'autorité que la loi vous confère sur la radio et la télévision. Il vous faut en dire le moins possible, mais faire passer le mieux possible les messages qui sont dans l'intérêt du pays. Faire comprendre aux Français ce que l'État fait pour eux. « Il y a des coups à prendre » « Je voulais faire un grand ministère de l'Information. On avait proposé ce poste à Schumann, qui a bien fait (il souligne ces deux mots de la voix) comme porte-parole pendant la guerre... Le comité machin du MRP l'en a empêché et n'a pas voulu non plus que Pflimlin soit garde des Sceaux. La Justice et l'Information, voyez-vous, c'est compromettant, par les temps qui courent. Il y a des coups à prendre. Ces courageux comitards ont eu la trouille. » Il ne me l'a pas envoyé dire : à défaut de grive, il se contente d'un merle. Cet accueil glacial me laisse sans voix. Pompidou m'avait prévenu : « Vous ne connaissez pas encore le Général... Un jour, vous connaîtrez le Général... Le Général est spécial.» Il est clair que, jusque-là, j'étais dans le cercle le plus extérieur de son entourage : les nouveaux venus, pour lesquels il déployait son charme. Maintenant, je suis entré dans un cercle plus intérieur : ses ministres de rang modeste, c'est-à-dire, au sens propre dont il m'a rappelé sans pitié l'étymologie, ses serviteurs. Il me traite comme un colonel traite un trompette. Il reprend : « Les journalistes vous larderont de questions malveillantes. Ils ont l'esprit acéré. Ils vont essayer de vous faire tomber dans des pièges. N'oubliez pas qu'un membre du gouvernement ne peut révéler qu'une infime partie de ce qu'il sait. Je fais une conférence de presse tous les six mois, et dans l'intervalle une ou deux allocutions radiotélévisées. Entre-temps, vous prendrez le relais. Mais, moins vous parlerez, mieux vous vous porterez. Souvenez-vous du cardinal de Retz : "Il sied encore moins à un ministre de dire des sottises que d'en faire." Péchez par excès de prudence, plutôt que par défaut. « La RTF a été soviétisée » « Notre radio, notre télévision, c'est monstrueux ! Les journalistes, réalisateurs, producteurs, techniciens sont à peu près tous des adversaires. La gauche les a installés là depuis la fin de la guerre. Ils y sont accrochés comme des moules sur le rocher. Ils ont formé des soviets. « Oui, cet établissement, qui devrait être la voix de l'État en France et la voix de la France dans le monde 3 , a été soviétisé ! Et il l'est resté ! Il distille aux yeux et aux oreilles des Français la conviction que la France, depuis que je suis là, ne connaît rien d'autre que des catastrophes, des grèves, des conflits. « On n'imagine pas une information plus malveillante, ni plus partiale, ni plus résolument pessimiste pour notre pays. La radio et la télévision d'État sont l'instrument non de l'Etat, mais de la gauche qui les a peuplées des siens. Elles sont contre l'État. Elles ne servent qu'à exciter les oppositions. « Les journaux télévisés et les émissions d'actualité amplifient les criailleries de la presse écrite, dont nous savons comment elle se comporte, alors qu'ils devraient lui faire contrepoids. Ils méprisent les réalités, pour leur substituer une idéologie qui nous est hostile. « Votre radio, je m'en bats l'œil » « Quand j'ai quitté les affaires, j'ai tenu une grande réunion à Bruneval en 1947. C'est là que j'ai lancé le Rassemblement. Le pauvre Ramadier, qui était à ce moment-là président du Conseil — ou se disait tel 4 —, a demandé à venir me voir à Colombey. Il est arrivé de nuit, en grand mystère, et il m'a dit : "Puisque vous voulez lancer une formation politique pour nous contester, vous cessez d'être le Libérateur de la Patrie. Vous entrez en ligne politiquement. Vous devenez chef d'un parti d'opposition. J'ai donc le regret de vous notifier : 1. qu'on ne vous rendra plus les honneurs quand vous paraîtrez en public ; 2. que les préfets ne pourront pas vous accompagner ; 3. que le gouvernement vous interdira désormais l'accès aux ondes nationales et que la radio ne fera pas mention de vos discours." « Je lui ai répondu : "Eh bien, Monsieur le Président du Conseil, cela ne me gêne en rien. Les honneurs, j'en ai assez reçu dans ma vie. Je n'ai pas besoin de vos préfets. Quant à votre radio, je m'en bats l'œil. Si je ne peux pas parler à la radio, je m'en passerai ! Je me suis servi de la radio pendant la guerre, où on ne vous entendait guère, et je suis sûr qu'on ne l'oubliera pas. Votre radio ne m'intéresse pas." Je l'ai raccompagné à la porte. Il est reparti. En effet, c'est ce qui est arrivé. Jamais, jusqu'à ma conférence de presse de mai 58, je n'ai eu droit à un micro ou une caméra 5 . Ça ne m'a pas empêché, d'ailleurs, de revenir aux affaires un peu plus tard. « Seulement, on m'a prêté l'intention de faire ce qu'ils faisaient à l'époque et depuis toujours. Aucun des discours que j'ai prononcés — et Dieu sait si j'en ai prononcé, et non pas devant 300 personnes, mais devant 100 000, devant 500 000 comme à Vincennes... — n'a été reproduit, même pas par extraits ! Alors, ceux qui, à l'époque, trouvaient tout naturel de ne donner la radio qu'à Ramadier, poussent des hurlements si Defferre a ramassé 500 socialistes dans un coin et qu'on ne retransmet pas son discours intégralement à la radio ! « Mais je ne suis pas rancunier. Je ne demande pas que mes adversaires soient exclus des ondes comme je l'ai été ! La seule chose que je demande, c'est que ceux qui y jaspinent ne soient pas recrutés uniquement parmi mes adversaires. Ce dont je vous charge, c'est de nettoyer les écuries d'Augias. » « Cette année sera celle du grand tournant » Cette brève audience de prise de fonctions n'est pas propice à un débat. Elle n'est que l'occasion de recevoir ses premières instructions. Voilà qui est fait. Une chose est claire : pour les relations avec les journalistes, comme pour la radio-télévision nationale, je ne suis pas, mais pas du tout, sur la longueur d'ondes voulue par le Général. Je hasarde pourtant : « Pour la première fois depuis vingt-trois ans, nous sommes en paix. Ne pourrions-nous pas en profiter pour passer d'un statut de la radio-télévision qui se justifiait en temps de guerre, à un statut correspondant à celui d'une démocratie en paix ? GdG. — Ne vous imaginez pas que nous sommes en paix ! Les mois qui viennent seront durs, plus encore que les années que nous venons de vivre. Les flots vont se déchaîner. Vous croyez que le détachement de l'Algérie, qui vit en symbiose avec la France depuis cent trente ans, va se passer tout seul ? Vous croyez que vous allez vous trouver sur un lit de roses ? « Et puis vous verrez, cette année sera celle du grand tournant ! Si nos adversaires, je ne dis pas s'emparent de la télévision, puisque c'est fait depuis longtemps, mais en restent maîtres, nous n'arriverons pas à surmonter la tempête ! » Et il me congédie sévèrement. Perplexité. Face aux « écuries d'Augias », suis-je de taille à être un Hercule ? Et quel est ce « grand tournant ? » 1 Ministre porte-parole du gouvernement dans le cabinet Debré. 2 Secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé de l'Information. 3 Quand le président Georges Pompidou, le 2 juillet 1970, a employé ce mot dans une conférence de presse retentissante, il ne faisait, comme souvent les collaborateurs du Général, que reproduire une expression courante de celui-ci. 4 Ramadier exerça avec autorité ses fonctions de président du Conseil — le contraire d'une potiche. 5 Encore les images qu'on a pu voir de cette célèbre conférence de presse du 19 mai 1958, au Palais d'Orsay, étaient-elles dues à des télévisions étrangères. La RTF s'était vu interdire d'y envoyer micros et caméras. Chapitre 2 « NE JAMAIS LAISSER APPARAÎTRE LA MOINDRE DIFFÉRENCE » Matignon, mardi 17 avril 1962. Pompidou me fait venir dans le grand bureau, ouvert sur le jardin, qui était celui de Debré. Quelle différence dans leur comportement ! Il ne reste pas derrière sa table de travail, comme son prédécesseur : il vient s'asseoir à côté de son visiteur, entre deux fenêtres, autour d'une table drapée. Au lieu d'un dialogue tendu, où les minutes comptaient, c'est une agréable conversation de salon, comme s'il avait tout son temps : « Demain, ce sera votre premier Conseil des ministres. Vous êtes le porte-parole du gouvernement, c'est-à-dire à la fois celui du Général et le mien. A l'issue du Conseil, il vous donnera ses instructions. Il vous appellera peut-être en cours de semaine pour vous en donner d'autres. Vous me verrez tous les matins et je vous donnerai les miennes. Vous serez entre l'arbre et l'écorce. « Ça ne sera peut-être pas commode tous les jours. Mais ça ne devrait pas être une mission impossible. Il suffit que vous ne laissiez jamais apparaître la moindre divergence, je dirai même la moindre différence entre lui et moi. Il ne faut pas qu'on puisse glisser entre nous une feuille de papier à cigarette. C'est l'esprit du régime. Et c'est mon rôle. « Je ne suis pas comme Debré : je n'ai pas d'existence propre. Je ne suis qu'un reflet de De Gaulle. (De tout l'entourage, il est le seul à ne pas toujours dire "le Général ".) « Je n'ai pas de vie politique à moi, pas d'électeurs, pas de clientèle, pas d'implantation, pas de possibilité de voler de mes propres ailes. Je n'ai même pas d'idées à moi en matière politique. Je n'ai que les idées du Général.» La fumée d'une cigarette plantée à la commissure des lèvres l'oblige à cligner en permanence de l'œil gauche. Pompidou : « Quoi qu'il arrive, ce sera bon pour nous d'avoir travaillé avec de Gaulle » « Vous savez, je n'y suis pas allé de gaieté de cœur, ajoute-t-il. Ma carrière était toute tracée chez Rothschild. J'allais devenir bientôt associé. C'est le genre d'existence que j'aime. J'étais un homme libre. Je vais cesser de l'être. Ma femme a horreur de la politique. Je ne suis pas sûr d'être fait pour cette fonction. En tout cas, pas durablement, ça j'en suis bien sûr. «Le Général m'avait prévenu de ses intentions il y a longtemps ; j'ai eu bien du mal à vaincre mes réserves. Je lui ai écrit une longue lettre juste avant qu'il ne me nomme, pour lui faire part de mes scrupules. Il a passé outre. En tout cas, j'ai soulagé ma conscience. « Je vais être un Premier ministre de transition. Je veux bien aider quelque temps le Général, comme en 58 pour la direction de son cabinet ; mais je céderai volontiers la place à des gens qui n'ont jamais pensé à autre chose qu'à ça, à des professionnels de la politique. Je ne suis qu'un amateur. « Nous sommes là pour un maximum de onze mois, puisque le mandat de l'actuelle Assemblée expire en mars prochain. Mais il est probable que nous n'atteindrons pas le terme ; le Général souhaite dissoudre et n'attend qu'une occasion.» Pour un « amateur » qui « n'a pas d'idées à lui en matière politique », il a des idées très précises en matière d'organisation. Il souhaite m'avoir auprès de lui, « non seulement au sens figuré », selon mon titre officiel, « mais au sens propre ». Il m'affecte l'hôtel qu'on appelle « le petit Matignon », de l'autre côté de la rue de Varenne. « L'avenue de Friedland, c'est au diable. Il faut que je vous voie tous les matins et, s'il le faut, plusieurs fois par jour. Seulement, le Général n'apprécierait pas, s'il l'apprenait, que vous ne mettiez pas les pieds dans l'immeuble du ministère de l'Information ; il ne faut pas que les services se sentent trop seuls. Tâchez d'y faire un saut de temps à autre1 .» Pompidou fait alors entrer ses principaux collaborateurs, qui arrondissent le cercle de famille autour de la table drapée, et nous passons en revue les questions du jour. À la fin, il me glisse : « De toute façon, vous savez, quoi qu'il arrive plus tard, ce sera bon pour vous, pour nous, d'avoir travaillé avec le Général. C'est un peu de sa gloire qui nous retombera dessus. Si on le suit fidèlement, on est sûr de ne pas manquer à l'honneur ni à la patrie. » Matignon, samedi 21 avril 1962. Ce matin, Pompidou est arrivé au volant de sa Porsche blanche, vêtu en gentleman farmer. Il est encore plus détendu que d'ordinaire. « Je m'arrangerai pour que ma matinée du samedi soit légère. En dehors de notre réunion, je verrai seulement Couve. Puis, je vais à Orvilliers. Joffre ne se bousculait jamais et dormait bien, c'est pour ça qu'il a gagné la bataille de la Marne.» Il affecte de ne laisser aucun papier sur son bureau et de n'être jamais accablé par la besogne. Mais l'huissier charge sa voiture de dossiers sélectionnés par son cabinet... Nous avons tenu nos réunions tous les matins de cette première semaine : spirituelles et vives, comme si la gaieté permettait de mieux faire face aux drames qui nous attendent. « Je ne suis sorti de rien, c'est pour ça qu'il m'a appelé » Matignon, 23 avril 1962. Pompidou finit de mettre au point la déclaration gouvernementale qu'il va lire à l'Assemblée. Son chef de cabinet, Anne-Marie Dupuy, lui apporte les feuilles au fur et à mesure qu'elles sont tapées. En me regardant par-dessus ses lunettes, il me dit : « La situation va être surréaliste. Je n'ai de ma vie mis les pieds à l'Assemblée, même pas dans les tribunes. De tous ceux qui seront présents dans l'hémicycle, je serai le seul dans ce cas. Je ne suis sorti de rien, ni de la France libre, ni de la Résistance, ni des combats du RPF. C'est justement pour ça que le Général m'a appelé. Ce qu'il attend de moi, c'est d'être l'anti-Debré. Debré a fait de la Résistance ; il a combattu dans les rangs du RPF ; il a été, au Conseil de la République et dans les meetings, le grand orateur de l'opposition à la IVe. Il est parlementaire jusqu'au bout des ongles. Il a sa doctrine, sa clientèle. Moi, je n'ai rien. Je suis totalement transparent. » Palais-Bourbon, l'après-midi. Ce qui fait, à en croire Pompidou, sa supériorité aux yeux du Général, est aussi ce qui le disqualifie aux yeux de beaucoup de gaullistes, à commencer par des ministres chevronnés qu'il a gardés dans son gouvernement : « Il y avait assez de combattants de la France libre, de la Résistance ou du Rassemblement2 , pour que le Général n'aille pas chercher quelqu'un qui n'a rien fait de tout ça. » Les ministres et les députés s'assoient à leurs bancs. Au moment de monter à la tribune, Pompidou, se trompant d'escalier, se dirige vers celui qui monte au perchoir du président. Un huissier le rattrape de justesse. Il lit son discours d'une voix mal assurée, monocorde, avec des intonations râpeuses. À la suspension de séance, les impressions échangées dans le groupe gaulliste sont au-dessous du médiocre : « On va au désastre. » 1 Je pris donc l'habitude de passer le lundi après-midi avenue de Friedland — siège, depuis la guerre, du ministère de l'Information — et le reste du temps au « petit Matignon ». Je maintiendrai cette pratique jusqu'en 1964, où je regrouperai tout le ministère rue Barbet-de-Jouy. 2 Les fidèles du Rassemblement du peuple français aiment mieux le désigner par « le Rassemblement », que par le sigle RPF. Chapitre 3 « POURQUOI CONTINUER À FAIRE L'EUROPE, SI ON N'ABOUTIT À RIEN ? » Élysée, mercredi 18 avril 1962, 15 heures 30. Premier Conseil des ministres du premier cabinet Pompidou. Le Général arrive dans la salle du Conseil, autour de laquelle nous attendons debout, à nos emplacements protocolaires. Notre caquetage s'arrête instantanément. Il fait le tour de la table en serrant silencieusement la main de chacun. Le Premier ministre, qui le suit, s'en abstient1 . Il me dit en passant : « Vous avez le privilège de prendre des notes. Mais vous distillerez. Vous n'en direz pas le centième. » Je me suis contenté de prendre l'essentiel des interventions de mes collègues, mais je consigne mot pour mot les interventions du Général. Celui-ci doit être pour quelque chose dans l'instruction que vient de me glisser Pompidou ; car, dès qu'il s'est assis et que nous avons suivi son exemple, il lui donne la parole : « Vous avez quelque chose à nous dire ? » Pompidou répète sous une forme négative ce qu'il vient de me dire : « Messieurs les Ministres, avant que ne commence ce Conseil, je vous rappelle, ou j'indique à ceux d'entre vous qui sont autour de cette table pour la première fois, qu'il est rigoureusement interdit de prendre des notes pendant le Conseil, à la seule exception du secrétaire d'État à l'Information et des secrétaires généraux 2 . D'autre part, les ministres ne doivent pas — en dehors, naturellement, des décisions arrêtées dans le domaine de leur compétence et à condition qu'elles soient effectivement arrêtées — faire de déclarations ou se laisser aller à des confidences sur ce qui s'est dit au Conseil. Seul le porte-parole est habilité à le faire, selon les instructions que lui donne le Général. » De fait, les « quatre mousquetaires » qui font la pluie et le beau temps dans la classe politique — Jacques Fauvet du Monde, Jean Ferniot de France-Soir, Georges Altschuler d'Europe 1 et Bernard Lefort de Paris-Jour — m'ont raconté hier que, sous la IVe, ils attendaient dans la cour de l'Élysée la sortie du Conseil. Ils montaient chacun dans la voiture d'un ministre qui en était convenu avec eux, et qui leur racontait l'essentiel de ce qui venait de se passer. Ils se réunissaient ensuite pour confronter les confidences recueillies : « C'était le bon temps. Les ministres nous lâchaient tout ce que nous voulions. Maintenant, on fait des mystères de tout. Le Général ne sait pas ce que c'est que l'information. » Je suis presque en bout de table, entre Joseph Fontanet et François Missoffe. Tout en gribouillant à la va-vite, je jette un coup d'œii sur les principaux personnages qui se font vis-à-vis au centre de la table : de Gaulle, flanqué de Malraux et Palewski à sa droite, de Jacquinot à sa gauche. Face à lui, Pompidou, encadré par Pflimlin et Joxe. GdG : « Notre ordre du jour est peu chargé. Cela tient au renouvellement du gouvernement, qui n'a pu encore atteindre sa vitesse de croisière. » « Il faut parfois faire appel aux compétences » Le Conseil commence, selon la règle, par les « mesures individuelles ». Messmer propose que le général Ailleret soit remplacé par le général Fourquet comme commandant supérieur des forces en Algérie. GdG : « Il avait toujours été décidé qu'Ailleret quitterait l'Algérie après le cessez-le-feu. Fourquet, au commandement de l'armée de l'air en Algérie, a rendu de grands services. Sa conduite, l'an dernier, a été d'une parfaite fermeté et clarté. Ce qu'on n'a pas pu dire de tout le monde 3 . » Les crises sont pour le Général des rites de passage : l'occasion d'éprouver les hommes, de promouvoir ceux qui ont été fidèles et d'écarter, au moins un temps, ceux qui ont flanché. Messmer : « Le général Ailleret sera appelé à d'importantes fonctions, au retour d'un congé pour prendre du repos.» Vive réplique du Général : « Il n'y a nulle urgence à révéler la nature de ses futures fonctions. » Il répugne à toute annonce prématurée. Goût du secret ? Désir de préserver sa liberté ? Tant qu'il n'a pas annoncé sa décision, ce n'est pas sa décision, puisqu'il peut en changer. André Malraux propose de nommer Georges Auric comme administrateur de la réunion des théâtres lyriques nationaux : « Pour la première fois depuis quarante ans, l'Opéra sera dirigé par un musicien. GdG. — Il faut parfois faire appel aux compétences. » Sourires autour de la table, rires de quelques-uns, surtout ceux qui, placés trop loin, veulent compenser la distance par la sonorité. Impassibilité de Malraux, de Couve, de Pompidou, de Giscard. Ils ne rient pas pour si peu ; ou ils n'ont pas peur d'être oubliés. On passe ensuite aux communications des ministres. Elles traitent de deux sujets, qui sûrement ne nous lâcheront pas de longtemps : l'Europe et l'Algérie. « Les Anglais ne suivent qu'à condition qu'on commence sans eux » Europe : hier, les ministres des Affaires étrangères belge, Spaak, et néerlandais, Luns, ont rejeté le plan Fouchet4 . Couve décrit cette mise à mort par une litote qui aurait enchanté M. de Norpois : « La discussion du projet de traité constituant une Union des six États du Marché commun n'a pu aboutir à des résultats positifs. » Il précise : « La réunion de Paris visait à terminer la négociation. Quelques difficultés demeuraient. Nos partenaires tenaient à ce que le traité fit référence à l'Alliance atlantique. Nous n'y tenions pas (re-Norpois : le Général l'a refusé catégoriquement). « Les questions économiques entreraient-elles dans la compétence de ce traité, ce qui serait une façon, à leurs yeux, de frapper de caducité le traité de Rome ? Mentionnerait-on l'élection de l'Assemblée parlementaire européenne au suffrage universel ? Remplacerait-on la règle de l'unanimité par celle de la majorité ? La vieille querelle de l'intégration supranationale faisait rage. « À Londres, Heath 5 venait de déclarer que le moment était venu pour la Grande-Bretagne de se joindre à l'Europe des Six. La Belgique et la Hollande en ont pris prétexte pour opposer leur veto au plan Fouchet. J'ai objecté qu'on ne pouvait vouloir à la fois plus d'intégration et l'entrée des Anglais. Il a fallu constater qu'on ne peut, pour le moment, aller plus loin. « Les seuls qui jubilent sont les Hollandais. Les Belges sont mal à l'aise. Les Anglais sont, ou se disent, mécontents : nous n'allons pas manquer de leur imputer l'échec et de le leur faire payer en faisant barrage à leur adhésion. Les Allemands et les Italiens, qui étaient favorables au traité, manifestent leur déception. Quand on en viendra au faire et au prendre6 avec les Anglais, conclut placidement Couve, la perspective de leur entrée va dominer le paysage. » Maurice Schumann7 demande s'il s'agit d'une rupture ou d'un ajournement. Le Général lui répond. Il en profite pour reprendre l'analyse de Couve. Après le pastel, l'eau-forte. GdG : « Nous avons fait une proposition. Nous sommes les seuls à en avoir fait une. Nous voulons créer des institutions durables, établir une réunion périodique des responsables suprêmes, dégager une politique commune. Nous avons même prévu d'étendre les attributions de l'Assemblée à tous les problèmes politiques qui seraient abordés dans les réunions des ministres. N'est-ce pas un grand pas en avant ? Quand Luns nous dit qu'il ne trouve pas cette formule assez supranationale, que veut-il dire ? Le Marché commun, on n'a pu le mettre en place il y a trois ans, ni le faire effectivement fonctionner depuis lors, ni encore l'entraîner vers une politique agricole commune en janvier dernier, que parce que les Etats l'ont voulu, à commencer par le nôtre. » Le Général se donne un temps. Puis il reprend : « On ne peut pas forcer Spaak et Luns à adhérer à une Union des Etats. D'ailleurs, quels États représentent-ils ? Et si ces deux ministres dressent tant de barrières devant la conclusion d'un accord, combien en dresseraient-ils devant son application ? « Je me demande si la Belgique et la Hollande n'ont pas peur de faire l'Europe, tout en prétendant que c'est leur plus cher désir. Elles se sentent toutes petites en face des plus grands. Elles espèrent que, si l'Angleterre se joint à la bande, les grands seront tellement opposés les uns aux autres, que les petits pourront jouer de l'antagonisme des premiers. Les deux exigences des Belges et des Hollandais — "Il nous faut l'Angleterre", "Il nous faut la supranationalité " — sont évidemment et irrémédiablement incompatibles. « Doit-on attendre les Anglais pour aller plus loin ? Non, l'expérience a montré que les Anglais ne suivaient qu'à condition qu'on commence sans eux. L'Europe à Six est ébranlée par la candidature anglaise et par les Américains qui se préparent à entrer en ligne. « Le Marché commun existe. Il continuera. Nous nous y prêterons. Mais on peut se demander s'il ne sera pas condamné à la longue par l'impossibilité d'aboutir à une politique commune. Si l'Union politique n'est pas instituée, que deviendra le Marché commun, dont elle devrait être le couronnement ? » « Il se créerait un déséquilibre total » Pflimlin : « Monsieur le Président de la République8 , vous avez rencontré Adenauer à Baden, puis Fanfani à Turin. Peut-on savoir quelles sont les difficultés éprouvées du côté des Allemands et des Italiens ? GdG. — Les Allemands adoptent à peu près complètement notre point de vue. Ils ne souhaitent pas l'élection de l'Assemblée au suffrage universel. Les Italiens voudraient qu'il y ait davantage de parlementaires européens — ça ferait des places pour leur clientèle. « Certes, on peut étendre la compétence de ce Parlement ou soi-disant tel. Mais il aurait quoi devant lui ? Un gouvernement européen ? Des gouvernements nationaux ? Il se créerait un déséquilibre total. Qui ferait les lois ? Ce serait bien extraordinaire ! « Fabriquer un Parlement européen, c'est artificiel. L'important, c'est de créer des habitudes. Il faut dégager une politique commune. Elle n'existe pas pour le moment. Personne ne croit que les Six veulent et peuvent avoir une politique commune. Il y a des conférences de l'OTAN, de l'UEO9 , de l'ONU. Y a-t-il une politique commune ? C'est douteux. Pourquoi continuer, si on n'aboutit à rien ? Se réunir pour constater qu'on ne fait pas de politique commune, à quoi ça sert ? Pompidou. — Les difficultés que rencontrent les Six proviennent du succès même du Marché commun. Les pays qui y appartiennent ont une croissance plus forte que ceux qui restent en dehors. Les Anglais et les Américains ont envie, soit de nous rattraper, soit de nous freiner. Il faut prévoir une attaque concertée des Anglo-Saxons. Il y aura lieu de se défendre contre elle. Les Belges et les Hollandais pourront y avoir eux aussi intérêt. » Le Premier ministre n'avait pas dit un mot jusque-là. Il fumait cigarette sur cigarette, écoutant en silence, comme s'il assistait à une séance de conseil d'administration qui ne valait pas la peine qu'il y prît part. Et soudain, il a laissé tomber à pic quelques phrases fortes. Il ne contredit pas vraiment son vis-à-vis, mais le met subtilement en garde contre un pessimisme auquel, m'a-t-il déclaré ce matin même, « le Général n'a que trop tendance à s'abandonner, chaque fois qu'il rencontre sur sa route un obstacle inattendu ». Je me promets de signaler cette brève intervention dans ma conférence de presse, ne serait-ce que pour montrer d'un mot que le Premier ministre a une substance, contrairement à ce que les journaux affirment, depuis trois jours qu'il a été nommé. Le Général marque le coup. Il laisse passer de longues secondes. Comme j'aimerais savoir ce qu'il pense ! Que son Premier ministre vient de lui donner une leçon de modération dans le jugement ? Que cette impertinence, si ténue soit-elle, est agaçante et augure mal de leurs futures relations ? Que, décidément, il ne s'est pas trompé dans son choix, le Premier ministre montrant dès le premier Conseil qu'il est à la hauteur de sa mission ? En tout cas, il reprend lentement : « Le Marché commun n'a été possible que grâce au redressement de la France en 1958. C'est ainsi que nous avons un début de Marché commun industriel. Quant au Marché commun agricole, il ne se mettra en place que si nous l'imposons. Sur toute la ligne, ce traité de Rome ne fonctionne que grâce à nous. Alors, n'ayons pas de complexes ! « Quand le Marché commun n'était pas encore réalisé, la Grande-Bretagne y était hostile. Elle nous menaçait d'une guerre des tarifs. Macmillan est venu me dire : "Nous n'admettrons pas l'unité des continentaux, nous ne l'avons jamais admise dans le passé ! " « Je lui ai répondu : "Vous verrez, vous demanderez à y venir !" Ils l'ont demandé. Et pour quoi faire ? Pour jouer le jeu ? Ou pour empêcher que ça marche ? La réponse n'est pas claire. Ils voudraient qu'on admette, en même temps qu'eux, tout le Commonwealth. Mais ça changerait tout ! L'Angleterre aura du mal à adopter la politique continentale. La politique anglaise n'est pas la même que la politique élémentaire du continent. » Il a bien dit élémentaire. Pour lui, la politique se fait d'après les intérêts de base des pays : ceux des six nations du continent peuvent s'harmoniser naturellement les uns avec les autres ; ceux des Anglais, non. « Veut-on ou non que l'Europe soit européenne ? » « Ce Marché commun industriel a donné d'excellents résultats. Il nous a incités à nous moderniser. Peut-être en sera-t-il de même pour l'agriculture. Il nous rend le grand service de secouer nos routines. Mais, au fur et à mesure que nos réussites se dessinent, le reste de l'Occident veut se joindre à nous. D'abord, la Grande-Bretagne ; ensuite, ce sera le tour des États-Unis, qui demandent déjà à former une communauté économique atlantique. Ce serait le libre-échange du monde occidental ; ce ne serait plus le Marché commun européen. Les Allemands sont nombreux à être favorables à ce libre-échange général, plutôt qu'au Marché commun des Six. « Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour la réussite du Marché commun, et nous continuerons. Nous ne pourrons le faire que si nous avons une économie qui se tienne. Giscard. — Il est absurde de vouloir faire entrer le Commonwealth, la Turquie ou Israël dans le Marché commun, bien qu'ils se profilent à l'horizon. L'énergie que nous dépenserions là nous ferait perdre les avantages que nous rapporte la Communauté économique à Six. Ce qu'il faudrait, c'est élaborer une doctrine pour l'association au Marché commun des pays qui veulent s'en rapprocher, mais n'ont pas vocation pour y entrer. C'est une affaire de vitesse. L'adhésion anglaise mûrira d'ici à un an, l'adhésion ou la contre-offensive américaine 10 dans deux. Dans l'intervalle, il faudrait que les Six aient fait un premier pas pour affirmer leur identité commune. GdG. — Ce premier pas, c'était l'Union des États, qui vient d'être repoussée. Il faut tenir compte de la position personnelle de Spaak. Après l'OTAN, où il n'a pas trouvé sa satisfaction, il aurait voulu être le négociateur des Six avec l'Angleterre. Il est contrarié. Couve (l'air renseigné, mais ne voulant pas en dire davantage). — Spaak aura des difficultés chez lui. Pisani (pathétique). — Qu'on ne prenne pas son parti de ce qui s'est passé hier ! D'abord, parce que le Marché commun agricole n'existe pas encore et n'existera que si nos partenaires le veulent bien. Ensuite, parce qu'on ne peut pas accepter le débordement de l'économique sur le politique : l'argument politique l'a toujours emporté dans la négociation. Enfin, notre jeunesse a pris l'habitude de regarder au-delà de l'hexagone11 . Après la guerre d'Algérie et la décolonisation, l'Europe est un horizon de remplacement. » Pflimlin se porte en renfort, martelant durement ses phrases : « Il serait grave qu'on se résigne à l'échec, ou même qu'on reste au point mort. Il ne faut pas se faire d'illusions sur le succès du Marché commun. Il a été favorisé par la conjoncture. Les difficultés viendront quand il y aura dépression. En cas de crise, les réflexes nationaux joueront dans le sens anti-communautaire. Le traité de Rome ne pourra s'appliquer que s'il existe une volonté. Le marché n'est pas suffisant ! Il faut une politique commune ! Or, entre cette perspective d'approfondissement et la tendance à l'élargissement géographique, il y a contradiction ! Il faudrait qu'au centre, existe un noyau de plus en plus puissant. Il ne faut donc pas se décourager. GdG. — Ce qui s'est passé hier n'est pourtant pas encourageant. Refus des petits ; indécision des grands, qui n'ont pas dit avec assez de force leur volonté de réduire les obstacles... Nous déplorons ces dispositions d'esprit. Mais nous ne renonçons pas. Si l'occasion se présente à nouveau, nous souhaitons la saisir. « En attendant, il ne faut sans doute pas regretter que le projet n'ait pas été adopté hier. Dans les circonstances présentes, les esprits n'étaient pas mûrs pour l'adopter. Il y avait trop d'arrière-pensées derrière les professions de foi européennes. Sous les positions publiques, sous les intentions cachées, il y a un enjeu de fond. Veut-on ou non que l'Europe soit européenne ? Veut-on éviter qu'elle soit subordonnée aux États-Unis, ou ne le veut-on pas ? Veut-on, on ne veut-on pas, que le Marché commun soit complété par une organisation politique, faute de laquelle la construction économique finirait pas dépérir ? Veut-on, ou ne veut-on pas, que les chefs d'État ou de gouvernement se réunissent pour arrêter ensemble les décisions qu'ils sont seuls à même de prendre ? Malgré les difficultés rencontrées, nous restons décidés à chercher à faire aboutir notre proposition. Elle reste offerte aux partenaires de la France dans l'Europe des Six. » Ce plan Fouchet, le Général en reparlera encore en ma présence dans les mois suivants, bien qu'il l'évoque de moins en moins en public 12 . Chaque fois que, devant un grand problème de politique internationale — crise de Cuba, organisation de l'Alliance atlantique, projet américain de force nucléaire multilatérale, détente Est-Ouest —, les Six se débanderont, le Général exhalera ses regrets : « Si l'Union des six États n'avait pas été rejetée par les Belges et les Hollandais, quelle force aurait eue l'Europe ! Quel dommage... Quelle sottise... » 1 Par la suite, Georges Pompidou prendra l'habitude de serrer aussi la main de ses collègues en rejoignant sa place, mais sans faire le tour de la table. 2 Étienne Burin des Roziers, secrétaire général de l'Élysée, et Roger Belin, secrétaire général du gouvernement, qui sont assis à une petite table, dans l'angle de la pièce où se tient le Conseil — contiguë au bureau des aides de camp et donc voisine du « Salon doré » du Général. 3 Allusion au putsch d'avril 1961. 4 Plan de De Gaulle en vue de créer, entre les six pays de la Communauté économique européenne, une étroite coopération pour la politique, la défense et la culture. 5 Secrétaire d'État au Foreign Office. 6 Expression familière de Maurice Couve de Murville. 7 Ministre délégué à l'Aménagement du territoire et au Plan, il vient juste de quitter la présidence de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale. En ce temps-là, un ministre délégué n'était pas moins, mais plus qu'un ministre ordinaire : délégué par le Premier ministre pour une mission chevauchant les attributions de plusieurs ministères. 8 Ce titre fait plus républicain ; ou plus IVe. Edgar Faure emploiera la même expression. Tous les autres disent : « Mon général », ce qui implique que la déférence envers le personnage historique l'emporte sur le respect pour la fonction. 9 Union de l'Europe occidentale : organisme pour les questions de défense, siégeant à Londres, créé en 1948 entre Grande-Bretagne, France et Benelux, et élargi à l'Allemagne fédérale et à l'Italie après l'échec de la Communauté européenne de défense. 10 Les Américains, très hostiles à la mise en place du « tarif extérieur commun » prévu par le traité de Rome, essaient d'amener les Six à y renoncer, ou à l'étendre à beaucoup d'autres pays, dont les États-Unis. 11 « Hexagone », « hexagonal », n'étaient pas des expressions aussi courantes qu'elles le sont devenues ; Edgard Pisani en a pourtant usé ce jour-là. 12 Après sa conférence de presse du 15 mai 1962, où l'échec du plan Fouchet forme le sujet principal, le Général revient dessus les jours suivants, lors de son voyage dans le Limousin, puis en juin lors de sa visite dans le Jura. Chapitre 4 « IL N'EST PAS QUESTION DE DÉROGER AUX ACCORDS D'ÉVIAN » Conseil du 18 avril (suite). Joxe 1 rejoindra tout à l'heure Alger pour voir plus clair dans une situation dont il nous fait le sombre tableau : « L'Exécutif provisoire est né hier, mais après trois semaines perdues. Il faudra combler ce retard pour rester dans les délais impartis par les accords d'Évian. Ben Bella s'agite comme un diable ; au sein même du FLN, l'opposition à Ben Khedda2 grandit. « Et, surtout, on sent monter les affrontements des deux communautés. Non dans le bled, où la situation est à peu près normale, mais dans les villes. Jusqu'au cessez-le-feu, la population européenne était persuadée de la victoire de l'OAS. Depuis lors, elle recule pied à pied et ne se rend, au fur et à mesure, qu'aux évidences. Les mots d'ordre se succèdent, toujours démentis par les faits. "L'Exécutif ne pourra jamais s'installer! " (c'est fait, avec retard, mais c'est fait). "Les gendarmes refuseront toute mission " (ils viennent de réaliser efficacement une opération de bouclage de Bab-el-Oued). "Oran a gagné" (pourtant, Jouhaud y a été capturé). "L'OAS va relier Oran à Alger en prenant le contrôle de l'Ouarsenis " (deux jours après, c'était terminé). « L' OAS n'a connu que des revers. Mais son terrorisme démolit les infrastructures de l'Algérie et rend psychologiquement de plus en plus difficile l'adaptation des populations européennes et musulmanes à la nouvelle donne pacifique que devaient créer les accords d'Évian. La masse musulmane souffre ; elle tiendra, parce qu'elle sait qu'à la fin, c'est elle qui va l'emporter, et non l'OAS ; mais elle accumule une volonté de vengeance. Elle a vingt morts par jour à déplorer. La tactique de l'OAS est de massacrer aveuglément pour faire monter la haine. L'"Armée de Libération Nationale" flotte. Elle est loin d'être présente partout. Elle se livre à des pillages et à des taxations. Elle n'est nullement, sur le terrain, l'alliée de nos fonctionnaires et de nos troupes pour préparer correctement les choses. Pierre Messmer 3 . — La force locale, à la disposition de l'Exécutif provisoire, se met en place. Diverses unités sont constituées de 90 % de musulmans du contingent et de 10 % de Français de souche européenne. Ce qui manque, c'est l'impulsion. Cette force ne reçoit pas d'ordres. D'où certains flottements dans ces unités, qui pourrissent dans l'inaction. Robert Buron 4 . — Des fonctionnaires qui, depuis le cessez-le-feu, reprenaient courage, le perdent en voyant que l'OAS est de plus en plus meurtrière. Oran est la capitale de la rébellion européenne. Le climat est mauvais. S'il n'y a pas de réaction rapide, nous allons à une dégradation très rapide à Oran et même à Alger. Il faut de l'énergie d'abord ; la générosité pourra venir ensuite.» « De toute façon, les choses se feront ainsi et pas autrement » Roger Frey présente un bilan qu'il considère comme satisfaisant : « 771 suspects viennent d'être arrêtés en trois mois. On a arrêté aussi un groupe qui se préparait à enlever le général Le Puloch5 , pour en faire une monnaie d'échange contre le général Jouhaud. L' OAS recrute des lycéens pour des opérations au plastic, mais les tueurs lui manquent. « Elle ne désarme nullement. Pourtant, elle a plus ou moins abandonné le rêve de l'Algérie française. Elle a transporté sa lutte en métropole pour s'attaquer au régime et à son chef. Quand un nombre suffisant d'Européens d'Algérie se seront installés de ce côté-ci de la Méditerranée, elle y développera un réseau et se livrera à une action beaucoup plus large. Ce n'est pas le moment de se laisser attendrir. » Robert Buron révèle que « l'enquête sur l'attentat de Vitry-le-François6 , le 18 juin 1961, a prouvé qu'il s'agissait d'un attentat au plastic ». Jean Foyer sursaute : de quoi ce fâcheux se mêle-t-il ? Il proteste sèchement : « Cette affaire est couverte par la règle du secret de l'instruction. » Le Général vole au secours de Buron : « Maintenant qu'il a été violé, vous ne pouvez plus guère que confirmer ou infirmer. Foyer. — L'explosion a eu lieu grâce à un dispositif d'amorçage par détonateur électrique. » Le Général a laissé chacun s'exprimer. Il conclut : « La situation est délicate et difficile. Mais il ne pouvait pas en être autrement. Nous ferons l'autodétermination. Dans les plus brefs délais, nous appliquerons les accords d'Évian. Il n'est pas question d'y déroger. « A Alger, à Oran, c'est à nous d'agir dans cette période transitoire. Mais, dès que nous le pourrons, nous céderons les responsabilités aux Algériens. C'est à eux qu'elles incomberont. Il y a une certitude, c'est que l'accord d'Évian offre aux Européens une place honorable. Ils peuvent la prendre. Les musulmans et les Européens s'arrangeront ensemble comme ils le voudront. La France n'aura plus la responsabilité de l'ordre public sur cette terre-là. Sinon, les Européens peuvent choisir de rentrer ; et alors, nous les rapatrierons, nous les accueillerons du mieux que nous pourrons. La France aura terminé sa tâche. De toute façon, les choses se feront ainsi et pas autrement. « Les terroristes de l'OAS se trouvent comme des poissons dans l'eau » Gilbert Grandval 7 . — Que font et vont faire les forces françaises en Algérie ? GdG. — Elles sont là pour apporter un réconfort moral. Mais si les gens de l'OAS veulent continuer à massacrer les musulmans aveuglément au rythme de vingt par jour, nos soldats peuvent difficilement faire la chasse à des terroristes qui se trouvent dans la population comme des poissons dans l'eau. L'armée est là pour faire respecter la mise en place des accords d'Évian, non pas pour chercher des tueurs aussi difficiles à repérer qu'une paille dans une meule. Huit ans de combats ont abouti à ce que le crime est devenu une habitude, une chose admise, une institution. On soutient ses idées par le crime. La nécessité primordiale est d'en finir avec le crime. C'est l'affaire de la police et de la justice. Ce n'est pas l'affaire de l'armée. « Quels que soient les délais qui ont été fixés par les accords d'Évian, ils seront respectés. Ils ne sauraient être remis en cause. À bon entendeur, salut ! » Le Général se lève et nous tous avec lui ; il fait à nouveau lentement le tour de la table, dit un mot à l'un, un mot à l'autre, serre les mains. Nous chuchotons à trois ou quatre. Broglie ne cache pas son admiration : « Quel don de synthèse ! » Joxe, qui a suivi depuis 1943 bien des Conseils présidés par lui : « Il lui arrive de se tromper, mais, le plus souvent, il prend les choses de haut et voit loin. » Grandval, émerveillé : « Ah, comme je voudrais qu'il y ait un micro devant lui ! Que tout ce qu'il dit ne soit pas perdu pour l' Histoire ! » Joxe : « Ce ne sera pas perdu pour l'Histoire, puisque le porte-parole et les secrétaires généraux ont le privilège de prendre des notes. » Le Général me fait signe de le suivre. Buron, me voyant partir pour ma première conférence de presse, me souffle, goguenard, un avertissement d'ancien à un bizuth : « Surtout, pas un mot à la reine-mère ! » Je dois avoir l'air de ne pas comprendre, puisqu'il précise : « Vous ne savez donc pas que, pour le Général, le porte-parole a mission de ne pas parler? Vous allez être le muet du sérail ! » Belin me tend un projet de communiqué : « Le général de Gaulle, Président de la République, a réuni le Conseil des ministres le mercredi 18 avril à 15 heures 30. Le ministre d'État, chargé des Affaires algériennes, a fait un exposé sur la situation en Algérie. Le ministre des Affaires étrangères a fait une communication sur la situation internationale. » Me voilà bien pourvu pour affronter les journalistes, avec ce texte bouffon. 1 Ministre d'État chargé des Affaires algériennes. 2 Depuis août 1961, Youssef Ben Khedda a remplacé Ferhat Abbas à la tête du gouvernement provisoire de la République algérienne. 3 Ministre des Armées depuis 1960. 4 Ministre des Travaux publics et des Transports depuis juin 1958. 5 Le général Le Puloch est chef d'état-major de l'armée de terre. 6 Déraillement de neuf wagons du train Strasbourg-Paris : 18 morts, 70 à 80 blessés. Robert Buron intervenait dans le domaine de sa compétence. 7 Secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances, chargé du Commerce extérieur. Chapitre 5 «LE GOUVERNEMENT N'A PAS DE SUBSTANCE EN DEHORS DE MOI » Élysée, 18 avril 1962, 17 heures 30. Le Général passe devant moi pour entrer dans le « Salon doré », et s'assied derrière son bureau ; il ne me désigne un fauteuil qu'après s'être assis lui-même. Jusque-là, depuis trois ans, c'était toujours l'inverse : si nous avions une porte à franchir, il faisait mine de s'effacer devant moi ; il ne s'asseyait que lorsqu'il me voyait assis. Décidément, du statut d'interlocuteur, avec lequel il déployait une courtoisie très vieille France, je passe à celui de collaborateur, sur lequel il exerce sans ménagement une autorité hiérarchique. « Le Conseil des ministres ne discute pas » Je lui donne en riant lecture du projet de communiqué : « De quoi pourrait parler le ministre des Affaires étrangères, si ce n'est de la situation internationale ? Le ministre des Affaires algériennes, si ce n'est de la situation en Algérie ? » Le Général ne sourit pas. Sourire, ce serait établir de lui à moi une relation d'égalité. Son impassibilité me rappelle que je ne suis pas son égal ; il n'attend pas de moi sympathie, mais obéissance. Il m'autorise cependant à lui proposer des formules plus explicites : « Une discussion a eu lieu sur le projet de traité constituant une Union d'États européens. Le général de Gaulle a conclu que la France restait décidée à chercher à faire aboutir un projet aussi important pour la construction européenne. » Il me coupe pour rectifier « discussion » en « délibération » (« le Conseil des ministres ne discute pas, il délibère »). Il ajoute : « Non pas le général de Gaulle a conclu que la France, mais dont les conclusions ont été que le gouvernement français... Quand je tire les conclusions d'une délibération, c'est le gouvernement qui s'exprime par ma bouche. Le gouvernement n'a pas de substance en dehors de moi. Il n'existe que par mon fait. Il ne peut se réunir que si je le convoque, et en ma présence, sur un ordre du jour préalablement fixé par moi. Vous êtes le porte-parole du gouvernement. C'est-à-dire le mien. Mais vous ne vous présentez pas comme tel ; c'est implicite. » « Pour les Anglais, le Marché commun c'est comme le Blocus continental » Il revient sur quelques-uns des points évoqués au Conseil : « Pas question de faire mention de l'OTAN dans un traité européen ! Comment des Européens peuvent-ils être assez peu européens pour ne vouloir faire un traité entre eux que sous l'invocation des Américains ? Ils n'ont aucun sens de la dignité de l'Europe ! Le traité d'Union constitue un engagement permanent et définitif des six États, tandis que l'OTAN est un organisme circonstanciel, né de la menace soviétique et appelé à disparaître un jour, quand elle aura disparu elle-même. » Comme en passant, il évoque la fin de cet affrontement Est-Ouest que nous nous sommes habitués à considérer comme une donnée éternelle. Il se projette si spontanément dans la longue durée, que notre présent est déjà son passé. « Pourquoi croyez-vous que les Belges et les Hollandais, mais aussi les Italiens, réclament à la fois la supranationalité et l'entrée de l'Angleterre ? Évidemment, c'est parce qu'ils savent bien que ça ne pourrait pas marcher ! Ils espèrent que les grands passeraient leur temps à se disputer ; les petits tireraient parti de cette bagarre pour jouer des coudes et faire prévaloir leur point de vue. C'est comme les groupes charnières sous la IVe, qui profitaient des querelles entre les grands partis, pour s'arroger un rôle sans proportion avec ce qu'ils représentaient vraiment. « Macmillan m'avait dit en 58 : "C'est pour empêcher l'union des Européens que nous vous avons fait la guerre vingt-trois ans, pendant votre Révolution et votre Empire." Pour les Anglais, le Marché commun c'est comme le Blocus continental ! Ah ! Ah ! (Il veut bien rire.) Je les ai empêchés à la fin de 58 de l'étouffer de l'extérieur en le noyant dans une grande zone de libre-échange. Maintenant, ils essaient de le faire sauter de l'intérieur, par Hollandais et Belges interposés. S'ils n'y arrivent pas par ce moyen, ils tâcheront de le paralyser eux-mêmes, après s'y être fait admettre. Ne vous inquiétez pas. Ils ont de la suite dans les idées. Mais nous aussi. Et dorénavant, nous en aurons les moyens. » « Le chef du gouvernement, c'est moi » Je hasarde encore, tout en sentant vaguement que je vais me faire renvoyer dans mes buts, un complément au communiqué : « Le chef du gouvernement a fait observer que les difficultés que rencontrent les Six proviennent des succès mêmes du Marché commun. » Le Général m'arrête avec un revers du tranchant de la main. « N'employez donc pas l'expression chef du gouvernement pour parler du Premier ministre. Le chef du gouvernement, c'est moi. Le Premier ministre est le premier des ministres, primus inter pares1 , il coordonne leur action, mais il le fait sous la responsabilité du Président de la République, qui dirige l'exécutif sans partage. D'ailleurs, ce que vous lui faites dire n'a pas grand intérêt.» Tant que Michel Debré était à Matignon, c'est-à-dire jusqu'à samedi dernier, le Général aurait-il tenu les mêmes propos, alors que son Premier ministre réunissait et harcelait sans cesse les ministres ? Le remplacement de Debré signifierait-il que le Premier ministre passe du statut de président du Conseil à celui, que Pompidou avait déjà assuré, de directeur de cabinet... « Il n'y a pas eu de changement de gouvernement » De moins en moins sûr de moi (c'est probablement ce qu'il recherche), je lui soumets une autre formule : « Le Président de la République a confirmé sa volonté de voir s'exécuter les accords d'Évian, pour ce qui concerne d'abord le fonctionnement et l'autorité de l'Exécutif provisoire, ensuite l'autodétermination de l'Algérie dans les délais fixés, enfin les conséquences que pourra comporter cette autodétermination. » Il me donne aussitôt une nouvelle application du principe qu'il vient de m'énoncer : « Ne dites pas le Président de la République, mais le gouvernement a confirmé sa volonté, etc. » Ainsi, il est non seulement le chef du gouvernement, mais le gouvernement tout entier : même si tous les ministres sont restés muets sur ce sujet, ils sont censés s'exprimer par sa bouche, puisque nul autre que lui n'avait exprimé une telle « volonté ». Comme il est attentif au vocabulaire ! J'annonce mon intention de déclarer que l'ordre du jour était « peu chargé en raison du changement de gouvernement ». Il me reprend vivement : « Non ! Il n'y a pas eu de changement de gouvernement2 ! Parlez seulement de son renouvellement ! Il est inchangé pour l'essentiel ! Un certain nombre de ses anciens membres ont été relevés par des membres nouveaux, c'est tout. Après un engagement, des troupes qui ont été éprouvées par le feu sont relevées par des troupes fraîches ; mais c'est toujours la même armée.» Pour aller un peu plus loin, j'essaie de faire parler le Général tant sur l'Europe que sur l'Algérie. Il me rabroue : « Vous en savez bien assez ! » Je n'ai pas plus de chance quand je tâche de m'informer sur les prochaines fonctions du général Ailleret : « Vous le saurez bien assez tôt ! Nous le nommerons en Conseil. Il sera temps, alors, que vous l'appreniez ! Le plus sûr moyen que vous n'en disiez pas un mot, c'est que vous en ignoriez tout. » Je sors de son bureau comme un chat échaudé. À quoi ressemblera cette mission de porte-parole du gouvernement (c'est-à-dire du Général, puisque le gouvernement, c'est lui), si je dois me contenter d'énoncer sèchement de plates évidences ? « Alors, qu'est-ce que vous voulez savoir ? » Les Conseils des ministres suivants, du 25 avril et du 2 mai, n'ont fait qu'accroître ma déception. À chaque question que je me hasarde à lui poser, le Général répond immanquablement : « Inutile que vous le sachiez ! On en dit toujours trop ! » Le 9 mai, je renonce, dès la première rebuffade, à poser d'autres questions. Mais je déploie la contre-offensive à laquelle je me suis préparé : « Mon général, si les journalistes ont le sentiment que je ne sais rien de plus que ce que je suis chargé de leur annoncer, je n'aurai aucun crédit auprès d'eux, aucune chance de pouvoir infléchir leurs analyses, qui vous sont souvent hostiles par manque d'information. En revanche, s'ils ont l'impression que j'en sais beaucoup plus que je ne m'autorise à leur dire, ils m'écouteront et seront disposés à m'entendre. Pendant dix ans, soit au Quai d'Orsay, soit en poste à l'étranger ou dans les conférences internationales, j'ai été formé à distinguer entre ce que l'on doit taire et ce que l'on peut laisser deviner. Si on connaît soi-même le dessous des cartes et qu'on sait tenir sa langue, on peut jouer la bonne carte au bon moment. Il me semble que le rôle que vous m'avez confié ressemble au métier de diplomate. Puis-je vous demander de me faire un peu confiance, ne serait-ce que quelque temps, à l'essai ? » À mesure que je parle, il me semble que le Général n'est pas insensible à mon ton de déférente détermination. Il regarde le plafond quelques secondes, puis me lâche, mi-bougon, mi-adouci : « Alors, qu'est-ce que vous voulez savoir ? » Aurais-je gagné ? Je respire un grand coup et tente le tout pour le tout : « Aujourd'hui, avoir une idée de ce que vous direz dans votre conférence de presse de la semaine prochaine. » À peine la phrase terminée, je mesure l'énormité de cette demande, pourtant préméditée. D'ordinaire, de peur que le secret ne soit dévoilé prématurément, c'est la veille ou le matin même de la conférence que l'attaché de presse de l'Élysée engage tel ou tel journaliste à poser telle ou telle question. Et chacun sait, dans les milieux de presse, que tous les sujets sont préparés longtemps à l'avance, que le Général a tout écrit, qu'il a appris son texte par cœur, qu'il le récite sans y rien changer. Ce n'est pas une conférence de presse, c'est une conférence à la presse ; selon la même technique avec laquelle, jadis, le capitaine de Gaulle récitait ses conférences à l'École de guerre devant le maréchal Pétain, assis au premier rang d'un amphithéâtre abasourdi (tant par la présence d'un maréchal venu écouter un capitaine, que par ce capitaine aux allures de maréchal). « Eh bien, puisque vous y tenez... » J'explique mon plan au Général : « Pourquoi ne pas dévoiler d'avance les thèmes, pour y préparer l'opinion publique ? » Encore que ce soit contraire à l'un de ses principes fondamentaux — surprendre l'adversaire —, il me semble qu'on se donnerait une chance d'imprégner peu à peu les esprits par accoutumance, et qu'on éviterait ainsi les brusques rejets dont souffrent fréquemment les déclarations du Général. Surprise et satisfaction d'entendre le Général me répondre, plus abondamment que je n'avais même imaginé : « Eh bien, puisque vous y tenez... Je parlerai du projet d'organisation politique des six États européens, que Spaak et Luns viennent de faire échouer. J'expliquerai la position de la France. Vouloir faire "l'Europe supranationale" sans les nations, ou à plus forte raison contre les nations, c'est une absurdité ! La seule réalité internationale qui tienne, au moins dans ce siècle et sans doute dans le prochain, ce sont les nations. La seule institution qui ait qualité pour répondre d'une nation, c'est l'État qui la dirige. La seule organisation qui puisse exercer une autorité légitime, c'est le concert de plus en plus intime des États. Et puis, je parlerai des armes nucléaires, de l'OTAN, de l'Algérie, de l'Afrique. AP. — Si on vous demande ce que vous pensez de l'accession de l'Allemagne à l'armement atomique, que répondrez-vous ? GdG. — Je ne serai pas engageant. » Le pli était pris. Par la suite, le Général m'a toujours dévoilé ce qu'il comptait dire dans ses conférences de presse, ses allocutions radiotélévisées, ses tournées en province et outre-mer, ses visites à l'étranger, ainsi que la quintessence de ses entretiens avec des chefs d'État ou de gouvernement. Il a mis de moins en moins de réticence à répondre à mes questions. Il essayait des formules sur lesquelles il n'était pas encore fixé. Il scrutait mes réactions, mais surtout, je crois bien, celles que suscitaient mes « indiscrétions ». Il jouait avec les fuites qu'il m'autorisait à faire. C'étaient autant de ballons d'essai. Il voyait ensuite comment ajuster son texte pour éviter de trop gros remous. C'est ainsi qu'il transformait en auxiliaires de son action son porte-parole, les journalistes à travers celui-ci, et le public à travers les journalistes. Pourtant, la conférence de presse du 15 mai, la première à laquelle j'étais admis à assister, n'allait nullement consacrer la pertinence de cette nouvelle méthode... 1 Premier parmi ses pairs. 2 Il se contredira légèrement au Conseil des ministres du 7 décembre 1962, en déclarant : « En avril dernier, il y avait eu changement de gouvernement, et il était normal qu'il demande la confiance. Cette fois, le gouvernement est le même, et il n'a pas de confiance à demander. » Chapitre 6 « LA SEULE VICTOIRE, C'EST DE S'EN ALLER » Conseil des ministres, 25 avril 1962. Au deuxième Conseil du cabinet Pompidou, on commence par s'inquiéter de l'application des accords d'Évian. Il est clair que ce thème ne va pas cesser, jusqu'à l'été, de s'amplifier. Le Général annonce sur un ton serein : « Il arrive trois cents Français d'Algérie par semaine à Marseille. Si tant est qu'ils doivent rester définitivement en France, il faut que ça se passe bien, moralement et matériellement, que l'accueil soit bien organisé ; il faut des antennes en Algérie et que les gens, avant même de partir, sachent où ils vont. » Joxe, qui revient d'Algérie, commence par justifier cette sérénité : « La situation dans le bled est calme. L'Exécutif provisoire a établi des rapports étroits avec le Haut-Commissariat et le commandement militaire, qui sont installés ainsi que lui au Rocher Noir. L'arrestation de Salan nettoie l'atmosphère. Le découragement s'empare de l'OAS. Elle ne peut plus débaucher des musulmans, organiser des maquis, faire basculer l'armée. Elle mise sur Oran pour y maintenir un régime indépendant et empêcher l'application des accords d'Évian. Mais aucun quartier d'Oran ne sera laissé aux mains de l'OAS. Elle pousse à l'exode vers la campagne les musulmans, qui sont à la limite de leurs nerfs. Les provocations constantes font monter en eux un désir de vengeance. Pompidou. — Le moment est proche où le seul recours de l'OAS sera le terrorisme désespéré, non plus en Algérie, mais en métropole. Pisani. — On dit que l'armée française ne peut pas circuler, alors que l'ALN 1 se promène en toute liberté. Joxe. — En réalité, nos troupes sont consignées dans leurs casernes, tandis que l'ALN, qui n'est ni ravitaillée ni payée, cherche de quoi survivre : la faim fait sortir le loup du bois. GdG (pousse un soupir). — On a beaucoup de choses à faire à la fois. L'ALN vivait de trois ou quatre cents millions qui lui étaient envoyés de France2 : ils n'arrivent plus. Alors, elle se promène. Elle s'est aperçue de ce qu'on peut faire avec une mitraillette. Elle tente de continuer. Il est impossible de la laisser continuer. Elle se balade en armes, elle fait de la parade. Il faut la cantonner. C'est à l'Exécutif provisoire de régler le problème. « Les fonctionnaires, c'est à nous de régler leur problème : ils seront, suivant leur attitude, reclassés ou révoqués. « Quant aux colons, tant que l'ALN menaçait, ils payaient sans rien dire. Maintenant qu'ils ont moins peur du fait du cessez-le-feu, ils ameutent Le Figaro. Il faut mettre les gens au travail. Ce sont quelques semaines difficiles, il faut le savoir. Vous en subirez tous des effets. » Joxe a l'air moins tranquille quand il rend compte du congrès du FLN à Tripoli : « Le programme élaboré par la Fédération FLN de France a été remanié par le comité de Tunis, présidé par Ben Bella. Il a été accentué dans le sens socialisant, marxiste et révolutionnaire. C'est vraiment un projet de révolution radicale : il faut éradiquer tout ce qui reste de la présence française. » « Vous allez me les réexpédier en Algérie » Roger Frey raconte drôlement que des incidents ont opposé en métropole le FLN et la police, notamment à propos de collectes de fonds, de rackets et de séquestrations. « Les Algériens entretiennent en France une police, une magistrature, une diplomatie parallèles. Les dirigeants du FLN ont la volonté d'établir un véritable droit d'exterritorialité. Tout contrôle que nous faisons serait, selon eux, contraire aux accords d'Évian. Tout café musulman est à leurs yeux une partie intégrante du territoire algérien. Si nous procédons à l'interpellation d'un suspect, aussitôt deux à trois cents manifestants se réunissent pour demander sa remise en liberté au nom des accords d'Évian. Si un musulman est arrêté pour port d'arme, il explique : "Je suis un diplomate, j'appartiens au Quai d'Orsay du FLN." GdG (pince-sans-rire). — Il faut le renvoyer à son Quai d'Orsay. Ces diplomates non accrédités, vous allez me les réexpédier en Algérie. Ou au moins quelques-uns d'entre eux. » Cette délibération nous laisse une impression de malaise, dont nous nous faisons part, en petits groupes, à la fin du Conseil. Le Général m'entraîne dans son bureau, me donne ses instructions pour la presse et ajoute simplement : « Trois cents Français d'Algérie par semaine, ça fait douze cents par mois, à supposer qu'ils soient tous des rapatriés. Ce n'est pas la mer à boire. Ce n'est rien ! AP. — Vous ne pensez pas que le rythme va s'accélérer ? GdG. — On verra bien. » « L'État est profondément malade » Au Conseil des ministres du 4 mai 1962, quand Joxe commence à décrire la situation en Algérie, on a tout de suite l'impression que la belle mécanique montée à Évian est en train de s'enrayer : « La situation est difficile. Plus on porte de coups à l'OAS, plus elle multiplie les attentats contre les personnes. Elle démolit les infrastructures, elle désorganise la vie. L'équilibre entre les communautés musulmane et européenne paraît de plus en plus impossible à atteindre. Les Européens continuent à se nourrir d'espoirs fallacieux : "Les dissensions du FLN s'aggravent" ; "Le malaise social s'étend en France" ; "Il n'y aura pas d'autodétermination" ; " Évian est inapplicable". « La population musulmane est saisie d'une colère grandissante. Pour la première fois, elle a eu des réactions violentes à Alger, à Aïn-Temouchent. Pourrons-nous contenir cette fureur jusqu'au référendum ? Et après, ne risque-t-elle pas d'exploser sauvagement, quand le rapport de forces sera inversé ? Au Rocher Noir, l'Exécutif provisoire a tendance à faire de grands plans d'avenir, en oubliant sa mission, qui est simplement de préparer l'autodétermination. Ces hommes n'ont pas l'habitude de travailler. Ils ne savent pas choisir les urgences. « L'OAS fait croire qu'un nouvel équilibre va s'établir entre les Européens, encadrés par elle, et la communauté musulmane, encadrée par l'ALN. L'essentiel est de convaincre la population de la volonté absolue de mener la politique d'Évian jusqu'au bout. Sudreau. — Argoud vient de faire une tournée des popotes en Allemagne. Cet épisode est-il terminé ? Frey. — Argoud était bien en Allemagne en avril. Il a vu des officiers dans les environs de Stuttgart. Il considère la partie perdue en Algérie. Pour lui, la partie réelle va commencer en France. Nous avons saisi de nombreux documents qui prouvent que l'OAS croit que, lorsque les rapatriés et les militaires vont s'installer en métropole, elle pourra s'infiltrer partout et que la situation basculera. Buron. — Les débardeurs français du port d'Alger avaient tous disparu au moment de l'attentat qui vient de coûter la vie à de nombreux dockers musulmans. Pisani. — Comment se fait-il qu'on ne concentre pas le maximum de troupes à Alger et surtout à Oran, alors que tout va bien dans le bled ? GdG (levant les bras). — Comment se fait-il que l'armée, depuis si longtemps, soit si lente à exécuter les ordres ? Comment se fait-il que la justice soit si réticente à juger et à exécuter ses jugements ? Comment se fait-il que l'administration réponde si mal aux commandes ? Comment se fait-il que l'information ne soit jamais objective et privilégie toujours les nouvelles tendancieuses ? Nous sommes aux prises avec un problème énorme. L'État est profondément malade, et les événements n'ont fait qu'aggraver sa maladie, dont ils sont la conséquence. Ce n'est pas une raison pour nous décourager. C'est au contraire une raison d'avoir du courage. « Les gens du FLN ? Il n'est pas dans leur nature de résoudre des problèmes, mais de les aggraver. Les Européens ? Depuis cent trente ans, ils ont pris l'habitude de dominer les musulmans, ils ont pensé que la France serait toujours là pour les protéger et assurer leur supériorité, que les musulmans ne pourraient rien contre eux. « L'administration, l'armée, la justice ont baigné là-bas dans les mêmes préjugés. Il nous faut montrer que nous n'hésitons pas, qu'on ne peut spéculer sur aucune incertitude, que ce qui a été décidé sera fait. Il faut annoncer la date de l'autodétermination. Que personne ne doute que la France n'exercera plus aucune responsabilité, ni politique ni de maintien de l'ordre, au plus tard six mois après le cessez-le-feu ! Que les musulmans préparent le gouvernement de l'Algérie ! Que les Européens se persuadent qu'il faut, ou bien s'accommoder avec les musulmans sans que la France les protège, ou bien rentrer en France ! « L'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs » « C'est facile de piéger des voitures quand tout le monde est complice ! Mais le moment vient où la France ne s'en mêlera plus. La politique de la France ne peut pas être de maintenir une situation qui avait jadis une signification, mais qui ne correspond plus à notre temps. Tout cela va cesser. Beaucoup essaient de dissimuler cette vérité, de faire croire qu'Évian ne s'appliquera pas, qu'on s'installera dans le magnifique système d'aujourd'hui, où beaucoup de gens croient commander et où personne n'obéit. La date à partir de laquelle la France, de toutes les manières, n'assumera plus de responsabilités en Algérie, est fixée. L'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs. Il ne faut pas laisser croire que l'avenir de la France en Algérie, c'est le leur. Pisani. — Ça aurait pu être le leur ! GdG. — Ça pourrait encore être le leur ! Mais ils n'en prennent pas le chemin. « Il y a encore le problème du désarmement. Aucune mesure n'est prise pour en venir à bout. Tout le monde a des armes à Alger et à Oran. Je demande qu'un texte précise ce qu'il adviendra de ceux qui en détiendront. « Pour ce qui est de la révocation des fonctionnaires, on avait agité la menace, mais on ne l'a pas exécutée. On en a suspendu certains, on n'a jamais révoqué personne. « Quant à l'abominable attentat qui a massacré tant de dockers musulmans dans le port d'Alger, de nombreux dockers français, pour ne pas dire tous, étaient au courant de ce qui allait arriver. Pas un n'a fait mine de dissuader les comploteurs de l'OAS, encore moins d'avertir la police pour sauver la vie de leurs camarades algériens. Et ils s'étaient tous tirés de là ! C'est honteux ! C'est monstrueux ! « En tout cas, ce qui a été décidé sera fait. Dans les six mois au plus tard, ils se débrouilleront comme ils voudront. Si la coopération est possible, on la fera. Il y a beaucoup de gens qui traînent les pieds. Il y a une obstruction générale de la magistrature, qui répugne à prononcer des condamnations. Néanmoins, cahin-caha, on arrivera au but ! « Cette affaire d'Algérie aura démontré l'effroyable infirmité de l'État, encouragée au fil du temps par toutes sortes d'abandons et de faiblesses. Le tournant était difficile, les habitudes étaient tellement invétérées ! Maintenant, le tournant est pris. Cette année, à tous égards, sera celle du grand tournant. » Il reprend devant le Conseil la formule qu'il a utilisée devant moi quand il m'a donné ses premières instructions ; elle commence à me devenir plus claire. « L'indépendance ne s'établira pas sans d'incroyables secousses » Triboulet : « Beaucoup d'Européens n'ont pas encore compris et spéculent sur le maintien de la France en Algérie. GdG. — L'OAS ne cherche plus tellement une solution en Algérie. Elle vise qui vous savez pour ce que vous savez. Elle espère ainsi arriver à ce que tout ça ne finisse pas. « Eh bien, si ! Ça finira ! L'indépendance, c'est l'indépendance ! Prenez-la, Messieurs, et supportez-la ! Et plus vous vous opposez à elle, plus elle vous sera cruelle ! Elle ne s'établira pas sans d'incroyables secousses, notamment entre Algériens. Mais nous nous en serons débarrassés. Napoléon disait qu'en amour, la seule victoire, c'est la fuite. En matière de décolonisation aussi, la seule victoire, c'est de s'en aller. » Au Conseil du 9 mai 1962, Joxe déclare : « L'OAS ne recule devant rien. Elle tue pour tuer. Elle incendie pour incendier. Elle veut démolir l'appareil économique de l'Algérie. C'est la tactique de la terre brûlée. Nous avons mis au point, avec l'Exécutif provisoire, tous les textes, accords, statuts, de manière qu'il n'y ait pas d'hiatus... À Oran et Alger, nos opérations de ratissage se font plus efficaces. Les expulsions commencent aujourd'hui. L'affaire est dure. Il faut y mettre le prix. » Chaque fois que Joxe parle, on a l'impression qu'il récite du De Gaulle. Foyer : « La vitesse de notre appareil répressif n'est pas adaptée aux nécessités de la répression dans une pareille conjoncture. Ça revient à vouloir donner l'allure d'un cheval de course à un char à bœufs mérovingien ! Un texte va abaisser l'âge de la majorité pénale de dix-huit à seize ans, car ce sont souvent des jeunes qui sont coupables. Bidault 3 a envoyé une circulaire aux préfets au nom du "Conseil national de la résistance", qui porte sa signature et celle de Salan. « Le salut public doit pourtant l'emporter » GdG. — Il faut des mesures rapides et drastiques pour réprimer la détention d'armes ! Les sanctions prises jusqu'ici sont insuffisantes. On n'a jamais vu l'appareil ordinaire de la justice satisfaire aux besoins de l'État. Le salut public doit pourtant l'emporter sur l'insatisfaction des magistrats ! Il faut qu'ils s'y plient. Sudreau. — Les délits et les crimes proviennent souvent d'enfants de moins de seize ans. Dans un lycée d'Alger, des jeunes filles armées de grenades ont menacé le censeur. On a fermé l'établissement. Ces enfants sont donc livrés à la rue. Les parents laissent jouer au revolver et au couteau leurs enfants de dix à quinze ans. GdG. — Dans ces cas-là, il faut expulser les enfants et leur famille ! Il faut les expédier en métropole, et qu'on leur interdise de retourner en Algérie ! Joxe. — Je ne suis pas favorable à l'expulsion. C'est une mauvaise graine, une graine de fascisme. Il vaut mieux les laisser là-bas. GdG. — Pensez-vous ! Nous encaisserons ça très bien !... Ce qui se passe est un scandale national et même international. Et pourquoi leur faire tant de publicité ? C'est ça qui les excite ! Ils se sentent gonflés d'orgueil ! Ils deviennent célèbres devant leurs petits camarades ! Un étudiant aurait voulu faire sauter l'université d'Alger et sa bibliothèque, on l'interviewe complaisamment à la télévision ! La RTF aide l'OAS en faisant sa propagande ! On dirait que tout ce qui intéresse les Français, ce sont trois quartiers d'Alger et trois quartiers d'Oran ! » Le Général tourne vers moi un œil lourd de reproches. Pompidou, d'un doigt impérieux, me fait signe de ne pas répondre. Roger Frey, qui a vu le geste de Pompidou, enchaîne aussitôt : « Canal 4 a été nommé en octobre 1961 délégué personnel de Salan en France. C'est lui qui organise ici les plastiquages. Il a eu de nombreux contacts politiques. Argoud fait des tournées en France, en Belgique, en Suisse, en Italie, en Allemagne. Salan a monté des réseaux bien cloisonnés, comme au temps de la Résistance. Il avait désigné Jouhaud pour être mon successeur à la place Beauvau. Mais comme celui-ci vient d'être arrêté, il a désigné Bidault à sa place — c'est-à-dire à la mienne... « Il faut s'attendre à ce que le retour des Français d'Algérie nous amène de grandes difficultés. Il y aura parmi eux des tueurs, beaucoup de tueurs. » Le Général termine sur une note d'humour. Il se tourne vers Roger Frey : « Il y a tout de même des nouvelles propres à nous donner de l'espoir, comme la nomination de Bidault à votre place. » « Vous ne tenez pas vos gens ! » Après le Conseil, le Général se laisse aller avec moi à la colère contre la RTF, qu'il avait contenue devant le Conseil. Je n'ai rien perdu pour attendre : « Ce que font vos radios et votre télévision est inqualifiable ! Ce sont elles qui donnent le ton à toute l'information ! Comment pourrions-nous attendre de la presse écrite qu'elle ne fasse pas la propagande de l'OAS, quand tous vos micros se tendent vers les plastiqueurs et les tueurs, pour les transformer en vedettes ? « C'est vous qui êtes responsable ! Vous ne tenez pas vos gens ! Si le directeur général et les directeurs ne font pas l'affaire, changez-les ! Si les journalistes ne comprennent pas ce qu'est le salut public, videz-les ! Et que ça ne traîne pas ! » 1 Armée de libération nationale : armée révolutionnaire algérienne, stationnée surtout en Tunisie et au Maroc, jusqu'au cessez-le-feu qui a suivi les accords d'Évian. 2 Par des prélèvements sur les travailleurs algériens en France. 3 Ancien président du Conseil national de la Résistance en 1944, Georges Bidault a repris ce titre pour patronner l'OAS (après avoir été Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères sous la IVe). 4 André Canal, condamné à mort pour ses activités dans l'OAS, sera gracié le 28 novembre 1962. Chapitre 7 « NOS RANGS SE SONT ÉCLAIRCIS » Élysée, Salle des fêtes, mardi 15 mai 1962 à 15 heures. Quand il m'a serré la main, mercredi dernier, à la fin de notre entretien, le Général m'a dit drôlement : « La semaine prochaine, vous vous reposerez. Je n'aurai pas besoin de porte-parole. Je me chargerai de porter la parole. » Depuis un quart d'heure, le public est en place. Face à un podium sur lequel sont posées une petite table recouverte d'un tapis vert et une chaise, huit cents journalistes, alignés sur des chaises dorées de pâtissier. À la droite de l'hôte qui va apparaître sur l'estrade, ce que les journalistes appellent « l'autobus » : les vingt-cinq ministres, par rangs de cinq ; ils ont droit à des chaises Empire. A la gauche, la « maison du Président » : Burin des Roziers et les conseillers techniques du secrétariat général, Galichon et le cabinet. À proximité immédiate de la chaise vide, dans la position d'un souffleur (qui aura seulement à souffler les noms des journalistes, la vue du Général ne lui permettant pas de les reconnaître s'ils oublient de se nommer), Jean Chauveau, chargé de la presse. Cameramen et photographes sont juchés sur un praticable. Les projecteurs aveuglent déjà le public. À l'heure exacte, les lourds rideaux de velours s'écartent ; tout le monde se lève ; de Gaulle fait son entrée. Commence une séance de charme, qui tient de l'hypnotisme et de la prestidigitation. Après un exorde aimable, le Général prie les journalistes de poser leurs questions. Il les classe. Puis il les fait répéter dans l'ordre des thèmes abordés : le plan Fouchet et la construction de l'Europe ; les rapports Est-Ouest ; l'Allemagne et le statut de Berlin ; l'OTAN ; l'Algérie, l'Afrique du Nord, l'Afrique noire. Rien ni personne n'est oublié. Je suis placé à trois rangs derrière Pflimlin, avec vue imprenable sur sa nuque. Il dresse la tête quand il est question de Strasbourg. Au moment où le Général cite un vers de Phèdre à propos de l'Assemblée du Conseil de l'Europe : « On me dit qu'elle se meurt aux bords où elle fut laissée », il lâche une interjection que je ne saisis pas, mais qui doit exprimer l'indignation ; quelque chose comme : « C'est intolérable ! » Soudain, sa nuque s'empourpre. Il a pour Strasbourg une passion comme on en a pour une femme. C'est plus important pour lui que d'être au gouvernement. J' ai été témoin, pendant et après la négociation sur le traité de Rome, qu'il a tout fait pour que Strasbourg soit le siège des institutions européennes, et en tout cas du Parlement. À la sortie, il est plus que rouge : presque violacé. Je l'interroge du regard. « Cette conférence de presse, me dit-il en martelant les syllabes, pose un grave problème politique. » Il fait signe à ses collègues du MRP et s'éloigne promptement. Pendant que la foule s'écoule avec lenteur, des journalistes s'approchent de moi. Les Français, blasés, sont déçus : « Il n'a rien dit : rien de percutant, aucune information. On sait tout ça par cœur, on pourrait le réciter aussi bien que lui. » Les étrangers, en revanche, sont émerveillés : « Quelle aisance ! quelle éloquence ! Pas une hésitation ! Parler une heure et demie sans une note ! Personne, chez nous, ne serait capable d'une telle performance ! » Le soir, dans la galerie des Batailles du château de Versailles, je préside, en face de Christian Chavanon 1 , un banquet de dirigeants de la presse. Surprise de retrouver Maurice Schumann, venu comme simple invité. S'excusant de manquer mon discours, il me précise : « Je vais devoir partir avant la fin. Pflimlin prend très mal la conférence de presse de cet après-midi. Je crois bien qu'il me sera impossible de ne pas me solidariser avec lui, pour garder mon crédit au MRP. Ce sera la meilleure façon d'aider le Général de l'intérieur du mouvement.» À 9 h 30, 16 mai 1962, dans la salle du Conseil des ministres. On sent quelque chose d'étrange dans l'air. Certains ministres ne sont pas là : ce sont les cinq MRP. L'attente se prolonge2 . Quand le Général nous serre la main, il est aussi impassible qu'à l'ordinaire. Mais son visage est légèrement congestionné, comme je ne l'avais jamais vu : ses joues sont aussi roses que celles d'un bébé. Ce même visage rose, nous le lui reverrons certains jours de grande contrariété, comme en octobre 1962 quand le résultat du référendum l'aura déçu, en mars 1963 lors de la grève des mineurs, en décembre 1965 après sa mise en ballottage, en mai 1968 après la première nuit des barricades puis après l'échec de son premier appel radiotélévisé. Il commande aux muscles de son visage, non à la pression de ses artères. Sans doute subit-il une poussée de tension quand il est sous le coup d'une émotion forte. « Cette démission est bien fâcheuse dans ces graves circonstances » « Nos rangs se sont éclaircis, mais la situation aussi », dit le Général à peine assis. (Un long silence.) « La décision de cinq d'entre nous de démissionner me frappe d'étonnement. (Il emploie évidemment ce mot au sens du grand siècle.) « Deux d'entre eux, qui venaient de nous rejoindre 3 , étaient parfaitement au courant des idées en matière européenne du Président de la République, qui les avait exposées au Conseil des ministres, au lendemain de l'échec de la conférence de Paris. Quant au départ des trois autres, il m'étonne encore plus. D'innombrables fois, ceux-ci les ont entendues exprimées autour de cette table. Ils s'en étaient, depuis plus de trois ans, parfaitement contentés. Si habitué qu'on soit aux péripéties de la vie politique, on ne peut échapper à une certaine surprise. « Cette démission est fâcheuse dans les graves circonstances où se trouve le pays. La question de l'Europe ne se pose pas sous un angle nouveau. Mais la fin de l'affaire d'Algérie nous prépare de rudes semaines. Ceci explique peut-être cela. En tout cas, il ne faut pas croire qu'un tel événement doive et même puisse interrompre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Nous continuons. L'incident va être clos dans la journée, par l'attribution des portefeuilles qui viennent d'être... abandonnés. (Il a attendu avant de choisir ce mot ; il le martèle pour montrer qu'il l'emploie au sens militaire d'abandon de poste.) Pompidou. — Les cinq ministres MRP ne se sont décidés qu'à contrecœur ; surtout quatre d'entre eux, qui n'ont fait que suivre le mouvement imposé par le premier. Ce qui l'a emporté, c'est l'attitude sentimentale de Pflimlin, son côté chat écorché, et aussi, naturellement, le fait que c'était hier le trentième jour depuis la formation du gouvernement4 . Pierre Pflimlin et Maurice Schumann devaient opter avant minuit entre leur mandat de député et leur maroquin de ministre. C'est Pflimlin qui a entraîné la décision des quatre autres, qui n'ont pas estimé pouvoir se désolidariser de lui. Si le hasard du calendrier avait voulu, mon général, que vous fassiez cette conférence de presse aujourd'hui 16 mai, et non pas hier, vous n'auriez probablement reçu aucune démission. Personne n'y aurait même songé.» Est-ce l'aveu d'une erreur technique ? Mais pouvait-on, à Matignon, à l'Elysée, imaginer la colère de Pflimlin ? Il est vrai qu'aucun de nous ne connaissait le texte de la conférence de presse. Pompidou efface rapidement l'effet de cette légère autocritique, adressée en fait à d'autres qu'à lui : « Mais nous ne sommes plus sous la IVe. Cet épisode sera vite oublié. » Pendant toute la durée du Conseil, des billets passent de main en main : « Il ne faut pas faire un gouvernement entièrement UNR. Si nous pouvons nous rallier deux indépendants, nous parons le coup politiquement », écrit Jean de Broglie — « Mais non ! Ça ne nous rapportera pas vingt voix, qui ne tiendraient pas devant une motion de censure », répond Pierre Dumas. Passant de main en main, la feuille s'enrichit : « Un gouvernement trop fortement UNR serait le bouc émissaire. Il faudrait des gaullistes de gauche », écrit Grandval. « Des fonctionnaires, il n'y a que ça de vrai ! » préconise Joxe. Etc. Pisani fait circuler un scénario. « Ordre des opérations : 1) Compléter le gouvernement. Ensuite, ou bien : 2) Il ne se passe rien à l'Assemblée. Ce qui est probable. 3) Élections en avril 1963. Ou bien : 2) Motion de censure. 3) Dissolution. 4) Référendum sur le régime présidentiel. 5) Élections 5 . » « En cas d'article 16, peut-on déposer une motion de censure ? » demande Missoffe. « Non », répond Foyer. Roger Frey imagine une variante musclée du scénario Pisani : « 1) Censure. 2) Dissolution de l'Assemblée. 3) Article 16 (interruption du processus électoral). 4) Quand l'affaire d'Algérie est terminée et, que la situation se stabilise, référendum constitutionnel. 5) Élections dans la foulée. » « Prenez l'air dégagé : une péripétie sans importance » À l'issue du Conseil, Pompidou, très calme, me fait de brèves recommandations. J'accompagne le Général dans son bureau. Il est encore plus congestionné : « C'est quand même incroyable, ce lâchage. J'ai réaffirmé, sans y rien changer, ma position permanente. L'Europe des nations est la seule possible. Il n'y en a pas d'autre, en tout cas jusqu'au siècle prochain. Alors, pourquoi ne pas faire tout de suite ce qui est réalisable ? « Nous devons la bâtir non sur des mythes, mais sur des réalités, par le rapprochement des États, qui permettra le rapprochement des nations. C'est absurde de vouloir donner des pouvoirs supranationaux à une commission de fonctionnaires apatrides. Il faut conférer des pouvoirs de plus en plus grands au conseil des chefs d'État et de gouvernement et aux conseils spécialisés des six ministres, dans leurs compétences respectives. La commission ne doit faire rien d'autre que d'assurer le secrétariat de ces conseils. C'est ce que prévoyait le plan Fouchet. Il est dommage qu'il ait été rejeté. Un jour viendra où on le trouvera très audacieux. Tant pis pour ceux qui se disent "européens" ! C'est une occasion manquée pour l'Europe. AP. — Je crois que ce qui lui a été le plus pénible, c'est quand vous avez cité Racine en parlant de Strasbourg. Il a dû prendre ça pour une insulte. GdG. — Il n'aurait pas pris ça pour une insulte s'il avait voulu rester au gouvernement. Mais il a saisi le prétexte de cette conférence de presse pour s'en aller, car il sait que les mois qui viennent seront durs et il ne tient pas à se compromettre. Nous surmonterons cette crise et nous surmonterons celles qui suivront, car nous avons choisi la seule voie qui permette à la France de redevenir la France. » Heureusement qu'il a admis, la semaine dernière, que notre conversation se prolonge par des questions et des réponses. Les conventions sont passées ; le pli est pris. Je me suis engagé à la discrétion : rester silencieux sur ce qui doit rester secret, distiller au compte-gouttes des confidences sur ce qui doit filtrer. Il s'était engagé implicitement à faciliter mon jeu. Il n'est pas question de revenir dessus. En se levant, il me dit : « Quand vous allez rencontrer votre meute, prenez l'air dégagé. Traitez cette affaire comme une péripétie sans importance. Dans huit jours, on n'en parlera plus.» Il me tend la main calmement, pour me communiquer son flegme, craignant visiblement que je me laisse prendre par l'agitation. Dans la grande salle de presse du ministère de l'Intérieur, les journalistes sont trois fois plus nombreux que pour les derniers Conseils. Ils me harcèlent. Enfin, il se passe quelque chose ! Enfin, il y a une vraie crise, comme sous la IVe ! « Le Général nous a joué un bien mauvais tour » Georges Pompidou, qui d'habitude se garde de me donner, le jour du Conseil, des instructions qui pourraient être différentes de celles du Général, me convoque dès mon retour au « petit Matignon » et me dit avec gravité : « J'ai voulu minimiser l'affaire devant le Général, pour qu'il retrouve la sérénité qui lui est indispensable. Il a été très atteint, cette nuit, par le coup de téléphone de Pflimlin, qui lui a clamé sa colère. J'ai essayé de faire barrage, mais je n'y ai pas réussi. Le Général est plus affecté qu'il ne veut le laisser paraître. Il doit éprouver la même sensation que Napoléon à Leipzig, quand les troupes saxonnes l'ont lâché. » Il ajoute avec gravité : « Le Général est un grand cyclothymique. Ne vous imaginez pas qu'on le sert en l'encourageant dans ses impulsions du moment, dans ses humeurs, dans ses tocades. Il faut au contraire lui résister, lui permettre de revenir au point central de la sinusoïde ; sinon, il nous brouillerait avec la terre entière. Rien n'était plus facile que d'éviter cet incident. Il suffisait de supprimer dans son texte la phrase sur le "volapuk"6 . AP. — Et surtout la citation de Phèdre, que Pflimlin a prise pour lui. Pompidou. — Si nous avions lu son texte à l'avance, vous ou moi, ou Couve ou Burin, nous lui aurions évité cette gaffe. Nous devons être les gants de velours sur cette main de fer. C'est comme ça que nous le servirons le mieux. Debré, lui, c'était un gant de crin. » Après un silence, il reprend : « Cette histoire m'ennuie, parce qu'elle réduit à néant l'ouverture que j'avais tenté de faire en formant mon gouvernement. Le Général m'avait chargé d'y faire entrer les socialistes et les radicaux. Ce qui était impossible à Debré, l'a été tout autant à moi. Je n'ai réussi auprès d'aucun d'entre eux, même pas d'Edgar Faure, qui pourtant en meurt d'envie. J'avais seulement pu accroître le nombre des MRP en faisant entrer Pflimlin et Schumann, les deux plus marquants d'entre eux. Voilà qu'ils s'en vont, et emmènent avec eux ceux qui étaient déjà là ! Leur départ va nous gêner. C'est comme une fêlure au flanc du vase. Il n'est pas bon que le gouvernement ne soit composé que de gaullistes et de hauts fonctionnaires. C'est mauvais pour le Général, c'est mauvais pour les gaullistes, c'est mauvais pour la France ; et il le comprend très bien. C'est pourquoi cette affaire l'atteint en profondeur, même s'il le cache. » Au bout d'un temps : « Le Général nous a joué un bien mauvais tour. Il aurait pu donner sa conférence de presse le lendemain ! Notez bien, ajoute-t-il avec bonne humeur, il aurait même pu se dispenser complètement de la faire, cette conférence de presse. » Il conclut, dans un sourire narquois : « Tout ça finira par un gouvernement Bonneval7 homogène ! » C'est la première fois que je l'entends proférer une critique, si teintée d'humour qu'elle soit, à l'égard de De Gaulle. Mais nous sommes seuls dans son bureau... Jamais je ne l'entendrai égratigner le Général devant témoins. Dès qu'on est plus de deux, il s'interdit la moindre expression qui pourrait apparaître comme une réserve. « Les adversaires, il faut les mettre hors de combat » Deux ans après, j'interrogerai le Général sur le silence de Pflimlin au congrès MRP du Touquet : Salon doré, 13 mai 1964. GdG : « Pourquoi Pflimlin a gardé le silence ? Parce qu'il a peur de ne pas être réélu l'an prochain comme maire de Strasbourg. Alors, il se tient à carreau. S'il se met mal avec l'UNR, il est cuit. Il préfère se taire. Puis, une fois qu'il sera réélu maire, il verra que faire. AP. — De temps à autre, on dit dans la presse que vous envisagez de le faire rentrer au gouvernement dans le courant de cet été. GdG. — Il le croit peut-être. Ou il le souhaite, sans oser y croire. Mais il ne connaît pas encore de Gaulle. » Le Général lève les bras et déclame, comme une citation (que j'ignorais) : « Passez votre chemin ! Nous vous avons donné votre chance. Vous n'avez pas su la saisir. » AP : « Vous ne croyez pas qu'avant les élections municipales, pour favoriser des listes de coalition qui permettraient de conforter l'UNR, il y aurait peut-être avantage à faire entrer au gouvernement quelques caciques de la IVe qui ne nous sont pas franchement hostiles ? GdG. — Je ne le ferai pas. On ne peut pas compter sur eux ; alors, il ne faut pas composer avec eux. En 58, nous ne pouvions pas faire autrement, pour entraîner le pays. La transition était délicate. Maintenant, elle est faite ! Les hommes de la IVe, sauf ceux qui se rallient ouvertement, publiquement, sont des adversaires. Les adversaires, il ne faut pas essayer de les amadouer. Il faut les mettre hors de combat ! AP. — Et Maurice Schumann ? GdG. — C'est autre chose.» 1 PDG de RTL. 2 Pierre Pflimlin, Maurice Schumann, Robert Buron, Paul Bacon et Joseph Fontanet ont démissionné pour marquer leur désaccord avec la conférence de presse de la veille, au cours de laquelle le Général, juste un mois après la formation du nouveau gouvernement, préconisait l'Europe des nations, contre l'idée d'une Europe supranationale. 3 Pierre Pflimlin et Maurice Schumann. 4 La Constitution dispose que, si un nouveau ministre ne quitte pas le gouvernement dans le mois suivant sa nomination, il perd son mandat de parlementaire. 5 C'est ce second scénario qui se déroulera, mais à l'automne ; et non sur « le régime présidentiel », mais sur le mode d'élection du Président. 6 On a surtout retenu de cette conférence de presse la phrase : « Dante, Goethe, Chateaubriand n'auraient pas beaucoup servi l'Europe, s'ils avaient écrit en quelque "espéranto" ou "volapük" intégré.» 7 Nul ne servait plus fidèlement le Général que Gaston de Bonneval, son aide de camp depuis la « traversée du désert ». Chapitre 8 «NOUS N'AURONS PLUS AUCUNE RESPONSABILITÉ » Au même Conseil du 16 mai 1962 où « nos rangs se sont éclaircis », Joxe n'est guère rassurant : « Une secousse très violente a eu lieu à Alger. Le 13 mai1 avait été calme ; mais, depuis, des musulmans sont descendus dans la rue et l'OAS a riposté. Les deux communautés, à l'heure où je parle, s'affrontent. Il semble que l'action de ces musulmans n'était nullement spontanée, mais connue à l'avance des chefs des wilayas. « La lutte contre l'OAS marque des points. Aucun maquis ne peut s'organiser. L'OAS n'existe pas en dehors d'Alger et d'Oran. Ses initiatives sont anarchiques, et le fait d'éléments très jeunes... Elle utilise des appareils de brouillage pour rendre inaudibles les émissions de la télévision française. » (C'est bien la preuve, malgré les vifs reproches que m'a faits le Général, que l'OAS n'y trouve pas seulement des motifs de satisfaction...) « D'autres accrocs au cessez-le-feu sont imputables à l'ALN : taxations, rançons, enlèvements. Nous ne saurions accepter des opérations de commando du FLN, qui entraîneraient des ripostes immédiates. » « Devenir militaire, une condamnation... » Messmer fait adopter une ordonnance permettant la mobilisation des jeunes gens de dix-neuf ans en Algérie : façon de les soustraire aux influences subversives. GdG : « Il n'est pas satisfaisant de penser que de devenir militaire est une condamnation. Mais, les choses étant ce qu'elles sont en Algérie, il est utile que le Haut-Commissaire ait cette ordonnance en main. Elle aura un effet plus psychologique que pratique. » Au Conseil du 24 mai 1962, Joxe, pour la première fois, admet que les mouvements de départ vers la métropole prennent une allure préoccupante. « Certes, ils sont saisonniers : à la fin mai, ce sont des vacances anticipées, à l'arrivée des grandes chaleurs. Mais cet exode habituel est stimulé par la peur. Il faut donc des moyens de transport plus abondants, si on veut éviter la panique. « Si les gens s'entre-massacrent, ce sera l'affaire des nouvelles autorités » « À Alger et à Oran, poursuit Joxe, les médecins européens ne vont plus dans les quartiers musulmans, où ils craignent qu'on leur fasse un mauvais parti. Enfin, les harkis veulent partir en masse ; il faut évidemment combattre une infiltration qui, sous prétexte de bienfaisance, aurait pour effet de nous faire accueillir des éléments indésirables. « En revanche, bon signe : en Kabylie, les chefs de l'ALN ont pris position sur le problème capital de l'école. Ils envoient les enfants à l'école française, par hostilité à l'école coranique, considérée comme arriérée. » Le Général conclut, avec une sombre détermination : « La France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le maintien de l'ordre après l'autodétermination. Elle aura le devoir d'assister les autorités algériennes. Mais ce sera de l'assistance technique. Si les gens s'entre-massacrent, ce sera l'affaire des nouvelles autorités. » Conseil des ministres, 30 mai 1962. Boulin revient d'un voyage d'inspection en Algérie. Il lit une note (qu'il me laisse ensuite pour que je la paraphrase devant la presse). « Nous disposons d'un filet protecteur, la loi de décembre 1961 sur les rapatriements, qui nous permet de prendre en charge 70 000 rapatriés en 1962 ; mais on peut espérer qu'on n'aura pas besoin d'y avoir recours et que la quasi-totalité des Européens qui reviennent actuellement en métropole repartiront sans demander à bénéficier du statut de rapatriés. Seulement 2 ou 3 % des personnes qui arrivent actuellement sont démunies de ressources et de lieu d'hébergement. « Pour les harkis, ne comptez-vous pas un peu juste ? » « Les journaux, continue Boulin, parlent d'un flot de réfugiés lamentables, de miséreux et de sans-abri. Rien de tout cela n'est vrai. S'il y a des gens qui font la queue sur les aérodromes et devant les grilles des quais, c'est seulement parce que l'ensemble des services civils d'Algérie sont en grève, à cause des consignes de l'OAS. L'an dernier, il y avait la même quantité de départs et pas de queues du tout. Les CRS et l'armée portent des bagages, donnent des biberons, sont épuisés de fatigue. Tout serait normal si l'OAS ne sabotait pas. « Quant aux moyens de transport, il y en a plus qu'il n'en faut : vingt bateaux par semaine. Les avions permettent 4 800 départs journaliers. Il n'y a donc pas lieu de dramatiser. Nous avons de quoi transporter trois fois plus de monde qu'il ne s'en présente. « Enfin, les dispositions prises permettent de faire face au rapatriement d'un millier de harkis et de leurs familles, soit environ au total 5 000 personnes, qui semblent préférer ne pas demeurer en Algérie après l'indépendance2 . GdG. — Pour les harkis, ne comptez-vous pas un peu juste ? Messmer. — Ce sont les prévisions actuelles. » Boulin conclut : « En mai 1960, il y avait eu 71 500 retours d'Algérie. En mai 1961, il y en a eu 99 500. Ce matin 30 mai, sans connaître les chiffres d'aujourd'hui, on atteint tout juste 100 000. Il n'y a donc pas augmentation. À peu près tous ont acheté un billet aller et retour. Simplement, la plupart sont incertains sur la date de leur retour en Algérie. Sudreau. — Sont-ce des vacanciers, comme M. le secrétaire d'État nous le laisse entendre, ou des réfugiés, ou des rapatriés ? D'après ce que disent les directeurs d'établissements scolaires en Algérie, beaucoup de chefs de famille emmènent en métropole les enfants, les femmes et les vieillards par précaution, car la rumeur court d'une Saint-Barthélemy pour le 2 juillet3 . » « Ce n'est pas une catastrophe nationale » Le Général me recommande après le Conseil : « Dites bien tout ce qu'a dit Boulin ! Il y a des queues interminables à Alger et à Oran parce que tous les bureaux ont été fermés par la grève, sous la menace du plastic ! Sinon, il y aurait eu réservations préalables et pas de queue ! Si on compare jour après jour les départs des deux dernières années avec la moyenne des jours de ce mois, on constate qu'il n'y a pas de changement notable. Il n'y a pas d'exode, contrairement à ce que disent votre presse, votre radio, votre télévision ! Mais on le répète tellement que ça finira par être vrai ! « Il n'est pas exclu que, sur un million d'Européens, 300 000 s'établissent définitivement en France. Nous devons les accueillir du mieux possible et ils enrichiront le pays. Les moyens de transport existent. Ce n'est pas une catastrophe nationale. C'est une petite épreuve. Nous en avons connu bien d'autres, tellement plus graves, dans notre histoire. » En décembre dernier encore, le Général me parlait de 100 000 départs — ou, à la rigueur, 200 000 ; et la loi sur les rapatriés du même mois de décembre en prévoyait effectivement 70 000 pour l'année 1962 (toute l'Afrique du Nord et les anciennes colonies comprises). Voilà déjà qu'il passe à 300000. Pourvu qu'on en reste là... « Un spectacle vaudevillesque et sanglant » Au Conseil des ministres du 6 juin 1962, Boulin nuance sa dernière communication : « Pour les départs, on éponge à Alger ; pas à Oran. Jusqu'à maintenant, la plupart des gens ont un point de chute en France. Mais il y a une certaine tendance à ce qu'une catégorie de plus en plus humble de pieds-noirs quittent l'Algérie. Pour le cas où l'afflux augmenterait, nous aurions de la peine à y faire face, et il faudrait alors préparer un plan d'urgence. Joxe. — Les Européens d'Algérie sont entre la peur et la trêve. L'OAS, qui avait d'abord interdit les départs, puis les avait acceptés en provoquant un formidable embouteillage et en affolant les populations, ne sait plus que faire. « Nous arrivons au moment où la politique suivie va commencer à donner des résultats. L'Exécutif provisoire affirme que l'Algérie appartiendra à tous les Algériens. C'est l'embryon d'un coude à coude des communautés. « Des agitateurs exigent la constitution d'une Algérie fédérale, où Oran et Alger se fédéreraient avec le reste de l'Algérie, mais pourraient faire sécession à tout moment. » (Je frémis en retrouvant la formule préconisée par mon livre ; les pieds-noirs sont prêts à s'y rallier quand il est évidemment trop tard pour qu'elle ait la moindre chance de succès.) Joxe poursuit : « Farès a de nombreux contacts avec des gens de l'OAS. Une manœuvre se dessine : "Ajournez l'autodétermination, on aura le temps de réfléchir !" Il n'est évidemment pas question d'en discuter. Dans le processus engagé, notre résolution compte plus que tout. « Jacques Chevallier 4 lance un Mouvement pour l'unité et la réconciliation. Farès parlait de mes Arabes, maintenant il parle de mes Européens. En attendant, la situation est délicate. On ne se tue plus, mais on prépare des tueries. À Oran, des tracts annoncent le choc décisif, la prise du pouvoir. » Le Général conclut : « La situation évolue de jour en jour. Mais ne nous éloignons pas de l'essentiel ! L'essentiel, c'est l'autodétermination. Les Européens nous donnent un spectacle à la fois vaudevillesque et sanglant. « Il y a un courant important de gens qui veulent rester, et, pour cela, se faire donner des assurances, en ayant l'air qu'elles soient en supplément de celles qui ont été garanties par les accords d'Évian. Il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'ils le croient, ou feignent de le croire. « Il en reviendra de toute façon en France. Pour ceux-là, que ça se fasse dans l'ordre. Mais beaucoup resteront en Algérie. Soit qu'ils fassent semblant de partir, mais avec la ferme intention de revenir ; soit qu'ils ne partent pas.» Pendant ces semaines, de Gaulle est pareil au pilote d'une embarcation dans des rapides. Il n'a qu'un souci : garder le cap et atteindre, sans verser, les eaux calmes. Du plus malheureux pied-noir aux ministres autour de cette table, chacun hésite. Lui, il se l'interdit. Il n'a qu'une référence, Évian ; qu'un but, l' autodétermination, c' est-à-dire l'indépendance. En les rappelant sans cesse, il donne à chacun le moyen de sortir, même en piteux état, de ce maelstrom tragique. 1 Quatrième anniversaire du 13 mai 1958. 2 Finalement, le nombre des harkis et de leurs familles réfugiés en France serait de 400 000, si l'on en croit l'estimation d'André Wormser (« En quête d'une patrie : les Français mulsumans et leur destin », in Les Temps modernes, n° 452-54, mars/mai 1984, pp. 1839-1857 ; cf. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Fayard, 1993). 3 Lendemain du jour prévu pour le référendum sur l'autodétermination. 4 S'est fait apprécier comme maire libéral d'Alger ; soutenu par l'intelligentsia musulmane et israélite, combattu par les « petits blancs » et les comités de salut public. Chapitre 9 PREMIER VOYAGE EN PROVINCE : « J'AI ÉTÉ PLUSIEURS FOIS TENTÉ DE TOUT LCHER» « Un des privilèges du responsable de l'Information, m'avertit Georges Galichon1 , c'est d'accompagner le Général dans ses tournées. Voulez-vous faire partie du voyage en Limousin ? » À chaque visite en province, se retrouvent deux « accompagnateurs de fondation », le ministre de l'Intérieur et celui qui est chargé de l'Information (dans les voyages outre-mer, le premier est remplacé par le ministre chargé des Départements et Territoires d'outre-mer). D'autres ministres vont et viennent suivant les circonstances. Mais il n'en faut pas plus de trois présents dans une même journée : le Général n'aime pas une suite trop nombreuse. « Le peuple a davantage de bon sens » Haute-Vienne, samedi 19 mai 1962. De Gaulle, qui affirme n'avoir que « la solitude pour amie », devrait ajouter : « et la foule ». Il n'apprécie guère la société de quelques-uns. Ne lui donnent une vraie allégresse que le tête-à-tête silencieux avec lui-même, et les masses lui clamant leur amour. De village en bourgade et en grande ville, au travers de cette campagne d'un vert éclatant, il énonce les mêmes certitudes, que les journalistes trouvent lassantes — mais, dans chaque localité, on les entend en direct pour la première fois. Plus l'allocution est banale, plus les applaudissements sont frénétiques ; et quand il se plonge dans la foule pour saisir les mains, il est saisi lui-même par une frénésie du contact. Propos entendus dans un village. Le maire, gros homme au teint violacé, ceint d'une écharpe tricolore, vient de faire au « sauveur de la patrie » un discours qui ne recule pas devant la flagornerie. Un de ses concitoyens le blague en lui tapant sur l'épaule : « Tu es devenu plus gaulliste que de Gaulle ! » Il répond : « Faut jamais pisser contre le vent ! » Il est communiste, m'assure le préfet. Les départements visités en ces quatre jours 2 sont à peu près exclusivement représentés par des communistes, des socialistes ou des radicaux de gauche3 . Et les Limousins font un triomphe au Président que leurs parlementaires voudraient empêcher de gouverner. Pour les élections législatives ou municipales, le changement de République n'a pas modifié leurs votes. Mais « de Gaulle, c'est autre chose ». « Lui, au moins, il ne fait pas de politique », me dit une paysanne à fichu noir. En tout cas, la défection des ministres MRP n'a visiblement pas troublé l'opinion, ni diminué d'un degré la température de l'enthousiasme. Le soir venu, le Général a l'air en parfaite forme, alors que sa suite, y compris les journalistes, est fourbue. Nous dînons à la préfecture. À Roger Frey, qui souligne le contraste entre l'agitation des milieux politiques parisiens et la sérénité provinciale, il répond : « Vos soi-disant observateurs et commentateurs ont une optique faussée ; le peuple a davantage de bon sens. » « Il est quand même bien content, me dit Roger Frey à l'oreille, de vérifier que la France lui est toujours fidèle. » « Le seul endroit où je n'aie pas à répondre » Dimanche matin 20 mai, discours sur la place de l'Hôtel de Ville à Limoges. Puis, grand-messe à la cathédrale. Le Général est placé dans le chœur. Il ne communie pas : il doit penser que, comme chef d'un État laïque, il ne peut se permettre en public un acte personnel de dévotion. Quand nous sommes de retour à la préfecture, il nous dit : « J'aime bien ces messes. C'est le seul endroit où je n'aie pas à répondre au discours qu'on m'adresse.» L'après-midi, nous montons dans la micheline présidentielle qui a servi à Auriol et à Coty — peut-être même à Lebrun. À peine roulons-nous dans la campagne, que le colonel de Bonneval ouvre la porte de notre compartiment : « Messieurs les Ministres, dit-il gaiement, le Général veut vous voir successivement, dans l'ordre du tableau. — La barbe, dit Roger Frey. — Qu'est-ce qu'on va pouvoir lui dire ? » répond Bokanowski. Tous deux me déniaisent : « Vous verrez, il ne dit rien, c'est terrifiant, on va de silence en silence. Au bout de cinq minutes, vous n'avez qu'à repartir. On se demande pourquoi il sacrifie à ce rite, puisqu'il n'a rien à vous dire.» Frey s'exécute. Bokanowski, avant de lui succéder, ne cache pas son anxiété. J'essaie de préparer un interrogatoire approprié à la circonstance : si étendu est son clavier, mais si rigoureuses les règles pour en animer les touches. « Ça va, dit Bokanowski en revenant, soulagé ; il est de bon poil. » Gaston de Bonneval m'a prévenu : en train, en voiture ou en avion, « le Général s'ennuie. Il ne lit pas, les tressautements fatigueraient sa vue. Il aime bien causer. Mais il ne fait aucun effort. Celui qui arrive sans avoir rien à dire est aimablement congédié au bout de quelques minutes. Il faut sans cesse entretenir la conversation, comme on entretient un feu en mettant des bûches dans la cheminée. » « Si je n'avais pas tendu la main aux communistes... » Le Général m'interroge sur mes impressions à propos du voyage en Limousin qui s'achève. Je réponds brièvement (quel intérêt ?). Aussitôt, je le questionne sur les communistes, qui y sont chez eux. Comment a-t-il pu faire alliance avec eux, pendant la guerre ? GdG : « Grenier est venu à Londres me proposer leur ralliement. Vous savez, j'ai longtemps pesé le pour et le contre. Je voyais bien que ça comportait plus d'un inconvénient. Je risquais de les revigorer, alors qu'ils s'étaient déshonorés en 39-40. Il y avait ceux qui s'étaient solidarisés avec Moscou après le pacte germano-soviétique ; ils avaient été rejetés par la nation et même déchus de leurs mandats parlementaires par la Chambre du Front populaire. Il y avait ceux qui s'étaient désolidarisés de Moscou, mais qui avaient ensuite flirté avec Pétain. Il y avait ceux qui avaient demandé aux Allemands, après l'armistice, l'autorisation de faire reparaître L'Humanité... « Et puis, je risquais de faire peur aux modérés, qu'il fallait bien rallier au gouvernement provisoire, même s'ils avaient soutenu Pétain. Il fallait que la Libération soit un élan d'union nationale. La droite nationale risquait d'être effarouchée par cette alliance d'opportunité (il n'a pas dit : opportuniste). On pouvait perdre d'un côté ce qu'on aurait gagné de l'autre. « Mais en face, les avantages étaient tellement plus importants ! Nous allions pouvoir unifier la Résistance. Nous allions éviter que des maquis rivaux se combattent. Nous allions coordonner les actions au moment de la Libération. Nous allions instaurer notre autorité à mesure que les troupes alliées avanceraient. Nous pourrions faire rentrer les communistes dans le rang, s'ils avaient des velléités de rébellion. Nous allions posséder une carte maîtresse en face des Américains. Nous allions pouvoir tenir l'équilibre entre les alliés de l'Ouest et ceux de l'Est. AP. — Est-ce que votre conflit avec Giraud ne vous a pas incité à accepter l'alliance des communistes ? GdG. — Mais non, quelle idée ? Grenier est venu à Londres bien longtemps avant que j'aille à Alger et que je me cogne à Giraud... » Il reprend, comme pour montrer qu'il trouve mon hypothèse méprisable : « Imaginez-vous que l'enjeu était plus élevé que ça ! Si je n'avais pas tendu la main aux communistes, y compris Thorez — bien qu'il ait mérité le poteau —, nous n'aurions pas évité la formation de milices, nous n'aurions pas réussi l'amalgame des combattants de l'intérieur et de l'extérieur. Et si Thorez n'avait pas appelé les travailleurs à retrousser les manches, nous n'aurions pas relevé nos ruines comme nous l'avons fait. Croyez-moi, il ne faut rien regretter ! AP. — Quand même, vous les avez appelés séparatistes ! « Jean Moulin était le meilleur pour réintégrer les communistes » GdG. — Mais c'était bien après la guerre ! Voyez-vous, un bon communiste reconnaît deux patries : la France et l'Union soviétique ; et même, quand les intérêts des deux sont contraires, il est souvent tenté de préférer la seconde à la première, comme l'avait fait Thorez en désertant. Mais depuis l'invasion de la Russie par Hitler, il n'y avait plus pour eux qu'un combat. Et ils se battaient sérieusement. « Ils auraient même été probablement les seuls, si nous n'avions pas pris les devants un an plus tôt, et si nous n'avions pas formé les réseaux gaullistes. Alors ! Ils méritaient bien qu'on leur accorde une présomption de patriotisme. AP. — Jean Moulin vous a-t-il aidé à contenir la poussée des communistes, ou au contraire l'a-t-il accentuée ? GdG (me rabrouant). — Voyons ! Mais il l'a contenue ! Justement parce qu'il avait la réputation d'être un préfet de gauche, et même proche des communistes, justement parce qu'il avait été directeur du cabinet de Pierre Cot, il ne pouvait pas être récusé par eux. Sa mission était de les réintégrer dans la communauté nationale. Il était le meilleur pour ça. Il a été droit comme un i. Ce n'est pas un préfet de droite comme Bollaert qui aurait pu réussir dans cette tâche. « C'est Moulin, plus que tout autre, qui a permis de faire entrer les communistes dans l'organisation de la France combattante et donc de les contrôler. Sans le CNR4 , il n'y aurait pas eu une Résistance, il y aurait eu des résistances. À la Libération, il n'y aurait pas eu un peuple rassemblé, mais un pays éclaté. On n'aurait pas empêché les communistes de tenir des morceaux de territoire. Voyez ce qui s'est passé en Yougoslavie ou en Grèce. Ça se serait passé aussi chez nous. Dans le Limousin, justement ; et pas seulement là. » « Devant le peloton, les communistes chantaient la Marseillaise » Il garde quelques instants de silence. « Voyez-vous, reprend-il, il faut toujours se demander : quel est l'intérêt supérieur de la France ? Les choses alors se simplifient. Pendant la guerre, le doute n'était pas permis. La Résistance était nécessairement très minoritaire, compte tenu des circonstances ; elle ne pouvait pas s'offrir en outre le luxe d'être divisée. Il était capital que la Résistance intérieure et la France combattante de l'extérieur ne fassent qu'un, pour que la France entière s'y retrouve, au moment où elle allait basculer de l'occupation à la Libération. AP. — À combien évaluez-vous le nombre des résistants ? GdG. — Oh... ça ne va pas loin. Si on compte tous ceux qui ont accompli un acte volontaire : engagés dans les FFL, les FFI 5 ou les réseaux, évadés, réfractaires, eh bien ça fait, paraît-il, quelque chose comme quatre cent mille (sans compter, bien sûr, les victimes involontaires, comme les prisonniers). C'est-à-dire un Français sur cent. AP. — Avez-vous cru dès le début à la force de la Résistance, ou pensiez-vous qu'elle resterait négligeable ? GdG. — J'imaginais bien qu'elle ne s'organiserait pas spontanément, qu'elle serait longue à s'éveiller. Mais les résistants étaient de plus en plus nombreux à venir à Londres, comme Jean Moulin, à ressentir le besoin d'unité, que la France libre était seule à pouvoir satisfaire. Ils voulaient de plus en plus exister par eux-mêmes. Et puis, ça a pris une grande ampleur après l'occupation de la zone Sud, quand les Allemands se sont mis à requérir la jeunesse pour garder des voies ferrées ou des ponts, ou pour aller en Allemagne dans le STO 6 . Ces requis sont devenus les grands pourvoyeurs de la clandestinité. « Les Français sont tellement différents les uns des autres, comprenez-vous, tellement prêts à se déchirer ! Il fallait bien leur trouver un dénominateur commun. Ce ne pouvait être que la patrie. Les résistants formaient un noyau de patriotes, à partir duquel tous les Français allaient se rassembler. Devant le peloton d'exécution, les communistes chantaient la Marseillaise comme les autres. Il y a bien eu des bavures à la Libération, comme toujours dans ce genre de situations. Mais nous avons quand même à peu près réussi à maîtriser l'insurrection. « Ce qui compte, c'est le premier pas. Chaque conduite a sa logique. Ceux qui avaient choisi de s'abandonner à la facilité de l'armistice ont descendu les marches l'une après l'autre, même s'ils étaient loin d'imaginer d'avance qu'ils dégringoleraient si bas. Ceux qui ont choisi de grimper n'avaient plus qu'à suivre le sentier. « À la place des Anglais, j'aurais fait ce qu'ils ont fait » AP. — Dans vos Mémoires de guerre, vous évoquez discrètement le jour où vous avez été submergé par l'émotion, quand vous avez appris la conduite des Français libres à Bir-Hakeim. Vous avez eu d'autres moments de joie, pendant ces années terribles ? GdG (lentement). — Il n'y en a pas eu beaucoup. Il y a eu bien davantage de jours de déception. AP. — Vous est-il arrivé d'être découragé ? GdG. — J'ai été plusieurs fois tenté de tout lâcher. AP. — Après Mers-el-Kébir ? GdG. — Non. Parce qu'à la place des Anglais, j'aurais fait ce qu'ils ont fait. L'escadre française en rade de Mers-el-Kébir faisait peser sur eux un danger terrible. Ils n'avaient aucune garantie que les Allemands n'allaient pas s'en emparer : elle était assez puissante pour aider la Kriegsmarine à couvrir le débarquement en Angleterre. C'était une question de vie ou de mort. Churchill avait d'ailleurs laissé le choix à l'escadre : continuer le combat contre l'ennemi, se faire désarmer dans un port anglais, ou se rendre aux Antilles. Celui qui avait tort, c'est cet imbécile de Gensoul7 . Puisqu'il ne voulait pas se battre, il lui était facile de traverser l'Atlantique et d'aller s'embosser à Fort-de-France. Et puis, s'il avait été malin, il aurait commencé par dire aux Anglais : "D'accord, j'appareille et je m'en vais en Amérique", et, une fois en haute mer, il aurait fait ce qu'il aurait voulu. Au lieu de ça, ce crétin s'est laissé écraser comme un rat au fond de la nasse. « J'ai protesté, naturellement, pour les treize cents Français massacrés. C'était un malentendu tragique. Mais il n'y avait pas de quoi se décourager. Au contraire, c'était la preuve éclatante que l'armistice conduisait fatalement à un terrible gâchis d'hommes et de forces. Alors que notre flotte était intacte et que, dans cette guerre qui devenait maritime et mondiale, elle pouvait donner aux Alliés une suprématie absolue ! Les marins ont fait la démonstration par l'absurde de l'erreur de l'armistice. La plupart des officiers de marine continuaient d'ailleurs à penser que le véritable ennemi, ce n'était pas l'Allemagne, mais l'Angleterre. « Dakar, une idée anglaise sabotée par des Anglais » AP. — Mais Dakar8 vous a porté un coup ? GdG. — Ce qui m'a porté un coup, c'est de voir que des Français décidaient froidement de tirer sur des Français qui se présentaient devant eux avec le drapeau blanc des parlementaires. C'est de voir un gouverneur général qui n'hésitait pas à provoquer un carnage dans notre escadre, alors que ni les Allemands, ni Vichy ne pouvaient rien contre lui, et qu'en basculant vers la France libre, il aurait pu entraîner des ralliements en chaîne et hâter le destin. Oui, j'ai eu alors la tentation de tout plaquer9 . « Et puis, en route vers Douala, j'ai été vite ragaillardi. D'abord, l'expédition de Dakar était une idée de Churchill, qui ne m'avait guère enthousiasmé et que je trouvais aventureuse. Et les Anglais avaient laissé passer à Gibraltar l'escadre de Toulon. Dakar, c'était une idée anglaise sabotée par des Anglais. Ça ne mettait pas en cause la France libre. Ensuite, le Cameroun, le Gabon, le Congo m'appelaient. Ils m'avaient fait confiance. Je ne pouvais pas les laisser tomber. AP. — Cet été 40, vous avez eu d'autres tentations de découragement ? GdG. — Oui. Quand j'ai constaté que tous les hommes politiques de la IIIe République restaient les deux pieds dans le même sabot. Et ces pauvres types du Massilia 10 qui se sont laissé faire aux pattes... Il n'y a que ce brave André Philip qui a fini par me rejoindre à Londres. Et tous les grands chefs de l'Empire, sauf Catroux, sont restés dans l'obédience de Vichy : Noguès à Rabat, Peyrouton à Tunis, Le Beau à Alger, Boisson à Dakar, Coppet à Madagascar, tous ! Tous ! Catroux lui-même a raté une bonne occasion. Il aurait mieux fait de rallier l'Indochine à la France libre, plutôt que de me rejoindre tout seul. Pourtant, ses cinq étoiles venant se mettre sous les ordres de mes deux étoiles, c'était un coup de main décisif. Il a été loyal de bout en bout. » « Aucun n'est resté » Notre micheline brinquebalante trébuche sur les aiguillages. Soudain, une explosion. De Gaulle sursaute et me fixe intensément. Dans son regard, passe une lueur d'angoisse. Ses impressions sont plus vives que les miennes : il se rassérène déjà, alors que je n'ai pas eu le temps de m'inquiéter. Ce n'était pas une explosion, mais un mauvais aiguillage. Je suis sûr que, l'espace d'un instant, il a vu la mort. Et il m'a fallu réfléchir pour comprendre que, depuis des mois, il vit sous la menace constante d'un attentat de l'OAS. Il est ensuite tout détendu et souriant. Certains sont flegmatiques par défaut. Car, ne sentant pas tout de suite la situation, ils ne mesurent pas le danger. D'autres sont flegmatiques par entraînement. Leur vivacité de perception est compensée par la maîtrise d'eux-mêmes qu'ils ont acquise. De Gaulle est de cette sorte. Quelques jours après, j'appris de Roger Frey que le Général avait eu raison de sursauter, et moi tort de rester impassible. On avait découvert, près d'Argenton-sur-Creuse, un appareillage suspect sur la voie ferrée que nous venions d'emprunter. Il était sûrement destiné à déclencher à distance l'explosion d'un engin au passage du train présidentiel. Il n'a pas fonctionné. Frey avait su aussi qu'au cours de ce voyage, un commando OAS dirigé par Blanchy, arrêté depuis lors à Paris, avait pris toutes dispositions pour attenter à la vie du Général (« et en même temps à la nôtre », me dit joyeusement Roger Frey). Je reprends : « Vous vous attendiez à d'autres ralliements qui ne sont pas venus ? GdG. — Oui. Bien sûr. Des ralliements qui étaient si faciles. L'ambassade de France à Londres : Corbin et une dizaine de diplomates rappelés par Laval après Mers-el-Kébir. » (Il ne dit pas : par Pétain. Il doit penser que ces actes d'administration courante échappaient complètement au « chef de l'État ».) « Ils sont partis prendre les eaux à Vichy. Corbin m'a bien dit qu'il était de cœur avec moi, mais il est parti aussi ! Aucun n'est resté ! Un seul d'entre eux m'a rejoint, quand le vent avait tourné, trois ans plus tard11 , après de bons et loyaux services rendus à Pétain, Laval et Darlan, et après avoir traversé à pied les Pyrénées et l'Espagne, alors qu'il était si simple de rester sur place en juin 1940. « Les possédants sont possédés par ce qu'ils possèdent » AP. — Et Paul Morand ? GdG. — Lui, c'est pire encore ! Laval ne lui demandait même pas de rentrer. Londres et Vichy étaient prêts à accepter le maintien de sa mission économique ; elle pouvait entretenir des liens discrets, tout en ne faisant pas obstacle à ce que les relations diplomatiques soient officiellement rompues... Il est parti par le même bateau que l'ambassade. On ne voulait pourtant pas de lui à Vichy et on lui a tenu rigueur de son abandon de poste. « Il était victime des richesses de sa femme, qui était roumaine, comme vous savez. Pour les récupérer, il s'est fait nommer ministre de Vichy à Bucarest. Puis, quand les troupes russes se sont approchées, il a chargé un train entier de tableaux et d'objets d'art et l'a envoyé en Suisse. Il s'est ensuite fait nommer ministre de Vichy à Berne, pour s'occuper du déchargement. (Rire.) AP. — Vous pensez que la collaboration et la fortune avaient partie liée ? GdG. — Vous ne croyez pas si bien dire ! Ce qui a rendu si rares les Français libres, c'est le fait que tant de Français soient propriétaires. Ils avaient à choisir entre leur propriété — leur petite maison, leur petit jardin, leur petite boutique, leur petit atelier, leur petite ferme, leur petit tas de bouquins ou de bons du Trésor — et la France. Ils ont préféré leur propriété. Quels ont été les premiers Français libres ? Des braves types comme les pêcheurs de l'île de Sein, qui ne possédaient que leur barque et l'emmenaient avec eux ; des garçons sans attaches, qui n'avaient rien à perdre ; des juifs qui se sauvaient parce qu'ils devinaient qu'ils allaient tout perdre. Ceux qui avaient à choisir entre les biens matériels et l'âme de la France, les biens matériels ont choisi à leur place. Les possédants sont possédés par ce qu'ils possèdent. » Hors les quelques cas qu'il jugeait pendables, j'ai toujours vu le Général, pendant la dizaine d'années où je l'ai fréquenté, juger avant tout les hommes selon ce critère qui dominait tous les autres, qui rachetait toutes les turpitudes ou qui gâchait toutes les aptitudes : « Dans quel camp était-il pendant la guerre ? Du côté des propriétaires, ou du côté de l'âme de la France ? » De là, je crois bien, son indulgence à l'égard des communistes, même s'il condamnait le communisme et si le Parti communiste lui était encore plus odieux que les autres partis. De là, aussi, sa sévérité envers la « droite », « les conservateurs », « l'argent », même si c'étaient eux qui le soutenaient le mieux par leurs votes. Il s'est tourné vers le paysage qui défile et garde le silence. Il a l'art de faire comprendre que si l'on reste plus longtemps, on abuserait de sa patience. Je prends congé en le remerciant de m'avoir consacré tant de temps. Plus tard, je sentirai presque toujours l'instant où le Général en a assez. Si je ne le comprenais pas, je suis sûr qu'il me mettrait courtoisement à la porte. Une fois, sur trois centaines de conversations, comme je n'avais pas été attentif à un silence, il m'a mis les points sur les i : « Je vais être obligé de vous laisser. » Je ne le lui ai pas laissé dire deux fois. Quand je reviens, une heure plus tard, Frey et Bokanowski m'accueillent avec incrédulité : « Mais qu'est-ce que vous avez fait ? Il vous a gardé tout ce temps ? » Je me mets à reconstituer la conversation sur un de ces carnets dont je ne me sépare pas. Roger Frey me met en garde : « Si j'avais écrit tout ce qu'il m'a dit, j'en aurais rempli, des carnets ! Mais vous savez qu'avec ce que dit à chaud le Général, vous pourriez faire battre des montagnes ? Vous savez qu'il dit tout et le contraire de tout ? Vous savez qu'il veut vous éprouver ? Qu'il prêche le faux pour savoir le vrai ? Qu'il vous provoque ? Qu'il vous tend des pièges ? — On me le répète tant, que je commence à le savoir. » À dire vrai, l'expérience m'a montré que le Général « provoquait » plus rarement qu'on ne le prétendait : seulement lorsqu'il se servait de son interlocuteur en vue d'approfondir des arguments pour ou contre une idée. C'était un exercice de l'esprit. En dehors de ce cas bien caractéristique, ses propos m'ont toujours paru sincères. Jamais il ne prenait les devants pour raconter. On pouvait se sentir tenu de respecter cette discrétion ; presque tous ses familiers adoptaient cette attitude. Mais, si on osait l'interroger — sur un ton respectueux —, il répondait sans rechigner aux questions, pourvu que le moment fût bien choisi ; et on constatait alors qu'il parlait sans détours. 1 Directeur du cabinet de l'Élysée, successeur de René Brouillet. 2 17 au 20 mai 1962. 3 Dans les quatre départements, Lot, Corrèze, Creuse, Haute-Vienne, on compte dix parlementaires socialistes, un communiste, cinq radicaux de gauche (gauche démocratique) — et un seul gaulliste, l'UNR Filliol. 4 Conseil national de la Résistance, dont Jean Moulin fut le premier chef, de mars 1943 à son arrestation, en juin 1943. 5 Forces françaises libres, Forces françaises de l'intérieur. 6 Service du travail obligatoire. 7 Amiral commandant l'escadre française de Méditerranée. 8 Du 23 au 25 septembre 1940, de Gaulle, avec une escadre anglaise, tenta de débarquer à Dakar. Il fut repoussé par le gouverneur Boisson, resté fidèle au maréchal Pétain. 9 René Pleven a affirmé à Jean-Raymond Tournoux que le Général lui avait déclaré qu'il était sur le point de « se flinguer » (ou, selon Antoine Veil, bénéficiaire de la même confidence de Pleven, qu'il avait failli « se brûler la cervelle »). Je n'arrive pas à l'imaginer. Il est vrai qu'avec le Général, il ne faut jamais exclure un propos provocateur. 10 Une vingtaine de parlementaires (dont Daladier, Mandel, Mendès France, Jean Zay) quittèrent Bordeaux à bord du paquebot Massilia le 21 juin 1940, afin de poursuivre le combat en Afrique du Nord, ou de s'y réfugier. Arrêtés à leur arrivée à Casablanca par ordre de Noguès, le 24, Daladier et Mandel furent considérés comme ayant pris la fuite et rapatriés en France. Mendès France et Jean Zay furent arrêtés en août 1940. 11 Girard de Charbonnières. Chapitre 10 « LES FRANÇAIS ET LES ALLEMANDS DOIVENT DEVENIR DES FRÈRES » Élysée, 24 mai 1962. Au deuxième Conseil qui suit le départ des ministres MRP, Couve : « S'il n'y avait pas eu la crise de la semaine dernière, les commentaires sur la conférence de presse du général de Gaulle à l'étranger auraient été bons. Les Italiens sont favorables à notre proposition de créer des commissions à Six pour la défense et pour la politique étrangère. GdG. — Naturellement, cette proposition adoucit les difficultés, parce que les gens aperçoivent aussitôt des places à prendre. « À Strasbourg, c'est l'Europe du foie gras » « Les États-Unis comprennent que notre conception de l'Europe, qui repose sur l'entente franco-allemande, peut avoir pour effet de porter atteinte à l'hégémonie américaine dans le monde occidental. Ils réagissent à l'idée que leur prépondérance serait mise en question. Ils font donc pression sur les milieux politiques de Bonn, pour que l'Allemagne refuse de se lier à nous. Et ils poussent la Grande-Bretagne à se joindre aux pays fondateurs du Marché commun ; ils pourraient ainsi renforcer leurs moyens de pression sur les Six. En outre, l'idée que la Grande-Bretagne serait obligée de renoncer à sa préférence envers le Commonwealth, leur sourit : le système impérial, auquel ils sont hostiles, serait supprimé ; cela simplifierait le monde à leurs yeux. Rien ne s'opposerait plus à l'hégémonie américaine. « Ce qui s'est passé dans les heures qui ont suivi ma conférence de presse a surexcité les esprits. Pour ce qui est de l'Europe, tout le monde connaissait nos idées. Pour ce qui est de l'OTAN, je n'ai fait que répéter ce que tout le monde sait, à savoir qu'elle est un simple protectorat américain. « De tout cela, il ne sort rien. Mais les parlotes, à Strasbourg, s'en donnent à cœur joie ; c'est l'Europe du foie gras. Ce que nous avons pu dire contrarie les mythes, les habitudes. On ne le supporte pas. Après le Conseil, le Général me dit : « Vous verrez qu'à la fin des fins, nous allons faire le plan Fouchet avec les Allemands. Tant pis pour les Belges et les Hollandais, qui l'ont refusé ; tant pis pour les Italiens, qui font trop de chichis. Ça leur apprendra à mal se conduire. » « Si nous ne nous battons pas pour le français, qui le fera ? » Au Conseil du 30 mai 1962, Palewski a fait le point sur la participation française au « Centre Européen de Construction et de Lancement d'Engins Spatiaux », désigné par l'abréviation ELDO (European Launcher Development Organisation). Cet organisme groupe France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Belgique, Hollande, avec une participation de l'Australie, qui prêtera sa base de Woomera. Une fusée à trois étages doit être mise au point, dont le premier étage dérive du Blue Streak anglais. ELDO : ce sigle anglais a suffi à mettre le Général de mauvaise humeur. Il s'en plaint à Palewski, avec une acrimonie qu'il se permet vis-à-vis des « vieux compagnons », et à laquelle il n'aurait probablement jamais cédé avec un ministre issu de la haute fonction publique : « Vous vous êtes laissé dominer ! Comment avez-vous accepté que le sigle ne soit pas composé des initiales du titre français ? » Il avait mentalement composé ce sigle : « Ça doit donner CECLES. Ce n'est pas plus imprononçable qu'ELDO. Alors, pourquoi ne pas imposer CECLES ? Pourquoi ? Vous ferez savoir à cette organisation que nous lui verserons la contribution de quarante-cinq millions de francs qui nous est demandée, quand elle aura pris toutes dispositions pour que, dans les actes auxquels elle procède, sur les plaques apposées à l'entrée de son siège, sur son papier à lettres, CECLES soit placé avant ELDO et avec les mêmes caractères. » Après le Conseil, le Général revient devant moi sur le problème de fond : « J'ai eu la faiblesse d'accepter de Macmillan que nous reprenions aux Anglais leur fusée Blue Streak, dont ils ne savaient plus que faire. Je m'en veux. Maintenant, nous en sommes bien embarrassés. Ça nous coûte cher et nous ne sommes pas sûrs des résultats... Enfin, puisqu'on a commencé, il faut bien continuer. AP. — Ça coûtera de plus en plus cher. GdG. — Ça devrait quand même coûter moins cher à sept. L'organisation européenne devrait nous permettre de faire avec les autres ce que nous ne sommes plus en mesure de faire tout seuls. » Il exhale encore un peu de l'irritation qu'a provoquée le sigle ELDO : « Si nous n'exigeons pas que les titres des organisations auxquelles nous appartenons soient en français, comment voulez-vous que nous ne soyons pas noyautés par les Anglais, et colonisés par les Américains ? Si nous ne nous battons pas pour le français, qui le fera ? Pour l'Organisation des Nations Unies, en 45, nous avons imposé ONU, bien qu'elle fût installée à New York. Quand on a créé l'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture, c'était après mon départ. Elle a eu beau s'installer à Paris, on lui a donné un sigle anglais, UNESCO, alors que ONUESC aurait sonné tout aussi bien. On s'y serait vite habitué. Mais voilà, je n'étais plus là, alors on n'a rien osé demander. Toujours, se coucher ! » Il ajoute, rêveur : « Notez bien que cet ELDO, ce sont les Six plus l'Angleterre. À six, on parle français. Il suffit que les Anglais soient là, pour qu'on se croie obligé de parler anglais. « Raison de plus pour resserrer les liens avec les Allemands. Il faut qu'ils deviennent, dans tous les domaines, nos interlocuteurs privilégiés. Notre couple peut résister à la pression anglo-saxonne. Chacun de nous, seul de son côté, ne le peut pas. « On me dit qu'en Allemagne même, l'allemand recule de plus en plus devant l'anglais, comme c'est déjà le cas pour les langues nordiques, en Scandinavie. Si on continue comme ça, viendra le jour où les Allemands ne sauront plus lire Goethe ou Schiller. L'alliance franco-allemande devrait consolider le français en France et l'allemand en Allemagne. Pour ça, il faut faire progresser le français en Allemagne et l'allemand en France. Si nous ne nous entendons pas pour défendre ensemble nos personnalités nationales, par la force des choses l'anglais et les Anglais, à cause surtout des Américains, nous envahiront. » Il veut payer d'exemple. Et il a déjà décidé que, lors de son voyage en Allemagne, il prononcerait ses discours en allemand. Non pas une phrase, pour se concilier l'auditoire : le discours entier ! Jamais il ne se sera donné autant de mal pour préparer un voyage. On devine aisément pourquoi. « C'est de moi que les Allemands attendent l'absolution » Salon doré, 27 juin 1962. GdG : « Essayez de faire comprendre à la presse que le voyage d'Adenauer, la semaine prochaine, est capital. Nous lui avons organisé une visite d'État, comme s'il était Président de la République. L'an dernier, pour ne pas vexer les Allemands, qui auraient fait des histoires, nous avions fait de même, pour commencer, avec le président Luebke. Mais ça n'avait pas grand sens, c'est un dessus de cheminée, il ne compte pas. « En revanche, Adenauer, c'est l'Allemagne. Nous faisons pour lui le grand jeu. Et, en septembre, il nous rendra la pareille. AP. — Qu' attendez-vous de cet échange de visites ? GdG (il parle lentement, comme quand il s'apprête à dire des choses importantes). — J'en attends la consécration de l'amitié franco-allemande. Nous allons sceller solennellement la réconciliation des deux peuples. Adenauer avait été entre les deux guerres un grand maire de Cologne, qu'il a ensuite relevée de ses ruines. Il s'est comporté dignement pendant l'époque nazie. Il gouverne l'Allemagne avec fermeté depuis treize ans. Personne ne peut, mieux que lui, saisir ma main. Mais personne ne peut mieux que moi la lui tendre. Parce que j'ai été pour eux un adversaire implacable pendant la guerre, c'est de moi qu'ils attendent l'absolution pour leurs crimes de guerre. Vous comprenez, Robert Schuman n'était pas le mieux placé pour les soulager de leurs remords, s'il est vrai qu'il avait été capitaine dans l'armée allemande pendant la Première guerre 1 ... AP. — Quand il est venu présenter à Bonn le plan qui porte son nom, la presse allemande l'a accueilli ironiquement : " Heil, Herr Hauptmann ! " 2 . GdG (il rit). — L'essentiel, c'est que les deux peuples, dans leurs profondeurs, exorcisent les démons du passé ; qu'ils comprennent maintenant qu'ils doivent s'unir pour toujours. Ça ne doit pas être cantonné au niveau des hommes politiques. Ça doit colorer dorénavant les sentiments populaires. Les Français et les Allemands doivent devenir des frères. La fraternité des deux peuples, ça doit devenir quelque chose d'élémentaire. Le populo en est encore à voir dans les Allemands l'ennemi héréditaire. En réalité, les Allemands n'ont été vraiment nos ennemis que depuis 1870. Ça ne fait que trois guerres et trois quarts de siècles, pour les Germains et les Gaulois qui ont connu tant de guerres et tant de siècles. « Notre plus grand ennemi héréditaire, c'était l'Angleterre » « Notre plus grand ennemi héréditaire, ce n'était pas l'Allemagne, c'était l'Angleterre. Depuis la guerre de Cent Ans jusqu'à Fachoda, elle n'a guère cessé de lutter contre nous. Et depuis, elle a bien du mal à ne pas opposer ses intérêts aux nôtres. Voyez la manière dont elle s'est conduite entre les deux guerres. Elle nous a interdit de réagir à la réoccupation de la Rhénanie. Elle nous a empêchés de nous opposer au réarmement de l'Allemagne. Elle nous a lâchés à Dunkerque. Elle a bombardé joyeusement notre flotte à Mers-el-Kébir. Elle nous a trahis en Syrie. Elle fait systématiquement bloc avec l'Amérique. Elle veut nous empêcher de mener à bien le Marché commun. Il est vrai qu'elle a été notre alliée pendant les deux guerres, mais elle n'est pas portée naturellement à nous vouloir du bien. « Pour l'Allemagne, au contraire, il est clair que nos intérêts se rencontrent et se rencontreront de plus en plus. Elle a besoin de nous, autant que nous avons besoin d'elle. AP. — Quel sera le moment fort de cette visite d'Adenauer, qui dure toute une semaine ? GdG. — Ce sera Reims, évidemment, le dernier jour. Reims, la ville martyre de la Première guerre, et qui a reçu la reddition de l'armée allemande à la fin de la Seconde. Mourmelon, où défileront ensemble, pour la première fois dans l'histoire, des troupes françaises et allemandes, dans cette plaine où nos armées se sont tant cognées et où la bataille de la Marne a sauvé la France. La cathédrale, qui a été presque complètement détruite par les Allemands ; cette cathédrale où étaient sacrés nos rois, où Jeanne d'Arc est venue pour couronner (sic) ce pauvre Charles VII. Cette ville où Clovis a été baptisé, où l'on peut dire que la France aussi a été baptisée, voici quinze siècles. » Le Général aime les symboles, mais les symboles paradoxaux. Paris, 3 juillet 1962. En raison de mes connaissances linguistiques supposées, j'ai été chargé de tenir compagnie aujourd'hui au chancelier Adenauer. Je suis allé le prendre au Quai d'Orsay, où il est descendu. Pendant le trajet dans Paris, il me dit : « Je suis bouleversé par le soin extraordinaire que le Général a mis personnellement pour organiser cette visite. Il m'a avoué que c'était lui qui avait veillé à tout. Dans mes appartements, les fleurs sont des roses, parce qu'il sait que j'aime les roses. Pour le dîner de l'Elysée, il a tenu à inviter tous les anciens présidents du Conseil que j'avais connus lors de mes précédents voyages ; il a voulu que soient présentes les personnalités de tous les partis qui ont joué un rôle dans le rapprochement des deux pays. Il a tenu à m'appliquer le protocole des chefs d'État, bien que je n'en sois pas un. Il m'a décerné la grand-croix de la Légion d'honneur.» Hélas ! Le peuple de Paris met moins d'empressement que de Gaulle à accueillir le Chancelier. Sur tout le parcours, des barrières ont été placées le long des trottoirs, pour permettre à la foule de s'amasser. Personne ne s'en approche. Sauf, de-ci de-là, de petits groupes poussant des cris : « À bas le militarisme allemand ! » « Dehors, les revanchards allemands ! » De Gaulle veut surmonter les préjugés, effacer les clichés révolus. Encore faudrait-il que les Français s'y prêtent. « Il était essentiel que l'âme populaire... » Reims, dimanche 8 juillet 1962. Extraordinaire journée. À 8 heures 30 précises, de Gaulle atterrit sur la base aérienne de Reims, en tenue kaki de général de brigade. Dans Reims, notre convoi prend en remorque, sans s'arrêter, le cortège du Chancelier, qui sort de la sous-préfecture où celui-ci a passé la nuit. Pas un chat dans les rues. Consignes, menaces du parti communiste ? Ou réticences d'une population qui a souffert plus que d'autres et a dû relever deux fois ses ruines ? Ce qui est sûr, c'est que les seuls Rémois aperçus agitent des banderoles : « Vive la République démocratique allemande ! » « Pas de nazis en France ! » Le Général accueille le Chancelier à l'entrée du camp de Mourmelon, où flottent les couleurs des deux pays. Ils se serrent la main longuement. Sur cette plaine où l'herbe est rare, pèse bientôt un soleil de plomb. Nous saluons une pléiade d'officiers allemands, portant la même casquette, si haut crêtée au-dessus du front, et la même tenue feldgrau, que les officiers de l'armée d'occupation arboraient naguère dans nos rues. L'Allemagne nouvelle aurait quand même pu changer ses uniformes. De Gaulle et Adenauer, dans la voiture décapotable de l'Élysée, passent la revue des troupes. Puis ils viennent nous rejoindre sur la tribune et regardent un étonnant défilé franco-allemand3 . La 11e division légère d'infanterie marche au pas sous nos yeux, puis les Panzer-grenadiers de la 13e brigade de Wetzlar. Cette alternance a quelque chose de bouleversant. Puis roulent des chars, tandis que la poussière monte du sol crayeux. Bien sûr, ce sont le soleil et la poussière conjugués qui nous font pleurer. Mais nos gorges se serrent pour une autre raison. Il y a si peu de temps qu'au cœur de cette même Champagne, les mêmes unités, face à face, commandées par des officiers portant la même casquette ou le même képi — peut-être les mêmes hommes avec moins de galons —, se livraient à des combats acharnés et à des poursuites sans merci, d'abord dans un sens, puis dans l'autre ! Devant le déploiement de leurs drapeaux embrassés, leurs mouvements parfaitement synchronisés semblent irréels. Étrange audace encore, la messe solennelle qui suit immédiatement le défilé — avec un battement de quelques minutes, pour permettre au Général de troquer son uniforme kaki contre un costume noir. L'archevêque de Reims attendait les deux hôtes sur le parvis; il les conduit, dans la cathédrale bondée, jusqu'aux deux fauteuils qu'on a placés côte à côte dans le chœur. En son accent rocailleux du Rouergue, Mgr Marty s'adresse à eux: «La cathédrale de Reims vous accueille avec le sourire de son ange qui, par une attention de la Providence, a bravé toutes les destructions. » Deux prêtres assistent l'officiant: l'un ancien déporté, l'autre ancien prisonnier. Les deux chefs, côte à côte, de profil, sont comme transfigurés dans la solennité, lourde de mémoire, de ces voûtes, de ces vitraux, de ces grandes orgues, restaurés après que les Allemands les ont détruits. Adenauer communie. De Gaulle, non: en public, laïcité oblige. Adenauer, dont le pays a donné aux cultes un statut officiel, n'a pas de ces scrupules. Ils redescendent ensemble la nef, pendant qu'une chorale chante l'Alleluia de Haendel. Au moment de se séparer, à la fin du déjeuner à l'hôtel de ville, le Général salue le Chancelier comme si celui-ci avait été, d'un bout à l'autre de son voyage, submergé par la foule : « La visite officielle que vous achevez de nous faire est un acte capital et une grande réussite [...] Dans les rues et les avenues, a déferlé la vague des témoignages admiratifs qui se portaient massivement vers votre illustre personnalité. Vous avez vu se lever autour de vous cette cordialité, venue des profondeurs françaises, et qui, à travers vous, s'adressait à l'Allemagne d'aujourd'hui et de demain [...] Il était essentiel que l'âme populaire manifestât son approbation de ce côté-ci du Rhin [...] Il fallait que, chez nous, le sentiment public vous rendît hautement hommage. Cela est fait, d'une manière éclatante. » Ainsi en sera-t-il pour l'Histoire, puisque c'est écrit. Salon doré, 11 juillet 1962. Je fais remarquer en souriant au Général le contraste entre l'enthousiasme pour Adenauer qu'il a prêté à la foule dans son discours de Reims, et les rues désertes que le Chancelier a traversées. «J'ai toujours fait comme si, me dit-il. Ça finit souvent par arriver. » Cette phrase, je l'entendrai prononcer plus d'une fois. 1 Cette affirmation, très répandue dans les années d'après-guerre, est vigoureusement contredite par Robert Rochefort (Robert Schuman, Paris, Éditions du Cerf, 1968 , pp. 31, 60. 177), Henry Beyer (Robert Schuman, Lausanne, Fondation Jean Monnet, 1986) et Raymond Poidevin (Robert Schuman, Paris, Éditions Beauchesne. 1988). Selon ces sources, ayant été réformé pour raison de santé, Robert Schumann a été seulement incorporé dans un service auxiliaire de l'armée allemande. 2 « Salut, mon capitaine ! » Le plan Schuman, en mai 1950, proposait une Communauté européenne du charbon et de l'acier comme amorce de la future Europe unie. 3 Il est étrange que ce défilé, auquel des unités allemandes étaient seules invitées à participer, n'ait pas soulevé la moindre critique, dix-sept ans après la fin de la guerre, bien qu'il ait été abondamment télévisé et photographié ; et qu'en revanche, le défilé d'un détachement allemand, au milieu d'autres contingents européens, le 14-juillet 1994, ait provoqué une vive polémique, cinquante ans après la Libération. Chapitre 11 « L'ALLEMAGNE SE RÉUNIRA » Au Conseil des ministres du 8 août 1962, le Général: «Les choses ne s'arrangent pas, pour l'union politique des Six. Ça permet aux éléments agités de nous faire des reproches. Mais, là non plus, nous ne devons pas sacrifier un intérêt fondamental. «Spaak m'a écrit, avant même Adenauer: "Renonçons à la supranationalité. Renonçons à attendre que la Grande-Bretagne soit décidée pour le Marché commun. Mais comment trouver un compromis entre le système gouvernemental qui a votre faveur et la supranationalité qui a la nôtre? Une commission politique formée de sages qui, au lieu d'être nommés chacun par son gouvernement, le seraient par tous les gouvernements?" « Les commissaires voudraient se dresser devant les gouvernements » « Je prends acte de ce que Spaak renonce à la supranationalité et renonce à attendre la Grande-Bretagne. Cette commission politique de sages, je la vois bien artificielle. Ces sages, tout le monde les connaît d'avance. Ils voudraient cogiter, ou se dresser devant les gouvernements! Ils se prétendraient responsables de tout, alors qu'ils ne seraient responsables de rien devant personne. Ce qui ne serait pas pratique (le Général emploie "pratique" au sens de "praticable, réalisable"). «Avoir une commission politique formée des délégués des gouvernements, c'est une voie nouvelle. Cette commission serait vivante et efficace, elle aurait une certaine stabilité. Elle n'aurait pas la prétention de donner des ordres aux gouvernements, qui prennent tout sur leur dos devant Dieu et devant les hommes. Couve. — Les relations des Six sont tendues. Il faudra bien les détendre. Pompidou. — Nous devrions pouvoir amener les Six à nos vues, qui sont les plus conformes au traité de Rome. Couve. — Nous laisserons la négociation ouverte. Si les Anglais veulent entrer, ils accepteront en définitive nos conditions. Pisani (gémit). — Avec eux, ce ne sera plus la même commission, ni la même communauté! L'accord du 14 janvier dernier, par lequel nous avons si péniblement arraché à nos cinq partenaires le principe du Marché commun agricole, sera remis en cause ! » « L'Europe, ça sert à quoi? Le levier d'Archimède » Au Conseil des ministres du 22 août 19621 , Palewski a commenté le lancement de deux satellites soviétiques, les Vostok, qui souligne la supériorité de l'URSS dans la course à l'espace: les Vostok ont été lancés avec une précision de l'ordre de dix secondes, alors que les Américains en restent à une approximation moyenne d'une quinzaine de jours ; les cosmonautes soviétiques se maintiennent en vol trois et quatre jours, alors que les Américains n'envisagent pas d'envoyer des hommes dans l'espace pour une durée supérieure à une dizaine d'heures. Le Général est troublé par ces constatations et en cherche l'explication: « C'est étonnant, me dit-il après le Conseil, que les Américains continuent, cinq ans après le premier Spoutnik, à se laisser dominer par les Russes. Cette infériorité s'explique sans doute par le fait que les États-Unis ont, jusqu'à présent, porté tous leurs efforts sur les engins militaires, c'est-à-dire sur des vecteurs de taille réduite, qui permettent de porter des charges atomiques miniaturisées. Au contraire, les Russes délaissent les objectifs militaires immédiats et se sont orientés vers les gros propulseurs et les capsules lourdes, qui sont plus habitables. Ils en tirent un effet puissant de propagande, notamment auprès des pays sous-développés. C'est sans doute pour ça qu'ils ont fait ce choix. » Je lui demande ce que peut faire la France dans cette course à l'espace. GdG : « Nous ne sommes plus un mastodonte. Nos possibilités financières sont loin de nous permettre de faire aussi bien que chacun des deux super-grands. Ce qu'il faudrait, c'est que, en nous mettant avec les autres pays européens, nous arrivions à faire des lanceurs aussi puissants que les Américains ou les Russes. Tout seuls, nous ne comblerions pas le retard. Mais l'Europe ensemble devrait réussir à le réduire. Et comme nous sommes le pays européen le plus avancé, nous devrions prendre une position dominante dans ce secteur. Ça justifierait l'effort que nous avons engagé. » Il reprend son souffle, comme il fait quand il veut dire le fond de sa pensée : «L'Europe, ça sert à quoi? Ça doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes. À six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux super-grands. Et si la France s'arrange pour être la première des Six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d'Archimède. Elle pourra entraîner les autres. L'Europe, c'est le moyen pour la France de redevenir ce qu'elle a cessé d'être depuis Waterloo: la première au monde.» « Il ne faut pas être habile, il faut être offensif » Élysée, 3 septembre 1962. Au Conseil, la veille de son départ pour son voyage en Allemagne, le Général fait un développement chaleureux sur l'union franco-allemande, qui doit se substituer à l'Union des six États, dite «plan Fouchet ». Si chaleureux, et par contrecoup si accablant pour Spaak et Luns, que Pompidou me glisse: « Le Général veut punir les Belges et les Hollandais. Mais, surtout, ne parlez pas d'eux ! » Décidément, de Gaulle n'est jamais à court d'imagination et d'action. Son initiative du plan Fouchet a échoué, parce que Belges et Hollandais ne veulent pas d'une Europe non-supranationale si les Anglais n'en sont pas ? Qu'à cela ne tienne: il contre-attaque, en préparant une étroite entente franco-allemande qui sera un concentré du plan Fouchet, et en se disposant à barrer la route du Marché commun aux Anglais. Les ministres MRP, en démissionnant, mettent en danger la base parlementaire du gouvernement? Sans perdre de temps à essayer de les convaincre, le Général va répliquer en donnant au Président de la République la formidable assise de la souveraineté populaire, ce qui va ruiner toute velléité de retour au régime d'assemblée, avant même que la première élection au suffrage universel ait effectivement eu lieu. Après le Conseil. «Il ne faut pas être habile, me dit-il en m'accueillant dans le Salon doré. Il faut être offensif.» Il peut se le permettre. D'autres que lui, ne le pouvant, sont bien obligés de recourir à l'habileté. «Le Général, m'a soufflé Pompidou, est un personnage atypique. Ce qui lui réussit condamnerait les autres à l'échec. Ce qui réussit aux autres échouerait avec lui. » « L'Allemagne, c'est comme un tronc fendu en son milieu » Je le questionne sur le voyage en Allemagne qu'il entame demain. Il m'en parle avec une sorte de tendresse. Il souhaite une bonne « couverture» par la presse et surtout la télévision. Il doit prononcer quatorze discours en allemand, ce qui obligera la RTF à baisser le son dès les premiers mots et à donner lecture du texte français. Il veut vérifier que ce sera bien fait. Il tient, à la fois, à ce que le public français comprenne qu'il parle allemand, et saisisse le sens de ce qu'il dit. La peine qu'il se donne d'ordinaire pour écrire, puis apprendre par cœur, a été poussée cette fois à son paroxysme. Son interprète Jean Meyer m'a raconté comment il a aidé Pierre Maillard — conseiller diplomatique à l'Élysée et agrégé d'allemand — à traduire les textes rédigés en français par le Général ; comment celui-ci a lu plusieurs fois à haute voix en leur présence les traductions, de manière à placer l'accent tonique où il faut; et comment il les a répétées encore devant eux, sans le texte, après les avoir apprises. Selon Meyer, le Général a presque oublié son allemand scolaire. Il sait le sens global d'une phrase, mais il en apprend les sons par mémoire phonétique, sans connaître le sens des mots. Et ce travail, énorme même pour un surdoué, il s'y est livré dans la quinzaine qui a suivi l'attentat du Petit-Clamart... De la part d'un homme de soixante-douze ans, c'est à peine croyable. Sur l'Allemagne, par rapport à ce qu'il m'avait dit en juillet à l'occasion de la venue d'Adenauer, trois nouveautés. À propos de la Constitution fédérale : GdG : « Les Allemands ont une mauvaise Constitution, elle ne permet pas le référendum. AP. — Chez eux, on a gardé mauvais souvenir des plébiscites de Hitler; comme chez nous, des plébiscites de Napoléon III. GdG. — Le monde a changé! Aujourd'hui, l'information pénètre dans tous les foyers, les gens sont devenus capables de juger par eux-mêmes ! Tant que les Allemands n'adopteront pas le référendum, ils n'auront pas le sentiment d'être un peuple souverain. » À propos de l'état de dépendance dans lequel se trouve chacun des deux régimes, celui de Bonn comme celui de Pankow: GdG : « Les Allemands ont toujours été gouvernés par d'autres. Autrefois, par les Prussiens. Hier, par un Autrichien. Aujourd'hui, par les Américains d'un côté, par les Russes de l'autre. » À propos de la division de l'Allemagne: GdG: « La coupure entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest n'est pas naturelle. Elle a été trop brutale. Elle est contraire à la nature des choses. Elle révolte le bon sens. Des familles ont été séparées, des frères et des sœurs ont été éloignés les uns des autres et vivent dans des planètes différentes. Une bonne partie des Allemands sont amputés de leur enfance, de leurs affections. « L'Allemagne, c'est comme un arbre dont le tronc se diviserait en deux branches, et que l'on fendrait en son milieu pour laisser chaque branche vivre sa vie. Ça ne pourra pas durer très longtemps. Chacune des deux parties souffre de l'absence de l'autre. Naturellement, la partie orientale en souffre encore plus. Un jour ou l'autre, elle se révoltera. « Bien sûr, l'intérêt égoïste de la France serait que l'Allemagne reste divisée le plus longtemps possible. Mais ça ne sera pas éternel. Adenauer le croit, il a tort. L'avenir le démentira. La nature des choses sera la plus forte. L'Allemagne se réunira.» « Même quand on est Œdipe à Colone » Au Conseil du 12 septembre 1962, Couve a pris la peine de composer sa communication, alors qu'il donne l'impression, d'ordinaire, de démarquer les notes de son cabinet, quand ce n'est pas Le Monde de la veille. Il raconte, avec une chaleur qui ne lui est pas habituelle, le voyage du Général en Allemagne: « À l'avance, on était assuré du succès, compte tenu des préparatifs des Länder et des villes. Ce qu'on n'avait pas prévu, c'est son ampleur. Cette visite s'est transformée en une manifestation qui n'a pas de précédent dans la République fédérale, ni peut-être dans le monde. L'accueil est allé s'amplifiant, de plus en plus triomphal, de plus en plus ardent, de Bonn à Cologne, puis à Düsseldorf. On nous avait prévenus qu'il se tempérerait quand on monterait vers le Nord, plus tourné vers l'Angleterre. Les autorités socialistes avaient tout fait pour refroidir le public: on n'avait pas pavoisé; les écoles n'avaient pas congé ; il n'y avait pas de haut-parleurs. Or, on a vu un prodigieux déchaînement d'enthousiasme. C'est la télévision qui a provoqué un phénomène de boule de neige. « Strauss, le ministre de la Défense, et Schroeder, le ministre des Affaires étrangères, se sont très mal conduits. Ils ont commencé par se dérober. Puis ils ont été obligés de suivre, parce qu'il leur fallait bien prendre acte du délire qui avait saisi la population. « Les Allemands ont été touchés par le contact direct que le Général a créé en s'exprimant dans leur langue. Mais l'essentiel, c'est qu'ils adhèrent en profondeur à la réconciliation franco-allemande et à l'instauration de liens étroits entre les deux pays. C'est une façon d'établir la paix dans les cœurs. La France a toujours exercé sur l'Allemagne un attrait, dû à un complexe d'infériorité et de supériorité à la fois. « Par-dessus tout, a joué le facteur personnel, tenant à la figure du Président de la République, qui a incarné la résistance française à Hitler pendant la guerre. Il a parlé le langage le plus propre à toucher un peuple qui avait besoin d'être pardonné par l'homme qui pouvait le mieux le faire. Il l'a fait sans flagornerie, en les traitant sur un pied d'égalité, comme partenaires devenus des amis et réhabilités devant l'Histoire. « Les Allemands ont une économie florissante, mais ils ne sont pas encore reconstruits moralement. Ils souffrent d'un sentiment collectif de culpabilité. Leur pays est divisé. Le général de Gaulle a tenu le langage qui leur fait toucher du doigt leur avenir, en les encourageant à devenir ce qu'ils aspirent à être: une nation. « Il est difficile de trouver des interlocuteurs à Bonn. Adenauer est vieux. Tout le monde ne pense qu'à sa succession. En attendant, il est de bon sens de se concentrer sur ce qui est sûr et désirable, c'est-à-dire les liens entre la France et l'Allemagne. On va donc s'attacher à cette œuvre sur le plan de la diplomatie, de la défense et de l'éducation. GdG. — J'ai été pris dans un torrent plus vif et plus violent que je n'avais imaginé. Ce fut général, sans distinction de catégories. Je passe sur ce qu'a dit le ministre des Affaires étrangères à propos de ce qui est dû à la vedette. On peut être une vedette, même quand on est Œdipe à Colone. » (Autour de la table, rires hésitants de collègues qui ont compris qu'il s'agissait d'une plaisanterie littéraire, mais s'interrogent sur son sens. À la sortie, Malraux, Broglie et moi confronterons nos interprétations : la pièce de Sophocle, c'est évidemment le portrait du vieux roi près de sa fin, entouré d'honneurs, mais ne pouvant échapper à son destin, qui est de disparaître soudain, foudroyé, au milieu des éclairs. Allusion à l'attentat de l'autre jour, ou à un attentat à venir? Naturellement, c'est un de ces mots qu'il convient de ne pas laisser filtrer. Je n'arrive pas à me défendre de l'idée que l'image du vieil Œdipe lui est venue à Cologne, par un à-peu-près poétique: «Œdipe à Cologne »...) « On était dépassé » « Mais l'important, poursuit-il, c'est le peuple allemand. Il craint l'anéantissement. Il sait par qui peut venir le danger. D'avance, il en est épouvanté. Cette manifestation de solidarité de la France, pour un pays tendu dans l'inquiétude, leur a été très sensible. Les Allemands ont eu le sentiment — qu'on ne leur avait jamais donné depuis la fin de la guerre — qu'ils sont un peuple, et qui existe par lui-même. Ça les a tout retournés. « Ce peuple a la notion romantique qu'il a toujours existé. Il a le culte du passé — Charlemagne, Barberousse, et même Napoléon. Il a un sentiment diffus de l'avenir. Il ne sait pas ce qui va venir. Il ne se sent pas vraiment conduit. Il vit sous des institutions auxquelles il n'adhère guère. Le gouvernement est divisé. Il y a la personnalité exceptionnelle du Chancelier, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est momentanée et aléatoire. Les Allemands voudraient que leur système change. Ce qui se passe en France leur a donné l'occasion de rendre hommage à une expérience politique qu'ils aimeraient voir se dérouler chez eux. Nous sommes pour eux un exemple à suivre. « Il n'y a aucune raison de penser que les Allemands soient disponibles pour l'aventure et le malheur. Ils sont disposés à nous entendre, sinon à nous suivre. «Leur politique est incertaine. Les seules certitudes: ils ne veulent pas être envahis; ils veulent l'Europe; mais qu'au sein de l'Europe, entre eux et nous, il y ait quelque chose de singulier. Il y a donc eu un gentlemen's agreement entre le Chancelier et le général de Gaulle. Schroeder et Strauss y ont adhéré avec plus ou moins de bonne grâce. «La coopération pratique est à développer entre nous sans aucun doute. Un concert beaucoup plus étroit des diplomaties, pour les rapports Est-Ouest, pour Berlin, pour le Marché commun, pour les relations avec la Grande-Bretagne et autres (il n'a pas dit : pour l'entrée de la Grande-Bretagne), pour les relations avec les pays sous-développés — Afrique et Amérique du Sud. « Pour l'éducation, les Allemands voudraient qu'on favorise, de part et d'autre, l'enseignement des deux langues, ce qui serait bien profitable pour la défense du français comme de l'allemand; et surtout, ils ont un immense désir de rapprochement des jeunes, de jumelages, d'échanges de mouvements de jeunesse. On va leur faire des propositions.» Un temps de silence; puis, gravement : « On ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'on était dépassé. Il y avait là un fait historique, auquel on ne pouvait pas se dérober et qui était clair comme la lumière du jour. » « Dépassé» — le même mot qui lui était venu aux lèvres à l'Hôtel de Ville de Paris, le 25 août 1944 : « Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies.» Dans les deux cas, il avait voulu ce moment de toutes ses forces: la première fois, chasser les Allemands; dix-huit ans plus tard, sceller la réconciliation avec eux. Et quand ces minutes s'accomplissent, telles qu'il les a rêvées et façonnées, elles effacent devant lui sa « pauvre vie ». 1 Juste avant l'attentat du Petit-Clamart. Chapitre 12 «NOUS POURRONS TUER VINGT MILLIONS D'HOMMES » Au Conseil du 4 mai 1962, Palewski raconte sa mésaventure. En compagnie de Messmer, il a assisté à une expérience au Hoggar, à 150 km de Tamanrasset: «Dans une chambre souterraine, une charge qui était prévue pour une puissance d'environ 50 à 60 kilotonnes, quatre fois la bombe d'Hiroshima, a explosé. On avait sans doute sous-estimé sa puissance et surestimé la résistance des roches, car la montagne a littéralement sauté en l'air. Un gros nuage s'est élevé en volutes. Une poussière rouge et sale a commencé à s'étendre. Nous avons décidé d'évacuer le poste de commandement et nous sommes repartis de toute la vitesse de nos jeeps. Il a fallu ensuite se doucher avec du savon décontaminant. GdG. — Nous espérons tous que ce savon aura eu un effet décisif, d'abord pour vous décontaminer, et ensuite pour nous éviter d'être contaminés par vous.» (Rires.) À la fin de sa vie, retiré dans son château du Marais, Gaston Palewski, atteint d'une leucémie, s'était persuadé qu'elle était la conséquence de cet incident. « Nous n'aurons pas à les tuer, parce qu'on saura que nous le pourrions » Après le Conseil, le Général me dit: « Cette fois, il ne s'agissait pas, comme la fois précédente, d'une expérience, mais de la mise à l'épreuve de notre première bombe — ne le dites pas: secret-défense. C'est l'engin militaire lui-même qui a explosé, celui qui va être mis sous le fuselage d'un Mirage. À partir de septembre de l'an prochain, nous fabriquerons chaque mois un Mirage et sa bombe. D'ici à la fin de l'année prochaine, nous aurons ce qu'il faut pour tuer vingt millions d'hommes deux heures après le déclenchement d'une agression. » J'allais lui demander: « Ça ne vous fait rien de penser que vous pourriez...» Mais je me rattrape pour adoucir la question: « C'est impressionnant de penser que l'on pourrait tuer vingt millions d'humains.» Il me répond tranquillement: «Précisément, nous ne les tuerons pas, parce qu'on saura que nous pourrions le faire. Et, à cause de ça, personne n'osera plus nous attaquer. Il ne s'agit plus de faire la guerre, comme depuis que l'homme est homme, mais de la rendre impossible, comme on n'avait jamais réussi à le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. Qui s'y frotterait s'y piquerait, et s'y piquerait mortellement. La force de frappe n'est pas faite pour frapper, mais pour ne pas être frappé. AP. — La bombe a bel et bien frappé, à Hiroshima et Nagasaki. GdG. — Elle n'aurait pas frappé, si les Japonais en avaient possédé une. Et il fallait bien qu'elle frappe la première fois. Pour mettre le Japon à genoux, il fallait lui fournir la preuve que cette bombe était une réalité terrifiante et imparable. Et il fallait que cette bombe mette fin à la Seconde Guerre mondiale, pour que la perspective de son emploi dissuade d'en entreprendre une troisième. Sans quoi, on n'aurait jamais cru à ses vertus. « Il faut juger tout ça à l'échelle de l'Histoire. Les bombardements de Dresde et de Leipzig ont fait plus de morts que les deux bombes atomiques. Les trois cent mille morts d'Hiroshima ont épargné bien davantage de Japonais, qui auraient été écrasés sous des bombes ordinaires. Et surtout, ils ont épargné les dizaines de millions de morts d'une autre guerre mondiale, qui n'aurait pas manqué de suivre de peu la précédente. Les morts par bombardements classiques auraient été des morts inutiles. Les morts d'Hiroshima ont été des morts... nécessaires. (Il a cherché le mot, puis a fini par ne plus retenir que celui qui avait dû lui venir d'emblée.) AP. — Et les morts de Nagasaki ? GdG. — Ça, je reconnais que c'est plus discutable. Truman n'a attendu que trois jours pour lancer sa seconde bombe, sans avoir laissé aux Japonais le temps de se retourner. Il aurait pu leur envoyer un ultimatum à huit jours. AP. — Des centaines de milliers de morts, des femmes, des enfants, des vieillards carbonisés en un millième de seconde, et des centaines de milliers d'autres mourant au cours des années suivantes dans des souffrances atroces, n'est-ce pas ce qu'on appelle un crime contre l'humanité ? » Le Général lève les bras. Ce n'est pas son problème: « Nagasaki n'est peut-être pas très défendable. Mais, sans Hiroshima, l'armement nucléaire n'aurait pas fait plus d'effet qu'un revolver à eau. Truman a eu du cran. Il en fallait. » « La défense de la France n'attend pas ! » Au Conseil du 27 juin 1962, Pompidou annonce que, pour la construction de l'usine de séparation des isotopes de Pierrelatte, il y a eu un défaut d'évaluation. « Il faut soit réévaluer les crédits, soit étaler la réalisation. GdG. — Pas question d'étaler! La défense de la France n'attend pas! C'est tout de suite que l'armée doit faire sa reconversion et s'adapter à la dissuasion! Il n'y a pas de raison que le pays ne se décide pas. La question devra être vidée, soit dans le collectif budgétaire, soit autrement. Pompidou. — Si pressé qu'on soit, il vaudrait mieux remettre ce débat à l'automne. Tout le monde sait que Pierrelatte coûte plus cher que prévu et qu'on a fait des virements irréguliers.» Le Général ne répond pas. Il doit penser à la réforme de l'élection présidentielle, dont il m'a entretenu. Il ne peut pas tout entreprendre à la fois. La proposition de Pompidou doit lui paraître raisonnable, mais il lui répugne d'y céder tout de suite. Après le Conseil, je l'interroge sur les crédits de Pierrelatte. Qu'a-t-il voulu dire, en déclarant que la question devrait être vidée autrement? GdG. — Si elle n'est pas vidée au Parlement, il faudra la vider devant la nation. Il faudra prendre le taureau par les cornes. Nous ferons un référendum. AP. — Mais comment la Constitution le permettrait-elle? L'article 11 ne prévoit le référendum que pour la ratification d'un traité ou l'organisation des pouvoirs publics. Une rallonge de crédits n'entre dans aucune de ces deux rubriques. GdG. — La formulation de l'article 11 est en effet trop restrictive. Il faudrait que le référendum porte sur deux questions: « 1) Approuvez-vous une nouvelle formulation de l'article 11, permettant au peuple de trancher toutes sortes de débats, et pas seulement dans les deux cas actuellement prévus 1 ? « 2) Si la réponse est positive, approuvez-vous la constitution d'une force nationale de dissuasion, et l'affectation de tel et tel crédit à cette force ? » 11 juillet 1962. Le Général a décidément une fringale de référendums. Il suit son idée, mais son idée est mobile. GdG. : «Si une motion de censure était votée à propos de l'armement atomique, un double problème se poserait: celui de l'Assemblée, qui serait évidemment dissoute; celui de la force nucléaire, et le pays le trancherait. Les deux consultations, les élections législatives et le référendum, seraient simultanées. Mais le bon sens fera le nécessaire. « La mise sur pied de cette force engage le destin du pays. Elle est d'une importance immense, puisque d'elle dépendent l'intégrité territoriale et l'indépendance nationale, que le Président de la République a pour devoir de maintenir, conformément à la Constitution. Ce devoir, il ne lui serait plus possible de l'accomplir si cette force ne pouvait pas être constituée. AP. — Cela veut dire que la mise sur pied de la force nucléaire se rapporte à l'organisation des pouvoirs publics, et donc pourrait entrer dans le domaine de l'article 11 de la Constitution tel qu'il est? GdG. — En effet. Une bonne organisation des pouvoirs publics suppose que le plus éminent des pouvoirs publics, le Président de la République, ait la capacité d'exercer les prérogatives que la Constitution lui confère. » Donc, depuis quinze jours, il a réfléchi à la question. Un de ses collaborateurs aura peut-être soulevé des objections contre la simultanéité, dans un même référendum, de deux questions différentes. Il a trouvé un autre biais qui permettrait de ne poser qu'une question, même si c'est un peu tiré par les cheveux. « N'ayez pas honte de dire que c'est d'abord pour la France ! » Au Conseil suivant, le 18 juillet 1962, Palewski annonce : «Notre bombe A au plutonium est définitivement mise au point. La future bombe H pourrait être expérimentée à partir de 1970. Plusieurs pays demandent notre aide et notre coopération en matière nucléaire, comme l'Inde et Israël. Nous avons pris l'initiative d'Euratom. Nous voudrions bien que ça fonctionne, même si nos partenaires n'apportent rien. Mais c'est pour l'Europe que nous avons travaillé. Elle en bénéficiera le moment venu. » Après le Conseil : AP : « Vous ne trouvez pas que 1970, pour la bombe H, c'est encore loin? GdG. — Oui, c'est loin. Je me demande si on ne pourrait pas raccourcir les délais. Mais, voyez-vous, ces choses-là, ça prend beaucoup de temps. L'important, c'est de les lancer de manière qu'elles deviennent irréversibles. AP. — Est-ce vraiment pour l'Europe que nous travaillons, comme le dit Palewski ? GdG. — C'est d'abord pour la France ! Je vous en conjure, n'ayez pas honte de le dire! Voyez, il suffit qu'on sache à travers le monde que la France est en train de devenir une puissance nucléaire, pour que d'autres pays demandent aussitôt notre aide technique. Ils la préfèrent à celle des Américains ou des Russes, qui les rendraient dépendants, ou à celle des Anglais, qu'ils savent dépendants des Américains. « Mais ça ne veut pas dire que, pour plus tard, nous ne travaillions pas pour l'Europe. Comme la France est en Europe et qu'il n'y a pas de construction européenne qui tienne sans la France, ce sera probablement, un jour ou l'autre, l'Europe qui en profitera. À condition que ce que nous inventons et créons ne soit pas versé dans un chaudron, appelé Euratom, où nous apporterions tout, où les autres n'apporteraient rien et où, cependant, chacun pourrait puiser autant que nous. C'est ça, Euratom! C'est invraisemblable! C'est honteux! C'est à n'y pas croire! Enfin, tout ça, c'est terminé. Terminé ! » Il tape du plat de la main sur la table. « Nos atomistes trouveront toujours des trucs à faire, ils en raffolent » Au Conseil du 25 juillet 1962, Palewski déclare: «Nous avons encore un an d'essais nucléaires à faire au Sahara. Puis il faudra se disposer à se replier, pour s'installer en Polynésie. » Après le Conseil : AP : « Je ne comprends pas ce qu'a dit Palewski. Nos futures installations en Polynésie, qu'on ne met en route que l'an prochain, ne seront pas prêtes avant 1966. Ça veut dire qu'il y aurait un hiatus de trois ans entre la fin des essais au Sahara et le début des essais en Polynésie ? GdG. — Oui, il a dû se tromper. Ne vous en faites pas, nos ingénieurs atomistes trouveront toujours des trucs à faire au Sahara pendant ces trois ans-là. Même si ces expériences ne servent à rien, ils en raffolent. » 1 Cette réforme, prévue par le Général et maintes fois évoquée depuis lors, n'a jamais vu le jour. Chapitre 13 « LE DÉLIRE DE L'ALGÉRIE NE DURERA PAS » « Il fallait faire un exemple» Élysée et Matignon, mercredi 23 mai 1962. Premier différend entre Pompidou et le Général: l'affaire Jouhaud. Il est profond. Le Général est furieux du jugement rendu hier par le Haut tribunal militaire. Celui-ci, créé en 1961, a fait échapper à la sentence capitale l'ex-général Salan, le chef, pour lequel il se contente de la détention perpétuelle, alors qu'il a précédemment condamné à mort l'ex-général Jouhaud, son lieutenant. Le Général n'en a pas soufflé mot aujourd'hui en Conseil, mais sa colère froide est si visible que nous ressentons comme une tension électrique. Chacun pense — et sûrement lui aussi — que cette juridiction d'exception a pris ces deux décisions contradictoires parce qu'elle a supposé que Jouhaud ne pourrait pas ne pas être gracié, tandis que Salan, à coup sûr, ne l'eût pas été: elle a voulu forcer le Général à l'indulgence, tout en prononçant une fois sur deux, pour l'apparence, une condamnation suprême qu'elle pense inapplicable. Le Général ne m'en dit pas un mot, et je n'ose l'interroger, de crainte de me faire rabrouer. Pompidou me fait venir dans son bureau et m'en dit davantage: « Cette affaire est bien délicate. Je vous en parle non pas pour que vous fassiez des déclarations ni des fuites, mais pour que vous sachiez redresser les erreurs à demi-mot. « Le Général estime qu'il fallait faire un exemple, pour rendre manifeste aux yeux de tous la gravité impardonnable d'un putsch militaire. L'exécution capitale du grand chef aurait fourni cet exemple. À défaut de Salan, ne reste plus que la tête de son second. Il a donc décidé hier soir de rejeter le recours en grâce présenté par Jouhaud. Il est intraitable. Il veut répondre par l'exécution de Jouhaud au défi que lui lance la sentence pour Salan. « Le Général va appeler Fouchet pour me remplacer » « Le droit de grâce relève de la seule conscience du Général. Aucun Président de la République, et lui moins que tout autre, ne saurait admettre une pression, ou même un conseil. Et pourtant, j'estime ne pas avoir le droit de lui laisser commettre cette erreur, ou de rester au gouvernement s'il la commet. Je lui ai parlé calmement, mais fermement: "Personne ne comprendrait que Salan, le vrai chef de la rébellion, soit épargné et qu'au contraire, Jouhaud, simple complice, et qui a la formidable circonstance atténuante d'être pied-noir, soit exécuté. On vous le reprocherait jusqu'à la fin de vos jours et au-delà. Comme on reproche encore à Napoléon l'exécution du duc d'Enghien." « Alors, je vais lui remettre ma démission, c'est-à-dire celle du gouvernement. Il va appeler Fouchet pour me remplacer. Il a pour lui beaucoup de confiance et d'affection.» Il ajoute, non sans un sourire ironique: « Vous verrez si vous voulez rester ou pas... » Derrière le voile de l'humour, il parle avec résignation, comme devant l'inéluctable; mais, en même temps, il est froidement résolu. Il sait ce qu'il n'admettra pas. Il ne bougera pas d'un centimètre. « Le courroux du Général est retombé » Matignon, samedi 26 mai 1962. Pompidou est soulagé. « C'est ce matin que Jouhaud devait être exécuté. Il ne l'a pas été. Il ne le sera peut-être pas. Foyer a été épatant. Il a trouvé des subtilités de procédure pour gagner du temps. Il a démontré au Général qu'en vertu du Code, on ne pouvait s'opposer à la transmission à la Cour de cassation d'une requête en révision présentée par les défenseurs de Jouhaud, ce qui a pour effet de suspendre l'exécution du jugement. La chambre criminelle se prononcera lundi en huit, le 4 juin. Mais naturellement, elle va rejeter le pourvoi. Et le Général, très probablement, restera inflexible. Enfin, qui gagne temps gagne tout. Je garde un petit espoir. » Foyer, toujours muet comme une carpe sur les affaires de son ressort, a fini par me révéler comment les choses se sont passées: « Deux fois, mercredi et jeudi, je suis allé voir le Général pour tenter de le convaincre de commuer la condamnation de Jouhaud. Je me suis heurté à un mur. Vendredi à midi, veille du jour prévu pour l'exécution, le bâtonnier Charpentier, un des avocats de Jouhaud, m'apporte un recours en révision, manifestement irrecevable et très faible quant au fond. Je l'ai pourtant transmis aussitôt à la Cour de Cassation, en enjoignant au procureur général de conclure à l'irrecevabilité. Mais je savais que je nous donnais ainsi une dizaine de jours de répit, donc de réflexion pour le Général. Puis je suis allé rendre compte à Pompidou de ce que j'avais fait. J'ai cru qu'il allait m'embrasser. Il m'a accompagné chez le Général vendredi soir. J'ai passé là une des heures les plus désagréables de mon existence 1 . » Matignon, 5 juin 1962. La chambre criminelle de la Cour de Cassation a prononcé l'irrecevabilité du recours du bâtonnier. Et pourtant, le courroux du Général est retombé. Il a renoncé à faire exécuter Jouhaud. S'est-il rendu compte que Pompidou, par sa fermeté respectueuse mais inébranlable, lui avait rendu un grand service? Ce n'est pas sûr. Car, si j'en crois Pompidou lui-même, ce n'est pas sa menace de démission qui a fait reculer le Général. Entre-temps, grâce au délai imposé par l'initiative de Foyer, est intervenu... l'imprévisible. «Jouhaud, m'explique Pompidou, a proposé, du fond de sa cellule, de lancer un appel à l'OAS pour qu'elle cesse au plus tôt le combat. (Salan a accepté de se joindre à lui, mais quelque temps après, de manière à ne pas paraître manœuvrer pour acheter la grâce de Jouhaud.) Le Général a tout de suite vu à la fois que cet appel était primordial pour l'intérêt national, et qu'il ne pouvait décemment pas laisser exécuter Jouhaud après avoir donné son accord à la transmission de son message. Donc, c'est gagné.» Il est rayonnant, mais il contient sa joie; il sait que le plus rude est encore devant nous. « Tout cela suit son cours » Au Conseil du 13 juin 1962, Robert Boulin annonce : « Les départs s'accélèrent. Parmi eux, augmente la proportion des vrais rapatriés, des pauvres gens qui ont tout abandonné et qui n'ont pas l'intention de revenir. «Un reflux massif n'est pas à exclure. Un programme d'urgence est mis au point avec le secours de l'armée. On envisage même un droit de réquisition exorbitant. Pisani. — Des musulmans, y en a-t-il ? Boulin. — Très peu, c'est insignifiant. Messmer. — On compte au total à l'heure actuelle environ 1 100 harkis et 300 moghaznis qui ont manifesté le désir de venir en France, soit moins de 1 500, plus leurs familles. Ils sont dirigés vers le Larzac. Ils seront occupés sur des chantiers forestiers. Il faut les adapter progressivement à un mode de vie totalement différent. » Après le Conseil, le Général, fermé, me donne instruction de me borner à cette déclaration: «Le gouvernement a évoqué la situation en Algérie, au sujet de laquelle un grand nombre d'informations sont publiées tous les jours. Il n'y a rien de particulier à en dire. Tout cela suit son cours. » Je lis au Général une dépêche sur un propos fracassant du président du GPRA : « Ben Khedda a déclaré ce matin à Tunis: " Dans certains milieux politiques et militaires français, la complicité avec les ultra-colonialistes apparaît au grand jour. Nous assistons à des manœuvres tendant à saboter les accords d'Évian, en faisant croire à leur révision possible, sous prétexte de donner des garanties supplémentaires aux Européens. Mon gouvernement exclut catégoriquement cette possibilité." Que pensez-vous de cette déclaration? GdG (bougon). — Ben Khedda dit ce qu'il croit devoir dire.» Inutile d'insister. « C'est seulement en septembre ou octobre prochain... » Au Conseil du 21 juin 1962, Joxe fait une déclaration empreinte d'optimisme. Il annonce le ralliement des éléments européens jusqu'ici les plus hostiles2 . « Ils répondent à l'appel de Jouhaud et de Salan. Ils s'engagent dans la voie de la réconciliation, en application stricte des accords d'Évian. Ce qui suppose la renonciation à la violence, c'est-à-dire le pardon réciproque, et la participation effective des Européens à tous les organes de la nouvelle République algérienne. « Ce ralliement est acquis à Alger. Il doit s'étendre à l'Algérie tout entière. Déjà, se multiplient les signes d'un retour à la vie normale. Les attentats meurtriers ont pratiquement cessé; certains Européens, qui avaient été enlevés, ont été libérés. On peut dorénavant penser que l'autodétermination se déroulera dans un climat apaisé. » Robert Boulin est moins rassurant: «Les départs d'Algérie s'accélèrent, mais ils sont parfaitement artificiels. Il y a des gens qui s'en vont, ne sachant plus qui croire ; et d'autres qu'on incite à partir. Quand les réservations fonctionnent, il n'y a aucune file d'attente. C'est le cas dans l'Algérois, où la situation est bonne. Mais, dans l'Oranais, les compagnies se refusent à faire de la pré-réservation; alors, 6 000 personnes couchent sur les quais, aux abords de l'aérodrome, entassées de nuit et de jour; et pourtant, certains avions ne sont pas pleins. « La campagne qui pousse à l'exode vient de l'OAS; d'où cette masse extravagante. Certes, on aurait pu évacuer préalablement ceux qui n'ont pas d'emploi, les personnes âgées, les enfants et les femmes. Mais faire partir tant de monde aurait accentué la panique et donc les départs. Il valait mieux essayer au contraire de freiner.» Le Général ensuite parle sans notes, comme d'ordinaire, mais il s'est visiblement fait donner auparavant les éléments de la synthèse: « Il y a, dans ces retours d'Algérie, deux facteurs très différents. « D'une part, les retours des gens qui avaient l'habitude de revenir en France. Entre mai et juillet, environ 400 000 Européens traversaient la Méditerranée pour venir passer en métropole les mois les plus chauds. Ces départs commençaient après Pâques et se prolongeaient jusqu'à la fin juillet. Cette année, ces retours saisonniers ont été d'abord ralentis jusque vers le 15 mai, parce que l'organisation clandestine s'y opposait; ensuite, ils ont été accélérés parce que la même organisation a provoqué un mouvement de panique; et aussi parce que, les services d'embarquement en Algérie étant en grève, les réservations ne pouvaient s'effectuer normalement. « D'autre part, à côté des gens habitués à revenir en France pour l'été, s'est glissée une proportion grandissante de gens qui n'avaient pas coutume de venir en France. En mai, 3 % n'avaient pas de point de chute. Dans la première quinzaine de juin, ils sont passés à 20 %. C'est seulement en septembre ou en octobre prochain qu'on pourra dire si ces retours étaient des replis provisoires, ou de véritables rapatriements définitifs en métropole. » Il s'en tient aux faits, comme un ministre qui ferait rapport. Il redevient le militaire qui observe longuement un terrain incertain. « Nous sommes au commencement d'une longue série de drames » Au Conseil du 27 juin 1962, Boulin précise qu'entre le 1er juin et le 26 juin, il a été enregistré 169 000 retours vers la métropole. Ce rythme des passages correspond exactement à celui des départs de juillet 1961. Ce sont donc bien des vacanciers, jusqu'à ce que la preuve du contraire soit apportée. Il remarque pour finir: «Une dizaine de parlementaires d'Algérie se déclarent rapatriés. » GdG : « Les plus grandes affaires nationales finissent toujours par culminer sur de petites affaires d'intérêt.» Jacquinot signale la démission, hier, d'un membre du GPRA, Mohamed Khider, membre historique du noyau de la rébellion. GdG : «Nous sommes au commencement d'une longue série de drames. À partir du moment où les musulmans auront les responsabilités, ils vont se déchirer entre eux. Personne ne pourra les en empêcher. Nous, moins que quiconque. Ce sera leur affaire, ce ne sera plus la nôtre. » Giscard présente un collectif destiné à parer aux événements «qui n'étaient pas prévus au moment de l'adoption du budget pour 1962, au cours de l'été dernier » : économies dans le budget militaire du fait de l'arrêt des hostilités; dépenses pour les rapatriés, dont le nombre prévu est porté de 70 000 à 160 000. Pompidou ajoute prudemment: «Si jamais ce chiffre de 160 000 devait être dépassé, il faudrait un nouveau texte. Ce serait alors un événement national exceptionnel, qui justifierait une procédure exceptionnelle. » « Il va falloir que les Européens choisissent leur destin » Conseil du 4 juillet. D'un Conseil à l'autre, le Général réévalue à la hausse ses prévisions sur le nombre des rapatriés: « De toute façon, sur un million de pieds-noirs, 300 000 ou 350 000 devront se réinstaller en France. « Il va falloir que les Européens choisissent leur destin. C'est ce que l'autodétermination signifie pour eux. Même si beaucoup continuent à s'en aller, je suis persuadé que la grande majorité d'entre eux retournera en Algérie. Mais nous ne devons pas peser sur leur décision, c'est à eux de la prendre. Joxe. — Le référendum s'est déroulé le 1er juillet dans des conditions d'un calme remarquable, puisqu'on ne signale aucun incident violent, même dans les centres qui, il y a quelques semaines ou même quelques jours encore, étaient le théâtre de scènes de guerre civile. « Les chiffres traduisent bien le sentiment populaire: la participation des électeurs musulmans est la plus forte jamais enregistrée ; elle dépasse le chiffre de 1958. « Du côté européen, la participation et les suffrages exprimés ne sont pas moins remarquables. Ils sont même surprenants. Par exemple, à Oran: sur six bureaux européens, pour 25 827 votants, 16 609 oui, 3 508 non, 5 700 nuls. A Alger, sur soixante-cinq bureaux européens, pour 194 465 inscrits, 59 730 votants, 46 868 oui, 4 668 non, 8 194 nuls. « Le transfert des compétences de souveraineté s'est fait dans des conditions de parfaite dignité; l'exultation populaire sur tout le territoire algérien, notamment hier à Alger autour de l'arrivée des membres du GPRA, n'a donné prétexte à aucun geste malveillant à l'égard de la France ni de ses ressortissants.» « Qui l'emportera? Ça ne nous concerne plus » Au Conseil du 11 juillet 1962, Joxe, serein: «La nouvelle représentation française en Algérie se met en place. Jeanneney, ambassadeur haut représentant, a remis ses lettres de créance à Farès. Des consulats s'installent, pour faciliter l'adaptation des Européens aux conditions nouvelles. À Alger et à Bône, le calme règne, assuré par l'ALN3 . Jeanneney a pu visiter Alger sans difficulté. À Oran, une grande inquiétude règne. Il faut tenter de rassurer les Français et ralentir l'exode. Il y a des disparus. Certains ont été retrouvés dans la région d'Oran, d'autres en France, d'autres sont on ne sait où. Les rapports entre le commandement français et l'ALN sont bons. Du côté algérien, ce n'est pas la bonne volonté qui manque à notre égard, ni à l'égard des accords d'Évian ; c'est l'efficacité. Mais tout est suspendu à Ben Bella, qui se trouve au Maroc. GdG. — La nouvelle représentation française a pour tâche d'assurer la mise en application et le respect des accords d'Évian. Qui l'emportera, de Farès, de Ben Khedda ou de Ben Bella? Ça ne nous concerne plus. Nous n'avons pas à prendre parti. Nous formons le souhait que les Algériens s'entendent entre eux; surtout, que les élections aient lieu rapidement et dans des conditions d'apaisement.» « La démocratie: se faire la guerre par des votes » À la sortie du Conseil, pendant que le Général s'attarde avec l'un ou avec l'autre, Pompidou, de fort bonne humeur, dit à quelques-uns d'entre nous: «Farès, qui a collaboré de près depuis longtemps avec la France, c'est Darlan. Ben Khedda, qui a travaillé avec Farès sans collaborer lui-même, c'est Giraud. Ben Bella, qui n'a pas cessé de combattre la France avec intransigeance, c'est de Gaulle. Forcément, c'est lui qui va gagner.» Après quelques secondes, il se corrige: « Il est vrai que n'est pas de Gaulle qui veut.» Dans le Salon doré, de Gaulle me dit ensuite: «Il n'y a pas de gouvernement algérien. Ce qui n'empêche pas qu'il y en ait trois. Il en poussera peut-être d'autres. C'est normal, étant donné ce que nous savons de ces messieurs. Suave mari magno turbantibus aequora ventis... 4 . Nous n'avons pas à prendre parti. Nous pouvons simplement exercer notre influence pour qu'il y ait, à la fin des fins, des élections. Que chacun à son tour soit président du Conseil, et que la guerre finisse par être circonscrite dans cette enceinte. Après tout, c'est ça qu'on peut attendre de la démocratie : se faire la guerre par des votes. (Rire.) «Dans l'intervalle, nous devons veiller sur les Français qui restent là-bas. Qu'ils ne soient pas molestés, enlevés, assassinés. Il faut le faire activement. À la limite, nous les embarquerions s'il le faut. Ce n'est pas souhaitable, ni pour nous, qui les aurions sur les bras, ni pour l'Algérie, qui ne peut pas reprendre une activité normale sans eux. « Tout ça est un magma qui va se décanter et qui était inévitable. Ça ne mérite pas qu'on se passionne. Le délire actuel de l'Algérie ne durera pas. Ce qui était excessif et contre nature, c'est qu'elle ait tenu une telle place dans l'existence de la France pendant ces huit années.» 1 Mais le Général a maintenu Jean Foyer pendant cinq ans dans les fonctions de garde des Sceaux. 2 Un accord mettant un terme aux violences est intervenu le 17 juin 1962 entre Jean-Jacques Susini, chef de l'OAS à Alger, et Mostefaï, l'adjoint de Farès à la tête de l'Exécutif provisoire. 3 Depuis le référendum du 1er juillet, les unités de l'« Armée de libération nationale » se sont installées en Algérie. 4 Vers de Lucrèce: «Il est doux, quand les vents tourmentent les vagues sur la vaste mer, (de contempler les épreuves d'autrui du haut d'un promontoire).» Chapitre 14 «SI L'OAS ME ZIGOUILLE... » On l'a cru, on le croit toujours: c'est en réplique à l'attentat du Petit-Clamart du 22 août 1962 que le Général aurait eu l'idée d'un référendum pour établir l'élection du Président de la République au suffrage universel. Il faut dissiper cette légende. Quinze jours après le départ des cinq ministres MRP, il était bien décidé à brusquer cette réforme, qui était en germe dans le discours de Bayeux de 1946, et dont il avait depuis longtemps parlé à ses proches (notamment après le putsch des généraux). Désormais, il devenait urgent de pallier l'insécurité parlementaire, dans laquelle venait de le plonger le retrait du seul parti, autre que l'UNR, qui eût contribué jusque-là à la majorité gouvernementale. « Nous allons instituer l'élection populaire du Président» Salon doré, après le Conseil du 30 mai 1962. GdG : «Voulez-vous annoncer que le général de Gaulle a l'intention de s'adresser au pays, le vendredi 8 juin, par une allocution radiotélévisée. Indiquez qu'il a dit qu'en dépit des flottements causés par la subversion, en dépit des attentats en Algérie et même en métropole, dont l'opinion peut ressentir les effets, la ligne fixée est et sera maintenue. Pour ce qui est de la continuité et de la stabilité des pouvoirs publics, le Président de la République est décidé à les maintenir, quelles que puissent être les fluctuations, et prendra à cet effet les initiatives nécessaires. AP. — Vous trouvez que la continuité et la stabilité du régime ne sont pas assurées? GdG. — Ben non! Évidemment ! Vous voyez bien ce qui se passe déjà : tout ce grenouillage, depuis quinze jours que le MRP nous a claqué dans les doigts. Moi, c'est particulier. La légitimité m'a été conférée par l'Histoire. Il faut désormais que la légitimité soit directement conférée par le souverain, c'est-à-dire par le peuple. Je rappellerai donc que tout ce qui a été fait depuis 58, l'a été grâce à la confiance dont les Français m'ont investi. D'ailleurs, à cette occasion, je réglerai leur compte aux gens du 13 Mai. «Cette confiance m'a obligé et m'a soutenu jour après jour. L'entente directe entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenue, dans les temps modernes, essentielle à la République. J'annoncerai que, le moment venu, je ferai en sorte que, dans l'avenir et par-delà les hommes qui passent, la République puisse demeurer forte, ordonnée et continue. » Ces phrases sortent plus vite et leur style sent l'huile, contrairement à l'ordinaire de son langage oral. Sans aucun doute, il récite un texte déjà écrit. Il ajoute aussitôt: « Mais ça, vous ne le divulguez pas. Vous vous en tenez à la formule que je viens de vous dire (il me la fait répéter et approuve). AP. — Si je comprends bien, vous voulez annoncer que vous allez faire adopter le régime présidentiel? GdG. — Mais non! (Il a la charité de retenir un: "'Vous n'avez rien compris" qui doit lui brûler les lèvres.) Le régime présidentiel à l'américaine n'est pas du tout fait pour la France ! Notre régime est très bien comme il est! Simplement, nous allons instituer l'élection populaire du Président. Les Français seront la source directe du pouvoir exécutif, comme ils le sont déjà du pouvoir législatif. Et s'il y a des bisbilles entre les deux pouvoirs, le peuple tranchera, soit par la dissolution, soit par le référendum, soit par une nouvelle élection présidentielle. AP. — C'est une révolution copernicienne ! » Cette expression doit lui paraître pédante. Au lieu d'approuver d'un mouvement de la tête, comme il le fait souvent quand on reformule sa pensée, il me regarde comme si je m'étais rendu coupable d'une interruption incongrue. « Que mes successeurs soient obligés de tenir la charge » Il reprend, façon de me rectifier: «Vous allez voir, c'est un tournant capital. Cette année sera, à tous égards, celle du grand tournant de la France. (C'était donc de ce tournant-là qu'il voulait parler1 .) On ne pourra plus spéculer sur le retour des partis pour saboter les accords d'Évian et le reste. AP. — Mais comment pensez-vous vous y prendre ? GdG. — Par un référendum, évidemment! Comment voulez-vous que je m'y prenne autrement? AP. — Vous vous appliqueriez cette réforme à vous-même? GdG. — Mais non! Je n'ai aucun besoin de l'élection au suffrage universel pour moi! Ce sera pour mes successeurs. Il faut qu'ils soient en mesure de tenir la charge en dehors et au-dessus des partis. Comprenez-vous, il faut qu'ils soient o-bli-gés de tenir la charge. Si mon successeur reçoit le sacre du suffrage universel, il ne pourra pas se dérober devant ses responsabilités.» Il se renverse dans son fauteuil et relève la tête. Il me regarde de haut et de loin. Il revit devant moi l'histoire de la République: «Quand Mac-Mahon a perdu le pouvoir parce que les partis avaient gagné les élections, le congrès de Versailles a choisi Jules Grévy, celui qui annonçait d'avance qu'il ne serait qu'un bac à fleurs. Et tous ses successeurs de la IIIe et de la IVe ont été prisonniers de ce précédent. Le lâchage de ce lamentable Grévy les a tous obligés à lâcher aussi. Y compris Poincaré et Millerand, qui auraient bien voulu reprendre les prérogatives présidentielles telles qu'elles étaient fixées dans la Constitution. C'était trop tard. Le chef de l'exécutif, ce n'était plus le Président de la République, mais le Président du Conseil, qui pourtant n'était même pas prévu dans les textes de 1875. Les partis, sous la IIIe et sous la IVe jusqu'à moi, ont régné au Parlement en maîtres absolus. AP. — Vous pensez que l'élection au suffrage universel du Président le ferait échapper à la pression des partis ? GdG. — Si mon successeur reçoit le sacre du suffrage universel, c'est la seule chance qu'il n'esquive pas le devoir de porter à bout de bras la nation. Sinon, tout ce que nous aurons voulu faire sera balayé. « Si, ça presse ! » AP. — Mais puisque vous êtes là et que vous n'entendez pas vous appliquer cette réforme, pourquoi voulez-vous la réaliser maintenant? Rien ne presse. GdG. — Si, ça presse! Il faudra le faire à l'automne.» Il prend sa respiration. Il hésite à aller plus loin. Mais il est parti pour tout dire. Il reprend: « D'abord, à mon âge, on ne sait jamais ce qui peut arriver, il faut prendre toutes les précautions. Et puis, si l'OAS me zigouille... AP. — Vous pensez que personne, après vous, ne pourrait maintenir le système que vous avez institué? GdG. — Personne. Tout serait balayé, je vous dis, à commencer par les institutions. AP. — Même si c'était Pompidou, ou Debré, ou Chaban ? GdG. — Même eux! Et d'ailleurs, croyez-vous qu'ils seraient élus? Eux-mêmes seraient balayés! Les combinaisons des partis reviendraient en force. Il faut laisser les années faire leur œuvre pour consolider le régime; c'est trop tôt pour qu'il se consolide tout seul. Regardez ce que vient de faire le MRP : il se prépare à rétablir la troisième force, comme sous la IVe, en n'excluant que les communistes et nous. Tous ces partis s'entendent comme larrons en foire. Et entre eux, je te tiens, tu me tiens par la barbichette ! » Il s'exalte devant les perspectives qu'il avance. GdG : « Mais vous verrez! Si cette réforme est adoptée, tout va changer. On ne pariera plus sur l'effondrement du régime, mais sur son maintien. Et même, le jour où je l'annoncerai, les gens vont se déclarer pour ou contre. Chacun va vouloir prendre des primes d'assurance contre le danger. Dès que le débat sera lancé, il deviendra clair que, si nous l'emportons, le successeur du général de Gaulle aura autant que lui les moyens de faire fonctionner la nouvelle République. Mon propre pouvoir en sera affermi. On ne pourra plus spéculer sur le retour en force du régime des partis. Les agitations se calmeront. Naturellement, à condition que nous gagnions. Mais on ne gagne rien si on ne risque rien. » « Rien de tout ça à personne » Au moment de me serrer la main, son autre main sur la poignée de la porte: « Vous ne dites rien de tout ça à personne. » Me voilà donc porteur d'un lourd secret. Personne, a dit le Général: je ne peux donc en parler à Pompidou ? D'ailleurs, celui-ci est fort susceptible. Si j'enfreins en sa faveur l'ordre que j'ai reçu, de deux choses l'une: ou bien il connaît déjà cette intention du Général, et il trouvera inconvenant que j'aie imaginé qu'il pouvait l'ignorer; ou bien il va tomber des nues, mais il m'en voudra sûrement d'avoir été le détenteur d'une confidence de première grandeur qui ne lui aurait pas été faite au préalable. Et dans les deux cas, il pourrait trouver que je manque au secret que je dois au Général. C'est alors que je commençai, en appliquant la même analyse à d'autres confidences, à faire à Pompidou des cachotteries, desquelles je devenais prisonnier. Situation fausse et dont je ne savais comment me tirer, sans manquer à mes devoirs soit envers l'un, soit envers l'autre de mes deux chefs. Je n'aurais pu effacer mes scrupules qu'en adoptant la thèse que le Général m'avait exposée quand j'étais entré au gouvernement, selon laquelle le chef du gouvernement, c'était lui — le Premier ministre n'étant qu'un ministre parmi d'autres, primus inter pares. Mais de Gaulle lui-même n'arrivait nullement à imposer cette thèse au monde politique, et j'avais l'impression qu'elle était de moins en moins la sienne à mesure que Pompidou affirmait son autorité. Le pire est que souvent, en vue de favoriser la lente imprégnation des esprits qui me paraissait indispensable pour faire évoluer l'opinion en lui évitant les traumatismes, je laissais filtrer aux éditorialistes que je recevais en petit comité deux fois par semaine, sous forme d'hypothèses personnelles, ce que je m'interdisais de dire à mon Premier ministre. De sorte que celui-ci apprenait par des bavardages ce que je ne me permettais pas de lui dire à lui-même... C'est merveille que ce porte-à-faux ait pu durer presque quatre ans. Matignon, 5 juin 1962. Personne dans la presse n'a saisi le sens et l'importance de la déclaration que le Général m'a prescrit de faire sur les initiatives qu'il comptait prendre. Aucun de mes collègues n'y a prêté la moindre attention. Pompidou ne m'en a pas soufflé mot; peut-être craint-il de m'initier au secret qu'il a lui-même percé et qu'il croit que j'ignore... 1 Il avait déjà utilisé cette expression le 16 avril (voir pp. 99-100) et le 4 mai (voir p. 125). Chapitre 15 PREMIER ENREGISTREMENT : « L'ENTREPRISE D'USURPATION » Vendredi 8 juin 1962. Jean Chauveau 1 me téléphone ce matin: «J'avais oublié de vous dire qu'un des privilèges de celui qui est chargé de l'Information est d'assister à tous les enregistrements radiotélévisés du Général. C'est à midi: excusez-moi de vous prévenir si tard. » Il faudrait décommander au dernier moment des rendez-vous: AP : «Est-ce vraiment utile? Chauveau. — Bien sûr! Vous avez le droit de faire des objections au Général. Notez bien, ajoute-t-il en riant, que je ne vous le recommande pas vraiment. AP. — Donc, c'est inutile. Chauveau. — Ce sera probablement inutile. Mais le Général m'a expliqué, à propos d'un de vos prédécesseurs, que c'était constitutionnellement nécessaire. Comme le Président de la République n'est pas responsable devant le Parlement, il faut, chaque fois qu'il parle en public, qu'il ait à ses côtés un ministre. Lequel peut répondre devant la représentation nationale de ses faits et dires. Ou bien, par sa présence muette, il a manifesté son accord: il doit ensuite se solidariser avec le Président. Ou bien, s'il n'est pas d'accord, il peut le manifester. AP. — Ce que vous dites est bien extraordinaire! C'est déjà arrivé? Chauveau. — Je ne crois pas. Mais si le Général dit en votre présence quelque chose qui ne vous revient pas, vous avez le moyen de lui présenter des observations ou suggestions; et, s'il n'en tient pas compte, vous pouvez toujours démissionner, comme vos cinq collègues l'autre jour (nouveau rire). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Général n'effectue jamais un déplacement dans les territoires de la République sans avoir au moins un ministre à ses côtés, ou à l'étranger sans le ministre des Affaires étrangères. » On fait des découvertes tous les jours: je ne savais pas le Général si soucieux des prérogatives du Parlement. « Par-delà les hommes qui passent » Dans la cour de l'Élysée, un gros camion de la RTF. Dans le salon Murat, au rez-de-chaussée du palais, des techniciens s'affairent à dérouler des câbles, déplacent quatre caméras grosses comme des canons de marine, qui enregistreront simultanément, de manière à éviter de tout recommencer si quelque raccord s'impose. La maison du roi est là : Burin des Roziers, Galichon, Chauveau. Nous attendons. Chauveau me confie le texte de l'allocution: « Si vous repérez une divergence entre le texte écrit et le texte dit, vous pourrez la signaler au Général. Il décidera si le texte récité doit être conservé, ou bien s'il fait un raccord, auquel cas le texte écrit pourrait être modifié en conséquence; ou encore si le texte écrit fait foi, bien qu'il ne coïncide pas avec le texte récité.» À midi pile, arrive le Général, déjà maquillé, précédé d'un huissier et suivi d'un aide de camp, en procession. Serrements de mains rituels: « Heureux de vous voir... Content de vous saluer... » Sans oublier aucun des techniciens à proximité, une bonne douzaine, dont les visages sont tous empreints d'une sorte de respect religieux, bien que plus d'un vote sûrement communiste. Le Général se place derrière un bureau en faux Louis-XV. Dans son dos, une bibliothèque en trompe-l'œil, aux riches reliures peintes sur contreplaqué. «Silence, on tourne!» L'acteur se dépense de la voix et du geste. Aucune différence entre les textes écrit et dit: il a récité par cœur, sans la moindre hésitation ni erreur. En revanche, deux passages m'ont fait sursauter. D'abord, il dénonce le 13 mai 1958 comme « l'entreprise d'usurpation venue d'Alger ». C'est sa façon de «régler leur compte aux gens du 13 Mai », comme il m'en avait prévenu voici neuf jours. En outre, le Général déclare imperturbablement ce qu'il m'avait aussi annoncé : « L'accord direct entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes, essentiel à la République [...] Solennellement, par le suffrage universel, nous avons, au moment voulu, à assurer que, dans l'avenir et par-delà les hommes qui passent, la République puisse demeurer forte, ordonnée et continue. » Ces termes m'embarrassent. Comment faudra-t-il les commenter? Je vais être sûrement assailli à leur sujet par les journalistes. Quand il a serré la main des techniciens de la radio-télévision, je lui demande s'il me permettrait de l'accompagner dans son bureau, afin qu'il me guide sur les commentaires à émettre. Il a l'air surpris, mais, après une hésitation, me dit: «Suivez-moi.» Nous prenons l'ascenseur et un dédale de couloirs. Il me fait entrer dans le Salon doré. « Ne faites pas d'exégèse » Il s'assied derrière son bureau en vrai Louis-XV. Je m'approche de lui, le texte à la main, avec la gêne qu'on ressent dans un magasin quand on passe derrière le comptoir pour montrer un objet: il arrive que le vendeur vous rabroue et vous prie de repasser de l'autre côté. Le Général ne me rabroue pas: il est de bonne humeur. Mais il me désigne impérativement un des fauteuils. GdG: « Qu'est-ce qui vous tracasse? AP. — Je me demande comment répondre aux questions qu'on ne va pas manquer de me poser sur deux points qui me sont obscurs. D'abord, vous parlez de l'initiative que vous allez prendre pour " assurer que la République puisse demeurer forte, ordonnée et continue". On va évidemment me demander ce que signifie cette formule énigmatique. Ne faut-il pas laisser entendre que ce que vous envisagez, c'est un référendum pour l'élection populaire d'un Président? GdG. — Gardez-vous-en bien! Que voulez-vous commenter? Il n'y a rien à ajouter à ce que je viens de déclarer. Je vous l'ai déjà dit, il faut que mon successeur dispose de la même autorité que moi, et, pour ça, il faut qu'il soit élu au suffrage universel. Mais ne faites pas d'exégèse! Ce texte se suffit à lui-même. Les gens comprendront ce qu'il faut comprendre. » Pourtant, les gens ne comprendront pas. Personne, pas même le Premier ministre, ne dressera l'oreille à ces propos sibyllins — pas plus que la semaine dernière, à l'annonce que j'en avais faite, sur les instructions du Général. La légende s'instituera que l'attentat du Petit-Clamart fut à l'origine de l'élection du Président au suffrage universel. À ce jour, les livres sur de Gaulle qui font foi (y compris le livre posthume de Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité) datent de la fin août 1962, deux mois et demi plus tard, cette invention constitutionnelle 2 ... « Je n'ai rien su de ce qui se préparait le 13 mai» GdG : « Et quel est votre deuxième point? AP. — Eh bien, l'entreprise d'usurpation venue d'Alger. Cette phrase, appliquée au 13 mai 1958, n'est-elle pas un peu abrupte? Ne vous reprochera-t-on pas de désavouer vos compagnons qui vous ont ramené au pouvoir? GdG (sur le ton dont il m'aurait dit : " Mêlez-vous de ce qui vous regarde "). — Cette phrase est volontaire, figurez-vous! Je n'ai été pour rien dans l'insurrection d'Alger. Je n'ai rien su de ce qui s'y préparait avant le 13 mai : j'ai été informé de ce qui s'y passait comme tout le monde, par la radio. J'ai fait savoir le 15 mai, par un communiqué, que je me tenais à la disposition de la République. Mais je n'ai pas levé le petit doigt pour encourager le mouvement. Je l'ai même bloqué quand il a pris la tournure d'une opération militaire contre la métropole. « J'ai fait en mai 58 ce que j'ai refait en avril 61 : j'ai sauvé la métropole d'une rébellion militaire, et donc de la guerre civile. Seulement, en avril 61, j'avais le pouvoir de commander à l'armée, et donc de me faire obéir. En mai 58, je n'avais aucun pouvoir ; ceux qui l'avaient, Gaillard d'abord, Pflimlin 3 ensuite, ont délégué tous leurs pouvoirs à Salan, qui venait de s'insurger contre eux; et Coty, chef des armées, n'arrivait à se faire entendre de personne. Les circonstances étaient différentes. La manière de faire ne pouvait pas être identique. En 58, il fallait bien que je finasse; en 61, je n'en ai pas eu besoin, j'y suis allé franco. Mais, dans les deux cas, quelques militaires ont fait cause commune avec les activistes d'Alger pour se rebeller contre le pouvoir civil, renverser le régime et imposer à Paris leur politique de têtes brûlées. Dans les deux cas, j'ai fait échouer la tentative. » Guichard : « Chacun son boulot» Ainsi, le Général accuse les militaires d'Alger d'avoir voulu usurper le pouvoir; alors que l'opposition lui reproche précisément d'avoir usurpé le pouvoir avec l'aide des militaires d'Alger. On est au cœur du malentendu. Sitôt revenu à Matignon, j'annonce à Olivier Guichard ce qu'il entendra le soir même. Il me regarde, imperturbable comme d'habitude, avec son sourire débonnaire: «Il ne manque pas d'air!» J'étais décidé à en savoir plus: « Olivier, ce que dit le Général à tous les Français vous contraint à en dire un peu plus à celui qui est censé les informer et qui est si mal informé. Vous animiez l'antenne gaulliste de Paris en vous appuyant sur Debré, Foccart, Ribière, Bénouville. Pendant ce temps, Soustelle et Frey, qui avaient rejoint Delbecque et Neuwirth, animaient l'antenne gaulliste d'Alger. Vous avez fait ensemble de l'agit prop. Sachant que toutes les communications téléphoniques étaient écoutées, vous avez envoyé deux messagers, qui ont fait plusieurs fois le trajet: Arlette de La Loyère 4 et Christian de La Malène 5 . « Vous avez fait croire aux militaires que le Général voulait qu'on envoie les paras, alors qu'il n'était même pas au courant de ce que vous annonciez en son nom. Vous avez fait une formidable "intox" qui a réussi. Ça aurait pu tourner mal. Guichard. — Chacun son boulot. Le destin m'avait mis à cette place. Ce n'était pas son affaire, c'était la mienne. Et il n'avait pas à le savoir. » Ce fut sans doute un des malentendus les plus féconds de l'histoire de France. Les militaires, s'étant alors tirés le mieux possible du mauvais pas où ils s'étaient mis, ne retinrent pas sur le moment l'idée qu'ils avaient été dupés. Le Général a-t-il su, depuis lors, l'exacte vérité ? Je ne crois pas. C'est resté, envers le chef de l'État, un secret d'État. Il se doutait un peu, quand même, qu'Olivier Guichard s'était beaucoup avancé en son nom; et sans doute lui en a-t-il voulu. Guichard, au contraire, était fondé à penser que le Général lui devait d'être arrivé au pouvoir et que, par sa discrétion, il lui avait permis de recevoir le pouvoir des mains de la représentation nationale le plus légalement du monde, sans avoir trempé, si peu que ce soit, dans le complot qui avait fait plier la IVe République. Olivier Guichard reprend: «Nous étions là pour le faire revenir. Et, du fait que Pompidou ne voulait pas s'en mêler, j'étais celui qui était censé parler en son nom. AP. — Le Général ne devait pas le savoir, ou ne voulait pas le savoir? Guichard. — C'était la frange d'incertitude dont il entourait tous ses actes aux moments décisifs. Il nous a laissés faire, tout en ignorant ce que nous faisions. Il a donné de vagues encouragements au général Dulac 6 , qui est venu vérifier à Colombey les instructions que nous donnions en son nom; tout en lui adressant de vagues mises en garde. Il a joué superbement de l'exaltation d'Alger, de la panique de Paris et de la volonté des Français d'en finir avec la IVe. C'était du grand art ; et, aujourd'hui, il s'offre, en prime, le luxe de nous dénoncer.» Telle fut la version donnée par le Général du 13 Mai et de son retour au pouvoir. Celle, du moins, qu'il présenta ce jour-là. Mais en a-t-il jamais présenté d'autre? Bien qu'on en ait avancé de fort différentes, je n'en ai jamais entendu qui ait pu infirmer celle-là. En tout cas, en cette année du «tournant capital », le Général tenait à marquer, pour l'Histoire, qu'il avait tout ignoré du 13 Mai, qu'il ne s'était mis à la disposition de la Nation que lorsqu'il avait constaté l'impuissance du « régime exclusif des partis» à réduire un putsch, et qu'il tenait seulement son pouvoir de la légalité parlementaire et de la légitimité populaire. 1 Xavier de Lignac, dit Jean Chauveau, journaliste à la RTF, était, avant les diplomates Gilbert Pérol (1963-1967) et Pierre-Louis Blanc (1967-1969), chef du service de presse au cabinet de l'Élysée. 2 Rares ont été ceux, comme Pierre Avril (dans La Ve République, Histoire politique et constitutionnelle, Paris, PUF, 1987, p. 64), qui avaient remarqué que la conférence de presse du 11 avril 1961 annonçait cette réforme à mots couverts: «Le mode de désignation du chef de l'État a quelque chose d'inadéquat... » Il faudra «renforcer l'équation personnelle de (son) successeur ». 3 Félix Gaillard, président du Conseil renversé depuis un mois, mais expédiant les affaires courantes jusqu'à l'investiture de son successeur, avait donné tous pouvoirs à Salan dans la soirée du 13 mai. Dans la nuit, dès son investiture, Pierre Pflimlin les lui avait confirmés. 4 Cette jeune femme, officier de l'armée de l'air, profitait des rotations d'avions militaires entre la métropole et l'Algérie qui allaient chercher des blessés, pour transmettre oralement des informations entre l'antenne gaulliste de Paris et celle d'Alger. Peu après l'installation du Général à Matignon, elle entra à son service de presse. En janvier 1959, elle devenait attaché de presse du Premier ministre Michel Debré, avant d'assurer les mêmes fonctions auprès de moi à partir d'avril 1962. 5 Proche collaborateur de Michel Debré, ancien secrétaire administratif du RPF, député UNR de la Seine, député à l'Assemblée parlementaire européenne et plus tard, par deux fois, ministre du Général. 6 Le général Dulac, chef d'état-major du commandant supérieur inter-armées en Algérie, était allé rendre visite au général de Gaulle à Colombey fin mai, pour obtenir confirmation des messages adressés par les gaullistes au général Salan. Chapitre 16 «LE COMTE DE PARIS A DONNÉ UN COUP DE MAIN À LA FRANCE» Après le Conseil des ministres du 4 juillet 1962, qui suit l'indépendance de l'Algérie 1 , le Général, soulagé, me dit: «L'important, c'est que, pendant les opérations de vote, il n'y a pas eu de combats; il n'y a même pas eu de désordres; l'ordre public n'a jamais été troublé. C'est ce qu'il faut retenir de toute cette triste histoire. C'est un signe. S'il se confirme, vous allez voir que les Européens qui se sont précipités en France devraient pouvoir retourner. » Devant le Conseil, il est fort prudent. Devant moi, il l'est un peu moins: il exprime l'espoir auquel il s'accroche. Après un silence, il ajoute: « Enfin, ça a été dur, mais nous avons fini par y arriver. AP. — Quand même, tout en vous réjouissant d'avoir mis un terme au conflit, vous avez dû être peiné d'amener nos couleurs. GdG. — Naturellement, que j'ai été peiné! Mais il faut toujours voir où est l'essentiel pour la France. L'essentiel, c'était de tirer le pays de ce guêpier, ce n'était pas de garder la souveraineté sur des djebels et sur des sables. AP. — C'est exactement ce que disait le comte de Paris dans son Bulletin. Il vous a quand même donné un coup de main! GdG. — Il a donné un coup de main à la France. Il a placé le débat à sa véritable hauteur. Plus tard, on se rendra peut-être compte que le plus grand de tous les services que j'ai pu rendre au pays, ce fut de détacher l'Algérie de la France; et que de tous, c'est celui qui m'aura été le plus douloureux. Avec le recul, on comprendra que ce cancer allait nous emporter. On reconnaîtra que "l'intégration", la faculté donnée à dix millions d'Arabes, qui deviendraient vingt, puis quarante, de s'installer en France comme chez eux, c'était la fin de la France. Le comte de Paris l'a compris tout de suite et a agi en conséquence. Pourtant, à lui aussi, encore plus qu'à vous et à moi, ça devait faire du chagrin, de voir disparaître les drapeaux que son propre trisaïeul2 avait plantés sur cette terre. «Nous avions contre nous les petites cervelles qui répétaient des slogans imbéciles en s'attachant à des apparences juridiques: "Les départements algériens font partie intégrante du territoire national au même titre que les départements bretons"... "Les Algériens sont aussi français que les Auvergnats"... "Si nous accordons l'indépendance à l'Algérie, nous amputerons le territoire français des trois quarts"... "L'Algérie, c'est la France"... "Nous sommes l'Alsace-Lorraine"... Et autres niaiseries. Ensuite, nous avions contre nous ceux qui poussaient à l'abandon de l'Algérie par idéologie, parce qu'ils dénonçaient le colonialisme, le capitalisme, l'impérialisme. Les premiers me combattaient par passion française à courte vue. Les seconds me combattaient par passion anti-française. « Ceux qui, dans les élites ou soi-disant telles, ont compris que le patriotisme commandait de me soutenir, n'étaient pas foule. Le comte de Paris a été un des rares à le dire; et presque le seul à le dire si bien. C'est un patriote. Son Bulletin est intelligent et courageux. Ça n'est pas si fréquent. En général, les gens intelligents ne sont pas courageux et les gens courageux ne sont pas intelligents. AP. — Vous croyez que sa prise de position a été décisive ? GdG. — Il a joué un rôle non négligeable. Il pouvait influencer la droite conservatrice en soutenant ma politique algérienne, lui qui descendait du roi sous lequel avait été réalisée la conquête de l'Algérie. Il l'a fait.» Il s'arrête. Je sens qu'il va poursuivre; il ne faut pas l'interrompre: « Cet homme, qui venait de sacrifier son fils pour que la France puisse quitter l'Algérie la tête haute 3 , après que leur ancêtre avait offert l'Algérie à la France, représentait une force puissante de témoignage. Le soutien sans hésitation et sans faille qu'il m'a accordé par ses Bulletins était d'un grand prix. » « Il récapitule dans sa personne les quarante rois qui ont fait la France» Salon doré, 19 décembre 1962. AP : « On murmure que le comte de Paris voudrait se présenter à votre succession et que vous le soutiendriez4 . On prétend même que vous n'auriez modifié la Constitution que pour lui permettre d'être élu. » Le Général hausse les épaules, garde quelques secondes un silence méprisant: on ne répond pas à de sottes élucubrations comme celle de ma seconde phrase. Mais il répond à la première: GdG: « Il est décidé à se présenter. Il me l'a dit. Pourquoi l'en empêcherais-je? Tout Français peut être candidat. Il en est sûrement plus digne que beaucoup d'autres qui ne songent qu'à ça. De là à dire que je le soutiendrai, c'est une autre affaire. AP. — Certains gaullistes pensent, au contraire, que les égards dont vous l'avez comblé ces dernières années étaient une ruse. (Je me garde bien de lui dire que Pompidou avait usé de ce mot devant moi.) GdG (tape du poing sur la table). — Mais non! Il les méritait, ces égards ! Il n'y a que des gaullistes, par jalousie, pour penser des stupidités pareilles! Je l'ai entouré d'égards parce qu'il récapitule dans sa personne les quarante rois qui ont fait la France; et parce que la partie en valait la peine; et aussi parce que la personne même du Prince mérite considération. » Il a dit « le Prince », comme les royalistes. Dans ses propos familiers et dans ses messages au comte de Paris, qui sont publiés de temps à autre, le Général donne un sentiment d'allégeance tellement accusé, qu'on se demande s'il ne les teinte pas d'un peu d'ironie. Ou alors, est-ce qu'au fond de lui, il est vraiment royaliste? Aujourd'hui, d'évidence, nulle réserve dans son propos. AP: « S'il se présentait à l'élection présidentielle, ce serait pour rétablir la monarchie? GdG. — Mais non! Qui parle de ça? Il s'agit de la présidence de la République, à laquelle chaque citoyen a le droit de postuler; lui comme les autres, puisque la loi de bannissement a été abrogée. Un point, c'est tout. AP. — Mais, une fois Président de la République, comment échapperait-il à la tentation de faire comme le président Louis-Napoléon Bonaparte? GdG. — Qui y pense? Je ne crois pas que le comte de Paris y pense lui-même. Ne vous laissez pas obséder par le souvenir du Second Empire, comme les têtes creuses de gauche. Vous vous imaginez qu'un 2 Décembre, ça se ferait aujourd'hui comme au siècle dernier? La France était un pays aux quatre cinquièmes rural, avec des masses illettrées. Il suffisait de s'emparer des points forts de la capitale et tout le pays basculait. D'autant qu'on avait oublié Waterloo et qu'on se souvenait seulement d'Austerlitz. À notre époque, quel est le Morny qui réussirait une pareille opération sans déclencher une guerre civile? Pour rétablir aujourd'hui la monarchie, il faudrait que le peuple français soit monarchiste. Vous voyez bien qu'il ne l'est pas. Alors, ce n'est pas la peine d'épiloguer. » 1 La population algérienne, par référendum, a ratifié le 1er juillet les accords d'Évian et approuvé l'indépendance dans la coopération, qui a été proclamée le 3 juillet. 2 Louis-Philippe. 3 Le soir même où le fils du comte de Paris, le prince François, fut tué dans les Aurès, le 11 octobre 1960, le Général avait adressé et communiqué à la presse un télégramme qui faisait de cette mort au champ d'honneur un événement national. 4 Dans son livre paru en 1994, Dialogue sur la France (Fayard), le comte de Paris l'affirme, et publie des documents qui semblent aller dans ce sens. Chapitre 17 «IL NE FAUT PAS LAISSER DES FRANÇAIS S'EXPATRIER» Au Conseil du 18 juillet 1962, échanges de vues contrastés sur la situation en Algérie. Joxe : «Il n'y a toujours pas de gouvernement. Personne n'a d'autorité sur l'ALN. Pourtant, en dehors de quelques dizaines d'enlèvements, le calme revient. Tout le monde côtoie tout le monde; l'ALN, les forces de l'ordre à la disposition de l'Exécutif provisoire et les soldats français se croisent dans la rue et se disent bonjour gentiment. Ce calme permet le retour des Européens. Les avions de la métropole vers Alger sont à peu près pleins. » Messmer corrige cet optimisme. Il fait état des appréhensions du général Fourquet, commandant en chef en Algérie: «L'anarchie s'installe. Un peu partout, des chefs locaux apparaissent, qui n'obéissent à personne et qui multiplient contrôles, fouilles en tous genres, exactions, plus particulièrement contre les Européens, mais pas exclusivement contre eux; cet état de choses risque de mal tourner. L'ALN, qui s'installe en Oranie, essaie d'y mettre bon ordre, mais cette situation trouble continue d'entretenir l'exode des Européens, dont 2 500 sont en attente d'un moyen de transport à Mers-el-Kébir. « Il y a eu beaucoup trop de départs ! » GdG. — En haut, c'est l'anarchie. Ça se tassera probablement, puisqu'il y a un désir général que ça finisse. Mais, en attendant, on subsiste, la vie reprend et s'organise. « Pour la France, à part quelques enlèvements, les choses se passent à peu près convenablement. La vie de l'Algérie ne tient toujours qu'à nous, bien entendu: tout ce qui est encadrement ne tient qu'à nous. Nous ne devons pas priver l'Algérie de ses cadres, qui suffisent pour maintenir à peu près tout, mais dont le départ causerait une anarchie beaucoup plus profonde. Il faut donc que l'administration reste; en tout cas, pour l'essentiel. « Il y a eu des départs. Il y en a eu beaucoup trop. (Il a élevé la voix.) Les fonctionnaires qui sont partis et n'auraient pas dû partir, il faut qu'ils reviennent! « Il y a trois catégories surtout qui sont indispensables à la vie du pays: 1) les fonctionnaires des finances, qui doivent collecter les impôts et payer les salaires et les factures, sans quoi tout s'écroule; 2) l'Éducation nationale. Sudreau. — Il y a ambiguïté sur l'absence des professeurs, à cause des vacances. GdG. — Pour que la rentrée se passe bien, il faut que les enseignants soient à leur poste avant la fin des vacances. « 3) La santé publique: les hôpitaux sont vides de médecins et de personnel sanitaire. Ce n'est pas acceptable. Marcellin. — Les médecins privés rentrent en France, puisqu'ils suivent leur clientèle; on devra pourvoir à leur remplacement; mais il faut savoir qu'on risque de ne trouver comme volontaires que des médecins communistes. Quant aux médecins des hôpitaux, ils n'ont pas la vie facile ; les médecins de l'hôpital Mustapha à Alger ont été menacés de mort par une campagne du FLN, parce qu'ils auraient " laissé mourir des enfants ". GdG. — Malheureusement, beaucoup de médecins européens ont prêté le flanc à ces calomnies en aidant l'OAS. » Le Général demande que les fonctionnaires qui ont abandonné leur poste en Algérie soient révoqués. Joxe et Pompidou lui démontrent que c'est impossible, mais sans conclure. Le Général reprend: «S'il y avait des désordres graves, mais heureusement il n'y en a pas eu, on utiliserait les moyens qu'il faudrait. Les CRS, les gendarmes sont bien vus, bien considérés. Il ne faut pas les faire rentrer de sitôt. On verra peut-être au milieu de septembre; mais seulement certains d'entre eux. » « C'est une substance humaine française, que nous n'avons pas le droit de perdre ! » Il se préoccupe ensuite des pieds-noirs: «La grande majorité des Européens d'Alger et d'Oran ne vivaient pas vraiment en Algérie, près des Algériens. Ils vivaient sur la côte, entre eux. Ils se transportent à Marseille pour recommencer. C'est impossible! Il faut les obliger à se disperser sur l'ensemble du territoire. Leur répartition et leur emploi exigent des mesures d'autorité! Pompidou (qui a toujours le réflexe de défendre ses ministres). — M. Boulin et le ministère de l'Intérieur ont très bien travaillé... Pourquoi ne pas demander aux Affaires étrangères de proposer des immigrants aux pays d'Amérique du Sud? Ils représenteraient la France et la culture française. GdG. — Mais il faut attendre ! Les choses vont se tasser! Tous ces gaillards, plutôt que d'aller à Lille, ils préféreront revenir à Oran! Il ne faut pas jeter le manche après la cognée! C'est une substance humaine française, que nous n'avons pas le droit de perdre! Il est souhaitable qu'ils reviennent en Algérie, et que ceux qui y sont encore y restent! Il ne faut ni les laisser s'agglomérer à Marseille, ni les laisser s'expatrier! Où serait notre avantage à provoquer un mouvement d'émigration ? Joxe (insiste sur la suggestion de Pompidou, qu'il avait dû préalablement convaincre; sa grande idée est que les pieds-noirs inoculeraient le fascisme à la France). — Dans beaucoup de cas, il n'est pas souhaitable qu'ils retournent en Algérie, ni qu'ils s'installent en France, où ils seraient une mauvaise graine! Il vaudrait mieux qu'ils s'installent en Argentine, ou au Brésil, ou en Australie. GdG. — Mais non! Plutôt en Nouvelle-Calédonie ! Ou bien en Guyane, qui est sous-peuplée et où on demande des défricheurs et des pionniers ! » C'est peut-être la seule occasion où j'ai entendu le Général exprimer un sentiment positif à l'égard des pieds-noirs. Lui et eux ne se sont pas « compris », mais il ne veut pas que la France les perde. « Le chiffre des départs est inférieur à celui de l'an dernier » Après le Conseil, le Général me résume la situation: « Faites donc comprendre à vos journalistes que la lutte des diverses tendances pour le pouvoir ne concerne pas le gouvernement français. Mais ce qu'il faut souligner, c'est l'accord qui semble s'être établi entre toutes ces tendances pour respecter les accords d'Évian. Le 14-Juillet a été l'occasion, pour les autorités algériennes, de l'Est à l'Ouest, de manifester chaleureusement l'attachement des Algériens à la cause de notre coopération.» Sur le rythme des rapatriements, la synthèse que me trace le Général est résolument optimiste : «Le nombre des repliés par jour a considérablement baissé depuis le mois de juin. La moyenne des départs est tombée à 4 500 par jour. Ce chiffre est inférieur à celui de l'an dernier. « Dans l'Algérois et dans le Constantinois, on peut prendre le bateau ou l'avion sans attendre. La situation n'est tendue qu'à Oran, où une dizaine de milliers de personnes attendent sur le quai ou à l'aérodrome de pouvoir s'en aller, à cause de l'attitude des soi-disant Français que vous savez. AP. — Je parle de la situation à Marseille? GdG. — Vous pouvez dire qu'il y a là une situation préoccupante. Plus du tiers des repliés se sont agglutinés à Marseille. Ils s'y trouvent bien. C'est un port méditerranéen qui ressemble à leurs villes familières et qui leur permet de rester en position d'attente, avant de choisir entre le maintien en métropole et le retour en Algérie. Même quand on les envoie en bateau à Bordeaux, ils prennent le train pour rejoindre Marseille. Ce qui soulève des problèmes d'ordre public et d'emploi. Il faudra donc prendre des mesures autoritaires pour disséminer cette masse. » À propos des fonctionnaires, le Général met de l'eau dans son vin: « Dites simplement que certains fonctionnaires et agents des services publics qui étaient en service en Algérie se trouvent dans une situation irrégulière. Les circonstances les ont amenés à quitter précipitamment l'Algérie ou à demeurer en France en dehors de leurs congés normaux. Ils sont instamment invités à vérifier sans délai auprès de leur administration de rattachement s'ils se trouvent en situation régulière. Dans le cas contraire, ils s'exposeraient à ne plus recevoir ni affectation ni traitement.» « Il n'y a pas de révolutionnaires en Algérie, seulement des grenouilleurs » Au Conseil du 25 juillet, Joxe disserte sur les rivalités entre les nouveaux dirigeants algériens, puis manifeste pour la première fois de l'inquiétude: «Des enlèvements ont eu lieu. Ils sont quelque peu mystérieux. La Croix-Rouge d'Oran a reçu des demandes de recherches pour 280 personnes disparues. Pour celle d'Alger, le chiffre est inférieur. Dans l'ensemble, ces disparitions ne dépasseraient pas 500. S'agit-il de faits personnels, de vengeances, d'actes de banditisme ? En tout cas, ces enlèvements ralentissent le retour des Européens vers l'Algérie, qui se dessinait nettement; celui des fonctionnaires eux-mêmes serait compromis, si ça devait continuer. Il s'ensuivrait un marasme qui provoquerait un nouvel exode. GdG. — Dans la confusion où se trouve l'Algérie, de tels événements étaient inévitables. L'essentiel est de faire ce que nous pouvons pour la bonne administration du pays et pour la sécurité des gens. Nous devons protéger les vies humaines. Tout le reste, c'est du grenouillage. Nous n'avons en face de nous que des coureurs de portefeuille. « Veut-on faire une révolution? Pour cela, il faut des révolutionnaires. Il faut Robespierre, Lénine ou Mao. Où sont-ils? Ou bien, veut-on bâtir un État ? Alors, il faut Charlemagne, Richelieu ou Washington. Or, on ne trouve rien de tout ça en Algérie. Seulement des grenouilleurs. Ça va durer encore. Peut-être aussi longtemps que l'Algérie elle-même. «On peut quand même espérer que ça s'éclaircira peu à peu, parce que la masse immense des Algériens en a assez de toutes ces histoires. Il y a là un élément plutôt rassurant. Mais qui sera Président de la République, Président du Conseil, cela nous est complètement égal. » Cette expression, appropriée à un groupe de vingt-cinq personnes, est à mi-chemin entre ce que de Gaulle me fait énoncer dans une déclaration publique : «La France n'a pas à s'immiscer dans les choix des Algériens », et ce qu'il me confie ensuite en tête à tête: « Qu'ils désignent qui ils voudront, je m'en fous.» Trois formulations, pour trois auditoires. « Renvoyer en Algérie les fonctionnaires déserteurs» Triboulet: «Il y a un vide administratif total. Les pouvoirs publics n'embraient pas. Les préfets sont dans une solitude absolue. Giscard. — Il y a incompatibilité entre le vide administratif et le démarrage de la coopération. Il faudrait pouvoir faire acte d'autorité pour renvoyer en Algérie les fonctionnaires. Mais nous trouverons vite les limites de notre autorité. GdG. — Quand les gens sont payés, tout va bien. Quand ils ne le sont pas, tout le monde tourne en rond, l'anarchie s'étend. Il faut payer ! Que les payeurs retournent en Algérie! Pompidou. — Un ministre ne pourrait-il se rendre sur place? GdG. — Mais non, il ne s'agit pas d'aller inspecter! Tout ça, c'est fini ! Nous avions pris la semaine dernière la décision de renvoyer en Algérie les fonctionnaires déserteurs, tout ce beau monde qui avait fichu le camp comme des lapins. On l'a dit très fermement à la sortie du Conseil. (De Gaulle regarde dans ma direction; pour une fois, son œil n'est pas lourd de reproches.) Puis, je ne sais pas d'où c'est venu, on a dit que ceux qui ne voudraient pas n'y retourneraient pas. D'où c'est venu? C'est inadmissible! Qu'a-t-on fait depuis huit jours? Rien! Pourquoi? «Les mandats et les chèques marchent mal, les paieries marchent mal, la poste marche mal, les transports marchent mal, tout marche mal. « L'Algérie, c'est un troupeau. Il a besoin d'être encadré. Il n'y a que nous qui puissions fournir les cadres nécessaires. Les accords d'Évian nous y habilitent. Il faut que nous le fassions, notamment dans les branches essentielles. Il faut prendre la question en main et fermement. Le personnel indispensable des préfectures, des finances, de tous les services publics, il faut qu'il y aille! Il ira si on le lui prescrit ! » Personne ne dit mot sous l'orage. « Le terme de rapatriés ne s'applique pas aux musulmans » Au même Conseil du 25 juillet, Robert Boulin: «Le rythme des départs décroît. Il n'est plus que de 2 000 par jour. Mais c'est toujours fragile. À Marseille, la bourse des emplois propose des emplois au nord de la Loire. Cependant, la plupart des repliés qui sont à Marseille ne tiennent pas à travailler. (Les repliés : malgré le titre de son secrétariat d'État, il reprend le vocabulaire du Général.) Sur 1200 emplois salariés offerts, 18 ont été acceptés. GdG. — Systématiquement, il faut refuser les prestations dans les départements côtiers. Boulin. — C'est ce que nous faisons. À ceux qui opposent deux refus, nous coupons les prestations. On va vers 500 000 arrivants, dont 150 000 chefs de famille. GdG. — Combien de gens paraissent disposés à repartir en Algérie? Boulin. — On en a déjà accueilli 400 000. La plupart attendent septembre pour se déterminer. On ne peut encore rien dire. GdG. — Il faudra être prêt à faire face en septembre. Le pire n'est pas toujours sûr.» Boulin explique qu'il a passé une convention avec IBM. Ainsi seront évités les inscriptions multiples et les doubles emplois. GdG: «Enfin, on va y comprendre quelque chose. On est sauvé ! Ça règle le problème.» Un instant, puis: «Vous ne croyez pas qu'on aurait pu faire aussi bien avec des stylos ? » Cette touche d'humour noir détend le Conseil. Mais il va de nouveau se tendre. Messmer: «Des harkis et des fonctionnaires musulmans, les moghaznis, se disent menacés. D'où des demandes qui viennent à la fois des autorités civiles et militaires. Il faut prendre une position de principe. GdG. — On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu'ils ne s'entendront pas avec leur gouvernement! Le terme de rapatriés ne s'applique évidemment pas aux musulmans: ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères! Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugiés! Mais on ne peut les recevoir en France comme tels, que s'ils couraient des dangers! « Les harkis doivent ou travailler, ou repartir » Pompidou. — Quand ce sont des musulmans isolés, ça va, on peut à la rigueur refuser de les embarquer. Mais quand c'est un douar entier que l'on voit arriver pour prendre le bateau, c'est plus difficile. «Deux camps militaires ont été installés pour eux en métropole; ils sont submergés. Ces gens ne veulent pas travailler. Ils se trouvent très bien au Larzac sous leurs tentes et ils s'y installeraient volontiers pour l'hiver et au-delà. Mais il faudra bien les évacuer; en septembre, les froids vont venir. GdG. — Il faut les mettre en demeure ou de travailler, ou de repartir. » Plusieurs collègues baissent la tête. Chapitre 18 « NOUS FINIRONS EN PRISON » Salon doré, 25 juillet 1962. À l'issue du Conseil, le Général me résume ainsi la situation algérienne: «L'anarchie s'étend. Ça ne nous étonne pas outre mesure, ça ne pouvait pas être autrement, pendant un temps. Il faut que ça cesse! Ça ne peut cesser que par la voie démocratique. « En attendant, nous cherchons à limiter autant que possible les inconvénients de cette confusion. Par notre concours administratif, en apportant à l'Algérie une assistance technique, sans laquelle elle tomberait dans le marxisme et bientôt dans le chaos. Et, si la situation s'aggravait, en intervenant directement pour protéger nos nationaux. « Il n'y aura pas de coopération possible, si la vie, la liberté et les biens sont menacés. Nous tiendrons les autorités algériennes, actuelles ou futures, responsables de l'ordre public. Après un soupir, il ajoute : « Maintenant, l'important va être de persuader la plupart des repliés de rentrer en Algérie. » « Les Algériens vont s'étriper ; ils ne savent pas faire autre chose » Un silence. À partir de là, je ne sais plus si le commentaire est pour la presse ou pour moi seul, et ne serai un peu plus fixé qu'à la fin: « Il faut bien constater que les incertitudes se prolongent sur la situation politique de l'Algérie. Avec tous les inconvénients, et même les risques, que cet état de choses fait peser sur la coopération à établir entre les deux pays. Dans cette situation mouvante, nous devons retenir les éléments fixes suivants: « 1) Aucune des factions rivales en Algérie ne conteste ou ne met en cause les accords d'Évian, qui ne jouent aucun rôle dans les polémiques en cours. Au contraire, ils forment un point de convergence. « 2) De même, le rôle et la mission de l'Exécutif provisoire ne sont pas discutés. «3) Enfin, tous les dirigeants algériens sont également d'accord pour considérer que la participation des Européens à la vie et à l'économie algériennes est essentielle, et que leur sécurité doit être assurée. L'action de notre représentation diplomatique et consulaire en Algérie commence à porter ses fruits. Des disparus ont été retrouvés, des internés relâchés (près de 50). Il n'y a pas de coopération concevable sans sécurité absolue pour nos compatriotes. » Encore un instant de silence. « Malheureusement, le vide algérien est effrayant. Les Algériens ne semblent pas sur le point de s'entendre. Ils vont s'étriper; ils ne savent pas faire autre chose. Nous ne pouvons quand même pas recommencer la guerre d'Algérie pour arranger les choses; pour arranger leurs choses. Tout ça, naturellement, c'est pour vous.» (Où commence ce qui est pour moi, où s'arrête ce qui est pour les autres ?) (Pendant la guerre d'Algérie, il disait: «l'affaire d'Algérie », «la question algérienne ». Maintenant qu'elle a pris fin, il l'appelle par son nom.) Pompidou me raconte, mi-plaisant, mi-sérieux: «Le Général a déclaré à Mme de Gaulle : "Je vous le dis, Yvonne, tout ça se terminera mal. Nous finirons en prison. Je n'aurai même pas la consolation de vous retrouver, puisque vous serez à la Petite Roquette et moi à la Santé." » Je n'ose pas lui demander s'il le tient de Mme de Gaulle, ou d'un aide de camp, ou s'il a été témoin de la boutade. En tout cas, il ne le tient sûrement pas du Général — ce n'est pas son genre de citer ses propres mots. Dans la bouche de Pompidou, le propos prend un accent de gaieté — cette gaieté que tous les ministres apprécient chez lui. Il a le don de se dédoubler. Il sait se mettre à la fenêtre pour regarder le cortège défiler (lui-même en tête) dans la rue. Nous avons bien besoin de cette prise de distance, dans l'état de tension permanente où nous sommes. Au Conseil du 31 juillet 1962, Pierre Dumas: «Au cours de cette session, les relations avec le Parlement se sont nettement améliorées. C'est l'œuvre personnelle de M. Pompidou. Elle a été très appréciée du Parlement. » Personne ne sourit de ce coup de brosse à reluire. L'hommage, chacun le sait, est justifié : Pompidou a passé, pendant cette session, de longues heures dans les couloirs de l'Assemblée. Un mégot au coin de la lèvre, un œil plissé, mi-attentif, mi-narquois. Jamais avare de son temps. Jamais agacé par le harcèlement des députés qui ont toujours quelque requête à lui présenter, quelque conseil à lui donner. Comme je m'étonnais de son assiduité, il me répond: « Il faut bien compenser le départ du MRP. Et puis, j'ai du rattrapage à faire, je connais si mal le milieu parlementaire. » « C'est la République des mauvais camarades » Au Conseil du 8 août, Joxe fait son point hebdomadaire de la politique intérieure algérienne. Cela ne paraît intéresser que médiocrement le Général: « Le GPRA, qui était resté "l'autorité légale de la Révolution", disparaît. Mostefaï, l'adjoint de Farès dans l'Exécutif provisoire, paie ses négociations avec Susini et l'OAS : il avait "collaboré avec l'ennemi". Ben Bella devient l'animateur politique du "bureau politique", qui remplace le GPRA. Sont victimes de règlements de comptes: Ben Tobbal, le second de Belkacem, qui a assumé la conduite matérielle de la guerre, Boussouf, bouc émissaire pour quelques exécutions sanglantes à la fin de la guerre, et quelques autres. Les élections se feront au scrutin de liste départemental à un tour: c'est du cousu main. Tout le monde est candidat, sauf ceux qui sont au tapis. GdG. — C'est la République des camarades, mais plutôt des mauvais camarades. Joxe. — Ou celle des faux frères. Ben Bella se tourne du côté du Caire, dont il a l'appui et l'amitié. Il y a une intrusion de l'Égypte dans les affaires algériennes, où elle essaie de causer un trouble constant. » Puis il passe aux difficultés de la coopération: « Jeanneney est allé dans les secteurs où il y a le plus de désordres. Sur un total d'un millier de disparus (d'après l'ambassade), il y aurait eu une centaine de restitutions depuis le 26 juillet. L'Exécutif provisoire a les plus grandes peines à encaserner l'armée et à éliminer la justice parallèle. «Farès demande notre aide non seulement en fonctionnaires, pour l'assistance technique et l'enseignement, mais aussi en argent, sous une forme incroyable, sur une simple note: "Nous avons besoin de quarante-deux milliards d'avance, en échange de quoi on pourrait trouver sept milliards de recettes par une fiscalité alourdie sur les vins, les alcools et les tabacs." Il confond trésorerie et budget. C'est puéril! Giscard. — La première chose qui s'impose à l'État algérien, c'est de mettre en ordre son budget. Nous ne pouvons pas consentir à pourvoir à sa trésorerie, sans savoir sur quelles bases nous devons le faire et à qui nous aurons affaire. GdG. — Ça demande examen. Giscard. — La situation des finances algériennes est désespérée. Les dépenses s'effectuent à un rythme très supérieur aux prévisions, et il n'y a pas de rentrées. GdG. — Ils n'ont pas d'argent, ils comptent sur notre budget. C'est une coque vide, puisqu'ils n'ont pas de recettes. Ils ont beau prélever des fonds sur des recettes qu'ils n'ont pas, ils ne recevront pas un sou de plus. Couve. — Il sera difficile de ne pas faire autant pour les trois pays d'Afrique du Nord. Nous avons trois systèmes, il faudrait les homogénéiser. Pompidou. — Les coordonner, oui; mais les "homogénéiser", c'est beaucoup dire. Un fonctionnaire français trouve plus préoccupant de s'engager pour deux ans en Algérie qu'au Maroc. Certains fonctionnaires retournés en Algérie auraient été enlevés; ça fait réfléchir les autres. Il ne faut pas non plus pénaliser celui qui est resté à son poste par rapport à celui qui est parti et revenu. Si des fonctionnaires français sont jaloux, ils n'ont qu'à y aller. Même pour un pays aussi calme que le Maroc, il a fallu beaucoup de primes pour décider les fonctionnaires à s'y rendre après l'indépendance. GdG. — Les Algériens se conduisent très mal vis-à-vis d'eux-mêmes. Ils sont incapables de faire un gouvernement, d'assurer l'ordre, d'appliquer les accords d'Évian. Il y a des sévices et des exactions à l'encontre des Européens. Si les Algériens s'imaginent que nous sommes des vaches à lait, ils se trompent. Pour leur budget, c'est à eux de se débrouiller. Il faut les faire attendre, les menacer, leur faire comprendre qu'ils vont tomber dans un gouffre. Pompidou. — Mais ne nous dissimulons pas que la catastrophe finale pèserait sur la France. Nous sommes trop liés les uns aux autres. Les biens français en Algérie sont un actif pour la France. Or, s'il y avait cessation des paiements et des transferts, l'actif cesserait d'avoir une quelconque valeur. Il y aurait effondrement de la coopération, suivi d'une coupure profonde. « Nous sommes dans la situation d'un banquier qui soutient une affaire mal gérée. Il hésite toujours à lui couper les crédits, car il la condamnerait à la faillite et se condamnerait à perdre ses propres sous : son intérêt est de lui tenir la tête hors de l'eau. Notre intérêt est de permettre à l'Exécutif provisoire de ne pas cesser ses paiements et à la Banque d'Algérie de ne pas cesser ses transferts. Mais nous devons exercer les pressions les plus énergiques.» « Ils sont naifs, ou d'un cynisme énorme » De Gaulle reprend tous les éléments évoqués: «Il faut laisser la porte ouverte à l'avenir ; puis on peaufinera. Dans l'immédiat, il faut rassurer. Car nous engageons l'avenir. Que les fonctionnaires sachent rapidement de quoi il retourne! Qu'ils aient des raisons d'aller en Algérie, ou d'y rester! Et qu'il soient fixés d'ores et déjà sur leur sort! Il faut faire la rentrée scolaire. Si la coopération ne doit pas marcher, que ce ne soit pas par notre faute! Mais elle finira bien par marcher, et pour cause. «Le concours financier qu'on nous demande nous donne l'occasion — la première, mais il en viendra d'autres — de faire pression sur tous ces gens-là pour qu'ils se résolvent, à la fin des fins, à être autre chose que ce qu'ils sont en ce moment, c'est-à-dire pour qu'ils s'organisent. Sinon, ils périront! C'est une bonne occasion d'en faire la démonstration. Pas question de leur prêter un concours financier, sans poser des conditions fermes. « Pour la trésorerie, nous pouvons annoncer que nous ne ferons rien tant que nous n'avons personne devant nous. L'Exécutif provisoire est sans autorité. Le GPRA est évanescent. Messieurs, préparez vos élections! Formez votre gouvernement! Nous pouvons ainsi beaucoup contribuer à ce que les élections se fassent vite et bien, à condition de ne rien leur donner avant. Nous n'avons devant nous que des fantômes. Nous ne parlerons qu'à un gouvernement qui sortira d'un suffrage. « Ils sont naïfs, ou alors d'un cynisme énorme, s'ils nous prennent pour autre chose que ce que nous sommes — je veux dire : ce que nous sommes devenus. « Ils nous demanderaient en somme de payer l'ALN, qui ne fait que des sottises ? De pourvoir à leurs dépenses d'État, quand ils n'ont pas d'État ? Ça n'a aucune espèce d'intérêt, ni pour nous, ni pour eux ! Ça ne ferait qu'augmenter le désordre! Nous devons refuser toute aide tant qu'ils ne sont pas en état de la recevoir. Il faut faire la bête: " Formez votre gouvernement, nous verrons après ! " Ne nous précipitons pas pour les arroser! Plus nous les arroserons, plus il y aura d'anarchie ! « Ben Bella et ceux qui l'entourent, il faut qu'ils sentent passer le vent du boulet. Ils vont à la faillite, à l'effondrement, et ils seront incapables d'y faire face. Ils se servent sur la bête. Ils pressurent pour payer leur ALN. Tant qu'ils ne feront pas de bonne politique, ils ne feront pas de bonnes finances. À vous de le leur faire sentir (il s'est tourné vers Joxe). « Nous aurions au Parlement des flots de démagogie» Pompidou. — Il ne faut pas se dissimuler qu'avant le 2 septembre, ou bien il faudra lâcher une avance de trésorerie aux Algériens, ou bien ils culbuteront. GdG. — De toute façon, ils culbuteront un jour ou l'autre. Ils sont incapables de résister aux sollicitations que toutes sortes de parties prenantes exerceront sur eux. C'est vrai de leur gouvernement, de leurs préfets, de leur armée. Giscard. — Nous allons subir une concurrence. Il suffit de lire le New York Times pour voir que les Américains commencent à critiquer la façon dont nous gérons l'indépendance... En fait, l'Algérie n'avait été mise sur ce pied que par des prestations françaises. L'indépendance va l'obliger à en rabattre. GdG (un peu sèchement). — Les articles du New York Times ne doivent pas nous préoccuper. Si les Américains veulent nous remplacer, qu'ils le fassent. Boulin (très pratique). — 90 000 chefs de famille sont revenus d'Algérie. 20 000 se logeront par leurs propres moyens. Resteraient 70 000 logements à trouver, pour lesquels il faudrait construire une tranche supplémentaire de logements HLM. GdG. — Se satisferont-ils de logements HLM ? Boulin. — Ceux qui ne se logeront pas par leurs propres moyens seront bien contents d'avoir des logements HLM. GdG (grognon). — Ou bien tous ces lascars rentrent en Algérie, et vos mesures seront inutiles; ou bien ils n'y retourneront pas, et elles ne suffiront pas. Il vaudrait mieux réquisitionner, en attendant, des logements vides. Boulin (sans se démonter). — Justement, je présente deux ordonnances. L'une prévoit la construction accélérée de 50 000 logements, avec des procédés industriels de construction et des procédures spéciales de financement. L'autre permet de réquisitionner des logements vides — tout en disposant qu'ils seront rendus à leur propriétaire dès que les logements neufs seront construits. » Après le Conseil. Le Général admet que si les « lascars» ne repartent pas, « les ordonnances seront là pour un coup; sinon, nous aurions au Parlement des flots de démagogie; et les mesures nécessaires n'aboutiraient pas ». Il conclut, en me reconduisant: «Nous nous trouvons devant une nébuleuse. Quelles que soient les arguties du pouvoir algérien, nous souhaitons des élections le plus tôt possible. La France en a vu beaucoup d'autres. Ça ne la touche plus directement. Ce n'est pas la France qui est la plus embêtée, c'est l'Algérie. » Chapitre 19 « NOUS N'AVONS PAS À QUI PARLER » Au Conseil du 22 août 1962, atmosphère très tendue. Joxe (congestionné) : « Il y a de l'insécurité dans la wilaya 4, celle d'Alger. On arrête des musulmans soupçonnés de collaboration. Les chefs de l'ALN extérieure ne paraissent pas absents de l'organisation de vengeances, et peut-être d'assassinats, à l'encontre d'Européens et d'Algériens francophiles. Ces chefs sont des adversaires des accords d'Évian. « Pour les élections, du côté musulman, la plus large place dans la liste est faite aux cadres de l'ALN. Du côté des Européens, on reste passif, avec des candidats falots. Les Français qui ont soutenu le FLN, comme Alleg et Mandouze, ont été impitoyablement écartés. On va vers une assemblée totalement dominée par des musulmans peu expérimentés, et loin des réalités. Il y aura de nombreuses difficultés. « Neuf protocoles pour l'application des accords d'Évian ont été mis au point avec l'Exécutif provisoire. Farès est prêt à venir en signer six, mais non les trois qui concernent le Sahara. GdG. — Dans l'Algérois, et au Sahara du côté de Ouargla, la situation est des plus fâcheuses. On est en pleine pagaille. A quoi cela tient-il? À ce que nous n'avons pas à qui parler. « Pour les élections, c'était couru d'avance. L'essentiel, c'est qu'il en sorte un organisme qui se croie — qui veuille être, et donc que l'on prenne pour — un gouvernement. Jusque-là, nous ne savons pas à qui nous avons affaire. « Ce qui compte, c'est de faire respecter les accords d'Évian. Ou les Algériens acceptent les neuf protocoles d'application, y compris les trois sur le Sahara, et ils signent tout. Ou ils ne signent pas tout, et nous ne signerons rien. Ne leur envoyons aucune aide d'aucune sorte, jusqu'à ce qu'ils se décident. Sudreau. — Je dois signaler un fait pénible. Un directeur d'école était aimé de tous. On l'a supplié de rester après le 1er juillet. C'était le chef de file de ceux qui voulaient rester. Il a été enlevé. L'émotion est grande chez les enseignants. GdG. — Il y a des gens qui ne veulent pas des accords d'Évian. Les uns parce qu'ils n'ont pas encore compris que c'était l'intérêt de l'Algérie autant que de la France ; les autres par fanatisme pur. Ils sabotent. Farès ou pas Farès, il faut leur tenir la dragée haute. « Il n'y a pas lieu d'être satisfait. C'est le gros malheur si Farès repart sans avoir signé les protocoles, le gros malheur pour eux et le gros malheur pour nous. » Robert Boulin annonce que, depuis le 1er janvier jusqu'au 19 août, 533 000 personnes sont revenues d'Algérie. Pompidou déclare avec fermeté, reprenant solennellement un propos que le Général avait mal accueilli la première fois: « Les rapatriés qui vont passer l'hiver en France seront sans doute beaucoup plus nombreux qu'il n'avait été prévu d'abord. Si la tension continuait à s'aggraver, il nous serait impossible de loger ceux qui arriveront encore; les internats occupés pendant les vacances vont devoir être libérés. «La plupart des rapatriés sont sur la côte méditerranéenne, surtout autour de Marseille. On ne peut pas leur imposer des interdictions de séjour, ni des résidences forcées, ni des résidences interdites: ce serait contraire aux droits élémentaires des Français. Il vaudrait mieux des mesures d'incitation très fortes... Nous arrivons le mois prochain à la fin des pouvoirs du gouvernement de légiférer par ordonnances. » « Il faut trouver une solution par ordonnances» Le Général n'est pas content: « Le référendum d'avril dernier a été fait pour que j'aie les moyens de faire ce qu'il faut faire 1 . Ce problème des repliés n'est pas neuf. J'ai toujours pensé qu'il y en aurait 350 000. C'est ce à quoi on arrivera. Pompidou. — Je crains que, finalement, ils ne soient pas 350 000, mais plutôt 550 000, peut-être même davantage. GdG. — Raison de plus pour organiser les choses avec détermination et méthode. Boulin. — Beaucoup sont dans l'expectative: ils préfèrent rester dans la région de Marseille, parce qu'ils espèrent rentrer en Algérie. Le jour où ils seront convaincus qu'ils ne peuvent pas rentrer, il faudra les recaser.» De Gaulle est décidé à bousculer tout le monde: «Il faut se réserver dans les textes la possibilité des interdictions de séjour! Sinon, la position sera impossible à tenir à Marseille! Il faut trouver une solution par ordonnances! Demander à l'Assemblée et au Sénat de voter des lois contraignantes? Vous voyez ça d'ici! On aurait des torrents de démagogie! Pompidou. — Mais à quel titre exercer ces contraintes, mon général ? On ne peut tout de même pas assigner des Français à résidence! Les rapatriés qui sont autour de Marseille ne créent aucun problème d'ordre public. On ne peut pas les sanctionner! GdG. — Si ça ne colle pas, il faut qu'on se donne les moyens de les faire aller plus loin! Ça doit être possible sous l'angle de l'ordre public. Frey. — J'ai les moyens d'intervenir s'il y a des manifestations à Marseille. GdG. — Vous pouvez en coffrer quelques-uns. En tout cas, il faut que vous vous en donniez les moyens. « Quand une route est encombrée, on dévie les voitures sur une autre route. Pourquoi ne ferait-on pas la même chose par ordonnance ? La notion d'ordre public devrait être étendue à l'habitat, aux écoles. La loi nous oblige à accueillir les enfants dans des écoles. Et s'il n'y a pas de place? Ça devient donc un problème d'ordre public.» Pompidou fait marche arrière : «En effet, la notion d'ordre public n'est pas réservée au cas où des gens assomment les agents de police. Si un rapatrié ne veut pas aller à Concarneau, on peut l'y obliger. On peut prendre des mesures pour refuser des étudiants et des élèves là où on n'a pas de places pour eux, et les mettre là où on a de la place. C'est au secrétariat d'État aux déportés d'y veiller. » L'atmosphère est si lourde, autour de la table du Conseil, que personne ne songe à sourire du lapsus de Pompidou. Il reprend: « Nous sommes sûrs, par les réquisitions, de pouvoir établir les rapatriés quelque part. Mais il vaut mieux des conventions que des réquisitions. Il faut privilégier les procédures amiables.» Pathétique face à face. D'un côté, le Général, sombre, portant à bout de bras une décision historique qui lui a été odieuse, à laquelle il a résisté quatre ans, après avoir exploré toutes les autres possibilités — solution militaire, pourparlers clandestins, plan de développement rapide de l'Algérie... Avant tout, «le salut de la patrie ». Il sait que le temps lui est compté pour régler l'affaire et ne veut pas risquer de partir sans l'avoir fait. De l'autre, les ministres : soucieux de légalité, préoccupés des réactions de l'opposition, de la presse, du Conseil d'Etat, du Conseil constitutionnel... et qui risqueraient de s'enliser dans leurs hésitations ou leurs scrupules, si le Général ne les houspillait pas. « Il faut toujours pouvoir faire face à des situations inattendues» Frey exprime son inquiétude à propos de la criminalité qui se développe parmi les jeunes rapatriés. Boulin demande si on ne pourrait pas faire, pour eux, un appel sous les drapeaux anticipé. Sudreau : « Il y a un hiatus entre la fin de la scolarité à quatorze ans et le début de la formation professionnelle à dix-neuf ans. C'est l'âge des blousons noirs, qui sont une graine de violence. Il faudrait pouvoir les encadrer. Mais comment? Pompidou. — Oui, au-delà de l'âge scolaire, il y a un problème de danger moral. Il faudrait un texte qui ait une portée générale et qui concerne tous ceux qui ne font pas d'études, ne vont pas en apprentissage et n'ont pas d'emploi; qu'ils soient rapatriés ou pas. Il s'appliquerait particulièrement aux blousons noirs de Marseille en provenance d'Algérie. Mais, au moins, il n'y aurait pas de discrimination légale entre Français. GdG. — Vous avez raison. Il faut toujours pouvoir faire face à des situations inattendues, mais sans porter atteinte au principe de l'égalité. Dans les ordonnances à préparer, trouvez donc un libellé qui permette de viser les cas extrêmes; sans qu'on ait besoin de se retourner vers le Parlement pour demander une nouvelle loi: nous n'en sortirions pas.» « Si nous leur rentrons dans le chou, la guerre va recommencer » Après le Conseil, le Général me déclare: « Ne vous y trompez pas, l'ALN fait l'épreuve de force. Elle s'est mis à dos tout le monde. Jeanneney se débat comme il peut. On n'arrive même pas à téléphoner à Rocher Noir. Les militaires arabes ont le bâton. Mais si nous leur rentrons dans le chou, la guerre va recommencer. » Je lui propose le texte de la déclaration que je m'apprête à faire à propos des rapatriés et des réquisitions. Il le corrige. « Faites comprendre à vos journalistes que nous allons prendre des mesures pour faciliter l'intégration des repliés dans la vie en France. C'est dans l'intérêt des repliés comme dans celui des métropolitains. « Un texte permettant la réquisition d'hôtels de tourisme et de résidences secondaires donnera à l'administration les moyens nécessaires au logement de tous les repliés. Ces mesures s'imposent du fait que la situation rend aléatoire le retour en Algérie avant l'hiver de beaucoup de repliés.» Mais il insiste pour que j'annonce des mesures coercitives (il veut ainsi atteindre un point de non-retour) : « Un petit nombre d'agitateurs et de dévoyés entendent continuer en métropole les agissements que l'état de guerre avait favorisés en Algérie. Le devoir du gouvernement est non seulement de protéger la métropole contre la contagion des hold-up et des crimes, mais aussi d'éviter que les exactions de quelques-uns ne dressent la population métropolitaine contre les repliés. «Des mesures sont donc prévues, permettant par exemple d'appeler sous les drapeaux par anticipation des jeunes gens qui ne font pas d'études ou d'apprentissage, et qui n'auraient aucun emploi; ou encore, d'éloigner d'un certain nombre de localités surchargées les repliés qui n'auraient ni emploi, ni logement, et qui refuseraient ceux qui leur sont offerts dans d'autres départements. AP. — Il serait injuste de représenter les rapatriés comme des brebis galeuses. Il s'agit au contraire de les protéger contre les brebis galeuses. GdG. — Oui, oui, soit. Mais dites plutôt qu'il est de l'intérêt des repliés de se désolidariser d'une infime minorité de blousons noirs, de gangsters ou d'agitateurs. « Ah! Encore! Radio-Luxembourg fait de l'excitation à propos de l'Algérie et des repliés. Veillez-y. Ces journalistes ne font pas de l'information, ils font de la sensation! S'ils exagèrent, il n'y a qu'à leur couper le câble! » « N'en parlez pas encore » Au moment de prendre congé, je demande au Général s'il compte faire une conférence de presse en septembre, comme les autres années. GdG: « Oui, après mon retour d'Allemagne. Je pense vers le 20 septembre. Mais ne l'annoncez pas encore. AP : Vous savez déjà quel sujet vous traiterez? GdG. — Oui. Essentiellement, la modification de la Constitution sur l'élection du Président de la République et sur le référendum qui en décidera. Mais n'en parlez pas encore. » Ainsi, le projet qu'il m'a dévoilé le 30 mai, qu'il a confirmé en s'adressant à la nation le 8 juin, et dont personne, ni dans le gouvernement, ni au Parlement, ni dans la presse, n'a deviné la portée, il me le répète et m'en précise le calendrier, tout en m'imposant le secret. Une demi-heure avant que les fusils-mitrailleurs de l'OAS ne le prennent en tir croisé au carrefour du Petit-Clamart... 1 Le référendum d'avril 1962 ratifiant les accords d'Évian entraînait une habilitation référendaire, qui permettait l'édiction d'ordonnances jusqu'à la fin de septembre 1962. Chapitre 20 « IL FAUT QUE JE PASSE LA GARDE EN REVUE » Matignon, 22 août 1962. À l'instant même où, ayant terminé ma conférence de presse au ministère de l'Intérieur, j'entre dans mon bureau du « petit Matignon », Roger Frey m'appelle sur l'interministériel : « Le Général vient d'essuyer un attentat. Je ne sais rien d'autre. Je vous rappelle. » Les coups de téléphone haletants se succèdent. L'événement apparaît vite dans toute sa dimension. Le Général était parti en voiture pour Villacoublay, où l'attendait son avion pour Saint-Dizier. Au carrefour du Petit-Clamart, sa voiture a été prise sous le feu d'un commando. Le chauffeur a accéléré. On ne sait encore rien sur les trois occupants — le général et Mme de Gaulle, le colonel Alain de Boissieu faisant fonction d'aide de camp. On apprend enfin que tout le monde est arrivé indemne à Villacoublay. Puis, que l'avion s'est envolé. Réunion immédiate à Matignon dans le bureau de Pompidou, avec Messmer, Frey arrivé en compagnie de Sanguinetti, et Olivier Guichard. « C'est encore une chance que vous soyez là, nous dit Pompidou, tout à fait maître de lui. J'ai essayé d'en réunir d'autres, ils sont tous repartis en vacances sitôt après le Conseil. » Pratique, il entre dans le vif: «Le plus urgent, ce n'est pas de savoir ce qui s'est passé, c'est d'éviter que ça se passe à nouveau. La seule chose qui ait un sens politique (sic), c'est de prendre toutes dispositions pour protéger le Général. Il faut mobiliser sur-le-champ tous les gendarmes disponibles pour protéger le trajet de Saint-Dizier à Colombey.» Pompidou craint un commando qui essaierait de forcer les barrages à Colombey. Il demande à Messmer si on peut envoyer des troupes aéroportées d'Allemagne. Messmer, flegmatique et réservé, répond qu'en Allemagne, il y a surtout des états-majors et peu de troupes. «Je conseillerais plutôt les CRS ou les gendarmes mobiles. Pompidou à Frey. — Aviez-vous des renseignements sur des préparatifs d'attentat? Frey. — On en a constamment, on en a trop, on passe son temps à éliminer ceux qui sont probablement faux. » Finalement, on envoie à Colombey, de Haute-Marne et des départements voisins, six escadrons, soit cinq cents hommes, pour protéger l'arrivée et le séjour du Général. Frey : «Le chauffeur a parfaitement appliqué la consigne qui lui avait été donnée de foncer en cas d'attentat. Ça a sauvé le Général. » Sanguinetti dans le bureau de Pompidou, Bourges dans celui de Frey, Burin à l'Elysée, téléphonent sans relâche pour fournir au fur et à mesure des informations. « Il semble, nous déclare Frey, que les conjurés étaient parfaitement au courant de l'horaire et de l'itinéraire. Nous avons des inquiétudes sur l'origine de ces renseignements. Des informateurs ont fait connaître l'itinéraire, qui a pourtant été choisi au dernier moment. Ils appartiennent sans doute à l'entourage du Général. Probablement un militaire. « L'impact des balles sur la DS du Général prouve que le dispositif choisi par les conjurés consistait en tirs de flanquement par feux croisés. Ça sent son militaire. » Pompidou hausse les épaules: « Il n'est pas besoin d'être passé par Saint-Cyr pour faire un feu croisé. » « Le Général ne se baisse jamais » Une heure et demie s'est écoulée. Pompidou téléphone à Colombey, où les voyageurs arrivent seulement. Alain de Boissieu répond, puis le Général prend le téléphone. Pompidou dit en termes simples et justes l'émotion du gouvernement. Il nous résume ce qu'il vient d'apprendre: «Le Général a dit: "C'est un vrai miracle ! " Alain de Boissieu avait demandé à son beau-père de se baisser. Celui-ci n'en a rien fait. La trajectoire d'une balle montre que, s'il s'était baissé, il était mort. Il a fait comme à Notre-Dame, il y ajuste dix-huit ans 1 . Ses principes l'ont sauvé: devant le danger, le Général ne se baisse jamais 2 . » Nouvelle réunion, le lendemain, dans le bureau du Premier ministre. Pompidou est pris d'une sainte colère. «Ça ne peut pas continuer comme ça! On obéit aux humeurs du Général, alors qu'il faut lui être assez fidèle pour savoir qu'on ne doit pas tenir compte de ses humeurs! Tout le monde a peur de se faire engueuler et personne ne fait rien. Vous avez déjà vu un chef d'Etat qui prend si peu de précautions, alors qu'il n'y en a sûrement pas un sur la Terre, en ce moment, qui soit aussi menacé que lui? Tous les chefs d'État qui sont reçus à Paris ont un service de protection. C'est réglé une fois pour toutes: un énorme convoi, des motards par-devant, par-derrière et des deux côtés, des voitures banalisées qui précèdent et qui suivent, une voie jalonnée, des patrouilles sur le trajet. Pour le Général, rien! rien! rien! Frey. — Je décline toute responsabilité. Il ne veut ni motards, ni estafettes, ni jalonnement. On avait décidé l'an dernier de mettre des policiers ou des soldats sur les trottoirs, le long du trajet, lui tournant le dos pour balayer du regard le trottoir et l'immeuble. Le Général m'a fait une scène. Il m'a déclaré que ce n'était pas convenable que des soldats tournent le dos au chef des armées. Que voulez-vous que j'y fasse? Pompidou. — Le Général se balade comme un simple particulier! Personne n'est responsable. Désormais, je prends cette affaire en main. Frey. — Depuis l'attentat qui a coûté la vie à Alexandre de Yougoslavie et à Barthou, c'est une tradition que les voyages officiels sont rattachés à l'Élysée ; ils ne dépendent pas de la sécurité générale du ministère de l'Intérieur. Pompidou. — Je ne veux plus entendre parler de guerre des polices. Il faut renforcer la sécurité du Général, un point c'est tout. C'est un problème concret, que nous devons être capables de résoudre! Ça doit être la tâche essentielle du ministre de l'Intérieur. Désormais, vous êtes responsable de la sécurité du Général, sous mon contrôle. Vous en référez à moi pour le moindre problème! Mais il existait bien une voiture blindée? Frey. — Oui, mais elle est si lourde qu'elle se traîne à 40 à l'heure. Pompidou. — Et la voiture blindée dont se sert Kennedy, elle fait du 40 à l'heure? Si on n'est pas foutu de fabriquer en France un moteur qui puisse tirer une voiture blindée, il n'y a qu'à acheter une voiture avec moteur américain ! Messmer. — Si on savait d'avance les moyens qu'utiliseront les conjurés, on pourrait s'y opposer efficacement. Mais on ne sait pas ce qu'ils vont inventer. Il y a une grande variété de types d'attaques, contre lesquelles il faudrait se prémunir simultanément. Pompidou. — Bien sûr, on ne peut rien contre l'attentat individuel. Si un illuminé veut assassiner le chef de l'État et fait pour cela le don de sa vie, personne ne l'empêchera. Même un cuirassé est incapable de se protéger contre un kamikaze japonais. C'est l'histoire de Ravaillac ou de Damiens — sauf qu'aujourd'hui, on ne se servirait plus d'un canif. « Ce qui est plus grave, c'est l'agitation qui est favorisée tous les jours par la presse, la radio, la télévision. (Il me regarde d'un air de reproche.) Ça crée une telle psychose, que n'importe quel faible d'esprit risque de se laisser entraîner. C'est une incitation au crime! D'ailleurs, je n'ai pas la télé 3 , mais on m'a dit que les présentateurs de la télévision, hier soir, ont commenté tout ça avec des airs goguenards, comme si c'était un attentat bidon. « Et puis, il y a la subversion de l'État. La mort de De Gaulle comme fin en soi. L'action pour l'action. On ne sait pas ce qu'on fera après. L'essentiel est de se débarrasser de lui. « Vous savez, ne vous faites d'illusions. Nous connaîtrons ça tant que de Gaulle sera à l'Elysée. Il s'est fait trop d'ennemis depuis vingt-deux ans, en ne ménageant personne, au nom de l'intérêt supérieur du pays. Nous en avons encore pour trente-neuf mois. (Pompidou compte les mois. Il n'imagine donc pas que le Général puisse se présenter pour un second septennat.) La chouannerie a duré dix ans. Sous le règne de Louis-Philippe, il y a eu je ne sais combien d'attentats, sans compter les émeutes locales; le tout couronné par la révolution de 1848. Chez nous, tout est à craindre, tant que nous n'aurons pas réussi à faire accepter le nouveau régime, tant que le pays sera divisé en factions, tant que les rapports entre les gens ne se seront pas détendus. » Il décide, finalement, de protéger le Général par des moyens souples: plutôt un convoi petit et rapide, qu'un jalonnement lourd. « C'est un complot militaire » Frey confirme ses soupçons: «La présence de fusils-mitrailleurs révèle l'origine militaire. C'est une arme de l'armée. Les trafiquants d'armes ne fournissent pas de fusils-mitrailleurs, mais des mitraillettes. Il y avait en outre des grenades de l'armée pour achever le travail, une fois la voiture arrêtée. Il y avait encore du plastic avec une mèche allumée. Les gens trouvaient que nous exagérions en prenant des précautions, qu'il y avait trop de barbouzes, que ça prenait un air de farce... La preuve est faite que c'est un complot militaire.» Pour égayer l'atmosphère, je raconte que l'attentat a été connu grâce à Europe 1, qui, par son téléphone rouge 4 , a grillé tout le monde, non seulement la RTF mais la police. « La voiture radio qui revenait de mon point de presse se rangeait le long du trottoir de la rue François-1er. Gorini se penche à la fenêtre et crie au vieux technicien qui est au volant: " Papa ! Fais demi-tour et file au Petit-Clamart, il y a eu un attentat contre de Gaulle! " — Impensable à la RTF, reprend Pompidou en souriant, si un cadre de la RTF avait traité un technicien de "Papa", les syndicats auraient provoqué une grève pour injure au personnel! » Le Premier ministre lève la séance: «L'an dernier, quand on avait arrêté sur place l'auteur de l'attentat de Pont-sur-Seine, on avait dit: " Bizarre ! On l'a tout de suite découvert, ça ne fait pas sérieux, ça devait être un faux attentat." Cette fois, on n'a découvert personne le lendemain. "Étrange ! Que fait donc la police? C'est louche !" » Frey a reconstitué le drame à la minute près. Quatre-vingt-dix secondes après la dernière rafale, la DS noire a débouché en trombe à Villacoublay. Les soldats du piquet d'honneur ont écarquillé les yeux en voyant cette voiture criblée de balles. Alain de Boissieu et le chauffeur Francis Marroux ont ouvert les deux portières arrière. Le couple présidentiel s'extrait et s'époussette; des débris de verre tombent à terre. Mme de Gaulle demande au chauffeur: «Et les poulets, qu'est-ce qui leur est arrivé? » Marroux, croyant qu'il s'agit des policiers d'escorte : « Ils sont dans la voiture suiveuse. Mme de Gaulle. — Mais non, je les ai fait mettre dans le coffre! » Elle se préoccupait des coquelets qu'elle rapportait à la Boisserie. De Gaulle dit à son gendre : «Il faut que je passe la garde d'honneur en revue.» Il faut : dans les moments graves, le Général est toujours soutenu par l'obligation de ne pas porter atteinte à cette statue qu'il habite et qu'il n'a pas le droit de déserter. Les six soldats présentent les armes. L'armée salue le chef. Le chef salue l'armée. Il est impassible. Il ne s'est rien passé. C'est de Gaulle. 1 Quand le Général, le 26 août 1944, avait remonté la nef de Notre-Dame de Paris pour le Te Deum qui allait clore la descente des Champs-Élysées, des coups de feu, tirés des galeries hautes de la cathédrale, avaient éclaté. L'assistance s'était baissée ou couchée. Le Général avait poursuivi son chemin vers l'autel comme si de rien n'était. 2 Plus tard, une version inverse sera donnée par Alain de Boissieu : le Général avait refusé de se baisser pendant la première rafale, mais avait fini par obéir à son gendre et par se baisser pendant la seconde — ce geste l'aurait sauvé... En tout cas, le destin ne voulait pas que sa vie s'arrêtât ce jour-là. 3 II n'existait que 2,5 millions de récepteurs en France au 1er janvier 1962, contre 25 au 1er janvier 1994. 4 Un auditeur qui téléphone à la station, pour l'avertir d'un événement important dont il vient d'être témoin, bénéficie d'une prime. Chapitre 21 « L'ATTENTAT TOMBE À PIC» Après l'attentat du Petit-Clamart, la vie politique s'accélère. A la sortie du Conseil suivant, le 29 août, je déclare, sur les instructions du Général: «Le Président de la République a fait un exposé sur les réflexions que lui a suggérées l'attentat dont il a failli être victime. Ce que les tueurs visent avant tout dans le Président de la République, c'est le garant de la stabilité des institutions républicaines. Ce qu'ils veulent, c'est prendre sa place. Comme il est évident qu'ils ne pourraient pas s'y maintenir longtemps, ils détruiraient la stabilité retrouvée. « Le général de Gaulle a souligné devant le Conseil la nécessité de sauvegarder les institutions. L'attentat l'a amené à considérer que l'essentiel était d'assurer, quoi qu'il arrive et sans perdre de temps, la continuité de l'État. Il se dispose à prendre de son côté les initiatives nécessaires. L'attentat de la semaine dernière a permis à l'opinion de prendre conscience des risques qu'avait courus la République1 . » Au cours de notre entretien, il m'a répété, en termes analogues, ce qu'il me déclarait depuis mai: « Il faut que mon successeur non seulement ait le droit, mais ressente le devoir, de prendre en charge le destin de la France et de la République. Si je disparaissais avant que cette réforme ait été votée, il arriverait à la Ve République la même chose qu'à la IIIe après Mac-Mahon: le Président renoncerait de lui-même à ses prérogatives au profit du Parlement. — Mais, hasardé-je, la meilleure solution ne serait-elle pas que vous ayez un vice-président, comme c'est le cas aux États-Unis ? Vous avez bien introduit dans nos institutions les suppléants des députés et des sénateurs. Pourquoi le Président n'aurait-il pas son suppléant, alors qu'il est tellement plus important que chaque parlementaire? » Il rit: « C'est en effet une bonne raison, mais seulement en apparence. Justement, le Président est trop important. Un vice-président ne sera pas reconnu comme un Président légitime, s'il n'a pas été lui-même élu comme Président. La France est trop difficile à gouverner. Il faut que le Président soit l'expression directe de la volonté populaire, si l'on ne veut pas qu'il soit contesté dès sa prise de fonctions. AP. — Et l'attentat vous permettra de mieux faire passer cette révision? » Le Général rit à nouveau: « Il tombe à pic. » Rien de changé dans sa pensée. Seulement, dans la déclaration qu'il me prescrit maintenant de faire, tout l'accent est mis sur l'attentat du Petit-Clamart. L'œil d'aigle a aussitôt perçu le parti qu'on pouvait tirer du sentiment populaire. Il ne fallait surtout pas faire état d'une réflexion de longue date: on l'aurait accusé d'avoir prémédité la mort de la démocratie parlementaire. Mieux valait se laisser porter par l'émotion des Français. Il faut effacer non seulement ce qu'il m'a dit, mais ce qu'il m'a fait dire le 30 mai, ainsi que ce qu'il a dit lui-même dans son allocution du 8 juin et qui est heureusement passé inaperçu. Convaincante démonstration de son principe selon lequel on parle toujours trop... « Nous vivons un précipité d'histoire » Le 3 septembre, dans notre tête-à-tête, il me confirme ce qu'il m'a dit précédemment et conclut avec une sorte de jubilation: « Cette année, les choses s'accélèrent. Nous vivons un précipité d'histoire. » Je me suis cru autorisé à laisser largement filtrer ce que je savais depuis plus de trois mois, mais en établissant cette fois un lien direct entre l'attentat et la décision d'organiser un référendum. Les éditorialistes que j'ai reçus, puis la presse entière, ont reflété ces conversations, où je suis allé assez loin. Le 12 septembre, au Conseil qui suit son retour d'Allemagne, le Général commence par dire en me regardant: «Tout est dit et je viens trop tard...» Puis il s'adresse aux ministres. Il parle lentement, et, comme d'habitude, sans notes. « Il s'agit d'assurer la pérennité des institutions. En 1958, j'ai fait approuver ces institutions par le peuple, à une majorité comme on n'en avait jamais vu dans l'histoire de la République. Ces institutions existent. Nous les avons mises en place. Elles ont fait leurs preuves. Avec elles, nous avons traversé des drames qui auraient emporté dix fois les précédentes Républiques. Nous avons accompli une œuvre de réorganisation. Nous avons réalisé un changement complet des rapports avec nos colonies, lesquels sont devenus ce qu'on pouvait faire de mieux. À l'extérieur, nous avons acquis une influence, un prestige que nous n'avions pas connus depuis bien longtemps. Nos institutions sont en train de réussir. Notre devoir est de les maintenir. Elles ont été faites, dans une large mesure, à cause de et par celui qui vous parle. C'était naturel: je représentais et je continue de représenter un certain nombre de choses essentielles, un capital moral qui se confond avec la patrie. «Il ne faudrait pas que la disparition d'un homme mette en cause tout ça et rejette le pays dans l'aventure, ce qui serait instantané si on dévoyait les institutions. «Nous avons maintenu le Parlement, qui détient le pouvoir législatif. Nous avons mis des correctifs, de manière qu'il ne dispose plus du gouvernement. Mais il a le droit de renverser le gouvernement. Donc, nous avons un régime parlementaire, comme on dit. « Que mon successeur soit élu du peuple et non des partis » «Le gouvernement est coordonné par le Premier ministre, lequel a des attributions qu'il a le moyen d'assumer. Il est rehaussé par la nouvelle relation qui s'est établie avec le Parlement. Tout n'est possible et ne le sera que s'il émane du Président de la République. Il ne dépend pas de majorités variables. Il tire sa source du responsable suprême. C'est l'innovation capitale de 1958. Nous avions souffert, sous les deux précédentes Républiques, de l'absence de cette institution-là. Il n'y avait personne à la tête de l'État. Les attributions du Président sont telles qu'il doit être vraiment le chef de l'État, le garant de l'intégrité du territoire, de l'indépendance de la République, du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le chef des armées, le chef de la diplomatie avec le pouvoir de négocier et de ratifier les traités, de mettre en vigueur les textes internationaux. Il a le droit de dissoudre l'Assemblée. Et si tout craque, il peut prendre tous les pouvoirs... Il est devenu un vrai chef d'Etat. C'est un changement essentiel par rapport aux Constitutions de 1875 et de 1946. « S'il ne pouvait pas maintenir ces prérogatives, on en reviendrait à la IIIe et à la IVe, c'est-à-dire au régime des partis, au régime d'assemblée, qui ne correspondrait ni aux circonstances, ni au sentiment public. Les drames renaîtraient comme avant. L'institution présidentielle doit être maintenue après moi. « J'ai beaucoup réfléchi à ce sujet dès 1958. Il ne m'avait pas paru nécessaire, alors, ni même possible, de conjuguer avec mon élection l'adoption du principe de l'élection présidentielle au suffrage universel. N'importe quel système électoral aurait alors abouti, en ce qui me concerne, au même résultat. Je tenais ma légitimité de l'Histoire. Or, un certain nombre de préventions existaient encore à l'égard de la Constitution elle-même et à l'égard de la fonction présidentielle. Il fallait accoutumer les esprits. De plus, le suffrage universel aurait signifié, alors, qu'il y aurait à peu près autant de citoyens d'outre-mer que de métropole. « Nous avons donc créé un collège électoral qui dépassait les parlementaires, mais demeurait un collège de notables — en fait, le collège sénatorial. Mais il faut que mon successeur soit élu du peuple et non des partis, de manière à dominer les partis et à les surpasser. Sinon, il deviendrait leur jouet. « Pour que le rôle du Président, poursuit le Général, demeure ce qu'il est, que les institutions puissent continuer à fonctionner, il faut un accord profond entre le Président et le pays. Cet accord, mon successeur ne l'aura pas a priori. Comment pourrait-il l'avoir, sans que le pays l'ait élu? Il faut donc une modification de la Constitution. « Je conviens modestement que j'ai introduit le référendum dans nos mœurs» « Le peuple français est souverain. La souveraineté vient de lui. Il la détient tout entière. Il peut la déléguer, mais il la possède. « Quand un choix politique peut engager son destin, il est élémentairement nécessaire que le pays fasse lui-même ce choix. Son instinct l'y pousse, et le bon sens aussi. C'est vrai à tous égards, et même au point de vue juridique. Toute modification importante de la Constitution doit procéder du pays lui-même. « Le référendum est entré dans nos mœurs. Je conviens modestement que je l'y ai introduit moi-même. Il a été utilisé pour faire table rase en 1945, puis pour rejeter une première Constitution, et enfin pour avaliser fâcheusement la Constitution de 1946. En 1958, c'est le peuple qui a adopté la nouvelle Constitution. C'était légitime. On ne pouvait pas imaginer d'autre procédure. « L'article 3 de la Constitution, qui dit que le peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et par la voie du référendum, ne fait aucune réserve sur l'usage du référendum. Une procédure parlementaire de révision est prévue avec quelque détail à l'article 89, puisqu'il s'agit d'une procédure parlementaire et qu'il faut bien en préciser les modalités. Mais, pour la voie du référendum, la Constitution est beaucoup moins explicite, puisqu'il était beaucoup moins nécessaire de l'expliciter. «Le Président de la République, selon l'article 11, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics. Ces termes désignent une notion aussi ancienne que la République. La Constitution de 1875 (c'est-à-dire celle qui a fondé la IIIe République, d'où sont sorties la IVe et la Ve) comportait un titre significatif: Loi portant organisation des pouvoirs publics. Ce terme ne peut pas être soumis à contestation. « Il faut modifier la Constitution pour la maintenir » « Pour modifier le collège électoral, on aurait pu penser qu'il aurait mieux valu attendre que le mandat de sept ans que j'ai accepté soit terminé. Mais on peut penser, après ce qui a failli se produire il y a trois semaines et qui pourrait se reproduire, qu'il y aurait désormais de graves inconvénients à attendre. Il est devenu indispensable de faire trancher le peuple, et de le faire trancher rapidement. « Il ne s'agit pas de changer les institutions, mais de les asseoir. Chacune doit garder ses attributions: le Président, le gouvernement, le Parlement, le Conseil constitutionnel, le Conseil économique et social, etc. Pourtant, l'équilibre de ces institutions ne peut être sauvegardé que si la clé de voûte demeure à sa place. C'est le seul changement indispensable que nous ayons à apporter à la Constitution. Il ne faut la modifier que pour la maintenir. « Quant à la rédaction du projet de loi sur cette base, on va la mettre à l'étude. Le gouvernement l'arrêtera en ma présence. Puis le projet de loi sera soumis au référendum quand le Parlement sera en session. Il faut qu'il soit publié au moment même de la rentrée. Le Parlement aura la faculté de renverser le gouvernement par une motion de censure. Ce qui n'empêcherait nullement le référendum, et qui poserait seulement la question de la durée de la législature. Si, au contraire, le Parlement s'en accommode, il s'en trouvera bien. (Autrement dit: "Si le gouvernement est censuré, non seulement je ne renonce pas au référendum, mais je dissous l'Assemblée." Je reste un instant éberlué de l'audace, car s'il y a une chose dont le monde politique ne se doute pas, c'est bien celle-là.) « Vous êtes des hommes politiques, même ceux d'entre vous qui n'êtes pas hommes politiques de métier. Vous avez des responsabilités politiques devant les Français. Cela peut vous poser un problème. Vous n'êtes pas nécessairement convaincus de ce que je dis. Je comprendrais que vous ne soyez pas d'accord et que vous ne souhaitiez pas assumer la responsabilité d'un changement si important. Ce serait très compréhensible et parfaitement légitime. C'est votre affaire. Vous avez tout le temps d'y penser. Nous ne ferons rien d'autre à notre prochain Conseil des ministres que de répondre à cette question. « Je ne dirai rien au pays avant le prochain Conseil. D'ici là, chacun de vous pourra se décider. Je ne vous engagerai pas jusqu'à ce que vous vous soyez vous-mêmes engagés.» « Le suffrage restreint écartera toujours Clemenceau au profit de Deschanel » Après le Conseil, le Général revient devant moi sur son projet. AP: « Ne trouvez-vous pas étrange, mon général, que la plupart des juristes, des politiques et des commentateurs négligent la question de fond, l'élection populaire du Président, et ne s'intéressent qu'à la question de forme, votre préférence pour le référendum plutôt que pour la procédure parlementaire? GdG. — Ce n'est pas étrange du tout! On peut les comprendre. Il est difficile d'expliquer au peuple souverain qu'il n'est ni digne ni capable de choisir son délégué principal, alors qu'il choisit ses délégués secondaires, les députés. Il est plus facile d'insinuer que la méthode que nous allons suivre violerait la Constitution. Autant le simple citoyen dispose du bon sens et de l'instinct qui lui permettront de choisir un Président en connaissance de cause, autant il est hors d'état de faire du juridisme. C'est donc le moyen le plus sûr de verser en lui le venin du doute. Si je ne répondais pas sur ce point, je prêterais le flanc à l'accusation la plus grave, celle de forfaiture 2 , puisque le premier devoir du Président de la République est de respecter et de faire respecter la Constitution. AP. — Ce qui me tracasse, c'est que n'importe quel hurluberlu puisse se présenter. Il y a eu sept candidats en moyenne par circonscription aux dernières élections législatives. Il risque d'y en avoir beaucoup plus pour l'élection présidentielle. Ne pourrait-on demander aux parlementaires, ou en tout cas aux 60 000 notables qui forment l'actuel collège présidentiel, de faire une première sélection? Par exemple, seuls pourraient se présenter à l'élection populaire ceux qui auraient recueilli 10 % des voix dans ce collège. GdG. — Plus le corps électoral est restreint, plus il est sensible aux cabales et aux mots d'ordre des partis. Plus les électeurs sont nombreux, plus on a de chances d'échapper aux consignes des états-majors. Si vous agitez le contenu d'une baignoire avec la main, vous provoquez une tempête, l'eau déborde. Si vous faites de même dans un lac, il absorbe aussitôt l'agitation et reste tranquille. AP. — Mais le tri des candidats sérieux ou farfelus par le collège des élus ne signifierait pas qu'il élirait le Président. L'acte solennel de l'élection resterait l'apanage du suffrage universel. GdG. — Vous n'empêcherez pas qu'une pré-sélection soit un pré-jugement. Ce sera un avant-premier tour. Il permettra à n'importe quel clan de peser pour éliminer le meilleur candidat. On retombera dans le vieux système. Ne doutez pas que le suffrage restreint écartera toujours Clemenceau au profit de Deschanel. Ne doutez pas que les notables désigneront toujours le plus faible, le plus irrésolu, le plus inconsistant. Et le classement qu'ils auront institué risque d'influencer irrémédiablement le corps électoral tout entier. Laissez donc le peuple choisir lui-même! Son instinct est plus sûr que celui des partis! « Du saute-mouton par-dessus les notoires» AP. — Vous ne voulez pas profiter de cette grande réforme pour modifier le Sénat, comme vous me l'aviez dit un jour? GdG. — Le Sénat est une institution périmée dans sa composition actuelle. Il est l'émanation des communes rurales qui étaient l'essentiel de la France au XIXe siècle. Aujourd'hui, tel qu'il est, il n'est plus qu'une assemblée qui n'a de légitimité que pour s'occuper d'adductions d'eau. En revanche, un Sénat absorbant le Conseil économique et social acquerrait une légitimité pour donner des avis précieux sur toute la vie économique et sociale de la nation. Mais ce n'est pas le moment. Le prochain référendum doit avoir un objectif et un seul: le mode d'élection du Président; il ne faut pas charger la barque. C'est pour plus tard. » Il redresse la tête et s'exalte: «Ce sera le tournant essentiel dans l'histoire de la Ve République. Nous allons rompre avec le système des notables, qui avait pour effet de les faire bénéficier d'un coefficient multiplicateur. Cette réforme va dans le sens de l'évolution! Les notables sont une survivance. Ce mode d'élection n'était pas digne de la fonction présidentielle telle qu'elle a été voulue. Nous allons donner un coup d'arrêt à la longue poussée des privilégiés pour accaparer le pouvoir, et donc le destin de la nation. » L'œil malicieux, la main sur la poignée de la porte: « Les Français ont été dépossédés par le Parlement de leur souveraineté. Ils vont pouvoir faire du saute-mouton par-dessus les intermédiaires abusifs, par-dessus les notoires. » (Il appuie sur ce mot.) 1 C'est cette déclaration officielle qui a accrédité l'idée que le référendum sur l'élection présidentielle découlait de l'attentat. 2 Monnerville prononcera ce mot de forfaiture au congrès radical de Vichy le 29 septembre 1962. Il est remarquable que, dix-sept jours avant que le président du Sénat ose l'en accuser, de Gaulle voie la possibilité de l'accusation, et emploie le même terme. Chapitre 22 «VOUS VOUS PLAISEZ AVEC LES JOURNALISTES! » La bataille politique qui commence, comme j'aimerais la vivre au poste d'observation et d'action où le hasard m'a placé... Mais je sais depuis quelques jours que ce ne sera plus le cas. Pourtant, au début d'août, Pompidou m'avait parlé sur un ton de confiance qui pouvait me faire croire que cela durerait. Matignon, 8 août 1962. «Voilà bientôt quatre mois, me dit Pompidou, que nous sommes en fonction. Quatre mois que vous avez le privilège d'être le porte-parole du Général; donc, souvent, d'interpréter sa pensée. Vous avez appris à vous défier des explications qui sembleraient évidentes. » Il ralentit son débit — comme le fait le Général lorsqu'il veut aller « au fond des choses» : « L'intelligence — ou plutôt l'intuition — de cet homme embrasse d'un seul coup d'œil des aspects du réel que des yeux ordinaires ne peuvent apercevoir que séparément: ces aspects, contradictoires pour nous, sont pour lui compatibles, vrais successivement ou simultanément, et même complémentaires. L'aspect que, finalement, il privilégie est celui qui lui paraît le plus conforme à l'intérêt de la France; à l'idée qu'il se fait de son devoir; à son image. Entre ces notions, n'établissez aucune hiérarchie, car elles se confondent. L'étrange de cet homme multiple, c'est qu'au total il est un. Mais n'oubliez jamais son orgueil, sans lequel il n'aurait rien entrepris ni réussi de ce qu'il a réussi et entrepris, cet orgueil sans lequel il calerait tous les jours. » Il touche juste. De ce phénomène, j'ai relevé cent exemples. Ce que je ne dis pas à Pompidou, c'est qu'à mesure que j'essaie, jour après jour, de traduire aux éditorialistes les paroles et les silences, les gestes ou les absences de geste de cet homme qui les fascine, je commence à être vraiment heureux, comme chaque fois que l'on sent qu'on domine sa tâche; au point d'être gagné par l' illusion que d'autres ne la domineraient pas aussi bien... Il faut toujours se méfier de ce genre d'euphorie. La veille de l'attentat, Pompidou m'a fait venir. Me voilà puni de mes illusions. Matignon, 21 août 1962. « Le Général — me dit Pompidou l'air embarrassé — a promis à Fouchet, quand il lui a fait accepter le poste suicidaire de haut-commissaire en Algérie en mars dernier, qu'il le ferait entrer au gouvernement à la fin de sa mission. Alors, il me tarabuste pour qu'on honore cette promesse. Fouchet passe très bien à la télévision — d'ailleurs, le Général l'en a complimenté. Il pense que ce ministère lui va comme un gant. Il propose que vous restiez à votre poste. Je lui ai dit que ce serait inacceptable pour vous, que vous ne pourriez pas être son second après avoir été votre propre maître. » Il reprend son souffle, comme si le plus dur était dit. «L'intégration des rapatriés va être la grande affaire des prochains mois. Je vais ériger ce secrétariat d'État en ministère plein. Je vous offre de le prendre. Je vais faire passer Boulin au Budget, ce qui sera pour lui une promotion et permettra de ne pas laisser Giscard tout seul rue de Rivoli, ce qui agace les compagnons. » Il a eu l'honnêteté de reconnaître que son vrai mobile était de caser Fouchet ; il n'a pas essayé de me faire croire que c'était de créer un « grand ministère des Rapatriés» dont je serais seul digne... Si franche que soit son approche, il a l'art d'enrober de miel les pilules les plus amères. Voyant mon air maussade: «Vous allez être chargé du problème qui va dominer la vie nationale dans les semaines qui viennent. En outre, vous sautez au bout de quatre mois le fossé qui sépare le purgatoire des secrétaires d'État et le paradis des ministres.» Je n'avais pas envisagé la question sous cet angle... Ce que je sais, c'est que je me plaisais dans le rôle de porte-parole, que j'aimais recueillir les confidences du Général et les distiller à dose homéopathique; tandis que la perspective de m'occuper des « repliés », comme dit le Général, à la tête d'une administration fantomatique et sans moyens, ne m'attire nullement. Je lui,réponds que j'aimerais mieux rester modestement secrétaire d'État à l'Information. Me frôle alors l'idée que Pompidou pourrait m'assener une réponse analogue à celle que le Général avait faite à Baumgartner : «Vous n'êtes plus secrétaire d'État à l'Information.» Mais non, il est beaucoup plus patient qu'en avril dernier, quand il formait son gouvernement. AP : «Boulin a eu le mérite de créer cette structure nouvelle, mais son budget a été établi sur l'hypothèse d'un retour de 70 000 rapatriés pour 1962, alors qu'ils seront dix fois plus nombreux. Ça ne m'exalte pas, la perspective d'une morne bataille avec les Finances pour accueillir ces lamentables victimes d'un exode qu'on a refusé de prévoir. Et vous allez me chercher, comme pour me punir d'avoir décrit l'an dernier1 cet exode tel qu'il se produit! Pompidou. — N'exagérons rien. Justement, vous serez bien accueilli par les pieds-noirs. En tout cas, je n'ai pas d'autre solution. AP. — Pourquoi ne nommeriez-vous pas Fouchet directement aux Rapatriés? Pompidou. — Vous voulez rire? Il leur a fait ses adieux de l'autre côté de la Méditerranée, il ne peut pas les accueillir de ce côté-ci! AP. — Alors, pourquoi pas ministre chargé des relations avec le Parlement? Dumas serait enchanté de devenir ministre des Rapatriés. Pompidou. — Vous ne connaissez pas encore le Général! Il a une grande affection pour Fouchet, auquel il pense pour sa succession. Et il ne tient pas le Parlement en grande estime. Si je lui faisais une proposition pareille, il serait furieux.» « Nous en reparlerons à mon retour d'Allemagne » J'admire l'habileté de Pompidou à jouer sur l'échiquier gouvernemental, et le respect filial avec lequel il épargne au Général tous ces tracas. En regard, il faut bien que je me reproche ma rigidité mentale: ce département ministériel que je repoussais en avril comme un cadeau empoisonné, voilà que je refuse de m'en séparer? C'est risible. Pompidou a eu la bonté de m'épargner les sarcasmes que je mérite. Mais je ne peux m'empêcher de m'en ouvrir au Général. Salon doré, à l'issue du Conseil du 3 septembre 1962. J'explique au Général que je me plais à cette mission de porte-parole, à mes relations avec les journalistes, et que je regretterais d'avoir à y renoncer. Les yeux s'agrandissent derrière les verres-loupes: « Vous vous plaisez avec les journalistes! (Il répète son exclamation d'un air ébahi. Puis il laisse passer quelques secondes.) Nous en reparlerons à mon retour d'Allemagne. Je verrai avec le Premier ministre s'il ne trouve pas une autre solution. Rien ne se passera d'ici là. » Par correction, je raconte à Pompidou ma requête, que j'ai jetée dans le Salon doré comme une bouteille à la mer. Il ne peut réprimer une impatience: «Et qu'est-ce qu'il a dit ? » Il est clair qu'il m'en voudrait terriblement, si sa combinaison s'écroulait. Il veut régler l'affaire pendant l'absence du Général. Ai-je d'autre choix que de m'incliner? « Vous entrez dans leur jeu » Que de fois le Général m'a mis en garde contre mon intérêt pour la presse! Puisque je dois m'éloigner d'elle, c'est le moment de repenser à ce qu'il m'a dit d'elle. Je feuillette mes notes de ces dernières semaines. Après le Conseil du 16 mai 1962, où l'on a évoqué la tournée des popotes d'Argoud en Allemagne, le Général me met en garde: «Cette affaire n'a pas l'extension énorme que lui ont donnée les journaux. Une information judiciaire est en cours. La règle veut qu'on ne parle pas d'une affaire qui est à l'instruction. De toute façon, on en dit toujours trop. Je veux bien que vous laissiez filtrer prudemment quelques petites choses pour essayer d'appâter les journalistes, mais je doute que vous y arriviez. Il n'y a rien à faire avec des gens qui sont de parti pris et qui ne veulent pas remettre en cause leurs préjugés. En tout cas, pas un mot, même en privé, sur Argoud ni sur ce genre d'affaires! » Après le Conseil du 6 juin 1962, le Général: «Il me revient que vous vous entendez bien avec les journalistes. C'est mauvais signe. AP. — Il faut quand même tâcher de faire passer des idées — les vôtres. Ils en sont souvent si éloignés! Il faut bien obtenir d'eux un minimum de sympathie! GdG. — Vous dites ça, mais, en réalité, vous entrez dans leur jeu. Vous faites semblant de les comprendre. Et vous finissez par adhérer à ce qu'ils vous disent. AP. — Je ne connais pas d'autre moyen de convaincre, que de montrer de la compréhension pour celui à qui on parle. Il y a deux tâches bien distinctes dans mon rôle de porte-parole. D'abord, la conférence de presse après le Conseil des ministres, les déclarations à la télévision et aux radios: c'est officiel; ça engage le gouvernement, et par conséquent vous-même. Et puis, il y a ce que je peux confier, en petit comité, aux rédacteurs en chef, aux éditorialistes, pour leur faire saisir des idées auxquelles ils sont généralement imperméables, pour leur livrer un message qui fasse au moins contrepoids à ce qu'ils entendent de la part de l'opposition ou de l'ambassade américaine. Alors, ça, c'est off, comme ils disent, on ne peut pas me citer, c'est tout en nuances. Je devine bien ce qu'il serait imprudent de dévoiler, et ce sur quoi je peux m'appuyer pour argumenter. » Le Général ne me répond pas. Ça signifie sûrement qu'il ne veut pas me rendre les armes, mais qu'il me laisse faire, à mes risques et périls. On ne s'attendrait pas à trouver ce respect de la liberté des autres, chez cet homme apparemment rigide et bardé de principes. Façon de me dire (ce qu'il ne fait d'ailleurs pas) : «Faites, puisque vous le sentez ainsi, mais réussissez! Vous serez jugé à vos actes et à leurs résultats. » Après le Conseil des ministres du 13 juin 1962, le Général emploie des expressions qui m'enchantent: « Vous pouvez laisser filtrer, mais délicatement... Mine de rien..., laissez entendre que...» En deux mois, comme il a changé! Il a peu à peu intériorisé la méthode que je lui suggérais. Cet homme, que l'on dit immuable et intransigeant, passe son temps à muer et à transiger. « La loi nous donne autorité sur la télévision » Élysée, 18 juillet 1962. Le Général me dit: « La télévision est un magnifique moyen de formation de l'esprit public. La loi nous donne autorité sur elle. Pourquoi ne pas s'en servir davantage? Je ne peux pas être le seul à y passer. Pourquoi ne répondez-vous pas aux questions d'un journaliste après le Conseil des ministres? Et le Premier ministre, pourquoi ne se fait-il pas interroger? Je le lui ai demandé plusieurs fois. Il m'a dit: oui, oui, mais il n'en fait rien.» Je répercute sur Pompidou cette invite pressante. Il soupire: « Il faudra bien que je m'y mette, mais je ne le sens pas.» Il ne dissimule pas qu'il a « le trac ». «Tant de choses peuvent être gâchées ou compromises en une minute, parce qu'on a dit un mot pour un autre.» Il se prépare pourtant. Il essaie quelques thèmes dans notre petite réunion, plusieurs matins de suite. Matignon, 1er août 1962. Pompidou ne peut cacher sa nervosité, tandis que les techniciens de la télévision s'affairent dans son bureau. Il fume cigarette sur cigarette. À la fin de l'interview, qui dure plus d'une demi-heure, il se lève, enjambe les câbles qui encombrent la pièce et vient, l'œil anxieux, vers Guichard et moi: « Alors, comment trouvez- vous ça ? » Remarquable. Il a été simple et pédagogue. Son profil bourbonien, ses sourcils épais et ses yeux de diamant noir font merveille. Le mercredi suivant, à la fin du Conseil, le Général le complimente. Ensuite, il réitère devant moi en tête à tête. Sa satisfaction est si vive que je ne peux m'empêcher de penser : « Il est tout heureux, parce qu'il a trouvé son dauphin. Jusque-là, il s'interrogeait. Maintenant, il sait. » Et Pompidou comprend, je l'ai bien senti, qu'il a joué gros, mais qu'il a gagné. « Jamais le régime ne s'implantera... » Fin septembre 1962. Je suis effrayé de l'hostilité qui entoure le Général. Dans les commentaires de presse, dans les «dîners en ville », dans les bavardages des couloirs de l'Assemblée, qui n'a jamais été aussi fréquentée, dans les conversations avec des journalistes, le dénigrement déferle. Pire: la haine. Maintenant que la trêve qu'imposait la guerre d'Algérie est rompue, la guerre politique est déclarée. Mais, depuis l'installation de De Gaulle à l'Elysée, cette guerre avait-elle jamais cessé de se dérouler en mineur? La moindre crise, la retraite du combattant, le refus de convoquer le Parlement comme l'exigeaient les organisations agricoles, le dernier discours sur l'Algérie, la dernière conférence de presse sur l'Europe, le retrait de notre flotte méditerranéenne de l'OTAN, les crédits de la force de frappe: autant d'occasions 2 de lancer une déferlante. Et chaque fois, la consultation qui a suivi a montré la distance entre la « classe politique », qui déteste de Gaulle, et le peuple, qui le suit. « Il faut quand même bien faire un effort vers les éléments les plus raisonnables de la presse pour arriver à plus de consensus sur les projets de réforme », m'a dit Pompidou, en m'encourageant dans ma méthode des briefings. Il a ajouté: «Jamais le régime ne s'implantera s'il est rejeté par la classe dirigeante. » La classe dirigeante : c'est justement un concept que de Gaulle n'accepte pas. Mais pourra-t-il la faire disparaître? Et ses successeurs n'en redeviendront-ils pas les otages? C'est pour en finir avec elle qu'il veut confier au peuple le rôle suprême de choisir le Président. Elle le sent bien — et fera tout pour l'empêcher. 1 Faut-il partager l'Algérie ? Paris, Pion, 1961, ch. 6, Dunkerque ? « De la fière formule De Dunkerque à Tamanrasset, il ne resterait plus que le premier terme.» 2 Trente ans après, on a pu entendre un universitaire, dans le colloque de l'Institut Charles de Gaulle des 19, 20 et 21 novembre 1992 sur « De Gaulle et les médias », prétendre que l'examen des journaux de l'époque ne faisait ressortir aucune hostilité de la presse à l'encontre de De Gaulle. Il avait dû oublier de regarder les journaux parus dans ces occasions-là, qui prenaient l'allure de véritables crises de régime. Chapitre 23 «IL FAUT TOUJOURS MARCHER DROIT VERS LA VÉRITÉ» Voici venu l'historique Conseil des ministres du 19 septembre 1962 1 . Le Général résume «les deux questions sur lesquelles chacun doit se prononcer: « 1) L'élection du Président de la République au suffrage universel est-elle nécessaire et suffisante pour que la clé de voûte des institutions puisse se maintenir? «2) Si nous faisons cette réforme, faut-il la faire par référendum direct du peuple (c'est-à-dire l'article 11 de la Constitution), en écartant la procédure parlementaire (celle qui est prévue à l'article 89)? « Je donne la parole à chacun de vous dans le sens des aiguilles d'une montre à partir de la gauche du Premier ministre, lequel pourra ainsi terminer la série.» (Il a dit la série : il n'en fait pas lui-même partie, à la différence de Pompidou.) Chaque ministre, à tour de rôle, fait une intervention de trois à dix minutes. Elles se répètent souvent, mais les variantes, voire les réserves, sont significatives. Ce sont elles surtout que je retrace. « Un référendum n'est pas un Gallup! » Palewski ouvre le feu: «L'hostilité des partis à votre projet prouve que vous touchez juste. S'ils s'étaient résignés, cela aurait prouvé qu'ils comptaient bien reprendre le dessus malgré cette réforme. L'opposition battait l'estrade depuis le retrait du MRP, et maintenant elle se sent acculée. Vous avez repris l'initiative. Si l'attentat du Petit-Clamart avait atteint son objectif, nous serions revenus à la IVe en moins de six mois, ou de six semaines. Il faut maintenant que le régime devienne carrément présidentiel. » Foyer opine en second. Il exprime son accord pour le fond. « Mais pour la forme, à savoir le référendum direct, par appel à l'article 11, j'ai des doutes sur la conformité à la Constitution, puisque la procédure de l'article 89, c'est-à-dire la voie parlementaire, est précédée du titre "De la révision". GdG. — Dans les textes législatifs, les titres et sous-titres ne font pas foi. Foyer. — Je sais bien. Mais ce titre-là me gêne. Je suggère donc de proposer au référendum, selon l'article 11, un projet de loi invitant le gouvernement à soumettre au Parlement une modification de la Constitution selon la procédure de l'article 89. Autrement dit, en définitive, par le Congrès: celui-ci serait bien embarrassé, après cette consultation solennelle, de prendre une position contraire à celle du peuple. GdG. — Mais un référendum n'est pas un Gallup! Ce ne serait pas constitutionnel! L'article 11 dit: "Le Président peut soumettre tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics." C'est le cas! « Le garde des Sceaux a des scrupules, mais il les surmonte » Foyer (se gardant de riposter). — D'autre part, je préconise de confier l'intérim non plus au président du Sénat, mais, comme dans la Constitution de 1875, au Conseil des ministres dans son ensemble. Pisani. — L'acte politique le plus important des prochaines années sera la désignation de votre successeur. L'élection au suffrage universel est une modification opportune. Mais il faudrait choisir entre deux conceptions: la conception parlementaire, où le Président est un arbitre; la conception présidentielle, où le Président est un patron. GdG (légèrement ironique). — Le Président a pour le moment cette double fonction. Vous êtes sûr qu'il n'en a pas d'autres? Pisani. — Autres questions. 1) Le Premier ministre justifiera-t-il encore son existence? (Pompidou fait une grimace comique.) «2) Le citoyen ne résiste pas aux moyens de pression de l'information moderne. On l'a vu pour l'élection de Kennedy. D'où l'importance d'un statut de la RTF. « 3) J'ai des doutes à propos des deux tours. Il me paraîtrait plus opportun qu'au premier tour, seul intervienne, pour faire un tri, le corps électoral actuel — les 60 000 élus — qui sélectionnerait deux candidats. Ensuite, le second tour se déroulerait au suffrage universel et trancherait entre ces deux candidats. Sinon, nous risquons d'avoir au premier tour une épouvantable pagaille.» Triboulet reprend à son compte le raisonnement de Foyer, puisque l'article 89 confie la révision à la seule voie parlementaire, sans faire mention du référendum direct. Boulin : « Je partage aussi les scrupules du garde des Sceaux. GdG. — Si j'ai bien compris, le garde des Sceaux a des scrupules, mais il les surmonte. » (Rires des deux ou trois flagorneurs habituels, discret sourire de quelques autres, ou pas de sourire du tout: l'atmosphère est sévère.) « Le Sénat peut dire n'importe quoi et s'en laver les mains » Le Général juge qu'il est temps de s'expliquer sur la question du choix de l'article 11. Il le fait plus en politique qu'en juriste: « Si on admet que l'article 89 est le seul moyen de modifier la Constitution, on donne au Sénat le privilège incroyable de bloquer à lui seul la Constitution. Le Président, avec l'appui du peuple, pourrait modifier la Constitution contre le gouvernement et contre l'Assemblée, en écartant vivement ces obstacles, puisqu'il peut renvoyer le gouvernement ou dissoudre l'Assemblée. Mais il ne pourrait rien faire sans le Sénat, ni à plus forte raison contre lui! « On créerait ainsi un corps tout-puissant. Ça n'est pas possible! Ce n'est pas ce qu'ont voulu les Constituants de 1958 ! Je m'honore d'être l'un d'eux. Si on admet qu'il n'est pas possible d'agir par l'article 11, toute réforme devient impossible du fait du Sénat. «Sous la IIIe République, le Sénat avait une responsabilité politique, mais le Président de la République n'avait pas de substance. A présent, la démagogie s'est retournée vers le Sénat. Il peut tout arrêter. C'est une assemblée inamovible, sans responsabilité ni sanction. Il peut dire n'importe quoi et s'en laver les mains. Rien d'étonnant à ce qu'il se conduise en irresponsable. Il est en train de révéler qu'il est, sous sa forme actuelle, une survivance néfaste. Gorse. — Il y a deux problèmes. Celui de votre succession: il ne sera pas résolu par un texte. Celui des pouvoirs présidentiels: la dimension de la fonction est créée par votre personne, non par des textes. GdG. — Mais aussi par le fait que le droit de dissolution, le droit de référendum, l'article 16, etc., c'est-à-dire des textes, donnent au Président des pouvoirs nouveaux. Gorse (qui n'oublie pas qu'il vient de la gauche). — Vous avez des ennemis et la RTF ne sera pas suffisante pour les faire taire. Votre politique financière ménage trop la bourgeoisie d'affaires, qui est résolument anti-gaulliste! Je ne suis pas sûr que cette réforme soit utile. Mais je serai solidaire. Marette. — La révision du statut de l'Algérie était anti-constitutionnelle, puisqu'elle portait atteinte à l'intégrité du territoire national. Cependant, la gauche l'a votée: elle est passée par-dessus ses scrupules. » Sudreau : « Je vous conjure de renoncer » Le tour de Sudreau arrive. L'atmosphère se tend. On murmure depuis hier qu'il va donner sa démission. Sudreau : « Cette réforme est dangereuse. Il ne faut pas bouleverser la loi fondamentale. Vous créeriez un précédent historique fâcheux. Vous risqueriez d'instituer une ère d'instabilité constitutionnelle. « Cette réforme est inopportune. La fin de la guerre d'Algérie a provoqué des blessures. Il faut laisser le temps les cicatriser. Vous êtes et devez rester le rassembleur. Ce serait un jeu facile pour l'opposition de dire que vous divisez les Français.» Sa gorge se serre. « La Constitution doit établir l'équilibre des pouvoirs; on vous accusera de créer un déséquilibre. Je vous conjure de renoncer à ce projet funeste.» Sa voix se brise. L'émotion atteint tout le Conseil. Le Général ne commente pas, et donne du regard la parole au suivant. Couve: «Toutes les grandes démocraties occidentales ont évolué vers une personnalisation du pouvoir, à l'exception de l'Italie où, justement, le régime parlementaire fonctionne fort mal. « Il faudra aller de plus en plus vers un régime présidentiel. Les arguments juridiques ne font que masquer des préoccupations politiques. » Malraux : « Il faut que votre successeur puisse sauver la République » Malraux, de sa voix caverneuse, parle comme devait le faire la Pythie sur son trépied: «Cette réforme sera-t-elle suffisante? Sûrement pas. Rien n'est jamais suffisant. Sinon, l'Histoire, depuis que le monde est monde, aurait eu d'autres couleurs. « Réponse à vos deux questions: «Votre successeur doit-il être élu par le suffrage universel? Oui. Comment pourrait-il en être autrement? Vous avez été vous-même élu invisible (sic) par le suffrage universel des Français. «Cette réforme sera-t-elle votée par référendum? Oui. Comment pourrait-elle l'être autrement ? « Mes collègues se sont préoccupés de votre succession, dans le cas de votre disparition. Mais il y a un autre cas, qui est plus probable et plus souhaitable, c'est celui de votre retraite et non de votre disparition. Si le Président de la République s'écarte sans disparaître, que se passera-t-il? Il n'est pas possible que l'on retombe dans le système des notables, car il n'y a plus de notables au siècle de l'avion à réaction, des satellites et de la télévision. «Clemenceau, Painlevé et Briand ont été écartés de l'Élysée par les notables. Chacun d'eux pourtant aurait pu sauver la République. Il faut que votre successeur puisse sauver la République. « Le régime présidentiel à l'américaine n'est pas un régime pour la France » AP. — Nous sommes dans un régime bâtard, mi-présidentiel, mi-parlementaire. Nous allons nous éloigner du régime parlementaire pour nous rapprocher du régime présidentiel. Ne vaudrait-il pas mieux le dire tout net, et supprimer l'article 20 selon lequel le gouvernement, responsable devant l'Assemblée, "conduit la politique de la nation" ? Cet article maintient une ambiguïté et devient anachronique. » Le Général me règle mon compte par une charge-éclair: GdG: «Le régime présidentiel à l'américaine n'est pas un régime pour la France. Et il ne faut pas toujours avoir peur de l'ambiguïté. Elle peut avoir des avantages. AP. — Quant à la procédure, pourquoi ne pas engager la responsabilité du gouvernement sur cette réforme constitutionnelle? Nous aurons donné la priorité au jeu parlementaire. Si l'opposition vote la censure, c'est elle qui aura pris l'initiative de l'agression; nous aurons de bonnes chances de gagner le référendum et les élections qui suivront. GdG (agacé). — Ça, c'est de la tactique. Nous verrons. Pour le moment, nous nous occupons de fixer la stratégie. (Rires.) Missoffe (mezza voce). — Tu es renvoyé dans tes buts. Broglie. — De même qu'on juge un écrivain sur son deuxième livre, de même on juge un régime sur sa deuxième législature. L'avenir du pays et de la République dépend de la manière dont sera élue la prochaine Assemblée. Si elle est composée d'une majorité anti-gaulliste, on rassemblera tous les textes adoptés sous votre égide, et on en fera un immense autodafé. Pour ne pas bâtir sur le sable, il nous faut assurer la réélection des amis et l'élimination des adversaires. «Personne n'a parlé du pouvoir d'interprétation de la Constitution par le Président de la République. C'est un pouvoir fondamental et, au moins implicitement, inclus dans la Constitution. (Il est cocasse d'entendre un pur orléaniste comme Broglie reprendre les arguments utilisés par Charles X en défense des ordonnances de Juillet.) C'est justement dans les cas où les juristes sont divisés entre eux que le Président de la République doit user de ce pouvoir. Il a les moyens de le faire en faisant appel au peuple souverain, suivant le droit qui lui en est expressément reconnu. Il constate les discussions entre juristes. Il donne son sentiment, et le peuple tranche. Fouchet. — Je ne m'amuserai pas au jeu de la victoire à Waterloo, ni à ce qui se serait passé si Lebrun avait été élu au suffrage universel et avait eu vos pouvoirs. Ce qui me paraît vraisemblable, c'est que Lebrun n'aurait jamais été élu au suffrage universel. Joxe (comme s'il n'avait pas entendu la réplique que m'a assenée le Général). — Je suis favorable à l'élection au suffrage universel, car je suis favorable au régime présidentiel, vers lequel nous devons aller de plus en plus. Mais il faudra, un jour ou l'autre, modifier la Constitution, en tenant compte du déséquilibre introduit par cette réforme. Sept ans, c'est trop long. Il faudra réduire le mandat à cinq ans et le faire coïncider avec la législature. Ainsi, on serait assuré d'un accord entre le Président et l'Assemblée. « Enfin, il y aurait lieu de supprimer le pouvoir de dissolution du Président de la République. » À Pompidou, revient d'opiner en dernier: «Où serait le domaine de l'article 11, s'il ne s'appliquait pas à la révision de la Constitution, et si la procédure parlementaire, celle de l'article 89, était la seule manière de la réviser? Il ne pourrait s'appliquer ni aux lois ordinaires, ni aux lois organiques, qui sont visées par d'autres articles. Il ne s'appliquerait donc à rien du tout. Depuis la guerre, tous les textes constitutionnels ont été adoptés par référendum — à la fois en 1946 et en 1958. Pourquoi ce nouveau texte ne pourrait-il pas l'être maintenant? » « L'État redeviendrait inévitablement un corps sans tête » Le Général conclut, sans répondre individuellement à personne: « Herriot avait accepté d'être président de l'Assemblée nationale de la IVe, quoiqu'il ait refusé d'admettre que la IIIe soit supprimée. Il invoquait l'ombre du bonapartisme. Il la pourchassait chez le général de Gaulle. C'est déjà le poids de ce précédent qui avait écrasé la IIIe. Gambetta, Jules Ferry ont été éliminés par le Sénat parce qu'il craignait de voir se profiler un homme fort. « Les parlementaires voudraient retrouver la plénitude de leurs pouvoirs, en recouvrant la capacité de désigner le Président de la République. L'État était un corps sans tête. Il le redeviendrait inévitablement. Poincaré, dans Au service de la France, explique comment, en quatorze mois, trois gouvernements ont été réduits à l'impuissance. Lebrun, en 40, a été obligé de s'effacer devant Pétain. Coty, dans son message au Parlement de mai 58, a montré que la Constitution de 1946 enfermait le Président dans l'impossibilité de jouer son rôle. «La Constitution subira une évolution. C'est un texte trop long, trop compliqué. Il faut toujours marcher droit vers la vérité. Et la vérité, c'est la souveraineté nationale. « Alors, voilà ce que nous allons faire. « Nous allons préparer un projet de loi qui sera soumis au référendum. Peut-être modifiera-t-on les conditions de l'intérim? Peut-être faut-il écarter des fumistes dans le genre Ferdinand Lop ? Faut-il cinquante signatures, cent? Ça reste ouvert. « Pour le second tour, il faut deux candidats, pour qu'un des deux l'emporte avec la majorité. Nous ne sommes pas encore très au clair sur ce point. Je reconnais que les dispositions prévues ne sont pas très satisfaisantes. (Un temps.) Pour l'essentiel, l'affaire est tranchée.» Après un silence, il interpelle Pompidou: «Ainsi donc, monsieur le Premier ministre, conformément à l'article 11 de la Constitution, vous me proposez, au nom du gouvernement, de soumettre au référendum un projet de loi tendant à modifier les conditions d'élection du Président de la République.» Éclat de rire général. Il faut être de Gaulle pour se permettre de feindre de croire que ses ministres lui proposent ce qu'il leur impose. Il n'a pas répondu à l'appel dramatique que lui a adressé Sudreau. Mais il reprend, en se tournant vers celui-ci, après avoir détendu l'atmosphère en pince-sans-rire: «Je recevrai personnellement celui ou ceux qui éprouveraient encore des doutes, ce qui me paraîtrait bien naturel.» « Nous entrons dans le pot au noir » En nous serrant la main, à l'issue du Conseil du 19 septembre 1962, le Général dit d'un air bonhomme à quelques-uns d'entre nous, avec une sorte de jubilation: « Eh bien! Maintenant, nous entrons dans le pot au noir.» Ce terme m'était inconnu. «Comment, fait Pompidou, vous ne savez donc pas que c'est une expression favorite du Général? » Gaston Palewski et Roger Frey approuvent. Pot au noir : expression de marins, dit le dictionnaire, pour désigner un gros grain qui s'approche. « Levez-vous, orages désirés! » Il n'est vraiment à l'aise que dans les tempêtes. La bonace l'ennuie. Pompidou, imperturbable, répète gaiement la plaisanterie qu'il faisait après la démission des cinq ministres MRP : «Tout ça finira par un gouvernement Bonneval homogène. » En tête à tête, il ne m'a pas caché, bien qu'il ait développé en Conseil des arguments convaincants pour justifier le recours à l'article 11 : «Ce que nous allons faire est à la limite de la légalité. Je crois même que nous avons franchi cette limite. Enfin, si nous gagnons, la limite sera reculée. On pourra dire, en paraphrasant le mot célèbre: "Si, c'est légal, parce que le peuple le veut !" Mais le Général veut élever toujours plus haut la barre. Il finira un jour par se casser la gueule, et nous avec lui.» En fait de pot au noir, nous sommes servis. Les rumeurs alarmantes courent. Monnerville, les radicaux, les francs-maçons ont juré d'avoir, cette fois, la peau du Général. Toutes les formations politiques qui avaient soutenu le gouvernement — ou du moins ne l'avaient pas combattu —jusqu'aux accords d'Évian vont se coaliser contre lui: « Que de Gaulle nous débarrasse de l'Algérie, avait prophétisé Maurice Faure, ensuite l'Algérie nous débarrassera de De Gaulle. » Le moment leur paraît venu. Entre-temps, le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État, les autorités juridiques et morales se sont prononcées massivement, non contre le projet, mais contre la procédure référendaire — laquelle peut seule, évidemment, lui ouvrir la porte qu'avec jubilation, l'Assemblée et le Sénat s'apprêtent à verrouiller. La censure, répète-t-on dans les couloirs, sera votée à une majorité écrasante. Bien sûr, elle fera tomber le référendum dans la trappe. Après les élections, qui se feront dans la foulée, une forte majorité IVe République s'installera au Palais-Bourbon. De Gaulle n'aura plus qu'à s'en aller. Monnerville exercera l'intérim et se fera élire sans difficulté par le collège des notables. Une seule incertitude, parmi tant d'affirmations péremptoires: «Ne vaudrait-il pas mieux que Monnerville s'efface devant Pinay?» 1 Du 19 septembre au 28 novembre 1962, n'étant plus porte-parole, je n'ai pas pris de notes en Conseil. J'ai reconstitué, aussitôt après, l'essentiel des débats et surtout des interventions du Général ; mais, si je suis sûr du sens, je ne peux garantir le mot à mot. Chapitre 24 « POURQUOI NE PAS FAIRE CONFIANCE AU PEUPLE ? » Élysée, 26 septembre 1962. Comme le Général nous en avait prévenus, chacun des vingt-cinq ministres et secrétaires d'État va de nouveau devoir se prononcer en Conseil. Autour de la table du Conseil, au moment où nous arrivons, deux textes nous attendent sur chaque buvard: l'un prévoyant les modalités d'élection du Président de la République, l'autre édictant les limitations qui seraient apportées à l'exercice de l'intérim par le président du Sénat. « Messieurs les ministres, veuillez répondre » GdG : « 1) Quelles précautions va-t-on prendre pour que seuls puissent se présenter des candidats qui en soient dignes, et que les fumistes soient écartés? «2) Y aura-t-il un second tour et approuvez-vous que seuls les deux premiers candidats du premier tour puissent se présenter au second tour? «3) Pour l'intérim, êtes-vous d'accord sur la formule proposée, à savoir que le président du Sénat continue à l'assurer, mais sans pouvoir changer le gouvernement, ni faire modifier la Constitution? Ou préféreriez-vous que l'intérim soit exercé par le gouvernement, comme dans la Constitution de 1875 ? « Messieurs les Ministres, veuillez répondre sur chacun de ces trois points dans l'ordre inverse de la dernière fois (c'est-à-dire dans l'ordre inverse des aiguilles d'une montre, à partir du Premier ministre). Monsieur le Ministre d'État, c'est à vous. Joxe. — Le chiffre de 100 parrains me paraît très insuffisant. Et je ne suis pas favorable à un changement pour l'intérim ; cela semblerait, à l'égard de M. Monnerville, une suspicion inutile et dangereuse. Fouchet. — Ce texte me paraît excellent. Il répond à toutes les questions qu'on peut se poser. Je suis d'accord d'un bout à l'autre et je ne vois vraiment pas ce qu'on pourrait y changer. Broglie. — En vieux jacobin que je suis de par mes traditions familiales (rires), je m'inquiète du ferment girondin contenu dans ce projet. Si nous laissons à 100 élus le soin de présenter une candidature, nous encourageons un autonomisme local. 100 maires bretons, alsaciens ou corses auront vite fait de présenter leur candidat. C'est, en germe, l'éclatement de la France! Je réclame que ces 100, si l'on doit s'en tenir à ce chiffre, soient en tout cas recrutés dans un nombre minimum de départements, mettons 10. (Cette suggestion est vivement approuvée par les ministres UNR, qui étaient convenus deux jours plus tôt de la présenter tous, et sont vexés de voir qu'ils ont été brûlés.) AP. — 1) Le Président intérimaire présidera au climat électoral. Or, je n'ai confiance ni dans la formule actuelle, ni dans celle de 1875, qui confie l'intérim au gouvernement dans son ensemble. Chaque fois qu'en France, on a voulu établir un gouvernement collégial, sous la Régence, sous le Directoire, cela a mal tourné. L'intérim du Président devrait être assuré non pas par un collège, mais par le Premier ministre. GdG. — Je ne suis pas loin de penser comme vous. Mais il ne serait pas nécessaire de mettre ces dispositions dans la Constitution elle-même. Il suffirait que ce soit un texte intérieur au gouvernement. » Foyer intervient hors de son tour, pour une précision: «Ce texte existe déjà. Une ordonnance de 1959 prévoit qu'en cas d'empêchement, les responsabilités de chef des armées passent du Président au Premier ministre, puis aux ministres qui le suivent selon l'ordre du tableau. « ... et puis les agrégés de l'Université » AP. — 2) Ce n'est pas d'un Ferdinand Lop que j'ai peur, c'est plutôt d'un général Boulanger, d'un Pierre Poujade ou d'un Thorez: un tribun populaire, capable de soulever les masses, mais non de diriger un pays. Dans la Rome du temps de la République, un cursus honorum était imposé. Pour être consul, il fallait avoir été questeur, tribun, censeur, préteur, édile. Ne pourrait-on transposer, en ne laissant se présenter que des hommes ayant fait leurs preuves pour avoir tenu un rôle de premier plan au service de l'État ? Par exemple, les anciens présidents du Conseil ou Premiers ministres, les anciens présidents des Assemblées ou du Conseil constitutionnel. Cela ferait déjà un vaste choix. GdG (goguenard). — Mais il faudra ajouter aussi les ministres, et les parlementaires, et les ambassadeurs, et les conseillers d'État, et puis les agrégés de l'Université. (Comme la semaine dernière, il fait rire le Conseil à mes dépens; accès de franche gaieté.) Marcellin. — 100 maires, cela suffit bien. Et on ne trouverait pas 100 maires bretons autonomistes. Ce n'est pas si facile que cela d'avoir 100 maires avec soi. Mais à condition qu'ils s'engagent personnellement et qu'ils prennent publiquement la responsabilité de la candidature qu'ils présentent. Il ne faut pas que ce soient des parrains honteux. » La plupart des autres ministres, issus de l'UNR, donnent leur accord à la réforme, à condition que les parrains soient pris au moins dans dix départements; ils préfèrent que l'intérim soit confié au gouvernement. Prey: « Pour l'intérim, comme je suis personnellement attaché aux traditions républicaines, je souhaite qu'on en revienne à la formule de 1875. (Cette profession de foi républicaine de Frey est accueillie par un éclat de rire de Pompidou.) « Si l'on trouve que cette modification serait désobligeante à l'égard de M. Monnerville, il faut observer que les dispositions actuelles ne sont pas moins désobligeantes à l'égard de M. Chaban-Delmas. (Les barons se serrent les coudes.) Jacquinot. — Si on changeait les dispositions concernant Monnerville, on aurait l'air d'avoir peur de lui.» Cette lapalissade ne paraissait pas devoir être relevée; mais quand Malraux intervient, c'est toujours en réaction à ce qui vient d'être dit immédiatement avant lui. Il a l'esprit tellement fulgurant que, si c'est son tour de parler, il est incapable de retenir longtemps une réplique à l'intervention d'un collègue. Quelques minutes après, il aurait déjà oublié sa réaction, pour réagir sur de nouvelles données. Malraux: «Monnerville ou pas Monnerville, cela m'est égal. Chaque fois qu'on a pris une décision en fonction d'une personne, les conséquences ne se sont pas fait attendre. Il faut nous décider sans nous occuper de savoir qui est actuellement président du Sénat, et l'Histoire nous en sera reconnaissante » « Je vous remercie, Monsieur le ministre de l'Éducation nationale » Tout le monde tend l'oreille vers Couve, possible dauphin, quand il prend la parole: « 100 parrains, c'est bien suffisant! On peut même se demander si ce n'est pas trop. Et quel avantage on donne ainsi aux maires ruraux! » (Missoffe, au bout de la table, lance: « Couve a peur de ne pas trouver 100 élus pour parrainer sa candidature.») «Vous avez dit: "Il faut substituer à un système compliqué, celui des notables, une opération simple, celle du suffrage universel." Mais vous êtes en train de compliquer l'adoption de cette réforme constitutionnelle par des dispositions qui l'alourdissent. Qu'on s'en tienne à la réforme prévue la semaine dernière! » (Pompidou, contre lequel ces paroles semblent dirigées, pianote sur le tapis vert, ce qui est chez lui signe d'impatience.) L'atmosphère se tend de nouveau quand Sudreau prend la parole. Sudreau : «Pour répondre d'abord aux questions posées, je voudrais qu'on ne torture pas les textes. Prévoir que l'intérim exercé par le président du Sénat ne le sera plus, ou simplement sera sujet à toutes sortes de restrictions, cela sent tellement le désir de revenir mesquinement sur les dispositions actuelles de la Constitution, que je crains que le régime ne puisse en sortir sans dommage. Je demande qu'en tout état de cause, on s'en tienne au texte antérieur. « Mais je saisis cette occasion de rappeler combien je trouve inopportune l'initiative que vous avez prise, mon général. Je vous demande de renoncer à procéder par référendum. Je répète que je suis favorable à l'élection du Président de la République au suffrage universel. Mais pourquoi ne pas procéder par la méthode normale, qui ne soulèverait de critique de personne: la méthode de révision constitutionnelle par la voie du Parlement, dont tous les détails sont prévus dans la Constitution. « Je comprends bien, mon général, que vous désirez faire vite, de peur qu'il ne vous arrive malheur avant que cette réforme soit accomplie. Mais si jamais ce malheur arrivait, pourquoi ne ferions-nous pas ici, tous ensemble, le serment de continuer l'œuvre que vous auriez entreprise, et de faire aboutir cette réforme devant les assemblées? (Ici, la gorge de Sudreau se contracte, comme la semaine dernière; le Conseil est gagné par l'émotion.) « Mon général, vous êtes, pour nous tous, la légitimité. Vous ne pouvez pas devenir un symbole d'illégalité. Je vous supplie de renoncer à votre projet. Vous vous grandiriez en y renonçant, en vous montrant scrupuleusement respectueux de la Constitution, qui doit être placée au-dessus de nous tous. GdG (d'un ton glacial). — Je vous remercie, Monsieur le ministre de l'Éducation nationale. « Votre système suppose que tous les électeurs soient polytechniciens » Marette. — Pour écarter les candidatures fantaisistes ou dangereuses, le nombre de 1 000 parrains me paraît indispensable; celui de 2 000, voire de 5 000, serait mieux encore.» Pompidou approuve chaleureusement, bien qu'à voix basse, comme s'il ne voulait pas irriter le Général en revenant sur un point où il sait que celui-ci s'est bloqué: «Il faut absolument faire barrage à un candidat fantaisiste, et même opérer une sélection sévère, sinon ce sera la pagaille. Gorse. — 1) Je ne suis pas favorable au système à deux tours, qui est retors et dangereux. D'un tour à l'autre, on ne sait pas quelle cuisine peut se faire dans l'ombre. Je préférerais que l'on adopte le système australien, qui est aussi le système irlandais, c'est-à-dire un seul tour, mais avec vote préférentiel. (Le Général, qui n'a visiblement aucune idée d'un tel système, demande à Gorse de s'expliquer.) Ça consiste à classer les candidats: on met 1 à côté de celui qu'on préfère, puis 2, 3, 4, etc. On fait ensuite, électroniquement, le total. Un seul tour suffit, en écartant les manœuvres, désistements et chantages. GdG. — Votre système est excellent, mais il suppose que tous les électeurs soient polytechniciens. Gorse. — 2) Je me rallierais volontiers à la disparition du Sénat. Mais, s'il reste, ce n'est pas digne de présenter le jeu avec des cartes biseautées.» « La Constitution pourra évoluer, il ne faut pas la momifier » La sortie de Gorse contre le Sénat, dont on pouvait imaginer qu'elle plairait au Général, le pousse au contraire à intervenir pour rappeler le caractère délibérément restreint de son projet: GdG: « J'appelle votre attention à tous sur le fait qu'il ne s'agit pas de faire une vaste réforme constitutionnelle, mais simplement une retouche destinée à permettre à la Constitution de rester elle-même; sans quoi elle ne résistera pas. « Il est possible qu'à l'avenir, des modifications importantes de la Constitution paraissent souhaitables. Tout cela reste ouvert. Nous y procéderons ensuite, si nous en avons le temps. La IIIe et la IVe n'ont pas pu ou su amender leur Constitution; la Ve pourra le faire. Mais ce n'est pas aujourd'hui la question. La Constitution évoluera, à l'avenir, d'autant mieux que nous aurons, cette fois, montré la voie d'un amendement par référendum pour un objectif précis et limité. Nous aurons montré qu'elle n'était pas immuable. Une Constitution, comme disait Solon, est bonne pour un peuple et pour un temps. Il ne faut pas la momifier. Dumas. — Je suis inquiet devant la disposition qui prévoit que seuls les deux premiers du premier tour pourront se présenter au second. Nous risquons d'avoir un candidat de gauche et un de droite. Celui de gauche, c'est la porte ouverte au Front populaire ; celui de droite, le bloc des droites contre le danger communiste. Entre les deux, nous risquons de ne pas avoir le candidat du centre qui, pourtant, serait le mieux placé pour exercer à l'avenir l'arbitrage et un pouvoir raisonnable. Triboulet. — Je crains que nous ne soyons submergés par une quantité de candidatures locales ou fantaisistes, qui discréditeraient l'élection présidentielle. N'importe qui peut recruter 100 parrains. GdG. — Mais enfin, pourquoi toutes ces personnalités locales ne pourraient-elles pas se présenter? Pourquoi voulez-vous absolument les en empêcher ? Pourquoi avez-vous peur du folklore ? Est-ce que la démocratie, ce n'est pas, précisément, que tout le monde puisse se présenter à une élection? Le peuple fera le tri ! Il le fait bien pour une élection législative. Il le fera à plus forte raison à l'échelle de la nation! Triboulet. — Les deux candidats présents au second tour risquent d'être les deux extrêmes. Il me paraît indispensable, dans cette affaire, de ne pas nous éloigner du MRP, qui jouera un rôle important de charnière. Or, il est hanté par la crainte que l'on divise le pays en deux. « Le pays, dans sa masse, guidé par une sorte d'instinct » GdG. — Croyez-vous qu'il préfère que l'on divise le pays en trois?» Après un silence, il reprend: « Pourquoi ne voulez-vous pas faire confiance au peuple? Je suis persuadé qu'automatiquement, dès le début de la campagne, il se produira une concentration instinctive! Je n'arrive pas à croire que le pays, dans sa masse, ne soit pas guidé, le moment venu, par une sorte d'instinct. Il élira quelqu'un qui ne soit pas un extrémiste. (Impressionnante, cette confiance du Général dans la sagesse du peuple réuni.) Triboulet (qui ne se laisse jamais démonter par le Général). — Mais je répète que le MRP sera contre. GdG. — À moins qu'il espère en profiter Foyer (à nouveau hors de son tour, pour une plaisanterie). — Je ne vois pas pourquoi le MRP serait hostile à cette disposition. Elle est reprise du droit canon pour l'élection des supérieurs de congrégations. Comment mieux plaire au MRP qu'en recopiant des dispositions canoniques? (Rire général.) Triboulet. — Pour le second tour, je préférerais qu'on prévoie que seuls pourront se présenter ceux qui auront au moins 10 % des voix. Deux millions de voix, c'est déjà de quoi écarter une bonne quantité de gêneurs. GdG. — Cette disposition ne peut pas être retenue. Le but de l'élection du Président de la République au suffrage universel, c'est que l'on place à la tête de l'État quelqu'un qui soit élu par la majorité des citoyens. Sinon, le caractère de la fonction présidentielle ne serait pas respecté. Le Président serait un minoritaire. Il ne pourrait pas exercer ses fonctions. Triboulet — Je ne saurais rejoindre M. Couve de Murville dans ses conclusions. Le ministre des Affaires étrangères considère le problème des élections comme un diplomate qui regarde avec calme les tempêtes depuis le rivage tranquille où il est lui-même installé. » Le Général réagit pour défendre Couve, aussi vivement que si on l'avait lui-même attaqué : « Les rivages où se tient le ministre des Affaires étrangères ne sont pas toujours aussi tranquilles que vous dites.» Puis, comme s'il voulait se remettre en position arbitrale en donnant partiellement raison à Triboulet: « Il est vrai que, dans le cas particulier, il est affranchi de l'épreuve de l'élection! Triboulet. — Le ministre des Affaires étrangères ne se rend pas compte que l'élite nous est farouchement hostile. GdG. — L'élite? Vous voulez dire: ce qui se donne pour l'élite. Pisani. — 1) Tout en étant favorable à l'élection au suffrage universel, je ne suis pas d'accord avec l'interprétation qui en est donnée (c'est-à-dire: que vous venez de nous donner). Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une simple confirmation de la Constitution, mais bel et bien d'une réforme fondamentale. «2) L'hypothèque communiste est un grave danger. Il est possible que le communiste soit le premier au premier tour. En tout cas, c'est le candidat le mieux placé au point de vue de l'anticommunisme qui sera en tête soit après lui, soit peut-être avant lui; il aura été désigné non pas en fonction de sa capacité à diriger le pays, mais en fonction de son anticommunisme. Voilà un clivage bien fâcheux: communistes d'un côté, anticommunistes de l'autre ! « Ces dispositions ne permettent pas l'organisation politique de la France autour des deux tendances qui seraient les plus nécessaires pour l'avenir du pays: le centre droit et le centre gauche. «3) Il me paraît redoutable de jeter l'opprobre sur les élus ou les élites. Nous n'avons pas le droit de déjuger nos élus: ce serait une façon de remettre en cause le suffrage universel ! Et les élites, les relais d'opinion, je ne vois pas comment une société pourrait s'en passer. «4) Rien n'est plus facile que de se faire pousser en avant par 100 maires ruraux. (Au bout de la table, Maziol, à voix basse: "Si c'était aussi facile, Pisani ne se serait pas fait battre aux cantonales ! ") « Il faudrait aller au moins jusqu'à 1000, pour éviter l'éparpillement qui mettrait le candidat communiste en situation privilégiée. A cet égard, ce texte n'apaise pas mes scrupules. Pas plus qu'à d'autres égards.» Giscard : « Oui, le Président doit recevoir la consécration du suffrage universel » Giscard, bien droit sur sa chaise, les yeux dans les yeux du Général, parle avec son autorité et son bonheur d'expression habituels: « N'ayant pas assisté au débat de la semaine dernière, je ne me contenterai pas de répondre aux trois questions d'aujourd'hui, mais, si vous le voulez bien, je vais présenter ma position d'ensemble. « Le Président de la République doit-il recevoir la consécration du suffrage universel? Oui, sans aucun doute. «Mais quel est le risque de cette opération? C'est que le suffrage universel porte sur un choix malheureux, auquel cas ce serait l'échec. Que d'exemples d'un effondrement national à la suite d'un choix malheureux: le Brésil, l'Argentine et d'autres! « Le phénomène fondamental de la politique française de 1936 à 1958 a été l'instabilité, les fluctuations incessantes. Ce phénomène est masqué par la personne de l'actuel Président de la République. Il n'en reste pas moins que, depuis 1936, aucune personnalité n'a eu une autorité suffisante en face du suffrage universel pour apparaître comme une personnalité dominante. « Nous risquons d'avoir au premier tour six à huit candidats sérieux; au second tour, il n'est pas exclu que, parmi les deux candidats arrivés en tête, nous ayons le communiste, se détachant nettement, et un candidat national, diminué par l'éparpillement des voix sur tous les candidats nationaux. L'élection se présenterait alors dans de bien mauvaises conditions. « Je crois donc capitale la notion de pré-sélection. « J'ajoute que les délais ne permettront pas de faire vraiment campagne. Aux États-Unis, la campagne dure en réalité un an et, pendant trois mois, elle se déchaîne au point que personne ne pense à autre chose. Il me paraît indispensable de laisser au moins quinze jours entre le premier et le second tour, ne serait-ce que pour permettre matériellement aux candidats de faire leur Tour de France. Je me demande même si c'est suffisant; un mois, peut-être même six semaines, ça me paraîtrait plus raisonnable. » Pompidou coupe, un peu sèchement: « Si nous nous trouvions en période d'intérim, ce serait dangereux d'étaler une campagne sur deux mois; personne ne peut dire ce que l'intérim va donner. » « Il ne faut pas confondre un personnage historique et un personnage électoral » Giscard reprend en interpellant nommément le Général, comme s'il voulait montrer à Pompidou qu'il ne s'adressait pas à lui et appréciait peu son intervention: «Mon général, s'il s'agit d'un personnage historique comme vous, ce n'est évidemment pas utile qu'il se présente longuement aux Français. Mais s'il s'agit, comme ce sera sans doute le cas le plus souvent à l'avenir, d'un personnage que l'Histoire n'a pas révélé, la campagne électorale sera l'élément déterminant. GdG. — Il ne faut pas confondre un personnage historique et un personnage électoral. (C'est sorti tout seul. Le Général pense évidemment à lui. De fait, il n'a jamais été élu par le suffrage universel, fût-ce comme conseiller municipal. Son essence à lui n'est pas électorale, mais historique. La forme de son observation est modeste, même si le fond ne l'est pas.) Giscard. — Sur l'intérim, il ne me paraît effectivement pas opportun de mélanger des dispositions concernant l'intérim, avec des dispositions concernant les modalités d'élection du Président de la République. Cependant, si on aborde le problème de l'intérim, il est raisonnable de suspendre toute révision constitutionnelle. GdG. — Je ne vois pas pourquoi l'élévation du nombre des parrains à 1000 ou à 2 000 permettrait une meilleure pré-sélection. Giscard. — Je proposerais un système encore plus sélectif. Je souhaiterais que seuls puissent se présenter au premier tour de scrutin au suffrage universel, ceux qui auraient obtenu 15 % des voix de l'actuel collège restreint de notables1 . Cette procédure inciterait les candidats à faire campagne auprès des pré-sélecteurs. La difficulté de cette première campagne découragerait les candidats farfelus. Elle éloignerait les Ferdinand Lop. On pourrait avoir alors, en tout et pour tout, un socialiste, un PSU, un communiste, un ou deux radicaux, un MRP, un UNR, deux indépendants. Ce serait déjà une bien grande simplification. GdG. — Votre système, c'est la continuation du suffrage restreint. Giscard. — Au contraire, c'est un moyen de débarrasser le suffrage universel de scories qui risquent de l'étouffer. Qu'est-ce qui empêchera les 800 000 rapatriés, par exemple, de présenter leur candidat? GdG. — Mais les rapatriés ne comptent pas! D'abord, ils ne seront pas 800 000 électeurs, mais tout au plus 300000 ! Et puis, le suffrage universel simplifie les choses. Il ne tiendra pas compte de toutes ces mesures subalternes que vous envisagez. Ce sera un mouvement élémentaire et fondamental. Mais on ne peut pas, à la fois, faire élire le Président de la République au suffrage universel et au suffrage restreint. Il faut choisir. J'ai choisi» (sous-entendu: si quelqu'un autour de la table n'est pas d'accord, je ne le retiens pas). « Le Conseil économique et social est dans le sens de l'Histoire » Jamais encore, depuis que le gouvernement Pompidou est en place, un Conseil n'avait duré aussi longtemps. Le Général, pourtant, ne manifeste aucune impatience. Foyer: « 1) Je trouve inopportune la disposition selon laquelle sont habilités à servir de parrains les membres du Conseil économique et social. Il n'est pas une assemblée politique. En le faisant servir à une élection politique, on le détournerait de son but. GdG. — Je veux bien que les membres du Conseil économique et social ne soient pas des élus, ni des politiques. Mais, d'abord, ce sont des hommes d'une qualité incontestable. Et puis, ils ont un rôle constitutionnel: la Constitution prévoit très exactement l'étendue de leurs pouvoirs et ces pouvoirs ne sont pas négligeables. Alors, pourquoi les exclure? « Enfin, dites-vous bien que le Conseil économique et social est dans le sens de l'Histoire. Une évolution se dessine, qui donnera à ses membres et à toutes les forces qu'il représente une importance de plus en plus grande.» Un petit silence suit cette déclaration. Évidemment, le Général a en vue le futur Sénat, qui se construit déjà dans son esprit avec les représentants des « forces vives de la Nation2 ». Foyer: «2) Ce texte est trop compliqué. On pourra ensuite prévoir le détail par ordonnance ou par loi. Il faudrait s'en tenir à un texte bref et simple, qui édicte simplement les principes généraux sur lesquels porte le référendum. «3) Cependant, je croirais plus raisonnable d'autoriser tout le monde au second tour, y compris des nouveaux. La décantation se fera d'elle-même, le peuple s'y retrouvera. «4) Les dispositions pour l'intérim visent bien le président du Sénat. Doit-on être tellement scrupuleux à cet égard? Il ne s'agit pas, pour l'actuel, d'un droit acquis, mais d'une simple expectative3 , nulle en ce qui concerne les successions futures, comme je l'enseignais à mes étudiants (rires).» Presque tous nos avis sont marqués par une certaine méfiance à l'égard du suffrage universel, ou par des considérations tactiques liées au paysage électoral du moment. De Gaulle, quant à lui, ne voit de sauvegarde que dans le peuple. Il veut créer une situation qui puisse durer par-delà les circonstances présentes. Il se projette au-dessus de l'horizon de notre imagination. 1 Giscard reprend ainsi, en mineur, la proposition de Pisani, qui, lui, confiait carrément le premier tour et donc la sélection des deux « finalistes » au «collège présidentiel » de la Constitution de 1958. La question soulevée ici rebondira, trois décennies plus tard, devant la dispersion des candidats du premier tour, qui réussissent, non à se faire élire, mais à faire battre leur concurrent au profit de leur adversaire commun. 2 Cette réforme du Sénat (et des régions) fera l'objet, six ans et demi plus tard, du référendum fatal du 27 avril 1969. 3 « Expectative » : en droit canon, « droit éventuel sur un bénéfice encore occupé, pour le temps où il deviendra vacant ». Chapitre 25 « PRENDRE LE TAUREAU PAR LES CORNES » Conseil du 2 octobre 1962. Ce texte lourd de conséquences — même si le Général tente de les minimiser, chacun de nous les ressent bien — revient une troisième et dernière fois devant nous. GdG: « Quelqu'un a-t-il des observations ultimes à présenter à propos du projet de loi référendaire qui doit être publié demain matin au Journal officiel ? Broglie. — Ne pourrait-on saisir cette occasion pour introduire en France une réforme indispensable, étant donné notre fâcheuse tendance à l'abstention: le vote obligatoire? GdG. — Voilà un sujet grave. Il ne faut pas du tout exclure cette réforme. Rien n'empêche qu'à l'avenir, lorsqu'on mettra au point une loi électorale, on prévoie le vote obligatoire, tout aussi bien pour l'élection du Président de la République, que pour l'élection des parlementaires, ou pour un référendum. Mais je ne crois pas qu'il y ait lieu de poser une nouvelle question dans un projet de loi qui est déjà très volumineux. Giscard. — Pourquoi mettre en préambule au texte du projet de loi: "Le peuple français, usant de son pouvoir constituant" ? Si l'on veut faire référence à l'article 11, qu'on le fasse. Mais à quoi sert d'édicter un principe général sur le pouvoir constituant que détiendrait le peuple? N'est-ce pas donner des verges pour nous faire fouetter? GdG (se tournant vers Giscard). — Je suis d'accord avec vous. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Je ne vois pas pourquoi le recours que nous faisons à l'article 11 n'oserait pas dire son nom. Il faut prendre le taureau par les cornes, comme toujours dans les grandes occasions. C'est bien l'article 11 qu'on utilise. Pompidou (qui a fait la grimace pendant que Giscard parlait). — J'avais mis la formule "usant de son pouvoir constituant", de manière à éviter qu'on ne discute s'il s'agissait de l'article 11 ou d'autre chose. Mais je reconnais que cette affirmation de principe avait quelque chose de provocant. » Le Général s'est rallié à la suggestion de Giscard parce qu'il veut être provocant; et Pompidou, parce qu'il veut éviter de l'être. « 100 parrains sont bien suffisants » GdG (s'adressant à Pompidou) : « Pourquoi êtes-vous passé de 100 à 200 parrains? C'est trop! 100 sont bien suffisants! Ou bien les élus accordent une véritable investiture, et alors il faut y aller carrément, comme le souhaitait le ministre de l'Agriculture1 , en procédant à une véritable élection préalable par un collège restreint. Ou bien on renonce à ce système, on adopte le suffrage universel dans toute son ampleur: et alors, il ne doit pas y avoir de condition préalable. » Pompidou fait remarquer que Coste-Floret2 préconise 150 parrains. Alors, si on veut se concilier le MRP... (rires). GdG (sans contester l'opportunité d'une telle conciliation) : « Coste-Floret a voulu couper la poire en deux. Coupons-la nous aussi. Allons-y pour 150 ! » Mais, comme cette remarque fait rire, le Général rengaine sa proposition de compromis et conclut: «Allons! Disons 100. C'est tout de même moins tordu. » Personne n'ose plus revenir sur le verdict du Général. Pourtant, une forte majorité des ministres demandait 500 ou 1000 au moins. Couve était tout à fait isolé en trouvant que 100, c'était déjà trop (il est vrai qu'il était déjà isolé en se déclarant dès 1958 favorable à l'indépendance algérienne — et l'Histoire lui a donné raison). GdG : « Il nous reste à fixer la date du référendum. Pompidou. —Il y a intérêt à aller le plus vite possible. Délai minimum: dimanche 28 octobre. Grandval. — Si la censure est votée, n'y aurait-il pas avantage à ce que les élections et le référendum aient lieu le même jour ? (Les ministres, comme Grandval, ont assimilé l'avertissement discret du Général: la censure entraînera aussitôt la dissolution. Alors qu'on ne s'en doute pas, en dehors de cette enceinte.) GdG. — Nous verrons bien. Dans ce cas, ce que notre décret d'aujourd'hui aura fait, un autre décret pourra le défaire. S'il le faut, nous pourrions aligner les deux dates. » Pompidou expose avec impartialité les raisons pour et contre un décalage de dates. « Avantages : le premier tour bénéficierait de l'effet de choc produit par les résultats du référendum (s'il est bon !). On constaterait alors un gain entre le référendum et le premier tour — comme entre le premier tour et le second tour des élections législatives de 1958 en faveur de l'UNR. La vague ne peut pas se gonfler si le premier tour est couplé avec le référendum. « Inconvénients: ceux qui auront voté oui pour de Gaulle au référendum n'éprouveront pas le besoin de recommencer une semaine après. Estimant avoir soutenu de Gaulle lui-même au référendum, ils refuseront de s'engager pour ses soldats la semaine suivante; ou bien encore, ils auront voté pour de Gaulle contraints et forcés, de peur que de Gaulle s'en aille; mais ils se défouleront aux élections. Au contraire, dans la mesure où tout se fait le même jour, il n'est pas possible de mettre dans une urne le bulletin oui et, dans l'autre, un bulletin pour celui qui dit non. » Pompidou conclut cependant qu'il vaudrait mieux que la date du référendum et celle des élections ne coïncident pas, et que l'on vote trois dimanches de suite: référendum, premier tour, deuxième tour. Après discussion, le Général décide finalement de découpler davantage encore les deux opérations: la campagne législative ne commencera qu'après le référendum. « Le droit de vote est accordé aux rapatriés » Je soulève la question des rapatriés, que l'obligation de résidence pendant six mois exclut du scrutin. Je demande qu'ils bénéficient du même régime que les militaires, lesquels peuvent voter là où ils se trouvent. « Ils vont voter massivement contre nous, mais il serait surprenant que le résultat se joue à quelques centaines de milliers de voix près. Et ce serait un geste élégant, ou simplement équitable, qui contribuerait à les faire entrer dans la communauté nationale, après le traumatisme qu'ils viennent de subir.» Joxe fait des difficultés: «Un certain nombre de rapatriés n'ont pas intérêt à se faire connaître, car ils ont des choses à se reprocher. Il y a beaucoup de rapatriés honteux, qui se confondent avec l'OAS. AP. — Raison de plus. Ceux-là ne chercheront pas à s'inscrire.» Le Général est resté silencieux. J'étais sûr que, dès que les mots d'équité et d'élégance auraient été prononcés, il ne manifesterait pas d'hostilité. Personne ne souffle mot. Il conclut sobrement: « Le droit de vote est accordé aux rapatriés, ou plus exactement à ceux d'entre eux qui se sont fait inscrire dans les services du ministre des Rapatriés.» (Il ne dit jamais ministère : un ministère n'a pas d'existence propre; seul compte le responsable, qui, en l'occurrence, est censé prendre lui-même les inscriptions.) « Pourquoi l'UNR ne se couperait-elle pas en trois ? » Reste à fixer les modalités de la propagande télévisée en vue du référendum. Il est prévu que pourront participer à la campagne tous les partis qui sont représentés au Parlement. Frey : « Un nouveau groupe doit bientôt se créer à l'Assemblée nationale, comprenant les anciens membres de l'Unité de la République ("Algérie française") et quelques parlementaires du même acabit. Si l'on n'y prend garde, ils vont pouvoir participer à la propagande. GdG. — Pourquoi l'UNR ne se couperait-elle pas en trois? Elle aurait ainsi droit à trois orateurs à la télévision! Alors, nous serions sûrs de gagner la partie! » Rires. Il est décidé que seuls pourront participer à la campagne les partis représentés au Parlement à la date du décret. Grandval demande que l'on précise: «représentés au Parlement ou au gouvernement». Éclat de rire général. De Gaulle participe à l'hilarité et ne relève pas; l'adjonction proposée par Grandval ne peut concerner que les « gaullistes de gauche », qui sont présents en sa personne au gouvernement, mais n'ont pas pu faire élire un seul de leurs candidats en 1958, comme si la France avait voulu les gaullistes à condition qu'ils ne fussent pas « de gauche ». À la sortie du Conseil, Grandval va vers le Général: « Alors, mon général, vous ne nous avez pas accordé le droit à la parole! Quel dommage! Je ne le réclamais pas pour moi, mais pour Vallon3 . C'est toujours à lui que je pense. C'est votre plus précieux soutien. Quand on a voulu me nommer ministre du Travail alors que je n'étais que secrétaire d'État au Commerce extérieur, j'ai dit : "Non, c'est Vallon qu'il faut mettre." Mais on ne pense jamais à Vallon. C'est pourtant le meilleur. » « C'est Pommepidou qui a eu peur de bousculer le pot de fleurs » Matignon, 28 octobre 1962. Lors des derniers Conseils des ministres, devenus bourse aux informations et aux impressions de campagne, et ce soir, quand nous nous rencontrons à Matignon pour commenter ce référendum gagné, un sujet domine nos bavardages: la montée de Pompidou. La crise provoquée par le référendum sur l'élection populaire du Président et par le vote de la censure lui a permis de se révéler. Chaque ministre a pu mesurer sa loyauté. Il avouait en tout petit comité que le référendum direct, sans passer par la voie parlementaire, par recours à l'article 11, était « à la limite de la légalité» ; mais il n'a jamais fait état à l'extérieur de la moindre réserve et s'est battu avec beaucoup de force de persuasion pour défendre la thèse du Général. Il a démontré sa pugnacité. Dans le débat sur la motion de censure, dans les joutes radiophoniques ou télévisées, il s'est affirmé comme un redoutable débatteur, sans jamais perdre son sang-froid ni son humour. Enfin, il a prouvé son influence sur le Général. Tout en le soutenant sans réserve sur les grandes options, il est arrivé à le faire changer d'avis sur des modalités d'application. Pour la réforme constitutionnelle, ils ont eu deux divergences. Le Général voulait que l'intérim de l'Elysée, en cas de vacance du pouvoir présidentiel, fût désormais assuré par le Premier ministre, et non plus par le président du Sénat, comme le prévoyait la Constitution de 1958. Pompidou s'y est opposé fermement: cette substitution aurait paru aux Français une vengeance mesquine contre Monnerville, qui avait osé braver le Général. Le Général a fini par s'incliner. Non sans grogner. Il m'a dit, en prononçant le nom de son Premier ministre comme s'il s'agissait d'un radical du Sud-Ouest: «C'est Pommepidou qui a eu peur de bousculer le pot de fleurs. » Il y avait, dans cette confidence, un parfum de reproche: ménager un adversaire tel que Monnerville lui apparaît sans doute comme un signe, non de sagesse, mais de tendance fâcheuse au compromis. Seconde difficulté: le nombre de « parrains» que devait réunir chaque candidat. Pompidou aurait voulu l'augmenter généreusement —jusqu'à 2 000, voire 5 000. Bien qu'il ait été, en Conseil, plus discret sur ce point que plusieurs de nos collègues, il montrait ostensiblement par sa mimique son approbation pour le renforcement de l'obligation de parrainage. Le Général répugnait à s'engager dans cette voie, de peur de reconstituer la force des partis. Il aurait souhaité au contraire réduire à zéro le nombre de parrains imposé. Le compromis intervenu — cent parrains — ne satisfaisait aucun des deux, mais il fallait bien que chacun fît un pas vers l'autre. Plus loyal que différent, ou plus différent que loyal, Pompidou déséquilibrerait le système. Loyal comme un féal et différent comme un esprit libre: c'est ce qui fait son prix pour de Gaulle. 1 Edgar Pisani. De Gaulle écarte sans la désigner la suggestion intermédiaire de Giscard. 2 Professeur de droit, député MRP, ancien ministre. 3 Louis Vallon, chef de file des «gaullistes de gauche », sera député UNR-UDT et rapporteur général du Budget après les élections de novembre 1962. À ce titre, principal inspirateur du Général pour la « participation ». Chapitre 26 « IL EST DE NOTRE DEVOIR DE FAIRE COMME SI » À partir du Conseil du 29 août 1962, les comptes rendus sur la situation algérienne, par Joxe jusqu'en décembre, par Broglie ensuite, et les commentaires du Général, prirent une vie indépendante, comme était devenue indépendante l'Algérie. Les occasions de parler d'elle n'étaient plus systématiquement hebdomadaires. Elles s'espaçaient de plus en plus. Mais on avait toujours le cœur serré quand elles revenaient. « Les repliés devraient pouvoir retourner chez eux » Dès la veille de l'attentat du Petit-Clamart, le Premier ministre m'a donc averti que j'aurais à prendre en charge les Rapatriés. Leur afflux se poursuit et leur situation s'aggrave. On en parle moins au Conseil, car la préparation de la réforme constitutionnelle accapare l'attention. Raison de plus pour utiliser l'accès privilégié que j'ai auprès du Général, pendant quelques semaines encore, afin de mieux éclairer la voie que je vais devoir suivre. Et d'abord, une coopération paisible va-t-elle pouvoir s'établir entre la France et l'Algérie? C'est elle qui conditionne le caractère définitif ou provisoire des « rapatriements ». Mais elle apparaît de plus en plus problématique. Salon doré, après le Conseil du 29 août 1962. AP: «Gardez-vous l'espoir que les rapatriés retournent en Algérie et que la coopération fonctionne? GdG. — Il faut bien admettre que l'Algérie vit actuellement dans la confusion. Évidemment. Mais il est de notre devoir de faire comme si elle devait en sortir. Tout ce que j'ai pu réaliser dans ma vie, ç'a été en faisant comme si1 . Nous n'avons pas avantage à miser sur l'échec, mais sur la réussite de l'Algérie nouvelle. Nous sommes, aujourd'hui comme hier, attachés à la politique d'Évian. C'est pour en assurer la mise en œuvre que le gouvernement vient de conclure les protocoles qui en fixent les modalités d'application. « Bien entendu, pour que s'applique la politique de coopération et en particulier le programme d'assistance technique, il est indispensable et urgent que la légalité soit de nouveau respectée et que cessent les exactions et les enlèvements. Vous avez entendu les directives très fermes données par le Premier ministre pour la défense de nos compatriotes. « Mais si, comme nous l'espérons toujours, cette condition est remplie, c'est-à-dire si la sécurité revient en Algérie, il faut évidemment que, de notre côté, nous soyons prêts à coopérer. Et, dans ce cas-là, les repliés devraient pouvoir retourner chez eux. » « Avec un peu de bon sens, ça aurait pu être évité » Au Conseil du 12 septembre 1962, Joxe veut croire que «la crise approche de son dénouement. Ben Bella gagne. Il parle en chef. Il paraît décidé à mettre fin aux exactions. Il a annoncé son intention de ramener les effectifs de l'armée de 120 000 à 30 000 hommes ». Mais Joxe ajoute prudemment: «Nous avons intérêt à laisser aux Algériens la caisse vide, car nous aurons avantage à ce qu'ils nous demandent de la remplir. Nous devons maintenir comme une exigence absolue le retour des personnes disparues depuis le 1er juillet. Il en reste plus de 800 à récupérer. » Le Général aperçoit une lueur d'espoir: « Il y a avantage à ce que Ben Bella ait pu s'imposer à Alger. Il y aura avantage à ce que les élections confirment cette tendance; elles doteront d'une autorité cette Algérie qui en a bien besoin. Il y aura avantage à ce que se constitue, enfin, un gouvernement qui reçoive toutes les responsabilités et qui les assume sans pouvoir se dérober. L'évolution de cette semaine n'est pas mauvaise. » Après le Conseil, il me donne instruction, pour ma dernière conférence de presse, de « prendre acte des signes d'apaisement qui, depuis plusieurs jours, apparaissent en Algérie. Les élections prévues par les accords d'Evian doivent consacrer la stabilité politique et permettre, par la voie démocratique, la constitution d'un gouvernement véritablement représentatif. Le gouvernement attend essentiellement de la stabilité retrouvée le rétablissement de la sécurité des personnes et des biens, condition fondamentale de la coopération. » Mais la progression constante du flot des rapatriés interdit de se rassurer. 100 000, ou au maximum 200 000, sur un million: c'est le premier chiffre que le Général me donnait, en décembre dernier, pour les pieds-noirs qui étaient censés devoir revenir en France. C'étaient les « profiteurs de la colonisation» pour qui, dans une Algérie décolonisée, il n'y aurait plus de place. Puis il s'est mis à parler de 200 000, de 300 000. Il est resté longtemps à ce dernier chiffre, puis est allé jusqu'à 350 000. Pompidou, le premier, a osé avancer le chiffre de 550 000. Aujourd'hui, on approche de 750 000. « Mon général, lui dis-je, je crains qu'ils ne retournent pas en Algérie et que presque tous ceux qui y restent encore viennent bientôt les rejoindre. Le FLN ne les laissera pas se maintenir. La pression est formidable. Il n'admet comme coopérants que des Français qui n'ont jamais mis les pieds en Algérie.» Le Général explose: «Naturellement! Les Européens ont soutenu l'OAS, qui a fait tout ce qu'elle a pu pour saboter les accords d'Évian et pour rendre impossible la coexistence des communautés! AP. — Est-ce que ce n'était pas inévitable? On leur avait tellement répété: "La valise ou le cercueil"... Ils préfèrent quand même la valise. GdG. — Mais non! Avec un peu de bon sens, ça aurait pu être évité. » Tels sont les derniers propos qu'il me délivre en tant que porte-parole, et les premiers en tant que ministre des Rapatriés. Pas très encourageants. Y a-t-il du bon sens dans les guerres, surtout civiles ? « Je me demande si vous n'exagérez pas un peu » Au Conseil du 26 septembre 1962, pour ma première communication dans mes nouvelles fonctions, je donne au Conseil des chiffres complets qu'on n'osait pas jusqu'à présent avancer de peur d'accroître la panique. Je les ai précédemment montrés à Pompidou, qui a approuvé mon intention de les révéler au gouvernement : « On ne peut pas continuer à se bercer d'illusions. » AP: «Il y avait en Algérie 1 020 000 civils européens au dernier recensement, le 1er juin 1960. Environ 160 000 en étaient partis au 1er janvier 1962 et ne sont pas revenus ; il en restait donc 860 000, qui sont réduits à 260 000 aujourd'hui. Il y a 760000 repliés européens en métropole, auxquels s'ajoutent 15 000 musulmans (harkis, moghaznis et leurs familles) 2 ; auxquels il faudra sans doute ajouter des milliers de musulmans civils qui commencent, depuis ces jours derniers, à quitter précipitamment l'Algérie pour des raisons, disent-ils, de sécurité, ou plutôt, me disent mes services, pour trouver en France un travail que l'Algérie ne leur offre pas. Ce qui va faire quelque 800000 rapatriés d'Algérie, sans compter, 400 000 rapatriés européens récents de Tunisie, du Maroc et d'Egypte. « Hypothèse optimiste: les retours en Algérie, en cas d'amélioration nette de la sécurité, feraient remonter la population européenne à 300 000, voire 350 000 personnes. Hypothèse raisonnablement pessimiste: les départs d'Algérie continueraient. Il ne resterait plus à l'entrée de l'hiver que 150000, peut-être même 100 000 Européens décidés à rester en Algérie coûte que coûte. « Suivant le cas, les rapatriés d'Algérie en métropole seraient de l'ordre de 650 000 ou de 900 000. C'est au cours des semaines qui viennent que les rapatriés devront s'organiser pour l'hiver et décideront s'ils retournent ou s'ils restent. «Les services mis en place par M. Boulin font remarquablement face à l'accueil, j'ai pu le constater dans le Midi et le Sud-Ouest. Mais le reclassement n'a pas commencé. «Si la plus grande partie des rapatriés décide de rester en métropole, il faudra définir une véritable politique d'intégration. Je ne crois pas qu'il suffise de laisser faire les mécanismes du marché de la main-d'œuvre. » Le Général m'a laissé parler sans me quitter des yeux. Mais visiblement sans plaisir. Il se contente de dire, presque à voix basse: «Je me demande si vous n'exagérez pas un peu.» Pompidou me fait signe de ne pas répondre. Il veille toujours à ménager les nerfs du Général. Il doit juger que le choc a été suffisant pour aujourd'hui. 1 Cette formule, déjà utilisée par le Général dans un propos sur l'accueil fait à Adenauer (p. 156), reviendra plusieurs fois dans sa bouche, notamment à Cracovie en 1967 (p. 47). 2 Le dernier chiffre donné en Conseil était de 5 000 musulmans, y compris leurs familles. Chapitre 27 «N'ESSAYEZ PAS DE M'APITOYER » Salon doré, 22 octobre 1962. À l'issue du Conseil, où j'ai fait une nouvelle communication sur les rapatriés, je demande au Général si je peux le suivre un instant dans son bureau. Il m'y introduit et me fait asseoir. AP: «Mon général, j'ai parlé tout à l'heure des difficultés matérielles des rapatriés. Il y a pire que leur détresse physique. C'est leur détresse morale. Je sais que vous avez pris votre décision en fonction des intérêts supérieurs du pays. Mais ces gens sont nés sur cette terre, qu'ils ont dû quitter dans des conditions dramatiques. Ils ont perdu leur patrie, celle où sont enterrés leurs parents et leurs ancêtres. Ils ont besoin qu'on leur parle. Ils ont besoin que vous leur disiez que la mère-patrie leur ouvre tout grands les bras. Je me suis permis d'écrire une esquisse d'allocution, avec mon cœur. Il me semble que, si vous leur disiez quelque chose dans ce genre, ils en ressentiraient un immense bienfait, et la France avec eux 1 . » « Non, c'est votre travail » Je tends mes deux feuillets au Général. Il les saisit, ajuste ses lunettes, les parcourt rapidement, puis les reprend ligne par ligne, me les rend: «Il est bien, votre discours. Vous n'avez qu'à leur dire ça à la télévision. Faites-le annoncer plusieurs jours à l'avance, il faut qu'ils soient prévenus pour que tous l'écoutent.» Je suis consterné: «Mais, mon général, ça n'aura pas le millième de l'impact que ça aurait si ça venait de vous! » Le Général regarde la fenêtre qui donne sur le parc et garde un long silence. Je me prends à espérer. Puis, le verdict tombe. GdG: «Non, c'est votre travail. Vous avez été mis à ce poste pour ça. » Est-il agacé que j'aie prétendu lui suggérer non seulement le fond, mais la forme d'un texte, alors qu'il écrit lui-même tous ses discours? Je crois plutôt, tout simplement, qu'il souhaite tourner son énergie vers d'autres horizons. Ce n'est pas la peine d'insister. Il a assumé tous les risques d'une décision terrible. Il n'a pas eu, il refuse d'avoir, les mots qui l'auraient adoucie. Il sait bien que ce million de rapatriés, c'est le signe tangible d'un grave échec. Il ne veut ni l'avouer, ni même se l'avouer. Il doit penser que son crédit, son autorité, les chances de succès de ses vastes entreprises dépendent de son flegme et de son silence. Au Conseil du 7 novembre, Joxe a quitté ses lunettes roses: « Le gouvernement algérien n'a pas mis d'ordre dans ses affaires. Aucun apaisement technique ou politique ne nous a été donné. Ben Bella s'est promené dans le pays, mais n'a pas agi. L'insécurité et le marasme s'aggravent.» Le Général s'exclame: «C'est intolérable! Ils ne comprendront pas, tant qu'on ne leur aura pas coupé les vivres! » « Pas question de réviser Évian » Salon doré, 23 novembre. Le Général me reçoit en audience: «Alors, où en sommes-nous? AP. — Il reste aujourd'hui 180 000 Européens en Algérie. Environ 800 000 rapatriés d'Algérie sont installés en métropole (y compris les 15 000 harkis, moghaznis et leurs familles) ; 40 000 ou 50 000 autres sont partis pour l'Espagne, l'Italie ou Israël, mais arriveront sans doute en France à retardement. Sans compter 400 000 autres du Maroc, de Tunisie et d'Égypte; mais pour ceux-là, il n'y a guère de problème. Ils ne sont pas partis en catastrophe. Ils ont eu le temps de prendre leurs dispositions. GdG. — Finalement, l'accueil se passe plutôt bien? Une fois de plus, on voit que ce qui tient bon dans les coups durs, c'est le réseau des préfets et sous-préfets. C'est l'État ! S'il vous fallait seulement compter sur les maires et les conseils généraux, vous ne vous en sortiriez pas. Et maintenant, quelles difficultés rencontrez-vous ? AP. — La loi de décembre dernier, qui organise le rapatriement, prévoyait 350 000 rapatriés pour toute l'Afrique du Nord en cinq ans, dont 70000 cette année. Nous sommes loin du compte. Les moyens me manquent. GdG. — Vous les rencontrez ? AP. — Je passe deux jours en province par semaine. GdG. — Où allez-vous? AP. — Dans les ports et les villes du Midi et du Sud-Ouest où ils sont dirigés. GdG. — Où leur parlez-vous? AP. — Dans les internats de lycées réquisitionnés, dans les baraques métalliques, sur le quai des ports comme Sète ou Port-Vendres, où des pêcheurs pieds-noirs, courageusement, ramènent déjà du poisson. GdG. — Comment se comportent-ils avec vous? AP. — La rencontre est souvent rude. Mais il faut qu'elle le soit, pour que leur cauchemar commence à se dissiper. La seule difficulté de l'exercice est de semer les journalistes, de manière à ne pas donner des amplificateurs à ces psychodrames. GdG. — Comptent-ils retourner en Algérie? AP. — Jusqu'à la fin d'août, la plupart espéraient pouvoir retourner. Les exactions, les enlèvements d'Européens, les spoliations ont tué cet espoir. GdG. — Il y en a quand même qui retournent. AP. — Ils vont faire leurs malles, puisqu'ils n'avaient eu que le temps de faire leurs valises. Ils essaient de liquider leurs biens. Mais à quel prix? Personne n'en veut. GdG. — Combien pensez-vous qu'il en restera à la fin des fins? AP. — Au maximum 100000; peut-être seulement la moitié ou le quart. GdG. — Les Arabes voient d'un bon œil les métropolitains. Mais ils font la vie dure aux pieds-noirs? AP. — Ils les rendent responsables de tout ce qui va mal, et les tiennent pour incapables d'opérer la reconversion nécessaire dans leurs rapports avec les musulmans. GdG. — Alors, que proposez-vous ? AP. — Les accords d'Évian étaient conçus pour assurer le maintien d'une communauté européenne autochtone égale à 10 % de la population musulmane, alors qu'elle sera au maximum de 1 %. Est-ce qu'il ne convient pas de réviser ces accords en conséquence ? » Le visage du Général se ferme: « Non ! Il n'en est pas question! » Ses yeux semblent dire: «Ne vous mêlez pas de ça ! » Je reprends : « L'Allemagne a absorbé douze millions de réfugiés de Prusse orientale, de Silésie ou de Poméranie. Ils ont été une des causes du miracle allemand. Un million de rapatriés, ça peut être une chance pour une France en expansion. À condition de les diriger vers les secteurs en croissance, de leur redonner des projets et surtout de l'espoir, bref, de faire pour eux une grande politique d'intégration. « Donnez-moi un exemple concret » GdG. — Qu'est-ce que vous appelez une grande politique d'intégration ? AP. — Les rapatriés servent de révélateurs à nos insuffisances. Leur arrivée fait apparaître des points faibles auxquels il aurait fallu s'attaquer depuis longtemps. Puisque, de toute façon, on devra construire des logements, développer la formation professionnelle et l'enseignement technique, construire des écoles et des maisons de retraite, développer les secteurs retardataires, aménager le territoire, remédier aux déséquilibres régionaux, etc., pourquoi ne pas inclure toutes ces actions dans une grande loi-programme, qui ferait apparaître toutes les actions correctrices de ces insuffisances comme un don de la France pour leur accueil. GdG. — Vous poussez le raisonnement un peu loin. AP. — Ce serait une présentation, plus fraternelle envers eux, d'obligations qui nous incombent de toute façon. Elle montrerait aux rapatriés qu'on les prend au sérieux, qu'on est décidé à faire beaucoup pour eux, qu'ils sont le centre d'un grand dessein, qu'ils vont contribuer au progrès commun, que nous les accueillons avec chaleur ? GdG. — Alors, en pratique, que fait-on ? Donnez-moi un exemple concret de ces actions. (Mots familiers du Général: quand il trouve qu'un discours s'égare ou qu'un propos est nébuleux, il ramène brusquement au terre à terre.) AP. — Une opération-type serait l'aménagement de la côte languedocienne, de la Camargue à Port-Vendres. Elle est pour le moment quasi déserte. Techniquement, selon les experts, elle peut devenir une seconde Côte d'Azur, moyennant reforestation, élimination des moustiques, création d'une chaîne d'hôtels. Les rapatriés se porteraient aisément vers cette région, eux qui ont éliminé les marais et les moustiques de la Mitidja, eux qui aiment la Méditerranée. Ils s'emploieraient en outre beaucoup plus facilement dans des activités en liaison avec le tourisme, que dans des industries classiques. « Vous ne croyez pas que vous vous laissez emballer ? » GdG. — Vous ne croyez pas que vous vous laissez emballer par votre sujet ? AP. — Si on ne s'emballe pas un peu, on ne secouera pas l'inertie. Et les rapatriés vont se mettre à réclamer à cor et à cri l'indemnisation, dont le principe est d'ailleurs inscrit dans la loi de décembre dernier. Elle serait ruineuse, inégalitaire, stérile parce que tournée vers le passé. L'intégration sera économique, équitable, féconde parce que tournée vers l'avenir. On ne peut pas refuser à la fois l'indemnisation et l'intégration. GdG. — Le risque est que l'on supporte d'abord le coût de l'intégration, puis qu'on nous demande quand même l'indemnisation. AP. — On la demandera d'autant plus qu'on n'aura pas franchement et puissamment annoncé la couleur pour réussir l'intégration. GdG. — Vous avez étudié vraiment la question ? Faites-moi une note. » « La page est tournée » L'audience allait s'achever sur un ton froid, mais serein. J'ai la mauvaise idée d'essayer de faire vibrer la corde sensible : « Vous aviez parlé d'intégration des âmes. Nous n'avons pas pu intégrer les âmes en Algérie. Mais nous pouvons intégrer les âmes des rapatriés en France. » Nous sommes debout, près de la porte. J'évoque ces réfugiés que je vais visiter dans les campements de fortune où nous les avons installés ; ces gens hagards ; ces enfants dont les yeux reflètent encore l'épouvante des violences auxquelles ils ont assisté ; ces vieilles personnes qui ont perdu leurs repères ; ces harkis agglomérés sous des tentes dans la prairie de Castelnau-le-Lez ou sur le plateau du Larzac, et qui restent hébétés, ne voulant ou ne pouvant rien faire. Je sens que j'agace le Général. Il m'a laissé parler et puis il explose : GdG : « Tout cela ne leur serait pas arrivé, si l'OAS ne s'était pas sentie parmi eux comme un poisson dans l'eau ! Ils ont été complices de vingt assassinats par jour ! Ils ont laissé massacrer les dockers musulmans d'Alger sans les prévenir, alors que tous les dockers français étaient au courant ! Ils ont saboté les accords d'Évian, qui étaient faits pour les protéger ! Ils ont déchaîné la violence, et, après ça, ils se sont étonnés qu'elle leur revienne en plein visage ! Alors, ils se sont précipités vers les bateaux et vers les avions comme des moutons de Panurge. N'essayez pas de m'apitoyer ! Cette page m'a été aussi douloureuse qu'à quiconque. Mais nous l'avons tournée. C'était nécessaire pour le salut du pays. On le comprendra plus tard. » Est-il impitoyable ? Je sens bien que non. Sa pudeur l'empêche d'en dire plus ; il ne veut pas s'attendrir. Mais il est probable qu'il a profondément souffert de ce drame ; il en souffre encore dans sa sensibilité secrète. Simplement, il estime n'avoir pas le droit de faire part, sur le moment, de ses états d'âme. Il fait comme s'il voulait oublier les rapatriés. C'est un épisode de sa vie qui le remplit d'amertume. Il lui déplaît qu'on le replace encore sous ses yeux. Il m'a serré la main d'un air sévère. Matignon, 4 décembre 1962. J'ai rédigé un rapport de quarante-quatre pages sur l'intégration des rapatriés. Je l'ai fait tenir au Général et au Premier ministre. Là-dessus, Pompidou me convoque pour me proposer de retourner à l'Information. Je lui dis qu'après cette plongée de dix semaines chez les Rapatriés, j'aurais de la peine à m'arracher à cette nouvelle tâche. Il a beau jeu d'ironiser : « Vous ne vouliez pas quitter l'Information pour les Rapatriés, et maintenant vous ne voulez pas quitter les Rapatriés pour l'Information. Vous ne savez pas ce que vous voulez. » Du moins, une satisfaction. Pompidou a repris, sans y changer une virgule, le texte que je lui ai proposé pour sa « déclaration de politique générale » devant la nouvelle Assemblée nationale : « Le règlement de l'affaire d'Algérie a entraîné la venue en France de nombreux réfugiés. Nous avons pris de toute urgence des mesures pour engager avec eux une coopération fraternelle, pour assurer leur logement, leur reclassement. Nous avons préparé un projet de loi-programme pour accélérer et coordonner cette action. C'est une grande tâche française que de réintégrer dans la vie nationale ceux qui ont été victimes de la guerre d'Algérie et de sa fin. » Pompidou a fait lire son texte au Général, qui l'a approuvé. Il demande à François Missoffe de me remplacer. On ne pouvait pas faire de meilleur choix : avec sa chaleur, sa verve, sa gouaille, sa débrouillardise, il fera merveille. 1 Le lecteur voudra bien pardonner, dans ce chapitre, l'abondance de mes propos par rapport à ceux de De Gaulle. Il en allait ainsi avec les ministres techniques. Il voulait les faire parler; attentif, il intervenait le moins possible. Au contraire, son porte-parole cherchait à le faire parler: les rôles étaient inversés. Chapitre 28 « CROYEZ-MOI, C'EST FOUTU ! » Matignon, dimanche 28 octobre 1962. Soir du référendum sur l'élection présidentielle. Vers 11 heures, Pompidou me confie, dans son bureau de Matignon : « Le Général est très atteint. Il s'attendait à des chiffres voisins des trois premiers référendums. 62 % des votants, ça lui fait l'effet d'une défaite, parce que ça représente moins de 50% des inscrits. Il voulait rester à Colombey. Il est comme ça... J'ai eu toutes les peines du monde à le convaincre de revenir; et je ne suis pas encore sûr d'y avoir réussi. » Au Conseil suivant, le 31 octobre, le Général nous donne d'abord l'impression d'avoir complètement surmonté son abattement. Roger Frey, le premier, fait le point : « La campagne pour le non a été très vive. Les notables, les partis se sont déchaînés. Il y a eu matraquage de la presse qui est à 95 % pour le non — notamment celle de province. » « Ce que j'espérais était excessif, je le reconnais » Pompidou complète l'analyse : « Les résultats ne sont pas exaltants, compte tenu de l'habitude qu'on avait prise, mon général, de voir dans le référendum un acte de confiance en votre personne. « Les communistes, comme s'ils jouaient leur va-tout, ont fait du porte à porte, avec une masse de brochures, des fonds considérables. L'affaire de Cuba 1 n'a pas atténué leur ardeur. Les départements de l'Est et de l'Ouest, par patriotisme, ont répondu présents. Le Midi a manifesté son opposition traditionnelle à toute direction imprimée depuis Paris. « Aucun lien avec les difficultés économiques. Les plus mauvais résultats s'observent dans les départements où il y a la plus grande activité, comme les Bouches-du-Rhône, la Haute-Garonne, le Var, le Vaucluse (alors qu'ils ont été meilleurs dans des départements endormis comme la Lozère et les Hautes-Pyrénées). Ce sont les rapatriés qui ont fait basculer ces départements, où ils forment un ferment de rébellion. Si l'on ajoute la tradition des partis radicaux, celle des pays de droit écrit, l'extrême droite avec son million de voix traditionnel, il en reste bien peu pour les partis de la IVe — c'est-à-dire l'ensemble des partis à la seule exception des gaullistes — qui avaient tout engagé dans cette affaire. GdG. — Le résultat n'est pas ce qu'on avait pu espérer et qui était sans doute excessif, je le reconnais. Ce qui s'est passé fait penser au référendum de 1945. Il y avait alors deux questions : « 1. Voulez-vous supprimer la IIIe République ? Tout le monde était d'accord, sauf les radicaux et les indépendants. « 2. Voulez-vous une organisation des pouvoirs publics qui limite la souveraineté des partis ? Là, il y avait l'opposition des communistes, des radicaux, des vichystes et de quelques socialistes, qui voulaient une assemblée unique et souveraine. Il y avait eu 66 % seulement de oui, alors que j'étais escorté par les socialistes, les MRP et les Indépendants. «En 1958, nous avons eu 80%; les 20% contre nous, c'étaient surtout les communistes; les vichystes avaient été remplacés par Poujade et par les frénétiques de l'Algérie française. En 1961, 75 %. En avril 1962, ça ne compte pas, tout le monde était pour le oui, sauf l'extrême droite, les pleurnichards de l'OAS. « Tout ce qui compte était contre de Gaulle » « Cette fois, pour la première fois, tous les partis sans exception étaient contre de Gaulle (sauf la formation qui se réclame de lui). Tous les journaux. Bref, tout ce qui compte, ou du moins estime compter. Il fallait arriver à passer par-dessus tout ça. En matière d'institutions, il n'existe pas de méthode d'accouchement sans douleur. « Quelles conclusions peut-on tirer ? « 1. Le pays n'a pas voulu le retour du régime des partis. Une large majorité considère qu'il est impossible de revenir au système de la IVe République. C'est un résultat décisif pour l'avenir des institutions et il est acquis. « 2. De cette consultation pénible, il ressort qu'il existe en France une majorité disposée à la rénovation. Les partis sont touchés à mort. Non pas le PC, qui n'est pas un parti mais une entreprise parfaitement organisée, persévérante, acharnée, disposant de concours étrangers et de moyens énormes. Ni l'OAS, c'est-à-dire un paquet de Français qui ne se concilient jamais avec rien, qui sont toujours contre tout, à la recherche d'agitateurs qui répandent autour d'eux la rancœur et le désespoir. « Ce qui est touché à mort, ce sont les partis politiques traditionnels. Les Indépendants, les MRP, les radicaux, les socialistes, pour autant qu'ils prétendent à être le pays, sont démentis. « Une majorité de Français ne croit plus que la République et le pouvoir doivent appartenir aux anciens partis. C'est la première fois qu'elle apparaît en tant que telle. Une majorité de renouveau. L'important est qu'elle arrive à se développer, à attirer à elle les électeurs qui, jusque-là, étaient restés emprisonnés dans les slogans, les préjugés et la clientèle des partis. « Quelle sera la future représentation des éléments nationaux ? « Cela commence à évoluer. On le voit dans le domaine économique et social. Jusqu'où ira cette évolution ? La majorité nationale qui s'est exprimée au référendum pourra-t-elle se transformer en une majorité d'élus ? On ne peut pas encore le dire. Mais cette évolution est largement entamée. Pour ce qui est des élections, puisqu'il y en a, je souhaite ardemment que ceux qui sont pour la rénovation arrivent à se manifester. Il y a une évolution dans ce sens. Rien ne devrait plus l'empêcher. Si j'ai pu déclencher un mouvement, je m'en félicite. Je suis un homme qui passe. Ce qui compte, c'est ce qui viendra après moi. Cette évolution est manifeste, surtout dans les parties du pays les plus ouvertes au monde, je veux dire l'Est, l'Ouest et le Nord. Malheureusement, le Midi, la vallée de la Garonne, les bords de la Méditerranée se referment sur de vieilles habitudes politiciennes, des tendances invétérées, des préjugés indécrottables. « La souveraineté populaire confisquée par quelques centaines de Ponce-Pilate » « Dans la campagne législative, tout doit être fait pour que cette volonté de rénovation politique se manifeste le plus possible. Ça ne peut se faire qu'avec des candidats qui auront été pour le oui. Sans me mêler de la distribution des investitures, ce qui n'est pas mon affaire, je souhaite que tout candidat issu des partis comprenne que ceux-ci doivent dépouiller leurs prétentions au monopole, qu'il leur faut renoncer à régenter l'Assemblée. Deux réalités qui les surpassent sont apparues désormais : le peuple et le chef de l'État. S'ils ont quelque avenir dans l'esprit, qu'ils se rallient à cette évolution ! « Dans un temps où les États-Unis c'est Kennedy, où la Russie c'est Khrouchtchev, où l'Angleterre c'est Macmillan, où l'Allemagne c'est Adenauer, la France serait le seul grand pays dirigé par un pouvoir anonyme, le seul où nul ne peut situer les responsabilités, le seul où la souveraineté populaire est confisquée par quelques centaines de Ponce-Pilate ? « Je parlerai au pays mercredi, à froid. Je tirerai les conclusions du référendum et préciserai ses conséquences d'avenir. (Un peu badin :) « Ça vous va-t-il, Monsieur le Premier ministre ? » Pompidou répond d'un sourire et, après un silence, le Général reprend : « Ce qui inquiète les partis, c'est que le référendum a prouvé qu'après le règlement de l'affaire d'Algérie, ils ne rentraient pas en possession de leur pouvoir — ce pouvoir qu'ils détenaient avant mon arrivée. Après la guerre, ils avaient récupéré le pouvoir que la guerre leur avait enlevé. Maintenant, ils l'ont bien perdu. « Mon espérance allait jusqu'à 70 %, ma raison s'était établie à 65 %. Le fait que c'est 62 % m'a éclairé sur la réalité d'une opposition générale, fondamentale, qui m'a quelque peu surpris. Je ne m'attendais pas à un acharnement pareil de la part des caciques. Je les connais. Ils ont tous été mes ministres. Dans une question qui est si conforme à l'intérêt national, je ne pensais pas qu'ils s'opposeraient si violemment à moi. Le monde entier a été étonné par l'acharnement contre de Gaulle, dans une époque où les affaires de la France n'ont jamais été en si bon état. Ça m'a étonné quelque peu, moi aussi, bien que je les connaisse pour ce qu'ils sont. Pompidou. — En fait, cette campagne amorçait la mort des partis. Ils s'en sont aperçus. Joxe. — C'est comme les passagers du Titanic pendant qu'il coule : encore un instant de bonheur. « En 1958, j'avais sauvé les partis » GdG. — En 1958, j'ai eu un cas de conscience. Ou bien laisser faire : les paras à Paris, les parlementaires dans la Seine, la grève générale, le gouvernement des Américains; c'était écrit sur le mur. Il serait finalement bien arrivé un moment où tout le monde serait venu chercher de Gaulle, mais à quel prix ? Alors, j'ai préféré intervenir à temps pour empêcher le drame. Il a été évité. Mais j'avais sauvé les partis. « Toujours, jusqu'ici, il y avait eu confusion. Les partis disaient oui et non à la fois. Ils m'approuvaient du bout des lèvres, ou ils essayaient de me torpiller tout en faisant semblant de me soutenir. Maintenant, ils ont tous dit non sans équivoque. Mais je les croyais moins acharnés. » Après un temps : « Le rétablissement de l'ancien régime est-il possible si les élections législatives ont un résultat fâcheux et entraînent le départ de De Gaulle ? Je doute un peu que ce soit possible. Je ne veux pas croire qu'ils auront le peuple derrière eux ! Mais qui sera capable de gouverner ? Triboulet. — Les partis seront déçus s'ils reculent par rapport à la précédente composition de la Chambre. Je crois bien que c'est ce qui va arriver. GdG. — Il y a deux questions différentes qu'il ne faut pas confondre. D'abord, il y a les places. Pour cela, les partis sont remarquablement efficaces : ce sont des organisations professionnelles pour la conquête des places. Et puis il y a la politique, c'est-à-dire les possibilités d'action. Les partis ne comprendront jamais ce qui doit être fait dans l'intérêt de la France. D'ailleurs, ça ne les intéresse pas. Ils ne sont pas faits pour ça. Giscard. — Il n'y a pas intérêt à ce que les élections soient magnifiées. Ce serait une erreur d'y rechercher la confirmation du référendum. Il faut et il suffit que le gouvernement désigné au lendemain de l'élection ait une majorité d'investiture. GdG. — Il n'y a pas d'investiture dans notre Constitution ! Giscard. — Le chiffre intéressant, ce n'est pas 62 % de oui, c'est 38 % de non. Ce qui représente un pourcentage d'influence très restreint pour une coalition aussi gigantesque. À Clermont-Ferrand, les ouvriers, qui votent communiste ou socialiste de manière homogène au premier tour, que ce soit pour les élections législatives, municipales ou cantonales, ont voté oui à 28 000, et non à 20 000, ce qui prouve que l'emprise des partis tend à se desserrer. D'ailleurs, personne n'a osé formuler une interprétation du référendum comme étant un succès du non. Tous les leaders se sont abstenus de dire : de Gaulle doit s'en aller. En fait, personne ne se sent la capacité de prendre votre succession. » « Les partis vont avoir une majorité écrasante » Le Général se lève. Les ministres s'ébrouent. Il s'attarde, dit un mot à tel ou tel. En arrivant au bout de la pièce, il s'arrête près du petit groupe que nous formons, Roger Frey, Grandval, Missoffe et moi. Est-ce la vue de son ministre de l'Intérieur qui le déclenche ? En tout cas, il nous prend de court, en se lançant dans un effrayant numéro de pessimisme : « C'est fichu ! Les partis ont réussi à faire 38 % dans un référendum où la question posée aux Français était toute simple : "Voulez-vous ou non élire vous-même votre Président ?" C'était clair comme la lumière du jour. La réponse aurait dû être massive. Or, il n'y a pas même un inscrit sur deux pour répondre oui. Ça prouve que les partis, les comités et les comitards ont repris du poil de la bête. Alors, vous pensez que, pour les élections, ils vont s'en donner à cœur joie. Ils sont faits pour ça. Ils ne savent faire que ça. Pour ça, ils sont imbattables. Nous ne sommes pas implantés comme eux sur le terrain. Il nous faudrait des dizaines d'années. Ils vont avoir une majorité écrasante ! Après avoir été à demi désavoué par le référendum, je le serai complètement par les élections ! Comment voulez-vous que je gouverne ? Si le référendum et la dissolution n'ont pas marché, il ne me restera plus rien. » Grandval a trouvé la solution, inattendue chez un gaulliste de gauche : « Mais il vous reste toujours l'article 16 ! » Le Général le dévisage sévèrement. Va-t-il lancer une réplique fulgurante ? Il se contente de répondre, avec une douceur résignée : « L'article 16, il n'est fait que pour une grande urgence nationale, la menace étrangère ou la subversion. Aujourd'hui, il n'y a rien de tel. Les Français retournent simplement à leur vachardise habituelle. C'est tout.» Il s'arrête un moment, hoche la tête et ajoute : « L'article 16, ça suppose aussi que l'immense majorité des Français soient derrière le Président contre l'adversaire qu'il faut réduire. Avec 80 ou 90% des Français derrière soi, on peut prendre l'article 16 ; pas avec 62 % des votants et 47 % des inscrits. Croyez-moi, c'est foutu ! » Roger Frey proteste avec force : « Mais, mon général, je suis sûr du contraire ! Avec le scrutin majoritaire, il suffit qu'un sur deux de ceux qui ont voté oui vote gaulliste; et les gaullistes, compte tenu de la dispersion des autres, auront la majorité absolue. Le "cartel des non" va éclater, puisque leurs disparités électorales vont apparaître. Les communistes, les socialistes, les modérés, les partisans de l'OAS ne pourront pas se retrouver sur le même candidat ; pour le nôtre, ce sera un jeu d'enfant de dénoncer leurs contradictions! Nous sommes donc assurés d'avoir une chambre gaulliste! » Le Général secoue la tête : « Je ne vois pas comment. » Et, en se retirant : « Enfin, croyez-le jusqu'à ce dimanche, ça ne peut pas vous faire de mal ! » Après son départ, nous restons entre nous à bavarder sur ce thème. Roger Frey est le seul à oser affirmer sa certitude. Pompidou, à qui nous allons résumer cet aparté, fait une moue évasive, sans trop savoir que penser ; à moins qu'il ne garde ses pensées pour lui. Devant vingt-cinq ministres qui risquent de parler à la sortie du Conseil, le Général a pris un ton rassurant : il faut qu'on sache qu'il envisage les prochaines élections avec confiance. Pour quatre d'entre eux, gaullistes d'obédience, il tient des propos si noirs qu'ils ressemblent à une provocation. À quelques minutes d'intervalle, ce changement de style est surprenant. A moins que cette apparente cyclothymie corresponde seulement à des niveaux différents de communication... Comme dit Pompidou, le Général est spécial. 1 Les Soviétiques, après avoir installé des fusées à Cuba, ont accepté de les retirer, devant la fermeté des États-Unis, auxquels de Gaulle a, le premier, apporté son soutien. On a pu se croire, pendant quelques jours, au bord de la troisième guerre mondiale. Chapitre 29 « C'EST COMME À LA CHASSE, JE NE DIS RIEN » Au Conseil suivant, le 7 novembre 1962, le Général a repris toute sa combativité. Ceux qui s'étaient mis en travers de sa route, depuis le Conseil d'État jusqu'au Sénat en passant par les partis, sont foudroyés l'un après l'autre. Le Conseil constitutionnel n'est pas épargné, malgré la grande estime que le Général porte à son président, Léon Noël : « Je ne vois pas quels auraient été sa figure et son avenir s'il avait voulu s'opposer à la volonté nationale. Cette sottise n'a pas été commise. On aurait fait ce qu'il aurait fallu pour en tirer les conséquences. » (À la sortie, Burin des Roziers se demande, devant Pompidou et moi, ce qu'il a voulu dire. Me revient une réplique du Général, où il m'avait affirmé que, le Président de la République nommant le Premier ministre ou le président du Conseil constitutionnel, cela signifie aussi qu'il peut les révoquer et les remplacer par qui il veut, quand il veut. Je suggère cette explication : « Il y aurait eu deux moyens d'agir. Soit, supprimer le Conseil constitutionnel par référendum. Soit, changer du moins son président par décret.» Pompidou, approuvé par Burin, refuse de me suivre : « Absurde ! Même le second moyen serait inopportun. Le premier serait démesuré. » Certes. Mais à quoi a pensé le Général ?) C'est surtout le Sénat qui se trouve dans la ligne de mire : « Une deuxième chambre politique ne s'explique pas. Il faut une deuxième chambre économique et sociale. Il faudra aller dans ce sens. » Ainsi, de Gaulle annonce en plein Conseil ce qu'il m'a dit trois mois plus tôt (et qui est d'ailleurs inscrit en toutes lettres dans le discours de Bayeux 1 . Il est bien décidé à supprimer le Sénat en tant que chambre politique et à le transformer en une chambre économique et sociale. Ce qu'il essaiera sans succès six ans et demi après. Il a clos le Conseil par une boutade, à propos de la campagne en cours pour les élections législatives, qui n'ont même pas été évoquées. Il avait mis sa coquetterie à ne pas les faire figurer à l'ordre du jour et à ne laisser personne en parler, comme pour montrer qu'une campagne électorale n'est pas chose digne des délibérations d'un gouvernement, celui-ci dût-il y laisser sa peau : « Je sais que certains ministres sont engagés dans la bataille. C'est comme à la chasse. J'ai vu, je ne dis rien.» (En 1959, à la veille de mon départ pour l'ONU, il avait déjà utilisé cette expression devant moi, au lieu de dire : « Bonne chance ! », formule qui passe pour porter malheur. Est-ce par superstition qu'il a recours à cette périphrase, ou plutôt pour respecter, comme le veut le bon usage, le droit d'un interlocuteur à être superstitieux ? Lui, si riche de formules dans ses textes écrits, si acharné à pourchasser les redites, il a un vocabulaire familier qui lui est particulier, mais qui, étant forcément plus limité que le dictionnaire de la langue littéraire, ne peut évidemment exclure la répétition.) « Faites respecter votre oui » 12 novembre 1962. Il « ne dit rien », mais il dit beaucoup, par comparaison avec les précédentes élections. En octobre 1958, il interdisait aux candidats de l'UNR, dans leur propagande, « de se servir de son nom, fût-ce sous la forme d'un adjectif ». Maintenant, juste quatre ans après, comme il a changé ! Il admet que la campagne du référendum et la campagne législative doivent ne faire qu'un. « C'est la bataille du régime.» Pour faire évoluer la Ve République jusqu'à un point de non-retour, il joue le tout pour le tout : « Si les élections sont gagnées, la Ve République sera implantée et survivra à son fondateur. Si elles sont perdues, elle sera balayée et on retombera dans la IVe, c'est-à-dire dans le chaos. » En 1958, il ne voulait pas savoir comment se préparaient les investitures de l'UNR. Il croyait que cette nouvelle formation ne compterait qu'une quinzaine d'élus, comme les républicains-sociaux en 1956, ou tout au plus le double. Il souhaitait la victoire des socialistes et fut navré de leur défaite. Une majorité socialiste lui aurait permis d'imposer plus vite sa volonté aux militaires et aux partisans de l'Algérie française. Je me suis souvent demandé s'il ne pensait pas aussi qu'elle lui aurait permis de forcer plus vite la main de Debré, peut-être même de se passer de lui. Georges Pompidou, dans son bureau de directeur de cabinet à Matignon, répétait, la mine longue, à mesure qu'arrivaient les résultats : « C'est une catastrophe.» Après le premier tour, le Général avait même obligé des candidats gaullistes, bien placés pour gagner au second, à se retirer en faveur de caciques socialistes, à commencer par ses ministres, tel Guy Mollet, virtuellement battu. Pour cette deuxième législature, au contraire, il met la main à la pâte. C'est lui-même qui choisit Louis Terrenoire comme secrétaire général de l'UNR pour distribuer les investitures et organiser la campagne, entouré d'Olivier Guichard, Roger Frey et Jacques Foccart, contrôlés par Pompidou. C'est le Général, affirment-ils, qui a, sinon trouvé, du moins choisi, le slogan : « Faites respecter votre oui. » Pourtant, au début, le Général était sur le reculoir. Pompidou m'a révélé qu'il l'avait poussé à s'engager à fond : s'attendant à une défaite, le Général entendait s'en mêler moins encore que des législatives de 1958. Persuadé par Roger Frey que les élections seraient excellentes, Pompidou a pressé le Général de prendre position en faveur des partisans du oui : il assiérait ainsi son autorité sur une majorité compacte qui lui devrait son existence. Le Général a fini par entrer dans ces vues. « Le Général doit renoncer à son utopie unanimiste » Matignon, 18 novembre 1962. Soir du premier tour des législatives. « Nous faisons prendre un tournant au régime, me dit Georges Pompidou, tandis que s'amoncellent les résultats inespérés : dorénavant, la majorité présidentielle et la majorité législative devront coïncider. Le Président ne peut pas exercer ses fonctions s'il n'a pas une majorité pour le soutenir. Le Général doit renoncer à son utopie unanimiste. Bien sûr, il est le Président de tous les Français, mais grâce à une majorité et malgré une minorité. » Cette idée a toujours été celle de Pompidou. Mais elle était à l'opposé de celle du Général, qui se voyait en arbitre souverain, détaché des partis, « surplombant », selon un de ses mots favoris, la droite comme la gauche ; bref, expression de l'unité nationale retrouvée grâce à lui. La déception du référendum et la divine surprise des élections ont donné raison à Pompidou et tort à de Gaulle. Celui-ci, qui avait failli se retirer après le référendum, a été tout heureux de constater qu'il s'était trompé et de pouvoir continuer son œuvre. 19 novembre. La presse — qui, dans son ensemble, pour une fois, avait fait, à cor et à cri, la même analyse que le Général en confidence — annonçait, depuis le référendum, que ces élections allaient marquer la chute du gaullisme. Aujourd'hui, lendemain du premier tour, elle ne cache pas sa stupéfaction. Jacques Fauvet, dans Le Monde, résume ainsi la situation : « Les pronostiqueurs se trompent souvent, mais, cette fois, l'erreur dépasse l'entendement. » Étonnement douloureux pour les uns, inespéré pour le Général. Quelques commentateurs commencent à se demander s'il n'y a pas dans cette Constitution une logique interne qui entraîne l'identité entre la majorité présidentielle et la majorité législative. Les électeurs ressentent d'instinct que le Président ne peut pas présider, s'il ne dispose pas d'une majorité pour le soutenir. « Alors, vous aidez ceux qui sont en difficulté ! » Au Conseil qui suit le premier tour, le 21 novembre, Couve décrit les réactions de l'étranger aux élections : « Il y avait, tant au Bénélux qu'en Italie, une forte connivence avec l'opposition. On espérait que le régime allait prendre fin. Le résultat a beaucoup surpris. Les Allemands, au contraire, ont affiché aussitôt une grande satisfaction ; ils craignaient pour la continuité du régime. GdG (irrité). — Les élections ne devraient rien avoir à faire avec la continuité du régime. Couve. — Oui, mais notre opposition ne le voyait pas ainsi, et elle avait réussi à intoxiquer nos partenaires européens. » À la suite du Conseil, nous nous interrogeons sur ce que de Gaulle a voulu dire. Si les élections n'ont rien à voir avec la continuité du régime, pourquoi s'engage-t-il à fond ? Et s'il les perdait, que lui resterait-il à faire, puisqu'il a annoncé qu'il partirait ? Qui doute que le régime s'effondrerait aussitôt ? Le Général dit un mot à chacun des ministres candidats, alors qu'il se contente de serrer en silence la main de ceux qui ne le sont pas, les « techniciens » comme Malraux, Couve, Joxe, Messmer, Pompidou lui-même. Joxe, avec son sourire rusé, me souffle à l'oreille : « Nous qui ne nous présentons pas, nous avons l'air d'être des planqués, à côté de combattants qui reviennent du front et qui viennent passer leur perm' parmi nous. » Là aussi, quel changement ! Jusqu'à présent, les ministres « techniciens » avaient tendance à se considérer comme d'une espèce supérieure, puisqu'ils devaient leur nomination à une source pure, de Gaulle ; tandis que les députés la devaient à une source impure, l'élection. Depuis la crise du mois dernier, c'est l'inverse2 . Quand il arrive à ma hauteur, le Général me fait son compliment : «Alors, à Provins, ça s'est bien passé, c'est déjà fini.» Encore vibrant de la campagne, je lui réponds naïvement, sur un ton que je crois modeste: « Oh, mon général, je n'ai aucun mérite ! Je vous dois au moins la moitié de mes voix. » Il me toise en silence. Son regard sévère signifie évidemment : « La moitié ? Vous voulez dire la totalité ? » Je me suis senti nigaud. Avec l'expérience et les recoupements qu'elle autorise, je dois bien reconnaître qu'il avait raison. Dans un vote sur une question simple, comme l'étaient ces élections couplées avec le référendum sur l'élection populaire du Président, peut-être qu'au maximum une voix sur dix m'était personnelle. Cette campagne ne s'était nullement faite sur les qualités et les défauts d'un député de terrain, mais, essentiellement, sur la question de confiance posée au peuple. Les électeurs avaient simplement confirmé leur vote et donné au Général les moyens de gouverner. Le Général a repris son contrôle de soi beaucoup plus vite que moi : « Alors, cette semaine, vous aidez ceux qui sont en difficulté ! » Là encore, comme il a changé depuis 1958 ! Le voilà redevenu le chef de guerre qui envoie ses lieutenants tailler en pièces l'adversaire. « Le peuple a pris dans ses profondeurs une nouvelle direction » Après le second tour, au Conseil du 28 novembre 1962, le Général ne cache pas sa satisfaction 3 . Il a eu chaud. Nous aussi. Nous avons l'impression d'être le conducteur qui a fait un tête à queue sur une route verglacée et constate en se tâtant qu'il est indemne. Seul Roger Frey avait prévu que l'accident tournerait bien. « Le référendum et les élections, déclare le Général, ont constitué ensemble une opération heureuse. Le peuple a pris dans ses profondeurs une nouvelle direction. Cela apparaît d'une manière plus éclatante dans les élections législatives que dans le référendum. Le pays adopte les idées nouvelles et un comportement nouveau dans sa vie politique et ses institutions. Il tient à la continuité et à la cohérence des desseins. Les Français souhaitent voir poursuivre ce qui a été entrepris. Ils veulent que ce qu'on décide d'essentiel en leur nom corresponde à leur volonté profonde. « Il n'y a pas d'accouchement sans douleurs, ou alors on risque de voir naître des enfants qui n'ont pas de bras. L'opération est réalisée. La France a confirmé ce qu'elle a choisi en 1958. Pour le Président et pour le gouvernement, maintenant que nous avons refermé la boîte à chagrins, il n'y a qu'à poursuivre et amplifier l'œuvre entreprise depuis 1958. Cela s'applique au rôle joué par le chef de l'Etat, au comportement du gouvernement, à sa stabilité, à sa cohésion, à ses rapports avec le pouvoir législatif. « Le Parlement et le gouvernement dialoguent. Ils se répondent. Ce qui n'exclut pas qu'ils coopèrent — du moins pour l'Assemblée nationale, qui est l'essentiel du Parlement, et qui en est même le tout. (Pan sur le Sénat.) « Tracer une nouvelle route par un mouvement incessant » « Depuis quatre ans, beaucoup de problèmes ont été réglés, d'autres sont apparus. Il faut repartir sur de nouvelles bases, tracer une nouvelle route en un mouvement incessant. « Le statut du gouvernement s'est précisé : en application de la Constitution, le Premier ministre devait donner sa démission après le vote de la motion de censure. Je ne l'ai pas acceptée sur-le-champ. Il fallait laisser la question en suspens. Le référendum et les élections ont donné raison au Président et au gouvernement. Le gouvernement vient, tel qu'il est, d'être approuvé par le pays. Je le reconduis donc. (Soulagement visible autour de la table.) « Mais il y a quelques formalités à accomplir. Nous allons, comme toujours, respecter la Constitution dans sa lettre et dans son esprit. Le gouvernement doit démissionner effectivement, puisque nous sommes au début d'une législature nouvelle. Le Premier ministre est venu me présenter à nouveau sa démission, d'accord avec moi. Cette fois, je l'accepte. Un décret paraîtra demain au Journal Officiel. Les ministres expédieront les affaires courantes tant qu'ils n'auront pas été remplacés. « Le Premier ministre, sans attendre, sera nommé aujourd'hui même ; et sa nomination sera publiée demain en même temps que sa démission. Il faut, quoi qu'il arrive, que le Premier ministre soit là, en fonctions, prêt à agir. « Je propose que le prochain gouvernement ne soit mis en place qu'après l'installation de la nouvelle Assemblée. Le Premier ministre me fera des propositions pour que je nomme un nouveau gouvernement quand la législature sera ouverte. Quatorze ministres ont été élus : il serait inconvenant que pas une seconde ils n'aient siégé au Parlement. Ils siégeront donc comme députés, puisque leurs fonctions gouvernementales auront pris fin. Vous restez dans vos ministères jusqu'à nouvel ordre. Mais vous ne prenez pas d'initiatives au-delà du train-train quotidien. Jusqu'aujourd'hui, vous étiez le gouvernement de la France, puisque je n'avais pas accepté votre démission. À partir de maintenant, vous n'êtes plus qu'expéditeurs d'affaires courantes. (Toujours, son souci de marquer des précédents profondément différents de ceux de la IIIe et de la IVe, où, dès qu'un gouvernement était renversé, commençait, jusqu'à la mise en place de son successeur, une vacance du pouvoir.) « Attention, ne vous sauvez pas ! Il n'y aura pas de Conseil des ministres avant l'ouverture de la législature. » Et, prenant sous son bras la serviette noire où il range ses papiers, il conclut : « Le pays a franchi un pas très important. » Le 1er janvier 1963, à l'Élysée, après les vœux, le Général bavarde un moment avec chacun d'entre nous, bien que nos jaquettes prédisposent peu à l'abandon. Il ironise aux dépens de Roger Frey : « Je croyais que vous m'aviez promis cent vingt socialistes 4 . » Ironie doublement injuste. Si quelqu'un a eu un pronostic infaillible sur notre victoire, à la différence de la plupart des ministres et de la quasi-totalité de la presse et du monde politique, y compris le Général, c'est Roger Frey. Et si quelqu'un s'était trompé sur la possibilité de s'appuyer sur les socialistes, c'est le Général lui-même... « La mauvaise foi du Général me confondra toujours », conclut Roger Frey avec bonne humeur. 1 À Bayeux, le 16 juin 1946, de Gaulle, avec douze ans d'avance, a dessiné la Constitution de la Ve République. 2 D'ailleurs, tous les « planqués monteront au front aux élections suivantes, celles de mars 1967, sauf Malraux, l'incomparable, et Jeanneney, qui finira par se présenter en juin 1968 à Grenoble contre Mendès-France. 3 La majorité de l'ancienne Assemblée est devenue minorité, et la minorité majorité. La nouvelle Assemblée compte 233 UNR et apparentés, 35 Républicains indépendants (on dit déjà « giscardiens »), soit 268 élus du oui sur 482 membres, dont 13 sans appartenance. Élus du non : socialistes et apparentés, 64 ; centre démocratique et apparentés, 55 ; communistes, 41 ; rassemblement démocratique et apparentés, 39. 4 Il n'y en a en fait que 68 (65 SFIO et 3 PSU). Chapitre 30 « L'OPPOSITION EST EN DÉBRIS » Matignon, 4 décembre 1962. L'assurance de Pompidou fait plaisir à voir. Il a compris qu'il était le dauphin. Il s'est superbement tiré d'affaire dans le débat sur la motion de censure et les deux campagnes qui ont suivi. Ses entretiens télévisés ont crevé l'écran. Le Général a apprécié sa loyauté, qui l'a fait passer outre à sa perplexité sur la procédure. Il a découvert son habileté dialectique. Debré, candidat aux élections législatives en Indre-et-Loire malgré le conseil pressant du Général, a été battu. Fouchet, lui aussi, à en croire Pompidou, est éliminé de la course au delphinat. Pompidou me révèle : « Le Général a été à deux doigts de se retirer, après ce référendum qui l'a blessé et où il a vu le prélude à des élections catastrophiques. Il voulait me passer le flambeau : "C'est à vous d'essayer de gagner, je suis trop vieux." J'ai réussi à l'en empêcher. » Mais le Général croyait-il complètement à ce qu'il lui disait ? N'aurait-il pas sévèrement jugé son Premier ministre, si celui-ci n'avait pas aussitôt protesté ? Et sa confiance dans le destin national et dans sa propre étoile n'aurait-elle pas de toute façon repris le dessus ? « Respecter les délais prescrits par la Constitution » Ce 7 décembre 1962, le premier Conseil du cabinet Pompidou renouvelé aura duré moins d'une heure. GdG : « Notre ordre du jour est bref. Il n'en sera pas toujours de même. Le gouvernement n'a pas encore eu le temps de prendre ses marques. » Il est pressé de mettre la nouvelle Assemblée au travail. Pierre Dumas, appuyé par Pompidou, répond qu'il faut laisser aux nouveaux députés le temps de s'installer, qu'il ne faut pas les bousculer, qu'ils sont exténués par leur campagne. Il n'ose pas ajouter que les fêtes approchent, mais on a l'impression qu'il le pense. Le Général reprend, impérieux : « Les circonstances sont exceptionnelles. L'ancienne Assemblée a été dissoute au début de la session ordinaire d'automne. La nouvelle arrive après deux mois de fermeture du Palais-Bourbon. Pourquoi on se gênerait ? C'est un cas de force majeure. Les jours passent; les délais s'allongent; le budget n'est pas voté ! Pourquoi ne pas faire état de cette nécessité urgente ? Il faut respecter les délais prescrits par la Constitution ! Dumas. — Mais le rapporteur général n'est même pas désigné ! GdG. — Le bras du gouvernement est assez long pour obtenir que la question du rapporteur général soit rapidement réglée ! On ne demande pas aux députés de siéger le jour de Noël, mais ça n'empêchera pas la session d'être ouverte ! « Les effets juridiques du vote du budget ne se font sentir que quand il est acquis. Il faudra faire des décrets d'avances, pour qu'il n'y ait pas de temps perdu et qu'il n'y ait pas de retard des investissements. Admettons que les délais courent à partir du 22 décembre, dès la clôture de la session ordinaire. » Pompidou, qui aime à dire qu'on n'est jamais aussi tranquille que lorsque le Parlement n'est pas en session, se résigne devant cette injonction : « Il est de l'intérêt général que le délai de soixante-dix jours qui se termine le 20 février ne soit pas allongé. » Quand la séance est levée, les nouveaux ministres échangent des propos admiratifs sur la manière dont le Général, qui a parlé sans note, possède son droit parlementaire. Il est vrai qu'il ne connaît si bien le règlement des deux assemblées que pour mieux les ficeler... « C'est l'Assemblée qui se présente au gouvernement » Après le Conseil du 7 décembre 1962, où j'ai retrouvé mes fonctions de porte-parole, le Général me dit d'abord : « Quand vous avez pris les Rapatriés, vous m'avez dit que vous regrettiez de quitter les journalistes. Je vous les rends.» Il n'a rien oublié, alors que tant de choses plus importantes se sont passées dans ces trois mois. Le ton est sarcastique. Je sens qu'il ne va pas résister à me plaisanter. Il hésite quelques secondes, puis finit par laisser tomber : « Je vous souhaite bien du plaisir ! » Il ne me dit pas, cette fois, tout le mal qu'il pense de mes interlocuteurs retrouvés. Les raisons de leur en vouloir n'ont pourtant fait que croître : il n'y a guère de journaux qui n'aient fait campagne pour le non au référendum. C'est si évident qu'il n'insiste pas. Il met ses mains fines bien à plat sur son bureau : « Ce qui est censuré, c'est la censure. Le peuple a désavoué l'Assemblée que j'ai dissoute. Les censeurs ont été battus. C'est un retournement historique. AP. — Je vais annoncer que le gouvernement se présente devant l'Assemblée le... GdG (vivement). — Se présente ? Gardez-vous bien de cette expression ! Le gouvernement est resté en gros le même, tandis que l'Assemblée a été complètement renouvelée. Alors, ce n'est pas le gouvernement qui se présente à l'Assemblée, c'est l'Assemblée qui se présente au gouvernement ! « Essayez de faire comprendre aux journalistes que les objectifs de l'Etat demeurent les mêmes : la mise en place de nouveaux rapports avec l'Afrique et l'Algérie, la force de frappe, la construction de l'Europe, la réconciliation franco-allemande, une politique étrangère indépendante, l'expansion industrielle, la modernisation de l'agriculture. Le style seulement va changer, car le référendum et les élections renforcent ce qui, dans l'Etat, portait la marque de la Ve République, et désagrègent ce qui portait encore la marque de la IVe. Nous avons connu depuis quatre ans une époque de transition. Elle est désormais achevée. «La cohésion du gouvernement est maintenant totale. Le gouvernement procède du Président de la République, et non pas du Parlement. Le régime parlementaire, c'est fini. La délibération est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante : ce qui prime, c'est l'action. » (Au déjeuner qui suit, je répète en riant à Pompidou la formule du Général : « C'est l'Assemblée qui se présente au gouvernement. » Pompidou, inquiet : « Vous n'avez pas dit ça aux journalistes ? ») « Après une dissolution, le Président doit s'en aller s'il est désavoué » Profitant du tête-à-tête retrouvé avec le Général en même temps que la fonction de porte-parole, je reviens sur une question restée pour moi sans réponse : « Vous nous avez dit l'autre jour que la continuité du régime ne dépendait pas des élections législatives. Mais vous aviez annoncé votre départ si vous les perdiez. Croyez-vous que, dans ce cas, le régime se serait maintenu ? GdG. — Des élections législatives, par elles-mêmes, ne peuvent pas changer la Constitution. Mais je reconnais que, si l'opposition avait gagné ces élections-là, elle se serait hâtée d'infléchir le jeu des institutions d'une manière qui aurait fini par remettre en cause le régime. Surtout si elle avait eu, avec le Sénat, une majorité des trois cinquièmes pour réviser la Constitution à sa guise. AP. — Encore aurait-il fallu que le prochain Président de la République soit du même bord qu'elle, pour se prêter à la convocation du Congrès ou à un référendum. » Il me regarde d'un air ébahi : « Vous croyez que, si je m'étais retiré après notre défaite, un autre que moi aurait pu gagner l'élection présidentielle ? AP. — Je ne le crois pas vraiment, mais rien ne vous aurait contraint de démissionner, si ce n'est la menace que vous aviez laissée planer. GdG. — Dites-vous, Peyrefitte, qu'il y a deux sortes d'élections législatives. Ou bien, elles viennent à leur heure. Il est possible que la majorité sortante ne soit pas renouvelée, ce qui ne veut pas dire que le Président ne peut pas trouver une solution pour aller jusqu'au bout de son mandat. Ou bien, les élections ont lieu après une dissolution, en raison d'une divergence entre le Président et l'Assemblée. Chacun des deux doit s'en expliquer devant le corps électoral. Alors, si le Président est désavoué par le peuple, il doit évidemment s'en aller, qu'il l'ait ou non annoncé. Sinon, quelle figure aurait-il ? « Nous venons d'échapper à un grand danger » AP. — Donc, si vous aviez été désavoué après la dissolution d'octobre... » Il me coupe : « Eh bien, le régime d'assemblée serait revenu au galop, car c'est la pente naturelle des partis. Ils sont à la fois incapables de gouverner, puisqu'ils n'existent qu'en divisant les Français, et incapables d'imaginer une autre pratique que celle-là. Voilà pourquoi nous venons d'échapper à un grand danger. Maintenant, l'opposition est écrasée. Elle est en débris. Il faut en profiter pour travailler. » Donc, en Conseil, il avait crâné. Maintenant, il avoue. Mais il est serein. AP : « Est-ce un gouvernement de législature, ou de transition ? GdG. — Ni l'un, ni l'autre. Pas de législature, puisque le mandat législatif est de cinq ans et que trois ans nous séparent de la prochaine élection présidentielle. Pas de transition, puisque trois ans est une période suffisante pour faire du bon travail. » Le 8 décembre 1962 au matin, après m'être réinstallé au « petit Matignon », je retrouve le plaisir de traverser à pied la cour de Matignon. Être Premier ministre de De Gaulle, c'est pour Pompidou une aventure divertissante. Il n'a jamais l'air de se préoccuper de la suite. Aux côtés du Général, il est embarqué, comme on l'est à la foire du Trône dans un wagonnet de montagnes russes. Par moments, on a le vertige, on s'accroche, on jouit du grand frisson. Quand j'entre dans le bureau du Premier ministre pour la première réunion du matin à laquelle je participe depuis dix semaines, elle vient de commencer. Je m'incline devant Pompidou et prends un siège, en faisant signe gaiement à son entourage assis en rond autour de la table drapée, près de la fenêtre ouverte sur le parc. Pompidou, goguenard : « Il me plaît, il a toujours l'air de s'amuser.» C'est bien plutôt à lui que cette expression s'applique. Je ne me voyais pas moi-même sous ce jour; mais, de ce dédoublement que nous ressentons en commun, est sans doute née une complicité. « La notion de législature va disparaître derrière la notion de septennat » Après le Conseil du 20 décembre 1962, le Général m'enfonce le clou dans la tête : « L'opposition, le "cartel des non" : il n'y a plus que quelques débris. Pourquoi aller les chercher ? Ils ne représentent plus rien. Nous n'aurons pas besoin d'eux. Si je me laissais aller à leur faire signe, ils me lâcheraient à la première occasion, comme le MRP au printemps dernier. À la première initiative que je prendrais pour assurer l'indépendance du pays, pour expédier ad patres leur dada de la supranationalité, c'est-à-dire l'abaissement de la France, je les aurais contre moi ; ou alors, pour les ménager, il faudrait que je fasse des concessions à leurs chimères, c'est-à-dire que je renonce à faire une politique étrangère qui en soit une. « Nous avons effectué une révolution psychologique : un gouvernement homogène, une équipe sur qui on peut compter, qui a les mêmes idées, qui sait ce qu'elle veut et où elle va. « L'agitation des couloirs, c'est fini. La notion de législature va disparaître derrière la notion de septennat. C'est un rythme nouveau qui va s'imposer à la place de l'ancien. AP. — Maurice Faure, que j'ai rencontré ces derniers temps derrière les micros, disait avec accablement que si vous gagniez cette élection législative, vous seriez là pour dix ans — soit qu'on calcule en deux législatures, cinq plus cinq; soit en septennats : trois ans pour la fin de l'actuel, plus sept ans. » Le Général rit de bon cœur. C'est rare. Le plus souvent, il ne rit que de ce qu'il dit lui-même, de manière à entraîner son interlocuteur : homme d'action jusque dans la gaieté. III « LA FRANCE EST MAINTENANT SOUVERAINE » Chapitre 1 « LES FRANÇAIS ONT BESOIN D'AVOIR L'ORGUEIL DE LA FRANCE » Aucune formule du Général n'a eu autant de fortune que : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France. » J'ai eu la surprise, en lisant les Cahiers de Maurice Barrès, de constater que l'expression avait été inventée trente-quatre ans plus tôt 1 . Nos réminiscences nous révèlent autant que nos trouvailles. Préfecture de Limoges, 20 mai 1962. AP : « Pourquoi la France a-t-elle besoin d'être grande pour être elle-même ? GdG. — Parce que les Français ont besoin d'avoir l'orgueil de la France. Sinon, ils se traînent dans la médiocrité, ils se disputent, ils prennent un raccourci vers le bistrot ! AP. — Mais pourquoi elle, spécialement, a-t-elle tant de mal à tenir debout, à vivre dans son temps, à se moderniser ? Pourquoi le recours aux procédés rationnels qui suffisent à d'autres ne lui suffit-il pas ? GdG. — Si on ne lui propose pas des buts élevés, si elle n'a pas le sentiment de sa dignité et de sa noblesse, elle se traîne dans une sorte de léthargie. En s'arrachant à la médiocrité, elle a de grandes capacités. » La destinée avait lancé au Général un tel défi qu'il s'en était senti transformé. Il entendait lancer à son tour à la France un défi auquel elle ne pût pas se dérober, et qui la soulevât au-dessus d'elle-même. C'est en ce point que ce qui préoccupait le plus le Général recoupait ce qui m'intéressait le plus moi-même : la particularité française, la cohérence du phénomène national, l'art et la manière d'échapper aux fatalités internes de notre société. « La France s'est vautrée dans sa bauge » Je l'interrogeais souvent sur ce thème. Il voulait que la France épousât son temps : pourquoi en avait-elle divorcé ? Comment faire que ce mariage fût réussi ? Quels facteurs en assureraient la durée et la fécondité ? Quel progrès recherchait-il ? Pour quelle société, et pour quels hommes ? Préfecture de Besançon, 17 juin 1962. AP : « La France existera-t-elle toujours ? GdG. — C'est probable. Mais ce n'est pas certain. Si elle n'a plus la dimension d'une grande puissance, si elle n'a pas une grande politique, elle n'est plus rien. Regardez le Portugal, il a été grand. Ce tout petit peuple a conquis le Brésil, les côtes d'Afrique, de l'Inde, de la Chine. Le Pape lui donnait la moitié du monde, en attribuant l'autre moitié à l'Espagne. Aujourd'hui, c'est un pauvre petit pays. La France va-t-elle décliner elle aussi ? Va-t-elle se portugaliser ? Pourra-t-elle remonter la pente ? Finira-t-elle par s'engloutir ? C'est la seule question. En mille ans d'histoire, elle a connu des hauts et des bas, elle a montré au monde qu'elle était un grand peuple, et elle s'est vautrée dans sa bauge. Ce que j'essaie de faire depuis un quart de siècle, c'est de pratiquer l'affirmation de la France au nom des Français. Pour le moment, ils me suivent. Je ne suis pas sûr qu'ils suivront toujours la même voie et qu'ils ne préféreront pas retourner dans le fossé. AP. — Comment l'éviter ? GdG. — Il faut faire confiance à leurs forces et les défendre contre leurs faiblesses. Ni les unes ni les autres n'ont guère changé, depuis que César les avait décrites. Leurs forces, c'est leur bravoure, leur générosité, leur désintéressement, leur impétuosité, leur curiosité, leur capacité d'invention, le don qu'ils ont gardé de s'adapter à des situations extrêmes. Leurs faiblesses, ce sont les clans, l'intolérance réciproque, leurs brusques colères, les luttes intestines, la jalousie qu'ils portent aux avantages que d'autres Français peuvent s'acquérir. AP. — Un journaliste disait l'autre jour que vous aimez la France mais que vous n'aimez pas les Français. GdG. — Ce qui est vrai, c'est qu'en face de la grandeur de la France, je rencontre souvent la petitesse des Français. Ils mijotent dans leurs petites querelles et font cuire leur petite soupe. AP. — Ce sont quand même bien les Français qui ont fait la France ?... Aimez-vous la République ? GdG. — Je n'aime pas la République pour la République, mais puisque les Français y adhèrent, il faut bien y adhérer. Ils n'imaginent pas de vivre autrement qu'en République. » Je ne suis pas sûr que le Général n'ait pas été, comme sa mère, « monarchiste de regret ». Pourtant, il a opté en entrant dans l'armée : sa conduite serait républicaine. C'était le régime de la France. Il a été républicain en homme d'honneur, sinon en homme de conviction. En tout cas, il croyait au peuple, autant que Michelet et qu'aucun républicain. « La France ne fait pas la cour aux autres » Au Conseil du 8 août 1962, Couve : « Le gouvernement jordanien a formulé la demande de reprendre des relations diplomatiques avec la France. Je propose la nomination de Roger Lescot, qui parle parfaitement l'arabe. » Le Général grogne : « C'est bien hâtif. Couve. — Nous ne nous sommes pas pressés. GdG. — Vous dites que vous ne vous êtes pas pressé, mais vous n'avez pas beaucoup tardé non plus. Couve. — Un mois. GdG. — La France ne se précipite pas. C'est une grande dame qui ne fait pas la cour aux autres. Ce sont eux qui la lui font. » Au Quai d'Orsay, on se délectait à conter les occasions où de Gaulle avait fait preuve de la plus grande superbe. En février 1945, Roosevelt, au retour de Yalta, lui avait proposé de le rencontrer à Alger. De Gaulle s'apprêtait à répondre fièrement qu'il « se félicitait d'apprendre que le Président se proposait de visiter un port français », mais qu'il « ne pourrait l'y accueillir, n'ayant pas eu le temps de se préparer à cette rencontre ». Avant que la rebuffade fût consommée, Georges Bidault s'était rendu au ministère de la Guerre pour obtenir du Général qu'il revînt sur son intention, de manière à éviter de heurter nos puissants alliés. Le Général avait écouté son ministre des Affaires étrangères sans un mot, s'était levé, l'avait raccompagné et, sur le pas de la porte, l'avait toisé : « Redressez-vous, Bidault ! » Cet homme brillant, que la nature avait fait petit et voûté, en avait été durablement blessé. C'est ainsi que le Général, à la fois, se faisait des ennemis, et entretenait chez ses fidèles l'orgueil de la France. À la direction d'Amérique, on gardait précieusement le dossier de Clipperton 2 . Cet îlot français désert, en plein Pacifique, au large des côtes du Mexique, avait attiré l'attention du Général qui, démuni comme il l'était à Londres, avait l'obsession de planter le drapeau à croix de Lorraine sur tous les territoires français qui s'y prêtaient. Ses tentatives sur Dakar, sur Saint-Pierre-et-Miquelon, sur la Syrie, sur Madagascar, sont célèbres. Nul n'a parlé de Clipperton. Il a pourtant envoyé un aviso pour en prendre possession au nom de la France libre. Qu'a constaté l'aviso? Sur l'épaisse couche de guano3 qui recouvre cette île, on apercevait des traces de jeeps américaines. Le Général envoya une note vigoureuse au gouvernement américain pour protester contre cette violation d'un territoire français. De longues années plus tard, cet incident diplomatique faisait encore ricaner quelques messieurs du Quai d'Orsay. Il n'était pourtant que la manifestation extrême d'une affirmation nationale, dans une vision planétaire. Mais qu'était d'autre le 18 Juin — face à des chefs qui demandaient l'armistice en croyant que la guerre était « hexagonale » ? « La troisième réalité internationale, c'est la France » Salon doré, 24 janvier 1963. Le Général me dit : « Voyez-vous, nous avons choisi de fonder notre politique sur les réalités et non sur les apparences. « Or, quelles sont les réalités ? D'abord, l'Amérique4 . C'est un pays en expansion, qui cherche à maintenir et à confirmer son hégémonie en Occident. Les États-Unis sont sortis grands vainqueurs de la guerre. Ils pensent qu'ils réussiront toujours à mener le monde, comme ils l'ont fait depuis 45. Ils veulent maintenant fabriquer une « force multilatérale » pour camoufler cette hégémonie sur le plan nucléaire, comme ils avaient déjà fabriqué l'OTAN en 1949 pour camoufler leur hégémonie sur le plan conventionnel. Les Anglais seront leur cheval de Troie en Europe. Pour cela, il suffit que la Communauté européenne s'ouvre au monde anglo-saxon ; moyennant quoi, ils y feront la loi. C'est une histoire éternelle. Chaque empire, à son tour, prétend à l'hégémonie. Il en sera de même jusqu'à la fin du monde. « Quelle est la deuxième réalité internationale ? La Russie. En pratique, elle a sans doute renoncé à diriger le monde et comprend que son heure est passée. Mais elle ne veut pas être bouffée et elle a raison. « Et quelle est la troisième réalité internationale ? C'est la France. Nous sommes en ce moment les seuls, en dehors des Américains et des Russes, à avoir une ambition nationale, à nous y tenir et à avoir le courage de le dire. « En dehors de ces trois réalités internationales, il n'y a que des nébuleuses, il n'y a que des pays divisés contre eux-mêmes, il n'y a que les éternels candidats, il n'y a que les perpétuels hésitants. » « La France est la lumière du monde » Élysée, le 13 février 1963. Le Général développe à nouveau devant moi ce thème des trois seules puissances qui comptent : « En dehors des deux colosses, il y a une autre réalité internationale, il n'y en a pas deux : c'est la France, qui est beaucoup plus petite, certes, que les deux autres, mais qui sait ce qu'elle veut, qui sait où elle va, et qui a un rôle immense à jouer. « Évidemment, les canons, les divisions, nous en avons moins que les deux mastodontes. Bien sûr, nous ne sommes plus le gros animal, nous ne possédons plus la puissance de jadis. Il y a les fusées, mais il y a aussi les idées. La magistrature de la France est morale. En Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, notre pays est le symbole de l'égalité des races, des droits de l'homme et de la dignité des nations. « La France représente quelque chose d'essentiel. Elle avait exagérément décliné depuis un siècle. Elle doit reprendre sa place. » Il me raccompagne à la porte, et, après un silence, il se redresse de toute sa taille. Il est envahi tout à coup de cette beauté qu'ont les êtres qui disent ce à quoi ils croient de toute leur âme : « Voyez-vous, notre pays se distingue des autres en ce que sa vocation est plus désintéressée et plus universelle que celle d'aucun autre. La France, chaque fois qu'elle est elle-même, est humaine et universelle. La vocation de la France, c'est d'œuvrer pour l'intérêt général. C'est en étant pleinement français qu'on est le plus européen, qu'on est le plus universel. Il y a eu un rôle de toujours de la France, qui l'a toujours distinguée des autres pays. Alors que les autres pays, quand ils se développent, essaient de soumettre les autres à leurs intérêts, la France, quand elle arrive à développer son influence, le fait pour l'intérêt de tous. Il y a un rôle de toujours de la France. C'est pour ça qu'elle jouit d'un immense crédit. C'est pour ça que toutes les cloches d'Amérique latine ont carillonné pour la libération de Paris. Parce qu'elle a été pionnière pour l'indépendance américaine, pour l'abolition de l'esclavage, pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Parce qu'elle est championne de l'indépendance des nations, contre toute hégémonie. Tous le sentent obscurément dans le monde ; la France est la lumière du monde, son génie est d'éclairer l'univers 5 . » Salon doré, 10 avril 1963. GdG : « Voyez-vous, Peyrefitte, il faut être serein ! Tout va bien pour la France ! Elle a un magnifique avenir devant elle ! Elle a repris son rang. On a voulu dire depuis trois mois qu'elle était entourée d'hostilité, qu'elle ne savait plus où aller. Nous avons tenu ferme sous la bourrasque. Et voilà que maintenant se manifeste partout un désir général de se rapprocher de nous. Nous pouvons bien laisser dire que la France veut maintenant la détente (il appuie, de manière à ridiculiser la formule). Cela m'est complètement égal. La France n'a jamais voulu la tension. Elle n'a jamais attaqué personne. Elle n'a jamais empêché les Américains, les Anglais, les Allemands, les Italiens, de faire leur force multilatérale si ça les amuse. Elle s'est contentée de dire que ça ne l'intéressait pas pour sa part. Mais ce langage-là, si calme soit-il, c'est un langage inouï ! Personne n'aurait osé parler ce langage jusqu'à ces dernières années ! Alors, on ne s'y fait pas encore.» S'y fera-t-on jamais ? « Les Français redeviennent français » Préfecture de Mézières, 23 avril 1963. Au soir d'une tournée exténuante pour nous mais qui le régénère, le Général est décidément en veine de bavardage. AP : « Le thème de la nation passe bien, dans vos discours en plein air. GdG. — Bien sûr, qu'il passe ! Les Français redeviennent français ! Nous vivons dans des temps difficiles. Il faut s'élever au-dessus des intérêts particuliers. Si nous nous divisons, si nous nous disputons, nous sommes perdus. Il faut créer les conditions de l'union des Français, et pour ça il faut réveiller leur sentiment national. Quand les Français se divisent et se disputent, je leur parle de la France. AP. — Les journalistes anglais et américains sont nombreux, et attentifs au moindre de vos mots. GdG. — Il y a quelque chose de changé, c'est que les Anglo-Saxons ont compris qu'ils ne pouvaient rien contre nous. Nous avons laissé hurler tout le monde. Et puis, les chiens finissent par cesser de hurler, quand ils se rendent compte que ça n'a aucun effet. La France a déclaré qu'elle s'opposait à la poursuite des négociations pour l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun ; ces négociations se sont arrêtées ; l'Angleterre n'est pas entrée dans le Marché commun. La France a déclaré qu'elle ferait sa force nucléaire sans se soucier de ce que feraient les autres ; et c'est ainsi qu'elle fera, c'est ainsi qu'elle fait. Et tout le monde finit par comprendre qu'il n'y a rien à faire pour s'y opposer. » « C'est ce qu'on appelle l'isolement de la France » AP. — La presse parlait pourtant ces derniers temps de l'isolement de la France. GdG. — Écoutez, les invitations que je reçois à l'étranger se multiplient tant, que je ne peux en accepter qu'une partie. Les demandes des souverains ou des chefs d'Etat étrangers à venir en visite officielle en France sont innombrables. Ces voyages atteignent le point de saturation. Ils posent maintenant un grave problème. On est obligé de les espacer. Sinon, la circulation deviendra impossible dans Paris d'un bout à l'autre de l'année. Et puis, ça finit par être fastidieux. Ces gens qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir se faire applaudir à Paris et qui passent devant des barrières vides, c'est démoralisant pour eux. Les Parisiens sont blasés. On n'y peut rien. « Enfin ! Nous en avons fini avec les Africains, ou presque. Ils ne voulaient pas faire de visite officielle à l'étranger avant d'avoir fait leur visite officielle à Paris. C'était, pour ainsi dire, leur baptême. Ils voulaient naître à la vie internationale par la reconnaissance solennelle que constituait leur réception à l'Élysée. Mais tout le reste de la Terre demande à venir aussi. « C'est ce qu'on appelle l'isolement de la France. (Rire.) La France ne sera jamais isolée si elle redevient elle-même et si elle incite les autres nations à devenir elles-mêmes en respectant les autres. » « Les nations ne meurent pas » Je raconte au Général ce que vient de me dire René Brouillet 6 à propos de l'Autriche. « Il y a un fixisme extraordinaire des deux composantes du jeu politique : les populistes (chrétiens sociaux) et les socialistes. Ces deux groupes enregistrent depuis 1919 des variations très faibles, pratiquement nulles. Ils retrouvent les mêmes scores à 1 % près. » Le Général me répond : « Ce qui est vrai pour des partis et leurs électeurs est vrai, à plus forte raison, pour des peuples. Les peuples ne changent pas. Ils ne meurent pas. Enfin, sauf accident. Ils restent eux-mêmes, avec leurs caractéristiques propres, avec leur tempérament collectif, avec leur âme. Ils peuvent vivre aussi longtemps que l'olivier. Il est vrai que tous les oliviers ne vivent pas vingt-cinq siècles comme celui de Platon. Il y a des peuples qui dépérissent. (Il s'est levé et s'éloigne de quelques pas de son bureau. Il élargit le sujet.) « La vie en société consiste à être soi-même, à affirmer sa personnalité, sans porter atteinte à celle des autres. De même, la vie internationale doit permettre à chaque nation de s'affirmer, sans porter préjudice aux autres. L'indépendance est aux peuples ce que la liberté est aux individus. Un peuple a besoin d'être fier. Il faut qu'il ait la fierté de se dire : "Je suis le fruit d'une histoire qui n'est celle d'aucun autre." « Quand un coureur espagnol ou italien gagne le Tour de France 7 , il est fier non seulement pour lui-même, mais pour l'Espagne ou pour l'Italie. Notre rôle dans le monde est d'encourager les nations à être fières d'elles-mêmes, à affirmer de plus en plus nettement leur personnalité propre, tout en respectant celle des autres. C'est notre vocation. C'est notre devoir. » 1 Barrès précisait même, dans ses Cahiers de l'année 1920 (p. 881) : « Donner de la France une certaine idée, c'est nous permettre de jouer un certain rôle. » Et il ajoutait aussitôt ceci, qui ressemble à un portrait prémonitoire de De Gaulle : « Certains hommes sont un accident heureux pour leur pays. Ils sont l'inattendu intervenant au milieu de toutes les nécessités sociologiques ; ils agissent ; leur état de conscience individuel balance, retarde, précipite, modifie un ensemble de faits sociaux. » De Gaulle, lecteur attentif de Barrès, avait pu méditer sur ces formules. 2 On peut le consulter aujourd'hui aux Archives du Quai d'Orsay. 3 Fiente d'oiseaux desséchée. 4 C'est-à-dire les États-Unis. 5 Cet entretien, dont je montrai peu après le compte rendu à Jean-Raymond Tournoux et à Jean Mauriac, a été partiellement reproduit par le premier (La Tragédie du Général, Paris, Plon, 1967, p. 494) et commenté par le père du second (on en voit un reflet dans plusieurs passages du Bloc Notes de février et de mars 1963), ainsi que par Edmond Pognon (De Gaulle et l'Histoire de France, p. 153, Paris, Albin Michel, 1970). 6 Alors ambassadeur à Vienne. 7 L'Espagnol Bahamontes avait gagné le Tour en 1959 et l'Italien Nencini en 1960. Les victoires d'Anquetil en 1961 et 1962 n'avaient pas effacé ces deux vainqueurs dans le souvenir du Général. Chapitre 2 « LE MONDE A COMPLÈTEMENT CHANGÉ » Conseil des ministres, 9 mai 1962. Couve et Messmer rendent compte du Conseil de l'OTAN auquel ils ont assisté à Athènes. Malgré le communiqué anodin, un problème de fond demeure. Les conversations en cours entre Américains et Russes esquissent une dénucléarisation de l'Allemagne. Les Allemands voient un grave danger dans la poursuite de ces entretiens. « Pourtant, observe le Général, comme ils ne veulent pas s'opposer aux Américains, ils sont très malheureux. Couve. — Les Américains sont en train de changer de stratégie. Ils hésitent de plus en plus devant les perspectives d'une guerre nucléaire. Ils mettent de plus en plus l'accent sur la nécessité d'un développement des armes conventionnelles, les États-Unis et l'Union soviétique se neutralisant par leur équilibre atomique. » Messmer retient aussi de ses conversations avec McNamara que « les États-Unis considèrent comme très dangereux tout armement nucléaire dont ils n'ont pas la maîtrise. Ils ne veulent pas se laisser entraîner dans une guerre nucléaire générale en partant d'une explication nucléaire tactique. (Explication : admirable litote ! C'est bien un mot de militaire.) Ils sont donc tentés par l'idée de retirer leur armement nucléaire d'Europe et de dénucléariser l'Europe centrale. D'ici là, aucune arme nucléaire ne sera utilisée. Donc, que l'armement soit américain ou atlantique, c'est pareil. « Les sous-marins équipés de fusées Polaris, que les Américains entendent mettre à la disposition de l'OTAN, n'apportent rien de nouveau. Ils ne sont en aucune façon une arme atomique propre à l'OTAN. Ce sont des sous-marins américains, commandés par des Américains, et qui ne peuvent envoyer leurs armes que sur ordre du Président des États-Unis. » « Il est normal que nous reprenions nos billes » GdG : « Si le monde libre est attaqué, tous les États du monde libre devront combattre. C'est une réalité indiscutable. « Depuis treize ans que le traité de l'Atlantique Nord a été signé, le monde a complètement changé. Les Américains étaient seuls dans le monde à avoir la bombe atomique. Si l'Europe était attaquée par l'URSS, les Américains jetaient leurs bombes et c'était fini. L'Europe, qui n'avait pas beaucoup de consistance, donnait en contrepartie ses moyens conventionnels à l'Amérique. C'est ce qu'on appelait "l'intégration". Ça correspondait alors à la nature des choses. « Aujourd'hui, la Russie a un armement atomique qui peut anéantir l'Amérique, comme l'Amérique peut anéantir la Russie. Du coup, elles n'ont aucune envie de s'anéantir l'une l'autre. Par suite, la question de la protection de l'Europe par les bombes atomiques américaines est posée. Il n'est plus du tout sûr que les États-Unis emploieraient leurs bombes. Les États-Unis eux-mêmes n'en savent rien. Aux yeux de la France, la solidité de l'OTAN est ébranlée depuis longtemps ; les Allemands, qui y croyaient dur comme fer, commencent maintenant à s'interroger. « Il est donc normal que nous reprenions nos billes, non pas pour les sortir de l'Alliance atlantique, mais pour les employer dans l'Alliance atlantique en fonction de ce que nous croyons utile. « Réussir l'Europe, notamment pour sa politique et sa défense, est plus nécessaire que jamais. La France l'a proposé. Des distraits, ou des mal informés, ont empêché jusqu'à maintenant que ça se réalise 1 . En tout cas, la solidarité particulière que la géographie impose à la France et à l'Allemagne est évidente. « Les Allemands s'y sont mal prêtés jusqu'à maintenant, parce qu'ils poursuivaient une chimère, celle de la protection américaine. Mais il est possible qu'ils resserrent avec nous leurs liens militaires pratiques. Pour notre part, nous y sommes très disposés. » « Les Américains ne vont pas risquer leur survie » À l'issue du Conseil du 9 mai 1962, le Général me donne deux traductions de ce qu'il vient de dire à ses ministres dans un langage très mesuré — si mesuré qu'il avait sûrement, à l'avance, rédigé sa déclaration. Traduction en mineur : « Dites à vos journalistes que le ministre des Affaires étrangères et le ministre des Armées ont fait part au Conseil des ministres des impressions qu'ils ont retirées du Conseil de l'OTAN auquel ils ont participé à Athènes. Le général de Gaulle a tiré les conclusions de ce compte rendu, en observant que la situation du monde avait évolué et que, par conséquent, la stratégie de l'Alliance atlantique devait évoluer aussi. Voilà. Ça suffit largement. N'en dites pas plus pour le moment.» Traduction en majeur : « Voyez-vous, en réalité — mais ça, naturellement, ça n'est pas pour les journalistes —, les Américains s'obstinent à maintenir leur système d'intégration dans l'Alliance atlantique ; c'est-à-dire le système qui, sous une apparence de participation collective, laissait aux seuls Américains la responsabilité de la défense de l'Europe. Il se justifiait en 1949, quand ils jouissaient du monopole de la bombe. Il ne se justifie plus du tout. Depuis que la Russie comme l'Amérique sont capables de s'anéantir, les deux forces de dissuasion s'équilibrent et s'annulent. « Vous pensez bien que les Américains ne vont pas risquer leur survie pour défendre l'Europe. Ils ne l'ont jamais fait, ils ne le feront jamais. Ils n'en ont pas la moindre envie. C'est clair comme la lumière du jour. Dans toute leur histoire, ils n'ont jamais mis en jeu leur existence nationale pour un engagement à l'extérieur. Ils se sont battus à mort pour leur indépendance, puis pour la guerre civile. À l'extérieur, ils n'ont jamais envoyé que des corps expéditionnaires, qui ne représentaient qu'une petite partie de leurs moyens, même s'ils ont lutté courageusement. « Pourquoi voudriez-vous qu'ils acceptent d'être rayés de la carte, sous prétexte qu'un pays européen menacé par la Russie les appellerait au secours ? Jamais ils n'emploieront leurs bombes dans un cas pareil ! Ce n'est pas la peine qu'ils nous racontent des histoires. Ce n'est pas la peine que nous nous en racontions à nous-mêmes ! « Que la France et l'Allemagne, auxquelles la géographie impose la solidarité, déploient toutes leurs forces si l'une des deux est attaquée, c'est conforme à la nature des choses. C'est pourquoi il nous faut pousser davantage l'alliance avec les Allemands. Mais les États-Unis se défileront toujours. « La force de dissuasion doit être tous azimuts » « Donc, il nous faut notre propre force de dissuasion nationale. Si nous ne pouvions compter que sur la force de frappe américaine, nous n'aurions plus de vraie garantie. AP. — Croyez-vous que notre petite force nucléaire suffira pour dissuader les Soviétiques, s'ils sont sûrs que l'Amérique ne bougera pas au cas où ils nous attaqueraient ? GdG. — Si nous pouvons tuer le quart ou la moitié des Russes, nous sommes sûrs qu'ils ne nous attaqueront pas. Et puis, ne dites pas : l'adversaire, c'est Moscou. C'est une erreur de désigner un adversaire exclusif. L'adversaire, ça peut être un agresseur — et, pour le moment, en effet, on ne voit guère que celui-là. Mais ça peut être aussi un autre agresseur, inimaginable aujourd'hui, ou un autre pays qu'un agresseur. AP. — Je ne comprends pas. Pourquoi dissuader un pays qui ne penserait pas à nous agresser ? » Le Général répète tranquillement : « La force de dissuasion n'est pas faite seulement pour dissuader un agresseur. Elle est faite aussi bien pour dissuader un protecteur abusif. C'est pour ça qu'elle doit être tous azimuts2 . « D'ailleurs, on ne sait jamais d'où peut venir la menace, ni d'où peut venir la pression ou le chantage. Il ne faut pas que les esprits chavirent. Un jour ou l'autre, il peut se produire des événements fabuleux, des retournements incroyables. Il s'en est produit tellement dans l'Histoire ! L'Amérique peut exploser du fait du terrorisme, ou du racisme, que sais-je, et devenir une menace pour la paix. L'Union soviétique peut exploser, parce que le communisme s'effondrera, que ses peuples se chamailleront. Elle peut redevenir menaçante. Personne ne peut dire d'avance où se situera le danger. Et comme il faut vingt ans pour se mettre en mesure d'y parer, alors nous prenons tout de suite nos dispositions. AP. — Le plus probable, quand même, c'est l'affrontement des deux super-puissances ! Et dans ce cas-là, nous serions bien du côté des Américains ? GdG. — Tant que nous restons dans le système des blocs, de deux choses l'une. Ou bien les États-Unis et la Russie se battent, et nous sommes condamnés à mort; ou ils s'entendent, et nous sommes condamnés à l'effacement. Supposons qu'ils tombent d'accord pour neutraliser l'Allemagne : nous sommes incapables de résister aux Russes, nous devenons leur jouet. Tant que les Russes et les Américains restent en tête à tête, il n'y a pas d'autre issue que leur conflit, ou leur condominium. « Voilà pourquoi, tout en demeurant les alliés des Américains, nous voulons cesser de nous en remettre à eux. » « Lemnitzer est un brave homme ; tout va être mis en mineur » Au Conseil des ministres du 25 juillet 1962, Messmer annonce un changement de commandement à la tête de l'OTAN. «Le général Norstad s'en va à la demande de Kennedy. Le général Lemnitzer doit le remplacer. GdG. — J'ai demandé à voir Lemnitzer et à en parler ici, en Conseil des ministres. Il y a une question de forme et une question de fond. « Il n'est pas admissible que les Américains disent : "Ce sera Untel." Nous, Français, avons dit : "Nous ne le nommerons pas tant que nous ne l'aurons pas vu et que notre gouvernement n'en aura pas délibéré." « Je l'ai donc vu. C'est un brave homme. Il ne fera pas d'histoires, ni à son gouvernement, ni à aucun autre. Tout va être mis en mineur de son fait. C'est pour ça qu'on le met là. Ça signifie que la défense de l'Europe ne les intéresse plus autant. Eisenhower, Ridgway, Norstad étaient des cracks. Ce n'est plus le cas. « C'est une façon, à leurs yeux, d'enterrer la question. Ce n'est pas sans importance. « Je lui ai dit : "Nous comprenons très bien vos incertitudes sur l'emploi de la bombe si l'Europe était attaquée." Il n'en a pas disconvenu. Il a abondé dans mon sens. C'est important à savoir, alors que tous les Américains nous disent : "Pas du tout ! Aucun doute ! La bombe américaine serait employée aussitôt ! C'est insultant d'imaginer le contraire !" « J'ai enchaîné : "Compte tenu de cette incertitude, pour qu'il ne soit pas dit que la France soit prise sans s'être défendue, elle est en train de se doter de son propre armement nucléaire." Lemnitzer m'a répondu : "Vous avez parfaitement raison. À votre place, j'en ferais autant." « Dans ces conditions, je ne vois pas d'obstacle à sa nomination. Ce Lemnitzer, ce n'est pas un saut dans l'inconnu. C'est un homme de bon sens. Frey. — Quelles étaient au juste les divergences entre Norstad et le gouvernement américain ? » Le Général fait signe à Messmer : « Monsieur le ministre des Armées, voulez-vous éclairer M. le ministre de l'Intérieur ? Messmer. — Norstad, par mimétisme, était devenu aussi européen que Spaak ou Luns3 . Il avait la prétention de défendre l'Europe par les moyens nucléaires mis à sa disposition. Les États-Unis auraient livré les engins et il s'en serait servi à sa guise. C'est un projet qu'il avait présenté il y a deux ans. Il y était fortement attaché. Il l'avait beaucoup défendu auprès de son administration et en Europe. Il est rapidement devenu évident que la nouvelle administration américaine n'avait aucune envie de donner suite à ce projet. Norstad était donc dans une position intenable. GdG à Frey (sur un ton doucement ironique). — Alors, vous avez satisfaction ? » (Rires.) Façon goguenarde de répondre à Frey : « Vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas, mais je vous aime bien. » Cependant, le Général, interrogé directement, répond toujours, ou fait répondre. « Ces Américains, par qui ont-ils été élevés ? » De nouveau, j'ai droit aux deux variations sur l'intervention en Conseil. Variation édulcorée pour la presse. Puis, variation aggravée : « C'est quand même un peu fort, que les Américains choisissent sans nous consulter le bonhomme qui commandera à nos armées et qui aurait droit de vie et de mort, non seulement sur nos soldats, mais sur notre population civile ! C'est pour ça que j'ai voulu le jauger. Il n'y a pas de raison de s'inquiéter. C'est un père tranquille. Mais ces Américains sont incroyables. Par qui ont-ils été élevés ? Ils n'ont pas été élevés du tout, ou ils ont été élevés avec l'idée que sur la terre, il y avait eux — et puis des homoncules. » Au Conseil des ministres du 22 août 1962, Couve évoque la nouvelle crise de Berlin. « Une manifestation, anti-soviétique et anti-américaine à la fois, a eu lieu ; peut-être une provocation du secteur oriental de Berlin. Les Français, les Anglais, les Américains, essaient de calmer les incidents toujours prêts à renaître, notamment à propos du passage quotidien de la garde russe quand elle se rend au Monument aux morts. Les autorités russes se refusent à tout contact avec le commandement occidental de Berlin. « Les réflexions des Américains, des Anglais, des Français, face à ce durcissement, ne sont pas claires. Est-ce que le fait de toucher au statut de Berlin est toujours un casus belli nucléaire ? Il est de plus en plus clair que non. Berlin ne serait pas défendu par tous les moyens. » Après le Conseil, je demande au Général ce qu'il souhaite que je dise sur cette crise : « N'en faites pas une montagne. C'est une péripétie de plus. Ce qui est grave, mais il ne faut pas le dire, ce ne sont pas ces incidents sur le terrain, c'est qu'il est de plus en plus évident que l'administration Kennedy veut de moins en moins courir le risque d'un conflit nucléaire avec les Russes. Ils veulent rester bien au chaud. Ce qui peut se passer à Berlin, en Allemagne ou en France, en réalité, ils s'en foutent complètement, même s'ils font semblant de s'y intéresser4 . Ça n'est pas ça qui les empêchera de dormir.» 1 Allusion au rejet du plan Fouchet (IIe partie). 2 Cette expression, employée ici le 9 mai 1962, a été rendue célèbre par un article, paru dans la Revue de la Défense nationale de décembre 1967, du général Ailleret, auquel on l'a attribuée. Mais elle faisait partie, depuis longtemps, du vocabulaire courant de De Gaulle, précisément à propos de la force de dissuasion. 3 Ministres des Affaires étrangères de Belgique et des Pays-Bas; ils ont ensemble fait échouer le plan Fouchet. 4 Le lecteur se rappelle le « Ich bin ein Berliner » de Kennedy, près d'un an plus tard, le 26 juin 1963. Chapitre 3 «LES SEULES RÉALITÉS INTERNATIONALES, CE SONT LES NATIONS » Au Conseil des ministres du 6 juin 1962, Couve déclare : « Dans la même semaine, on a connu le krach de Wall Street et une crise importante à Moscou. Les États-Unis et l'URSS sont en difficulté simultanément. GdG. — Les deux font la paire. » « La France n'est pas la France quand elle est haïe par les peuples » À l'issue du Conseil, le Général me dit : « Les deux super-grands qui se défient l'un l'autre et entraînent, chacun derrière soi, leurs brebis affolées, c'est ce que nous ne voulons plus ! La IVe République était en pleine incohérence. Elle nous avait fabriqué une politique étrangère docile aux Américains et une politique coloniale combattue par eux. Elle se mettait à dos les pays de l'Est parce qu'elle était inféodée aux Américains et le monde entier parce qu'elle prétendait s'inféoder pour toujours nos colonies, à commencer par l'Algérie. Ce n'est pas le message que la France a lancé au monde. La France n'est pas la France quand elle est haïe par les peuples. Particulièrement, par les peuples qui aspirent à s'émanciper. AP. — La politique de la IVe avait une certaine cohérence. La France dominait de nombreux peuples. À son tour, elle était dominée par les Américains. Pourquoi n'aurait-elle pas été elle-même un protectorat, puisqu'elle avait des protectorats ? » Le Général ne sourit pas. Il n'a pas apprécié que je l'interrompe. Je sens que ce paradoxe l'agace. « Il n'y a que l'indépendance qui n'avait pas de partisans ! » GdG : « Eh bien, cette subordination, c'est fini. Ce qui est bon pour la France ne sera pas décidé à Washington, mais à Paris. Ce qui est bon pour les Sénégalais ne sera pas décidé à Paris, mais à Dakar. Chaque peuple doit prendre son destin en main. Sinon, il arrive ce qui est arrivé avant mon retour aux affaires. Les Américains ont encouragé nos propres vassaux à la révolte contre nous, tout en nous traitant nous-mêmes en vassaux. Et trois Français sur quatre supportaient ça sans un murmure ! Et un Français sur quatre était prêt à se laisser vassaliser par les Soviets ! Il n'y a que l'indépendance qui n'avait pas de partisans ! « Mais j'ai tort de dire les Français. Les Français, les pauvres, ils ne pensaient pas grand-chose. Ils suivaient, comme des bestiaux qu'on amène à la foire. Une faction, la plus forte, veut les entraîner à se blottir sous l'aile des Américains ; une autre faction, à se blottir sous l'aile des Russes. Mais où est la faction qui entraînerait le peuple vers la grandeur de la France ? « Nous avons connu ça du temps des Bourguignons et des Armagnacs, du temps de la Ligue et des Guise. C'est comme ça qu'a fini Athènes, c'est comme ça qu'a fini la République de Venise. Elles se sont disloquées, parce qu'elles manquaient de patriotes. Allons-nous nous disloquer aussi ? Heureusement que nous avons secoué tout ça! Le Président a pour vocation de rassembler les Français pour qu'ils gardent leur indépendance et leur personnalité! C'est son premier devoir! Nous avons commencé à faire échapper le peuple à la résignation. C'est peut-être sa dernière chance de relever la tête, d'échapper à l'asservissement, d'entraîner les autres peuples à y échapper aussi. » « On fait mieux que les Anglais » Au Conseil du 11 juillet 1962, Marette 1 : « La station de Pleumeur-Bodou a capté les images envoyées par satellite dans des conditions favorables, puisque leur qualité était comparable à celle d'une retransmission par réseau hertzien. Succès d'autant plus remarquable que la station britannique n'a pas été en mesure de capter ces images, et que la BBC a proposé d'acheter les nôtres à n'importe quel prix. GdG. — Donnez-les gratuitement à la BBC (il prononce bébécé), elle mérite bien ce geste, elle en a fait d'autres pour nous en d'autres temps.» (Sourires.) Cet accès de générosité ne lui fait pas perdre le sens de l'intérêt national. Il rectifie : « Mais, naturellement, servez la télé française en priorité. » (Nouveaux sourires.) Il ne cache pas qu'il jubile : « C'est très important à tous égards, notamment pour le standing technique de la France. » Il sait être généreux quand il est en tête de la course. Il devient plus âpre quand il veut faire reconnaître son rang et qu'on le lui dispute. Il me reparle de cette performance après le Conseil. « C'est bien, que la France fasse mieux que les Anglais. Nous avons été si longtemps les seconds des Anglais, et même pas de brillants seconds ! Il faut maintenant qu'il soit clair qu'on fait mieux qu'eux. La France doit être la première en Europe. Elle ne pourra montrer la voie aux autres qu'à cette condition.» « Comme si Thorez avait fait fusiller de Gaulle » Salon doré, 31 juillet 1962. La Yougoslavie tracasse le Général. Est-ce une nation ? un État ? une dictature ? Il s'interroge. Au Conseil, Couve annonce la reprise des relations diplomatiques avec ce pays. Les Yougoslaves soumettent à notre agrément leur actuel ambassadeur à Athènes, Milkonicz. Je ne songeais pas à interroger le Général sur cette affaire de routine. De lui-même, il répond à une question que je ne lui ai pas posée : « Il n'y a pas de raison de continuer à tenir Tito à bout de gaffe. Il faut reconnaître ce qui est. Il a quand même su forger un Etat qui en soit un. AP. — Pourquoi fallait-il le tenir à bout de gaffe ? GdG. — D'abord, il s'y est pris comme un sauvage pour asseoir son pouvoir. Il a zigouillé son rival. Quand la Yougoslavie a été submergée par la Wehrmacht, Mihaïlovitch avait le premier appelé à la résistance. Il s'est battu dans les montagnes d'Herzégovine. Il a retardé la Wehrmacht pendant trois mois. Elle n'a pu se ruer sur les plaines de Russie et d'Ukraine qu'à la fin juin, alors qu'elle aurait dû le faire fin mars, dès le dégel. C'est à cause de ça qu'elle a calé devant Moscou et Leningrad. Ces trois mois de retard lui ont probablement fait perdre la guerre. « Le prestige de Mihaïlovitch était grand à l'intérieur du pays et parmi les Alliés. Le gouvernement yougoslave de Londres avait fait de lui le commandant en chef de la résistance yougoslave. Mais Tito l'a éliminé, l'a compromis, l'a fait abattre. C'est un peu comme si Thorez avait fait fusiller de Gaulle. « Croates, Serbes, Bosniaques se haïssent » « Et puis, ces dernières années, il s'est cru obligé de hurler avec les loups, avec le FLN et tous les Afro-Asiatiques, contre la France, bien que Coty, Guy Mollet et consorts lui aient déroulé le tapis rouge sous les pieds à Paris. Mais maintenant que la guerre d'Algérie est finie, il faut tourner la page. « D'ailleurs, il n'est pas sans mérite. La Yougoslavie est un État qui sait se faire respecter au-dedans et au-dehors. À l'extérieur, il a été le seul, longtemps avant la Chine, à dire non aux Soviets. À l'intérieur, il a fait tenir tranquilles toutes ces nationalités qui se détestent les unes les autres. C'est d'ailleurs la raison de sa querelle avec Mihaïlovitch, qui était grand-serbe, alors que lui, il est croate. « Comment voulez-vous que les Croates, les Slovènes, les Serbes, les Bosniaques ne se tirent pas la bourre ? Ils n'ont pas la même religion, ils ont subi des occupations différentes, les uns ont résisté, les autres ont collaboré, tous se haïssent. Ce sont des nations antagonistes, qu'on a prétendu après la première guerre enfermer dans la même cage. Tout ça ne tenait pas debout et Tito n'est pas sans mérite de faire tenir tout ça debout. » « Que tous les peuples affirment leur sentiment national » Après le Conseil du 10 septembre 1962, qui suit son retour d'Allemagne, je signale au Général : « Certains éditorialistes ont regretté que vous ayez exalté le nationalisme allemand. GdG. — Ça doit être des MRP, ou des socialistes. Ils ne voient pas les réalités. Leur internationalisme les aveugle. AP. — Vous ne craignez pas qu'on vous taxe vous-même de nationalisme ? GdG. — Mais non ! Ce que nous faisons n'a rien à voir avec le nationalisme. Le sentiment national est naturel à toutes les nations, à tous les pays. Il est aussi naturel que l'amour filial ou que l'affection familiale. Il est souhaitable qu'une nation veuille vivre, se défendre et se perpétuer. Un peuple n'est bien dans sa peau que s'il forme une nation indépendante. Le nationalisme, ça consiste à affirmer sa propre nation au détriment des autres. Le nationalisme, c'est de l'égoïsme. Nous, ce que nous voulons, c'est que tous les peuples affirment leur sentiment national. AP. — Votre doctrine, en somme, ce n'est pas le nationalisme français, c'est le pan-nationalisme, le nationalisme universel ? GdG. — Si vous voulez. Que tous les peuples du monde forment des nations et soient protégés par des États qui coopèrent entre eux. « La Russie boira le communisme » « Voyez-vous, l'Europe est composée de vieilles nations qui ont des siècles et des siècles derrière elles. Des langues différentes. Des cultures différentes. Les Italiens seront toujours des Italiens, les Allemands seront toujours des Allemands, les Polonais seront toujours des Polonais. Je veux dire : "S'ils restent agglomérés." On peut assimiler un Polonais, une famille polonaise, quelques groupes de Polonais, on ne peut pas assimiler le peuple polonais. On ne peut pas assimiler le peuple allemand. C'est pourquoi j'ai encouragé les Allemands à être eux-mêmes ; à condition que les Allemands respectent le sentiment national des autres, c'est-à-dire respectent les autres nations. AP. — C'est pour ça que vous parlez de la Russie et non de l'Union soviétique. GdG. — Les seules réalités internationales, ce sont les nations. La Russie boira le communisme comme le buvard boit l'encre. » J'ai rapporté cette phrase à notre meilleur "kremlinologue", mon aîné du Quai d'Orsay. Il s'est esclaffé en se tapant les cuisses : « Mais il n'a rien compris ! Le Russe, ça n'existe plus, la Russie a disparu. Il n'y a plus que l'Union soviétique. Il n'y a plus que l'homo sovieticus. Pendant trois générations, on a fait du lavage de cerveau, et le fond de la culture russe a disparu ; il n'en reste plus rien. Tous sont devenus des robots soviétisés. » Il a fallu attendre trente ans — le temps de « soviétiser » une quatrième génération — pour que l'Histoire donne raison à l'homme de l'Histoire et confonde le grand expert. Mais si de Gaulle a vu plus juste, n'est-ce pas tout simplement parce que sa foi en l'homme était plus forte ? 1 Ministre des PTT. Chapitre 4 « L'ANGLETERRE DE KIPLING EST MORTE» Au Conseil des ministres du 16 mai 1962, celui auquel les ministres MRP se sont décommandés, Couve — très « business as usual » ou « la séance continue » — fait le point de la négociation entre le Marché commun et l'Angleterre. « Les négociateurs anglais ne s'intéressent qu'à deux questions concernant l'agriculture. D'abord, l'horticulture, à cause des orchidées et des tomates d'hiver, parce que la réélection de 80 députés conservateurs en dépend. Ensuite, les produits alimentaires du Commonwealth : beurre, cacao, mouton... « Quant à l'adhésion à la Communauté du charbon et de l'acier, elle se ferait en même temps que l'adhésion au Marché commun, dès lors que la Haute Autorité de Luxembourg en déciderait ainsi ; mais personne ne doute qu'elle le fasse, comme d'ailleurs personne ne doute de la prochaine adhésion de l'Angleterre à la Communauté dans son ensemble. « Inacceptable ! Comment laisser à des technocrates... » Le Général interrompt Couve : « Voyons ! Ce sont les gouvernements qui acceptent l'entrée d'un nouveau membre, ce ne sont pas les soi-disant "exécutifs" de Bruxelles ou de Luxembourg ! » Couve fait observer que le traité de Paris, qui a institué la Communauté européenne du charbon-acier, a confié à la Haute Autorité de Luxembourg le pouvoir de décider des admissions. Le Général le coupe vivement : « C'est inacceptable ! Comment peut-on laisser à des technocrates une décision aussi lourde de conséquences ? D'autant plus que les Anglais demandent non pas à adhérer purement et simplement, mais à réviser le traité : ce n'est plus une simple admission ! Ça doit être l'affaire des gouvernements ! » Après un temps de silence respectueux, Couve passe tranquillement à un autre point, sans répondre à celui qu'a soulevé de Gaulle, et qui est de taille : « En outre, dans les discussions entre les Six, il a été décidé une deuxième accélération de la mise en place du Marché commun : un abaissement des tarifs douaniers — 10 % sur les produits industriels et 5 % sur les produits agricoles. GdG. — Une fois encore, nous avons pris l'initiative de cette accélération. Une fois encore, on dira que nous ne sommes pas "européens" ! » On a un nom : Pflimlin et ses amis. « L'Angleterre est devenue un satellite des États-Unis » Au Conseil des ministres du 30 mai 1962, Couve fait à nouveau le point des négociations entre les Six et la Grande-Bretagne à Bruxelles. « Elles ont confirmé de façon satisfaisante l'accord entre les Six pour rejeter les demandes britanniques visant à protéger le "vieux Commonwealth" (façon pudique de dire "de race blanche" — Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) : les préférences impériales seraient indéfiniment maintenues; le tarif extérieur commun, qui protège toute la Communauté, serait supprimé pour leurs produits; une garantie de débouchés serait instituée pour leurs produits agricoles. » À l'issue du Conseil, le Général me dit : « L'Angleterre est devenue un satellite des États-Unis. C'est le choix qu'a fait Churchill, après Pearl Harbour, dès que les États-Unis sont entrés en guerre. Il a été tellement soulagé de n'être plus seul à supporter tout le poids de la guerre, qu'il s'est rangé docilement derrière Roosevelt. Ses successeurs s'en sont tenus prudemment à ce choix, sauf Eden pour faire l'opération de Suez, et mal lui en a pris. Macmillan est tout de suite rentré dans le rang. « Quant aux Pays-Bas, aux Scandinaves et tutti quanti, ils sont des satellites de l'Angleterre. Ce sont des poupées russes. Tout ce joli monde ne nous aime pas et déteste notre politique. C'est naturel, dès lors que nous refusons de nous agenouiller devant les Anglo-Saxons. » Peut-être pense-t-il au même moment : « Sans les Anglais, il n'y aurait pas eu de France libre, pas d'Europe libre, pas de monde libre ! Sans eux, il n'y aurait pas eu de Gaulle ! » Mais peut-être connaît-il le mot de Lu Xun : « Celui qui sait prendre part courtoisement au banquet où il a été admis à s'asseoir, mais qui sait dire ensuite poliment et fermement à ses hôtes leurs quatre vérités, celui-là est un homme vraiment admirable. » Au Conseil des ministres du 6 juin 1962, Couve rend compte de la visite de Macmillan, samedi et dimanche, au château de Champs : « La Grande-Bretagne est décidée à tout faire pour entrer dans le Marché commun. Macmillan a la conviction que l'Empire britannique est dépassé, que le Commonwealth est en voie de dissolution rapide (notamment à la suite de l'entrée des dominions non blancs). Il faut donc trouver des solutions de rechange. «Pour la France, à partir du moment où les Anglais sont ardemment candidats, la seule question est de savoir s'ils acceptent tout le traité de Rome, avec ce corollaire : le relâchement des liens avec le Commonwealth. La conversation a été très amicale. » Pompidou tient à intervenir, ainsi qu'il le fait quand le sujet est important, comme pour signifier que, contrairement à ce que disent d'aucuns, la politique étrangère n'échappe pas au domaine du Premier ministre : « Quelle évolution par rapport à la venue de Macmillan en juin 1958 1 ! (Pompidou y assistait comme directeur du cabinet du Général.) En 1958, il employait avec hauteur des termes de combat. L'Angleterre était prête à l'attaque. Elle considérait la Communauté européenne comme un acte de guerre à son égard. Il parlait de la briser. « Maintenant, il est très désireux d'obtenir un accord avec l'Europe. Il a parlé des motifs économiques. Mais probablement les motifs politiques, notamment intérieurs, comptent aussi. Il s'est étendu sur la solidité des liens qu'il envisage de nouer avec la France et l'Allemagne, sur la politique commune, sur la défense commune, sur le plan Fouchet. Il veut montrer qu'il se rallie aux idées que nous avons soutenues. « J'ai dit à Macmillan : "Il faut que vous évoluiez encore" » GdG. — Il y a en effet une forte évolution. En 1958, Macmillan manifestait une hostilité farouche au Marché commun, qu'il voulait noyer dans une grande zone de libre-échange. À plus forte raison à l'égard d'une union politique du continent. Il a renoncé à sa grande zone et il est même prêt à renoncer à la petite 2 . C'est une véritable déroute! Il a perdu tout espoir et de couler le Marché commun et de maintenir l'Empire. Il recherche donc un autre terrain d'activité nationale et, par conséquent, internationale. « Il voit l'Europe d'une manière très différente. Il est prêt à la pratiquer sur le plan économique et politique. « Sur le plan économique, il se fait fort de passer outre aux obstacles. L'agriculture en est un, mais il prétend que, si on lui donne des délais jusqu'en 1970, il peut mettre l'agriculture anglaise dans le coup ; ça ne le gêne pas. « Pour le Commonwealth, évidemment, il ressent une contradiction. La Grande-Bretagne nouvelle a renoncé à l'Empire et serait prête à passer outre à ce genre de regrets ; mais l'existence des dominions blancs, au point de vue de la Grande-Bretagne et du monde libre, compte tellement qu'il serait fâcheux de s'en séparer. Il est donc partagé. "Je sens deux hommes en moi." « Je lui ai dit : "Je vois que vous évoluez. Il faut régler les choses à fond. Donc, il faut que vous évoluiez encore. On verra cette année comment vous allez vers le traité de Rome. Pourrez-vous endurer toutes ses contraintes ? Vous mettre à la page ? Le tarif extérieur commun implique que vous limitiez vos importations du dehors et donc vos exportations hors du Marché commun. Vous en tirerez-vous ? Votre monnaie tiendra-t-elle le coup ?" Missoffe (à voix basse). — En somme, de Gaulle a dit à Macmillan : "C'est vous le nègre, eh bien, continuez !" GdG. — Au point de vue politique, Macmillan a chanté les louanges des propositions de De Gaulle; le reste est fumisterie. Mais il n'y a pas d'Europe politique réelle si elle n'a pas une base économique identique, autrement dit, si la Grande-Bretagne n'entre pas dans l'union politique et dans la communauté économique simultanément. « Il a fait une découverte extraordinaire : si on veut faire une Europe politique, elle n'est rien si elle n'est pas indépendante. Or, le critérium de l'indépendance, c'est la défense; mais comment renoncer au protectorat américain ? « Bref, il a pris un ton très différent de celui qu'il prenait jusqu'à présent. Ça ne le gêne pas du tout que la France ait ses bombes, sa stratégie, ses plans. Voilà qui est tout à fait nouveau. Il a le désir évident de faire du neuf et de le faire dans l'Europe, pas ailleurs. Il a la notion que tout passe par la France. Il ne l'avait pas compris en 1958. Maintenant, il faut bien qu'il s'y fasse. » « Le sort de l'agriculture est maintenant le plus grand problème de la France » À l'issue du Conseil, j'essaie d'en savoir plus. AP : « Vous croyez vraiment Macmillan prêt à bouleverser les courants d'échanges, les habitudes des consommateurs ? GdG. — Il me l'a affirmé. Il prétend qu'autrefois, il était inimaginable de se présenter à une élection où on aurait été accusé de vouloir le pain cher; mais qu'aujourd'hui, ça ne compte plus. Il ne s'attend même pas à des difficultés politiques. Il est conscient de l'extrême importance historique du choix que l'Angleterre est sur le point de faire. Il assure que l'Empire britannique appartient au passé. Il n'en restera plus qu'un vague mécanisme comme celui de l'ONU. L'Angleterre de Kipling est morte. (Impossible de savoir si c'est du De Gaulle traduisant Macmillan, ou du Macmillan cité par de Gaulle.) Les jeunes considèrent que leur avenir est lié désormais à celui de l'Europe. Ce nouvel état d'esprit marque, selon lui, un changement fondamental, qui apparaîtrait dans tous les milieux, dans tous les partis. Les hommes d'affaires britanniques se prépareraient, eux aussi, au Marché commun. « Il ne se soucie pas de son agriculture. Elle occupe seulement 4 % de la population, alors que, dans son jeune temps, c'était 20 à 25 %. Notre problème est semblable, sauf que l'évolution des Anglais est allée beaucoup plus vite que la nôtre. Le problème qu'ils ont derrière eux est devant nous. « Le sort de notre agriculture est désormais, après le règlement de l'affaire algérienne, notre plus grand problème. Et si nous ne le réglons pas, nous pouvons avoir une autre affaire d'Algérie sur notre propre sol. Notre industrie peut affronter la concurrence, mais si notre agriculture devait rester en dehors du Marché commun, la charge qui en résulterait pour nos industriels ne serait pas supportable. « Seulement, ça a été si difficile de s'entendre avec nos partenaires pour l'agriculture, et il reste encore tant de difficultés, que je ne vois pas comment on pourrait maintenant élaborer un autre régime. De toute façon, l'entrée de l'Angleterre serait un tel bouleversement, qu'il s'agirait alors d'un autre Marché commun. « Êtes-vous prêts à devenir indépendants par rapport aux Américains ? » AP. — Macmillan est-il vraiment prêt à adhérer au plan Fouchet, comme l'a laissé entendre le Premier ministre ? GdG. — Il a abondé dans mon sens. Vouloir rabaisser les États, pour s'en remettre à des commissions de sages, n'est pas sérieux. Les peuples n'accepteront jamais un gouvernement qui ne serait pas le leur. « Alors, je lui ai dit carrément : "Notre volonté est de devenir indépendants par rapport aux Américains. Y êtes-vous prêts ?" Il m'a répondu que les jeunes en Angleterre et lui-même pensaient comme nous. Ils ne veulent pas être des satellites des Américains. Il voit une organisation du monde libre qui reposerait sur deux pôles : l'Europe et l'Amérique. Je lui ai objecté que, si l'Angleterre entrait, d'autres pays entreraient aussi; ce qui fonctionne difficilement à six ne fonctionnerait plus du tout à dix ou à quinze. Mais il est tellement déterminé, que j'aurais été désobligeant si je l'avais découragé complètement. J'ai quand même conclu en lui disant que, quand on hésite sur les buts à poursuivre, mieux vaut ne pas s'engager. Ça vaut mieux que de s'engager en tâtonnant, puis de faire machine arrière. « Voyez-vous, l'objectif de la France est de faire l'Europe. Avec les Anglais s'ils peuvent s'y joindre, sans eux s'ils ne le peuvent pas. Mais l'essentiel est que l'Europe veuille exister par elle-même, indépendamment des États-Unis. Je ne suis pas sûr que l'Angleterre, et d'ailleurs non plus l'Allemagne et l'Italie, y soient déterminées. Si l'Angleterre se contente de mettre dans l'OTAN une petite partie de ses forces et garde l'essentiel en réserve sur son territoire sous son seul commandement, ainsi que sa force de frappe, alors nos conceptions sont identiques. Mais ce n'est pas la conception qui prévaut à l'OTAN, où l'on remet purement et simplement aux mains des Américains la défense de l'Europe, nucléaire ou conventionnelle. Ça ne sert à rien de faire l'Europe, si elle ne doit pas disposer de sa défense et par conséquent de sa politique. » Dès ce moment, il est clair qu'il mêle inextricablement, dans son attitude à l'égard de la Grande-Bretagne, la question économique, la question politique et la question nucléaire. « Nous ne pouvons pas céder » Au Conseil des ministres du 8 août 1962, on reparle de la Grande-Bretagne et de son entrée dans le Marché commun. Couve a une vertu étonnante : c'est un brise-lames. Il est superbe de froideur autour d'un tapis vert. Il n'a pas son pareil pour arrêter les élans de ses interlocuteurs. « J'ai déjà dit... Il est inutile de répéter... » « Parmi les Six, résume Couve, comme toujours, nous sommes les seuls à avoir une ligne déterminée. Le problème est de faire entrer la Grande-Bretagne dans le Marché commun aux conditions du Marché commun, et non d'adapter le Marché commun aux conditions du Commonwealth. Nous sommes soutenus sans aucune défaillance par la Commission, gardienne du traité de Rome. « Les Allemands et les Hollandais sont partisans de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, même si ça doit changer le traité de Rome. Ils nous sont sournoisement hostiles. Les Italiens sont partisans de l'entrée de l'Angleterre, en essayant de ne pas changer le traité. Les Belges n'ont pas de position du tout. Ce sont des gens insupportables. GdG. — Cette négociation est très complexe. Le ministre des Affaires étrangères l'a très bien conduite. Nous restons le principal intéressé pour l'agriculture, qu'il nous faut moderniser en lui assurant des débouchés. C'est un problème national de premier plan. Il nous faut faire démarrer notre agriculture comme notre industrie a déjà démarré. Le Marché commun doit nous y aider. « Si l'Angleterre ne se prête pas à cette nécessité pour notre agriculture, le Marché commun a beaucoup moins d'intérêt pour nous. Nous ne pouvons pas céder. Que, jusqu'en 1970, nous acceptions une transition, ça se conçoit ; mais à condition d'aboutir à ce que le Marché commun soit un tout, avec l'agriculture notamment ; qu'il n'y ait pas de brèche. La politique des Anglais, c'est qu'il y ait une brèche par laquelle beaucoup de choses pourront passer. « Que se produira-t-il ? Les conservateurs veulent être ceux qui auront fait entrer le Marché commun dans le Commonwealth. Macmillan, lui, serait prêt à faire entrer l'Angleterre dans le Marché commun sans conditions. Mais il doit faire face à une situation très complexe, qui est difficile à maîtriser. « Un traité de commerce entre la Grande-Bretagne et le Marché commun n'est pas inconcevable ; il peut être avantageux pour les deux parties. Faire entrer la Grande-Bretagne dans le Marché commun, c'est autre chose. C'est à elle de se décider, autrement dit d'accepter les sacrifices que cela comporte. Dans les conditions politiques où elle se trouve, ça lui sera difficile, si même ça lui est possible. « Il y a tout le poids du Commonwealth, de la tradition, et des courants qui jouent dans la conjoncture pour renverser un gouvernement conservateur. « Ne souhaitons pas de mal à Macmillan, qui est un allié sincère de la France. Mais nous ne pouvons pas sacrifier à cette sympathie un intérêt français fondamental. « Nous ne changerons pas notre position. » 1 À Paris, les 29 et 30 juin 1958. 2 Après le rejet par les Six, à l'instigation de la France, de la « grande zone de libre-échange » qui devait absorber le Marché commun, les Britanniques avaient constitué une « petite zone de libre-échange » avec la Suisse, la Suède, l'Autriche, le Danemark, la Norvège et le Portugal. Le Royaume-Uni et le Danemark s'en détachèrent en 1972 et le Portugal en 1985, pour rallier la CEE. Chapitre 5 « IL NE FAUT JAMAIS SE PROSTERNER» Élysée, 8 août 1962 Au milieu de tant de soucis, de déceptions et d'espoirs, de Gaulle s'est accordé une récréation en offrant un déjeuner intime à Eisenhower, de passage à Paris. Présents, autour du général et de Mme de Gaulle : l'ambassadeur des États-Unis, le général Gavin, et sa femme ; Étienne Burin des Roziers ; l'aide de camp; Monique et moi. Dans la cour d'honneur, la musique de la garde républicaine a laissé passer chacun de nous sans broncher. Nous précédons la venue du grand homme. Le Général, au bout de cinq minutes, sort, suivi du seul aide de camp, pour accueillir Eisenhower sur le perron. Dans notre petit salon, nous nous taisons instinctivement. Personne n'ose rompre le silence. Tant de combats de géants, tant de puissance, de détails minutieusement prévus, d'organisation rationnelle réunis dans une seule main — la main de cet homme qui personnifie le retournement de la guerre, la Libération et la victoire... Sur les visages, se peint le recueillement que produit toujours l'attente d'un moment extraordinaire. Soudain, la musique de la garde républicaine déchire le silence. Elle rend les honneurs, puis enchaîne les deux hymnes. De Gaulle a-t-il voulu entourer d'attentions particulières son camarade de guerre — celui auquel il s'est heurté rudement pour exiger que ses commissaires de la République, ses préfets et ses sous-préfets, et non l'administration militaire pour les territoires occupés, gouvernent la France au fur et à mesure de sa libération ; que Paris et Strasbourg soient délivrés par la 2e DB ; que de Lattre protège Strasbourg, malgré l'ordre qu'il avait reçu de l'évacuer devant l'offensive de von Rundstedt ; que Leclerc aille jusqu'à Berchtesgaden ; que de Lattre signe la capitulation allemande ? Ou bien celui qu'il a retrouvé, voici quatre ans, chef de la nation américaine, quand il est redevenu lui-même chef de la nation française ? Même pas. Il lui a tout simplement appliqué le protocole, mis au point une fois pour toutes, qu'on réserve à un David Dacko de Centre-Afrique ou à un Souvannah Phouma du Laos. Simplement, alors qu'Eisenhower est devenu un simple citoyen américain en voyage privé, on fait comme s'il était toujours chef d'État, ce qu'on ne ferait sûrement pas pour un Dacko ou un Phouma à la retraite. Ike est définitivement un homme de l'Histoire. On continue donc à le traiter comme tel. « Vos excuses n'auraient servi à rien » Présentations. Eisenhower est frais et rose, tel que son iconographie nous l'a fait connaître depuis dix-huit ans sous ses avatars successifs — chef des armées alliées, commandant suprême de l'OTAN, Président des États-Unis. Inchangé. Indestructible. À peine un peu plus chauve. Si simple — et comme timide, dans son costume de tweed gris — qu'on est saisi du contraste entre le respect presque sacré qu'impose sa gloire, et la bonhomie modeste de son comportement. « Mammie » le suit; elle aussi, le teint rose ; grassouillette ; sa mine souriante est permanente, comme on le dit d'une coiffure ; elle a fait ce choix une fois pour toutes. On passe à table. Aussitôt, il apparaît que les deux protagonistes vont être seuls à parler, comme si tous les autres convives se condamnaient d'eux-mêmes au rôle de comparses. Étienne Burin des Roziers se contente de traduire — ou, accessoirement, moi. Étrange : de Gaulle a passé trois ans de guerre à Londres et il répugne toujours autant à parler anglais. Ce n'est pas par incapacité : avec sa mémoire phénoménale, c'eût été un jeu d'enfant de s'y mettre. Mais, dans la position de faiblesse où il se trouvait, c'eût été accentuer sa faiblesse que de se hasarder à utiliser — mal, en tout état de cause — la langue de ses hôtes, rivaux éternels et à ce moment-là dominants. Eisenhower rappelle la conférence au sommet qui s'était tenue, en ce même palais de l'Élysée, la dernière fois qu'il y est venu, deux ans plus tôt, en mai 1960. « Devant vous et Macmillan, Khrouchtchev s'était lancé dans une diatribe violente contre moi. » Attentif et galant, il explique, en se tournant vers les dames, qui, dans son esprit, ne doivent, bien entendu, rien savoir ni rien comprendre : « C'était à cause de l'avion U2 qui avait été abattu quelques jours plus tôt en Ukraine. Depuis plusieurs années, ces avions d'observation survolaient à très haute altitude le territoire soviétique — de la Turquie jusqu'à la Norvège. Ils l'avaient fait des centaines, peut-être des milliers de fois. Les Soviétiques, qui ne pouvaient pas l'ignorer, n'avaient jamais protesté ni bougé. Et ils ont choisi la veille de la conférence de Paris tant attendue, pour abattre un de ces avions. C'était le meilleur moment pour leur propagande. Ils sont vraiment des maîtres pour frapper l'opinion mondiale en mettant les choses en scène à leur façon. « En face de nous trois, Khrouchtchev s'emportait, s'emportait. Il a insulté l'Amérique en disant qu'elle était aussi hypocrite qu'une fille vertueuse qui s'est déjà fait coller une douzaine de bâtards. Vous avez été (dit-il en se tournant vers de Gaulle) d'un flegme admirable. Khrouchtchev exigeait que je lui fasse des excuses. Vous avez coupé court en lui versant une douche froide. Vous lui avez dit calmement que, dans ces conditions, vous ne pouviez, à votre grand regret, que constater l'échec de la conférence et lever la séance. J'étais prêt à m'excuser, mais je crois que vous avez eu raison de m'en empêcher, il valait mieux éviter ça. GdG. — Vos excuses n'auraient servi à rien. Il était décidé à tout casser. Il ne faut jamais se prosterner. » Ne jamais se prosterner. Se souvient-il — féru qu'il est d'histoire — des envoyés grecs auprès d'Artaxerxès, que la garde perse voulait obliger à mordre la poussière devant le Grand Roi, selon la coutume, et qui s'y refusèrent obstinément, au prétexte qu'ils ne se prosternaient que devant leurs dieux ? Pourquoi Montesquieu dit-il que les hommes libres sont fiers ? En tout cas, je suis sûr que pour de Gaulle, il y a partie liée entre liberté et dignité. « Khrouchtchev, au moins, il est drôle » Ike ne relève pas et reprend : « Et pourtant, Khrouchtchev, c'est sans doute le moins mauvais, parmi ceux qu'on peut voir du camp d'en face. GdG. — C'est vrai, lui au moins, il est drôle — du moins quand il ne perd pas son contrôle. C'est appréciable. Ceux qui l'entourent sont ennuyeux. Ils ont tous une histoire à vous raconter, mais c'est toujours la même. Une ritournelle, qui recommence à l'identique quand on les revoit. Tandis que Khrouchtchev est inattendu. » Comme s'il était gêné du rappel — flatteur pour lui mais humiliant pour son invité — de la scène de la conférence de 1960, de Gaulle change de sujet : « Est-ce qu'on vous a reconnu dans les rues de Paris ? Ike. — On m'a reconnu au Louvre. Du coup, on m'a ouvert, alors que c'était fermé. » Pas la moindre trace d'humour dans la voix ou dans les yeux. La visite était évidemment organisée, hier mardi, jour de fermeture, de manière que le couple célèbre ne soit pas importuné ; on le guettait derrière la porte. Le Général sourit, mais se garde de détromper Eisenhower. Se demande-t-il comment ce brave homme a pu commander avec un pareil succès la plus grande armada de tous les temps ? GdG : « Vous, on vous reconnaît. Churchill pouvait passer inaperçu : tous les bébés joufflus se ressemblent. » Ike et le Général échangent un moment des anecdotes sur Churchill. Le Général conclut sur ce sujet : « On ne peut pas parler de Churchill sans penser à son cigare. Mais ses cigares, il ne les fumait pas. Il en avait toujours un dans sa bouche, pour se donner une contenance, celle d'un homme qui affiche la sérénité. En réalité, il n'aspirait pas, il soufflait.» « Vous m'enlevez mes illusions » Ike, à propos de son successeur Kennedy : « C'est la première fois que le Président se trompe 1 . Jusque-là, il était toujours brillant, toujours en forme. Après cinquante ans, on n'est plus en forme. On est toujours fatigué. Il faut toujours se surveiller, on a toujours des ennuis. GdG. — Vous m'enlevez mes illusions. J'espérais qu'après cinquante ans, on commençait enfin à aller bien. » Ils se racontent des histoires de lettres de fous. Ike : «Pendant la guerre, j'avais reçu une lettre de fou. Il préconisait de creuser un tunnel sous le Rhin. Il m'avait envoyé un dossier avec des plans. GdG. — Depuis vingt ans, il y a un type qui m'écrit pour me demander de le faire nommer iman d'une mosquée en Algérie. « Une bonne femme fait chaque année à pied le trajet de Lourdes à Colombey. La Sainte Vierge lui a dit : "Il faut que tu aies un enfant de De Gaulle." Tous les étés, depuis sept ans, elle recommence son pèlerinage. » Mme de Gaulle, l'air de ne pas y toucher : « Je ne suis pas inquiète. Il faut la voir ! Elle n'est pas tentante.» Le Général pense vraiment à tout. Au milieu de la table, il y a deux candélabres hideux, en rococo surchargé — mais peut-être, il est vrai, en or massif. « Vous voyez, nous dit-il, c'est le cadeau que le Président et Mme Eisenhower nous ont fait quand nous sommes arrivés en visite à Washington il y a deux ans. » Il ne le dit pas à Eisenhower, mais à ses autres invités. Veut-il que nous poussions des cris d'admiration ? Ou s'arrange-t-il pour prévenir une de ces remarques saugrenues qui naissent dans l'esprit d'un convive pris de panique devant un blanc de la conversation : « L'Élysée a vraiment des ustensiles démodés, vous pourriez demander au Mobilier national de vous changer ces chandeliers » ? Peut-être veut-il simplement s'excuser auprès de nous de leur mauvais goût. Quand nous nous levons, l'aide de camp me dit à l'oreille : « C'est lui qui nous les a fait chercher, on les a sortis du placard. Mme de Gaulle n'y avait pas pensé ; ou alors, elle n'en avait pas voulu. C'est extraordinaire qu'il se souvienne de détails pareils ; ça aurait dû être notre travail. Il nous donne au moins une leçon par jour. Sans en avoir l'air. Sans peut-être se rendre compte qu'il nous les donne. » « Monnet fait un très bon cognac. Malheureusement... » Ike raconte qu'il est en train d'écrire ses Mémoires de Président : « Je peine. Et je n'en suis encore qu'à mon premier tome. GdG. — Je vous comprends. Moi aussi, je peine toujours pour écrire. Je me donne un mal de chien. Surtout des Mémoires. Ce n'est pas un exercice facile. On doit surplomber. On ne peut dire les choses dans le détail. Il faut choisir ; il faut ramasser. Un mémorialiste n'est pas un chroniqueur. Et puis, quand on écrit sur les hommes, on ne peut pas raconter tout le mal qu'on pense d'eux. Surtout s'ils sont vivants. Pourquoi les affliger? D'ailleurs, tant qu'il leur reste du temps à vivre, tous les retournements sont possibles, il ne faut jamais insulter l'avenir.» Je ne suis pas sûr qu'Eisenhower ait compris la traduction, ou qu'il ait suivi ce raisonnement un peu subtil. À moins qu'il veuille être gentiment provocant, en évoquant quelqu'un dont il ne souhaiterait pas qu'on insulte l'avenir... et le voici qui parle avec effusion de Jean Monnet : GdG, froidement : « Il fait un très bon cognac. Malheureusement, cette occupation ne lui suffit pas ! » Ike ne se laisse pas décourager : « Je suis en train de lire le livre que Schoenbrunn a écrit sur vous. » Encore une gaffe... Comme cette évocation vient à propos, après l'émission que notre télévision a consacrée quinze jours plus tôt à Schoenbrunn, et pour laquelle le Général m'a fait de vifs reproches, oralement et par écrit 2 ! Il n'apprécie visiblement ni Schoenbrunn, ni ce livre, ni que Ike daigne le lire. Il ne relève pas, mais change un peu brusquement de sujet et revient sur l'attitude des fâcheux dans la rue. Ça ne lui ressemble pas : quand un thème a déjà été abordé, il l'élimine ; cela fait partie de l'ordre qu'il s'impose. Mais, dans son désir de ne pas rester sur Schoenbrunn, il n'a dû rien trouver d'autre, pour faire diversion, que de revenir au sujet précédent. « Les gens qui vous pressent, c'est infernal » « Les gens qui vous entourent, qui vous pressent dans la rue, c'est infernal. Nous n'allons plus à l'église à Colombey. S'il n'y avait que les gens du village, tout irait bien, ils sont très gentils et très discrets. Mais il vient des gens de partout, qui nous attendent dès l'aurore après avoir passé la nuit Dieu sait où. Alors, nous nous sommes fait aménager un oratoire à La Boisserie. Nous en avons fait aménager un autre à l'Élysée. » Bizarre. Le Général ne supporte pas d'être entouré de gens qui lui veulent pourtant du bien, puisqu'ils sont venus de loin pour avoir le bonheur de l'apercevoir un instant ; et dans ses tournées, il se jette dans la foule pour serrer des centaines de mains de badauds inconnus. Il n'admet pas qu'on l'aborde, et raffole d'aborder les autres. C'est sans doute qu'il tient absolument à séparer ses deux identités, Charles et de Gaulle : le simple particulier ne veut pas être dérangé dans sa vie privée ; l'homme d'État qui incarne la France se régénère au contact des Français... Ike répond : « La célébrité a ses contraintes. GdG. — On est prisonnier. Partout on est reconnu, on est épié. Être chef d'État, c'est tomber dans une souricière. Au moins, chez nous, à Colombey, il y a de hauts murs, personne ne nous voit. Mais l'Elysée, c'est une caserne aux portes ouvertes. Ouvertes pour tout le monde, moi excepté. Les gens vont et viennent comme s'ils étaient chez eux. Mme de Gaulle (en écho adouci). — Tout le monde y est chez soi, sauf nous. Eisenhower. — Vous allez prendre des vacances ? GdG. — Nous partons tout à l'heure pour Colombey et nous y resterons quinze jours. Eisenhower. — Que faites-vous, quand vous êtes dans votre village ? « Tant que je n'écris pas, je ne pense pas vraiment » GdG. — Je me promène en forêt, une de ces grandes forêts qui nous ont été léguées intactes par la Gaule et le haut Moyen ge. Elles sont de plus en plus rares. Les moines, puis les paysans se sont mis à déboiser à tour de bras... Les hautes futaies élèvent l'esprit, et la marche le met en mouvement. Quand je rentre dans notre maison, je n'ai plus qu'à écrire. Tant que je n'écris pas, je ne pense pas vraiment. » Je parierais qu'il songe au héros de Daudet, Numa Roumestan, qui affirmait : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas.» C'était le modèle du verbo-moteur, tandis que de Gaulle est le prototype du grapho-moteur. C'était aussi le symbole de ce que de Gaulle déteste le plus : le politichien méridional, hâbleur, démagogue, à la faconde intarissable. Ike : « Comment vous rendez-vous à Colombey ? GdG. — Depuis l'attentat de Pont-sur-Seine 3 , on a établi trois itinéraires ; c'est l'aide de camp de service qui choisit au dernier moment. Je les laisse faire à leur guise. La seule chose que je leur demande, c'est que le trajet ne prenne pas plus de trois heures. Depuis peu, nous avons essayé un nouveau système, voiture, avion, voiture. Mme de Gaulle. — Il paraît que, pour la sécurité, c'est ce qu'il y a de mieux 4 . Ike. — L'hélicoptère, vous n'avez pas essayé ? GdG. — Peut-être qu'on s'y mettra, à partir d'Issy-les-Moulineaux ; ça réduirait la longueur des trajets en voiture. « On aurait pu rêver mieux » Mme de Gaulle. — Un médecin pédiatre américain qui vient en France a demandé à visiter la fondation Anne de Gaulle5 . Depuis que, dans un journal, on m'a fait dire sur cette fondation des choses que je n'avais jamais dites, je refuse qu'on y entre. » Comme si l'Amérique entière devait être blessée de cette rebuf fade, Mme de Gaulle s'en excuse auprès d'Eisenhower, que ce petit incident laisse résolument indifférent. En restant assis, le Général lève son verre en l'honneur d'Eisenhower « qui a réussi à se faire apprécier de ses adversaires autant que de ses amis ». Celui-ci répond en portant un toast sans brio, mais plein de chaleur : « Au général de Gaulle, auquel, dans ses fonctions successives, le monde libre doit tant. » Au café, pendant que les dames font un rond, de Gaulle montre à Eisenhower le « Salon d'argent ». GdG : « On l'appelle ainsi à cause de la couleur de ses lambris et de sa tapisserie. C'est là, sur cette table, que Napoléon Ier a signé son abdication, la seconde, le 22 juin 1815, quatre jours après Waterloo. C'est le seul acte vraiment historique dont l'Elysée ait été le théâtre. On aurait pu rêver mieux. » Il ajoute, après un silence : « Le mois de juin a rarement été favorable à nos armes. Mais avec vous, dit-il gracieusement à Eisenhower, juin est redevenu favorable. » Eisenhower réplique du tac au tac : « Et avec vous, juin est redevenu un bon mois pour l'honneur de la France. » Je n'aurais pas cru Eisenhower capable d'un trait d'esprit aussi rapide. Ils rient tous les deux, aussi contents l'un que l'autre de cet échange à bout portant. Le Général continue, comme un guide consciencieux : « C'est là que Louis-Napoléon attendait le résultat du coup d'État du 2 Décembre. Cette même petite pièce a vu l'oncle cesser d'être empereur et le neveu le devenir. C'était aussi peu glorieux dans un cas que dans l'autre. Le duc de Morny est venu lui annoncer le plein succès de ce qu'il appelait "une opération de police un peu rude". En fait, il avait assassiné la République. » Il a bien dit : assassiné. Et on doute que le Général soit républicain ? « Il y a des vieillards prodiges » Il montre ensuite un canapé-lit : « C'est là qu'expira le président Félix Faure dans les bras de Mme Steinheil. Vous ne connaissez pas cette histoire ? Un médecin est appelé d'urgence. Il demande à l'huissier : "Le Président a-t-il encore sa connaissance ? — Non, elle vient de sortir par l'escalier de service." » Ike, qui visiblement ne connaissait ni l'anecdote, ni même l'existence de Félix Faure, rit un peu grassement : « Quel âge avait ce Président ? GdG. — Il devait avoir la soixantaine. Eisenhower. — À cet âge, il faut éviter les imprudences. » Est-ce cette question d'âge qui a suscité la remarque suivante ? GdG : « On parle des enfants prodiges. Mais il y a des vieillards prodiges. Adenauer en est un. » Il est revenu, par le biais de l'âge, à ce qui l'occupe le plus en ce mois : la réconciliation franco-allemande, déjà bien engagée grâce à l'affection née depuis quatre ans entre les deux hommes, et qui doit, dans un mois, connaître en Allemagne sa consécration. Il voue ce mois d'août à la préparation de ses discours. Nous retournons au salon. Le Général fait asseoir Eisenhower à côté de lui sur un canapé. Ike rappelle à son hôte qu'avant de s'installer en Angleterre pour préparer le débarquement en Normandie, il était venu prendre congé de lui à Alger. « You are a man » « Je vous avais dit l'agrément que m'avaient procuré nos bonnes relations, quelquefois rudes mais toujours franches. Je vous avais exprimé mon regret de vous avoir d'abord mal jugé, parce qu'on m'avait prévenu contre vous en prétendant que vous n'étiez pas un démocrate, mais un dictateur. J'avais bien vu, en vivant près de vous, que ce n'était pas le cas, et que vous étiez seulement un patriote exigeant. Alors, vous m'avez donné l'accolade, en me parlant anglais pour la première fois : " You are a man ! " 6 » Après avoir raccompagné Eisenhower sur le perron, le Général, toujours aussi souriant, me dit : « Je l'ai trouvé en excellente forme. Vous verrez qu'ils sont fichus de le ressortir dans deux ans pour les prochaines élections 7 . Ma foi, il ne ferait pas plus mal qu'un autre. Au moins, lui, il est prudent ; il a de l'expérience ; et il écoute les conseils. » Un caillou dans le jardin de Kennedy. Je prends congé, avec le sentiment d'une attente déçue. Dans ces occasions, il est vrai, le Général ne fait guère d'effort pour aller au fond des choses. Il n'a plus rien à prouver à Eisenhower. Il n'a plus rien à attendre de lui. Être amical est une des obligations que de Gaulle impose à Charles. Il s'y soumet de bonne grâce. Mais quiconque a d'autres occasions de connaître la façon dont il s'engage dans ce qu'il fait, peut se répéter l'adage latin : « Même Homère somnole parfois. » Ah, si j'avais osé, les voyant réunis et décontractés, poser les questions qui me brûlaient les lèvres... 1 Je n'ai pas noté sur le moment en quoi Kennedy, selon Eisenhower, se trompait. 2 Voir ci-dessous, p. 494. 3 Le 8 septembre 1961. 4 La suite montrera le contraire : quinze jours plus tard, c'est l'itinéraire qui sera pris quand sera perpétré l'attentat du Petit-Clamart. 5 Où il y a alors une cinquantaine d'enfants anormaux, comme l'avait été sa propre fille, Anne. Cette fondation est gérée par Georges Pompidou. 6 Réminiscence involontaire, ou plutôt citation consciente ? « Vous êtes un homme ! » C'est par ces mots que Napoléon Ier avait accueilli Goethe à Erfurt, le 2 octobre 1808. Bon connaisseur de la littérature allemande, comme de l'histoire, de Gaulle ne pouvait guère ignorer cette interpellation célèbre. 7 De Gaulle oublie que, depuis le 22e amendement à la Constitution américaine, un troisième mandat n'est pas possible. Chapitre 6 «NE LAISSONS PAS LES CHINOIS MIJOTER DANS LEUR JUS » Le 6 juin 1962, le Général me parle pour la première fois de ses projets pour la Chine. Il a présidé le Conseil, il m'a donné ses instructions, il a fait son travail ; il se détend. Il revient sur sa conversation avec Macmillan au château de Champs, trois jours plus tôt. « L'intérêt du monde sera de parler avec les Chinois » GdG : « Nous avons parlé des Chinois. Macmillan est inquiet de la masse et de la puissance que représente la Chine. Il voudrait l'entourer d'un cordon sanitaire. Il pense qu'elle menace les pays auxquels s'intéressent les Anglais, à commencer par l'Inde. Il dit que partout où il y a des colonies chinoises — comme à Bornéo, en Malaisie, à Singapour —, il faut dresser les Malais contre elles. Il voudrait réunir ces trois pays en une fédération, où les Malais seraient majoritaires et domineraient les Chinois. « Je ne partage pas ces inquiétudes. Les Chinois se dévorent eux-mêmes. J'ai l'impression que leur système ne leur permet pas de réussir. Ils sont trop nombreux, trop misérables. Que voulez-vous qu'ils fassent contre leurs voisins, contre l'Inde qui est tout aussi misérable et tout aussi surpeuplée ? Bien sûr, ils pourront un jour faire des bombes atomiques, mais ce ne sont pas elles qui les feront manger. Ils ne pourront s'en sortir que s'ils s'ouvrent au monde entier, et que le monde entier vienne les aider. Ils n'en ont pas pris le chemin. Simplement, plus le monde entier se défie d'eux et les repousse, plus ils se sentent enfermés dans une impasse. « L'intérêt du monde, un jour ou l'autre, sera de parler avec eux, de s'entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux pour leur permettre de sortir de leurs murailles. La politique du cordon sanitaire n'a jamais eu qu'un résultat, c'est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux. Il se pourrait bien qu'un jour ou l'autre, nous soyons amenés à les reconnaître et à donner l'exemple au monde. Naturellement, pas un mot de tout ça. » L'OAS fait rage, les Français d'Algérie s'enfuient, la presse compte les jours de survie qui restent au régime, la France craque de partout, mais de Gaulle prépare un référendum sur l'élection du Président au suffrage universel, et médite de reconnaître la Chine. Il ne pense qu'à l'avenir, alors qu'on n'en donne aucun à cet « homme du passé ». Curieuse impression d'irréel. « Les institutions internationales ont, une fois de plus, manifesté leur nullité » Le 7 novembre 1962, en Conseil, on parle de la Chine à la fois à cause de la crise de Cuba et du conflit qui l'oppose à l'Inde. Couve signale que les critiques se multiplient à Pékin contre l'Union soviétique : on reproche à Khrouchtchev la légèreté avec laquelle il a installé des bases soviétiques à Cuba et la faiblesse déshonorante avec laquelle il les démantèle. Couve : « Dans le conflit entre la Chine et l'Inde, tous les Indiens se serrent derrière Nehru, même le parti communiste indien. Mais c'est un dur réveil par rapport à la politique "d'indépendance dans la neutralité" qui permettait aux Indiens de faire la leçon au monde entier. Une grande partie du tiers-monde a pris position en faveur de la Chine. « Nehru a écrit au général de Gaulle pour lui exposer la situation. Vous lui avez répondu pour exprimer la sympathie de la France et votre réprobation de principe à l'égard de l'agression dont son pays a été victime. Aussitôt, cette lettre a été publiée, en première page et en gros titres, par toute la presse indienne. « Derrière ce conflit, il y a la volonté d'affirmer la Chine comme la grande puissance de l'Asie. L'Europe n'est pas directement en cause ; mais le monde entier est concerné, donc l'Europe. GdG. — Pour l'Inde, nous ne pouvons pas faire grand-chose, sinon lui donner notre appui moral et lui fournir des armes... « Ces deux événements, l'affaire de Cuba et le conflit de la Chine et de l'Inde, sont de la plus haute importance. Ils ont l'air d'être sans rapport, mais ils se rejoignent. Le fait national l'emporte de plus en plus sur les autres. Pour les Américains, c'est un succès national face aux Russes. Pour Cuba, c'est une réaction nationale face aux Américains. Pour les Soviets, s'ils ont mis les pouces, c'est parce que la nation russe n'a pas envie de se battre pour Cuba. L'Union soviétique ne peut pas contraindre les Russes s'ils ne veulent pas. « Chaque fois, c'est l'instinct profond du peuple qui l'emporte. Il en est de même pour l'Inde face à la Chine, pour la Chine face aux Russes. « Le sentiment national, chaque fois qu'il arrive quelque chose de grave, est la base de tout. Dans les périodes calmes, on l'oublie. Dans les cas de danger pressant, on ne peut pas faire prendre des vessies pour des lanternes. « Il n'y a plus que la nation qui compte. Les institutions internationales ont, une fois de plus, manifesté leur nullité. U Thant a été ridicule. Quand on veut faire un contrôle et pas seulement parler de contrôle, il faut... faire appel à la Croix-Rouge. (Rire.) « La Chine boulottera les Russes quand elle sera la plus forte » « Nous assistons à l'affrontement de deux énormes masses, la Russie et la Chine, qui vont se séparer de plus en plus. Les Russes seront dans une position de plus en plus difficile. De deux choses l'une. Ou ils restent avec la Chine, mais elle les boulottera quand elle sera la plus forte. Ou ils sont contre, mais alors c'est la fin des Rouges et le camp communiste s'effondrera. C'est peut-être déjà fait. » Ainsi, le Général prend parti pour l'Inde contre la Chine, parce que la première est agressée et la seconde l'agresseur. Mais il ne dit rien qui puisse laisser entendre qu'il ait renoncé au projet, dont il m'avait fait part, de reconnaître la Chine. Au Conseil du 21 novembre 1962, Couve reparle du conflit entre l'Inde et la Chine, qui a tourné à la déroute de la première, malgré l'aide occidentale. « Ce qui s'est passé est déconcertant. Trois résultats : prestige pour la Chine communiste ; humiliation pour l'Inde ; difficultés entre la Chine et la Russie. » Malraux intervient bizarrement, comme cela lui arrive de temps à autre quand il sort de son mutisme habituel. « Pourquoi l'aviation indienne a-t-elle brillé par son absence ? Ne serait-ce pas parce que les aviateurs sont hostiles à Menon 1 ? Couve de Murville (d'un ton dédaigneux). — Personne n'y pense. » Le Général vient au secours de Malraux : « Peut-être qu'il y a eu des chichis entre Menon et les aviateurs. Qui peut le savoir ? » Il ne supporte pas qu'on rabroue son cher Malraux. Au Conseil du 12 décembre 1962, Pompidou, en nous donnant les grandes lignes de sa déclaration devant la nouvelle Assemblée — fin de la guerre d'Algérie, demande de la Grande-Bretagne d'entrer dans le Marché commun, réconciliation franco-allemande —, indique qu'il tirera les conclusions de la crise de Cuba et du conflit sino-indien. GdG : « La crise de Cuba et le conflit sino-indien sont la démonstration qu'il n'y a que la résolution des nations libres, c'est-à-dire la force de leur sentiment national, qui soit capable de faire reculer les agressions des régimes totalitaires. » « La Chine à l'ONU ? Ça ne déparerait pas la collection ! » Salon doré, 24 janvier 1963. Le Général évoque de lui-même devant moi les thèmes possibles de ses futures interventions, comme s'il était émoustillé par la tempête qu'a soulevée sa conférence de presse d'il y a dix jours : « La Chine, voilà encore un grand sujet. Qu'est-elle en train de devenir ? Que représentera-t-elle dans les vingt ans à venir ? AP. — Songez-vous toujours à la reconnaître ? GdG. — Oui, naturellement, il faudra bien que je le fasse... AP. — La Grande-Bretagne l'a bien fait. GdG. — Non, elle l'a fait sans le faire, ça ne tire pas beaucoup à conséquence. Elle y a seulement un chargé d'affaires. Il sert surtout à maintenir des relations commerciales. Entre eux, il y a Hong-Kong, qui rend des services aux uns comme aux autres. AP. — Le jour où vous reconnaîtrez la Chine, les Américains seront fous furieux. GdG. - Eh bien ? (Il sourit, de l'air de dire : "Raison de plus.") AP. — Si nous reconnaissons la Chine, elle finira par entrer à l'ONU ! GdG. — Et alors ? L'ONU ? Ça ne déparerait pas la collection ! « D'ailleurs, les Américains évoluent. Ils sont en train de se demander s'il n'y aurait pas intérêt pour eux à reconnaître la Chine. Pour le cas où la Chine se disputerait avec la Russie, ce serait peut-être un moyen pour eux de reprendre de l'influence en Chine, et de souffler sur le feu. « Voyez-vous, les Américains se nourrissent de mythes. Tantôt, c'est un conseiller du Président qui est particulièrement écouté ; alors, c'est la lubie de ce conseiller qui devient la lubie de l'Amérique. Tantôt, c'est une autre coterie qui enfourche un cheval de bataille, et tout le monde emboîte le pas. Les Américains sont à lubies, comme les enfants et les femmes ! » Ne simplifie-t-il pas un peu ? Leurs performances sont quand même étonnantes... Il se tait un instant, mais je sens qu'il va poursuivre : « Les pauvres Indiens, reprend-il, ont été écrasés. Ce n'est pas pour autant que nous devons les lâcher et nous précipiter vers les Chinois. Mais il est clair que les Chinois, ça représente quelque chose. Adenauer m'avait dit il y a quelque temps que l'Inde, ça n'était pas grand-chose, que Nehru était un moins que rien, un paltoquet et qu'il regrettait chaque mark versé à l'Inde. Il croit que les Russes vont être obligés de s'entendre avec l'Occident pour renforcer leur position face aux Chinois. Il considère, lui aussi, que la Chine va tout faire, dorénavant, pour accroître sa puissance et pour peser tant sur les Occidentaux que sur la Russie. Raison de plus pour ne plus la laisser s'enrager dans l'isolement. » Pompidou : « Le Général a ça dans la tête » Matignon, vendredi 15 février 1963. Pompidou, après avoir laissé sortir ses collaborateurs, me retient : « On risque de vous parler de la reconnaissance de la Chine. Le Général a ça dans la tête. Mais n'en dites rien dans vos briefings, vous m'entendez, tant que ce n'est pas fait. « L'influence chinoise est forte dans l'internationale des déshérités. Il y a les communistes riches — l'URSS et ses satellites d'Europe — et les communistes pauvres — les Chinois et autres Mongols, Nord-Coréens ou Vietnamiens. Le limes de Trajan 2 a été remplacé par le limes de l'Empire communiste d'Occident. Au-delà, il y a une pauvreté commune qui unit tous les pays sous-développés. « L'Union soviétique et la Chine se disputent pour maintenir ces pays dans la mouvance de leurs communismes respectifs. À Bagdad, par exemple, les Chinois ont pris de l'influence dans le parti communiste irakien, qui revendique contre le régime bourgeois. » Si Pompidou pense vraiment que les pays industrialisés — capitalistes ou communistes — sont du même côté du limes qui les protège des pays sous-développés, il n'est pas exactement sur la même longueur d'onde que le Général, et je comprends qu'il me recommande la discrétion : il doit espérer que, tôt ou tard, de Gaulle renoncera à cette idée qu'il a « dans la tête ». « Les Chinois voudront retrouver leurs frontières de jadis » Au Conseil du 13 mars 1963, Couve parle des « attaques verbales proférées contre les Chinois par Khrouchtchev, qui leur reproche même de passer l'éponge sur les agressions impérialistes qui ont été consacrées au XIXe siècle par des traités inégaux. En URSS comme en Chine, on campe avec intransigeance sur des positions doctrinales ». À l'issue du Conseil, j'essaie d'en savoir plus. GdG : « Moscou prétendait dire le droit en matière de relations entre les États. Or, Pékin s'affirme, veut avoir sa politique étrangère et refuse de dépendre de Moscou. « Reprocher à la Chine de passer l'éponge sur les traités inégaux, c'est un peu fort ! Khrouchtchev ne veut pas savoir — ou n'a jamais su — que la Russie, puis l'URSS ont mis la main sur des territoires qui étaient jadis chinois : le Turkestan, la Kirghizie, la Mongolie, les provinces maritimes de Sibérie, le Kamtchatka. Il l'a peut-être oublié, mais soyez sûr que les Chinois ne l'ont pas oublié. Un jour ou l'autre, ils chercheront à retrouver leurs frontières de jadis, à la grande époque de la dynastie mandchoue. « Ils commenceront par faire retomber dans leur mouvance Hong-Kong, Macao et Formose. Nehru, quand il a voulu mettre la main sur nos établissements de l'Inde et sur les comptoirs portugais, n'y est pas allé par quatre chemins. Il a envoyé ses chars et un ultimatum. Fatalement, un jour ou l'autre, les Chinois en feront autant. Puis, viendra le moment où ils se sentiront assez forts pour exiger le retour des régions concédées à la Russie. Mais ils ont l'éternité devant eux, puisqu'ils l'ont derrière eux. AP. — Est-ce qu'il n'y a pas plus de coups à recevoir que d'avantages à gagner, si nous nous mêlons de ces querelles ? GdG. — Nous n'avons pas à nous mêler de ces querelles ! Mais nous avons à être présents ! Présents partout ! Il y a quelque chose d'anormal dans le fait que nous n'avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains et que ça les dérangerait si nous y faisions notre entrée. » (Il rit de bon cœur.) « Je n'ai jamais rien lu sur la Chine qui ne fût totalement pour ou totalement contre » AP : « Vous m'avez dit un jour que la Russie boirait le communisme. Et la Chine ? GdG. — Nous ne savons pas grand-chose sur la Chine. Ce qu'on en apprend est contradictoire. Il y a ceux qui détestent le régime et sont aveuglés par la haine. Il y a ceux qui sont enthousiastes et qui sont emportés par leur idéologie. Je n'ai jamais rien lu ni entendu qui ne fût ou totalement pour, ou totalement contre... « La Chine est peut-être en train de boire le communisme. Je crois même qu'elle le boira, un jour ou l'autre, fatalement. Elle a sa masse, qui la protège des intrusions ; l'âme populaire s'y maintient, telle qu'elle a toujours été. « Mais, de toute façon, si nous reprenons un jour des relations avec Pékin, nous ne reconnaîtrons pas un régime politique en tant que tel. Nous ne nous inclinons pas devant le communisme. Nous reconnaissons un fait évident, c'est qu'il y a un État qui gouverne la Chine. Il la gouverne depuis quatorze ans. Bien ou mal, selon nos préférences ou pas, ce n'est pas notre affaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il la gouverne. AP. — Si nous reconnaissons la Chine communiste, allons-nous demander quelque chose en échange ? GdG. - Pourquoi faire des cadeaux, si on ne reçoit rien ? C'est déjà un avantage de pouvoir s'entendre avec les Chinois. Ça n'est pas donné à tout le monde. AP. — Mais c'est surtout un avantage que nous leur accordons. Nous les faisons sortir de leur isolement. Nous rompons le cordon sanitaire qui les entoure. Et, un jour ou l'autre, ils vont, grâce à nous, entrer à l'ONU. GdG. — Eh bien, qu'ils y entrent ! Pourquoi ça vous tracasse ? » « Tracasse » : il se souvient donc que je lui ai déjà posé cette question, se rappelle la réponse qu'il m'a faite, et ne veut pas, lui, se répéter. J'en suis pour ma courte honte. « Il faut toujours des alliés de revers » AP : « Mais tout ça, ce sont des avantages pour la Chine. Et où sont les avantages pour nous ? GdG. — Il faut toujours des alliés de revers. Ça a toujours été la politique de la France. Nos rois ont fait alliance avec le Grand Turc contre le Saint Empire romain germanique. Ils ont fait alliance avec la Pologne contre la Prusse. Moi, j'ai fait alliance avec la Russie pour nous renforcer en face de l'Allemagne. Et un jour, je ferai alliance avec la Chine pour nous renforcer face à la Russie. Enfin, alliance, nous n'en sommes pas là. Il s'agira d'abord de renouer des relations. AP. — Ça va tout bouleverser ! Ça va rompre l'équilibre mondial... GdG. — Eh bien, on comprendra peut-être que la France est capable de bouleverser quelque chose et d'établir un nouvel équilibre. Il est probable qu'après nous, il y aura des moutons de Panurge ; tout le monde voudra reconnaître la Chine et se trouver dans les premiers à la reconnaître. Et vous allez voir que les États-Unis vont être obligés de nous suivre. (Rire.) Avouez que ça vaudra la peine d'être vu ! 3 . AP. — Est-ce que vous ne craignez pas des dangers de contamination parmi les pays sous-développés, auprès desquels la Chine sera dédouanée par cette reconnaissance ? GdG. — Eh bien, ils n'auront qu'à se défendre. Charbonnier est maître chez soi. D'ailleurs, si vous vous imaginez que la concurrence chinoise est inquiétante pour nous dans le monde sous-développé, vous vous trompez. La Chine nous a rendu service en Afrique, en montrant à Sékou Touré 4 qu'il était plus pratique de s'adresser à nous qu'à elle. AP. — Si je comprends bien, l'avantage, pour nous, c'est de nous donner l'initiative, de changer l'équilibre mondial et d'embêter les Américains ? GdG. — Naturellement. AP. — Vous profiteriez de la faille entre l'URSS et la Chine ? GdG. — Il y a encore des gens qui confondent le monde chinois et le monde russe, ou qui pensent que si on reconnaît la Chine, on va devenir communiste. L'affrontement idéologique des Russes et des Chinois ne me bouleverse pas. Ils se disputent sur des détails insignifiants, sur des pointes d'épingle. Ce sont des faux-semblants. On prend pour des réalités ce qui n'est que vues de l' esprit. Ce qui compte, ce qui apparaîtra de plus en plus, c'est que les Russes et les Chinois sont deux peuples très différents qui sont — et seront inévitablement — rivaux en Asie. Leur différend théologique est le voile sous lequel ils cachent leurs rivalités de grandes puissances. Pourquoi tout le monde trouverait-il normal que nous ayons des contacts avec Moscou, et anormal que nous en établissions avec Pékin ? » Pourtant, il ne sautera le pas qu'en 1964. Pour lui, l'action est une longue patience. 1 Krishna Menon, ministre indien de la Défense ; il dut démissionner en 1962 en raison de la colère suscitée par la faible résistance indienne en face des Chinois sur la frontière himalayenne. 2 Limite de l'Empire romain, marquée par des fortifications, et au-delà de laquelle on était en pays barbare. 3 Les États-Unis n'ont « suivi » la France qu'en 1979, quinze ans après elle. 4 La Chine avait signé avec Sékou Touré, en 1960, un accord de coopération économique et technique, à la suite duquel des experts chinois étaient venus enseigner leurs méthodes en vue de la collectivisation totale des terres, de l'organisation des communes populaires et de la culture du riz en Guinée. La greffe n'avait pas pris. Chapitre 7 « LA COLONNE VERTÉBRALE DE LA NATION, C'EST L'ARMÉE » La « connerie » du maréchal Juin Le Conseil du 13 juin 1962 s'occupe de l'affaire Juin. Le maréchal avait écrit à Salan une lettre où il ne cachait pas sa sympathie pour le chef de l'OAS. Il terminait : « Que Dieu vous garde ! » Les avocats de Salan l'avaient lue à son procès. De Gaulle avait aussitôt réuni Debré, encore Premier ministre, Messmer et le général Puget, chef d'état-major général de la Défense nationale. Il avait été décidé que des sanctions seraient prises. On verrait lesquelles. Il apparaît aujourd'hui que la seule possible contre Juin est sa « mise à la retraite d'office » en tant que général. À l'issue du Conseil, le Général me dit, comme à regret : « Ce n'est pas une sanction suffisante. Mais il n'y a pas de statut des maréchaux de France. Le maréchalat est une dignité, non un grade. Il ne restait donc qu'à le mettre à la retraite comme général. Il est d'ailleurs venu à résipiscence. Il m'a prévenu (nous sommes camarades de promotion) : " J'ai fait une connerie, tu dois me punir, mais n'y va pas trop fort, parce que l'armée se sentirait atteinte dans son honneur." (Il rit.) AP. — Qu'est-ce qui compte le plus ? L'honneur de l'armée, ou son obéissance ? En 40, vous avez choisi l'honneur contre l'obéissance. GdG. — En 40, l'honneur, c'était la désobéissance. L'État s'était déshonoré. Il s'était effondré. Aujourd'hui, qui peut en douter, il y a un État ! L'armée a donc dû obéir. Juin lui-même le reconnaît. Le pouvoir civil commande au pouvoir militaire, sinon c'est la dictature. AP. — Mais en 40, vous avez parlé aux Français en tant que militaire : "Moi, général de Gaulle..." GdG. — Il n'y avait plus d'armée. Il n'y avait plus d'État. Il n'y avait plus de volonté. Il s'est trouvé que la mienne a pu en rassembler quelques autres, de plus en plus nombreuses. Dès lors, je n'étais plus un militaire, j'étais devenu un symbole, qui me dépassait. Catroux s'est incliné devant mes deux étoiles, lui qui en avait cinq. Et Giraud n'a pas pesé lourd, bien qu'il ait voulu être " commandant en chef civil et militaire". (Rire.) « Une nation ne tient debout que si elle a un cerveau, une ossature et une colonne vertébrale. Le cerveau, c'est le chef de l'État et son gouvernement. L'ossature, c'est l'État. La colonne vertébrale, c'est l'armée. Dans les crises graves, à l'extérieur ou à l'intérieur, l'armée joue un rôle capital, pour peu qu'elle soit commandée. Sinon, elle vit pour elle-même, elle se sépare du corps de la nation, elle fait passer ses intérêts catégoriels avant ceux du pays. » Un silence, puis il passe de l'image anatomique à l'image portuaire : « Napoléon disait que les Français, c'est un clapotis de vagues. Si on veut empêcher que les vagues se transforment en tempête, il faut des môles. L'armée, c'est le môle principal. S'il cède, les môles secondaires céderont aussi : la justice, la police, l'administration. De proche en proche, tout ce qui doit tenir bon s'effondrera et la tempête emportera tout. » Je suis loin de me douter qu'en 1968, il aura l'occasion d'éprouver, à Baden-Baden, la solidité de cette « colonne vertébrale » et d'y trouver le ressort d'un foudroyant retour. « L'affaire est close » Au Conseil des ministres du 11 juillet 1962, l'affaire Juin revient. Messmer : « Le maréchal continuait d'avoir trois bureaux aux Invalides, des voitures, des chauffeurs, des huissiers. Je l'ai avisé qu'on lui supprimait la plupart de ces avantages ; qu'il n'avait plus d'activité officielle ; qu'il ne recevrait plus les télégrammes. » (Il avait accès aux principaux télégrammes « Secret Défense » adressés aux cinq chefs d'état-major1 et au secrétaire général de la Défense nationale.) Le Général précise devant le Conseil : « Il a accepté d'avance ces sanctions par une lettre où il m'avait dit : "J'ai fait une sottise, il est normal que je sois sanctionné." » À l'issue du Conseil, je dis au Général : « Des journaux reprochent à Messmer de n'avoir pas publié les décisions sur Juin au Journal officiel. » Il me répond : « Un décret de mise à la retraite n'est jamais publié au Journal officiel. Pourquoi publier celui-là ? Ça lui aurait donné un caractère agressif. L'affaire est close. » Ainsi, il y a trois cercles. Pour le cercle extérieur, on ne dit rien, pas même au Journal officiel ; le secret doit être gardé, fût-il celui de Polichinelle. Pour le cercle restreint du Conseil des ministres, le langage est châtié : « J'ai fait une sottise. » Pour le cercle rapproché, la sottise devient connerie. « La justification essentielle des États, c'est la défense » À ce même Conseil du 11 juillet 1962, la Défense nationale est réorganisée. Pompidou (qui me demande à la sortie de faire état de son intervention) : « La fin de la guerre d'Algérie marque un tournant pour la Défense nationale. Depuis 1946, l'armée française était accaparée par des guerres coloniales. Elle va pouvoir se consacrer à sa fonction essentielle, la défense nationale, c'est-à-dire la défense du sol national contre une attaque éventuelle, qu'elle soit conventionnelle ou nucléaire. On va procéder en outre à la création d'une force d'intervention française, capable de se porter n'importe où dans le monde avec des moyens appropriés, à la manière des marines américains. GdG. — La justification essentielle des États et par conséquent des gouvernements, c'est de défendre le pays dont ils ont la charge. Il ne faut donc à aucun prix qu'ils s'en dessaisissent. Nous sommes contre l'intégration 2 , parce que c'est le découronnement, le dessaisissement de l'État et donc du pays. « La deuxième raison pour laquelle je suis contre l'intégration, c'est qu'elle démolit, disqualifie et abaisse le commandement. » Messmer précise le rôle plus important donné aux chefs d'état-major des trois armes et à leur réunion. Pisani : « C'est un système vicieux ! Les chefs d'état-major sont tentés de commander chacun leur arme comme une corporation refermée sur elle-même ! Leur réunion, où chacun veillera à ce que les deux autres ne s'occupent pas de lui, ne doit pas avoir d'existence ! GdG (sans aucune impatience, explique aimablement, comme s'il appréciait la contradiction). — Il y a sur notre planète trois éléments différents : la terre, la mer et l'air. C'est la nature des choses. On ne peut pas faire donner des ordres à la marine par un militaire de l'armée de terre, etc. Il faut tenir compte de cette réalité, même si la coordination est nécessaire. Vous ne l'empêcherez pas. De toute façon, on ne peut jamais fixer les choses en disant : « C'est comme ça et pas autrement. » Il en est de la Défense nationale comme de la politique. On ne peut l'enfermer dans des textes. Elle est sans rivages. » « Ils se dénationalisaient eux-mêmes » Après le Conseil, je reviens sur une expression qui m'a surpris : AP : « Pourquoi avez-vous dit tout à l'heure que l'intégration disqualifie le commandement ? Est-ce que ça ne le qualifie pas davantage, au contraire, de se frotter au commandement américain, anglais, allemand, de savoir comment pensent et travaillent nos partenaires, d'adopter leurs techniques si elles sont meilleures, de nouer des liens avec eux ? GdG. - Pour adopter les techniques de l'étranger quand elles sont meilleures, il y a d'autres méthodes que de se placer sous son commandement ! Il suffit de coopérer, de faire des échanges, des stages, des voyages d'études ! Mais prendre l'habitude de se soumettre à un commandement soi-disant intégré, qui est lui-même soumis au seul Président des États-Unis, c'est se soustraire à l'État et au pays, c'est perdre son âme ! AP. — Mais quand des officiers sont affectés à l'état-major de l'OTAN, à Fontainebleau ou à Rocquencourt, ce n'est guère qu'un stage prolongé, ils savent bien que le reste de leur carrière se déroulera dans l'armée française. GdG (placidement). — Détrompez-vous ! Il faut que la défense de la France soit française. Nous avons besoin d'une armée qui soit la nôtre. D'où croyez-vous qu'est venu le putsch d'Alger ? Au moins en partie, du fait que nos généraux et nos colonels avaient pris l'habitude d'un commandement qui se dénationalise. Ils se dénationalisaient eux-mêmes insensiblement. Ils perdaient le sens de l'État et de la nation, le respect de la hiérarchie nationale, sans lequel il n'y a plus d'armée, il n'y a plus d'État, il n'y a plus de nation. « Et ce qui est vrai du commandement militaire est vrai aussi des gouvernements. Si le gouvernement n'assume pas la défense du pays, s'il abandonne ses responsabilités aux Américains, il perd sa légitimité, et donc son autorité. Il n'a plus le droit de décider, puisqu'il a renoncé au devoir de commander. « L'esprit de corps, point trop n'en faut » AP. — C'est pour ça que vous voulez rendre un esprit de corps aux trois armes, en renforçant le rôle de leurs chefs d'état-major ? GdG. — Oui et non. L'esprit de corps, c'est bien. Mais point trop n'en faut. On revient de loin. Naguère encore, chaque régiment avait sa mascotte, son étendard, sa tradition, différents de la mascotte, de l'étendard, de la tradition du régiment voisin. Il faut en finir avec ce particularisme des unités. Mais on n'en finira pas sans transition ni étapes. La prochaine étape, c'est d'établir l'unité de chacune des trois armes et de faire comprendre aux trois, en les faisant travailler ensemble, qu'elles concourent à la même mission. C'est pour ça que j'ai voulu que les trois chefs d'état-major préparent côte à côte les missions et l'avenir des trois armes, alors que le secrétariat général de la Défense nationale était un grand machin qui échappait à tout le monde et qui finissait par vider les trois états-majors de leur contenu. « Il ne faut tomber ni dans l'esprit d'intégration, ni dans l'esprit de corporation. Il faut retrouver l'esprit national. » Au camp de Mourmelon, le 8 juillet 1962, après le défilé des troupes françaises et allemandes devant le chancelier Adenauer, le général Dodelier, chef de l'état-major particulier, me raconte que le Général avait retouché de sa main, en 1959, la formule rituelle par laquelle un officier général prescrit aux officiers, sous-officiers et soldats, marins ou aviateurs d'un régiment, d'un bâtiment de guerre ou d'une escadrille, d'obéir à un nouveau chef : « Vous le reconnaîtrez comme chef pour l'exécution des règlements militaires, le bien du service, l'observation des lois et le succès des armes de la France. » Cette formule, avec sa gradation qui dit tout, a fière allure. « Il faut toujours penser au coup d'après » Au Conseil du 25 juillet 1962, Couve : « Nous rétablissons les relations diplomatiques avec la Tunisie. Pour Bizerte, vous avez toujours répété la même position : nous n'avons pas l'intention de rester indéfiniment. Dans les circonstances actuelles, il n'est pas possible d'évacuer la partie militaire de la base ; mais nous en partirons dès que possible, compte tenu de la situation internationale et de notre propre avancement dans notre programme d'armement nucléaire. « Nous échangeons donc des ambassadeurs. Le gouvernement tunisien prend acte de ce que nous avons dit sur Bizerte ; il fait confiance au gouvernement français pour régler la question de la façon la meilleure. » Après le Conseil, le Général me donne instruction d'annoncer que l'armée évacuera Bizerte le jour où la France en aura les moyens. Il ajoute, en commentaire libre (« à ne pas dire ! ») : « L'année dernière, Bourguiba a cru que j'étais en position de faiblesse, parce que le FLN avait rompu les négociations. Il s'est cru autorisé à lancer ses troupes contre Bizerte. Il voulait faire perdre la face à la France devant le monde entier et ruiner notre seule carte, c'est-à-dire la solidité de l'armée. Nous avons répondu comme il le méritait. Nous avons repoussé son assaut et nous avons écrabouillé son armée. Il faut que le monde sache que l'armée française, c'est quelque chose. Si on s'attaque à elle, dès lors qu'elle est bien commandée, bien équipée, et qu'elle n'hésite pas devant son devoir, eh bien, tant pis pour l'agresseur ! Il n'avait qu'à ne pas s'y frotter ! Alors, elle a fait son devoir. Bourguiba se le tiendra pour dit. Il ne recommencera pas de sitôt, croyez-moi, et personne, de longtemps, ne cherchera à l'imiter, malgré tous les pleurnichards soi-disant français qui se sont déchaînés à cette occasion. Il faut toujours penser au coup d'après.» « C'est encore le troufion qui coûte le plus cher » Au Conseil du 12 décembre 1962, le Général : « L'achèvement de la guerre d'Algérie, cela veut dire que l'armée va se reconvertir ; elle va se retremper dans la nation. Elle fera ce pour quoi elle est faite : la défense nationale. L'armée de terre aura des armes conventionnelles, auxquelles elle est habituée ; mais aussi sa force nucléaire propre, devant laquelle elle reste à l'arrêt comme une poule devant un couteau. Chacune des deux autres armes aura aussi les deux panoplies. » Après le Conseil. AP : « Ne craignez-vous pas que l'effort financier de cette reconversion dépasse les possibilités de la France ? Pompidou et Giscard ont l'air bien réservés. GdG. — Non. Cet effort n'est nullement excessif, si on le compare aux efforts de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne occidentale et de l'Amérique par rapport au budget et au revenu national. Sans compter l'importance que revêt cet effort pour la recherche scientifique et l'économie nationale : en faisant des découvertes dans les fusées ou dans l'atome, on fait progresser la France ; tandis qu'on ne la fait pas progresser quand on fait porter l'effort sur les godillots et sur le paquetage. C'est encore le troufion qui coûte le plus cher. Des troufions, nous en aurons de moins en moins sous les armes en temps de paix. » « C'est Louvois qui a permis de gagner les batailles » Au Conseil du 20 décembre 1962, Messmer revient sur la réorganisation du ministère des Armées. Après le Conseil, le Général me dit : « Tricot fera bien, pour s'occuper des questions administratives et financières, surtout à long terme. Les militaires n'aiment pas beaucoup s'occuper de la gestion des armées et de ses aspects économiques et administratifs. Pourtant, c'est Louvois, c'est Carnot, c'est Berthier qui ont permis de gagner des batailles, parce qu'ils avaient bien géré l'organisation de l'armée. « En avril de l'an dernier, après le putsch, quand nous avons réorganisé le ministère des Armées, le poste était resté vacant parce qu'on n'avait pas trouvé d'homme idoine. C'est délicat et c'est lourd. AP. — Le secrétaire général va avoir autorité sur les chefs d'état-major ? GdG. — Mais non ! Jamais de la vie ! Quelle idée ! Le secrétaire général administre. Les chefs d'état-major commandent les trois armes ; et le chef d'état-major des Armées coiffe les trois chefs d'état-major pour coordonner leur action. L'essentiel, c'est que les responsabilités soient bien définies. Chacun son rôle, et les vaches seront bien gardées. » « Si les objecteurs de conscience ont une conscience... » Au Conseil des ministres du 13 juin 1962, Messmer propose de ramener de cinq à trois ans la durée de la détention des objecteurs de conscience condamnés pour refus d'obéissance. Il prépare un projet de loi portant statut de l'objection de conscience. Messmer : « C'est une affaire modeste, qui fait plus de bruit qu'elle n'en mérite. La fin de la guerre d'Algérie permet de l'aborder, alors que, jusque-là, nous avions refusé de le faire. Elle a deux aspects. « L'aspect pénal : quand un garçon incorporé refuse de porter les armes ou la tenue, il commet un refus d'obéissance. Il est condamné avec sursis. S'il récidive, la condamnation devient ferme. Il pourrait passer sa vie en prison, si on n'avait pas pris l'habitude de libérer ces détenus après une durée double du service militaire. Donc, actuellement, cinq ans. « L'aspect doctrinal : cette affaire provoque une agitation dans les milieux intellectuels, artistiques, et surtout universitaires, depuis les instituteurs jusqu'aux professeurs de faculté. GdG. — Plus quelques vicaires. Messmer. — Plus quelques pasteurs. » Messmer propose deux mesures : réduire l'incarcération de cinq ans à trois ans, ce qui est normal puisque le service passe de vingt-huit mois à dix-huit mois ; soumettre au Parlement un statut des objecteurs de conscience. Ils seraient appelés à faire un service civil de durée double, en qualité de pompiers ou de sanitaires. GdG : « En temps de guerre, il n'est pas permis d'admettre que des hommes se défilent devant le danger. En temps de paix, la question peut se poser autrement. Messmer. — En Angleterre, les objecteurs de conscience, pendant la guerre, étaient invités à dévisser les fusées des bombes non explosées ; ça les avait beaucoup calmés. Triboulet. — Il est normal de réduire l'incarcération, mais il est fâcheux d'accorder un statut. Malraux. — Pour qu'il y ait des objecteurs de conscience, il faut d'abord qu'ils aient une conscience. En ont-ils une ? Il ne suffit pas qu'il s'agisse d'ecclésiastiques, pour qu'on soit obligé tout de suite de s'incliner. Si on crée une nouvelle catégorie de citoyens qui échappent au service, cela prendra tout de suite une importance énorme. » Après le Conseil, j'exprime au Général ma surprise que lui, militaire, n'ait pas suivi l'avis de Malraux. GdG (il sourit) : « Si les objecteurs de conscience ont une conscience, cela mérite quand même considération en temps de paix, quand le refus de servir dans l'armée n'est pas un signe de couardise, mais une conviction intime. » Il est quand même étonnant de voir le Général, soldat dans l'âme, regarder avec une sorte de sympathie ce statut demandé par les intellectuels de gauche : il se montre, sur ce sujet sensible, plus compréhensif que l'intellectuel révolutionnaire qu'il s'enorgueillit d'avoir à ses côtés. Au Conseil des ministres du 8 août 1962, Messmer fait état de la satisfaction des objecteurs de conscience, et notamment de leur porte-parole, Lecoin 3 . Après le Conseil, j'interroge le Général. GdG : « Buron n'était déjà plus ministre 4 quand il a obtenu la promesse d'un statut. Mais ce statut n'en est pas un, car il revient à donner aux objecteurs une situation de planqués dans l'armée. Ils voudraient un service civil et civique, et non un service militaire dans un corps de santé ou d'intendance. « En ce qui concerne la libération de ceux qui sont internés, il faut qu'ils s'engagent à faire un service civique pour le délai qui leur reste à courir ; sinon, ils auraient l'impression de remporter une victoire morale. » On ressent comme une réserve : il insiste sur le fait que les objecteurs n'ont pas véritablement obtenu gain de cause. « Les objecteurs, c'est Pommepidou qui veut leur faire des chatteries » Conseil des ministres, 11 juin 1963. Il a fallu attendre un an pour que je saisisse la clé de cette énigme. Entre-temps, un projet de loi a été discuté à l'Assemblée en juillet 1962, puis renvoyé en commission après un débat confus. L'Assemblée ayant été dissoute, il est caduc. Un nouveau projet revient devant le Conseil. GdG (cette fois, plus bougon) : « Il n'y a pas de raison d'empêcher que ces objecteurs soient affectés à la protectio civile, mais dans quelles conditions ? Il ne faudrait pas qu'on les traite comme s'ils avaient réussi un concours difficile. Pompidou. — Le risque est faible ! Des milliers de jeunes gens sont affectés à la protection civile pour dix-huit mois, alors que ceux qui y seraient affectés en tant qu'objecteurs de conscience feraient deux fois plus de service. GdG. — Oui, pourvu que ça dure. Mais il faut faire toutes réserves sur ce qui se passerait en cas de mobilisation ! Je ne suis pas très heureux de ces dispositions. Il faut tenir au principe de l'obligation militaire, et à celui de l'égalité devant cette obligation. Sans quoi, vous ouvrez des portes que vous ne pourrez plus refermer. » Matignon, 28 août 1963. Pompidou me fait part d'un regret : « Les objecteurs de conscience sont enfin reconnus, mais ils restent méconnus. » Au Conseil du 29 août 1963, le Général insiste : GdG : « Il est essentiel que ces affectations à des unités non militaires soient prononcées en vertu de l'obligation militaire. Il faut donc que ces garçons fassent un service plus long. En temps de paix, ça n'a pas grande importance. En temps de guerre, c'est plus grave, il faut tout revoir. Messmer. — Certains trouvent ce statut insuffisant, d'autres excessif. » Après le Conseil, le Général me dit : « Les objecteurs, c'est Pommepidou qui veut leur faire des chatteries. (Il a prononcé Pompidou à la méridionale, comme il l'avait déjà fait devant moi à propos des ménagements du Premier ministre à l'égard de Monnerville 5 , en insistant sur Pomme, avec, m'a-t-il semblé, une trace d'agacement.) Je ne sais pas pourquoi il s'est laissé embobiner par le MRP au moment même où celui-ci venait de nous lâcher. C'est contre le bon sens. On peut bien faire une concession à quelqu'un qui s'engage à marcher avec vous. Pourquoi faudrait-il en faire à ceux qui s'y refusent ? » Ainsi, ce n'est pas le Général qui se passionnait pour les objecteurs. Mais il n'a pas voulu interdire à Pompidou de tenir une promesse, même s'il l'a trouvée imprudente et même si ceux à qui elle avait été faite sont devenus des adversaires. Pompidou a gardé le contact avec un monde d'intellectuels, d'artistes, de créateurs en tout genre, pour qui l'objection de conscience, comme les convictions pacifistes, prennent une importance essentielle ; il les comprend et a soin de le leur montrer. Toute cette histoire s'est passée à l'intérieur de la marge de liberté que le Général laissait à Pompidou et à Messmer, comme à tous ses collaborateurs. Messmer avait traîné les pieds : aidé par beaucoup de députés de la majorité hostiles à ce projet, il le laissait s'enliser dans la procédure parlementaire. Le Général avait d'abord aiguillonné son ministre, tout en freinant son Premier ministre. Entre-temps, l'opposition ayant été écrasée et les réticences de la majorité à ce projet s'étant renforcées, le Général lui-même s'est durci. Les principes seront sauvegardés. L'égalité devant l'obligation militaire sera respectée. L'armée ne risque pas d'être minée de l'intérieur. Elle restera « la colonne vertébrale de la nation ». 1 État-major général, état-major Terre, état-major Marine, état-major Air, état-major particulier du Président de la République. 2 L'intégration — imbrication des armées les unes dans les autres sous commandement américain — est le principe d'organisation de l'OTAN et aurait été celui de la Communauté européenne de défense, repoussée par l'Assemblée nationale en août 1954. 3 Imprimeur, syndicaliste, pacifiste, Louis Lecoin a milité au cours des années 50 et entrepris plusieurs grèves de la faim en vue d'obtenir un statut des objecteurs de conscience. 4 Robert Buron était l'un des cinq ministres MRP démissionnaires. 5 Chapitre 25, p. 248. Chapitre 8 « NE PLEUREZ PAS, MILORD » Conseil des ministres, 19 décembre 1962. Maintenant que, contrairement à la prédiction de Maurice Faure, le Général s'est débarrassé à la fois de la guerre d'Algérie et de l'opposition, il démarre sur les chapeaux de roues pour lancer la grande politique étrangère qu'il enrageait de ne pouvoir mener. Les conversations de Rambouillet entre Macmillan et le général de Gaulle, samedi et dimanche, ont beaucoup excité la curiosité et l'imagination des journalistes, donc de l'opinion. Comment le Général se comportera-t-il face à la demande anglaise d'admission dans le Marché commun ? Cette rencontre théâtrale, Couve en rend compte sans faire le moindre théâtre : « Sur sa demande, Macmillan est venu voir le général de Gaulle, juste avant de rencontrer Kennedy aux Bahamas. Pour le Marché commun, Macmillan a renouvelé ce qu'il avait dit à Champs1 : "C'est un tournant dans la vie politique des Britanniques. Ils ont renoncé à l'Empire. Ils ont reconnu la nécessité de jouer un rôle à l'intérieur de l'Europe." « Il a fait allusion aux problèmes atomiques. Les Américains veulent supprimer la production des fusées Skybolt, mais rien n'est prévu de précis pour leur remplacement. « Ça s'est passé dans l'atmosphère intime qui est habituelle, mais on avait l'impression d'un malaise, celui de la contradiction entre ces relations amicales et très étroites, et les difficultés résultant de l'interminable négociation sur le Marché commun. « Les Anglais préfèrent-ils l'Europe ou le grand large ? » GdG. — L'éternel problème est de savoir si les Anglais veulent donner la préférence à l'Europe ou au grand large. « En 1958, Macmillan est venu me faire une scène : " Comment ? Est-ce que vous prenez le Marché commun au sérieux ? C'est la guerre des tarifs entre nous ! C'est le Blocus continental ! Toutes nos relations seraient compromises, etc." Ils ont inventé la zone de libre-échange pour empêcher les Six de mettre en route le Marché commun. La négociation n'a pas abouti. (Et pour cause, Couve l'a rompue sur instruction du Général !) « Voyant le Marché commun démarrer, ils posent leur candidature pour y entrer. Pour qu'ils entrent dans le Marché commun, ce n'est pas si simple. Ça ne peut pas être à leurs conditions, mais aux nôtres, puisqu'ils sont demandeurs. Si la Grande-Bretagne, plus le Danemark, plus la Norvège, plus l'Irlande, plus le Commonwealth (il prononce ouilz) entraient dans le Marché commun, il faudrait qu'en réalité, ce soit le Marché commun qui entre dans une immense zone de libre-échange et s'y dissolve. C'est toujours la même question qui est posée, mais les Anglais n'y répondent pas. Alors, ils disent que "c'est la France qui ne veut pas". « Nous sommes d'autant plus portés à être prudents, que la Grande-Bretagne demande une série de dispositions particulières qui modifieraient tout, et en particulier l'agriculture : précisément tout ce qui est en cours de règlement. Allons-nous, pour faire plaisir à l'Angleterre, remettre en question le Marché commun et la signature des règlements agricoles, faute desquels nous refusons qu'il y ait un Marché commun ? Tout cela est difficile à accepter. « Pour l'agriculture, si on entre dans les vues des Anglais, la Grande-Bretagne continuerait à s'approvisionner à bon marché au Canada, en Nouvelle-Zélande, en Australie, etc. Les Allemands meurent d'envie d'en faire autant avec l'Argentine. Les autres suivraient. Que faire alors de la surproduction européenne, et notamment française ? Si nous devons donner 500 milliards par an de subventions à l'agriculture, que se passerait-il dans le cas où le Marché commun ne nous aiderait pas ? Ces questions, bien pratiques, ne peuvent pas être tranchées sur la base des sentiments. « Il en était mélancolique et moi aussi. Nous préférons la Grande-Bretagne de Macmillan à celle des travaillistes, et nous aimerions bien l'aider à rester au pouvoir. Mais que pouvais-je faire ? Sinon lui chanter la chanson d'Édith Piaf : Ne pleurez pas, Milord! « Il m'a dit d'autre part que la Grande-Bretagne est décidée à conserver sa force nucléaire nationale. Il est désappointé par l'attitude des États-Unis. Il n'est pas opposé du tout à ce que nous fassions notre propre force nucléaire, mais il souhaiterait que nous coordonnions nos efforts et nos stratégies. Nous ne pouvons qu'être d'accord pour coordonner, dès lors que nous sommes indépendants. » « Les Américains tiennent la gâchette » Au même Conseil des ministres du 19 décembre 1962, Couve de Murville rend compte de la réunion du Conseil de l'OTAN à Paris. Les Américains veulent augmenter la participation des Européens en forces conventionnelles. Pour ce qui est des forces nucléaires, ils ont fait allusion à une « force atomique multilatérale ». Après le Conseil, je demande au Général ce qu'il pense de cette force multilatérale. GdG : « Je vous l'ai déjà dit l'autre jour. (J'ai vérifié dans mes notes. De fait, après le Conseil de la semaine dernière, il m'avait dit trois phrases ; je m'en souvenais à peine ; mais ce surdoué de la mémoire ne l'avait pas oublié.) C'est un machin pour faire bien, pour faire croire aux Européens qu'ils ont accès à la gâchette atomique. Seulement, comme les Américains tiennent l'autre gâchette, sans laquelle le coup ne peut pas partir, c'est comme si rien n'était changé. Mais gardez ça pour vous. » Ce don qu'il a de simplifier les choses les plus complexes, pourquoi n'en use-t-il pas davantage ? Et pourquoi m' interdit-il de retransmettre ses formules, quand elles sont aussi lumineuses que convaincantes ? Il ne les reprendra même pas dans sa conférence de presse du 14 janvier 1963. Le langage de familiarité, et le style de grandeur — celui qui restera dans l'Histoire. « Je vais vider l'affaire de l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun » Il m'annonce ensuite qu'il va faire une conférence de presse le 14 janvier. Il m'autorise à l'annoncer. AP : « Vous allez esquisser un programme pour cinq ans ? Les gens se demandent ce que vous allez bien pouvoir dire, puisque ces cinq ans sont une page blanche après des élections qui ont été gagnées sans programme. Ils sont habitués à avoir des crises ministérielles tous les six mois et ne comprennent plus rien. GdG. — Mais si, ils comprennent ! Ils comprennent que nous sommes sortis du régime des crises ministérielles. AP. — Vous savez déjà sur quel thème vous allez parler ? GdG. — Bien sûr que je le sais ! (Il a dû avoir envie de me lancer : " À sotte question, pas de réponse.") « D'abord, je vais vider l'affaire de l'entrée de l'Angleterre dans le , Marché commun. vider ! Vous voyez ce que je veux dire ? Qu'après ça, on n'en parle plus de longtemps. Je dirai pourquoi l'Angleterre est incapable, jusqu'à nouvel ordre, d'entrer dans le Marché commun. Ce n'est pas parce que nous ne voulons pas d'elle ! C'est parce qu'elle n'est pas encore prête à souscrire aux obligations du traité ! « Macmillan m'a répété la profession de foi qu'il m'avait proclamée à Champs en juin dernier. Il a ajouté qu'il était prêt à signer le plan Fouchet les yeux fermés. Mais je lui ai fait observer qu'en six mois, les tractations sur le Marché commun n'avaient pas avancé d'un pouce. Quant au plan Fouchet, il n'était plus d'actualité, Spaak et Luns l'ayant rejeté et les Italiens refusant de débloquer la négociation. Alors, quelque tristesse qu'on puisse en ressentir, il n'y a pas de solution dans les circonstances présentes. « En réalité, l'Angleterre a les reins cassés. Elle ne sait pas ce qu'elle veut. Elle s'accroche toujours au rêve du Commonwealth. Et, en même temps, elle rêve de faire craquer le Marché commun en y faisant entrer tout son cortège. Mais si nous acceptons ses conditions, ce n'est pas elle qui entrerait dans le Marché commun, c'est le Marché commun qui entrerait dans le Commonwealth. « Il n'en est pas question ! Nous bâtissons d'abord le Marché commun. Et il n'existera pas, tant que nous n'aurons pas obligé nos partenaires à y faire entrer l'agriculture, pour laquelle on n'en est encore qu'aux paroles, et l'aide à l'Afrique, dont nous ne devons pas être les seuls à supporter le poids. Quand le Marché commun sera construit de manière irréversible, alors nous verrons. « Il est évident que l'Angleterre n'est pas prête à en accepter les règles. Ce n'est pas un drame. Ni pour elle, ni pour nous. Mais il faut voir les choses en face, et donc en finir avec cette négociation. Bien sûr, je ferai un coup de chapeau à Churchill, au rôle de l'Angleterre dans la Seconde guerre, à mon ami Macmillan, etc. Mais je refermerai la porte. Ça a assez duré comme ça ! À un moment donné, si on n'a pas le courage de dire non, on finit par se laisser engluer. » Une fois de plus, il faut redresser une idée fausse qui s'est répandue parmi les historiens, notamment britanniques. Selon eux, c'est l'accord de Nassau sur les Polaris du 21 décembre 1962 qui aurait décidé de Gaulle à claquer précipitamment la porte du Marché commun. Les comptes rendus du Conseil (et de notre entretien) du 19 décembre prouvent que la décision du Général était définitivement prise deux jours avant la signature de l'accord de Nassau et une huitaine de jours avant qu'il ait eu le temps d'en faire l'analyse. La vérité, c'est que, par la suite, de Gaulle a vu dans cet accord une raison confirmative de ne pas introduire les Anglais dans la Communauté. « Macmillan s'était incliné d'avance » « Le second sujet que je traiterai, ce sont les accords des Bahamas et notre position vis-à-vis de la force multilatérale. Naturellement, il faut attendre pour en parler que cette conférence de Nassau soit terminée. Il faut savoir exactement ce qui s'y sera dit, ce que les Américains proposent, ce que les Anglais accepteront, ce que nous leur répondrons. Ça va prendre du temps. Mais je ne crois pas me tromper. « Avant de se rendre aux Bahamas, Macmillan m'a fait comprendre qu'il ne voulait pas se battre. Il s'était incliné d'avance. « Il n'est pas question que nous acceptions le système de la force soi-disant multilatérale. Nous fabriquons des bombes A pour nos Mirage IV, qui sont bien à nous. Nous les fabriquerons avec nos seules connaissances et nos seuls moyens. Plus tard, nous ferons des bombes H et nous les miniaturiserons, nous ferons en même temps des sous-marins atomiques, toujours avec nos seules connaissances et nos seuls moyens. Nous y mettrons le temps, mais nous le ferons. AP. — Est-ce que vous établirez un lien, dans votre conférence de presse, entre l'adhésion au Marché commun et l'accord de Nassau ? GdG. — Non, évidemment. La candidature de l'Angleterre au Marché commun se suffit à elle-même. Mais le lien est implicite. Nous refuserons le système proposé par les Américains, parce que nous ne voulons pas dépendre d'eux. Si les Anglais n'ont pas les mêmes scrupules, c'est un signe qu'ils n'ont pas encore vocation à entrer dans l'Europe. «Vous allez voir que Macmillan va se résigner, à ce que l'Angleterre devienne de plus en plus un satellite des États-Unis. Moi, je n'y suis pas résigné pour la France. « Il n'est pas question pour nous de donner aux Américains le commandement de nos bombes A et de nos Mirage IV, alors qu'ils ne nous ont nullement aidés à les construire. Notre situation n'a rien à voir avec celle des Anglais, qui depuis l'origine ont reçu l'aide américaine. « Ce sont les deux questions essentielles, je veux les vider toutes les deux. « La France a fini de se blottir » « Naturellement, aussi, je tirerai les leçons du référendum et des élections de l'automne et je glorifierai la coopération franco-allemande. Mais l'essentiel, vous pensez bien, ce sont les deux premières questions. On va bien s'amuser.» En me raccompagnant, il me dit, la main sur la poignée de la porte : « Nous n'avons pas l'ambition de faire une force aussi puissante que celles des Américains ou des Soviétiques, mais une force proportionnée à nos moyens, à nos besoins et à notre taille. Même si elle est petite, elle sera redoutable, dès lors que nous n'hésiterons pas à nous en servir pour nous défendre contre une attaque. Nous y passerions peut-être, mais la moitié des Russes y passeraient aussi. Alors ils ne nous attaqueront pas. « Voyez-vous, la France est souveraine. Ou plutôt, elle le redevient, ce qui ne lui était pas arrivé depuis la Première guerre. Elle s'était blottie à l'ombre des Anglais dans l'entre-deux-guerres, puis des Américains après la Seconde. Tout ça, c'est fini. La France a fini de se blottir. » « Que va dire le Général ? » Le lendemain matin, 20 décembre 1962, Olivier Guichard 2 et Simone Servais 3 questionnent Pompidou : «Que va dire le Général ? Pompidou. — Je pense qu'il va chercher la détente. Faire du charme. Ce serait bien dans son caractère. De toute façon, on ne peut faire de réformes avant quelques mois, puisqu'on ne les a pas étudiées. Le moment est favorable à la politique du sourire. Les radicaux parlent de Monnerville en le traitant de "roi nègre" : " Il nous a mis dans une situation...", etc. Il faut profiter de l'état d'esprit des radicaux pour leur tendre la main. (Mutisme obligé. Comment dévoiler que le Général ne s'apprête nullement à faire du charme ni à mener la politique du sourire, sans vexer Pompidou, si susceptible ?) Simone Servais. — On me pose des questions : y aura-t-il un référendum sur l'Europe ? Pompidou. — Mais non, sur quel texte ? « Tout ça, c'est comme si vous demandiez si le Général aura bon appétit le 17 février. Il fait ses conférences de presse pour garder l'habitude, pour réchauffer l'atmosphère et pour résoudre des questions. Mais il est toujours plus ou moins imprévisible. « Un message à l'Assemblée ? Le Général se fout de l'Assemblée. Ce qui intéresse les journalistes, c'est : est-ce que le gouvernement est menacé ? Est-ce qu'il va tomber ? Comment la crise va-t-elle se déclencher ? Eh bien, il faut qu'ils se reconvertissent. Tout ça, c'est terminé ! Les problèmes politiques se posent en fonction des événements. On ne pouvait pas prévoir qu'il y aurait un référendum en octobre, parce qu'on ne pouvait pas prévoir l'attentat du Petit-Clamart. » Là encore, mutisme obligé... Pendant les trois quarts d'heure que nous passons à commenter la presse du jour, perplexité : le Général ne m'a pas donné mission de prévenir Pompidou. Mais la loyauté que je dois au Premier ministre me fait un devoir de révéler un minimum. C'est vraiment une procédure étrange. À la fin de notre petite réunion, je glisse à Pompidou que j'ai un mot à lui dire et le préviens des deux thèmes principaux. Il ouvre des yeux en porte cochère. 1 Entretien de Gaulle-Macmillan du 3 juin 1962 au château de Champs, voir chapitre 4, p. 298. 2 Chargé de mission auprès du Premier ministre. 3 Chef du service de presse du Premier ministre. Chapitre 9 «POUR LE NUCLÉAIRE, NOUS NE DEVONS RIEN AUX AMÉRICAINS, SAUF DES CROCS-EN-JAMBE » Élysée, 3 janvier 1963. C'est le premier Conseil depuis l'accord de Nassau que le Premier ministre britannique a signé avec le président Kennedy le 21 décembre. Les Américains proposent à la France un accord analogue de coopération nucléaire : c'est la « force multilatérale ». Nous attendons tous la position que va prendre le Général. Mais d'abord, Couve expose le détail complexe de cet accord, ainsi que les avantages et inconvénients de son extension à la France : « Le gouvernement américain a annoncé, au même moment, qu'il renonce à construire le missile Skybolt1 , qui devait équiper les forces aériennes britanniques, et qu'il propose de les remplacer par des fusées beaucoup plus puissantes, les Polaris 2 . La décision américaine est-elle une coïncidence fortuite avec le voyage de Macmillan ? Ou a-t-elle été annoncée intentionnellement à ce moment-là ? Cette affaire, en tout cas, a donné à la rencontre une touche dramatique. « La Grande-Bretagne cessera d'avoir des bombes transportées par des avions. Elle n'aura plus que des sous-marins nucléaires. Le tout sera inclus dans cette force multilatérale sous étiquette anglo-saxonne. Mais elle sera placée sous le commandement de l'OTAN, c'est-à-dire sous le commandement américain. « Depuis Cuba, les relations des États-Unis et de l'Union soviétique sont bien différentes. Les États-Unis ont plus confiance en eux-mêmes, peut-être même ont-ils de la brutalité et de l'outrecuidance. Ils revoient leur stratégie générale depuis que Kennedy est là3 , et notamment depuis un an. Ils sont de plus en plus réservés sur l'utilisation éventuelle de l'engin. « La physionomie générale du monde a changé. L'URSS est séparée de plus en plus de la Chine. Il y a une perspective d'évolution et de détente dans les rapports internationaux. Cela jouera dans les rapports entre la France et les États-Unis. » Couve a l'art de mettre de la lumière tout en restant dans les demi-teintes. La conclusion est qu'il convient de décliner l'offre américaine, mais sans se presser et avec des formes. « C'est du faux multilatéralisme » Quand Couve a terminé, les yeux se tournent vers de Gaulle. Mais Pompidou prend la parole : le sujet est trop important pour qu'on passe par-dessus le Premier ministre. Il est bref et percutant : « Faut-il refuser les Polaris ? Techniquement, l'offre n'est pas bonne. D'abord, nous ne possédons pas les sous-marins. Cette fusée ne peut remplacer notre force de frappe en préparation, avec nos Mirage IV. Les Américains nous renvoient à la génération des sous-marins que nous aurons à notre tour, mais pas avant les années 70. Cela ne nous arrange pas d'avoir dès maintenant des fusées inutilisables. « D'autre part, nous n'avons rien à mettre sur les fusées Polaris. Les Anglais, qui ont travaillé sur les plans américains, disposent de têtes nucléaires miniaturisées. Notre bombe, actuelle et même future, sera beaucoup trop lourde pour les Polaris. « Nous n'avons rien sur quoi poser ces fusées, et rien à leur mettre au bout. Ce n'est pas un chopin 4 pour nous. « Et pourquoi payer des Polaris qui ne seront pas à nous ? C'est du gaspillage. S'il y a monopole du commandement au profit des Américains, il faut qu'il y ait monopole des frais. C'est du faux multilatéralisme. » « Nous aurons quelque chose à nous alors que les Anglais n'auront rien à eux » Après Couve et Pompidou, nous avons l'impression que tout est dit et que de Gaulle vient trop tard. Et pourtant : GdG : « Nous nous trouvons devant la question posée par Kennedy. C'est une question technique et une question de principe. « La question technique, d'abord. Il n'y a pas de rapport entre la situation de la Grande-Bretagne et la nôtre. « 1. La Grande-Bretagne est obligée de choisir entre : accepter la proposition américaine (les Polaris au lieu des Skybolt) ou n'avoir plus rien à bref délai. Ses bombardiers sont périmés et ses fusées Skybolt ne valent plus rien dès lors que l'Amérique arrête leur fabrication. Nous, au contraire, nous n'avons encore rien, mais nous sommes sur le point d'avoir quelque chose. Nos Mirage IV volent beaucoup plus vite que les bombardiers anglais et ils portent des bombes qui sont les nôtres, des bombes A dont chacune vaut trois Hiroshima, ce qui n'est pas rien. « Donc, nous n'avons pas le choix, comme les Anglais, entre quelque chose et rien. Nous allons avoir quelque chose. « 2. Pour l'avenir, les perspectives sont différentes aussi. Les Anglais auront des sous-marins atomiques, des fusées Polaris et des têtes nucléaires à placer au bout de ces Polaris. « Ils ont le premier et le troisième éléments du système, alors que nous ne les avons pas. Grâce à l'accord de Nassau, ils sont sûrs d'avoir le deuxième élément, qui leur permet de faire fonctionner le premier et le troisième. « À nous, au contraire, il ne sert à rien d'avoir le deuxième, puisque nous n'avons pas le premier et le troisième. Le premier et le troisième, les Anglais l'ont grâce aux Américains. Pour que nous puissions utiliser l'offre des Américains, il faudrait que nous fassions sans eux ce que les Anglais ont fait grâce à eux. Ce sera le cas, mais il se passera de longues années avant que ça puisse nous intéresser. « En somme, nous aurons quelque chose à nous, alors que les Anglais n'auront rien à eux. Et si on nous donnait des Polaris, nous ne saurions qu'en faire avant longtemps. « Les Américains sont résolus à abolir leurs alliés » « Il est vrai que le système proposé par les Américains est, comme disent les Anglais, très sophistiqué. Alors, pourquoi n' acceptons-nous pas ? Parce que cela ne nous servirait pas dans l'immédiat; et, dans l'avenir, nous ne savons pas exactement quelle voie nous emprunterons ; mais ce que nous savons, c'est qu'elle sera la nôtre. « Nous devons garder les mains libres. Or, c'est justement ce que les Américains veulent éviter. Ils ne veulent pas que leurs alliés disposent d'une indépendance stratégique, et donc politique. Ils se sont sentis, avec la crise de Cuba, capables de tenir tête aux Soviétiques, et même de les faire reculer. Ils en ont tiré la conclusion qu'ils n'ont aucune raison de se gêner vis-à-vis de leurs alliés. Ils sont résolus à abolir leurs alliés (il a bien dit abolir). « Dans un cas pareil, on survit ou on ne survit pas. Quand on est une nation comme la France, on ne peut accepter de disparaître. « Accepter l'offre américaine, ce serait la fin de toute possibilité d'action atomique indépendante, ou même autonome. Il nous faudrait mettre dans ce système nos propres forces atomiques, et les placer sous le commandement absolu des Américains. Il n'y a aucune raison pour l'accepter. « Les Anglais doivent aux Américains beaucoup de ce qu'ils ont ou de ce qu'ils auront. Pour le nucléaire, nous ne devons rien aux Américains, sauf des crocs-en-jambe. Pour nos expériences atomiques, ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour nous embêter, grâce à l'ONU, en suscitant des protestations comme celle du Nigeria5 . C'est tout ce qu'ils ont fait pour nous. « À l'avenir non plus, nous n'aurons aucune raison d'entrer dans ce système. La Grande-Bretagne s'imagine avoir sauvegardé son autonomie, puisque le texte contient l'expression : "si ses intérêts suprêmes sont engagés ". Ce sont des mots. C'est de la poudre aux yeux. Comment pourrait-on briser une organisation faite pour la guerre et dans laquelle on serait entré ? Un système de défense, c'est un système concentré, imbriqué, complexe et qu'on ne pourra pas détruire quand on l'aura fait, même si on le veut. « Il nous est arrivé de reprendre une certaine autonomie par rapport aux Américains. À Strasbourg, Eisenhower a mis les pouces, parce que j'ai donné l'ordre à nos troupes de défendre Strasbourg quoi qu'il advienne6 . Mais ce ne serait pas la même chose avec une force multilatérale intégrée sous direction américaine. « Messieurs les Anglo-Saxons, vous perdez votre temps » « Sur ce point fondamental, nous devons garder intactes nos possibilités de défense. Il est possible qu'on nous les dispute. Toute une campagne se développe, avec Lippmann, Alsop 7 , les officiels, les officieux. « Et les Anglais sont furieux de voir que nous ne mordons pas à l'hameçon où ils ont mordu eux-mêmes. C'est dérisoire ! « Messieurs les Anglais, Messieurs les Anglo-Saxons, vous perdez votre temps ! votre argent ! Vous gênez la stratégie alliée ! Car cette stratégie ne peut fonctionner que si des pays comme la France se sentent engagés par eux-mêmes et pour eux-mêmes. « Notre défense est la condition même de notre politique. Elle doit rester la nôtre. Il n'est pas sûr que les intérêts des Américains coïncident toujours avec ceux de l'Europe et de la France. Il est possible que les contacts actuels des Américains avec les Russes viennent le prouver un jour. « Il ne s'agit pas pour nous de nous doter d'une force équivalente à celle des Américains et des Russes. Nous ne sommes pas dans le domaine des armes conventionnelles, mais dans le domaine de la dissuasion. La question n'est pas de se hisser au même niveau que celui d'en face. La question est de représenter une capacité de représailles suffisante pour le faire renoncer à l'agression. « La dissuasion commence dès que l'on a la possibilité de tuer assez de gens chez l'agresseur pour qu'il soit persuadé que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Il n'est pas nécessaire d'avoir une capacité atomique à la dimension de celle des Américains ou des Russes. « Quand on est sûr de pouvoir tuer (ce qui sera le cas avant sept, huit ou neuf ans) 40 ou 50 millions d'habitants chez notre agresseur, nous sommes assurés de ne pas être attaqués. « ... Si les Américains sont dans les coulisses » « Au contraire, nous cessons d'en être assurés si les Américains sont dans les coulisses ; car ils auront intérêt, ou croiront avoir intérêt, à nous empêcher d'avoir recours à nos armes atomiques, de manière à écarter tout risque d'être entraînés dans un conflit généralisé. « Quant aux Anglais, il pourrait en être de même pour eux... s'ils avaient gardé leur indépendance. Ils l'ont perdue aux Bahamas. Ils en sont un peu confus. Ils tâchent de se couvrir par les termes " intérêts suprêmes ", mais je crains qu'ils n'y passent. Les Bahamas, c'est une opération des Américains pour mettre la main sur les moyens de la Grande-Bretagne et donc sur son avenir. « J' ai répondu à Kennedy pour le remercier de m'avoir fait connaître le contenu de son communiqué avant de l'avoir publié. Quant à ses propositions, je lui ai dit qu'il fallait y regarder de très près, que les conditions techniques à examiner étaient très particulières, que nous sommes obligés de considérer la question sous l'angle de notre propre défense nationale, qu'il connaît bien. « Nous n'avons demandé aucune explication sur le système qu'il propose ; mais, s'il voulait nous en donner, nous serions intéressés. « Aider les Américains à mettre sur pied leur système ne nous coûterait probablement pas moins cher que de nous aider nous-mêmes à conquérir notre indépendance. » Il termine cet exposé magistral sur cette note financière, comme l'avait fait Pompidou. Est-ce pour tendre une perche à Giscard, de manière à le faire parler et à l'amener à s'engager, sur un point si sensible à ses amis politiques ? Giscard — à son ordinaire, très droit sur sa chaise —, sans quitter des yeux le Général, ne cille pas et reste muet. « Il faut commencer par réveiller l'instinct de défense » Palewski. — Nous ne devons pas nous dissimuler à quel point nous sommes en retard sur les autres, et combien ce retard va s'accentuer par l'augmentation des ressources des autres. S'il nous était possible d'obtenir les indications que les Américains ont données aux Anglais sur la miniaturisation, sur le sous-marin lance-engins, sur la bombe thermonucléaire, nous pourrions avancer beaucoup plus vite. GdG. — Mais les Américains ne nous proposent rien de ce genre ! Dans l'hypothèse où cette proposition nous serait faite par le gouvernement américain, il n'y a pas beaucoup de gouvernements français qui demanderaient (à la nation et aux contribuables) un effort supplémentaire pour ajouter quelques sous-marins ou quelques Polaris aux sous-marins et aux Polaris américains. « Il n'y a pas de politique de défense du monde libre qui tienne, si on ne commence pas par réveiller l'instinct de défense parmi les pays du monde libre. Ce n'est pas ce que font les Américains. Ils font exactement le contraire. Pompidou. — Les Anglais préfèrent qu'on ne sache pas leur abandon ! Ils paieront un certain prix pour que nous ne dénoncions pas leur capitulation. Ils sont prêts à nous céder de l'uranium enrichi. » Messmer donne, sur la fusée qui vient d'être lancée à Colomb-Béchar, des précisions à propos desquelles il demande le secret absolu ; je pose ostensiblement mon stylo pendant ce temps. Puis il continue : « Notre programme est d'obtenir une portée de 3 000 kilomètres avec une charge utile d'une mégatonne. Nous pensons réaliser, pour la fin de 1965 ou le début de 1966, une fusée à trois étages capable de placer sur orbite un satellite Diamant. » Il ajoute en riant : « ainsi appelé à cause de son prix ». Ni le Général, ni Pompidou, ni Giscard n'esquissent le moindre sourire. Après le Conseil, le Général me donne pour la presse des directives d'une extrême prudence. Sa résolution est prise, mais il ne veut pas la faire paraître encore. 1 Missile air-sol, lancé à partir d'avions de bombardement, d'une portée de 1 600 km. Il devait armer les bombardiers américains et britanniques. La décision américaine est un coup dur pour la Grande-Bretagne, qui n'a pas de solution de rechange. 2 Missiles intercontinentaux mer-sol à tête nucléaire conçus pour être lancés à partir de sous-marins en plongée. Il y en eut trois versions : A1, A2, A3, d'une portée respective de 2 200 km, 2 800 km et 4 500 km. La troisième pouvait larguer trois têtes nucléaires de 200 kilotonnes. 3 Kennedy a été élu le 8 novembre 1960 et a pris ses fonctions le 20 janvier 1961. 4 Un chopin, dans le vocabulaire gaullien, repris par Pompidou : une aubaine. 5 En janvier 1961, à la suite d'une explosion atomique française au Sahara, le Nigeria avait rompu ses relations avec la France. 6 Le 1er janvier 1945, devant l'offensive allemande contre la 7e armée américaine, Eisenhower décide d'évacuer le nord de l'Alsace, y compris Strasbourg. De Gaulle ordonne alors à de Lattre « d'assurer la défense de Strasbourg ». Le 3 janvier, après ce que le Général, dans ses Mémoires de guerre, qualifie de « chaude discussion », Eisenhower s'incline. 7 Walter Lippmann et Joseph Alsop, célèbres éditorialistes du New York Time et du New York Herald Tribune. Chapitre 10 «LES ANGLAIS ONT VENDU LEUR DROIT D'AÎNESSE POUR UN PLAT DE POLARIS » À l'issue du premier Conseil de l'année 1963, le Général est d'excellente humeur et disposé à bavarder. Il est porté à l'euphorie par le triomphe qui a conclu son duel avec la IVe République. « Nous n'avons pas des avions de combat, mais d'épouvante » GdG : « Voyez-vous, à partir de l'été prochain, nous aurons les premiers des 50 Mirage prévus. Ils seront capables de transporter autant de bombes : les deux productions seront synchronisées, une unité de chaque par mois ; puis le rythme s'accélérera. Dès 1965, nous aurons l'équivalent de l'actuel Strategic Air Command des Américains. La philosophie de l'ère nucléaire, c'est la dissuasion à la place de la guerre. Nous n'avons pas des avions de combat, mais d'épouvante. AP. — La presse anglo-saxonne indique que nos avions ne passeraient pas la défense russe ; et des journalistes français sont tentés de prendre cette assertion pour argent comptant. GdG. — C'est faux ! Impossible pour un radar de déceler des avions volant en rase-mottes ; ils sont passés avant que la défense au sol ait eu le temps de réagir. « Les Américains et leurs satellites anglais voudraient nous décourager et soulever l'opinion contre nous ! Mais ils n'y arriveront pas ! Bien sûr, il vaut mieux des fusées que des avions, mais les avions sont loin d'être démodés et ne le seront pas de longtemps. Les aviateurs américains sont les premiers à le penser. Sinon, les États-Unis devraient dissoudre le Strategic Air Command ! « Dans une poudrière avec un briquet » « Et vous croyez que, si notre force nucléaire ne valait rien, les Américains mettraient autant de passion à la dénigrer ? Pourquoi se battent-ils tellement contre elle ? Si elle n'était pas plus redoutable que des arcs et des flèches, ils n'éprouveraient pas tous les jours le besoin de nous persuader d'en arrêter la construction ! « En réalité, leur acharnement a un sens. Ils ont compris que nous avons désormais le doigt sur la gâchette. Notre force de frappe, ça veut dire que nous contrecarrons l'hégémonie américaine. Nous devenons aussi redoutables qu'un homme qui se promènerait dans une poudrière avec un briquet. Bien sûr, son briquet est tout petit à côté de la poudrière. Bien sûr, s'il fait jaillir l'étincelle, il va sauter le premier. Mais il fera sauter aussi tous ceux qui sont aux alentours. On ne peut plus le considérer comme quantité négligeable. Ça lui donne une puissance énorme. « Et puis, le rapport de forces va changer en Europe. Jusqu'à maintenant, l'Angleterre était en position dominante par rapport à la France, puisqu'elle avait une force de frappe et que nous n'en avions pas. Maintenant, ça va être l'inverse, puisque les Américains ne nous contrôleront pas, alors qu'ils contrôleront entièrement la force anglaise. « Mon premier acte diplomatique a été de dénoncer l'accord Chaban-Strauss » AP. — Et les fusées au Sahara ? Ça marche ? GdG. — Les essais ont été faits à Colomb-Béchar sur des distances de 2 000 à 3 000 km. On a même dépassé 3 000 km. C'est très satisfaisant. AP. — Va-t-on vers le service militaire à dix-huit mois ? GdG. — Oui, dans un premier temps. AP. — L'armée se fait une raison, devant cette mutation brusque ? GdG. — Oh ! Elle ne chante pas des cantiques. Mais les militaires d'active comprennent que la page de l'Algérie est tournée et qu'il faut passer à autre chose. Ça commence à se sentir. Ce ne sera tout à fait réel que quand les militaires auront compris qu'ils ont un métier intéressant. La restauration du moral de l'armée dépend maintenant de la réalisation de notre système d'armes. Tout se tient. « En fait, nous avons besoin de quatre sortes de forces : l'une pour la bataille d'Allemagne ; l'autre pour la bataille de France ; une troisième, pour défendre nos intérêts et ceux de nos amis n'importe où dans le monde ; et enfin, une force de dissuasion qui ne dépende que de nous. « Supposons que les Russes attaquent aujourd'hui l'Allemagne en mettant en jeu des bombes atomiques tactiques : les armées occidentales seront détruites et la France sera découverte. S'ils attaquent avec des forces conventionnelles, même résultat ; la bataille d'Allemagne sera vite perdue en raison de la disproportion des moyens, et la France sera envahie sans recours. L'Angleterre et l'Amérique, elles, derrière la mer, auront toujours un recours. Nous, non ! « Supposons que Khrouchtchev veuille nous faire chanter en menaçant d'envoyer une bombe sur Cologne pour exiger la démission d'Adenauer, une bombe sur Marseille pour exiger que Thorez prenne le pouvoir : nous risposterions en menaçant de lancer une bombe sur Odessa. Mais les Américains, que feraient-ils ? L'Allemagne voulait croire qu'ils seraient prêts à répliquer aussitôt. Mais, depuis l'affaire de Berlin, elle n'y croit plus et elle en est toute désorientée. AP. — Et les Allemands, que vont-ils faire, dans tout ça ? GdG. — L'Allemagne, c'est le véritable problème politique pour les Américains. S'ils refusent tout à l'Allemagne, ils ont peur de se brouiller avec elle ; et surtout, ils ont peur que l'Allemagne et la France s'entendent entre elles pour contrôler ensemble une force nucléaire commune, sans les Américains. C'est ce que l'Amérique craint le plus et que l'Allemagne souhaite le plus. C'est ce que demande Strauss 1 , l'égalité avec la France. Mais là, il en demande trop. Nous ne pouvons permettre, jusqu'à nouvel ordre, l'accession de l'Allemagne ni à l'armement atomique américain, ni au nôtre. En arrivant aux affaires en juin 58, j'ai appris l'existence d'un accord secret que Chaban, comme ministre de la Défense de Bourgès-Maunoury, avait signé avec Strauss, pour que la France et l'Allemagne fabriquent des armes nucléaires ensemble. Mon premier acte diplomatique, ça a été de dénoncer cet accord. L'armement nucléaire allemand, c'est le dernier casus belli qui existe dans le monde, ou un des tout derniers. La guerre éclaterait rien que pour ça. » Il ne donne pas d'autres motifs à cette dénonciation que ce casus belli. Son refus ne tient pas à l'idée qu'il se fait de l'Allemagne, mais à l'idée que s'en fait l'Union soviétique. « Avant les Bahamas, ma décision était déjà prise » AP : « Pourquoi Macmillan, aux Bahamas, a-t-il dit oui à Kennedy ? GdG. — À la veille de ses élections, je pense qu'il a voulu affirmer la coopération avec les États-Unis, histoire de montrer qu'il n'est pas isolé par rapport à la France et à l'Europe. Il n'a pas compris, ou pas voulu comprendre, que ça allait précisément l'isoler davantage. Comment accepterions-nous de laisser entrer dans l'Europe un pays qui fait à ce point allégeance aux Américains ? Avant les Bahamas, ma décision était déjà prise. Mais si elle ne l'avait pas été, l'hésitation ne serait plus permise aujourd'hui. « La Seconde guerre n'aurait jamais éclaté si, dans les années 30, nous n'avions pas pris l'habitude de nous en remettre aux Anglais. Nos gouvernements ont laissé croire à l'opinion que notre sécurité dépendait de ce que Londres déciderait face à Berlin. Quand Hitler a réoccupé la Rhénanie, il ne disposait pas encore d'armement sérieux. Nous avons proclamé que nous ne permettrions pas que Strasbourg soit sous le feu des canons allemands. Mais comme les Anglais n'ont rien voulu faire, nous n'avons rien fait. Quand Chamberlain, à Munich, a voulu se coucher, nous avons suivi. « Si nous laissions croire aujourd'hui aux Français que la présence américaine sur notre sol suffit à les garantir, ils seraient tentés d'en faire le moins possible pour leur défense. Ils ont déjà oublié ce qu'il leur en avait coûté. « Les Anglais se sont mis dans la nasse » AP. — Que veut dire cette clause permettant aux Anglais de reprendre leur liberté de disposition " si leurs intérêts nationaux suprêmes sont en jeu" ? GdG. — Personne ne sait. Ce qui est sûr, c'est que la force nucléaire des Anglais ne pourra plus être un élément de leur politique nationale. Ils perdront toute liberté d'action. S'ils estimaient qu'un "intérêt national suprême" est en jeu, comment pourraient-ils reprendre leur indépendance, alors que toutes leurs forces seront intégrées dans le système américain ? Le retrait d'une force nationale du système multilatéral dans lequel elle serait incluse créerait un différend d'une telle gravité, qu'on ne voit pas comment les États-Unis l'accepteraient. « Reprendre la libre disposition de sa force... C'est une blague, une de plus. Une fois que Macmillan aura affecté à la force multilatérale ses bombardiers, ses fusées, ses têtes nucléaires, vous pensez bien qu'il ne va pas les retirer du jour au lendemain. Tout cela sera tellement intégré, imbriqué, que les Anglais seront complètement ligotés. Autour de cette force multilatérale et à l'intérieur, sera tissé un réseau serré de services de liaisons, de sujétions techniques. Ce n'est pas dans des minutes d'apocalypse qu'ils pourraient s'en dégager ! « Par exemple, que se serait-il passé, au moment de l'opération de Suez ? L'Angleterre aurait, théoriquement, pu répondre au chantage soviétique si elle avait disposé de sous-marins armés de fusées Polaris. Mais puisqu'il y avait conflit entre l'Angleterre et les États-Unis, comment l'Angleterre aurait-elle pu retirer ses forces pour les opposer à la menace soviétique ? Les Américains ne l'auraient jamais permis. « Les Anglais, à Nassau, se sont mis dans la nasse. Ils n'en sortiront pas. Leur indépendance atomique est cuite. Mais comme le parti conservateur est discipliné, il va s'efforcer de le dissimuler pour surmonter cette crise. Quand on pense que, jusqu'à la Seconde guerre, les Anglais étaient les aînés et l'Amérique la cadette. Ils ont vendu leur droit d'aînesse pour un plat de Polaris ! « Je sentais que Macmillan se laisserait ficeler» Le Général se lève et me dit gravement, en me reconduisant à la porte : « J'avais pris la décision de principe de fermer la porte du Marché commun aux Anglais, à la fois parce qu'ils ne sont pas prêts à y entrer économiquement et parce qu'ils n'y sont pas vraiment disposés politiquement. Je sentais que Macmillan se laisserait ficeler à Nassau. Il était parti battu. Ça n'a pas manqué d'arriver. Il s'était résigné à placer sa force de frappe dans une force multilatérale sous commandement américain. « Non seulement il n'y aura rien de changé à l'OTAN, puisque ce sont toujours les Américains qui commanderont ; mais la force nucléaire des Anglais, qui avait des velléités de devenir plus ou moins indépendante, cessera complètement de l'être. Jusqu'à mon retour aux affaires, la Grande-Bretagne vivait avec l'idée qu'elle était la sœur privilégiée ; elle n'aurait pas de force de frappe indépendante, mais elle était la seule à avoir un doigt sur la gâchette de la force américaine ; ce qui lui donnait une position dominante en Europe et lui permettait de jouer des rivalités des uns et des autres, notamment des rivalités franco-allemandes. Bref, elle pensait qu'elle mènerait tous les Européens par le bout du nez. Depuis trois ou quatre ans que nous prenons nos dispositions pour nous doter de notre force de frappe, elle s'était mise aussi à en vouloir une qui en fût une. Mais elle ne s'en était pas donné les moyens. Et maintenant, elle y a définitivement renoncé. « J'avais pourtant bien insisté avec Macmillan, à Champs il y a six mois, à Rambouillet il y a quinze jours, sur la nécessité de ne pas rester dans la dépendance de l'Amérique. Il m'avait dit que c'était son sentiment et celui de la jeunesse. Mais il est tombé la tête la première dans le piège. L'Angleterre n'est plus qu'un satellite des États-Unis. Si elle entrait dans le Marché commun, elle ne serait que le cheval de Troie des Américains. Cela voudrait dire que l'Europe renonce à l'indépendance. AP. — C'est ce que vous allez dire le 14 janvier ? GdG. — Pas comme ça ! » 1 Strauss a été ministre de la Défense de l'Allemagne fédérale de 1956 à 1962. Chapitre 11 « SI ON DIT QUE L'ANGLETERRE EST UNE ÎLE, PERSONNE N'EN REVIENT » Au Conseil des ministres du 9 janvier 1963, Couve reparle de l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun : « C'est l'éternel recommencement de la négociation avec les Anglais. Tous s'agitent : Schroeder qui va à Londres, Fanfani qui a invité Macmillan, Heath qui a repris ses voyages. « À Bruxelles, on est dans l'impasse, notamment pour l'agriculture. Le dénouement devrait venir avant Pâques. (Il n'est donc pas au courant de ce que le Général projette pour sa conférence de presse.) « Je ne sais pas si ce serait un immense malheur » GdG. — On arrive au moment où on se rendra compte qu'on ne peut pas résoudre la quadrature du cercle : «— Ou les Anglais imposent leurs conditions, et le Marché commun disparaît, il faut un traité différent. «— Ou les Anglais acceptent d'entrer dans le Marché commun comme les autres ; mais la Chambre des Communes ne le permettra pas. « Les Cinq n'ont jamais aimé notre agriculture. Pour empêcher que le Marché commun s'étende à l'agriculture (ils l'ont prouvé en janvier de l'an dernier), ils cherchent à nous embêter avec ces règlements agricoles qu'ils se sont engagés à faire et qu'ils n'ont toujours pas faits. « Le pire qui puisse arriver, c'est qu'il n'y ait plus de Marché commun, les Six ne pouvant plus rester à Six. Je ne sais pas si ce serait un immense malheur. » « L'OTAN est une académie où l'on cause » Couve résume la déclaration que doit faire François Seydoux 1 pour informer nos partenaires du retrait progressif de l'Algérie de notre armée. GdG : « L'OTAN se nourrit de déclarations.» Après le Conseil, il revient devant moi sur le sujet : « L'OTAN est une académie où l'on cause. Depuis quatorze ans qu'elle existe, elle n'a pas tiré un coup de feu. Mais elle réussit à affaiblir notre esprit de défense, sans lequel il n'y a pas de défense. Elle anesthésie notre goût de l'indépendance nationale. Elle nous émascule. » « Mon verre n'est pas grand, mais je couche dans mon lit » Puis il me répète ses intentions pour la conférence de presse de la semaine prochaine : « Je vais surtout traiter deux sujets. Je vais vider l'affaire atomique. Je vais vider l'affaire de la candidature anglaise au Marché commun. AP. — Vous parlerez de notre entrée dans le club atomique ? GdG. — Le "club atomique ", c'est de la blague. Nous sommes une puissance atomique, et c'est tout. Club atomique, c'est du vent. Comme disaient Fiers et Caillavet, "Mon verre n'est pas grand, mais je couche dans mon lit". » Avec sa mémoire infaillible, il sait bien que la vraie formule est de Musset : « Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. » Il la citera comme telle dans une conférence de presse. Mais sans doute y a-t-il dans une pièce de Fiers et Caillavet une parodie burlesque de Musset. « Quant à l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun, elle est impossible pour des raisons propres au Marché commun. Et, s'il était encore resté un doute, ce qui n'est pas le cas, il aurait été levé par l'inféodation aux Américains que les Anglais viennent d'accepter à Nassau. C'est fini ! AP. — Vous avez dit en Conseil que, si le Marché commun explosait parce que les Six ne pourraient plus rester à Six, ce ne serait pas un grand malheur. Vous envisagez vraiment cette éventualité ? GdG. — Il faut toujours envisager toutes les éventualités. Celle-là ne me bouleverserait pas. La France a existé des siècles sans le Marché commun, elle peut vivre sans lui. On remplacerait le traité de Rome par un accord commercial, puisque la preuve aurait été faite que nos partenaires ne veulent ni d'une politique agricole commune, ni d'une aide commune à l'Afrique, ni d'une défense commune, ni d'une politique étrangère commune, ni d'une indépendance de l'Europe. Si nos partenaires ne veulent pas d'une Europe européenne, que voulez-vous que j'y fasse ? Je ne peux pas les y obliger. » « Quand on dit ce qui est, on fait scandale » La conférence de presse du 14 janvier 1963. Fascination de ces huit cents journalistes — français et surtout étrangers — rangés les uns derrière les autres. Leurs idées sont, à part quelques exceptions, contraires à celles du Général. Et pourtant, à ce moment, ils sont suspendus à la performance de l'artiste. Il aura passé trois semaines à ne rien faire d'autre que de la préparer. Ses collaborateurs ont nettoyé son calendrier de tous engagements ou audiences qui pouvaient être reportés. Il s'est mis en loge, à l'Elysée comme à Colombey. Lectures ; promenade ; écriture d'un canevas détaillé ; re-promenade ; affinement de l'écriture ; récitation ; corrections. C'est pour lui une ascèse. Approfondir un sujet. Se faire remettre par les conseillers compétents de l'Elysée des notes orientées dans le sens des indications générales qu'il a données. Peser le pour et le contre. Se laisser guider par les réactions que suscitent dans la presse divers ballons d'essai, pour mesurer au plus juste la formulation adéquate. Se hisser à un niveau d'analyse auquel personne sans doute, dans le temps présent, n'accède. Parvenir ainsi à une claire-voyance. Fixer pour lontemps, par la puissance de sa réflexion, une doctrine qui va être celle de la France. Tel est son jeu, forme nouvelle de ce qu'il appelait jadis, dans Le Fil de l'épée, « le jeu divin du héros ». En termes arrondis et inentamables comme des galets, il a donc barré aux Anglais l'entrée dans le Marché commun et repoussé l'offre, que Kennedy nous presse d'accepter, d'une « force multilatérale ». L'annonce que j'avais faite de ce double refus (et qui avait été démentie par le Quai d'Orsay) n'en a nullement atténué l'effet, contrairement à ce que j'espérais : le scandale est énorme. Au Conseil du 16 janvier 1963, on aurait dit que cette conférence fracassante n'avait pas eu lieu, si le Général ne nous en avait touché, en levant la séance, un petit mot : GdG : « Il y a eu quelques remous depuis avant-hier. Tout se passe dans une convention mensongère. Quand on dit ce qui est, on fait scandale. Si on dit que l'Angleterre est une île, personne n'en revient. Si on dit que l'OTAN a un commandant américain, tout le monde est choqué. C'est pourtant la vérité. Et c'est toute la philosophie de cette affaire. Nous verrons la suite. » « J'ai demandé la lune » Après le Conseil, je l'interroge : « Qu'avez-vous voulu dire, dans votre conférence de presse, en parlant d'une "coopération stratégique" dans le cadre atlantique ? GdG. — J'ai fait une ouverture, pour leur montrer que je ne claquais pas la porte au nez des Américains et des Anglais. Mais ne nous y trompons pas. Je ne veux pas entendre parler de coopération, tant que je n'aurai pas ma force atomique. Quand je l'aurai, cette force, eh bien, nous combinerons nos stratégies. À condition que les Américains nous donnent autant de droits de regard sur leur stratégie, que nous leur en donnerons sur la nôtre. Nous serons d'égal à égal. Et s'ils ne veulent pas nous permettre de contrôler leur stratégie, ce qui est probable, eh bien, nous ne leur permettrons pas de contrôler la nôtre. C'est bien ce qu'ils savent et c'est ce qui les ennuie. Ce qu'ils reprochent à notre force atomique, c'est de les obliger à admettre une brèche dans leur monopole. Nous les débusquons de leur volonté d'hégémonie, hypocritement camouflée en "intégration ". AP. — Mais ne revenez-vous pas tout simplement à la position de votre mémorandum de septembre 1958 ? GdG. — Non. Ce mémorandum n'était qu'un procédé de pression diplomatique. Je cherchais alors à trouver un moyen de sortir de l'OTAN et de reprendre ma liberté, que la IVe République avait aliénée. Alors, j'ai demandé la lune. J'étais sûr qu'on ne me l'accorderait pas. Les Anglo-Américains voudraient pouvoir employer leur force à leur guise, et ils ne veulent pas de nous pour ça. Ce qu'ils veulent, c'est nous dominer. « Mais en ne répondant pas à mon mémorandum, ils m'ont permis de prendre des dispositions qui m'amenaient à sortir peu à peu de l'OTAN 2 , ce que je n'aurais pas pu faire si je n'avais pas d'abord essuyé ce refus. En fait, c'est ce que nous avons fait pas à pas depuis 1958 : nous n'y sommes plus vraiment, nous y sommes présents sans y être réellement intégrés. C'est comme l'ONU : nous ne la quittons pas, mais nous nous arrangeons pour qu'elle ne nous gêne absolument pas. « Notre réplique sera aussi cinglante » AP. — Quelles seront les conséquences de votre conférence de presse sur ce que vous avez appelé l'association du Marché commun avec les autres pays, c'est-à-dire les satellites de l'Angleterre, et notamment la Suède ? GdG. — Bien sûr, il ne faut pas rompre toute négociation avec les Anglais. Ce que j'ai voulu dire, c'est qu'il faut signer avec les Anglais un traité de commerce, de manière à préserver les échanges. Un arrangement est nécessaire. Les échanges doivent continuer entre le Marché commun et le bloc anglo-saxon. Les intérêts légitimes doivent être préservés, les courants traditionnels respectés. « En fait, les Anglais ont tout fait pour torpiller le Marché commun sans y entrer : c'était la tentative mémorable de M. Mandling 3 (sic; le Général maltraite les noms propres, mais il n'oublie jamais ses vérités premières.) « Nous avons rompu les négociations à la fin de 58, quand nous avons vu que nous nous étions assez rapprochés des Allemands pour empêcher les Anglais de mener à bonne fin leur œuvre de destruction. « Aujourd'hui, ça recommence ! Mais, au lieu de le torpiller de l'extérieur, ils essaient de le torpiller de l'intérieur. Notre réplique sera aussi cinglante qu'elle l'a été il y a quatre ans. « Ne croyez pas que les associés de l'Angleterre soient attristés de cette rupture. C'est exactement le contraire. Je ne pouvais pas faire de plus grand cadeau de bienvenue au Premier ministre de Suède que de faire cette conférence de presse au moment de son arrivée à Paris 4 . La Suède redoutait que les Anglais se séparent d'elle, par le tarif extérieur commun dont ils devraient s'entourer s'ils entraient dans le Marché commun. « La Suède a compris qu'on ne nous intimiderait pas » « En 1958, la Suède nous méprisait et était franchement hostile à notre égard. Elle ne manquait pas une occasion d'être désagréable. Nous étions l'ennemi public numéro 1. Depuis lors, elle s'est beaucoup rapprochée de nous. Elle s'est rendu compte que nous étions un pays solide. Elle a constaté que le régime tenait le coup. Elle a compris qu'on ne nous intimiderait pas. Qu'il ne servirait à rien de vouloir nous faire changer d'avis par des campagnes de presse. Alors, elle s'est demandé pourquoi elle ne commercerait pas avec nous, pourquoi elle n'apprendrait pas notre langue. Cette évolution est significative. Des dizaines de pays en font autant. « Ils s'aperçoivent que notre développement industriel est remarquable, que la France détient la première place dans le Marché commun à côté de l'Allemagne, alors qu'ils étaient convaincus que l'industrie allemande allait absorber l'industrie française. « Ils s'aperçoivent aussi que la langue française progresse dans le monde, que le tiers des pays de l'ONU parle le français ; et ils mesurent que ce rôle joué par le français est si important qu'on ne peut pas le supprimer. Jusqu'en 1958, ils considéraient que la langue anglaise avait acquis le monopole. Ils ont maintenant changé d'avis. Les Suédois ont tenu à ce que le communiqué final marque l'importance des questions culturelles et de l'enseignement du français en Suède. « Ils sont en réalité ravis que nous interdisions aux Anglais d'entrer dans le Marché commun et que nous mettions ainsi les Anglais sur le même plan exactement que les Suédois. « Et puis, ils sont soucieux qu'on ne leur en veuille pas d'être neutres. Je leur ai affirmé que je ne leur en voulais nullement, d'autant moins qu'il s'agit pour eux d'une neutralité armée. « Montrez bien à vos journalistes que nous ne sommes pas si isolés que cela. La Suède et les Norvégiens et autres Autrichiens souhaitent secrètement, sans oser évidemment le dire trop fort, que la négociation avec l'Angleterre échoue, de manière que les choses, pour eux, restent en l'état. Ainsi, ils sont à parité avec les Anglais. « Des traités d'association entre le Marché commun et chacun de ces pays nous permettraient de ne faire aucune discrimination entre eux, malgré leur neutralité ou leur position particulière, et d'adapter le Marché commun à leurs besoins respectifs. Les intégrer au contraire dans le Marché commun n'aurait pas le moindre sens. Ils n'en veulent pas eux-mêmes. « Ne pas vouloir paraître responsable, c'est fuir ses responsabilités » AP. — On s'étonne que vous ayez délibérément assumé dans votre conférence de presse la responsabilité d'un refus à l'égard des Américains et à l'égard des Anglais, alors qu'en jouant au plus fin, vous auriez pu vous arranger pour que les Anglais et les Américains apparaissent comme responsables. GdG. — Ne pas vouloir paraître responsable, c'est fuir ses responsabilités ! Les Américains savaient très bien que j'allais refuser leur proposition des Bahamas ! Mais eux, justement, voulaient jouer au plus fin. Ils refusaient d'admettre qu'ils savaient que j'allais refuser. En sortant d'ici, Bohlen 5 et Ball6 ont déclaré à qui voulait les entendre : "Les négociations continuent. Elles seront longues, etc.", comme s'ils ne savaient pas que je leur avais dit non. De même, les Anglais feignent de croire que je n'ai pas vraiment voulu dire que ça suffisait comme ça, et que la négociation peut durer longtemps encore. « Tout ça, ce sont des faux-semblants de gens qui ont peur de la vérité. « Pourquoi aurions-nous peur de la vérité ? De toute façon, c'est vrai que d'accepter la proposition des Polaris, c'est nous mettre la corde au cou ; c'est vrai que de laisser en ce moment-ci entrer l'Angleterre dans le Marché commun, c'est mettre fin au Marché commun. Alors, pourquoi ne pas le dire ? Bien sûr, que nous sommes responsables de l'échec, dans les deux cas ! C'est incontestable. Pourquoi le cacherais je ? Nous sommes les seuls à avoir une volonté politique. Donc nous sommes les seuls responsables. « Les gouvernements que j'ai en face de moi sont des semblants de gouvernements, qui ne peuvent gouverner que par des faux-semblants. Le gouvernement italien est comme les gouvernements de la IVe République. Adenauer va s'en aller. Macmillan va s'en aller. La Belgique a été inventée par les Anglais pour nous embêter. La Hollande est un protectorat anglais. Nous sommes les seuls à avoir une ambition nationale et à tenir à notre indépendance nationale. Il est évident que, si la négociation avec les Anglais n'aboutit pas, c'est de notre fait, c'est parce que nous refusons de nous laisser absorber par le géant anglo-américain. C'est nous qui refusons que l'Europe se noie dans un atlantisme qui n'est que le couvert de l'hégémonie américaine. Donc, nous sommes responsables. Cette responsabilité, je la revendique. « Mais il y a un moyen terme entre l'intégration, qui est en réalité la colonisation américaine et qui appartient au passé, et l'hostilité, qui ne mènerait à rien et qui ne correspond pas aux sentiments de la France. Ce moyen terme, c'est la coopération sans hégémonie, la seule formule d'avenir. Je rends service aux Anglais et aux Américains en leur disant non. « Dans quatre ou huit ans, l'Angleterre sera mûre » AP. — Votre refus de voir les Anglais entrer dans le Marché commun est-il sans recours ? Quelles seront les conséquences en Angleterre même ? GdG. — Je ne crois pas possible d'éviter que les travaillistes remportent une victoire aux prochaines élections. Il faut se résigner à cette victoire. L'Angleterre a besoin de faire l'expérience du travaillisme. La tentation la dévore depuis trop longtemps. Les conservateurs sont à bout de souffle. L'affaire de Suez les avait fortement secoués. Macmillan avait commencé à réussir le redressement ; puis, les choses ont périclité. Il est maintenant usé jusqu'à la corde et il aurait fallu une entrée triomphale dans le Marché commun pour qu'il puisse se maintenir. Cette entrée est impossible. Que Macmillan disparaisse ! (De Gaulle tranche l'air d'un revers de la main ; aussi impitoyable que l'empereur romain abaissant son pouce pour refuser sa grâce au gladiateur vaincu.) « 1. Les travaillistes vont arriver. Ils feront leurs petites expériences. Et dans quatre ans, ou huit, peut-être même pas (si la législature est abrégée comme c'est souvent le cas en Angleterre), les jeunes conservateurs reprendront le pouvoir, et c'est alors qu'ils accéderont au Marché commun. L'Angleterre sera mûre pour y entrer. En effet, la preuve aura été faite par l'absurde qu'elle ne peut pas se passer d'y entrer. L'Angleterre ne croira plus à la possibilité — à laquelle les conservateurs de droite et les travaillistes croient encore — de s'abstraire de l'Europe et de vivre sur sa lancée impériale et maritime. Dans quatre ou huit ans, l'évolution sera faite et les Anglais adhéreront au Marché commun en souscrivant à toutes ses clauses, car leur économie risquerait de s'effondrer s'ils ne le faisaient pas7 . « 2. D'autre part, pendant ces quatre ou huit ans, le Marché commun aura eu le temps de se consolider. L'union politique des États aura pu se forger, à la faveur de la période de passage à vide qui suivra la rupture des négociations avec l'Angleterre. À ce moment, le Marché commun, consolidé par quatre ans d'existence supplémentaires et passé à son fonctionnement complet, toutes les épreuves de la période transitoire étant franchies, pourra résister victorieusement à l'entrée de l'Angleterre, si elle continue à avoir des prétentions exorbitantes et des arrière-pensées. « Elle n'entrera dans la Communauté européenne, que lorsqu'elle aura répudié à la fois son rêve impérial et sa symbiose avec les Américains. Autrement dit, quand elle se sera convertie à l'Europe. » 1 Ambassadeur, représentant de la France au Conseil de l'OTAN. 2 De l'OTAN, c'est-à-dire de l'organisation militaire intégrée, mais non de l'Alliance atlantique, que de Gaulle n'a jamais mise en cause. En 1969, à la veille de sa démission, il a renouvelé l'appartenance française à l'Alliance, alors que le traité lui donnait la faculté, au bout de vingt ans, de la quitter après un préavis d'un an. 3 Reginald Maudling avait conduit en 1958 les négociations sur la « grande zone de libre-échange », qui auraient abouti à l'abandon du traité de Rome, non encore entré en application. 4 Tage Erlander, Premier ministre de Suède, était en visite officielle à Paris le 15 janvier. 5 Charles Bohlen, ambassadeur des États-Unis à Paris. 6 George Ball, sous-secrétaire d'État américain chargé des Affaires économiques. 7 Ce pronostic, dont j'ai fait alors la confidence à quelques journalistes (notamment André Fontaine, du Monde), devait se révéler exact quant au scénario de l'évolution britannique : Macmillan a démissionné le 10 octobre 1963 ; les travaillistes, vainqueurs en 1964, ont été battus par les conservateurs en 1970 ; le Premier ministre Heath, en accord avec le président Pompidou, a fait alors entrer son pays dans la Communauté européenne. Mais entre-temps, l'Europe des Six ne s'était pas renforcée ; elle n'avait pas su créer l'union politique que préconisait de Gaulle. Du coup, elle est entrée dans l'ambiguïté. Chapitre 12 «NOUS NOUS DÉTACHERONS DES AMÉRICAINS TOUT EN RESTANT BONS AMIS» Au Conseil du 9 janvier 1963, de Gaulle avait commencé, comme d'habitude, par excuser les absents : « M. André Malraux ne sera pas des nôtres aujourd'hui. Il a une bonne raison, il tient compagnie à Mona Lisa. Quant à M. Boulin, sa tâche est moins agréable, il défend le budget. » Quand il détend l'atmosphère par un bon mot, jamais il n'insiste. « Pour Dieu, qu'on ne mette pas l'ONU dans le coup ! » Au Conseil du 16 janvier, nous avons droit à la communication de Malraux sur le voyage de la Joconde : « C'est un sujet assez romanesque pour que la presse ait battu tous les records d'erreurs.» Il dénonce et redresse des inexactitudes sur l'origine de l'idée qu'il a eue d'envoyer la Joconde au président Kennedy. Un avion de touristes d'Atlanta, qui venaient visiter le Louvre, s'est écrasé au Bourget ; aucun survivant ; il fallait faire un geste ; nous avons prêté un tableau du Louvre à Atlanta ; le gouvernement américain, emporté par l'élan, a demandé si on pouvait lui faire un autre prêt. C'est un événement historique : parce que jamais Président des États-Unis n'avait reçu le prêt d'une œuvre d'art, et parce qu'il porte sur le plus célèbre tableau du monde. (Malraux n'a qu'à s'en prendre à lui-même si la presse n'a pas compris. Il lui aurait suffi de réunir les journalistes avant d'aller « tenir compagnie à Mona Lisa ».) « Le Président des États-Unis voulait absolument montrer la Joconde à toutes les forces politiques et économiques du pays. Tout le Congrès, la Cour suprême, les gouverneurs des États, plus un nombre indéterminé de milliardaires qui formaient un extraordinaire parterre de rois de ceci ou de cela, avaient été réunis pour la cérémonie. C'était à Washington le plus étrange phénomène de snobisme qu'on ait jamais vu. Des hommes et des femmes auraient donné une fortune pour être là. Pour Kennedy, l'important était de montrer qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait su en faire autant. «L'accueil fut étonnamment chaleureux. Je me suis rendu physiquement compte que notre refus de l'offre américaine des Polaris n'était pas du tout ressenti comme le dit la presse. Le gouvernement de Washington savait parfaitement que ses propositions de Nassau ne pouvaient avoir aucun succès en France. Cela ne déterminait pas, de la part des autorités américaines, une réaction d'hostilité, mais des plaisanteries que Kennedy me faisait sans arrêt, dans le genre de celle-ci : "Il n'est pas toujours facile de s'arranger avec ses alliés ; si vous connaissiez les Démocrates, vous sauriez qu'il n'est pas facile de s'arranger non plus avec ses propres ministres." « La presse française a présenté cette cérémonie d'une manière absurde. « J'avais terminé mon discours en disant que l'arrivée des soldats américains en France avait permis de sauver la Joconde (ce qui était exact, puisque les Allemands voulaient s'en emparer). Les journaux m'ont fait dire : les Américains sont venus en France pour sauver la Joconde. Ce qui, évidemment, est idiot. Mais Kennedy ne s'y est pas trompé, et comme la fin de mon discours s'était terminée dans le brouhaha et qu'on ne l'avait pas entendue, il a repris cette phrase pour en faire le début de son propre discours, en s'écriant : "Le ministre vient de dire que les soldats américains avaient sauvé la Joconde. Je le remercie de l'avoir dit." Là-dessus, Kennedy a parlé de cette "force de frappe artistique indépendante et bien à vous". C'était une plaisanterie parfaitement amicale. Elle a soulevé les rires cordiaux que provoque tout joke dans une cérémonie semblable. Présenté par la presse française, cela a pris figure d'une déclaration de guerre. Plus d'une page et demie du discours de Kennedy était consacrée au général de Gaulle, dont il faisait un éloge stupéfiant. On était très loin de penser à un quelconque conflit franco-américain. GdG. — C'est une opération considérable et, au total, bénéfique. Elle n'est pas terminée, puisque la Joconde va rester aux États-Unis encore plusieurs mois. « Mais quand la Joconde sera à New York, pour Dieu, qu'on ne mette pas l'ONU dans le coup ! » « Mon refus ne change rien à l'amitié franco-américaine » Au même Conseil du 16 janvier, Messmer fait une communication sur l'état d'avancement de la force nucléaire. Le Général conclut : « Nous pouvons tuer en quelques heures autant de Russes qu'il existe de Français. Ça nous donne la certitude qu'ils ne nous attaqueront pas.» À l'issue du Conseil, le Général revient de lui-même sur la communication de Malraux : « Malraux a raison, notre presse est scandaleuse. Cette cérémonie, organisée par Kennedy pour fêter Mona Lisa et Malraux, c'était un geste considérable d'amitié franco-américaine. L'intéressant de l'affaire, c'est que Kennedy se servait du geste que nous avions fait en lui confiant un tableau, pour se valoriser aux yeux de son opinion. Le discours de Kennedy, vous l'avez lu ? Non, naturellement, il n'est nulle part. Faites-vous-le donner par Couve ou par Malraux, il est gênant à force de louanges à l'égard de la France et de votre serviteur. Qu'est-ce qui en a transpiré dans notre presse ? Une phrase à propos de la "force de frappe artistique indépendante", que nos journalistes ont montée en épingle comme si elle tournait en dérision notre force de frappe atomique. Aucun journal français n'a relevé que le prestige de la France en était venu au point que le Président des États-Unis renforçait sa propre position en Amérique en montrant l'intimité des liens qui l'unissent à de Gaulle ! Au contraire, tous les journaux français ont ironisé sottement sur cette phrase, qu'ils ont présentée comme un coup de patte hostile à notre pays. « Évidemment, le discours avait dû être transmis par une dépêche d'agence, mais on s'est arrangé pour couper tout ce qui était favorable et pour ne garder que ce qui pouvait être présenté comme défavorable. C'est cela qu'on appelle "l'objectivité". On se sert d'un discours à la gloire de la France pour ridiculiser la France. Vos journaleux me détestent et ont trouvé là une bonne occasion de le montrer. Quant à votre RTF, naturellement, elle n'a pas fait mieux. « S'il y avait pourtant une chose sur laquelle il était honnête de mettre l'accent, c'était bien le fait que mon refus d'accepter la proposition des Bahamas ne change rien à l'amitié franco-américaine. Il n'y a aucun rapport entre les sentiments qui unissent nos deux peuples depuis deux siècles, et telle ou telle péripétie d'une négociation. Kennedy ne se faisait absolument aucune illusion sur les chances de voir aboutir la proposition de force multilatérale qu'il a faite à la France. Cela n'a pas diminué d'un degré la chaleur de son accueil. » Bien que je me sente durement mis en cause, le ton du Général est serein ; comme résigné à l'inévitable. « Si notre force de frappe était aussi inoffensive que des arbalètes... » Il vaut mieux changer de sujet. La presse française n'a pas le monopole de l'agressivité : AP : « On vous a montré l'article de Joe Alsop ? Des extraits en ont été repris dans toute la presse française. GdG. — Oui, naturellement, j'ai vu ça. Alsop n'est pas de nos amis 1 . Ce qui m'étonne toujours, c'est le pouvoir d'entraînement dont dispose en Amérique et dans tout le monde occidental un esprit aussi léger et aussi dogmatique. Si notre force en cours de constitution était aussi inoffensive que des arbalètes, pourquoi Alsop l'attaquerait-il avec cette vigueur ? AP. — Il dit que les SAM III des Soviétiques empêcheront nos Mirage de passer. GdG. — Ces SAM III n'existent qu'à l'état de prototypes. Il en faudrait des centaines de milliers pour que toutes les frontières de l'URSS en soient bardées. Même pour protéger les grandes villes, il en faudrait des milliers et des milliers. D'autant que nos bombardiers porteront des leurres destinés à protéger les projectiles véritables. Nous avons la certitude qu'entre les deux tiers et les trois quarts des vrais projectiles atteindraient leur cible. Les Mirage IV peuvent voler à mach 2,2, c' est-à-dire 2 400 km à l'heure. Vous voyez ça ? Ils se mettent en basse altitude dans la zone de danger. Ils sont au-dessous de l'horizon. Un radar ne peut les repérer qu'à la dernière seconde, quand il est trop tard pour réagir. AP. — Alsop ridiculise le ravitaillement en vol au-dessus de la Pologne. GdG. — Nous ne sommes pas assez benêts pour survoler les pays satellites avant d'arriver sur la Russie. Nous passerons par la Baltique, l'Océan glacial arctique ou la mer Noire. Le ravitaillement en vol se fera au-dessus de la mer. C'est devenu un procédé banal. Les bombardiers sont ravitaillés tout en continuant à voler, comme les libellules s'accouplent en l'air. AP. — Le malheureux pilote n'aura plus assez de carburant pour retourner à sa base ? GdG. — Il ne reviendra pas sur sa base. Elle aura été atomisée, par hypothèse. Il ira se poser en Suède ou en Turquie. « La dissuasion est proportionnelle à l'enjeu » « Comprenez bien, ce qu'Alsop et tous vos journalistes ne veulent pas voir, c'est que la dissuasion est proportionnelle à l'enjeu. Nous ne sommes pas candidats à l'hégémonie mondiale. Donc, nous représentons un enjeu beaucoup moins élevé que la Russie pour l'Amérique, et vice-versa. Et puis, l'assaillant a besoin de beaucoup plus de moyens pour attaquer la capacité de rétorsion de celui qu'il attaque, les terrains d'aviation, les bases de fusées, que le défenseur pour atteindre les villes. Nous n'avons pas, nous, l'ambition d'attaquer, comme les deux super-grands, mais seulement celle de nous défendre ; ça coûte beaucoup moins. » « Les Anglais se sont laissé vassaliser » Tel un inlassable pédagogue, il revient sur l'offre faite à Nassau, comme si j'avais tout oublié : « Techniquement, cette offre ne pouvait pas nous intéresser. Mais la véritable raison de mon refus est politique. Nous ne pouvons pas abandonner aux Américains le soin de décider de notre avenir. Un point c'est tout. Nous voulons avoir une force à nous. « Les Anglais ont refusé de garder leur avenir en main. Ils ont accepté de mettre toute leur force atomique, présente et future, dans cette force multilatérale sous commandement américain. Tous les bombardiers anglais actuels y seront placés. Les Américains veulent bien nous donner quelque chose, à condition que nous le leur redonnions, en leur donnant en plus tout le reste : à la fois ce qu'ils ont donné eux-mêmes, et ce qu'ils n'avaient pas donné ! C'est une excellente opération pour eux. (Gros rire.) « C'est destiné à permettre à Macmillan de sauver la face. Mais c'est cousu de fil blanc. Quant à la clause sur les "intérêts suprêmes" de l'Angleterre, qui permettrait aux Anglais de retirer leurs billes, je vous l'ai dit, c'est de la blague. Ils sont entrés dans une souricière. Impossible d'en sortir. Leurs fusées elles-mêmes ne pourraient pas se guider, n'ayant pas l'appui du système logistique, radars, etc., indispensable pour qu'elles aboutissent. Ils se sont laissé vassaliser. « Le meilleur allié est celui qui sait dire non » AP. — Vous pensez que nous pouvons nous désengager ainsi de l'OTAN sans que les Américains nous fusillent ? GdG. — Évidemment, nous le pouvons ! C'est ce que nous sommes en train de faire pas à pas. Nous nous détachons des Américains tout en restant bons amis. L'amitié demeure, comme le montre le voyage de Malraux. Les Américains savent bien, ou en tout cas devraient savoir, qu'on ne s'appuie pas sur ce qui est mou. On ne s'appuie que sur ce qui est ferme. AP. — Le savent-ils vraiment ? GdG. — Ils devraient. Mais, en fait, ils ont toujours la tentation de s'appuyer sur ce qui est mou plutôt que de s'appuyer sur ce qui est ferme. Dans tous les pays sous-développés, ils ont la tentation de s'appuyer sur les planches pourries qui leur sont favorables — et d'autant plus favorables que ce sont eux qui les ont pourries —, plutôt que de s'appuyer sur des régimes durs, issus d'une véritable volonté populaire ; car ces régimes-là, ils les craignent. Pendant la guerre, ils s'appuyaient sur Pétain, ou sur Darlan, ou sur Giraud, contre de Gaulle qui incarnait la volonté de la nation. Et nous-mêmes, combien de fois avons-nous eu la tentation de nous appuyer sur les Glaoui 2 et autres Bao Daï 3 ? » Tandis qu'il parle, j'ai le sentiment qu'il vient de toucher le fond de l'opposition entre les Américains et lui. Il poursuit sans que j'intervienne : « Les Américains ne pourront jamais s'empêcher de favoriser au maximum la carrière d'un Jean Monnet4 , car ils reconnaissent en lui leur homme, et de s'opposer à de Gaulle, car ils sentent en lui un homme qui leur résiste. Pourtant, ils devraient comprendre que le meilleur allié des États-Unis, ce n'est pas celui qui s'aplatit devant eux, c'est celui qui sait leur dire non.» Il m'amène au bout de sa vérité : exister, c'est résister. Sa formule pourrait être celle de Goethe, qu'il cite de temps à autre pour ironiser sur ses adversaires : « Ich bin der Geist der stets verneint5 .» Sauf qu'il ne nie toujours que pour toujours affirmer la France. 1 Pourtant, le lecteur s'en souvient, à Aïn-Temouchent, en décembre 1960, voyant de Gaulle s'avancer seul vers une foule hostile et obtenir par son courage un silence médusé, le même Joe Alsop avait pleuré d'émotion et d'admiration devant ses confrères. 2 Pacha de Marrakech de 1907 à 1956. 3 Empereur d'Annam (1932-1945 et 1948-1955). 4 C'est pourtant Jean Monnet qui a convaincu les Américains en 1943 de laisser venir de Gaulle à Alger. 5 « Je suis l'esprit qui toujours nie. » Chapitre 13 «L'EUROPE DOIT ÊTRE IN-DÉ-PEN-DANTE » Le 23 janvier 1963, le Général me convoque et me garde plus d'une heure. On dirait qu'il n'a rien à faire. Il veut me briefer en vue de mes briefings, malgré tout ce qu'il m'a dit, la semaine dernière encore, sur les journalistes. Il me déclare tout de go, sans même que j'aie besoin de lui poser la question : « On n'a pas mesuré le tournant pris par les Anglais. Pendant la guerre, et même depuis, j'espérais que, vu la diminution relative de leur puissance — en raison de l'essor américain, de l'évolution de l'Europe, de leur propre évolution par rapport au Commonwealth, par rapport à ce qu'ils appelaient hier encore leur Empire —, j'espérais que les Anglais se décideraient enfin pour l'Europe. « L'indépendance d'un peuple, c'est sa liberté » « Je ne désespère pas qu'ils le fassent un jour. Mais c'est un fait, à l'heure actuelle, qu'ils ne s'y sont pas encore décidés. « Macmillan a pris, aux Bahamas, une orientation qui est capitale, et où il a perdu sa liberté, où même il l'a fait perdre à l'Angleterre pour de longues années. AP. — Sa liberté ? Plutôt : son indépendance ? GdG. — Sa liberté ! L'indépendance d'un peuple, c'est sa liberté. Ça montre bien que la décision que j'ai prise de dire non à l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun était la bonne. Il ne faut pas avoir l'air d'enfoncer ces pauvres Anglais. Mais dites-vous bien que c'est essentiel. « Macmillan, à Rambouillet, ne m'avait pas caché qu'il allait aux Bahamas discuter de force atomique avec les Américains. « Il ne m'avait pas caché que, si les Américains renonçaient à lui donner le Skybolt, il fallait trouver autre chose. Pour avoir une force atomique à lui, il allait demander un produit de remplacement, qui ne pouvait être que les Polaris. Tout cela, il me l'avait parfaitement dit, il a raison de le proclamer dans son discours de Liverpool, et je lui en donne acte. « Mais ce qu'il ne m'avait pas dit à Rambouillet, et qui est capital, c'est qu'il accepterait que ces fusées Polaris lui soient données à la condition de placer tout son système nucléaire sous le commandement exclusif des Américains. « Alors qu'à Rambouillet, il m'avait chanté le los de l'indépendance militaire européenne ! Il m'avait affirmé qu'il achèterait les Polaris sans aucune sujétion, qu'il en disposerait comme un propriétaire dispose de son bien. Il m'avait même proposé de coordonner sa force de frappe et la nôtre, son attitude étant exactement la même que la mienne pour ce qui est de l'indépendance vis-à-vis des Américains. « Je n'avais aucune objection à ce que Macmillan achetât des Polaris à l'Amérique à la place des Skybolt qu'il comptait leur acheter. Mais faut-il lier étroitement notre sort à un pays qui a perdu sa liberté d'action ? « Quand nous aurons nous-mêmes notre force de frappe et qu'elle sera bien constituée, nous accepterons volontiers de conjuguer nos moyens avec ceux des Américains et des Anglais, notamment en temps de guerre. Mais nous ne pouvons pas accepter de leur en remettre le commandement et l'usage. L'Europe devra exister par elle-même. « Ou l'Europe existera par elle-même — alliée aux Américains, certes, tant que les Russes la menaceront — mais politiquement, économiquement, militairement, culturellement indépendante, et disposant de moyens à elle ; ou l'Europe n'existera pas et ne sera qu'un agglomérat de protectorats américains. « Il faudra bien qu'un jour ou l'autre, l'Angleterre saute le pas » AP. — Si les travaillistes arrivent au pouvoir aux prochaines élections, comment voyez-vous ce qui se passera ? GdG. — Comme tous les socialistes dans tous les pays du monde, les travaillistes mettront du désordre partout. Au bout de quelques années, on s'apercevra qu'ils ont vidé les caisses, qu'ils ont flanqué la pagaille en voulant faire leur démagogie socialisante. Ils seront balayés impitoyablement. Alors viendra une nouvelle équipe de conservateurs qui pourra faire l'opération que Macmillan a commencée lucidement, mais n'aura pas été en mesure d' achever. « À moins que les conservateurs l'emportent encore cette fois-ci. Il n'est pas exclu que Macmillan, pour profiter de la mort inattendue de Gaitskell 1 , précipite les élections. Je souhaite qu'il les fasse vite ; et je souhaite même qu'il l'emporte, car, après ça, le gouvernement anglais aurait devant lui une vie nouvelle. Qu'il agisse dans un sens ou dans l'autre. Mais on ne peut pas continuer comme ça, dans l'équivoque et les astuces. « Si jamais c'est Macmillan qui gagne, à la faveur de la mort de Gaitskell, nous verrons peut-être l'Angleterre se décider à sauter le pas. De toute façon, il faudra bien qu'un jour ou l'autre, elle le saute. « La question est maintenant clairement posée. Ou bien ce sera dans quelques mois, si Macmillan gagne les élections et se décide à faire l'effort nécessaire. Ou bien ce sera dans une ou deux législatures, quand une nouvelle équipe sera assez forte pour le faire, ou assez renforcée par l'évolution de l'opinion. Mais ce qui est sûr, c'est que ce ne sera pas avant que la question soit tranchée au fond par le peuple britannique. AP. — C'est ce qu'aurait pourtant voulu Macmillan, qui jouait sa réélection là-dessus. » Il soulève ses avant-bras en signe d'impuissance. « Voulons-nous casser la machine ? AP : « Je suppose qu'Adenauer2 vous a parlé hier de votre conférence de presse. Est-ce qu'il n'en est pas préoccupé ? GdG. — Il se réjouit de la grève des journaux à New York, qui empêche la presse américaine d'exploiter ma conférence de presse et de dire qu'elle est une réplique au rapprochement entre les Anglais et les Américains. (Rire.) Il constate que "les mêmes échos stupides " se retrouvent dans la presse allemande. Il se réjouit cependant que celle-ci n'aille pas jusqu'à dire que de Gaulle et les Six s'apprêtent à supprimer la liberté de la presse. (Rire.) « Le Chancelier constate que Hallstein 3 et toute la Commission sont contre l'admission de l'Angleterre dans le Marché commun, qui en serait complètement dénaturé ; mais qu'en même temps, ils sont favorables à la reprise des négociations avec les Anglais. Il voudrait bien qu'on tienne compte de cette tendance, qui est aussi celle de l'opinion allemande, comme il dit, mais en fait c'est la presse, c'est-à-dire les Anglo-Saxons, qui la dominent. Je lui ai bien marqué qu'il était impossible de reprendre la semaine prochaine avec les Anglais, comme si de rien n'était, une négociation qui, depuis quinze mois, n'a accompli aucun progrès. « En réalité, la Commission ne sait pas ce qu'elle veut. Elle est contre l'entrée de l'Angleterre, mais elle est pour la reprise des négociations en vue de l'entrée de l'Angleterre. Adenauer de même. Il donne pourtant de bons arguments pour fermer la porte aux Anglais. S'ils entraient, les Danois, les Norvégiens, les Irlandais, les Islandais y entreraient aussi. Les Anglais exigent aussi que soient embauchés par la Commission seize cents fonctionnaires britanniques ! Vous vous rendez compte ? Faut-il tuer seize cents fonctionnaires dans les effectifs actuels ? Ou l'arrivée de l'Angleterre va-t-elle tellement compliquer le travail qu'il faudra seize cents fonctionnaires de plus ? Ou s'agit-il d'introduire des espions britanniques dans tous les services ? (Rire.) « Mais, en même temps, Adenauer trouve des arguments pour faire entrer les Anglais : il voudrait donner un coup de main à Macmillan pour ses élections. « Il ne faut quand même pas oublier l'essentiel. L'essentiel, c'est que les Anglais, avec leur cortège de satellites, une fois introduits dans la place, vont vouloir rediscuter les problèmes déjà résolus entre les Six, mais cette fois avec une majorité qui ne voudra plus construire l'Europe dans l'esprit où on a commencé de le faire à Six. Chacun reprendra ses billes. Est-ce cela que nous voulons ? Voulons-nous casser la machine que nous sommes en train de monter, non sans mal ? » « L'Europe dite intégrée se dissoudrait comme du sucre dans le café » Puis il en vient au fond, avec sans doute un souci d'atténuer par mon intermédiaire l'impression « anti-européenne » qu'il a pu donner : « Notre politique, Peyrefitte, je vous demande de bien le faire ressortir : c'est de réaliser l'union de l'Europe. Si j'ai tenu à réconcilier la France et l'Allemagne, c'est pour une raison toute pratique : c'est parce que cette réconciliation est le fondement de toute politique européenne. « Mais quelle Europe ? Il faut qu'elle soit véritablement européenne. Si elle n'est pas l'Europe des peuples, si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels, limitée et sans avenir. Et ce sont les Américains qui en profiteront pour imposer leur hégémonie. L'Europe doit être in-dé-pen-dante. C'est là ma politique. « Cela ne veut pas dire qu'elle ne doit pas avoir d'alliés. Elle doit en avoir, étant donné la menace mondiale que fait peser le communisme. Seulement, elle doit exister par elle-même, pour elle-même. «Les Américains ont favorisé l'Europe de Jean Monnet, tant qu'elle était pour eux un moyen de maintenir ou de développer leur hégémonie. Quand ils voient que leur influence risque au contraire de diminuer si l'Europe se constitue en un corps puissant qui pourrait se passer d'eux, ils sont moins enthousiastes. « Il s'agit de faire l'Europe sans rompre avec les Américains, mais in-dé-pen-dam-ment d'eux. » Il revient sur ce thème après un silence, comme s'il craignait que je n'aie pas compris : « On ne peut faire l'Europe que s'il existe une ambition européenne, si les Européens veulent exister par eux-mêmes. De même, une nation, pour exister en tant que nation, doit d'abord prendre conscience de ce qui la différencie des autres et doit pouvoir assumer son destin. « Le sentiment national s'est toujours affirmé en face d'autres nations : un sentiment national européen ne pourra s'affirmer que face aux Russes et aux Américains. L'idée européenne, depuis la fin de la guerre, a progressé grâce à la menace des Russes. Maintenant que les Russes s'amollissent, et c'est heureux, nous avons l'occasion de nous durcir à l'égard des États-Unis, et c'est notre devoir ; sinon, l'Europe dite intégrée se dissoudrait dans l'ensemble atlantique, c'est-à-dire américain, comme du sucre dans le café ! « La France est la seule à vouloir une Europe qui en soit une » « Ce que veulent les Anglo-Saxons, c'est une Europe sans rivages, une Europe qui n'aurait plus l'ambition d'être elle-même. L'Europe sans frontières. L'Europe à l'anglaise. L'Europe où l'Angleterre n'aurait pas surmonté elle-même ses vieilles habitudes pour devenir vraiment européenne. C'est, en réalité, l'Europe des Américains. L'Europe des multinationales. Une Europe qui, dans son économie, et davantage encore dans sa défense et dans sa politique, serait placée sous une inexorable hégémonie américaine. Une Europe où chaque pays européen, à commencer par le nôtre, perdrait son âme. « Cette Europe, pourquoi y adhérerions-nous ? « Il se trouve que la France est seule à vouloir une Europe qui en soit une, à pouvoir la vouloir. Nos partenaires européens sont plus conciliants que nous avec l'Angleterre et l'Amérique, pour une raison bien simple, c'est qu'ils ne peuvent même pas imaginer de ne pas s'incliner devant la moindre pression de Washington. Le drame de l'Europe, c'est qu'à part nous, il n'y a personne qui ait l'ambition d'être vraiment européen. « L'Amérique essaie de dominer en Europe, comme elle cherche à dominer en Amérique latine, en Asie du Sud-Est. L'Amérique, qu'elle le veuille ou pas, est devenue aujourd'hui une entreprise d'hégémonie mondiale. AP. — Les peuples d'Europe occidentale lui savent gré d'avoir dominé Hitler et d'avoir tenu tête à Staline. GdG. — Je n'en disconviens pas. Mais nous assistons aujourd'hui à un phénomène physique, comme les raz de marée ou les éruptions de volcan, qui échappe en quelque sorte aux dirigeants américains eux-mêmes. La puissance américaine est tellement écrasante, ils ont tellement d'avance dans les technologies de pointe, ils sont tellement riches, ils empruntent tellement — puisqu'on ne prête qu'aux riches... Leur expansion a quelque chose d'élémentaire. « Faire entendre la voix de ceux qui n'ont pas de voix » AP. — Je me demande si les Américains ne seraient pas tentés par l'isolationnisme plus que par l'expansionnisme. Le rêve des Américains, c'est de vivre l'american way of life entre leurs deux océans et de ne sortir de chez eux que pour faire du tourisme. Mais, en même temps, ils ressentent comme un devoir de ne pas laisser le communisme se répandre dans le monde, de même qu'ils ont ressenti comme un devoir de ne pas laisser Hitler gagner la guerre. GdG. — Peut-être. Mais, qu'ils le veuillent ou pas, l'expansion des Américains, depuis la Seconde guerre, est devenue irrésistible. C'est justement pour ça qu'il faut y résister. Comment voulez-vous que le tiers-monde supporte ça ? Comment voulez-vous qu'on aille toujours plus loin vers l'enrichissement des riches et l'appauvrissement des pauvres ? Et qui est mieux placé que la France pour faire entendre la voix de ceux qui n'ont pas de voix ? « La Grande-Bretagne veut obtenir les avantages de l'appartenance à l'Europe et, en même temps, garder les avantages de sa non-appartenance à l'Europe grâce à son système impérial et à la fraternité de culture anglo-saxonne. Ce n'est donc pas elle qui va mettre le holà. « Les autres gouvernements européens sont moins favorables que nous à une Europe indépendante. Pourtant, c'est indispensable, sans quoi l'Europe n'a pas d'intérêt... Mais il n'est pas impossible que les pauvres Hollandais, les pauvres Belges, les pauvres Allemands, les pauvres Italiens évoluent un jour dans le sens où nous avons commencé notre propre évolution : une Europe qui soit elle-même. « Pour le moment, nous constatons qu'ils n'ont pas de consistance. C'est pour ça que, dans le projet d'Union des États européens, j'ai mis en avant le principe du référendum. Les peuples, ça existe et ça résiste. Le peuple allemand, c'est quelque chose. Ce sont les gouvernements qui n'existent pas, quand ils sont à la merci de leurs partis, de leurs comités et de leurs Parlements. » 1 Hugh Gaitskell, chef du Labour Party depuis décembre 1955, est mort quelques jours plus tôt, le 18 janvier 1963. 2 Le chancelier était venu à Paris signer le traité d'amitié et de coopération franco-allemand. 3 Walter Hallstein, président de la Commission du Marché commun. Chapitre 14 « LES ANGLO-SAXONS ET LEURS COPAINS FRANÇAIS FONT UN ORCHESTRE INCROYABLE » Au Conseil des ministres du jeudi 24 janvier 1963, Couve expose l'obstacle inattendu qu'il rencontre à Bruxelles. Après la conférence de presse du Général, ce fut d'abord, comme prévu, une explosion d'indignation. Mais, dès le lendemain, les attitudes ont changé. Heath et la délégation anglaise ont pris en main nos partenaires et les ont engagés à faire comme si de rien n'était. À la différence de ce qui s'était passé en décembre 1958, où les Anglais poussaient au drame, cette fois ils poussent à prétendre qu'il n'y a aucun drame. « Tous les partenaires de la France se mettent du côté de la Grande-Bretagne. Depuis quinze mois que la négociation traînait, nous avions ménagé le front commun des Six. Maintenant, le front commun des Six, ce sont les Cinq et l'Angleterre. Le septième, le mouton noir, c'est nous. « Le chancelier Adenauer a fait part au général de Gaulle, il est vrai sans dramatiser, d'une difficulté sérieuse. Il n'est pas exclu que, si nous demandons aux Allemands de se solidariser totalement avec nous pour la rupture avec la Grande-Bretagne, le Bundestag refuse de ratifier le traité de coopération franco-allemand 1 . » Couve pense qu'il y a deux façons d'en sortir : ou bien on va à la crise brutale ; ou bien on va à un arrêt plus diffus de la négociation en chargeant la commission Hallstein de faire un rapport, ce qui permettrait de gagner du temps. Il est évidemment favorable à cette seconde solution, alors que le Général est favorable à la première. Pompidou intervient : « Nous sommes tenus à quelques ménagements vis-à-vis d'Adenauer. D'abord, pour montrer que nous tenons au succès de la politique de coopération. Et ensuite, pour renforcer Adenauer dans son propre pays et devant son Parlement. « Nous allons, bien sûr, vers une rupture inévitable. Le problème est de savoir si elle se fera d'une manière suffisamment ouatée pour que les Allemands puissent l'accepter et que le Marché commun continue. » Le Général se contente de conclure : « Les Anglo-Saxons et tous leurs copains de la presse et de la politique prétendues françaises font un orchestre incroyable, inimaginable ! » « Churchill, épuisé, s'est effacé derrière les Américains » Après le Conseil, je fais remarquer au Général que les Anglais n'ont pas toujours été « les pauvres Anglais ». S'ils le sont maintenant, n' est-ce parce qu'ils n'ont pas un Churchill ? Le Général reprend posément une leçon qu'il m'a déjà faite : « Oh ! ne vous y trompez pas ! Churchill a été magnifique jusqu'en 42. Ensuite, comme s'il était épuisé par un trop gros effort, il a passé le flambeau aux Américains et s'est effacé derrière eux. » Là-dessus, le Général me raconte un souvenir que ma réplique a dû faire renaître en son esprit. « Je me disputais avec Churchill pour la reconnaissance de l'autorité du Gouvernement provisoire sur les territoires de France qui seraient libérés après le débarquement. « Les Américains voulaient donner l'autorité à Eisenhower et à l' AMGOT 2 . Ils avaient établi des proclamations, de faux billets de banque, etc., que les troupes américaines s'apprêtaient à distribuer. Naturellement, les Anglais emboîtaient le pas aux Américains. « À la veille du débarquement, Churchill m'invite à déjeuner dans un train, sur la côte anglaise, près de Portsmouth. Un train ! Comme s'il y avait déjà un tunnel sous la Manche et qu'il s'apprêtait à entrer en France dans son train3 ! J'étais là avec Palewski (là, le Général se trompe : d'après ses propres Mémoires, c'était Viénot). Il me reçoit à déjeuner dans son wagon. Et en plein milieu du déjeuner, en présence de quelques ministres anglais, il me fait une scène épouvantable et me crie de toute la force de ses poumons : "Dites-vous bien, de Gaulle, que, chaque fois que j'aurai à choisir entre l'Europe et le grand large, je choisirai toujours le grand large ! Quand j'aurai à choisir entre vous, de Gaulle, et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt ! Si nous libérons maintenant l'Europe, c'est parce que les Américains sont avec nous pour le faire ! Nous ne pouvons pas prendre une position différente de celle des États-Unis ! Et si nous n'avions pour nous aider que les FFL, nous devrions vite rembarquer. Comme à Dunkerque il y a quatre ans! " « Voilà quelle était la conviction de Churchill. Eden hochait la tête. Bevin est venu à moi après le déjeuner et m'a dit à haute et intelligible voix : "Le Premier ministre a parlé en son propre nom, nullement au nom du Cabinet britannique." Pourtant, ça a été, en gros, la politique des Anglais depuis 1942, que le gouvernement soit travailliste ou tory. « Sauf une parenthèse bien vite refermée : Eden, après le coup de Nasser sur Suez. Mais il a mis les pouces 4 ; le dollar a fait pression sur la livre, et la City sur Eden, qui n'avait pas les nerfs assez solides. » Pour le Général, la qualité des nerfs passe avant tout. Un homme aux nerfs d'acier tient le coup. Un homme aux nerfs moins aguerris ne lance des défis au-dessus de ses forces que dans une colère sans suite. Un homme qui n'a pas de nerfs du tout s'effondre. « Il faut d'abord bâtir les fondations à chaux et à sable » Finalement, les négociations ont bien été ajournées, comme la France le souhaitait. Après le Conseil du 30 janvier 1963, le Général, sans papier, me récite un texte dont il a évidemment pesé les mots et dont le film se déroule devant ses yeux : « Le Conseil des ministres a apprécié la manière dont le ministre des Affaires étrangères a conduit la négociation. Il approuve entièrement la position européenne qui a été affirmée par la France, position qui sauvegarde pleinement la possibilité d'une véritable entrée de la Grande-Bretagne dans un véritable Marché commun, le jour où elle y sera prête. Dans les circonstances présentes, c'était impossible aux conditions posées par la Grande-Bretagne. Cette attitude a permis que le traité de Rome soit maintenu contre vents et marées. En attendant, le Marché commun continue plus que jamais. Les remous qu'a suscités l'ajournement de cette négociation s'apaiseront dans quelque temps, chacun retrouvant son sang-froid. » Il ajoute, en cherchant cette fois ses mots (ce qui signifie : carte blanche pour la traduction) : « Essayez quand même de faire comprendre à vos journalistes que nous entendons placer notre vie nationale dans un cadre européen. Or, l'union européenne qui est en voie de création, et qui a fait des progrès depuis quatre ans, nous a paru menacée par les demandes britanniques. Elles auraient eu pour effet de transformer le Marché commun, système régional qu'on peut gérer efficacement sur le plan technique et qui peut être cohérent et solidaire, en un véritable système mondial, beaucoup moins homogène, beaucoup plus lâche, tout différent de l'Europe que nous avions imaginée au départ et que nous avons construite depuis plusieurs années. « Cela aurait altéré profondément le traité de Rome. Il fonctionne dans des conditions très satisfaisantes. Il constitue un tout, dans lequel doit être incluse la politique agricole commune. Il a permis la sauvegarde de nos intérêts vitaux, la mise en commun progressive des économies. La sagesse élémentaire consiste à ne pas détruire cette construction sous prétexte d'élargissement. Nous voulons construire plus tard une Grande Europe, et nous ne devons rien faire qui la rende un jour impossible ; mais il faut d'abord bâtir les fondations à chaux et à sable. « Si la Grande-Bretagne avait demandé à adhérer au traité de Rome en acceptant toutes ses règles, y compris la politique agricole commune, nous l'aurions accueillie à bras ouverts. Mais elle a posé de telles conditions à sa participation au Marché commun, qu'il ne s'agissait pas d'une adhésion, mais d'une transformation profonde. Pendant quinze mois, nous avons négocié, en accord étroit avec tous nos partenaires et avec la Commission de Bruxelles, dans le respect du traité de Rome. Pour nous, l'essentiel était de maintenir le Marché commun ; pour les Anglais, l'essentiel était d'en tordre les règles. C'eût été une fausse entrée dans un faux-semblant de Marché commun. » « Je me suis mis à jouer le jeu et j'y ai cru » Il s'arrête à nouveau et reprend : « C'est même surprenant, ce qui s'est passé depuis cinq ans. J'avais des réticences en 58 à l'égard du Marché commun, justement parce qu'il nous brouillait avec les Anglais et que je ne concevais pas l'Europe sans eux. Gladwyn Jebb 5 , dès mon arrivée au pouvoir, s'est précipité : "Ne faites pas le Marché commun, c'est une foutaise!" Un peu plus tard, Macmillan se pointe à son tour : "Ce sera la guerre ! C'est de nouveau le Blocus continental ! " « En décembre, j'ai fait échouer la grande zone de libre-échange dans laquelle les Anglais voulaient noyer le Marché commun. Personne n'a dit à ce moment-là que j'avais sauvé le Marché commun. « En réalité, l'entrée dans le Marché commun a été un grand tournant. Je me suis mis à jouer le jeu et j'y ai cru. Mais je me demande si je ne suis pas le seul à y croire. » En somme, la foi européenne lui est venue selon le conseil de Pascal : faites les gestes de la croyance, et vous croirez. Il a «joué le jeu » et il a cru. Les autres affichent leur foi, mais n'en jouent pas le jeu : ce sont les Pharisiens de l'Europe... « Nous ne pouvons pas prendre le parti du protectorat » Le Général me commente aussi le volet « défense » du Conseil d'aujourd'hui. Il réagit avec vigueur à ce que dit la presse anglo-américaine sur l'affaire de la force multilatérale. « On invoquerait la loi Mac-Mahon 6 contre la France pour refuser de nous donner des secrets qu'on donne à d'autres ? On manquerait de confiance envers la France ? Les Américains ne l'invoquent pas contre les Anglais, mais contre nous ! Pouvons-nous l'admettre ? « Les Américains nous refusent même des secrets dont ont bénéficié les Russes ! Je suis sûr qu'ils ont livré des secrets à Moscou, que ce soit par espionnage ou peut-être même par conversations secrètes : leurs experts se voient entre eux. On veut nous exclure, nous alliés, d'une confidentialité à laquelle ont part les adversaires ! AP. — Le plus important, ce n'est pas que les Américains veuillent être seuls à détenir les secrets de fabrication, c'est qu'ils veuillent être seuls à décider de l'emploi. GdG. — Bien sûr ! Selon eux, il faut d'avance décider de l'emploi et il n'y a plus, ensuite, qu'un problème d'exécution. La décision politique n'est plus à prendre. On évite ainsi des changements de position politique, au cas d'une crise où certains alliés tourneraient casaque, comme les Saxons à Leipzig7 . Ils prétendent qu'il faut une unité de commandement pour assurer la rapdité de la réplique. On ne peut pas se réunir à Quinze pour prendre une décision 8 . Il faut le faire à l'avance. Techniquement, cet argument n'est pas sans valeur. Mais ça veut dire que nous sommes complètement rejetés de la décision. AP. — En quoi cette force sera-t-elle multilatérale ? GdG. — Les Américains veulent tout garder pour eux en faisant croire qu'ils nous associent à la décision et à l'emploi, alors qu'ils ne nous associeront à rien du tout. « Ce n'est pas que je méfie spécialement de Kennedy, bien qu'il soit un peu prisonnier de son administration et du Pentagone. Je ne le soupçonne pas vraiment lui-même. Il n'est pas sans courage. (Le Général a un faible pour Kennedy. Peut-être son origine irlandaise et sa confession catholique n'y sont-elles pas pour rien, ainsi que l'origine française de sa femme.) Mais on ne sait pas qui sera Président demain. « Nous avons pris le parti de l'alliance ; nous ne pouvons pas prendre celui du protectorat. Certes, le Maroc était défendu par la France. Kettani9 était général de l'armée intégrée. La France serait aux États-Unis ce que le Maroc était à la France. Eisenhower a été notre Lyautey. Et Lemnitzer10 serait notre Noguès 11 ! (Rire.) « Le fond de l'affaire, c'est qu'il faudrait organiser une force européenne. Compte tenu des conditions techniques et du cas des Allemands et des Italiens, elle doit être à base franco-anglaise. L'affaire des Bahamas était un banc d'essai de la volonté britannique (le Général ne dit pas "test"). Ou bien ils choisissaient l'Europe, ou bien ils choisissaient l'Amérique. Ils ont choisi l'Amérique, ce qui les écarte de l'Europe. « Les Américains nous ont imposé l'Europe à Six ; ils n'en veulent plus. Jusqu'en 58, ils voulaient que l'Europe soit serrée et drue. Maintenant, ils craignent qu'elle ne devienne leur rivale économique et peut-être politique. Ils refusent de partager leur prépondérance. Ils aimaient l'Europe quand elle leur fournissait des pays satellites ; quand elle devient forte, ils n'en veulent plus. » « L'impassibilité de la France est très efficace » Au Conseil du 6 février 1963, Couve : « La Grande-Bretagne est en plein désarroi, parce qu'elle n'a pas de politique de rechange. Les États-Unis passent à l'attaque. Ils stigmatisent les prétentions françaises à l'hégémonie en Europe. Ils veulent interpréter la rupture avec l'Angleterre comme une réplique à l'accord de Nassau. « Au Conseil permanent de l'OTAN, tout le monde se précipite pour dire que ce projet de force multilatérale est une idée admirable. Les Allemands et les Italiens rivalisent de zèle. Mais quand nos partenaires finiront par comprendre qu'il s'agit de verser des milliards pour acheter en commun des fusées Polaris dépourvues de tête atomique, leur zèle se refroidira peut-être ! « En attendant, le Marché commun continue. Aucun des Six n'a manifesté l'intention de s'en retirer. Pendant les premiers jours, les Hollandais ont affiché une volonté de boycott. Ils ont demandé l'annulation de toutes les réunions à Six prévues. Puis les choses se sont calmées. Les réunions se tiendront. « Mais la plus grande difficulté, c'est la situation politique intérieure en Allemagne, qui fait peser une lourde incertitude. GdG (enchaîne). — Le Premier ministre a dit hier ce qu'il fallait dire (coup de chapeau à la démonstration de Pompidou devant la presse étrangère). « La Grande-Bretagne est en proie à sa politique intérieure. L'Allemagne en est au même point. L'Italie est en crise larvée. Les autres, n'en parlons pas. La France est le seul pays à savoir où il va. L'impassibilité de la France est finalement très efficace. » « Tout le monde proteste ; donc, tout va pour le mieux » À la suite du Conseil, le Général ne cache pas sa satisfaction : « Nos cinq partenaires, plus les Anglais, plus les Américains, ont rivalisé d'hystérie. Cela finira bien par retomber. Le ressentiment s'épuise, comme toutes les passions. « Les Néerlandais sont les plus passionnés. Ils ont même tellement exagéré qu'ils se déshonorent. Ce qui est exagéré ne compte pas. Spaak prend des positions outrancières, mais il n'est pas suivi par la totalité de son gouvernement ni par la presse. Les Luxembourgeois sont très corrects. « Les Italiens sont vexés que la décision ait été prise en dehors d'eux et à l'instigation de la France. Mais ils agissent tout de même dans le sens de la modération, car ils ne voudraient pas casser la machine qui leur est si favorable. « L'Allemagne est déjà plongée dans la guerre de succession 12 ; tous les candidats se battent entre eux. Enfin, on assiste à une formidable pression des Américains : sur le gouvernement, sur les milieux parlementaires, sur la presse. Ils essaient de dresser les Allemands contre la France ! Les Russes ne feraient pas mieux ! « Quant aux Anglais, ils essaient de développer la légende du retournement de la politique extérieure française, de la préparation d'un accord franco-soviétique, de la rupture de l'Alliance atlantique, etc. « Ces soupçons contrastent évidemment avec les démarches des Russes à propos de l'accord de coopération franco-allemand. Vinogradov13 est venu protester auprès de moi et m'a remis une note. D'Ouest en Est, tout le monde proteste. Donc, nous sommes sur la bonne voie ; tout va pour le mieux. » 1 Le traité de coopération franco-allemand, signé à Paris l'avant-veille, le 22 janvier 1963, par le chancelier Adenauer et le général de Gaulle, sera ratifié par le Bundestag le 16 mai suivant, mais précédé d'un « préambule » qui le vide d'une partie de sa portée. 2 Allied military government of occupied territories, gouvernement militaire allié pour les territoires occupés. 3 En janvier 1963, les ministres des Transports britannique et français avaient lancé des études en vue de construire soit un tunnel, soit un pont entre Angleterre et France ; le Général, en Conseil, venait de manifester sa préférence pour le tunnel. 4 Après la décision prise par Nasser, en juillet 1956, de nationaliser le canal de Suez et l'échec des pourparlers en vue de dénouer la crise, les Britanniques et les Français avaient réagi, le 5 novembre, en lâchant leurs parachutistes au-dessus de Port-Fouad et de Port-Saïd, dont ils s'étaient emparés. Sous la pression des États-Unis et la menace de l'URSS, ils durent renoncer à poursuivre leur offensive. 5 Ambassadeur du Royaume-Uni à Paris. 6 Loi de 1954 interdisant aux États-Unis de partager avec quiconque les secrets atomiques. 7 En octobre 1813, à la bataille de Leipzig, la défection des Saxons, alliés de Napoléon, permit la jonction de Blücher et de Bernadotte, qui obligea les Français à battre en retraite. 8 Les quinze pays membres de l'OTAN sont, depuis 1949: la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l'Islande, l'Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal ; depuis 1951, la Grèce et la Turquie ; depuis 1954, l'Allemagne fédérale. Un seizième pays, l'Espagne, adhérera en 1982. 9 Si Kettani Ben Hammou, le premier officier marocain à avoir atteint dans l'armée française le grade de général. 10 Commandant en chef des forces de l'OTAN en Europe à partir de 1963. 11 Le général Noguès fut résident général au Maroc de 1936 à 1942. 12 La succession du chancelier Adenauer : il faudra attendre les élections d'octobre 1963, qui désigneront Ludwig Erhard à cette fonction. 13 Ambassadeur d'URSS en France. Chapitre 15 « L'ANGLETERRE ENTRERA DANS LE MARCHÉ COMMUN QUAND L'EMPIRE BRITANNIQUE SERA COMPLÈTEMENT DÉMANTIBULE » Au Conseil du 13 février 1963, le Général : « Pour l'Angleterre, on cherche la combine. Ce devrait être l'association. Mais l'essentiel, avant toute association avec l'Angleterre et avant la négociation tarifaire avec les États-Unis1 , c'est de mettre le Marché commun debout. Quand ce sera fait, on verra à passer des accords avec d'autres. « Les Anglais ont beaucoup fumé. Il y a de quoi. Ils n'ont pas pu nous manœuvrer de l'intérieur, comme ils manœuvrent les États du continent depuis deux ou trois siècles. C'est ce qui les désole. Il faut s'habituer à tout. Couve. — Un accord d'association a été prévu dans la conférence de presse du 14 janvier. Les Anglais trouvent ce statut valable pour des pays sous-développés, et donc inconvenant pour eux. » « Ceux qui voulaient lancer leur venin l'ont fait » Après le Conseil, le Général me résume la situation avec une sérénité amusée : « Le débat est terminé. Ceux qui voulaient lancer leur venin l'ont fait. Il faut maintenant qu'ils voient les réalités en face. Il n'y aura pas d'association au Marché commun, ni de modification de son fonctionnement, sans que, d'abord, les règlements agricoles, qui sont en panne, et l'association avec les pays africains soient mis au point dans le cadre du Marché commun. AP. — On parle beaucoup du "grand dessein" qui serait le vôtre au sujet de l'Europe, d'une Europe dans dix ou vingt ans. Est-ce qu'elle comprendrait également la Grande-Bretagne ? GdG. — L'Angleterre entrera dans le Marché commun quand l'Empire britannique sera complètement démantibulé. Il en a déjà pris le chemin depuis la fin de la guerre. Mais ce n'est pas encore fini. Quand il sera tout à fait liquéfié, alors elle entrera dans le Marché commun. Mais elle n'y est pas encore prête. « Elle n'y entrera pas avant longtemps. En tout cas, tant que je serai là pour m'y opposer. AP. — Mais n'y aura-t-il pas un accord d'association ? GdG. — Si, un traité de commerce. C'est tout ce qu'elle mérite. « L'OTAN est une machine pour déguiser la mainmise de l'Amérique » AP. — Arriverez-vous à faire évoluer l' OTAN ? En 1969, quand chaque pays pourra reprendre sa liberté, proposerons-nous une autre formule ? GdG. — L'OTAN est un faux-semblant. C'est une machine pour déguiser la mainmise de l'Amérique sur l'Europe. Grâce à l'OTAN, l'Europe est placée sous la dépendance des États-Unis sans en avoir l'air. « Jusqu'à la rencontre des Bahamas, les Anglais n'étaient pas plus dans l'OTAN que nous ne le sommes maintenant. Ils y étaient encore moins, en réalité. Ils n'y ont même pas 45 000 hommes. Mais ils s'arrangent pour avoir des généraux un peu partout, de manière à contrôler ce qui s'y passe. Pour noyauter, ils sont très forts. Mais, en réalité, ils conservent le gros de leurs forces en dehors de l'OTAN. Peu à peu, nous allons faire à peu près de même. Avec cette différence qu'ils ont plus ou moins part au commandement exercé par les Américains, alors que nous n'y avons pas part, parce que nous ne sommes pas des Anglo-Saxons. « Ils essaient de jouer pour que la France ne dirige pas » AP. — Quelle est la vraie raison pour laquelle nos cinq partenaires du Marché commun ne veulent pas nous suivre ? GdG. — Ils ont peur de la France. Ils ont peur que la France dirige. Alors, ils vont chercher l'aide des Américains et essaient de soulever des tempêtes contre nous, pour ne pas être dominés par nous. C'est pourtant dans la nature des choses que nous soyons les premiers en Europe. Ce n'était pas le cas sous la IVe, parce que la France était trop faible. Mais c'est maintenant le cas et ça sera de plus en plus le cas dans les prochaines années. « Pourquoi voulaient-ils du supranational ? Parce que c'était un faux-semblant. Parce que c'était un moyen de permettre aux Spaak et à tous ceux que nous connaissons bien, de diriger l'Europe sans trop en avoir l'air et de faire en sorte que la France soit refoulée loin derrière. « Quand ils se sont rendu compte que ça n'était pas possible de faire du supranational, ils se sont retournés vers l'Angleterre. Les mêmes hommes qui, à cor et à cri, avaient écarté l'Angleterre en prétendant que son entrée dans l'Europe des Six aurait tout fait éclater, ces mêmes hommes se sont mis à réclamer avec autant de véhémence l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun. Là encore, c'est un faux-semblant, c'est un alibi. Ils essaient de jouer pour que la France ne dirige pas. Mais ce serait contraire à la nature des choses. « Ce sont les Américains qui sont neutralistes ! » AP. — Les Anglais essaient de faire croire que nous allons renverser les alliances. GdG. — Ils essaient de faire croire que nous allons nous entendre avec les Russes contre les Américains. Il arrive souvent que l'on accuse les autres de ce qu'on pense faire soi-même. Si quelqu'un est tenté de pactiser avec Moscou, ce sont bien les Anglais et les Américains. Ils l'ont déjà montré chaque fois qu'il y a eu des difficultés. Quand les Russes veulent mettre la main sur Berlin 2 , ce ne sont pas les Anglais et les Américains qui s'y opposent. C'est de Gaulle. « Si le pacte franco-allemand marquait un renversement des alliances, comment expliquer la fureur des Russes ? Vinogradov m'apporte une note au picrate. Faut-il imaginer que c'est nous qui avons demandé aux Russes de nous envoyer cette note ? « Tout cela ne tient pas debout. La propagande anglaise est risible à force d'en faire trop. Ça se retourne contre elle. Elle y perd tout crédit. AP. — On vous reproche, notamment aux États-Unis, de vouloir créer une " troisième force " neutraliste. GdG. — Neutraliste ! Neutraliste ! Ce sont les Américains qui sont neutralistes ! Ils l'ont toujours été. En 1914, il a fallu attendre trois ans, et leurs paquebots coulés par les sous-marins allemands, pour qu'ils finissent par entrer en guerre. En 1939, ils ont refait le même coup. Il a fallu Pearl Harbour pour qu'ils se décident. Et qu'est-ce qui nous dit que, dans dix ou vingt ans, ça ne serait pas la même chose ? Les Américains, croyez-moi, ne pensent qu'à une chose : aux intérêts, à la prospérité, à la grandeur de l'Amérique ; et à économiser le sang des boys. Remarquez, je ne le leur reproche pas, j'ai les mêmes soucis pour la France. Mais qu'ils n'essaient pas de nous faire croire autre chose. « On ne peut pas faire une politique en se préoccupant uniquement d'éviter de faire de la peine » AP. — Les Américains, eux, considèrent que nous, Européens, aussi bien en 1914 qu'en 1939, avons fait montre de notre aveuglement, de notre absence de stratégie, de notre manque de bon sens. C'est pourquoi ils sont sortis aujourd'hui de leur isolationnisme et ont pris les affaires en main. GdG. — C'est bien ce que je dis. Leur optique n'est pas la nôtre. Ce ne sont pas les intérêts de l'Europe qui les tracassent. « Ou plutôt, ils ne s'occupent des intérêts de l'Europe que dans la mesure où ces intérêts coïncident avec les leurs. Il est évident qu'après 1945, la seule manière qu'avait l'Amérique de se défendre des Russes, était de leur faire barrage en Europe, et d'appliquer la politique de Yalta. Une partie du monde était abandonnée aux Soviets, l'autre partie abandonnée aux Américains. Les Américains embrigadaient tout le monde pour contenir le colosse soviétique, de manière qu'il ne sorte pas des limites qui lui avaient été assignées à Yalta. « Mais cela, c'est l'intérêt des Américains. Ce n'est pas l'intérêt des Européens. Ce sera sans doute de moins en moins l'intérêt des Européens. Il faut que les Européens en prennent conscience. Il faut aussi que les Américains l'admettent. « Tant pis si ça leur fait de la peine. On ne peut pas faire une politique en se préoccupant d'éviter de faire de la peine aux gens. C'était bien la politique de la IVe République que de ne jamais vouloir faire de la peine à personne. "Nous serons gentils avec vous, alors soyez gentils avec nous !" On s'imaginait qu'on pouvait tenir tête à des colosses en les amadouant. Mais on ne fait pas de politique en amadouant les gens. La politique n'est pas une affaire pour enfants de chœur. La politique est une affaire d'intérêts. C'est un rapport de forces. Il faut parler haut et ferme si l'on veut faire respecter son point de vue. Sinon, on est toujours couillonné. « Dans vingt ans, l'Europe doit être aussi puissante que les Etats-Unis » « Quant au neutralisme dont les Américains nous accusent, il faut bien qu'ils se rendent compte qu'en réalité, c'est nous qui devrions les en accuser aujourd'hui. Ils sont en train de s'entendre avec les Russes sur notre dos et sur le dos de l' Allemagne. C'est l'Europe qui fera les frais de la combinaison. De même que l'Europe a fait les frais de la combinaison à Yalta. C'est le même processus qui recommence. Les deux colosses s'entendent entre eux. L'Angleterre fait l'honnête courtier entre les deux et s'estime déjà heureuse si elle arrive à être présente à la table. Les intérêts de l'Europe sont sacrifiés. « Seulement, depuis Yalta, l'Europe s'est développée. Elle a recommencé à devenir elle-même. Dans vingt ans, elle doit être aussi puissante que les États-Unis. Sa dépendance aurait alors quelque chose de monstrueux, de contre-nature. Alors, l'Europe pourra montrer les dents en face des Soviétiques, et montrer qu'elle n'acceptera pas qu'ils veuillent poursuivre leur avancée et leurs menaces. Et l'Amérique, qui aurait tendance à pactiser avec les Russes en sacrifiant le statut de l'Allemagne, doit comprendre qu'il ne lui servira à rien de nous trahir. « Pour les Américains, le monde est divisé en deux idéologies: l'idéologie communiste, l'idéologie capitaliste. Il faut choisir entre les deux : "Qui n'est pas avec moi est contre moi." « Mais ce n'est pas aussi simple. Il y a les Américains, dont les intérêts sont spécifiquement américains. Il y a les Européens, dont les intérêts ne se confondent plus avec les intérêts américains, même si, pendant un certain temps, l'intérêt des Américains a passé par leur installation militaire en Europe. Il y a l'Asie, il y a l'Afrique. L'Afrique ne peut être assistée que par l'Europe. L'Amérique latine se trouvera prise dans le dilemme de la dépendance à l'égard de l'Amérique du Nord, ou du communisme : auquel cas, elle risque de sombrer dans le communisme par désir d'échapper à la dépendance nord-américaine ; à moins qu'elle ne soit assistée par l'Europe. Quant à l'Europe, son intérêt est qu'elle puisse se défendre elle-même et adopter sa propre politique. C'est cette politique, et elle seule, qui pourra faire lever le rideau de fer. » « Entre gens de bonne compagnie » Au Conseil du 27 février 1963, Couve commente l'arrivée de M. Livingstone Merchant en vue des négociations sur la force atomique commune dans le cadre de l'OTAN : « Le problème se pose aujourd'hui dans des conditions très différentes : « 1. Une force franco-anglo-américaine aurait été une force multinationale ; notre refus l'a fait disparaître. Reste la force multilatérale, qui signifie une force américaine à laquelle on adjoint le plus grand nombre possible de mercenaires européens. « 2. Il y a une grande évolution aux États-Unis même. Le Pentagone, la Commission américaine de l'énergie atomique, sont hostiles au principe d'une internationalisation quelconque de l'arme atomique. Ils exigent le maintien du monopole absolu des Américains, qui n'est partagé qu'avec la Grande-Bretagne, et à condition que l'arme atomique britannique leur soit subordonnée. Ils n'accepteront pas le moindre aménagement à la loi Mac-Mahon. « La conséquence technique immédiate, c'est qu'on ne parle plus des fameux sous-marins qui devaient être communs aux pays membres de la force multilatérale. L'amiral Rickover 3 a dit qu'il n'accepterait pas des équipages étrangers sur des sous-marins atomiques. Après une prise de position aussi éclatante, jamais la Commission de l'énergie atomique n'acceptera de faire des propositions qui iraient en sens contraire. GdG. — La marine américaine n'acceptera pas d'autoriser des marins étrangers à faire partie des équipages des sous-marins atomiques, même si leur nombre était réduit à 20 % de l'équipage. Top secret ! Hors d'ici, les Européens ! Nous n'admettons que les Anglais. Nous restons entre gens de bonne compagnie ! (Rires.) Tout cela est dérisoire ! Pourquoi construire à grands frais des sous-marins, s'ils ne sont pas utilisables par ceux qui sont invités à cotiser ? » Couve attend quelques secondes, puis reprend calmement : « Si on cherche à constituer un petit Conseil atomique au sein de l'Alliance atlantique, les Américains se réserveront un droit de veto. GdG. — Autrement dit, les alliés de l'Amérique accepteraient de payer très cher le droit de voir l'Amérique s'opposer à l'emploi qu'ils pourraient faire de l'arme qu'ils auraient achetée ! Couve. — Partout, c'est donc la confusion. Mais en Grande-Bretagne, c'est le désarroi. Les Anglais ne savent absolument plus quelle pourrait être leur politique nucléaire. Leur livre blanc montre que toute la politique anglaise est en état de suspension dans le vide. « Il est probable qu'on va à une victoire des travaillistes. Eux, au moins, ils vont jusqu'au bout de la logique de Nassau : "Nous n'avons plus besoin d'une arme atomique, nous nous reposons entièrement sur les États-Unis." » « Ça fait la rue Michel » Après le Conseil, le Général me dit son intention de parler au pays, sans que je sois encore autorisé à l'annoncer : « Il y a un sujet sur lequel je suis décidé à parler : il faudra bien montrer que deux mois après l'accord des Bahamas, il n'en reste plus rien, que tout ça était des faux-semblants et que tout le monde est bien obligé de le reconnaître aujourd'hui. Et puis, il faut que je montre aussi que le Marché commun continue et que, grâce à la décision qui a été prise de ne pas y faire entrer les Anglais, il a une belle carrière devant lui, alors qu'elle se serait arrêtée aussitôt. « Je prendrai l'opinion à témoin que j'avais raison. Bien sûr, je ne le dirai pas comme ça. Mais avec bonhomie, je tirerai les leçons de ces quarante jours d'éructations à mon égard, dont il ne reste maintenant plus rien que le ridicule de tous ceux qui s'y sont livrés, en Angleterre, en Amérique, chez nos partenaires européens et naturellement en France. « Au bout d'un mois, la force multilatérale américaine, personne n'y croit plus ; ça fait la rue Michel. L'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun, ça fait la rue Michel. » (Cette expression bizarre, si l'on en croit le Robert, est un idiotisme populaire parisien signifiant, par calembour : ça fait le compte, à cause de la rue Michel-Lecomte ; ça fera l'affaire. Je ne suis pas sûr que le Général l'utilise dans ce sens. Le contexte suggère toujours qu'il veut dire : « Ça fait chou blanc.» Est-ce une impropriété volontaire ou involontaire ? Il ne résiste pas au plaisir d'user d'une expression colorée, même s'il la détourne de son sens 4 .) « Notre monopole d'État n'est-il pas contradictoire avec le traité de Rome ? » Au Conseil du 27 février 1963, Bokanowski présente dix décrets concernant des « autorisations spéciales d'importation de pétrole brut ». Pompidou, avec sa clarté habituelle, dégage le sens de ces dix décrets, auxquels personne n'avait rien compris. Pompidou : « Ces décrets stabilisent les compagnies étrangères (BP, Esso, Shell, Mobiloil, etc.) à leurs quantités actuelles. Toute la capacité d'augmentation est réservée aux sociétés françaises, notamment à l'Union générale des pétroles, société d'État qui a découvert le pétrole saharien. Ça fera du bruit du côté des grands trusts étrangers, qui, sans perdre leurs acquis, ne participeront pas à la croissance dans les dix ans à venir. Leur niveau est bloqué. Au contraire, l'UGP, qui compte pour à peu près 5 % de la production nationale actuelle du pétrole raffiné, passera à 15 % et réduira d'autant les parts de marché détenues par l'étranger. » À la stupeur générale, de Gaulle prend le parti de nos partenaires du Marché commun, contre le point de vue très national qu'a imposé Guillaumat 5 : «Le traité de Rome comporte des dispositions transitoires jusqu'à 1970, qui permettent de faire ce qu'on veut ; mais, à partir de cette date, comme on sera complètement dans le Marché commun, il ne sera plus possible de procéder à des discriminations qui reviennent à confirmer et à accroître un monopole d'État. Les dispositions que nous sommes en train de prendre jusqu'en 1975 ne sont-elles pas contradictoires avec le traité de Rome ? Bokanowski. — Notre dossier est solide. Couve (qui a dû alerter le Général). — Je tiens à dire que la question n'a pas été étudiée. Il faut éviter de se mettre dans son tort. La publication de ces décrets ne manquera pas de soulever des remous dans les trusts anglais et américains, qui auront leurs échos à Bruxelles. On dénoncera un monopole d'importation de l'État français qui est contraire à l'esprit et à la lettre du traité de Rome. GdG. — Ne suffit-il pas de mettre : " sous réserve des dispositions qui seront prises à la fin de la période transitoire par la Communauté économique européenne" ? Pompidou. — Il vaudrait mieux faire cette réserve dans un "chapeau" 6 . La position des Allemands, notamment d'Erhard, est d'aller vers un libéralisme beaucoup plus grand. Mais un jour viendra où ils sentiront eux-mêmes la nécessité d'une législation protectionniste, faute de quoi les trusts américains mettraient la main sur les approvisionnements européens en pétrole. Dans quelques années, nos partenaires se seront sans doute rendu compte des inconvénients du monopole anglo-américain et de l'intérêt, pour tous les Européens, d'y faire quelques brèches. GdG. — Il est utile de mettre dans le texte du préambule une formule de réserve pour nous parer vis-à-vis de la Communauté économique européenne. » Dans cette discussion qui nous paraît à fronts renversés, le Général parle comme un commissaire de Bruxelles et Pompidou comme un nationaliste protectionniste. Étrange. « Je me fous des multinationales, mais il faut respecter nos engagements » Après le Conseil, je demande au Général : « Craignez-vous autant que Couve les réactions des Anglo-Américains, les réactions de BP et de Shell ? GdG. — Je me fous de BP, de Shell et des Anglo-Saxons et de leurs multinationales. AP. — Mais vous avez présenté des objections graves. GdG. — Je serais enchanté que les multinationales perdent des parts de marché au profit de la France. Mais si nous avons pris des engagements internationaux, il faut les respecter ; ou alors, il faut les dénoncer. Et comme on ne les dénoncera pas, il faut quand même éviter de se trouver en contradiction avec soi-même. La France a eu des gouvernements qui bradaient les intérêts de la France. Elle a maintenant un gouvernement qui ne se soucie que des intérêts de la France. Dans ces intérêts, il y a aussi les intérêts moraux — le respect de la parole donnée et les relations de confiance que nous devons avoir avec nos partenaires. AP. — Il y a conflit entre l'intérêt qui s'attache à respecter la parole de la France et celui qui s'attache à regagner un peu du marché pétrolier. GdG. — Il y a tout le temps des conflits entre des intérêts contradictoires. Il faut toujours trancher les nœuds gordiens. Peut-être y a-t-il un moyen de prendre pied dans ce marché pétrolier qui est totalement dominé par les Anglo-Saxons, mais sans trahir la foi jurée. C'est ce qu'on va étudier. Ce n'est qu'un des nombreux cas où la puissance des sociétés dites multinationales, qui sont en réalité d'énormes machines anglo-saxonnes, nous a écrasés, nous autres Français en particulier, et les Européens en général. « C'est quand même incroyable que nous ayons découvert tant de pétrole au Sahara, au Gabon et ailleurs, et que seulement 5 % du pétrole que nous raffinons soient produits par une entreprise française ! Vous voyez bien, Peyrefitte, que, si l'État ne prend pas les choses en main, nous nous faisons couillonner. » Il ne veut pas que la France se fasse « couillonner », mais décidément, il «joue le jeu » — jusqu'à en surprendre ses ministres. 1 Le président Kennedy a demandé l'ouverture de négociations tarifaires pour libérer les échanges entre pays du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). Ce sera le Kennedy Round, suivi plus tard par le Nixon Round, puis par l'Uruguay Round, conclu en décembre 1993. 2 Lors du rebondissement de la tension suscitée par le problème de Berlin, de Gaulle, dans son allocution du 12 juillet 1961, a rejeté fermement sur les Soviets toute la responsabilité de la crise. Il est vrai qu'en 1948-1949, c'étaient les Américains qui avaient, avec l'aide des Anglais, ravitaillé la ville par un pont aérien. 3 Chef d'état-major de la marine américaine. Il avait précédemment mis au point les premiers moteurs à propulsion nucléaire et le premier sous-marin nucléaire, le Nautilus, lancé en 1954. 4 Le quarteron, cela voulait dire quatre dans son esprit (comme quatuor ou quadrige), et non pas vingt-cinq, le quart de cent, ce que signifie ce vieux mot français. La poire d'angoisse signifie pour lui un supplice intolérable, non un bâillon pour empêcher de crier. Etc. 5 Ancien administrateur général du CEA, ministre de 1959 à avril 1962, patron du Bureau des recherches pétrolières et pionnier de l'industrie pétrolière française. 6 Courte introduction placée en tête d'un texte. Chapitre 16 «LES CHIENS ABOIENT, LA CARAVANE PASSE » Tandis que s'amoncelaient les nuages sur l'Atlantique et sur l'Europe, j'avais retrouvé la presse. Entre Noël et le Nouvel An, je m'étais remis à recevoir régulièrement les correspondants anglo-américains, pour essayer de renouer avec eux des relations cordiales. Il y avait fort à faire. Petit Matignon, 3 janvier 1963. Ces journalistes nourrissent à l'égard du Général une sorte de haine-admiration, où la haine l'emporte, de beaucoup, sur l'admiration. Mais ils font honnêtement écho aux informations et analyses que je leur donne, même si elles leur apparaissent comme des plaidoyers. Ils localisent leurs informations sous la formule : « from inside sources 1 . » Ils m'appellent entre eux : The insider 2 . Je tamise les propos du Général : « Il n'est pas impossible que le général de Gaulle, le 14 janvier, montre les difficultés qui font obstacle pour le moment à l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun... Je ne serais pas tellement surpris que le Général explique les raisons pour lesquelles la France demande à réfléchir avant de participer à la force multilatérale... » Petit Matignon, 4 janvier 1963. Le chef du service de presse du Quai d'Orsay me téléphone, furieux : « Vous avez laissé entendre aux journalistes anglo-américains que la conférence de presse du Général allait annoncer la rupture des négociations sur l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. 1. c'est faux ; 2. même si c'était vrai, il n'aurait pas fallu le dire. » Ce haut-fonctionnaire est mon ancien. Il en a gardé le ton, qu'avivent un sentiment bien naturel de dépossession, et des réflexes qui sont ceux du Quai de la IVe. Mais comment ne comprend-il pas que, si je ne suivais pas scrupuleusement la ligne du Général, je ne resterais pas porte-parole un jour de plus ? Et comment peut-il se glisser dans la marge de liberté que m'accorde le Général ? Il ajoute : « J'ai démenti catégoriquement. » Je lui réponds ironiquement : « Méfiez-vous. Si le Général dément votre démenti, la presse ne vous croira plus. — Ne vous inquiétez pas pour ma crédibilité. En tout cas, je vous engage à ne plus vous lancer dans de pareilles élucubrations. » Il a appelé sur l'interministériel 3 , dont il ne dispose pas. Il est donc dans le bureau de Couve, ou au moins dans celui de son directeur de cabinet. Je lui réponds sèchement : « Si M. Couve de Murville a des observations à me faire, veuillez lui demander de me les faire lui-même. » Couve ne m'a pas rappelé. Je n'arrive pas à croire qu'il n'ait pas été plus prévenu que Pompidou des intentions du Général. Le lendemain, Pompidou, voyant que mes confidences sur la prochaine conférence de presse font les titres des journaux anglais et américains, me demande si j'ai l'aval du Général. AP : « Je n'ai pas l'aval explicite pour cette conférence de presse, mais il m'a donné son accord pour ma méthode : laisser filtrer des confidences sur ce qu'il va dire, de manière à amortir le choc. Le jour où il parle, la première réaction défavorable étant déjà absorbée, les gens devraient être moins réfractaires. Si on avait pu préparer les esprits à sa conférence du 15 mai dernier sur l'Europe, elle n'aurait sans doute pas eu des conséquences aussi regrettables. » « Si Le Figaro et L'Immonde me soutenaient, je considérerais que c'est une catastrophe nationale » Salon doré, 16 janvier 1963. Le Général me répète, avec encore plus d'énergie, ce qu'il m'a dit déjà plusieurs fois au sujet des journalistes : « Peyrefitte, je vous supplie de ne pas traiter les journalistes avec trop de considération. Quand une difficulté surgit, il faut absolument que cette faune prenne le parti de l'étranger, contre le parti de la nation dont ils se prétendent pourtant les porte-parole. Impossible d'imaginer une pareille bassesse — et en même temps, une pareille inconscience de la bassesse. « Vos journalistes ont en commun avec la bourgeoisie française d'avoir perdu tout sentiment de fierté nationale. Pour pouvoir continuer à dîner en ville, la bourgeoisie accepterait n'importe quel abaissement de la nation. Déjà en 40, elle était derrière Pétain, car il lui permettait de continuer à dîner en ville malgré le désastre national. Quel émerveillement ! Pétain était un grand homme. Pas besoin d'austérité ni d'effort ! Pétain avait trouvé l'arrangement. Tout allait se combiner à merveille avec les Allemands. Les bonnes affaires allaient reprendre. « Bien entendu, cela représente 5 % de la nation, mais 5 % qui, jusqu'à moi, ont dominé. La Révolution française n'a pas appelé au pouvoir le peuple français, mais cette classe artificielle qu'est la bourgeoisie. Cette classe qui s'est de plus en plus abâtardie, jusqu'à devenir traîtresse à son propre pays. Bien entendu, le populo ne partage pas du tout ce sentiment. Le populo a des réflexes sains. Le populo sent où est l'intérêt du pays. Il ne s'y trompe pas souvent. « En réalité, il y a deux bourgeoisies. La bourgeoisie d'argent, celle qui lit Le Figaro, et la bourgeoisie intellectuelle, qui lit Le Monde. Les deux font la paire. Elles s'entendent pour se partager le pouvoir. « Cela m'est complètement égal que vos journalistes soient contre moi. Ça m'ennuierait même qu'ils ne le soient pas. J'en serais navré, vous m'entendez ! Le jour où Le Figaro et L'Immonde me soutiendraient, je considérerais que c'est une catastrophe nationale ! « Les Américains se sont infiltrés dans tous les organes de propagande » AP. — Si nos porte-plume se veulent frondeurs, c'est sans doute qu'ils répondent à l'attente de leur public ? Notre tempérament national nous porte à la critique. GdG. — Mais non ! Ce n'est pas un phénomène seulement français. C'est la même chose dans d'autres pays. En Allemagne, par exemple, la presse est également déchaînée. Adenauer m'a raconté qu'il y avait une agence de presse très puissante, en Allemagne, qui ne faisait que distribuer des articles ou des nouvelles rédigées par les Anglais, de manière à favoriser les intérêts anglais. Au cours de mon voyage, en septembre, le peuple allemand était soulevé d'enthousiasme, mais la presse était contre moi, parce que c'était le mot d'ordre des Anglo-Saxons. L'Allemagne a une mauvaise Constitution. Elle donne le pouvoir aux appareils des partis. Elle a été fabriquée par les Anglais et les Américains. Elle interdit le référendum. C'est-à-dire que le peuple est mis hors circuit. « C'est la même chose partout. Les Américains se sont infiltrés dans tous les organes de propagande et dans les partis. Ils ont noyauté les structures politiques. Seul le peuple a encore des réflexes. « En tout cas, je ne veux plus de journalistes accrédités 4 à l'Elysée. » Comment suivre de pareilles instructions ? Je crois bien que, si je les avais appliquées, il m'aurait en fin de compte sévèrement jugé. « La presse soi-disant française » Après le Conseil du 30 janvier 1963, il reprend devant moi : « L'attitude de la presse française dans toute cette affaire anglaise est un véritable scandale. « Que Massip dans Le Figaro, ou Lazurick dans L'Aurore, crachent sur moi et chantent la gloire des Américains, cela n'a aucune importance ; c'est dans leur rôle. Il faut bien que leurs lecteurs trouvent leur satisfaction en les lisant. Mais ça va beaucoup plus loin. « Oh ! je ne dis pas que la presse soi-disant française reçoive aujourd'hui des enveloppes des ambassades étrangères, comme c'était régulièrement le cas avant la guerre. Ça ne date pas d'hier. Quand Paul Cambon était ambassadeur auprès de la Sublime Porte, le Sultan lui avait demandé : "Pourquoi la presse française me coûte-t-elle plus cher que les autres ?" Vous savez que le professeur Baumont procède à la publication des archives de la Wilhelmstrasse ; d'où il ressort que les principaux journaux parisiens étaient abondamment payés par l'ambassade d'Allemagne avant la guerre. La publication de ces documents devrait faire quelque bruit, mais elle n'en fera pas ; les journalistes, d'instinct, se solidarisent avec la presse d'avant-guerre, bien qu'elle ait cédé la place à celle de la Résistance en 44. Ils préfèrent passer sous silence les turpitudes du passé. « Je crois surtout que l'Amérique et l'Angleterre paient indirectement. Et je t'invite à venir faire des conférences ! Et je t'invite à dîner ! Et je t'invite à venir faire un semestre dans une Université ! Et je t'invite à un voyage de propagande ! Et je t'envoie une caisse de whisky ! Et il n'y a pas tellement besoin de faire d'efforts, car le snobisme anglo-saxon de la bourgeoisie française est quelque chose de terrifiant. « Cette espèce de trahison de l'esprit » « Mais il y a plus grave. C'est l'esprit d'abandon. Cette espèce de trahison de l'esprit, dont on ne se rend même pas compte. L'esprit de Locarno 5 , l'esprit qui nous a amenés à tout lâcher sans aucune garantie, l'esprit qui nous a amenés à laisser réoccuper la Rhénanie 6 , l'esprit qui nous a conduits à rendre sans contrepartie leur charbon et leur acier aux Allemands, pour construire la CECA dans les conditions où on l'a construite. Comme si le but d'une politique française était de faire plaisir aux autres pays et de faire en sorte qu'il n'y ait plus de France ! Surtout, ne pas faire de peine aux étrangers ! Il y a chez nous toute une bande de lascars qui ont la vocation de la servilité. Ils sont faits pour faire des courbettes aux autres. Et ils se croient capables, de ce seul fait, de diriger le pays. « Inutile de dire que tous ces individus ne peuvent plus cacher leur dépit. Tous ces Jean Monnet, tous ces Guy Mollet, tous ces Paul Reynaud, tous ces Pleven, tous ces Spaak, tous ces Luns, tous ces Schroeder, tous ces Cattani, forment une confrérie européenne. Ils pensaient pouvoir se répartir les places et les fromages. Ils sont tout surpris de voir que ça ne marche pas tout seul. Alors, comment vous étonner qu'ils ne soient pas contents ? Ils sont malades d'être tenus à l'écart ! Ils peuvent compter sur moi pour les tenir à l'écart tant que je pourrai le faire. « Heureusement, le peuple a la tripe nationale. AP. — Savez-vous, mon général, que depuis votre conférence de presse du 14 janvier, d'après les sondages de l'IFOP, la courbe de votre popularité a augmenté de 5 % ? GdG. — Peut-être. Le peuple est patriote. Les bourgeois ne le sont plus ; c'est une classe abâtardie. Ils ont poussé à la collaboration il y a vingt ans, à la CED il y a dix ans 7 . Nous avons failli disparaître en tant que pays. Il n'y aurait plus de France à l'heure actuelle. » « Plus les journalistes m'attaquent, plus ils font la propagande de mes idées » Salon doré, 6 février 1963. GdG : « Le comportement de notre presse est scandaleux. Ça fait d'ailleurs vingt-trois ans que je le constate. (Il compte à partir du 18 Juin, comme pour sa propre légitimité.) La presse française déteste la France. Alors, ça fait vingt-trois ans que j'essaie de doubler la presse, qui m'est résolument hostile, par la radio, et maintenant la télévision, pour atteindre les Français. Mes efforts n'arrivent pas à changer les choses, malgré quelques modestes résultats. Je ne vous le reproche pas. Je sais bien que vous n'y pouvez à peu près rien. Tâchez au moins de tenir de votre mieux la radio et la télévision. AP. — Je n'arrive pas à me résigner à ce que les journalistes ne puissent pas comprendre notre position dans une affaire comme la force multilatérale. Couve n'a pas le temps de s'occuper de la presse. Et le service de presse du Quai, comme l'ensemble de la classe politique, est si éloigné de vos idées ! Il faut expliquer, répondre aux objections, essayer de convaincre en petit comité. Sinon, rien ne fera contrepoids à la formidable capacité de pression de l'ambassade des États-Unis et de celle de Grande-Bretagne. GdG. — Essayez. Je veux bien, mais je ne crois pas que vous y arriviez. Les Américains ont trop d'intérêt à maintenir les pays d'Europe occidentale à l'état de protectorat, et les Anglais ont trop d'intérêt à ce que ça ne se sache pas. Les Américains ont payé leur tribut sur les plages de Normandie. Ils n'ont plus envie d'essuyer la mitraille. On peut les comprendre. Ils préfèrent les bombardiers, les missiles et les postes de commandement. Et ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent qu'on dise qu'ils sont piétaille. Vous n'y pouvez rien. « D'ailleurs, croyez-vous que cet acharnement de la presse me porte préjudice ? Je me demande quelquefois s'il ne me fait pas du bien. Le peuple sent les choses. Il sait instinctivement de quel côté est le patriotisme, de quel côté la bassesse. Plus les journalistes m'attaquent, plus ils font la propagande de mes idées. « Soyez serein, Peyrefitte. » Depuis lors, j'ai suivi systématiquement cette méthode des « fuites préalables ». Elle ne diminue pas le suspens, elle l'augmente, tout en offrant quelques chances d'émousser l'indignation, non, certes, des commentateurs, mais du public, qui se dit : « On le savait déjà. » Il m'est arrivé plus tard de penser que la même méthode, appliquée quelques semaines avant son voyage de juillet 1967 au Québec, aurait pu éviter, sinon les remous de la presse outre-Manche et outre- Atlantique, du moins que la presse française fasse aussi massivement chorus. « Rien n'est aussi payant que le silence » À la sortie du Conseil du 13 février 1963. GdG : « On m'a dit que vous aviez l'intention de donner une interview à la télévision américaine. AP. — Je vous ai soumis le texte des questions et le schéma de mes réponses. GdG. — Oui, mais voyez-vous, le temps des explications est clos. Nous n'avons plus d'explications à donner. J'ai exposé la politique de la France le 14 janvier. Pendant quelques semaines, ça a été la foire d'empoigne. Maintenant, le débat est fini. AP. — Mais ne pensez-vous pas qu'il ne faut pas laisser la parole à vos seuls adversaires ? Pendant que nous nous taisons, les autres ne se font pas faute de parler et notre point de vue n'est pas défendu. GdG. — Mais alors, que ce ne soit pas ex cathedra. Si vous parlez à la télévision, vous engagez le gouvernement tout entier et moi-même. Il vaut mieux alors faire parler quelqu'un qui n'est pas membre du gouvernement. Vous pouvez par exemple vous servir de Maurice Schumann, qui n'a pas été mauvais du tout (dans le langage litotique du Général, cette expression signifie "excellent", "percutant") l'autre jour à la télévision. (À plusieurs reprises, j'avais demandé au Général l'autorisation de le faire passer ; il grognait ; la pénitence des ministres MRP démissionnaires devait encore durer. Maurice Schumann est passé cette fois-ci sans que j'aie sollicité l'avis du Général ni de personne, et il en est très content ; preuve qu'il faut quelquefois prendre des initiatives sans lui en parler à l'avance.) AP. — En dehors de Maurice Schumann, je ne vois pas beaucoup de parlementaires qui puissent être des porte-parole de la politique gaulliste en politique étrangère... Je veux dire qu'ils ne sont pas suffisamment au courant des choses. GdG. — Mais si, mais si, il y a bien des députés... (Il cherche des noms, n'en trouve pas.) « Vous savez, rien n'est aussi payant que le silence ; les autres, ils s'empêtrent dans leurs propres contradictions et tout ça s'effondre dans le ridicule. Rien n'est aussi efficace que l'impassibilité. Les chiens aboient, la caravane passe. Tout le monde se fatigue d'entendre les aboiements. C'est ce qui est arrivé. On s'est rendu compte qu'il n'y avait rien à faire contre nous.» « Votre Shakespeare, on ne sait même pas s'il a existé » Au cours du voyage dans les Ardennes, le 23 avril 1963, bien que ce ne soit plus le 1er avril, Curtis Prendergast, journaliste américain qui accompagne le convoi présidentiel, vient me glisser dans l'oreille, au nom de ses confrères : « C'est aujourd'hui le birthday de Shakespeare. Ça nous ferait plaisir à nous, journalistes anglais et américains, si le Général y faisait une allusion dans un de ses discours, ou s'il citait un vers de Shakespeare, comme il sait si bien faire. Pourriez-vous le lui demander ? Nous vous en serions si reconnaissants. » Je profite de la première halte venue pour transmettre la supplique au Général cum grano salis. Le Général, calme mais catégorique : « Vous n'y pensez pas ! Pourquoi voulez-vous faire plaisir aux journalistes anglo-saxons ? Vous trouvez qu'ils se sont acquis des titres à nos faveurs ? En tout cas, ce n'est pas le lieu, ni le moment. Et puis, votre Shakespeare, on ne sait même pas s'il a existé8 ! Alors, comment voulez-vous savoir sa date de naissance ? » Le Général a flairé un piège. Il est la personne la plus difficile à mettre en boîte que je connaisse. 1 « De sources intérieures » (au pouvoir). 2 « L'informateur du dedans.» 3 Téléphone intérieur au gouvernement, essentiellement réservé aux ministres et à leurs directeurs de cabinet. 4 Il y avait des accrédités à l'Élysée, tout comme à Matignon et dans les différents ministères. Ils ont été tenus à l'écart quelque temps, puis sont revenus. 5 Réunis à Locarno en octobre 1925 à l'initiative de Briand et de Stresemann, les représentants de la France, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Belgique signent un traité garantissant l'inviolabilité des frontières entre l'Allemagne, la France et la Belgique, ainsi que le maintien de la zone démilitarisée de Rhénanie. 6 En mars 1936, prenant prétexte de la récente ratification du pacte franco-soviétique, Hitler se déclare délié des engagements pris à Locarno et réarme la Rhénanie. 7 Communauté européenne de Défense, dont le projet, lancé par René Pleven en 1950, avait pour but de créer une armée européenne « intégrée » sous commandement « supranational ». Le traité de Paris (mai 1952) qui l'institua fut ratifié par l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, mais rejeté, en août 1954, par l'Assemblée nationale française, qui fit ainsi échouer le projet, sous la pression des gaullistes et des communistes. 8 Plus exactement, on ne sait pas si cet auteur, qui a bien existé, a écrit les pièces qu'on lui attribue. Chapitre 17 «LES RAPPORTS FRANCE-ALGÉRIE DOIVENT DEVENIR UN MODÈLE » Au Conseil du 3 janvier 1963, Broglie, nouveau secrétaire d'État aux Affaires algériennes, fait sa première communication : « Les semaines passées ont amené une détente entre la France et l'Algérie et en Algérie même. Nos conversations avancent. « La promotion : devenir cambriolé au lieu de cambrioleur » « Ben Bella a envoyé un message pour Noël aux Européens : "Venez, nous avons besoin de vous. Vous êtes chez vous, comme tous les Algériens. Le gouvernement prendra toutes les mesures pour vous faciliter les choses." « Il multiplie les tournées en Algérie pour rassurer les Européens. Son attitude s'oppose à celle de Khider 1 , pour lequel l'Algérie doit coopérer avec le monde entier, sauf la France. On ne signale plus de disparitions, mais il y a des cambriolages nombreux. Il est vrai que les Algériens les plus favorisés en sont également victimes, y compris les ministres. L'un d'entre eux, chef d'entreprise, s'est vu voler tous ses camions. GdG. — La promotion, en Algérie, consiste à devenir cambriolé au lieu de cambrioleur. « Les familles de travailleurs doivent rester en Algérie » Broglie. — Les Algériens continuent à se mettre dans des embarras inextricables. Leurs recettes ne peuvent pas dépasser 230 milliards d'anciens francs 2 . Or, ils en sont déjà à 280 milliards de dépenses prévues. Il leur faudra donc augmenter les impôts, donc le coût de la vie. Cela repose sur le pari de la relance, mais il sera perdu s'il n'y a pas sécurité des personnes et des biens. Ce qui n'est pas encore le cas. Fouchet. — J'ai vu Farès, Mostefaï et Abdesselam. Tous les trois sont sur la réserve. Le plus grave de tout, c'est le vide administratif. L'hémorragie française les prive des cadres nécessaires. GdG. — N'oubliez pas que vous n'êtes plus Haut-Commissaire à Alger, mais ministre de l'Éducation nationale ! » La réplique a été cinglante : il n'apprécie guère qu'un ministre technique se mêle de ce qui n'est pas dans ses attributions ; à plus forte raison, de ce qui a été dans ses attributions et qui doit désormais lui échapper. Vue de militaire : on n'interfère pas avec un successeur au sujet d'une unité qu'on a cessé de commander. Fouchet ne se laisse pas démonter : « Justement, mon général, ils sont venus me voir à ce titre. Leurs grosses difficultés pour le paiement des enseignants recommencent. GdG. — La même baliverne se produit avec la coopération en Afrique. Pourquoi ces stupidités, pourquoi ne sont-ils pas payés ? Pompidou. — C'est un problème de PTT. Les trois quarts des chèques envoyés par la poste pour payer les instituteurs sont revenus, parce que les postiers algériens ne savent pas lire l'adresse. Marette. — Les facteurs algériens sont souvent illettrés : même quand on prend la peine d'écrire une suscription en arabe, ils ne sont pas en mesure de la lire. Broglie. — Nous avons construit un bel édifice, comme s'il y avait une structure algérienne. Mais il n'y en a pas. Grandval. — Les autorités algériennes prolongent l'action du FLN. Pour les mouvements de main-d'œuvre algérienne, elles veulent tout contrôler au départ, mais refusent qu'il y ait un contrôle à l'entrée en métropole. GdG. — On ne peut tout de même pas laisser entrer des travailleurs algériens en France comme ça ! Ils ne sont pas en pays conquis ! Broglie. — Pour l'immigration de la main-d'œuvre algérienne, il y a une divergence sur les allocations familiales : les Algériens demandent qu'elles soient portées au taux pratiqué dans le lieu de travail. Il nous paraîtrait logique qu'elles soient versées au taux pratiqué dans le lieu de résidence de la famille, c'est-à-dire en Algérie. GdG. — Évidemment ! Les familles des travailleurs migrants doivent rester en Algérie et le taux des allocations va à l'avenant. La question ne se pose pas. » « Tous les Algériens voudraient s'installer en France » Pompidou (voyant que le Général commence à s'énerver, il veut aussitôt calmer le jeu. Il a le souci d'éviter au Général les tensions inutiles. Tout en étant à la tête du gouvernement, il reste le directeur de cabinet). — Il y a des progrès certains. La coopération technique marche bien. La présence de nos hauts fonctionnaires en mission fait des miracles. C'est comme un mécanicien qui remet aussitôt en marche une auto dont la conductrice ne sait même pas ouvrir le capot. Les Algériens demandent que nos consuls soient chargés de régler le problème du vin... Tout ça, c'est bon. « Ce qui est mauvais, ce sont les ministres algériens qui arrivent en France avec arrogance et ont des exigences extraordinaires. Ils veulent la réciprocité en tout ! Puisque nous installons un système français en Algérie de manière à pallier leur sous-administration, ils veulent qu'il y ait un système algérien en France : par exemple, des représentants du Trésor algérien qui surveilleraient notre système de trésorerie et de fisc en France. C'est comique. Ils veulent voir, à la Santé et dans les autres prisons de la région parisienne, si les Algériens ne sont pas torturés ! « Nous devons assurer nous-mêmes le contrôle des Algériens en France. Nous ne devons pas nous laisser envahir par la main-d'œuvre algérienne, qu'elle se fasse ou non passer pour des harkis. Si nous n'y prenions pas garde, tous les Algériens viendraient s'installer en France ! Nous ne pouvons pas admettre non plus qu'une police auxiliaire étrangère s'installe en France. Les vues des responsables algériens sont si éloignées des nôtres, sur tous ces problèmes, qu'il y a nécessairement des points de friction. » Le Général a retrouvé sa sérénité : Pompidou exerce sur lui une action sédative. Il conclut : « Ce ne sont pas des questions insolubles ! Il faut que nous apprenions à faire une gymnastique de la coopération. Pour tout avantage donné, il nous faut une contrepartie, c'est-à-dire un avantage reçu. Nous devons à la fois être ouverts et fermés. » Au Conseil du 16 janvier 1963, on examine la question de l'amnistie sur les événements d'Algérie (particulièrement, l'affaire du réseau Jeanson 3 ). GdG : « Ce n'est pas parce que nous avons accordé l'indépendance à l' Algérie, qu'on doit couvrir de fleurs des gens qui ont combattu l'armée française. » « L'Algérie n'intéresse plus personne » Le Général m'avait annoncé qu'il traiterait aussi de l'Algérie et de la coopération franco-algérienne dans sa conférence de presse du 14 janvier 1963. Il n'en a rien fait. À l'issue du Conseil du 24 janvier, je lui demande pourquoi. GdG : « Il y avait d'autres sujets plus importants dans l'immédiat. Et on ne m'a même pas questionné sur l'Algérie, ce qui prouve qu'elle n'intéresse plus personne. AP. — Qu'auriez-vous dit si vous aviez traité ce sujet ? GdG. — Eh bien, que l'Algérie est maintenant en bonne voie. C'est beaucoup moins désespéré que l'on n'aurait pu le craindre. « Les dernières semaines ont révélé aux Algériens combien l'Algérie avait besoin de la France ; ils commencent à comprendre. Et puis, il en est des colères nationales comme de toutes les passions, elles retombent avec le temps. Le fanatisme algérien, qui s'était déchaîné contre nous, est en train de disparaître. En pratique, seuls les militants et les militaires étaient des fanatiques. Tout ça est en train de se tasser. Attendons encore quelques mois et vous verrez que la coopération franco-algérienne a un grand avenir. « Il reviendra des Français en Algérie. Il est probable que ce ne seront pas les mêmes. Ce sont ceux qui s'y rendront au titre de la coopération : les Algériens mesurent combien ils en ont besoin. Mais qu'ils ne viennent pas avec l'idée de s'installer de père en fils ! Il faut venir avec une valise et être prêt à repartir aussitôt. » « Ça vous est égal, Monsieur le ministre des Finances ? » Le Conseil du 30 janvier 1963 commence par l'examen du décret sur le personnel enseignant en Algérie. Broglie : « Il faudrait spécifier que la prime spéciale instituée par ce décret doit être versée mensuellement et non semestriellement. GdG. — Qu'on écrive dans le décret que c'est mensuel ou que c'est semestriel, de toute façon, vous savez bien qu'on ne les paie pas ! » Le Général jette un œil sévère du côté de Giscard, qui ne bronche pas. Joxe appuie la demande de Broglie : « Les fonctionnaires français en Algérie ne sont pas payés depuis des mois, c'est scandaleux. GdG (agacé que Giscard n'ait pas réagi). — Puisqu'on continuera de ne pas les payer, ces fonctionnaires, ça vous est égal qu'on soit censé les payer mensuellement ou semestriellement, Monsieur le ministre des Finances ? » Giscard reste muet. Un autre aurait bredouillé, se serait confondu en excuses. Giscard soutient le regard du Général et a la force de se taire. « Cette communication est bien intéressante » Broglie rend compte ensuite du voyage qu'il vient d'effectuer en Algérie. « Les complexes des Algériens disparaissent à vue d'œil. Ben Bella m'a dit à plusieurs reprises que sa politique à l'égard de la France n'était pas inspirée par des intérêts économiques passagers, mais correspondait à un choix politique profond et définitif. « Les Algériens ont un sentiment de dignité retrouvée qui efface la blessure. C'est un peuple de paysans qui a pris les armes pour reprendre la terre dont les colons s'étaient emparés. En dix ans, après la Seconde guerre, 400 000 hectares de plus de terre algérienne avaient été saisis par les colons français, alors que la population musulmane augmentait rapidement. GdG. — Et alors que les surfaces cultivables diminuaient du fait de l'usure des sols. Broglie. — La réforme agraire se fera et emportera l'ensemble de la colonisation française. Nous ne pouvons pas nous y opposer. Quinze cents propriétaires français détiennent encore à ce jour deux millions d'hectares ! Mais nous nous maintiendrons en Algérie dans les domaines où nous jouerons un rôle utile : en agriculture pour les agrumes et les vignobles, dans l'industrie et le tertiaire, il y a une grande place pour la France. « L'influence culturelle de la France est considérable : quatre-vingt-huit heures sur cent quatre de radio et quinze heures sur vingt-quatre de télévision sont des émissions françaises. Le Sahara est au beau fixe. On construit de nouveaux pipe-lines. Les rapports avec les militaires français sont excellents. Les Algériens nous demandent de leur former du personnel militaire, de leur créer une école de gendarmerie. « Ben Bella n'est nullement noyé. Il a une stature. Pour ma visite d'adieu, nous nous sommes retrouvés, avec Gorse, dans la cuisine de son petit appartement. Il nous a dit qu'il y a bien un courant communiste souterrain. Mais les raisons de coopérer sont plus puissantes. Des raisons propres à l'Algérie, qui a un gouvernement plein de bonne volonté et de réalisme. Des raisons propres à la France : aider ceux de nos compatriotes qui y sont restés. Des raisons communes : depuis l'échec de Cuba, l'Algérie est la seule expérience possible de coopération entre un pays industrialisé d'Occident et un pays sous-développé. L'échec de cette expérience rejetterait l'Algérie vers le communisme. Sa réussite aurait au contraire une grande portée. Ces réflexions de Ben Bella prouvent sa maturité et justifient l'appui que nous lui apportons. » Broglie compose ses communications avec soin. Alors que beaucoup de ministres se contentent de paraphraser les rapports de leurs services, il écrit ses textes comme un morceau de littérature. Il peaufine les formules. Il les arrondit en sentences. Il jongle avec les paradoxes. Il débouche sur de grandes perspectives historiques. On croirait entendre du Chateaubriand, mais un Chateaubriand qui s'adresserait à Napoléon avec le souci de ne rien dire que celui-ci ne souhaite entendre. Du grand art. Il veut visiblement garder ces pages d'anthologie pour les retranscrire dans ses futurs Mémoires 4 . On comprend aussi pourquoi il prend — le seul des ministres en dehors de moi — des notes sur toutes les interventions qui en valent la peine, à commencer par celles du Général. (Je ne sais s'il échappe à l'interdit en vertu d'une autorisation spéciale, ou s'il profite du fait qu'il se trouve du même côté de la table que Pompidou.) Le Général apprécie la forme, et, ce jour-là, le fond. Il a entendu ce qu'il désire voir se réaliser. Il a visiblement bu du petit-lait. Il conclut avec une chaleur inhabituelle : « Merci vivement de cette communication, bien intéressante à toutes sortes d'égards. » « Un modèle de relations » Après le Conseil, le Général prolonge pour moi ce tableau euphorique : « La population française restée sur place tient bon. Il y a un renversement de tendance, avec un solde positif des retours par rapport aux départs d'Européens. La présence française en Algérie change de structure. La mission de nos représentants est de faire respecter les droits des Français. « C'est un exemple dont les perspectives peuvent dépasser de loin les rapports de la France et de l'Algérie, pour devenir un modèle de relations entre le monde occidental et les pays sous-développés. » 1 Mohammed Khider était alors secrétaire général du bureau politique du FLN. 2 Jusqu'en 1965, on comptait encore souvent en anciens francs au Conseil, malgré quelques rappels à l'ordre du Général et quelques murmures de Giscard. 3 Réseau d'aide au FLN, pendant la guerre d'Algérie, animé notamment par Francis Jeanson, qui a été condamné en octobre 1962 à dix ans de prison. 4 Hélas, Jean de Broglie a été assassiné le 24 décembre 1976, victime d'un crime crapuleux. Chapitre 18 « L'ALGÉRIE S'ORIENTALISE » Au Conseil du 20 février 1963, Broglie présente avec satisfaction une dizaine de conventions qui vont créer de nouvelles attaches entre l'économie algérienne et l'économie française. Les deux pays réservent à Air-Algérie (dont le directeur général sera Français) et Air-France le monopole du trafic entre eux. L'Institut géographique national est chargé par Alger de la cartographie algérienne. Suivent des conventions d'assistance sur les pêches, les chemins de fer, la sécurité aérienne, l'électricité et le gaz d'Algérie, etc. « Ces conventions, qui consacrent une reprise en main de l'économie par la France, préparent le retour en Algérie de nombreuses entreprises françaises. GdG. — Cet ensemble est important. Je n'ai donc pas d'observations à faire sur le fond, bien au contraire. « Mais, sur la forme, je dois en faire une. Quand un ministre prépare des accords de cette sorte, il faut, avant qu'il les signe, qu'il saisisse le Conseil des ministres ; soit qu'au début de la négociation, le Conseil définisse la latitude dont disposent les négociateurs ; soit qu'en fin de négociation, il approuve le projet. Je n'ai pas été au courant. C'est une manière de faire qu'il faudra éviter à l' avenir. » Le Général saisit toute occasion de tracer un sillon d'où l'on ne puisse ensuite sortir. « L'irresponsabilité du Monde est incroyable » Au Conseil du 20 mars 1963, Couve : « Les expériences atomiques dans le Sahara devaient avoir lieu dans des conditions de secret absolu 1 . Ben Bella était décidé à ne pas les entendre. Malheureusement, il ne peut plus faire le sourd : Le Monde a annoncé la dernière expérience avec une précision telle qu'il est évident qu'il y a eu fuite dans les services publics. Des conséquences pénibles en découlent, c'est-à-dire une grande émotion. » Fureur du Général : « L'irresponsabilité du Monde est incroyable. Mais incroyable aussi que la fuite ait pu avoir lieu ! Palewski. — J'ai enlevé son accréditation au responsable de l'article. GdG. — C'est incroyable qu'on admette des accrédités qui sont habilités à pêcher des informations dans les services en des domaines aussi sensibles ! C'est monstrueux ! Couve. — Ben Bella a élevé les protestations qu'il ne pouvait pas ne pas faire. » Chacun en prend pour son grade. Le Général : « Pourquoi ne pouvait-il pas ne pas les faire ? Les Algériens ont signé les accords d'Evian, qui nous autorisent à procéder à nos expériences pendant cinq ans, oui ou non ? Ils savaient ce qu'ils faisaient ! Ça n'a rien de clandestin ! Ces accords ont été adoptés par référendum ! Il faudrait un autre référendum pour qu'on revienne dessus ! Couve. — Ben Bella sait bien que nous sommes en train de préparer des sites de remplacement. Il va sûrement nous demander une remise en cause des accords d'Évian, de manière à apparaître comme celui qui aura obtenu que nous quittions les lieux, même s'il n'y est pour rien. De nouveaux incidents se produiront quand il y aura de nouvelles expériences. Désormais, il sera bien difficile qu'elles passent inaperçues. » « Ben Bella est en proie aux djinns » Au Conseil du 3 avril 1963, Broglie explique qu'à la suite de l'expérience atomique révélée par Le Monde, Ben Bella s'est cru obligé à une fuite en avant. « Il a repris à son compte les thèmes des Algériens les plus fanatiques. Les relations franco-algériennes sont désajustées (l'euphémisme fait sourire). « Après l'élan de la coopération en décembre et janvier, les Algériens se sont perdus dans des palabres. La mise en route de la coopération n'a pas été faite. Le conflit s'est développé entre Ben Bella et le secrétaire général du FLN, Khider. Le journal du FLN, El Moudjahid, dénonce la faiblesse de Ben Bella à l'égard de la France. « L'explosion atomique révélée par Le Monde a servi de détonateur. Une armée de chômeurs et de maquisards mal payés fournit des contingents de mécontents qui ne demandent qu'à descendre dans la rue. « Le 18 mars, paraît un décret sur les biens vacants. Il légalise les spoliations antérieures, en étendant la notion de vacance à une insuffisance d'exploitation, toujours facile à prononcer, qu'il s'agisse d'une ferme ou d'un cinéma. Ils mettent ainsi la main sur le domaine Borgeaud, le domaine Germain, le domaine Calan. Dans la lettre et dans l'esprit, ils violent les accords d'Évian. Il faut pourtant éviter un écueil. Les Algériens viennent de s' attaquer au plus gros représentant du colonialisme. Mais Borgeaud n'est pas la France. (On croirait entendre de Gaulle.) « Nous avons toujours dit que nous ne nous opposerions pas à une loi agraire. Mais nous devons manifester que nous sommes choqués du procédé, tout en évitant de dégrader une situation aussi fragile. Donner un avertissement par un freinage de l'aide, oui. Mais ne pas mettre en cause Évian. Si l'Algérie est en train d'évoluer non comme le Maroc, mais comme la Yougoslavie, qu'y pouvons-nous ? Notre marge d'action est étroite. Il faut éviter l'escalade des représailles et des contre-représailles. GdG. — Ben Bella est en proie aux djinns 2 . Il est aux prises avec ses rivaux ; avec les difficultés d'un pays qui ne peut maîtriser ses problèmes économiques et, par suite, se livre à la surenchère ; avec les démons que nous voyons s'agiter ces temps-ci chez les Arabes : romantisme éperdu, socialisme, panarabisme. « C'est imbuvable... ces propriétés énormes et scandaleuses » « Nous, Français, qui ne sommes pas assaillis par des démons ou par des djinns, nous devons nous en tenir aux accords d'Évian. Le gouvernement algérien en est sorti pour nationaliser les terres. Mais, de toute façon, ça ne pouvait pas rater : c'était inévitable, avec cette boîte à chagrins. Ça durera autant qu'il y aura des terres françaises en Algérie. « Ben Bella s'en prend aux biens vacants. Il fallait bien qu'ils soient à quelqu'un : puisqu'ils n'étaient à personne, ils sont à lui. On ne peut pas lui en vouloir. « Quinze Français détiennent encore à ce jour 150 000 hectares en Algérie. C'est imbuvable. C'est indéfendable, étant donné la frénésie élémentaire de ces fellahs. Eussions-nous maintenu l'Algérie française, nous aurions été obligés de supprimer ces propriétés énormes et scandaleuses. « Mais ça ne doit pas nous empêcher de manœuvrer ! On ne peut pas laisser faire ça comme ça. Il faut nous attendre à ce que la question des terres des colons se pose morceau par morceau. Toutes les terres vont finir par y passer, comme en Tunisie et au Maroc, c'est inévitable. Mais il y a la façon. Ben Bella s'y est pris bien mal. Il nous a manqué. Nous devons lui marquer notre réprobation et l'en pénaliser. Grandval (en profite pour signaler un champ de représailles possibles). — L'immigration algérienne en France a repris à une cadence inquiétante : 6 000 immigrés par semaine. GdG (impassible). — Ça fait 300000 par an. Ce n'est pas insupportable, à condition qu'ils retournent chez eux au bout d'un temps. Grandval (revenant à la charge). — Boumaaza 3 s'était fait fort de juguler ce flot. Mais l'Union générale des travailleurs algériens pousserait beaucoup les travailleurs à venir en France. Ils entrent sans contrôle sanitaire et ne savent rien faire. C'est une situation intolérable. Giscard (revenant à la dépossession des colons). — Une réforme agraire était inévitable, mais le procédé est tel qu'une réaction est nécessaire. Si cette réaction portait sur l'aide financière, nous subirions des pressions pour reverser la contre-valeur aux spoliés. Nous devons donc débrancher le plan de Constantine ! (On dirait qu'il parle des tuyaux qui maintiennent en vie un accidenté.) Nous ne devons pas refuser notre aide, mais la doser selon la bonne volonté qu'on nous témoigne. GdG. — Bien sûr, il ne faut pas indemniser nous-mêmes les gros colons dépossédés ! Cette appropriation a toujours été la cause de nombreux malheurs. Joxe. — On observe un glissement de Ben Bella vers la surenchère. S'il y résistait, Khider viendrait l'attaquer au détriment du patrimoine français et du pétrole. Missoffe. — Il faut s'attendre à recevoir 100000 rapatriés de plus, qui étaient retournés en Algérie cet hiver. Triboulet. — Expliquons-leur qu'en Afrique et à Madagascar, des sociétés d'économie mixte ont racheté des biens de colons. Les nouveaux exploitants remboursent peu à peu et tout se fait dans l'ordre. GdG. — Si les Algériens s'y prennent brutalement, ils ne trouveront plus, à l'avenir, que des techniciens des pays communistes. Frey. — Il y a de l'agitation dans le Midi contre l'importation de vins algériens. Il faudrait en réduire la quantité. Broglie. — Mais ça frapperait des Français restés en Algérie ! GdG. — Comme la coopération serait facile, si nous n'avions pas de Français en Algérie ! (C'est dit sur le ton d'une boutade amère, mais elle dévoile qu'il a finalement pris son parti du rapatriement massif des pieds-noirs.) S'il n'y avait pas de vins d'Algérie, est-ce qu'on arriverait à faire boire le vin de l'Hérault sans coupage ? Pisani. — L'habitude a été prise de boire un vin de degré élevé. Sept à dix millions d'hectolitres de vin d'Algérie sont indispensables. Pompidou (irrité par ces interventions à tout va). — Le ministre des Finances voudrait une rétorsion dans le domaine de l'argent, le ministre de l'Agriculture dans le domaine des vins, le ministre de l'Intérieur voudrait calmer l'Hérault, le ministre du Travail voudrait arrêter l'importation de la main-d'œuvre. Il faut voir la question sous un angle plus élevé, celui des rapports de la France et de l'Algérie. Côté travailleurs, ils arrivent tous avec des contrats et sont toujours embauchés. GdG. — Ce sont de vrais ou de faux contrats ? Pompidou. — De vrais contrats, surtout pour des entreprises de travaux publics. Nous pouvons toujours faire la grève du zèle, que le ministère des Finances sait si bien faire en envoyant des mandats avec six mois de retard ; procéder à des examens sanitaires, discuter des pièces d'identité, etc. Nous introduirons une gêne, qui sera notre principale pression. Ben Bella court après ce Khider. C'est mauvais signe : il semble en train de perdre la bataille avec son parti. Il faut donc s'attendre à une tension plus forte. Nous devons marquer un coup d'arrêt. Mais il faut choisir un meilleur terrain que le cas Borgeaud. » « Ça tiendra, tant que leur armée le voudra » Avant le Conseil du 17 avril 1963, Pompidou me glisse à l'oreille : « Vous savez que Ben Bella demande la révision des accords sur les sites militaires ? Nous faisons la sourde oreille. N'en parlez pas. D'ailleurs, on n'en dira rien au Conseil.» Joxe 4 , qui ne craint décidément pas de se faire rappeler à l'ordre comme n'étant plus compétent pour l'Algérie, donne des renseignements alarmistes : « Discussions orageuses au Caire ; attentat dans un train ; décomposition politique de l'Algérie ; rivalité de Ben Bella et du bureau politique du FLN. Ben Bella cherche à créer un mythe révolutionnaire autour de sa personne. Mais aussi, devant ces convulsions, la bourgeoisie pourrait provoquer un mouvement de type thermidorien. Situation fluide. GdG. — Ils ne travaillent pas. Ils ne s'occupent pas sérieusement de l'agriculture, ni des travaux publics. Ils bavassent. Le pays s'orientalise. Broglie. — On va vers une crise économique, doublée du départ des derniers Français d'Algérie. Triboulet. — Les Algériens n'ont ni les capitaux, ni les hommes pour appliquer le dixième de ce que prévoit leur plan ! Ils vont à une catastrophe évidente ! » Le Général, après le Conseil, me précise : « Voici la ligne générale que nous allons suivre. Des atteintes ont été portées aux accords d' Évian. Mais il ne faut pas les prendre comme prétextes pour une remise en cause générale des accords. Ne pas donner aux Algériens des prétextes de revenir sur les clauses militaires. Les accords d'Évian datent d'un an. Ils ont reçu l'approbation solennelle des deux pays par voie de référendum. Ils demeurent la loi des parties. Nous sommes décidés à nous y tenir, dans l'esprit où nous les avons signés. « Mais, dans l'application, il faut une certaine souplesse. Nous sommes d'accord pour faire la part du feu, dans un esprit de coopération. Nous reconnaissons qu'il appartient au gouvernement algérien de donner à son pays le régime économique et social de son choix. Il faut bien voir, pourtant, que ce choix s'effectue au détriment des intérêts français. Nous demandons qu'on ait des égards pour la France et pour les Français. « Ben Bella pourra-t-il tenir ou pas ? Il ne manque pas d'adresse. Il a rebouché le trou. Il cumule tous les pouvoirs, mais aussi tous les adversaires. Boumediene 5 l'appuie pour le moment. Combien de temps ça durera ? Tout repose sur l'armée, dans ces pays-là. Ça tiendra, tant que leur armée le voudra. » « Unifier l'Algérie et l'Égypte, c'est du vent » Dans le train entre les Ardennes et la Champagne, 24 avril 1963. AP : « Est-ce que Ben Bella évolue vers une dictature de type nassérien ? Attribuez-vous de l'importance au prochain voyage de Nasser ? GdG. — L'Algérie ne sait pas très bien où elle va. Ben Bella sans doute non plus. Il est obligé de louvoyer, de faire semblant. Il tend la main à Nasser, tout en nous donnant des assurances par en dessous. Il nous assure de sa bonne volonté, tout en prenant en public des attitudes violemment indépendantes. Tout ça, c'est de la logomachie. Ces gens sont en pleine IVe République. Ce sont des marionnettes qui viennent sur le devant de la scène, s'agitent, font des discours, puis s'en vont. « Nasser voudrait tellement que l'Algérie soit la quatrième étoile de la République arabe unie6 ! Mais ça ne pourrait pas tenir. Ni Bourguiba, ni le roi du Maroc ne sont prêts à accepter de disparaître, ni au profit d'un Maghreb à domination algérienne, ni au profit d'une République arabe unie sous la direction de Nasser. Et qu'est-ce que Nasser peut apporter à l'Algérie ? Rien ! De l'argent ? Des techniciens ? Il en a besoin lui-même. Comment ferait-il pour en donner aux autres ? « Et puis, Nasser s'est lancé dans un projet qui est contre la nature des choses. On n'a jamais raison contre elle. L'Egypte a toujours eu son unité. De tout temps, la vallée du Nil a rassemblé l'Egypte. Au contraire, des pays comme le Liban, l'Irak ou la Syrie ont toujours été divisés. Les Druses se sont toujours disputés avec les Maronites, lesquels ne se sont jamais entendus avec les Alaouites. Ni, en Irak, les Sunnites avec les Chiites, ou avec les Kurdes. Ce sont des pays voués à la division, parce qu'ils comportent des peuplades tout à fait différentes, qui n'ont pas la même langue, le même culte, le même passé, et qui ne se supportent pas mutuellement. Vouloir les unifier sous un seul sceptre est une prétention surhumaine. Ces gens ne voudront jamais être gouvernés que par un des leurs. Là encore, c'est parler pour ne rien dire. Nasser fait semblant d'unir, mais l'unité n'a pas de réalité profonde. C'est du vent. » Sur l' Algérie, le Général est ultra-sensible. Il réagit à la mesure de ses déceptions successives : celle de n'avoir pu faire mieux qu'Évian, celle de la fuite des pieds-noirs, celle d'une coopération mal engagée. Le plus souvent, il protège son équilibre en se durcissant ; mais comme il voudrait espérer ! Un moment, il a cru voir en Ben Bella un véritable chef, avec lequel on pourrait bâtir. Puis l'espoir est retombé. L'Algérie déstabilise le Général. 1 Les accords d'Évian prévoyaient le maintien de l'armée française pendant cinq ans au Sahara, pour les expériences atomiques et spatiales, et sur les aérodromes de Colomb-Béchar, de Reggane et d'Im-Anguel ; ainsi qu'à Mers-el-Kébir, pour quinze ans renouvelables. 2 Djinn, esprit malin ou oiseau de malheur dans les croyances arabes, illustré par le célèbre poème de Hugo. 3 Ministre de l'Économie du gouvernement algérien. 4 Il est devenu ministre d'État, chargé des Réformes administratives. 5 Ministre de la Défense. 6 L'union de l'Égypte et de la Syrie a été décidée par Nasser en juillet 1958. L'Irak vient de s'y rallier en avril 1963. Mais, après l'échec d'une tentative de putsch nassérien, ce qui a pour effet d'éliminer ses partisans à Damas, Nasser renoncera à son idée de République arabe unie en juillet 1963. Chapitre 19 « LE ROI DU MAROC VOUS A FAIT SON NUMÉRO DE JALOUSIE À L'ÉGARD DE L'ALGÉRIE ? » Au Conseil du 6 juin 1962, Couve rend compte de la visite du roi Hassan II et des conversations qui ont eu lieu au château de Champs1 : « Le roi Hassan II a posé la question de l'aide économique de la France au Maroc sous trois aspects. Les relations commerciales : il demande que la France garantisse ses achats de blé et de vin. La coopération et l'assistance technique : il a de plus en plus besoin d'assistance technique et réclame 2 000 enseignants de plus. La reprise d'une aide financière, interrompue depuis 1956 en contrepartie de l'octroi de l'indépendance. Les Marocains ont présenté des récriminations violentes, exigeant 25 milliards en argent frais pour 1962 ; faute de quoi on irait à la rupture. » Pompidou se fait l'avocat du roi : « Il faut tenir compte de l'évolution de l'Algérie. La venue du roi à Paris est un grand acte de courage. On ne peut pas le pousser dehors. Il a montré ses appétits sur la Mauritanie et sur le pétrole algérien. Vous verrez qu'il renoncera à ces exigences, moyennant une aide financière. Ça finira comme ça. L'essentiel est de ne pas rompre. Le roi fait des difficultés aujourd'hui pour être davantage dans le coup la fois prochaine. » Pisani s'effraie à l'idée d'une rupture avec le Maroc : « Nous devons nous préoccuper des agriculteurs français du Maroc. S'ils rentraient, en plus de ceux de l'Algérie, ça créerait les pires difficultés en France. Nous n'avons vraiment pas intérêt à les rapatrier en ce moment. » « Il ne faut pas se laisser piller » Le Général se montre réservé : « Il faudra bien faire un geste. Il faudra aussi en faire un pour la Tunisie. Ça nous coûtera quelque chose. Mais, je vous en conjure, il ne faut pas se laisser entraîner ! En particulier par les colons sur place ! L'intérêt de la France ne se confond pas avec le leur ! Il est raisonnable que nous contribuions à l'équipement de base du Maroc. Mais si nous mettons les pouces, les Marocains doivent les mettre aussi pour la Mauritanie et le pétrole. » Après le Conseil, il m'en dit un peu plus : « Il ne faut pas se laisser piller. Mais j'admets qu'il faut faire quelque chose pour donner satisfaction au Maroc et éviter un échec. « La vérité, c'est que les Marocains, après nous avoir tant tiré dans les jambes pendant la guerre d'Algérie, sont aujourd'hui furieux qu'elle soit terminée, et terminée comme elle l'a été. La guerre les mettait dans une position avantageuse. Ils regardaient les autres se battre et prodiguaient des conseils. Aujourd'hui, ils ont perdu leur stature. Et ils crèvent de jalousie en voyant ce que nous allons faire pour les Algériens. Ils s'étaient tout à fait résignés depuis 1956 à ce que nous ne leur apportions aucune aide ; ils étaient les premiers à reconnaître que c'était une contrepartie naturelle de l'indépendance. Seulement, ils sont hypnotisés par les avantages que les accords d'Évian offrent à l'Algérie pour établir une coopération organique. Eh bien, il faudra qu'ils s'y fassent. La fin d'une guerre de huit ans, ça vaut cher. » « La paix s'achète, quand on n'a pas su éviter la guerre » Salon doré, 5 juin 1963. Le Général me demande : « Vous êtes allé au Maroc ? C'était à titre privé ? AP (inconscient du piège). — Pas du tout. J'étais invité par le gouvernement marocain. J'ai signé une convention de coopération, c'est-à-dire d'assistance, pour un soutien technique à Radio-Télé-Maroc et la diffusion au Maroc d'émissions de la RTF. GdG. — Vous avez vu le roi ? AP (mordant à l'appât). — Bien sûr. GdG (sévèrement). — Quand un ministre fait un déplacement officiel à l'étranger, il faut que le Président de la République soit au courant au préalable ! Si vous m'aviez prévenu, je vous aurais chargé d'un message pour le roi, qui vient à Paris à la fin du mois. Et pourquoi n'avez-vous pas fait une communication en Conseil sur votre voyage ? Ce sont des pratiques à ne pas renouveler. » J'aurais dû me méfier, après avoir entendu en plein Conseil une semblable algarade, dont Palewski avait fait les frais. Mais je croyais bien faire en n'encombrant pas le Général, et en ne surchargeant pas le Conseil, d'un déplacement que je considérais comme mineur. Erreur ! Pour le Général, rien n'est mineur de ce qui affecte la place de la France dans le monde ; rien ne lui est étranger de ce qui touche l'étranger. Il a laissé passer quelques secondes après m'avoir sonné, puis m'a demandé gentiment : « Comment ça s'est passé ? AP. — Fort bien. C'était surtout un prétexte à contacts. La moitié des ministres m'ont rencontré. J'ai été reçu avec beaucoup d'amabilité et même d'apparat. Pour mon entrée au Palais, il y a eu une prise d'armes de la garde royale. GdG. — C'étaient des spahis ? (Le militaire perce sous le civil.) AP. — Oui, en grande tenue, pantalons garance bouffants. GdG. — Il vous a reçu dans son bureau ? AP. — Non, dans la salle du trône. Il était assis sur un trône surélevé, j'étais en contrebas avec notre ambassadeur, Pierre de Leusse. Il m'a chargé de vous dire l'amitié qu'il éprouve envers la France et la joie avec laquelle il s'apprête à venir à Paris. Il a évoqué "l'esprit de Champs". GdG. — Il vous a fait son numéro de jalousie à l'égard de l'Algérie ? AP. — Absolument : "Pourquoi la France ne donnerait-elle pas au Maroc, qui a pris son indépendance pacifiquement, une aide identique à celle accordée à l'Algérie, qui la lui a arrachée dans les larmes et le sang ? Pourquoi récompenser la violence et punir la non-violence ? Pourquoi une telle inégalité : 100 milliards d'un côté, 10 milliards de l'autre ?" » GdG. — La paix s'achète, quand on n'a pas su éviter la guerre. » « Les Arabes se détestent entre eux » J'entretiens le Général des problèmes de coopération dont on m'a saisi, en dehors de ma compétence : « Le roi se plaint de la précarité de ses liaisons téléphoniques. Les câbles passent par l'Algérie. Oran commande tout le trafic international du Maroc. Les conversations sont écoutées par les Algériens. Accessoirement, l'administration algérienne est incapable d'assurer la qualité des transmissions. Partout où les Français s'en vont, elle entretient mal le matériel. Il demande que soit posé un câble direct Perpignan-Ceuta, le plus rapidement possible, pour assurer l'autonomie des communications du Maroc avec le reste du monde. GdG. — Les Tunisiens font la même demande. Ils sont tout aussi furieux d'avoir à passer par l'Algérie et d'être soumis au contrôle des Algériens. AP. — Les Marocains sont très contents des fonctionnaires des PTT français au Maroc, ils demandent instamment à les garder. GdG. — Les Arabes se détestent entre eux et préfèrent les Français. « La démocratie et la légitimité ne vont pas forcément ensemble » AP. — La seule limite à la coopération franco-marocaine, c'est la fragilité de la démocratie au Maroc et l'attitude de l'Istiqlal2 , qui souffle sur les braises contre l'ancien colonisateur. GdG. — Vous savez, les démocraties sont toujours plus ou moins fragiles. Tout le monde ne peut pas s'offrir le luxe d'un régime fragile. Ce genre de pays, il vaut mieux qu'ils ne cherchent pas à être trop démocratiques. L'important, c'est que le pouvoir y soit légitime, c'est-à-dire qu'il corresponde au sentiment profond du peuple. Apparemment, c'est le cas au Maroc. La démocratie et la légitimité ne vont pas forcément ensemble. (Il est très rare que le Général donne un pareil coup de chapeau à un État étranger. Il est frappant que ce soit pour distinguer la "démocratie" de la "légitimité". La démocratie sans la légitimité ? Il doit penser à la IVe République. La légitimité sans la démocratie ? Il doit penser à lui-même en 1940-1944, au sultan Mohamed V assigné à résidence en Corse et à Madagascar, au roi Hassan II aujourd'hui. Dans la hiérarchie de ses valeurs, la légitimité passe avant la démocratie, parce que c'est elle qui établit le rapport le plus étroit entre le pouvoir et la nation qu'il sert.) « C'est la manière d'être des journalistes que de gonfler l'opposition » AP. — Le roi est mécontent des dépêches de l'AFP concernant le Maroc. Une dépêche a parlé de ses cinq Cadillac. Il suspecte ses adversaires de l'avoir inspirée, et l'AFP de ne puiser ses informations que dans l'opposition marocaine. GdG. — L'AFP n'agit pas seulement ainsi au Maroc. C'est la manière d'être des journalistes que de gonfler l'opposition. Voyez comment ils se comportent ici. Vous n'y avez pas plus porté remède que vos prédécesseurs. » Un instant, je me dispose à répondre : « L'AFP n'aurait pas de crédit si elle ne prenait ses sources qu'au gouvernement.» Mais je refrène ma réplique en faisant semblant de ne pas avoir entendu. Et j'enchaîne : « Plusieurs ministres marocains cherchent dans l'expérience politique française une préfiguration de ce que le roi pourrait faire au Maroc. Ce qui s'est passé l'automne dernier chez nous (le référendum et les élections) les a captivés. Ils considèrent que nos régimes sont maintenant " tout à fait semblables ". Le Président français est "un monarque élu", le roi du Maroc est "un Président héréditaire ". Ils songent à créer une nouvelle formation politique comparable à l'UNR et qui devrait l'emporter aux élections locales ou nationales. Mais, évidemment, ils veulent avoir l'assurance qu'elle gagnerait toujours et partout. » « Ah, celui-là, il vit toujours ?... » Le Général rit de bon cœur. Il est de nouveau très détendu. « Vous avez pris un avion du GLAM 3 ? — Non, un avion de ligne. Dans la Caravelle Paris-Rabat, j'étais assis à côté d'un ancien résident général au Maroc, qui y est toujours chaleureusement reçu et qui a une foule de choses passionnantes à raconter : le général Noguès. » Le Général se rembrunit : « Ah, celui-là, il vit toujours ?... S'il avait suivi le chemin de l'honneur en juin 40, il aurait entraîné tous les autres proconsuls. L'Empire et la marine auraient continué la guerre, qui aurait été raccourcie d'une année, au bas mot. Un an de guerre de moins, c'étaient des millions de morts en moins. Il aurait mérité... » Il s'arrête là. A-t-il eu envie de dire : « Douze balles dans la peau » ? Il reprend calmement : « Il aurait mérité le sort qui a été réservé à tant de pauvres bougres, à la Libération, avant que j'aie pu y mettre le holà. » Il ne paraît pas songer un instant que, si Noguès avait pris la tête de la Résistance, de Gaulle serait resté dans l'obscurité. 1 À Champs-sur-Marne, château du domaine de l'État, Hassan II avait été reçu par de Gaulle et s'était entretenu avec lui les 10 et 11 mai 1962. 2 Parti de l'Indépendance, qui avait mené la vie dure aux Français jusqu'en 1955. 3 Groupement de liaisons aériennes ministérielles basé à Villacoublay. Chapitre 20 « L'ARMÉE FRANÇAISE ENTRE DANS LES TEMPS MODERNES » Au Conseil du 13 février 1963, Pompidou présente des décrets concernant la Défense nationale en temps de guerre : « Dans la conduite de la guerre, pour l'effort de guerre, tout est décidé par le gouvernement en Conseil des ministres ; pour les opérations militaires jour après jour, par le Conseil de défense. En cas de disparition du Président de la République, la succession est assurée par le Premier ministre, puis un des ministres, selon l'ordre de préséance. GdG. — Chaque ministre doit s'occuper personnellement de la défense nationale, œuvre collective de tous les ministres. On ne peut pas se borner à passer la responsabilité à un fonctionnaire, si qualifié qu'il puisse être. « Si Joffre avait perdu la bataille, la République aurait été renversée » Triboulet. — Pendant la guerre de 14, toutes les responsabilités incombaient au commandant en chef, comme l'a dit Joffre à propos de la Marne. Or, pendant la Seconde guerre, Gamelin et Weygand ont reporté sur Daladier, puis sur Reynaud, la responsabilité de leurs échecs. De même, à Dien Bien Phu, Navarre, commandant en chef, s'était persuadé qu'il n'avait pas de responsabilités. Il n'y a eu aucun Conseil de guerre pour Gamelin, pour Weygand ni pour Navarre. L'impression a subsisté que, même en temps de guerre, c'est le pouvoir politique qui est responsable. GdG. — Depuis que le monde est monde, il y a toujours eu des discussions sur le rôle respectif des civils et de l'armée. Joffre ? En 14, tout était réglé d'avance. On savait que tout allait dépendre de la bataille. Il y avait un seul ennemi et des alliés qui ne comptaient pas. Un seul plan, le "plan 17", approuvé par le gouvernement. Joffre était à l'aise, couvert par le gouvernement, avec des moyens préparés à l'avance. On ne pouvait pas distinguer entre les responsabilités du gouvernement et celles du généralissime. Elles se confondaient toutes. «Si Joffre avait perdu la bataille, la République aurait été renversée. Tout le monde aurait été renversé à la fois ! C'était un effort de la nation tout entière, en même temps que des armées. Toutes les ressources étaient engagées ; ce qui mettait au premier plan l'action du gouvernement. Les gouvernements ont été ce qu'ils ont été, ils ont fait leur boulot pour mettre le pays en guerre, ils ont accepté que cette guerre nous coûte plus cher qu'aucune guerre ne nous a jamais coûté. « Il y a eu des généralissimes successifs, mais ce n'était pas ça l'important. Si les Allemands étaient entrés à Paris, on n'aurait plus su si le commandant en chef était Joffre, ou Nivelle, ou quelque autre, la responsabilité aurait été portée par la République. Joffre a gagné la bataille. On l'a fait maréchal de France. Plus tard, quand le moral flanchait, c'est Clemenceau qui l'a redressé. Quand les Alliés sont arrivés, c'est Clemenceau qui a imposé l'unité de commandement. Quand la victoire est venue, le sentiment populaire a sacré Clemenceau grand vainqueur. Ce qui n'a pas empêché les députés et sénateurs de l'écarter en toute hâte... « Le déclenchement de la guerre, c'est le Président » « Si une guerre éclate, nous ne savons pas quelle forme elle prendra, mais le destin de la France y sera engagé. Son déclenchement dépasse le commandant en chef. En Amérique, c'est le Président qui décide ; en Angleterre, c'est le Premier ministre ; en Russie, c'est Khrouchtchev. En France, ce ne peut être que le Président, en Conseil des ministres. « Néanmoins, il y a la responsabilité des opérations sur le terrain. Ces tâches ne se confondent pas. « En 1940, il est parfaitement vrai que Weygand s'est débrouillé pour ne pas porter la responsabilité de la défaite. Pourtant, il commandait les opérations. Gamelin les avait commandées avant lui, mais il n'a pas eu la bassesse de s'en prendre au gouvernement. La responsabilité suprême, en 40, le gouvernement l'a portée. La IIIe République s'est effondrée et n'en est pas revenue. « C'est toujours l'État qui est le responsable suprême. Les généraux ne sont que des instruments. Il faut qu'on respecte leur autonomie et leurs attributions, mais qu'ils soient guidés. Quant à trouver une solution idéale au problème des rapports de la politique et de la stratégie, il y a longtemps que j'y ai renoncé et je vous invite à y renoncer. Tout est question de circonstances. » « Il faut que les sous-marins soient dans l'Atlantique » Après le Conseil, je demande au Général : « L'annonce par la Revue de la Défense nationale du transfert de la flotte de Toulon à Brest a créé beaucoup d'émotion. Est-ce bien votre projet ? GdG. — Je ne sais pas pourquoi la Revue de la Défense nationale a expliqué ça. Mais c'est dans la nature des choses. En 1965, il ne faut pas que la flotte reste enfermée en Méditerranée. La Méditerranée est trop petite. Ça va devenir une souricière. Tous les avions russes pourraient s'amuser à bombarder nos bateaux. Or, notre force de frappe va être de plus en plus basée sur les bateaux. Il faut qu'ils puissent se déployer au grand large. La Méditerranée n'est plus qu'un petit lac ; et, en plus, verrouillé par les Anglo-Saxons à Gibraltar. AP. — Alors, que va-t-on faire de Toulon ? GdG. — On peut très bien y laisser l'arsenal. On peut très bien y baser une petite flotte. Mais il faut que les porte-avions et plus tard les sous-marins stationnent dans l'Atlantique, qu'ils soient libres de leurs mouvements, et que personne ne sache où ils sont. Donc, c'est à Brest qu'il faut les baser. AP. — Et que va-t-on faire de Mers-el-Kébir et de Bizerte ? GdG. — Bizerte, c'est fini. Qu'est-ce que vous voulez qu'on en fasse ? Quant à Mers-el-Kébir, eh bien, ce sera un point d'appui de la flotte, d'intérêt médiocre. Et c'est aussi une escale d'aviation pour l'Afrique. Mais ce qui est plus important, ce sont les bases que nous venons d'obtenir en Espagne. AP. — Enfin... plutôt des facilités d'escale ? GdG. — Ce sont bel et bien des bases aériennes et stratégiques. Et si on vous demande pourquoi, vous direz que la France a autant de raisons que l'Amérique d'avoir des bases en Espagne. » « Pas question de négocier pour Bizerte » Après le Conseil du 10 avril 1963 : AP : « Vous avez reçu hier Saddok Mokkadem1 . Où en sont les relations franco-tunisiennes et la question de Bizerte ? GdG. — Eh bien, Mokkadem est venu me voir parce que les Tunisiens constatent que le Maroc se développe calmement dans la coopération avec la France. Les Tunisiens savent très bien que le meilleur moyen pour eux de se développer, c'est d'imiter le Maroc. « Mais, pour Bizerte, c'est un problème que nous réglons unilatéralement. Il ne concerne que notre armée, en l'occurrence notre marine. Il n'est pas question de négocier avec les Tunisiens. Il faut leur apprendre à vivre, et aux autres à travers eux. Je les ai bien avertis qu'il ne pouvait pas en être question dans les conversations à venir. Ils savent d'ailleurs que nous partons. Ils savent aussi pourquoi nous voulons partir. Nous partirons parce que Bizerte ne nous servira plus à rien une fois que nous aurons une force atomique. Ce n'est pas encore tout à fait le cas. Dès que ce sera le cas, nous évacuerons. Car si jamais un danger pour la France s'y présentait, par exemple si les Soviétiques s'y installaient, ce qui serait une menace grave pour nous, nous écarterions ce danger en annonçant que nous y lancerions une petite bombe atomique. » Il a pris un crayon entre son pouce et son index et l'y fait rouler. Puis, il le laisse tomber sur son sous-main de vieux cuir fauve, comme un avion laisserait tomber une « petite bombe » : « C'est beaucoup plus expéditif que d'avoir à y entretenir des hommes, un arsenal et une flotte. « Cela, ils l'ont bien compris, et ils savent que c'est une page tournée. Ce ne sont plus là des sujets de querelles. Tout cela appartient à un autre temps. L'armée française entre maintenant dans les temps modernes. « Nous pouvons pulvériser Bizerte et Moscou à la fois » AP. — Était-ce la peine de traiter si durement les Tunisiens en 1961, si c'était pour abandonner Bizerte si vite ? » À peine lui ai-je posé la question que j'en mesure avec inquiétude la témérité. Pourtant, il me répond avec patience, comme on le ferait pour un élève docile mais peu doué : « J'ai toujours dit que nous ne resterions pas à Bizerte. Par malheur, Bourguiba a attaqué un beau jour à Bizerte, pour apparaître comme ayant arraché par la force ce que nous nous apprêtions à accepter de nous-mêmes. Il nous a fait tirer dessus sauvagement. Il a cru que nous allions lever les bras en l'air, que nous allions hisser le drapeau blanc, que nous allions partir la tête basse. « Naturellement, nous avons riposté. Si nous ne l'avions pas fait, nous aurions perdu tout crédit. Simplement, cette affaire a révélé la veulerie du monde politique français, qui a cru devoir massivement faire chorus avec Bourguiba. Lamentable ! Déshonorant ! « Maintenant, rien ne s'oppose à ce que nous partions. Nous commençons à disposer d'engins nucléaires. Nous allons être capables de pulvériser Bizerte et Moscou à la fois. » « L'escalade de la bêtise au déshonneur » Hôtel de la préfecture de Mézières, 24 avril 1963. Une demi-heure avant le départ du cortège, le Général me donne quelques instructions. Comme il reste du temps et que visiblement il s'ennuie, je m'enhardis à lui demander : « Nous avons longé hier des casemates de la ligne Maginot. Qu'avez-vous pensé, en les voyant ? GdG. — Que voulez-vous que j'en pense ? (Il s'arrête un temps, puis reprend lentement.) Le cœur se serre en pensant à tout ce gâchis, à toute cette escalade... de la bêtise au déshonneur. AP. — Vous qui avez suivi de près, à l'époque, le mécanisme de la prise de décision, comment expliquez-vous qu'on ait adopté un parti aussi aberrant : une politique étrangère qui exigeait une armée offensive, et une politique militaire purement défensive ? GdG. — C'est incroyable, mais c'est vrai. Notre diplomatie supposait que notre armée soit prête à se porter immédiatement au secours de la Belgique, de la Hollande, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie. Et notre défense reposait sur la ligne Maginot, qui se bornait à protéger la moitié de notre frontière nord-est, celle des invasions. C'était nous interdire la moindre intervention au profit de nos alliés et indiquer à la Wehrmacht le chemin par où passer. AP. — Peut-être voulait-on éviter de donner aux Belges, si on les laissait en dehors du glacis, l'impression qu'ils étaient sacrifiés d'avance ? GdG. — Au contraire, si la ligne Maginot avait été prolongée jusqu'à la mer, la conquête de la Belgique aurait perdu son intérêt pour les Allemands. Tandis qu'en laissant cette frontière dégarnie, nous invitions les Allemands à envahir la Belgique. « Cette mécanique des commissions est redoutable » AP. — Alors, comment une décision pareille a-t-elle pu être prise ? GdG. — Après ce qu'on appelait la Grande Guerre, l'opinion était pacifiste. La facilité, pour les hommes politiques, était d'aller dans le sens de l'opinion. Maginot, appuyé par l'état-major, a proposé de construire un bouclier qui supposait que nous resterions sur terre, l'arme au pied. Le Quai d'Orsay et la Rue Saint-Dominique2 s'ignoraient. Nous prenions des engagements internationaux, et en même temps nous adoptions une politique militaire qui nous interdisait de les tenir. C'était incohérent par rapport à nos alliances, qui exigeaient que nous portions, du jour au lendemain, secours à nos alliés. C'était incohérent en soi, puisque cette couverture ne nous couvrait même pas. Et nous nous privions de la capacité offensive qui nous aurait permis de compenser l'insuffisance de notre demi-bouclier. « En réalité, il n'y avait pas d'État. Pas de gouvernement. La main droite ignorait ce que faisait la main gauche. Des commissions interminables se réunissaient. Elles préparaient l'exécution d'une décision qui n'avait pas été vraiment prise, mais qu'on exécutait quand même, puisqu'il était inconcevable qu'elles se soient réunies si longtemps pour rien. « Cette mécanique des commissions est redoutable. Si on ne la bloque pas, elle finit par tout broyer. C'est pour ça que j'ai bloqué la mécanique de commissions et de conférences qui préparaient à Bruxelles l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun. La décision n'avait jamais été prise, et peu à peu, pourtant, on se trouvait devant le fait accompli, comme si elle avait été prise irréversiblement. Plus le temps passe, à partir du moment où le processus a été engagé, moins on peut l'empêcher d'aboutir. Quand des gens se réunissent, prennent date pour se retrouver, commencent à changer des virgules sur des avant-projets de document, une machine se met en route, à laquelle on ne peut plus échapper, sinon par une crise que personne n'a le culot de déclencher. » L'aide de camp ouvre la porte : « Il faut partir. » 1 Ambassadeur de Tunisie à Paris. 2 Les ministères des Affaires étrangères et de la Guerre. Chapitre 21 « ON NE MET SA VIE EN JEU QUE POUR SON PAYS. ET ENCORE ! » Salon doré, après le Conseil du 13 mars 1963. En écho à une réunion de l'UEO à Bonn, le Général me déclare : « Être protégé par une autre puissance que soi-même est devenu illusoire. On ne peut demander à aucune puissance d'être décidée d'avance, à coup sûr et dans toutes les hypothèses, à engager sa propre existence pour défendre un autre pays qu'elle-même. « Et puis, vous avez pensé à ce que seront les États-Unis dans quinze ans, dans trente ans ? Qui peut en répondre ? Kennedy peut-il s'engager pour le successeur du successeur de son successeur ? Et pour les quelques minutes dont ce président-là disposera avant de presser sur le bouton ? C'est de la rigolade ! On ne met sa vie en jeu que pour son propre pays. Et encore ! Il faut un président qui ait les reins solides. » « Il y a un débordement d'hypocrisie » Au Conseil du 20 mars 1963, Couve fait le point sur les négociations autour de la « force multilatérale », qu'on désigne du sigle anglais MLF. GdG : « Il vaut mieux continuer à la désigner sous ce sigle ; nous n'avons aucune raison de le franciser. Elle est et restera anglo-saxonne, avant de tomber probablement en désuétude. « Sur cette affaire atomique, il y a un débordement d'hypocrisie. Le négociateur américain, Merchant, veut persuader les Européens, particulièrement les Allemands, qu'avec la force multilatérale, ils compteront dans les affaires atomiques mondiales. Alors que la décision d'emploi appartiendra au seul Président des États-Unis. « La Grande-Bretagne, elle, veut faire croire que l'accord de Nassau lui laisse son indépendance. « Tout ce qu'ils disent pour faire croire que... ne change rien au fond des choses. Pompidou. — Alsop assure que les Américains renonceront à leur droit de veto sur l'usage de l'arme. GdG. — Mais le Congrès américain ne l'acceptera jamais ! Tous les Alsop, les Lippmann, les Raymond Aron, bref, tous les journalistes américains, soutiennent cette théorie mensongère, qui ne tient pas compte des réalités les plus aveuglantes. Pisani. — Je suis frappé par l'ignorance de notre position dans le public et dans la presse. GdG. — C'est parce que notre presse est dominée par l'étranger. Pisani. — Il est difficile d'en prendre notre parti. GdG. — Je ne le prends pas. » Il se tourne vers moi et me regarde avec insistance, sans que je puisse discerner si son œil reflète le reproche, ou préfigure une instruction particulière qu'il me réserve pour la suite. De fait, après le Conseil, le Général revient devant moi sur ce thème : « Les pauvres Anglais ont accepté d'abandonner toute autonomie de décision. Mais ils n'en conviennent pas. « D'ailleurs, les Polaris ne leur seront livrés que dans x années. Mais c'est tout de suite que les Anglais mettent leurs bombardiers dans la force multilatérale, c'est tout de suite que les Américains veulent empêcher cette force multilatérale d'avoir une quelconque autonomie par rapport à eux. « Quant aux pauvres Allemands, ils seront invités à mettre de l'argent, et pourtant la responsabilité leur échappera. Le financement est multilatéral, mais la décision est unilatérale. Les Américains se moquent d'eux, en jouant avec leur désir passionné d'apparaître comme ayant accès à l'armement atomique, ce qu'ils perçoivent comme une sorte de réhabilitation, comme un changement de dimension. « Comment les Anglais et les Allemands peuvent-ils être assez bêtes pour tomber dans ce piège, ou plutôt pour croire que les autres ne verront pas qu'ils y tombent ? « Et nous, comment les Américains peuvent-ils nous croire assez bêtes pour y tomber ? » « Nous continuons nos expériences au Sahara » À l'issue du Conseil du 27 mars 1963, j'interroge le Général sur l'aspect militaire des accords d'Évian. AP : « Accepteriez-vous que soient remises en cause les dispositions militaires d'Évian sur les essais nucléaires ? GdG. — Il ne faut surtout pas en parler ! Il faudra bien que nous poursuivions nos expériences. Il n'est pas question, jusqu'à nouvel ordre, que nous les fassions ailleurs qu'au Sahara. « Si Le Monde n'avait pas parlé de ça, nous aurions pu continuer paisiblement nos tirs, comme nous l'avions déjà fait à plusieurs reprises, sans que personne s'en soucie. Malheureusement, il a fait déferler la démagogie afro-asiatique. Et le gouvernement algérien, qui ne disait rien à condition que ça ne se sache pas, se croit obligé maintenant de hurler avec les loups. « Nous allons les laisser hurler. Ça nous est complètement égal. Les installations françaises dans les îles Gambier1 ne seront pas prêtes (il ne faut pas le dire) avant, disons, au moins deux ans, sans doute trois. D'ici là, il est évident que nous continuerons nos expériences au Sahara. Nous n'allons pas retarder de deux ou trois ans notre programme ! Dans ce domaine, qui n'avance pas recule. « En revanche, si, comme je l'espère bien, nos installations aux îles Gambier sont prêtes avant la fin des cinq années pendant lesquelles nous avons le droit de faire des expériences au Sahara, eh bien, nous ne ferons pas durer le plaisir. Nous transférerons nos installations et nos hommes dès que ce sera possible. Mais qu'on ne nous bouscule pas, et qu'on ne cherche pas à entraver notre effort de recherche et de mise au point. » « Ça marche ! » Salon doré, après le Conseil du 3 avril 1963. Le Général me dit joyeusement : «Vous devriez dire à vos journalistes : "Vous aviez annoncé que le Marché commun allait éclater ? Il n'a pas éclaté. Que la Grande-Bretagne et les Cinq allaient s'unir contre la France ? Ça n'a pas été le cas. Que nos partenaires n'accepteraient pas l'association des États africains au Marché commun ? Ils viennent de l'accepter. Que l'agriculture ne serait jamais associée au Marché commun ? Elle est en train de l'être. L'Amérique est quelquefois déchaînée ? Nous sommes toujours aimables. La force multilatérale ou multinationale ? Nous avons dit que nous n'en ferons pas partie. Mais vous voulez la faire sans nous ? Libre à vous ! Ils ne la font pas. Et notre position n'a pas varié d'une ligne, nous n'avons jamais dénigré publiquement nos partenaires. Si on nous fait des grimaces, nous répondons par un sourire." » Il reprend son souffle, puis ajoute, sans que j'aie besoin de le relancer : « Dites-leur donc, à vos journalistes, que nous n'avons pas le moindre retard, ni pour les vecteurs, ni pour les explosifs. La présentation des choses que font les Américains, par hostilité à notre force nucléaire, varie d'une semaine à l'autre, mais revient toujours au même. Quand je suis raide, ils disent : "De Gaulle brise tout !" Quand je suis aimable : "Ah, c'est parce que ça ne marche pas !" Or, ça marche ! Nous n'avons rien interrompu au Sahara. Notre bombe A est prête, nous commençons la fabrication en série. » Je l'ai rarement vu aussi heureux. 1 Archipel de la Polynésie française, au sud-est des Tuamotu. Chapitre 22 «LES DEUX SUPER-GRANDS S'ENTENDENT COMME LARRONS EN FOIRE» En me raccompagnant à la fin de notre entretien du 3 avril 1963, le Général m'a lâché, comme une lourde confidence : « Il y a un accord profond entre les deux colosses pour la bombe atomique. Il est tacite, mais c'est comme s'il avait été écrit et signé. Les États-Unis ne laissent en Europe que des bombes n'ayant pas pour objectif la Russie, mais seulement les pays satellites. » Je me suis promis de l'interroger plus avant sur ce point. « Manière pour nos bons alliés de masquer leur défaite » Salon doré, après le Conseil du 10 avril 1963 : AP : « La presse anglaise et la presse américaine reprennent de plus belle leurs attaques contre votre force nucléaire. GdG. — Vous pouvez leur dire, à vos journalistes, que, dès cet été, la force atomique française aura une réalité. À la fois en ce qui concerne les avions, les premiers Mirage IV opérationnels, qui seront fabriqués en série à partir du mois de septembre, et les explosifs, qui seront fabriqués en même temps, suivant un rythme synchronisé et qui va s'accélérer. Cela, vous pouvez l'annoncer. Nous aurons nos 50 Mirage et nos 50 bombes à la fin de 1965. « Cette histoire de retard est une plaisanterie. Ceux qui l'ont lancée ont évidemment intérêt à faire croire que nous connaissons des difficultés. Quand la France marque avec netteté son opposition à une politique qui n'est pas la sienne, on dit : "La France casse la baraque ! Elle met en danger l'unité de l'Occident ! Elle rompt ses alliances ! Elle prépare un axe Paris-Moscou ! Elle fait du neutralisme ! Elle met en danger le Marché commun ! " Et, au bout d'un certain temps, on s'aperçoit que le Marché commun se porte bien, qu'il n'y a pas de neutralisme, qu'il n'y a pas d'axe Paris-Moscou, que les alliances ne sont pas brisées, que l'unité occidentale n'est pas en danger et que la France n'a rien cassé du tout. Et quand la France reçoit aimablement ses hôtes, en un moment où les partenaires de la France manifestent un désir général de se rapprocher d'elle, on s'exclame : "Ah ! La France est obligée de mettre de l'eau dans son vin. Ça va mal, en France." « Tout ça, c'est une manière pour nos bons alliés de masquer leur défaite. Ils ont fini par se rallier au point de vue de la France, ou du moins, par se rallier à l'idée qu'on ne pouvait rien faire contre la France. « Les Russes et les Américains se neutralisent » AP. — Vous êtes au courant, mon général, des articles de News week et du New York Times, qui prétendaient que le général Gallois 1 avait reconnu que la mise sur pied de la force de frappe se heurtait à de graves difficultés techniques et économiques, et qu'elles pourraient se révéler insurmontables ? GdG. — Mais Gallois a démenti formellement, et il a bien fait. Tout ça est absurde. C'est Bohlen2 le chef d'orchestre, c'est un ennemi acharné de la France. Il fait tout ce qu'il peut pour dresser contre nous la presse anglaise et américaine accréditée à Paris, et même les journalistes français. Il n'a pas de mal à y réussir, puisque les journalistes français sont à l'affût de tout ce qui peut être déplaisant et s'engouffrent comme une meute hurlante derrière tous ceux qui complotent contre moi. « D'ailleurs, Gallois a de très bonnes idées, mais je ne le vois jamais. Je ne l'ai pas rencontré une seule fois depuis que je suis revenu aux affaires ! On a raconté qu'il est mon conseiller intime. C'est du même acabit que tout le reste. AP. — J'ai cru comprendre l'autre jour que vous pensiez qu'il y avait un accord secret entre les Américains et les Russes à propos de la bombe atomique. Qu'entendez-vous par là ? GdG. — Oui, il y a un accord tacite et profond entre les Américains et les Russes. Ça consiste, pour les Américains, à ne laisser en Europe que des forces nucléaires dont la portée ne permet pas d'atteindre la Russie, mais seulement les pays satellites. Et inversement pour les Russes : ils s'engagent implicitement à ne pas attaquer le territoire américain s'il se produit quelque chose en Europe, en contrepartie du fait que les Américains n'attaqueront pas le territoire soviétique. « Les deux super-grands s'entendent comme larrons en foire. Il y a une neutralisation de la menace suprême des Américains contre les Russes, et des Russes contre les Américains. « Pourquoi voulez-vous que les Américains aient retiré leurs missiles de Turquie, aussitôt après la crise de Cuba ? Parce que leurs missiles en Turquie ne pouvaient avoir comme objectif que la Russie elle-même. De même que les missiles soviétiques à Cuba ne pouvaient avoir pour objectif que les États-Unis. La Turquie était le Cuba des Américains ; Cuba était la Turquie des Russes. L'équilibre atomique entre les deux grandes puissances exigeait le double retrait. « Maintenant que l'accord qui se cherchait a été traduit dans les faits et qu'il est reconnu de part et d'autre, les Russes et les Américains sont soulagés. Leurs deux sanctuaires sont en dehors du coup. Ils peuvent se permettre de se bagarrer en Europe, il ne leur arrivera rien de grave. Certes, les Américains pourront clamer que, si l'Europe est attaquée, ils la défendront. Oui... Ils la défendront avec les quelques soldats qu'ils y laisseront, et peut-être avec des bombes nucléaires tactiques ayant pour objectif les troupes ou, tout au plus, à l'arrière, les pays satellites. « Mais la grande stratégie nucléaire n'aura pas lieu. Car la menace russe sur les États-Unis aura neutralisé la menace américaine sur la Russie. Les missiles, à Cuba comme en Turquie, rompaient cet accord profond. C'est pourquoi l'histoire des U2 à partir du sol turc avait mis les Russes en transes. « Les Américains ont parfaitement raison de s'entendre avec les Russes » « C'est là aussi le sens caché de l'accord de Nassau. Il s'agit de ficeler les Anglais, pour qu'ils ne puissent pas tirer sur la Russie ; sinon, cela mettrait par terre l'entente entre les deux colosses. La Russie ne peut être que satisfaite de Nassau, et l'Amérique aussi. « Voyez-vous, si j'étais Américain, j'en aurais fait autant ! On ne peut jamais reprocher à un homme d'État de défendre les intérêts de son pays. Les Américains ont parfaitement raison de s'entendre directement avec les Russes. Mais la politique des Américains n'est pas celle de la France. Parce que les intérêts des Américains sont différents des intérêts de la France. « Les Anglais s'imaginent naïvement que, s'ils entrent dans la force multinationale, ils pourront s'en retirer, le moment venu, pour s'occuper de leurs intérêts à eux. C'est une plaisanterie. Car s'il s'agit d'un conflit qui met en cause le Koweit ou l'île de Sainte-Hélène, ils ne vont pas se servir de bombes atomiques. Si c'est un conflit qui concerne une puissance atomique comme la Russie, à ce moment-là, ils seront ficelés par les Américains. Car ils ne pourront pas se retirer du filet de l'Amérique, et ils seront obligés de se soumettre à sa stratégie. « D'ailleurs, si les Anglais voulaient se retirer contre le gré des Américains, ils ne le pourraient pas. Ils sont entièrement à la merci des Américains. S'ils tiraient à partir de leurs sous-marins en s'échappant du système de guidage et de repérage américain, ils ne sauraient pas s'ils tirent sur Moscou ou sur Vladivostok, ou quelque part sur la toundra ! « Quant aux Allemands, bien sûr, ils ne sont pas contre le projet de force multilatérale, car ils considèrent que tout organisme atomique où on les admettra sera pour eux un premier pas vers la constitution d'une force nucléaire qui leur serait propre. Un général allemand qui soit le plus près possible du centre de déclenchement d'une éventuelle guerre atomique, c'est leur vœu le plus cher. Parce qu'ils savent qu'à l'heure actuelle, ils ne peuvent pas aspirer à plus. » « Tout le monde finit par comprendre qu'il n'y a rien à faire contre la France » AP. — Vous avez vu Dean Rusk3 et Home4 . Ces entretiens ont-ils changé quelque chose ? GdG. — Il y a quelque chose de changé : c'est que les Anglais et les Américains ont compris qu'ils ne pouvaient rien contre nous. De notre côté, il n'y a pas le moindre changement. Nous n'avons jamais adressé la moindre invective aux Anglais et aux Américains. Nous avons été extrêmement polis. Nous n'avons jamais élevé la voix. Le 14 janvier, j'ai indiqué où nous voulions aller et où nous ne voulions pas aller. Après quoi, il y a eu des clameurs. Mais ça n'est pas nous qui les avons élevées, ni alimentées. Nous avons laissé crier tout le monde. Tout le monde se sera rendu compte de ce fait fondamental dans la politique internationale : c'est qu'on ne peut pas aller contre la volonté de la France. Cela, on ne l'avait jamais vu depuis 1918. « Pendant longtemps, ils n'ont pas voulu accepter ce fait. Maintenant, ils sont obligés de s'incliner devant lui. « La France a déclaré qu'elle s'opposait à la poursuite des négociations pour l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun. Ces négociations se sont arrêtées. L'Angleterre n'est pas entrée dans le Marché commun. Elle n'y entrera pas de si tôt, comme la France l'avait déclaré. Les Anglais eux-mêmes ont très bien compris qu'il n'était pas question pour eux de poser à nouveau leur candidature au Marché commun avant longtemps. « La France a déclaré qu'elle ferait sa force nucléaire sans se soucier de ce que feraient les autres. C'est ainsi qu'elle fait. Tout le monde finit par comprendre qu'il n'y a rien à faire contre la France, et que les clameurs, au lieu de desservir la France, rehaussent son prestige dans le monde. AP. — L'opposition dit que tout cela coûte horriblement cher. GdG. — Certes, on peut toujours se dispenser de faire des efforts. On peut se dispenser de faire une artillerie lourde, comme avant 1914. Mais cela prépare des lendemains difficiles. On peut se dispenser de faire un corps cuirassé, comme avant 1940, mais cela conduit à la bûchette 5 . En 1963, on peut se dispenser de se doter d'une arme nucléaire, quand les grandes puissances se livrent à la course atomique. Mais alors, les règlements internationaux se feront sur notre dos. « On finira par reconnaître, en France et à l'étranger, qu'on ne peut pas passer par-dessus la volonté de la France. Au fond, c'est toujours le même choix : l'effort qui coûte, ou la facilité qui, sur le moment, est agréable pour tout le monde. Mais, en voulant faire plaisir, on disparaît soi-même. » 1 Général d'aviation (c.r.), théoricien de la dissuasion nucléaire. 2 Ambassadeur des États-Unis à Paris. Pourtant, à la fin de sa mission à Paris — et de sa carrière —, il fut invité par le Metropolitan Club de Washington à un dîner de gala. La foule des grands jours s'y pressait, s'attendant à une exécution de De Gaulle. Dans un profond silence, il déclara en substance, à la surprise de tous et à la consternation de beaucoup : « Je rentre de France. Il est vrai que, sur nombre de points, nos idées ne sont pas les mêmes. Mais j'ai pu être reçu par le général de Gaulle chaque fois que je l'ai demandé. J'ai toujours été courtoisement écouté. Entre la France et les États-Unis, la communication n'a jamais été interrompue, ni même difficile. Ceux qui présentent de Gaulle comme un autocrate, fermé à tous les avis sauf le sien, se trompent. Sans doute la politique française ne nous convient-elle pas toujours. Mais la France est maintenant devenue une nation souveraine, et nous devons nous en accommoder. » 3 Secrétaire d'État américain. 4 Sir Alec Douglas Home, secrétaire d'État au Foreign Office. 5 Bûchette : expression familière de De Gaulle. La petite bûche, par euphémisme : l'écrasement. Chapitre 23 «IL FAUDRA PEUT-ÊTRE BIEN ATTENDRE CINQUANTE ANS » Salon doré, après le Conseil du 17 avril 1963. Le Général m'a fait une démonstration de sa maestria de la pensée et de la parole. C'est à propos de la force nucléaire interalliée, bien qu'il y ait été à peine fait allusion au Conseil par Joxe, qui remplace Couve cette semaine ; mais la pression américaine ne cesse de le ramener à ce sujet. « Les Allemands se dédouanent, les Américains se débinent » GdG : « Voyez-vous, l'Angleterre a voulu une force multinationale, dite interalliée. Les Américains veulent une force multilatérale. Ce projet aux contours flous a déjà reçu plusieurs plombs dans son flanc. Il est sur la touche. Les Anglais recommencent leur rabâchage : "Il faut faire une force multinationale. Je t'amène le Bomber Command. Avec les Américains, plus les Allemands, plus les Italiens, ça fera la rue Michel1 ". Et ils terminent en criant : "Hou ! La vilaine France, avec son arbalète, qui veut rester à part !" Et les autres reprennent ce refrain en chœur. (Rire.) « Les Américains mettront quelques marins dans le pot commun. Les Allemands sont favorables, car leur péché est nettoyé : ils se dédouanent ; ils mettront donc des marins et des officiers. L'Angleterre et l'Allemagne veulent des sous-marins nucléaires. Les Américains ont peur que ça aille trop loin, à cause des Russes. Ils sont tourmentés, ils ne veulent plus, ils se débinent. Ils veulent faire quelque chose, mais ce sera une foutaise. L'emploi des armes nucléaires sera laissé au même commandement suprême américain, qui sera entouré d'un état-major interallié pour apporter une caution, mais sans pouvoir de décision. Les Anglais ont capitulé. Vous pouvez retourner l'affaire dans tous les sens, vous n'en sortez pas. (Nouvel accès de rire.) « Bien sûr, il ne faut pas dire ça comme ça à vos journalistes, mais vous pourriez leur dire quelque chose comme ceci : « S'il est exact que les Anglais et les Américains semblent parvenus à un accord sur la constitution de la force nucléaire interalliée, cet accord apparaît de plus en plus comme ayant une portée très limitée, puisque l'organisme qu'il est envisagé de créer s'occuperait simplement de la détermination des objectifs assignés aux unités atomiques. Aucune modification ne serait donc apportée dans l'organisation des commandements. « Aussi est-il facile au gouvernement français de souligner qu'il ne voit pas très bien en quoi pourrait consister l'intérêt de la force interalliée. Il est manifeste, aujourd'hui, qu'il n'en subsiste plus qu'un nom, qui ferait naître des suppositions dénuées de fondement. « Le gouvernement français continue donc d'être peu disposé à se prêter à une opération qui a été démesurément grossie. » Une fois de plus, j'admire comment il peut, instantanément, mettre en forme présentable ce qu'il vient de dire par à-coups, par pulsions ou par gouaille — en renforçant la cohérence et en atténuant le vocabulaire. Il plaque des accords aux extrémités du clavier ; il ébauche des thèmes ; il s'amuse avec l'instrument. Puis soudain, il se concentre, et joue le morceau, sans une fausse note, sans un regard sur la partition. Mais, s'il peut ainsi passer, sans effort apparent, d'un registre à l'autre, c'est parce que celui de la logique reste toujours présent en filigrane, même dans le décousu des propos familiers. « Il faut un effort énorme pour s'arracher à la glu » Le 20 avril 1963, le Général me dit : « Pas question de reprendre les négociations avec les Anglais. Sinon, on va de nouveau s'engluer. Ensuite, quand on est dans la glu, il faut un effort énorme pour s'en arracher. Cet effort, je l'ai fait en janvier. Nous n'allons pas recommencer avant quatre ou cinq ans. AP (mine de rien). — C'est-à-dire pas avant votre prochain septennat ? GdG (il marque un arrêt de quelques secondes, comme s'il se rendait compte qu'il s'était trahi). — Le mien, ou celui d'un autre. (Mais il est évident que si c'est un autre, celui-ci ne se sentira pas lié par les intentions du Général. Peut-on alors parler de quatre ou cinq ans ? Il reprend aussitôt, pour ne pas me laisser sur cette piste où il regrette visiblement que je me sois engagé.) Je veux bien qu'on garde quelques contacts, mais alors pas seulement avec les Anglais : avec tous les pays de la petite zone de libre-échange. C'était absolument abusif de ne parler qu'avec les Anglais, sans les Danois, les Suédois, les Norvégiens, etc. Ou bien, ils s'arrogeaient le droit de parler au nom des autres, ce qui est illogique, chaque pays étant, ou devant être, souverain. Ou bien, ils faisaient semblant d'être les seuls intéressés à entrer dans le Marché commun, mais c'est une hypocrisie de plus : dès qu'on leur aurait entrouvert la porte, tous leurs féaux mettraient le pied dans l'entrebâillement. Alors l'Angleterre, c'est fini. Nous ne connaissons plus que l'EFTA2 . (Rire.) Encore un sigle qui ne mérite pas d'être traduit en français. Qu'il reste anglais ! » « Les pacifiques savent qu'il faut se défendre » Préfecture de Châlons, 24 avril 1963. AP : « J'ai été frappé par le fait que tout le monde a applaudi tout particulièrement, pendant votre discours de Reims et celui de Châlons, quand vous parliez de la force de dissuasion. C'est vraiment un thème qui passe la rampe. GdG. — Bien sûr, qu'il la passe ! Les gens de l'opposition, les Guy Mollet3 , les Maurice Faure4 veulent nous faire croire que les Français sont pacifistes. Ce n'est pas vrai ! Les Français sont pacifiques, ce qui est exactement le contraire. Les pacifiques savent qu'il faut se défendre. Les pacifistes renoncent à se défendre, en comptant sur la bienveillance des autres. Ils sont fauteurs de guerre. AP. — Mais ceux qui parlent d'une force de frappe européenne, en réalité, voudraient échapper eux aussi à la toute-puissance américaine. GdG. — Ils ne savent pas de quoi ils parlent, quand ils parlent de force de frappe européenne ! Aucun Français digne de ce nom ne peut accepter d'être un satellite des Américains. Or, c'est être un satellite des Américains que de ne pas pouvoir disposer des armes nécessaires pour notre défense et de devoir s'en remettre entièrement à l'Amérique. « Les Américains sont aussi opposés à une force de frappe européenne qu'à une force de frappe française. Ce qu'ils veulent, c'est garder le monopole ! Ils sont farouchement hostiles à ce que d'autres disposent d'un système d'armes atomiques, quelle que soit la nature du commandement sous lequel serait placée une arme qui leur échapperait. Ce qu'ils veulent, c'est que l'arme soit placée sous leur commandement exclusif. Et c'est justement cela que nous ne pouvons pas leur accorder. Car le leur accorder, ce serait dire que nous acceptons la vassalisation de la France. « Les Américains ne l'ont pas encore compris tout à fait, mais ils sont en train de le comprendre. Depuis trois mois, l'idée a fait du chemin. (Rire.) « Ils répètent que la force française ne compte pas. Elle comptera cependant assez pour tout changer. Car il y a pour le moment, en tout et pour tout, deux forces : celle des Américains et celle des Russes, puisque celle des Anglais est entièrement fondue dans celle des Américains. À partir de septembre, il va y en avoir une troisième, faible encore, certes, et embryonnaire, mais qui bientôt sera suffisante pour tuer des dizaines de millions d'hommes et pour déclencher un grand cataclysme. Pour qu'il ne risque pas de se déclencher, on sera obligé de compter avec nous. Nous aurons la terrible possibilité de provoquer la fin du monde. Ce qui ne signifie pas que nous avons envie de la provoquer, mais que nous ne voulons pas de la fin de la France. » « La communauté économique doit se transformer en communauté politique » Il a répété, dans les harangues de cette tournée (comme il l'avait déjà fait au cours de sa tournée de juin dernier dans le Jura), que la Communauté économique européenne devrait devenir une « Communauté politique ». Je demande au Général si c'est avec intention. GdG : « Mais oui ! Il faut que ce soit le cas ! La Communauté économique européenne n'est pas un but en soi. Elle doit se transformer en communauté politique ! Et même, elle ne peut continuer à constituer une vraie communauté économique qu'à condition de devenir à la longue une communauté politique. C'est parce que les Anglais n'étaient pas prêts à entrer dans une communauté politique que, finalement, il ne fallait pas les faire entrer dans la communauté économique. C'est la volonté politique qui est le ressort de l'unification économique. AP. — Mais les institutions politiques ne ressembleraient pas aux institutions de la Communauté économique ? GdG. — Évidemment ! Pas du tout ! Au contraire, elles doivent être profondément différentes. Il n'est pas question qu'une commission comme celle du Marché commun puisse régenter la politique extérieure ou intérieure des six pays. Mais il faut apprendre à coopérer. Et quand cet apprentissage sera fait, les institutions se resserreront d'elles-mêmes. AP. — Pensez-vous qu'après quelques années d'apprentissage de la coopération politique, on pourra créer un exécutif commun, comme celui de Bruxelles ? GdG (sèchement). — Il n'y a pas d'exécutif à Bruxelles. Votre exécutif n'exécute rien du tout. Ce qu'on appelle abusivement exécutif n'est qu'une commission de contact, de coordination, de préparation des décisions. Mais la décision appartient aux gouvernements. Il ne peut en être autrement. Si la commission s'arrogeait le pouvoir de décision contre les gouvernements, elle serait vivement remise à sa place. Ça ne serait pas long. Et nous ne serions pas les seuls à réagir. Appeler la commission à Bruxelles un exécutif, c'est un faux-semblant de plus. Nous avons dit adieu aux faux-semblants. Nous faisons la politique de la vérité. « Mais ce qui est possible, c'est qu'après l'apprentissage de la coopération politique, on prenne l'habitude de prendre des décisions au sein du Conseil des ministres. AP. — À la majorité, ou à l'unanimité ? GdG. — Il faut commencer par l'unanimité, et on verra bien. Je ne peux pas dire ce qui se passera cinquante ans à l'avance. Mais il faudra peut-être bien attendre cinquante ans pour qu'il y ait une véritable communauté politique. » « Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup » Cinquante ans : c'est la première fois que je l'entends prononcer, même en privé, un chiffre fixant un ordre de grandeur. Le Général ne croit pas possible, à l'échelle d'une génération, que l'Europe puisse vraiment se faire. Il a deviné mes réflexions. GdG : « Peyrefitte, regardez les États-Unis. Ils ont mis quatre-vingts ans, de la déclaration d'indépendance à la guerre de Sécession, pour passer du stade de la confédération à celui de la fédération. Le Canada, c'est du même ordre. Les Pays-Bas avaient mis, pour faire une évolution comparable, sept cents ans. Et la Suisse aussi, plusieurs siècles. » Il conclut : « Les élucubrations des prophètes de Strasbourg, des Pflimlin et des Spaak, me laissent froid. Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup. » 1 Ici, cette expression gaullienne semble bien utilisée dans le sens : « Ça fera le compte. » 2 European Free Trade Area, zone européenne de libre-échange. 3 Secrétaire général de la SFIO, ancien président du Conseil, ministre d'État du général de Gaulle du 1er juin 1958 au 8 janvier 1959. 4 Député du Lot, président du parti radical-socialiste, chargé de 1956 à 1958 de la négociation européenne. IV «LE PEUPLE ET L'ÉTAT SONT DÉSORMAIS SOUVERAINS» Chapitre 1 « LA LÉGITIMITÉ QUE J'INCARNE DEPUIS VINGT ANS » Élysée, 16 février 1960. Les invités en habit et robe longue s'amassent dans l'enfilade des salons avant que l' « aboyeur » ne les annonce à voix tonitruante. La France vient d'être bouleversée par une nouvelle crise, l'affaire des barricades d'Alger1 . Malgré les prières de ses collaborateurs, de Gaulle n'a pas décommandé la visite d'État du président du Pérou, Manuel Prado. Impassible, il serre les mains avec un mot pour chacun, comme si de rien n'était. Dans les chuchotements, il n'est question que de sa dernière allocution, par laquelle il a adjuré les Français de métropole et d'Algérie, l'armée, l'administration, de se ressaisir et de dissiper le sortilège qui les frappait d'impuissance devant les hommes de Lagaillarde, de Susini et d'Ortiz, décidés à rester maîtres du quartier des facultés d'Alger. « Dans un souci d'apaisement », l'armée, la gendarmerie, le délégué général Paul Delouvrier, le Premier ministre Michel Debré lui-même, n'osaient donner l'ordre d'assaut. Hésitations d'un côté, froide résolution de l'autre : la lutte n'était pas égale et la rébellion s'étendait. De Gaulle a retourné la situation, le 29 janvier, en secouant la torpeur et les doutes qui envahissaient déjà l'opinion (« Ça ne va pas mieux qu'avant », « C'est pire que sous la IVe », « Il ne se fait pas plus obéir que Coty »). Mais l'anxiété se lit encore sur plus d'un visage ; tous sentent bien que l'épreuve de force n'est pas vraiment terminée. Olivier Wormser2 , lui, paraît serein. Son soulagement libère-t-il sa critique ? Ce gaulliste de toujours n'a cessé de rendre les plus grands services à de Gaulle ; mais il ne se départait jamais d'une attitude impitoyable d'analyste cartésien, même dans ses exégèses de la pensée du Général. Je l'entends quand même avec surprise me disséquer cruellement une expression de cet appel à la France, mon cher et vieux pays : « De Gaulle a demandé à tous et à toutes de le soutenir quoi qu'il arrive. Fort bien, et nous l'avons fait de cœur et de consentement. Les attendus sont quand même étranges. " En vertu du mandat que le peuple m'a donné et de la légitimité nationale que j'incarne depuis vingt ans. " « D'abord, le peuple ne lui a pas donné mandat : il n'est pas élu au suffrage universel, il est élu des notables, qui n'ont pas consulté leurs propres électeurs à cet effet. Il n'y a pas eu de référendum sur l'Algérie, hormis le référendum fondateur de la Ve République, selon lequel l'Algérie fait partie intégrante de la France. De Gaulle n'a nullement été chargé par le peuple d'organiser l'autodétermination de l'Algérie. Je veux bien admettre qu'on ne peut pas vraiment le lui reprocher, puisqu'il est clair qu'il ne pouvait pas faire autrement et qu'il a même attendu probablement trop longtemps pour s'y décider. «Mais, la légitimité que j'incarne depuis vingt ans ! C'est indéfendable ! Il aurait pu dire : Que j'ai incarnée il y a vingt ans et que j'incarne de nouveau. Eh bien non ! Il l'a incarnée depuis vingt ans sans discontinuer ! Comme si tout ce qui s'est passé entre son départ et son retour était illégitime ! Non seulement le régime de Vichy, mais la IVe avant qu'il ne revienne ! C'est vraiment de la paranoïa ! » Ainsi, l'un de nos hauts fonctionnaires que j'apprécie le plus, et qui met parfaitement en œuvre la politique étrangère du Général, épingle avec une ironie mordante cette expression où de Gaulle, à l'évidence, s'est mis tout entier. Si un fidèle hors de pair s'exprime de la sorte, que doivent dire, à quelques mètres de là, tous les caciques de la IVe, qui s'empressent aux invitations de l'Elysée, mais ne pensent qu'au jour où ils pourront se débarrasser de leur hôte ? « La légitimité passe avant la légalité » Salon doré, 23 mai 1963. Je demande au Général ce qu'il entend par légitimité, et la différence qu'il établit avec la légalité. «En temps normal, me dit-il patiemment, les institutions, les coutumes assurent l'ordre. Mais l'ordre réel ne peut reposer que sur l'indépendance nationale, les libertés publiques, le bon fonctionnement de la justice, la souveraineté populaire. Il y a des périodes où, même si l'ordre apparent continue de régner, il perd son sens, parce qu'en dessous, l'ordre réel est brisé, vous voyez ce que je veux dire ? C'est ce qui est arrivé avec l'armistice, avant de recommencer sous le régime des partis, qui a mis à l'encan la souveraineté de la France. Comme disait Péguy : "L'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté ; le désordre fait la servitude. Seul est légitime l'ordre de liberté." AP. — Mais comment distinguer ce qui est légitime de ce qui est légal ? GdG. — En temps normal, l'ordre apparent reflète l'ordre profond. Il s'exprime par les lois, par les règlements. Il s'exprime même, tenez, par le protocole, reflet de la hiérarchie par laquelle l'ordre se maintient. Mais il ne faut pas en être esclave. Il faut l'interpréter, le relativiser. Toujours, faire passer l'esprit avant la lettre. » « Le critère des critères, c'est l'intérêt du pays » Du 18 Juin aux places à table : le Général a établi un rapprochement surprenant entre des circonstances dont le degré d'importance est si contrasté. De fait, on lui soumet les plans de table à l'Elysée, et jusque dans les préfectures de province ou d'outre-mer, dès que pointe une question litigieuse : il la tranche lui-même. Il se permet quelques entorses à l'étiquette réglementaire. Ainsi, pour un déjeuner dans l'intimité, il m'a dit à voix basse, au moment de passer à la salle à manger, le 3 février 1966 : « J'ai fait placer François Mauriac avant vous, vous ne m'en voulez pas. » L'idée ne me serait pas venue que la question se posât : un écrivain illustre, mon aîné de presque un demi-siècle ! (Il est vrai, en théorie, qu'un membre du gouvernement en exercice passe avant un académicien, aussi chevronné soit-il.) Dans l'idée que le Général se fait de l'ordre social — et qui est celle du simple bon sens —, un grand écrivain chargé d'ans passe avant un jeune ministre. Pompidou, élevé à bonne école, me glissera cinq ans plus tard, avant de passer à table : « Vous ne m'en voudrez pas, j'ai placé Maurice Genevoix à la droite de Claude. » Le Général reprend après un silence, sans que j'aie besoin de le relancer ; le sujet lui tient à cœur. « Les questions d'autorité, de subordination, d'ordre social, sont résolues par la loi et le règlement. Mais quand il y a une urgence nationale, comprenez-vous, un péril public, des questions qui sont en principe résolues une fois pour toutes peuvent se poser à nouveau en d'autres termes. Le critère des critères, c'est l'intérêt du pays, qui doit toujours primer. L'État en est le garant. Si la légalité est défaillante, la légitimité doit s'y substituer. » Il continue, après un nouveau silence : « La démocratie exige que l'on convainque les gens. Quand on peut le faire, c'est préférable. Il faut prendre le soin de faire évoluer les esprits. Cela demande du temps. Mais il y a des circonstances où on n'a pas le loisir de convaincre ; alors, il faut commander. « C'est comme avec les enfants. Si on a le temps, on les raisonne, ça vaut mieux. Si on n'a pas le temps, on les secoue 3 .» « La légalité était contre la France libre » Salon doré, 8 juillet 1964. Le Général me demande de me préparer à prononcer un discours sur Péguy à Orléans, pour le cinquantième anniversaire de sa mort. AP : «Vous m'avez cité un jour une formule de Péguy: "L'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté.". Vous sembliez y attacher une certaine importance. Ne croyez-vous pas, mon général, que la formule est réversible : "La liberté, et la liberté seule, fait en définitive l'ordre" ? » Le Général esquisse un sourire : « Il arrive que les meilleures formules se retournent... Ces deux notions se commandent. En juin 40, l'ordre était jeté bas, comme il le fut rarement dans notre histoire. Il n'y avait plus ni ordre, ni liberté. Il était clair qu'un ordre nouveau ne pourrait se rebâtir qu'à partir de la liberté. C'est-à-dire à partir des Français libres, et seulement dans une France libérée. L'ordre de Vichy était caduc, par le fait même que ce régime n'était pas libre. Ces gens ont commis l'erreur de croire qu'ils allaient pouvoir faire une Révolution nationale, tout en étant asservis. C'est alors que la nécessité m'a précipité hors des routes légales. » La « nécessité », ou plutôt sa foi en la patrie et en lui-même... AP : « C'est pour ça que vous avez inventé le concept de légitimité ? GdG. — Tout au plus, je l'ai réinventé : il était très vivant au siècle dernier, et même dans les siècles précédents. J'ai invoqué la légitimité, parce que la légalité était contre la France libre. Tout ce qui représentait la légalité s'est éloigné alors de moi. À part de rares exceptions, les fonctionnaires de métropole et d'outre-mer, l'armée, l'aviation. La marine a préféré se faire couler à Mers-el-Kébir, ou se couler elle-même à Toulon, ou s'empailler à Alexandrie. Le pire : les Français de l'étranger. André Maurois, Jules Romains, Alexis Léger4 et tant d'autres ont choisi confortablement de s'installer aux États-Unis ; quitte à se donner bonne conscience en montant Roosevelt et le Congrès contre moi. « À Londres, dans une revue qui avait eu le culot de s'intituler La France libre, Raymond Aron et André Labarthe ne cachaient pas leur hostilité à mon égard. Raymond Aron me traitait de Badinguet. Il a contribué à répandre aux États-Unis l'idée que je n'étais qu'un général de pronunciamento, de type latino-américain. » Ce n'est sûrement pas par américanisme qu'en février 1959, des normaliens d'extrême-gauche l'avaient, eux aussi, traité de la sorte... En 1940, « quarante millions de Français », respectueux de la légalité, se rangeaient ainsi derrière Pétain. Il avait fallu attendre le 11 novembre 1940 pour qu'apparût en métropole le premier signe tangible de sympathie à l'égard du gaullisme : des étudiants portant deux gaules s'étaient massés autour de l'Arc de Triomphe, avant que la police les poursuivît. L'appel du 18 Juin était illégal. Au nom de la légalité, Weygand fit tenir au Général un télégramme le sommant de revenir, puis le traduisit devant un tribunal militaire. Au nom de la légalité, l'ambassade de France à Londres s'en alla tout entière dès qu'elle eut reçu l'ordre de rejoindre Vichy, après Mers-el-Kébir, sans qu'aucun de ses membres restât auprès de De Gaulle. Un diplomate déclara à son camarade Geoffroy de Courcel : « Vous devriez avoir honte de rester avec de Gaulle. » « Je savais que Darlan serait exécuté » Salon doré, 23 janvier 1963. Le Général : « Ce que veulent les Américains, c'est être souverains chez nous. En 1944, ils s'apprêtaient à faire gouverner la France par l'AMGOT 5 . Si je n'avais pas imposé, par mes représentants et par la Résistance, quand je suis venu à Bayeux huit jours après le débarquement, l'autorité du gouvernement provisoire, la France aurait été traitée en pays ennemi et conquis, comme c'était déjà le cas de l'Italie et comme ça allait l'être de l'Allemagne ; mais non de la Belgique et de la Hollande, dont les gouvernements s'étaient réfugiés à Londres. Déjà, en 1942, les Américains avaient passé des accords secrets avec Darlan, qui transféraient aux États-Unis la souveraineté française sur l'Afrique du Nord6 . AP. — C'est pour ça que Darlan a été assassiné ? GdG. — Darlan n'a pas été assassiné ! Il a été exécuté par la Résistance. Quatre hommes ont joué à la courte paille à qui serait chargé de son exécution7 . AP. — Vous étiez au courant ? GdG. — Non, pas de ce projet. Mais je savais bien que Darlan serait exécuté un jour ou l'autre. Pour moi, la chose était comme faite. Si ce n'avaient pas été ces quatre-là, c'en aurait été d'autres. Cette exécution avait un caractère spontané et élémentaire. » Toujours cette vision étrange de presbyte, qui l'empêche souvent de voir les détails immédiats du présent, mais qui lui donne une extraordinaire acuité pour discerner ce qui se passera dans un avenir proche ou lointain, et dont les autres n'ont même pas conscience. Le joueur d'échecs savait d'avance les coups qui allaient se jouer. Il n'avait pas besoin de jouer lui-même. Il regardait la tour s'avancer toute seule, pour aller là où il avait dit qu'elle irait. Il voyait les pièces, amies ou adverses, se déplacer selon la logique qu'il avait imprimée à la partie. Toutes les pièces marquées de la légitimité prenaient, toutes les pièces marquées de la légalité étaient prises. « Ce sur quoi il ne faut jamais céder, a-t-il conclu, c'est la légitimité, voyez-vous, c'est l'intérêt supérieur de la nation, c'est sa souveraineté. Primum omnium salus patriae 8 . » 1 À la suite d'une interview donnée le 18 janvier 1960 au journal allemand Süddeutsche Zeitung, dans laquelle il critiquait la politique algérienne du gouvernement et déclarait que l'armée resterait fidèle à l'Algérie française, le général Massu est relevé de son commandement d'Alger, le 23 janvier, et envoyé au Cameroun, bien qu'il ait démenti les propos qu'on lui avait prêtés. Son départ provoque « la semaine des barricades » (24 janvier-1er février), dont les meneurs sont les « activistes » Pierre Lagaillarde, Jean-Jacques Susini et Joseph Ortiz. 2 Directeur des Affaires économiques au Quai d'Orsay, il prenait une part essentielle dans les négociations pour l'édification du Marché commun et pour sa sauvegarde contre la tentative anglaise de le noyer dans une « grande zone de libre-échange ». 3 Est-ce parce qu'il vient de réfléchir devant moi à définir ce concept familier, que, quelques jours plus tard, il l'appliquera (voir p. 410) en parlant d'Hassan II, exemple d'une légitimité qu'il situe au-dessus de la démocratie ? 4 Plus connu sous son nom de plume, Saint-John Perse. 5 Allied Military Government of Occupied Territories. 6 Les accords Darlan-Clark avaient été subtilisés par l'attaché militaire qui accompagnait Tarbet de Saint-Hardouin, nommé par le général Giraud ambassadeur du GPRF en Turquie. Étienne Manac'h, envoyé personnel de la France libre à Ankara, avait pu ainsi mettre la main sur ces accords secrets et les avait remis à Alger en 1943 au général de Gaulle, qui les avait aussitôt dénoncés. 7 Bonnier de la Chapelle, Ragueneau, Tournier et Gross. Les quatre conjurés devaient rejoindre leur unité le lendemain ; celui qui serait chargé du coup serait déclaré déserteur. Le Général confirme ici d'avance la version que donnera Ragueneau beaucoup plus tard, dans Julien ou la Route à l'envers (Albin Michel, 1976). 8 Avant tout, le salut de la patrie. J'ignore d'où il tirait cette formule, qu'il a prononcée d'autres fois devant moi — ou s'il l'avait inventée pour les besoins de la cause. Elle indiquait en tout cas sa hiérarchie des valeurs. Chapitre 2 «MA MISSION, C'EST DE SCULPTER LA STATUE DE L'ÉTAT » Le Général aurait-il imaginé qu'un jour, cette expression qu'il affectionnait : « les affaires », désignerait la corruption du pouvoir ? Il ne devinait certes pas l'évolution du mot ; mais il redoutait la fatalité de la chose. « Dès que l'État cesse d'être l'arbitre au nom de l'intérêt général, c'est la foire d'empoigne des intérêts particuliers ». En attendant, il était « aux affaires », c'est-à-dire au gouvernement de la France ; et il était à son affaire. « Ma tâche essentielle, me déclare-t-il après le Conseil du 12 décembre 1962, celle qui commande toutes les affaires dont j'ai reçu la charge — l'Algérie, la décolonisation, le redressement de l'économie et des finances, la force de dissuasion, une politique planétaire —, c'est de bâtir l'État. J'ai reçu mandat de bâtir un État qui en soit un. C'est à moi qu'il incombe d'éviter que la Constitution prenne un mauvais pli. La mission que m'a donnée le peuple, c'est de sculpter la statue de l'État. » « Cette déclaration engagera le Président » Élysée, 12 décembre 1962. Pompidou a été nommé à nouveau Premier ministre et a formé un nouveau ministère. Au Conseil de ce jour, le Général, voulant fixer la doctrine, commence par poser un principe qui devra faire jurisprudence : « Il est indispensable, naturellement, que le Premier ministre développe devant le Conseil les grandes lignes, et presque le mot à mot de la déclaration de politique générale qu'il va prononcer devant l'Assemblée nationale. Cette déclaration engagera le gouvernement, et donc le Président, puisque le gouvernement n'existerait pas si le Président ne l'avait pas nommé et maintenu en place. » Sept ans plus tard, Pompidou me resservira cet exemple, pour stigmatiser le grand discours-programme de Chaban du 16 septembre 1969 sur la « société bloquée » et la « nouvelle société » : « Chaban n'a pas encore assimilé l'esprit de la Ve République. Il lui manque une expérience irremplaçable, celle d'avoir fait ses classes en étant ministre du Général. Il aurait compris qu'il n'était pas possible que le Premier ministre fasse une déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale sans que le Conseil des ministres l'ait entendue au préalable et ait été appelé à en délibérer ; à plus forte raison, sans que le Président en ait été informé. » Avant de laisser la parole à Pompidou, et comme pour montrer que celui-ci va obéir aux directives qu'il lui a lui-même données, le Général souligne les questions essentielles auxquelles va devoir s'attaquer le nouveau gouvernement et lui fait ses recommandations : « 1. D'abord, les prix : il faut faire attention à l'état d'esprit des salariés, et aux revendications qui ne manqueront pas de se manifester si les prix glissent. « 2. L'intégration ouvrière. Il ne doit plus y avoir de question sociale en France. Je ne dis pas qu'il ne doit plus y avoir des questions d'intérêt. Il y en aura toujours. Mais il ne faut plus qu'il y ait de questions de classes sociales. « 3. L'Éducation nationale, c'est la grande affaire, tout de suite et pour longtemps. Elle doit d'ailleurs contribuer à effacer peu à peu les classes sociales, à condition que tous les jeunes Français y jouissent de chances égales et que son ouverture aux masses soit compensée par une orientation et une sélection appropriées. « 4. Que les leviers de commande soient mieux en main qu'ils ne le sont, c'est affaire d'autorité, de votre autorité, Monsieur le Premier ministre, Messieurs les ministres, plutôt que de réformes de structure. « Si vous voulez avoir de l'autorité, il faut que vous ayez du prestige. Vous ne pouvez avoir du prestige si vous êtes mélangés aux autres. Veillez à garder vos distances et à être irréprochables. Qu'on ne puisse même pas vous soupçonner. « 5. La solidarité gouvernementale : vous êtes divers, que vous veniez de formations politiques différentes ou que vous ne veniez d'aucune formation ; vous avez des tendances diverses, vous êtes assis sur des administrations diverses. Mais que les diversités ne dégénèrent pas en divergences ; et, à plus forte raison, que vos divergences n'apparaissent pas. Que ce qui se passe au Conseil des ministres ne soit pas connu du dehors. Or, les journalistes se sont toujours arrangés pour savoir ce qui s'y était dit. C'est inadmissible. Que ce qui se passe et se dit au Conseil des ministres ne soit pas perçu à l'extérieur, sinon par le filtrage qu'en fait le ministre de l'Information après en avoir conféré avec moi. « Sachez enfin que je désire être informé de ce qui se passe ou se prépare dans vos ministères, directement par vous-même, et sans que vous ayez à vous cacher du Premier ministre. » Pompidou : « Il faut être poli avec les Français » Pompidou donne de larges extraits de sa déclaration. Le Général les ponctue de remarques. Entre autres : « Il ne faut pas confondre les intérêts de la France avec ceux des Français. À plus forte raison, avec ceux des Français d'Algérie. Pompidou (vivement). — Mais je ne les confonds pas ! GdG. — Il arrive souvent que les intérêts des Français, ou ce qu'ils croient être tel, ne coïncident pas avec ceux de la France. Pompidou. — Je sais bien, mais il faut être poli avec les Français. » Chacun lève la tête pour suivre cette passe d'armes assez vive, bien que Pompidou ne cesse de sourire, jouant le registre de l'humour ; mais le Général ne sourit pas, ne relève pas l'impertinence : un Président ne polémique pas avec son Premier ministre. À la sortie, plusieurs ministres commentent cet assaut à fleurets mouchetés : « Le Général exhortait Pompidou à prendre de l'aplomb ; il doit penser maintenant qu'il en prend trop », dit Pisani. Salon doré, après le Conseil. Le Général s'assied à son bureau. Il est rayonnant. On ne s'en apercevait pas pendant le Conseil : devant tant de témoins, il voulait montrer son flegme. Devant un seul, il ne cache pas sa joie. Ce qui ne l'empêche pas de me houspiller. Il me reprend sur les termes d'un bref communiqué que je m'apprête à lire aux journalistes : « Le Premier ministre a donné connaissance au Conseil des grandes lignes de la déclaration de politique générale qu'il doit faire devant l'Assemblée nationale. Il a été autorisé à soumettre cette déclaration à l'approbation de l'Assemblée. » Il sursaute : « Mais non ! Il ne la soumet pas ! Il ne se soumet pas ! Il ne fait pas de courbettes ! Votre formule est exécrable ! Il ne faut pas employer un mot pour un autre, sinon les choses partent de travers ! » Il ajoute : « L'important, voyez-vous, c'est de créer de bons précédents. » Des précédents, il en crée presque à chaque Conseil, par la manière dont il réagit, au fur et à mesure, aux actes du gouvernement. Il ne le fait le plus souvent qu'avec mesure, et en prenant soin de compenser toute pointe par une expression d'une douceur accentuée. C'est justement sur ce ton qu'il conclut notre entretien : « Voyez-vous, Peyrefitte, cette double opération référendum-élections a été bénéfique. Elle a prouvé que le peuple était du côté de l'État. Le peuple et l'État sont maintenant souverains. » Ce qui donne au Général sa confiance en lui-même et dans ses propres entreprises, c'est sa certitude de s'être maintenant établi, et d'avoir établi les institutions, sur un roc : la souveraineté populaire. Quand il est sûr d'avoir le peuple avec lui, il peut braver sereinement tous les caciques de l'opposition et tous les grands de ce monde. Si quelque doute sur ce point s'insinue en lui, son assurance faiblit. Le résultat, par lui jugé insuffisant, du référendum d'octobre 1962 ; par la suite, sa perte de popularité à la suite de la grève des mineurs ; le ballottage de décembre 1965 ; l'extrême justesse du succès de la majorité aux élections législatives de 1967 ; la rébellion de mai 68 : il n'en fallait pas plus pour le blesser en profondeur et le faire douter de son maintien au pouvoir. Mais le plus souvent, il suffit de signaux en sens inverse — la divine surprise des élections législatives de novembre 1962, une tournée triomphale en province, outre-mer ou à l'étranger — pour le remettre d'aplomb sur sa selle. À part ces rares moments de découragement, la note dominante est la sérénité, voire, en privé, l'euphorie. Il oppose un front de marbre aux inquiétudes ou malveillances qui se déversent dans la presse ou dans les bavardages en ville, et qui finissent par nous atteindre nous-mêmes, au point que nous avons l'impression constante de vivre dangereusement. Pompidou : « Il faut mettre le Général à l'abri de ces billevesées » Matignon, 13 décembre 1962. Pompidou me glisse, à la fin de notre réunion du matin, à propos du Conseil des ministres d'hier : « Le Général tient à ce que je mette au nombre des projets du gouvernement d'associer le monde du travail à la conduite de la vie économique. Mais c'est de ces choses dont on parle beaucoup et qu'on ne fait jamais. » Il reprend, sur un ton presque désagréable, comme s'il me soupçonnait de donner dans le travers qu'il dénonce : « Capitant, Vallon et tutti quanti, ce sont des gens fumeux. Il n'y a rien à en tirer. Malheureusement, ils ont farci la tête du Général de leurs rêveries. Il faut mettre le Général à l'abri de ces billevesées. C'est une façon de lui rendre service. » Il y a longtemps déjà que Pompidou m'a mis en garde contre cette « chimère » du Général. Je le constate en feuilletant mes carnets. Au Conseil des ministres du 11 juillet 1962, une ordonnance sur l'intéressement était présentée, qui devait être rendue publique le 15 juillet. Pompidou m'a dit : « Surtout, il ne faut pas en parler, ce sont des sujets sensibles. Les gaullistes de gauche se promènent dans l'économie comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. » Je n'ai pas bien compris en quoi le fait de ne pas en parler le 11 juillet aurait rendu moins sensible ce qui allait être publié le 15 juillet. Mais sa réserve sur ce thème était frappante. « La Constitution aurait joué ! » Le Général n'en finit jamais d'enseigner la Constitution à ses ministres, qui pourtant devraient la connaître. Au Conseil du 27 février 1963, Pierre Dumas1 dresse le bilan des travaux parlementaires à la fin de la session extraordinaire de décembre à février 1963, destinée à compenser la mise en chômage du Parlement du début d'octobre au début de décembre 19622 . Dumas a souligné que la première partie du budget de 1963 « a été votée assez tôt pour qu'on n'ait pas eu à faire appel aux douzièmes provisoires ». Le Général intervient vivement : « Mais, si elle n'avait pas été votée, il aurait suffi d'un décret ! La Constitution aurait joué ! Il n'y a plus de douzièmes provisoires3 ! » Dumas, pris de court, bafouille un peu. Pompidou : « Il y a deux choses : le budget doit être voté en soixante-dix jours, sinon il est promulgué par décret. « Mais, d'autre part, la première partie de la loi de finances doit être votée, pour que l'on puisse percevoir les impôts et pour que les premiers crédits puissent être engagés. Si cette première partie de la loi de finances n'avait pas été votée avant la fin de 1962, on aurait dû demander des crédits pour commencer l'année. » Giscard d'Estaing et Marc Jacquet4 font des signes de dénégation. Jacquet, mon voisin, me dit : « Georges n'a rien compris. (Il est de ceux, fort rares, qui l'appellent par son prénom.) GdG (impatient). — Mais enfin, si on n'avait pas pu voter cette première partie avant la fin de 1962, qu'aurait-on fait ? Giscard d'Estaing. — On aurait fait un texte spécial, dit "des services votés5 " et l'Assemblée aurait eu à se prononcer sur l'ensemble de ce texte sans entrer dans les détails. GdG (triomphant). — Donc, ça n'aurait pas été des douzièmes provisoires. La Constitution l'interdit ! » Dumas s'excuse, recommence sa phrase en supprimant la mention des « douzièmes provisoires ». Murmures autour de la table : il faut bien admettre que le Général connaît sa Constitution mieux que personne au Conseil. Dumas conclut son exposé par des suggestions d'avenir : « Il faudrait mettre davantage la majorité dans le coup, en lui donnant l'impression qu'elle joue un rôle majeur dans la préparation de la politique gouvernementale. Et les parlementaires aimeraient qu'on réponde à leurs questions avec plus de célérité. » Pompidou saisit l'occasion de reprendre en main une situation qui lui avait momentanément échappé. Il appuie en recommandant aux ministres de répondre plus vite aux questions des députés ; il y a de la négligence dans ce domaine. Le Général (s'adressant à Dumas, et comme pour le sortir de l'embarras dans lequel il l'a lui-même plongé) : « Tout le monde a apprécié la façon dont vous vous êtes acquitté de votre tâche. » « Faire fonctionner tous les rouages » L' « esprit de la Constitution », il s'efforce sans cesse d'y revenir. Il me l'a défini dès les débuts du premier cabinet Pompidou. Salon doré, 25 avril 1962. « Essayez de faire comprendre à vos journalistes ce qu'est l'esprit de la Constitution. Sous la IIIe et la IVe Républiques, le gouvernement devait démontrer sans cesse qu'il disposait d'une majorité qui le soutienne à l'Assemblée. La Ve République a renversé la charge de la preuve. C'est à l'opposition de prouver que le gouvernement ne dispose plus d'une majorité. La procédure par laquelle l'opposition pouvait obliger le gouvernement à poser la question de confiance, et par suite à chuter, a disparu. Quand nous avons mis au point la Constitution, Guy Mollet et Pflimlin ont particulièrement insisté sur la nécessité d'écarter ce danger. Gaillard avait formé le même vœu à plusieurs reprises. Les caciques de la IVe République considéraient que c'était la base même de la réforme constitutionnelle. « Et maintenant, vos journalistes voudraient qu'on recommence, comme avant, à recréer pour tous les gouvernements l'obligation de poser la question de confiance ! Ça serait à nouveau, chaque fois, une occasion de crise ! Ça donnerait aux journaux un rôle accru ! Ça transformerait les journalistes en arbitres ! « Il n'est arrivé qu'une fois, depuis le nouveau régime, que le gouvernement prenne cette initiative. C'était après mon discours sur l'autodétermination 6 . Il fallait faire fonctionner ce rouage de la Constitution : j'ai le devoir de les faire fonctionner tous. Mais une fois, avec Michel Debré, c'est suffisant. Si on recommence avec Pompidou, le précédent sera créé, ça deviendra une règle et on va retomber dans l'ornière. C'est pourquoi je ne veux pas que Pompidou demande la confiance, encore que, de toute évidence, il soit assuré de l'obtenir aujourd'hui. Il faut faire perdre aux Français leurs vieilles habitudes. » « Faire fonctionner tous les rouages » : le Général est soucieux, à mesure que l'actualité se déroule, plus encore que de résoudre les problèmes immédiats, de créer pour l'avenir de nouveaux réflexes. Il a un côté pilote d'essai : cette nouvelle machine, il veut, personnellement, en roder tous les organes, en mettre toutes les ressources à l'épreuve de la réalité. « L'humeur des dîners en ville » Le 6 juin 1962, Roger Frey7 note « l'atonie du parti communiste, incapable de déclencher une vague de revendications ». Le parti traverse une crise grave. Le règlement de l'affaire algérienne lui enlève un argument puissant. A l'élection partielle de Saint-Maur, malgré une campagne acharnée, il a perdu des voix par rapport à 1959. Frey souligne le calme profond du pays : « La province et les milieux populaires ne sont nullement touchés par l'agitation forcenée des dîners en ville. GdG. — Ce que la Ve République apporte de nouveau, c'est qu'elle n'est plus suspendue à l'humeur des dîners en ville. » Curieusement, cet homme qui tire toute sa force du vote populaire, n'aime pas les élections. À vrai dire, il déteste surtout l'électoralisme. Il pourchasse toute précaution, dans les mois qui les précèdent, comme signe d'une démagogie « digne de la IIIe ou de la IVe ». Il ne veut pas entendre parler de « programme électoral ». Ni à l'occasion des législatives, ni même des présidentielles. « Un programme ? Jamais ! La politique, c'est la réalité ! La réalité, c'est tous les jours qu'elle change ! C'est tous les jours qu'on la découvre ! Il faut avoir des principes et des objectifs, non un programme. » « Le régime présidentiel, ce serait organiser l'anarchie » Dans les mois qui ont suivi le référendum sur l'élection du Président, des constitutionnalistes comme Maurice Duverger, puis de nombreux politiques, ont affirmé que la seule voie praticable pour de Gaulle était désormais le régime présidentiel. Je souhaitais depuis longtemps en avoir le cœur net. Il s'y est prêté de bonne grâce après le Conseil du 20 novembre 1963. AP : « Chalandon, dans le premier bulletin du Comité national pour la préparation de l'élection présidentielle, a lié l'élection présidentielle à l'élection législative. Qu'en pensez-vous ? GdG. — C'est une absurdité. C'est lui qui l'a écrit. Je ne lui ai jamais rien dit dans ce sens. Je ne sais pas d'où il a pu tirer ça. Je me demande d'ailleurs ce que c'est que ce Comité et de quoi il se mêle. AP. — Pensez-vous que la Constitution doive être amendée, pour établir un lien entre l'élection présidentielle et l'élection législative ? GdG. — Non, non et non ! Notre Constitution est très bien comme elle est. Il ne faut rien changer à son esprit ni à l'équilibre institutionnel ! Vouloir faire ce qu'on appelle quelquefois un régime présidentiel à l'américaine, ce serait organiser l'anarchie ! Le Président ne pourrait pas dissoudre le Parlement. Le Parlement ne pourrait pas renverser le gouvernement. Le conflit s'installerait entre eux d'une façon endémique. En Amérique, déjà, ça va couci-couça8 . En France, ce serait affreux ! On s'enfermerait dans une situation sans issue ! « Dans un pays comme le nôtre, étant donné ce que nous sommes, le seul moyen d'en sortir, ce serait un coup d'Etat. C'est exactement ce qui s'est passé pour la Constitution de 1848, qui établissait un équilibre du même ordre. Ça s'est terminé par un coup d'État. C'est cela que vous voudriez voir revenir ? Ou bien alors, vous voudriez que ce soit le Parlement qui fasse partir le Président par un coup d'État parlementaire, ou par une pression qui lui rendrait la vie impossible ? Ce serait une façon de retomber dans le désordre de la IIIe ou de la IVe République. Nous avons la chance d'en être sortis. Il ne faut rien faire pour y revenir. Restons-en à notre Constitution, qui est bonne pour l'essentiel et à laquelle il faut faire seulement quelques retouches, la plus importante étant la transformation du Sénat. « J'exclus totalement le quinquennat » AP. — Vous excluez complètement de raccourcir le septennat en quinquennat, comme certains le voudraient, et comme Chalandon le suggère ? GdG. — Je l'exclus totalement ! Dans l'esprit de ceux qui le proposent, cette coïncidence des mandats ne pourrait avoir lieu qu'à la condition qu'on supprime et la censure et la dissolution. Ou alors, si l'on voulait que les deux mandats coïncident définitivement, il faudrait, soit que la dissolution entraîne le départ du Président, soit que la censure entraîne non seulement le départ du gouvernement, mais celui du Président et de l'Assemblée. « Tout ça ne tient pas debout ! Ceux qui avancent ça ne se sont pas donné la peine de réfléchir. Ils ressassent des slogans. Le Président est là pour assurer la continuité de l'État. C'est sa mission essentielle. Il est la clef de voûte de l'État. Si vous lui ôtez ce rôle, le peuple souverain ne pourra plus jouer le sien, celui d'arbitre et de recours. Or, il faut que le Président puisse lui faire jouer ce rôle chaque fois qu'il en éprouve la nécessité, soit par référendum, soit par des élections. AP. — Vous souhaitez donc que le Président continue à rester intangible, mais que le Parlement et le gouvernement continuent à pouvoir se combattre ? Est-ce qu'il n'y a pas contradiction ? Le Président dirige à ce point l'action des ministres qu'il doit bien, bon gré mal gré, se solidariser avec eux. GdG. — En gros, vous avez raison, mais il faut laisser toutes les possibilités. Il faut que le Président ne dépende pas du Parlement. Il faut que le gouvernement émane de lui, reflète sa volonté. Mais il faut aussi que, si le gouvernement est renversé, le Président ne soit pas obligé de s'en aller. Deux possibilités doivent alors lui rester : ou bien celle de renvoyer l'Assemblée devant les électeurs, pour rendre le peuple juge ; ou bien, celle de se séparer de son gouvernement, s'il préfère, pour une raison ou pour une autre, ne pas recourir à cet affrontement. AP. — Mais comment peut-il se séparer de son gouvernement, puisqu'il en a animé l'action ? GdG. — Il n'en anime pas l'action dans les moindres détails. Il peut ne pas être satisfait de tel ou tel membre du gouvernement, dont l'action, ou l'absence d'action, aura joué un rôle déterminant dans la censure qui aura été émise contre le gouvernement. Il peut avoir intérêt, si c'est l'intérêt de la nation, à aller dans le sens du Parlement, contre les vues de tout ou partie de ses ministres. De toute façon, il faut lui laisser la possibilité de jouer. AP. — N'y a-t-il pas contradiction, du fait que le gouvernement est responsable à la fois devant l'Assemblée, qui peut le renverser, et devant le Président, qui le nomme et qui peut mettre fin à ses fonctions ? GdG. — Non. Il n'y a pas de contradiction. Car, en fait, le gouvernement dépend essentiellement du Président ; sinon selon la Constitution, du moins dans l'application qui en a été faite et qui doit continuer d'en être faite. Son texte ne le dit pas expressément, et ça vaut mieux. Il ne peut pas tout prescrire. "Faisons des constitutions courtes et obscures", comme disait Talleyrand. La nôtre est déjà beaucoup trop longue et beaucoup trop précise. Les Anglais n'en ont pas, et ne ne s'en portent pas plus mal. Le plus important, ne l'oubliez pas, ce ne sont pas les textes, c'est l'usage qui s'établit, les précédents qui s'accumulent, la tradition qui se crée. Les ministres sont nommés par le Président, relèvent de lui essentiellement, mais il n'est pas mauvais qu'ils soient responsables devant le Parlement. C'est une soupape de sûreté qu'il est souhaitable de laisser. « Le Président et le gouvernement ne sont pas un bloc pour tout » AP. — Vous envisagez vraiment la possibilité pour le Président de ne pas se solidariser avec son gouvernement, s'il y a un vote de censure ? GdG. — Oui. Le Président et le gouvernement ne sont pas, pour toutes les questions, une unité, un bloc irréfragable 9 . Il peut arriver que le Président accepte la censure et change le gouvernement, c'est-à-dire le Premier ministre et le ou les ministres affectés par la motion de censure. À la rigueur, il peut se contenter d'accepter la démission du gouvernement et de renommer le même Premier ministre et les mêmes ministres, à l'exception du ou des ministres dont l'action aura motivé la motion de censure. En tout cas, il faut que ce soit possible. AP. — Vous admettez donc la possibilité que le Président ne se sente pas engagé par ce que fait le gouvernement ? GdG. — Le Président ne peut pas tout faire lui-même, s'occuper de tout, se porter garant pour tout. La Constitution n'est pas explicite à cet égard, et encore une fois, ça vaut mieux. Elle n'énumère pas les questions dont se mêle directement le Président et celles dont il ne se mêle pas. Mais il n'est pas possible qu'il soit en permanence responsable de tout. Si la censure avait lieu sur une question à propos de laquelle le Président lui-même a pris des options décisives et s'est engagé à fond, il faudrait bien, évidemment, qu'il se solidarise avec le gouvernement et qu'il accepte l'épreuve de force avec le Parlement. Mais ce n'est pas inéluctable dans tous les cas. AP. — Ainsi, la Constitution vous paraît bonne dans l'ensemble ? GdG. — Oui, je vous l'ai déjà dit, elle ne mérite que quelques retouches. Par exemple, une modification dans les rapports du Président et du Premier ministre. Il ne faut pas qu'un conflit puisse éclater entre le Premier ministre et le Président. Le Président doit pouvoir se défaire de son Premier ministre. AP. — Pour le moment, il n'y a pas de problème, parce que c'est vous, parce que c'est lui, comme disait Montaigne. Mais le problème pourrait se poser si le Premier ministre s'appuyait sur le Parlement contre le Président. GdG. — Exactement. Il faut que le Président puisse mettre fin aux fonctions du Premier ministre comme je l'ai fait avec Debré. Cela s'est très bien passé; c'était Debré. Mais il a fallu qu'il se prête au jeu. Je lui ai dit : "Puisque vous cessez d'exercer vos fonctions, il faut que vous me donniez votre démission." Il l'a fait, bien sûr ; mais peut-être qu'un autre ne l'aurait pas fait. Il vaudrait mieux spécifier que le Président met fin aux fonctions du Premier ministre de sa propre initiative et qu'il n'est pas suspendu à l'offre de démission. « Et puis, comme retouche, il y aura la transformation du Sénat et sa fusion avec le Conseil économique et social, dont les pouvoirs seraient élargis. Je vous l'ai déjà dit. » Je me retire en hâte. Quand le Général me dit : « Je vous l'ai déjà dit », c'est signe d'agacement. Je suis resté trop longtemps. Il est clair qu'à ses yeux, la Constitution est bonne, parce qu'elle est à la fois solide et souple. Son texte laisse assez de jeu pour s'adapter aux circonstances. Mais la pratique le façonne, justement à cause de ce jeu. Elle peut en faire vivre l'esprit, ou au contraire le trahir. D'où l'engagement du Général pendant ces années fondatrices. Il a grandi sous une IIIe République dont la Constitution, médiocre dans sa lettre, était devenue détestable par l'usage. La leçon, sur lui au moins, a porté : il a pu imposer aux partis une Constitution convenable ; il voudrait que l'usage la rendît excellente. 1 Secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement. 2 À cause de la motion de censure du 5 octobre 1962 et de la dissolution qui l'a immédiatement suivie. 3 Douzièmes provisoires : procédure, en vigueur jusqu'en 1958, qui permettait en début d'année, tant que le budget n'était pas voté, de reconduire chaque mois le douzième du budget de l'année précédente. 4 Ministre des Travaux publics à partir de décembre 1962, il avait été jusque-là rapporteur général du Budget à l'Assemblée nationale. 5 C'est-à-dire reconduisant les crédits votés pour l'année précédente, sans mesures nouvelles. 6 Allocution radiotélévisée du 16 septembre 1959 ; la question de confiance — engagement de la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée — fut posée en octobre. Il ne s'agissait donc même pas d'une « question de confiance » lors de la formation du gouvernement. Le Général veut éviter qu'on ne retombe dans la tradition de l'investiture par l'Assemblée. 7 Ministre de l'Intérieur. 8 Publiquement, il utilise une formule plus relevée : cahin-caha. 9 D'après le contexte, le Général n'emploie visiblement pas cette expression dans son acception habituelle d'« irrécusable », mais au sens d'« infrangible », « intangible ». Chapitre 3 « NOUS VOILÀ DÉBARRASSÉS DES POLITICHIENS » La méfiance du Général envers les habitudes nées du régime d'assemblée affleure de temps à autre. Au Conseil du 9 mai 1962, Frey annonce un mouvement de préfets et rappelle, en se tournant vers moi, la nécessité de ne pas parler de ces nominations, de façon à en laisser la primeur aux parlementaires. Le Général, vivement : « Vous n'êtes tout de même pas obligé de négocier avec les parlementaires pour nommer des préfets ! C'était bon sous le régime défunt ! Frey. — C'est seulement une question de courtoisie. » « Les parlementaires ne sont pas souverains ! » À l'issue du Conseil, je reviens sur la nomination des préfets : « Roger Frey se référait peut-être au délai que l'on observe avant d'annoncer les nominations d'ambassadeurs.» Je me suis fourvoyé. Le Général tape sur la table : « Mais si vous n'annoncez pas les nominations d'ambassadeurs, c'est parce qu'il faut d'abord obtenir l'agrément de pays souverains ! Les parlementaires ne sont tout de même pas souverains ! Ils l'ont cru longtemps, mais c'est fini ! Le temps des politichiens, c'est fini ! » J'ai perdu une bonne occasion de me taire. Pompidou, à qui je signale cette invention verbale d'allure auvergnate, m'assure avec quelque condescendance qu'elle était courante dans le vocabulaire du Général pendant les années de la IVe République. « Pas de majorité ferme sans le scrutin majoritaire » Salon doré, 23 juin 1962. Je pose au Général la question du mode de scrutin, après qu'il a envisagé devant moi un vote de censure et la dissolution. AP : « Vous avez choisi le scrutin proportionnel en 1945, vous avez préféré le scrutin majoritaire en 1958. Est-ce une question de principe, ou de circonstances ? Ou vos principes ont-ils changé à la longue, avec l'expérience qu'ont apportée des circonstances différentes ? GdG. — En 45, les communistes représentaient un électeur sur trois et les deux autres tiers étaient dispersés entre de nombreuses formations. Si j'avais adopté le scrutin majoritaire, automatiquement, la Chambre aurait été composée aux trois quarts de communistes. On ne pouvait l'éviter que par le scrutin proportionnel. C'était alors la seule façon de pouvoir gouverner la France sans donner les clefs de l'État au parti communiste. C'était une question de salut national. AP. — N'est-ce pas Michel Debré qui vous a rallié au scrutin majoritaire ? » Aux dires de divers témoins de cette époque, à commencer par Pompidou, ce fut le combat de Debré — chef ardent, au Conseil de la République, de l'opposition gaulliste dans les années 50 — que de convaincre le Général de la supériorité de ce scrutin. Le Général ne reconnaît pas aisément cette paternité : GdG : « Debré est parlementaire dans l'âme. Du temps du RPF, il voyait la future Constitution, nullement comme un système donnant des pouvoirs prééminents au Président, mais comme un véritable système parlementaire à l'anglaise, avec deux partis alternant, le chef du parti victorieux devenant automatiquement Premier ministre, le rôle du chef d'État se réduisant à le désigner formellement et à représenter symboliquement l'unité. Il voulait un scrutin majoritaire à un tour, qui, en obligeant tous les partis à se regrouper, aurait facilité l'émergence de deux partis, seuls aptes à exercer le pouvoir. « Ce n'est pas du tout mon sentiment. Ça reviendrait à remettre le pouvoir aux partis. Mais c'est vrai que le mécanisme du scrutin majoritaire a l'avantage de favoriser la naissance d'une majorité. Il n'y a pas de majorité ferme sans scrutin majoritaire. » « Sur le scrutin, il ne faut pas se lier les mains » Matignon, 12 mars 1963 : Georges Pompidou est plus hésitant que le Général sur la supériorité du scrutin majoritaire. « Cette grève des mineurs 1 , me dit-il, prend une ampleur et une résonance formidables, parce que les Français ne se sentent pas vraiment représentés par les dernières élections. C'est l'inconvénient du scrutin majoritaire. Il permet de gouverner, mais il provoque des frustrations. Les électeurs qui ont voté à gauche se sentent exclus. Ils se disent : "C'est pas ça que voulaient les Français. Nous sommes plus forts que ne le laisse croire le nombre de nos députés." Alors, ils essaient de se rattraper autrement. « La proportionnelle est un scrutin qui donne aux Français le sentiment qu'ils sont équitablement représentés ; mais elle est inefficace. Le scrutin majoritaire est efficace ; mais il fait naître une amertume. Il m'arrive de me demander si, avec le système quasi présidentiel que nous avons depuis octobre, il ne vaudrait pas mieux un scrutin proportionnel, qui adoucirait les mœurs non seulement des parlementaires, mais des Français, et qui permettrait au Président de composer le gouvernement avec plus de souplesse, en manifestant à chaque élection législative qu'il tient compte des mouvements de l'opinion. » Beaucoup plus tard, je reposerai la question au Général sous une autre forme. Salon doré, 8 juillet 1965. AP : « Michel Debré voudrait que le principe du scrutin majoritaire soit inscrit dans la Constitution. Ne faudrait-il pas le faire ? GdG. — Non. Debré a raison de dire que le scrutin majoritaire est le meilleur moyen d'assurer la stabilité des institutions. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Il pourrait y avoir un jour, à nouveau, des raisons de revenir à la proportionnelle dans l'intérêt national, comme en 45. Il ne faut pas se lier les mains. Ce qu'on pourrait faire, c'est imposer des conditions sévères pour le changement de mode de scrutin, de manière à ne pas permettre à une majorité de manipuler les élections, au dernier moment, en changeant le système pour adopter celui qui lui serait le plus favorable, comme l'ont fait en 51 les tripatouilleurs de la IVe, avec les apparentements. » « Jauger la confiance du peuple » Salon doré, 29 août 1962. Le Général me dit : « Comment voulez-vous jauger la confiance du peuple ? La meilleure manière, c'est le référendum. Pourquoi la question de confiance, par laquelle les gouvernements de la IIIe ou de la IVe mettaient leur responsabilité en jeu devant l'Assemblée nationale à propos d'un texte parfois insignifiant, serait-elle le summum de la démocratie ? Et pourquoi serait-ce anti-démocratique de poser aux Français une question essentielle, et de leur demander de manifester à cette occasion la confiance qu'ils ont dans le chef de l'État et le gouvernement ? AP. — C'est à cause des mauvais souvenirs qu'ont laissés les plébiscites du Second Empire... GdG. — Mais vous savez bien que la France d'il y a cent ans était illettrée ! Les Français ont mûri, ils sont devenus capables de juger par eux-mêmes, de prendre les décisions capitales ! Ils l'ont montré en adoptant notre Constitution, la première qui tienne debout depuis deux siècles. Ils l'ont montré en permettant de régler l'affaire algérienne, dont le régime des partis ne serait jamais sorti ! En réalité, tout ça, ces histoires de principat plébiscitaire, de Badinguet ou de général Boulanger, ce sont des croquemitaines agités par les politichiens. » Au Conseil du 7 novembre 1962 2 , le Général déclare : « Il y a bien quelques mécontents — notamment le président du Sénat — qui sont indignés ; mais c'est sans importance. Aux yeux de ces gens-là, comme disait Chamfort, 1) la souveraineté nationale appartient au peuple ; 2) il ne doit pas l'exercer. « Tous ces hommes ne sont pas nuls. Je suis le premier à le savoir, moi qui les ai employés, ces hommes, en les prenant dans tous les partis sans aucune exception. » Quand il se lève et fait le tour de la table, il dit en aparté à un petit groupe de trois ou quatre : « Voilà que le Conseil constitutionnel lui-même s'est laissé tenter par les idées politichiennes. Heureusement qu'il s'est vite repris3 .» « J'attendais Mendès, j'ai eu Ramonet » Salon doré, 5 janvier 1963. Le Général est plein d'ardeur. Ses méditations, pendant son séjour à Colombey à l'occasion des fêtes, le portent à l'optimisme : « Voyez-vous, me dit-il, nous voilà débarrassés des politichiens, grâce à ce référendum et à ces élections. L'État n'est plus à la merci des comités. Le peuple et l'État sont maintenant souverains. Les partis ont été écrasés. « La preuve est faite que les partis face à un référendum, c'est le pot de terre face au pot de fer. J'ai eu autour de moi, depuis 1940, toutes sortes d'hommes politiques, de l'extrême gauche à l'extrême droite. Quand ils travaillaient dans un gouvernement pour la France, ils devenaient des hommes d'État. Quand ils étaient emboîtés dans le système des partis, ils redevenaient des politichiens. « En 58, poursuit-il, quand je suis revenu aux affaires, j'ai essayé de leur rendre leur vraie dimension en les appelant à moi. Plusieurs se sont dérobés. J'attendais Mendès, j'ai eu Ramonet4 . Mendès s'est entêté à lutter contre moi et s'est privé définitivement du grand rôle national qu'il aurait pu jouer. Il s'est ridiculisé dans son obstination. » « Étendre le référendum, mais ne pas le prostituer » Le 12 mars 1963, je lui demande : « Seriez-vous favorable, mon général, à l'extension du référendum à d'autres sujets que ceux qu'a prévus la Constitution, selon la pratique suisse : Voulez-vous que les tramways roulent à droite, ou roulent à gauche ? » Il me répond : « Je suis pour l'extension du champ d'application du référendum, mais à condition que ce soit le Président qui en prenne l'initiative et qu'il s'engage à fond derrière son texte. Si le Président ne met pas son maintien à l'Élysée dans la balance, le référendum n'aura pas de nerf, dès lors qu'il n'y aurait aucun risque. Il faut que le Président annonce qu'il se retirera s'il est désavoué. Je suis contre le référendum à la suisse, où l'exécutif n'engage pas sa responsabilité. Ce qui était jadis réalisable sur l'agora d'Athènes, ou qui l'est aujourd'hui dans le canton de Vaud, ne peut l'être dans un grand pays qu'à des occasions solennelles. Et puis, il ne faut pas prostituer le référendum en le faisant jouer à tout propos. » En 1972, certains, dont je serai, diront à Georges Pompidou leur regret qu'il ne s'engage pas à fond derrière son référendum sur l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Après coup, il nous donnera raison. Il reconnaîtra qu'il avait eu tort de penser que cette menace lui retirerait des voix, ou lui ferait courir inutilement le risque de devoir s'en aller. Des gaullistes de penchant parlementaire, comme Michel Debré, rêvent d'une démocratie de type anglais, où l'exercice du pouvoir appartient à l'Assemblée, à laquelle la nation délègue sa souveraineté. Le Général veut une démocratie où l'exercice du pouvoir est délégué au Président. Ni les premiers ni le second n'imaginent une démocratie directe, où le pouvoir serait fréquemment exercé par le peuple. À partir de juin 1962, avant même que soit organisé le référendum sur l'élection populaire du Président, le Général me parle fréquemment de deux référendums auxquels il songe : l'un sur la transformation du Sénat, l'autre pour rendre irréversible l'indépendance nationale. Curieusement, il ne cesse pendant sept ans de mentionner le premier, qui devait causer sa perte. Il ne parlera qu'une fois en Conseil des ministres, le jeudi 12 novembre 1964, du second, qui lui tient visiblement le plus à cœur. « L'État est responsable de l'ensemble » Le Général me dit, le 24 avril 1963, au soir d'une tournée ardennaise : « Ils ont raison, ces maires, de se plaindre ! Des ponts sur la Meuse qui ne sont toujours pas reconstruits vingt-trois ans après l'invasion ! Il y a quelque chose qui ne va pas, quelque part ! L'État ne fait pas son devoir ! AP. — Si vous permettez, ce ne sont pas les Allemands qui les ont détruits en 40, ce sont les Américains en 44, ça ne fait que dix-neuf ans. Et puis, ce n'est pas l'État qui est responsable : ces ponts sont sur des routes départementales, c'est donc au département de les reconstruire. GdG. — Ça ne va pas ! Que ce soit dix-neuf ans ou vingt-trois, que ça appartienne au département ou à l'État, ce n'est pas acceptable ! Qui les refera, ces ponts ? Ce sera bien les Ponts et Chaussées, qui sont sous l'autorité de l'État. Qu'est-ce qu'ils attendent ? Dans ce pays, l'État est responsable de l'ensemble ! » Il reprend, plus calmement : « Bien sûr, l'État ne peut pas tout faire lui-même, mais il doit veiller à tout, vaquer à tout ! S'il y a des lacunes, c'est à lui de les combler ! S'il y a des incapables, c'est à lui de les dénoncer ! À quoi servent les préfets ? » « L'Élysée, c'est qui ? » Au Conseil du 24 janvier 1963, Giscard annonce que, pour la Foire internationale de Montréal de 1967, il a constitué un comité présidé par Baumgartner. Giscard : « On m'a dit qu'à Mexico, notre participation n'avait pas été éclatante. GdG. — Comment ? Vous en êtes responsable et vous vous contentez de constater des insuffisances ? Quelles sanctions nous proposez-vous ? "Nemo auditur turpitudinem suam allegans "5 .» Les faiblesses des subordonnés sont la faiblesse du principal responsable, s'il ne les sanctionne pas alors qu'il en a le pouvoir. Quand l'un d'entre nous laisse entendre qu'il n'obtient pas ce qu'il veut de ceux sur lesquels il exerce son autorité, il provoque à coup sûr une réaction vive, en français ou en latin. J'ai essuyé souvent les mêmes reproches, sur les faiblesses de telle émission de télévision. Il n'admet pas qu'un ministre plaide l'impuissance sur l'air de : « Ceux qui dépendent de moi ne m'obéissent pas. » Il place par-dessus tout la notion de responsabilité. « Il faut un responsable. On n'a pas le droit de dire, comme sous la IVe: "Moi, je voudrais bien, mais les autres... " » Sa vision de l'État est rigoureusement hiérarchique, comme celle de l'armée. Les chefs doivent commander, se faire obéir, faire remplacer qui ne leur obéit pas, être remplacés s'ils n'arrivent pas à se faire obéir. Il n'aime pas les responsabilités diffuses. Ni le préfet qui se prend pour l'exécutant du conseil général, plus que pour le représentant du gouvernement dans le département. Ni le recteur qui se croit surtout porte-parole de son université auprès du ministre et « oublie qu'il doit être préfet du gouvernement auprès des universités ». Ni le directeur de la radiotélévision, qui laisse la bride sur le cou à ses journalistes ou à ses réalisateurs. Il nous reprend quand nous prêtons une volonté, une opinion au « ministère de l'Agriculture », ou « de l'Intérieur », ou « des Armées ». Seul a le droit d'en avoir une le ministre, responsable unique. Il déteste les expressions : « Matignon estime que... », « l'Élysée a dit que... ». « L'Élysée, c'est qui?» m'a-t-il dit, comme j'employais cette expression. On ne doit pas douter que l'Elysée, c'est lui — et si ce n'est pas le Président lui-même, ce n'est rien. 1 Voir plus bas, Ve partie. 2 Après la victoire du oui au référendum, mais avant les législatives. 3 Le Conseil constitutionnel avait émis avant le référendum, le 2 octobre 1962, un avis défavorable, à la majorité de ses membres, rejoignant la position du Conseil d'État et du Sénat — où la réélection brillante de Gaston Monnerville, aussitôt après son éclat de Vichy sur la « forfaiture », a revêtu le sens d'une condamnation du référendum par les partis classiques dans leur totalité. La presse, tant à Paris qu'en province, toutes tendances confondues, a, tout comme les plus hautes instances juridiques, condamné l'initiative du Général. L'Assemblée nationale a adopté la même attitude en censurant le gouvernement le 5 octobre. En revanche, le 6 novembre, le Conseil constitutionnel vient, après la victoire du oui, de déclarer irrecevable le recours présenté par Gaston Monnerville, qui ne demandait rien de moins que l'annulation du référendum. 4 Député radical que Georges Pompidou avait proposé au Général le 1er juin 1958, après avoir essuyé le refus de Mendès France. 5 Personne n'est admis à alléguer ses propres faiblesses. Chapitre 4 «NOUS DEVONS RODER CORRECTEMENT LES INSTITUTIONS» Conseil des ministres, 20 février 1963. Pompidou ne laisse plus à son secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement le soin de rendre compte de la session. Il s'affirme lui-même, dans cette République mi-parlementaire mi-présidentielle, comme le pôle parlementaire qui fait contrepoids au pôle présidentiel : « La session extraordinaire du Parlement s'est déroulée dans des conditions très satisfaisantes, malgré le Sénat. Le vote de la loi sur la Cour de sûreté de l'État a été fait en deux fois. Nous avons été contraints, parce qu'il y avait eu une erreur dans les délais de convocation, de soutenir un second débat qui a été beaucoup plus aigre. L'opposition du Sénat s'est révélée ce qu'elle est dans la Constitution, c'est-à-dire nulle et sans effet, dès lors qu'il y a une majorité ferme à l'Assemblée nationale, ce qui est maintenant le cas. Nous avons pu constater la cohésion permanente des groupes de la majorité. GdG. — Le Sénat a été moins odieux que souvent. Enfin, tout ça est sans importance... » Je vois Pompidou tiquer sur cette dernière phrase du Général. Redoute-t-il qu'elle s'applique non seulement au Sénat, mais à l'Assemblée elle-même ? Il me confirme en effet, à la sortie, qu'il a cette crainte. Là-dessus, le Général pose une colle : « Est-ce que je me trompe, ou est-ce qu'il faut bien un décret de clôture, dans ces circonstances ? Ou bien y a-t-il automatiquement fin de la session quand l'ordre du jour est épuisé ? » Personne ne dit mot. Pompidou sèche comme les autres. Foyer, incollable quand il s'agit de lois et de règlements, a laissé à tous les autres le temps de s'exprimer, c'est-à-dire d'afficher leur ignorance. Il tire enfin le Conseil d'embarras : « Il faut un décret de clôture quand la session est à l'initiative du gouvernement. — Ah, il me semblait bien », répond, avec modestie, le Général, qui a savouré notre incertitude. Il n'est pas porté vers le régime parlementaire, mais il en connaît les règles mieux que tous ses ministres sauf un. « Il faut que les députés aient toujours quelque chose à se mettre sous la dent » Salon doré, 27 février 1963. Les craintes de Pompidou, la semaine dernière, étaient vaines. L'Assemblée de cette deuxième législature semble bien devoir réconcilier le Général avec le Parlement. AP : « Ne croyez-vous pas que nous pourrions profiter du fait que nous avons obtenu une large majorité pour mettre l'Assemblée dans le coup ? GdG. — Si ! Nous sommes assurés d'une majorité bien disposée envers nous : pourquoi ne pas s'en servir pour appuyer ce que nous faisons, pour lui donner quelque résonance dans l'opinion publique ? Pourquoi ne pas faire des débats sur les questions économiques et sociales ? Nous n'avons rien à renier dans ce domaine, bien au contraire. Nous n'avons pas à être honteux ! Nous pouvons répondre à toutes les critiques ! La politique de stabilité que nous voulons mener n'est pas opposée au progrès social. C'est l'inverse ! Elle est destinée à favoriser le progrès social, parce qu'elle favorise le progrès économique. « Sinon, nous allons voir nous pousser dans les jambes des projets de réforme de la Constitution, et je ne sais quelles innovations bizarres. Ça va prendre les parlementaires comme un prurit, faute de pouvoir s'exercer à quelque chose de solide et de pratique. Alors, pourquoi ne pas accepter et même provoquer des débats ? AP. — Quel genre de débats ? » Tout de go, le Général ébauche une bonne demi-douzaine de grands débats : sur « la ratification du traité franco-allemand et tout ce qui en découle au point de vue européen » ; sur « la nouvelle orientation de nos rapports avec l'Algérie nouvelle » ; « et puis la grande question de notre développement, cela mérite de mettre l'Assemblée nationale dans le bain » ; « l'aménagement du territoire » ; « l'aménagement de la région parisienne ». « Tout cela permettrait de faire travailler l'Assemblée, par exemple par le biais de commissions ad hoc, ce qui ne manquerait pas d'intéresser les parlementaires » ; « et puis, notre progrès atomique, spatial, scientifique, technique ». « Et pour l'Éducation nationale ? Il faut qu'elle mérite vraiment son nom. Je ne sais si Fouchet sera prêt. S'il l'est, on pourrait discuter de la direction à donner à l'effort de la France dans ce domaine : l'application de la réforme de 1959, la démocratisation, l'orientation, la sélection, etc. L'Assemblée doit être associée à cet effort. « Et puis, les arts, la culture, l'architecture, en combinaison avec le logement, voilà encore de beaux sujets. Il ne faut pas laisser dormir les députés ! Il faut leur donner du grain à moudre ! « Puisque la majorité de l'Assemblée nationale souhaite aider le gouvernement, je ne demande qu'à la voir se saisir de questions importantes. Il faut favoriser ses initiatives. Il faut que les députés aient toujours quelque chose à se mettre sous la dent ; qu'ils aient l'impression que l' œuvre gouvernementale, c'est aussi leur œuvre. C'est cela, la réalité parlementaire d'aujourd'hui. « Bien sûr, il faudra que le gouvernement précise tout cela. Et puis il faudra que ces débats soient organisés, pour que ce ne soient pas des torrents indisciplinés. AP. — Et le Sénat, quelle place lui voyez-vous dans ce travail parlementaire ? GdG. — Le Sénat, il n'y a rien à en tirer. C'est un fait. Je le regrette pour lui. Alors, il n'entendra rien de ce qu'on aurait pu lui faire entendre. » Pour qui sonne le glas... « Tout ça ne manquerait pas de ragoût, si on savait s'y prendre » Deux mois plus tard, le 17 avril 1963, au Salon doré, après la fin de la grève des mineurs, il glisse à l'euphorie. GdG : « Nous avons un Parlement qui ne demande qu'à nous entendre et qui est prêt à nous soutenir. AP. — Comment voyez-vous, pratiquement, l'aide qu'il pourrait nous apporter ? GdG. — Il faut déballer nos affaires devant lui sans avoir peur de le faire. On n'a plus à redouter les coalitions désagréables des socialistes, des MRP et des activistes de l'Algérie française que nous connaissions dans la législature précédente. Le Parlement peut être une magnifique caisse de résonance. Il faut en profiter. « Les grandes affaires, il faut les mettre sur la table. On ne peut pas toujours procéder par interviews à la télévision. (Sans doute une allusion aux « coins du feu » du Premier ministre, qui remportent pourtant un franc succès.) Le Parlement est fait pour ça. Les parlementaires eux-mêmes sont les meilleurs interviewers. Ils sont là pour animer les questions et pour mettre en valeur celui qu'ils questionnent ! C'est une affaire de montage, comme à la télévision. Il y a au Parlement des hommes de qualité. Voilà une affaire à construire, à organiser et à mettre en route. AP. — De quels sujets pourra-t-on débattre maintenant ? GdG. — Mais tous les sujets ! Il y a avantage à tout déballer ! (Il recommence son énumération de février, en y ajoutant l'agriculture : " Il faut faire comprendre aux paysans ce qu'on fait pour eux" ; la construction, etc.) Il faut y aller carrément. Ça ne peut faire de tort à personne, en tout cas pas au gouvernement. Il y a là un magnifique instrument, il faut l'utiliser. C'est une question de mise en scène. Tout ça ne manquerait pas de ragoût, si on savait s'y prendre. » Il a une conception que nous dirions aujourd'hui médiatique du Parlement. Je crois bien qu'il regrette que cette « magnifique caisse de résonance » soit étouffée par le quotidien du travail législatif. « Je surplombe tous les pouvoirs » Dans la foulée, il me prescrit de déclarer à la presse qu'il a demandé au Premier ministre d'organiser un grand débat économique à l'Assemblée nationale en début de session. « Ce que le pays doit accomplir exclut la facilité à l'intérieur comme à l'extérieur. » J'indique au Général que, d'après ce qu'il m'a confié le mercredi précédent, il a l'intention de traiter le même thème dans sa prochaine allocution. « Si je déflore le sujet de votre allocution, lequel sera ensuite développé au Palais-Bourbon, ne craignez-vous pas que les gens aient une impression de déjà dit ? GdG. — Mais vous m'avez vous-même démontré qu'il valait mieux que vous passiez d'abord en éclaireur pour émousser les critiques ? (Encore une fois, sa mémoire ne se laisse pas prendre en défaut.) AP. — Oui, quand je fais des indiscrétions calculées, sans qu'il s'agisse de propos officiels. Mais c'est autre chose, d'annoncer officiellement d'avance ce que vous allez dire quelques jours plus tard. GdG. — Ne vous inquiétez pas. Quand il s'agit d'apprendre aux Français à lutter contre la facilité, on ne répétera jamais assez. Comme disait Napoléon, la répétition est la première figure de la rhétorique. Laissez de côté toute recherche d'originalité. » En le quittant, je lui marque ma surprise de voir qu'il se préoccupe autant du fonctionnement du Parlement, lui que je croyais voué à la prééminence de l'exécutif. Il me répond : « Ma fonction surplombe tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Je dois veiller à leur équilibre. » C'est la première fois que je l'entends parler du pouvoir judiciaire — d'ordinaire, il emploie, comme la Constitution, l'expression « autorité judiciaire », réservant « pouvoir » à l'exécutif et au législatif. Il est vrai que le verbe « surplomber » — qui lui est familier — restreint la portée de cette innovation... « Le Parlement ne doit pas se mêler du domaine réglementaire ! » Un projet de loi sur la « réforme de la fiscalité immobilière » est présenté par Giscard au Conseil du 27 février 1963. Il donne l'occasion au Général d'une jolie passe d'armes : « Nous allons, expose Giscard, saisir le Conseil constitutionnel sur le projet de loi portant réforme de la fiscalité immobilière. Déjà, à deux reprises, le gouvernement a demandé au Conseil constitutionnel de déclarer réglementaires des dispositions figurant dans des projets de loi qui avaient déjà été votés. « Ce n'est pas une bonne méthode. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas adroite. On met le Conseil constitutionnel dans la position d'un organisme qui vient se heurter systématiquement au Parlement 1 , ce qui est psychologiquement et politiquement mauvais. Il est mauvais de laisser les parlementaires croire qu'un texte est législatif, et faire dire ensuite qu'il est réglementaire par le Conseil constitutionnel : il vaut mieux saisir celui-ci avant. » Le Général réagit vivement, non sur la question de tactique soulevée par Giscard, mais sur le fond : « Ce qui est anti-constitutionnel, c'est de laisser le Parlement se mêler du domaine réglementaire ! Et aussi de lui laisser l'initiative des dépenses ! Ce sont là deux des dispositions essentielles, fondamentales, de la Constitution ! Il s'agit de faire respecter, non pas seulement de vagues dispositions réglementaires, mais la Constitution elle-même ! Les institutions idoines, c'est-à-dire le Conseil constitutionnel, et moi-même pour commencer, c'est notre tâche d'y veiller ! C'est un point sur lequel on ne peut transiger ! » Autrement dit, le gouvernement ne doit pas se laisser aller, pour donner plus d'éclat à ses projets — ou pour utiliser la « caisse de résonance » parlementaire ! — à demander au Parlement d'adopter des lois, quand il peut, et doit, faire lui-même des décrets. Le Général est comme obsédé par la volonté d'éviter que le Parlement n'étende ses pouvoirs. « Sous la IVe, voyez-vous, me dit-il après le Conseil, on faisait des lois sur tout et sur rien. Il faut soustraire au Parlement tous les textes qui peuvent être adoptés par la voie réglementaire 2 . Plus on restreint les lois au profit des décrets, mieux ça vaut.» « Éviter les mauvais précédents et en laisser de bons » En revanche, quelques mois plus tard, le Général donnera raison au Conseil d'Etat, malgré la hargne qu'il éprouve le plus souvent contre celui-ci. Conseil des ministres, 18 septembre 1963. Giscard commente sarcastiquement des remarques du Conseil d'État sur le projet de loi de finances. Surprise autour de la table. Le Général répond à Giscard dans un sens contraire à celui que chacun attendait : « Le Conseil d'État a fait une observation de fond qui a sa valeur : on introduit dans la loi de finances des dispositions légales qui modifient le régime fiscal général. Or, la loi de finances n'est qu'une loi d'occasion, à caractère annuel. Les dispositions concernant le régime fiscal général doivent faire l'objet de lois de principe, de lois de base. Glisser dans le budget, à la sauvette, une disposition qui devrait faire l'objet d'une loi amplement délibérée en tant que telle par le Parlement, n'est pas conforme aux dispositions de la Constitution. Le Conseil d'Etat ne dit d'ailleurs pas qu'il faut disjoindre l'actuel projet, mais qu'il conviendra de tenir compte dorénavant de cette observation... » « En toute chose, me déclare-t-il ensuite dans notre tête-à-tête, nous devons roder correctement les institutions, modifier les pratiques exécrables héritées du passé, éviter les mauvais précédents et en laisser de bons derrière nous. C'est maintenant ma tâche principale, c'est ma mission.» Autant il veut éviter que l'Assemblée et le Sénat ne débordent sur le domaine de l'exécutif, autant il entend respecter les prérogatives du Parlement. C'est tout un. 1 Onze ans plus tard, en 1974, Giscard apaisera cette inquiétude, qui ne l'aura pas quitté. Comme Président de la République, il fera adopter une réforme qui permettra à soixante parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel : ce qui réconciliera le Parlement et le Conseil constitutionnel. 2 C'est-à-dire par le gouvernement. Chapitre 5 « LA PENTE NATURELLE VA VERS LE RÉGIME D'ASSEMBLÉE » « C'est si facile de faire voter des congrès » Matignon, 7 décembre 1962. Pompidou m'explique qu'il est intervenu personnellement pour que Giscard, avec le petit groupe des élus « modérés » qui ont soutenu le oui au référendum, forme un nouveau parti, celui des Républicains indépendants, concurrent de l'UNR. Vives récriminations des gaullistes, qui auraient préféré former un parti unifié du oui. « Le Général, m'explique le Premier ministre, ne peut pas être dans la main d'un seul parti, qui ferait des pressions formidables sur le gouvernement. AP. — Diviser pour régner ? Pompidou. — Il y a de ça. Il ne faut pas se laisser écraser par l'appareil d'un parti unique. C'est si facile de faire voter des congrès, d'entraîner des comités, de manipuler des militants et de se faire donner des pouvoirs pour faire voter les absents... Je n'ai jamais adhéré au RPF, mais j'ai vu comment ça se passe. » Pompidou : « Fichez-moi la paix avec Giscard » Le 1er janvier 1963, de bon matin, à la sortie de la cérémonie où le gouvernement a présenté ses vœux au Général, les seuls ministres gaullistes — à l'exclusion des Républicains indépendants et des « apolitiques » comme Couve, Messmer ou Joxe — se rendent à pied, en jaquette, de l'Élysée au ministère de l'Intérieur, place Beauvau. Les rares passants se retournent, éberlués, pour regarder passer notre cortège ; ils doivent se demander si le carnaval a été avancé au Nouvel An. Roger Frey nous attend avec chocolat et croissants. Giscard d'Estaing et la création toute récente de son parti font à eux seuls les frais de la conversation. Roger Frey commente la publication de la lettre d'Isorni1 . Grandval : « Nous avons là une bonne occasion de nous débarrasser de Giscard. » Aussitôt, c'est la curée : « La création des Républicains indépendants, dit l'un, c'est une opération pour servir les intérêts de Giscard et sa future candidature à l'Elysée. — Ça se retournera contre lui ! reprend l'autre. Il est trop malin ! Il finira par tomber dans les pièges où il veut nous faire tomber ! — Il avait la chance d'être un des plus brillants parmi les gaullistes. Il préfère ne pas être compté parmi les gaullistes et être seul à la tête de son petit groupe. C'est une façon de miner le gouvernement de l'intérieur. — Pourquoi ne se contente-t-il pas d'être chef d'une composante de notre mouvement ? — Avec cette lettre d'Isorni, nous pouvons l'enfoncer jusqu'à la racine des cheveux. » Pompidou et moi sommes à peu près les seuls à garder le silence. Mes fonctions de porte-parole de l'ensemble du gouvernement me paraissent imposer la neutralité, dans une bagarre qui dresse certains de ses membres contre un autre. Mais Pompidou, pourquoi se réserve-t-il ? Il laisse parler les uns et les autres. Puis, brusquement, il met fin à ce déballage en explosant. Il couvre énergiquement son ministre des Finances : « Vous êtes prêts à prendre pour argent comptant ce que raconte Isorni, qui nous hait et dont vous devriez quand même vous méfier ! Et vous accablez votre collègue, sans l'avoir entendu ! Ne vous y trompez pas ! Giscard rassure le capitalisme et le capital. Il est intelligent et capable. Il est d'une technicité insurpassable. Il représente, au sein du gouvernement, la droite, la bourgeoisie. Alors, fichez-moi la paix avec lui ! Nous avons besoin de lui ! Vous feriez mieux de tourner votre agressivité contre des adversaires, plutôt que contre un allié qui a eu l'habileté de se rendre indispensable. C'est moi qui ai poussé Giscard à créer le groupe des Républicains indépendants. Vous savez bien qu'il n'est pas gaulliste, mais seulement allié à de Gaulle. Il n'est pas sain que le Président de la République et le gouvernement ne puissent s'appuyer que sur un groupe. Il vaut mieux que la majorité donne l'impression d'être une coalition. » Le chef a parlé. Il a défendu l'absent. Tout le monde se tait. Le lendemain, 2 janvier 1963, Pompidou me confirme : « Le Général voulait absolument que l'UNR absorbe les giscardiens, comme elle a absorbé les gaullistes de gauche. Les Républicains indépendants auraient été l'aile de droite, symétriquement à l'UDT2 , l'aile de gauche. Mais il ne faut pas qu'on puisse accuser la majorité d'être monolithique. Cela ne correspondrait pas à ce que souhaitent les Français. Je suis sûr d'avoir raison. Vous savez, j'ai eu du mal à le faire admettre au Général. » « C'est Pommepidou qui l'a voulu » Salon doré, 5 janvier 1963. J'interroge le Général, sans me référer aux propos de son Premier ministre. « Vous nous avez exprimé le vœu, le 1er janvier, de nous voir contribuer à "l'unité de la majorité". L'existence d'un parti giscardien ne risque-t-elle pas d'y porter atteinte ? » Il me répond vivement : « Ce n'est pas moi qui ai souhaité que Giscard fasse un parti ! C'est Pommepidou qui l'a voulu ! Je n'avais pas besoin, vous pensez bien, pour prendre mes décisions en toute indépendance, qu'il y ait deux partis dans la majorité ! » Pour la troisième fois, il a prononcé Pommepidou, avec une pointe d'irritation ; chaque fois, c'est qu'il reproche à son Premier ministre d'être trop souple — comme lorsqu'il m'a dit à propos de Monnerville : « C'est Pommepidou qui a eu peur de bousculer le pot de fleurs. » Mais il s'est incliné, cette fois encore. Il me semble de plus en plus évident que le Premier ministre, qui a parfaitement réussi ses dix premiers mois à Matignon, a oublié ses réticences d'avril dernier à accepter le poste de Premier ministre, ainsi que sa volonté de ne rester que peu de temps à Matignon. Il m'a dit un jour : « Le pouvoir change les hommes. Avant de l'avoir exercé, ils n'imaginaient pas ce qu'ils deviendraient après. » Songeait-il à lui? Ce qui est clair, c'est qu'aujourd'hui il sent que l'avenir l'appelle. Le souci de ne pas laisser des divergences s'installer au sein de la majorité ne quittera jamais l'esprit du Général. À l'issue du Conseil du 6 mai 1963, il me déclare : « La seule façon de faire marcher les parlementaires, c'est de leur dire : "Messieurs, il faut parler un seul langage ! Unité ! " Et la seule façon de maintenir leur unité, c'est de les dresser contre l'opposition : "Tous en bloc, messieurs ! Plantez des banderilles sur les autres ! Parlez des programmes des autres pour les déchirer à belles dents ! " C'est à ça que sert l'opposition : à assurer la cohésion de la majorité ! Quand les partis de la majorité se regardent entre eux, ils se disputent. Quand ils regardent vers l'opposition, ils se rassemblent pour la combattre. » « Le gouvernement a plus d'un tour dans son sac » Salon doré, 12 mars 1963. AP : « Vous craignez que les hommes politiques ne retournent au jeu des partis. Mais vous avez mis des armes dans la Constitution pour contrarier cette tentation. GdG. — Bien sûr. Nous avons les moyens de maîtriser les folies parlementaires. Il y a des armes lourdes et des armes légères. Les armes lourdes, c'est la dissolution, le référendum, la démission du Président suivie de sa réélection ; et l'article 16, si le malheur voulait que les conditions en fussent réunies. Avec ça, un Président qui est à la hauteur de sa tâche doit pouvoir se tirer d'affaire. Mais il y a aussi les armes légères : le vote bloqué, l'engagement de la responsabilité du gouvernement, le dernier mot à l'Assemblée qui permet de ne rien céder au Sénat, ou la commission mixte paritaire si on voulait lui faire quelques politesses pour abréger la navette. Le gouvernement a plus d'un tour dans son sac. Ces tours, qu'il n'ait pas peur de les jouer ! » « Le Conseil des ministres n'existe pas en dehors de moi » Salon doré, 14 avril 1963. Il faut commencer par définir le sens des mots, comme le préconisait Confucius, pour éviter les guerres. Le Général m'interpelle : « À la suite de chaque Conseil des ministres, vos journalistes écrivent toujours : "Le gouvernement a décidé que..." (J'apprécie qu'il ait la délicatesse de ne pas me dire : "Vous dites à vos journalistes." Mais il sait évidemment que c'est moi le coupable.) Tout se passe comme si les décisions étaient prises par les seuls ministres, au nombre desquels je ne figure pas. Or, l'esprit et la lettre de la Constitution veulent que le Président de la République non seulement soit associé, mais prenne une part prépondérante à ces décisions. L'expression à employer est donc : "Il a été décidé en Conseil des ministres de..." AP. — Je prends note. » « Le lieu où tout se décide, m'avait-il dit voici un an, le 18 avril 1962, c'est le Conseil des ministres, qui n'existe pas en dehors de moi. » Que le Conseil des ministres n'existe pas en dehors de lui, chacun autour de la table du Conseil, et probablement en France, en est maintenant bien persuadé. Michel Debré, Premier ministre, réunissait à Matignon des Conseils de cabinet auxquels étaient présents tous les ministres, pour préparer et soulager le Conseil des ministres à l'Élysée. Le Général a demandé d'emblée à Georges Pompidou, quand il l'a nommé à Matignon, de renoncer à cette pratique. Pourtant, qui aurait songé à accuser Debré, féal entre les féaux, de vouloir, comme le faisait le Général quand il était le dernier Président du Conseil de la IVe République, transformer le Conseil des ministres en une simple chambre d'enregistrement de ce qu'il venait de décider en Conseil de cabinet à Matignon ? « Ces expressions sont vicieuses » Le Général poursuit son admonestation : « Et puis, l'expression "Conseil" doit être réservée à l'Elysée, qu'il s'agisse du Conseil des ministres, des Conseils restreints, du Conseil de défense, du Conseil supérieur de la magistrature, etc. On voit souvent, dans les journaux, l'expression : "un Conseil interministériel s'est réuni à Matignon", "un Conseil s'est tenu sous la présidence du Premier ministre ", etc. Ces expressions sont vicieuses. Elles ne sont pas conformes à l'esprit de la Ve République. Vous devriez vous attacher à ce qu'elles soient rectifiées. Les Conseils se tiennent à l'Elysée. À Matignon, il n'y a pas de Conseils qui décident, mais des Comités qui préparent. La présence du Président de la République est indispensable pour qu'un Conseil puisse se réunir. C'est ce qu'a voulu la Constitution.» Faut-il aller plus loin, et croire, comme beaucoup de journalistes, que le Conseil des ministres n'est rien d'autre qu'une chambre d'enregistrement, pour la forme, des décisions préalables du Général ? Sa seule présence est si écrasante, qu'il faut de l'audace pour s'opposer à lui. Et pourtant, les échanges y sont souvent vifs — assurément beaucoup plus que ne l'imagine le public. On a vu plus d'une fois de Gaulle, en un an, changer d'opinion et même de décision, à la suite d'une discussion. Cet organe de décision suprême est celui sur lequel il s'appuie pour tous ses actes publics. Il fournit chaque semaine à chaque ministre l'occasion d'exprimer un désaccord. Sinon, l'accord est implicite. « Nous nous revoyons la semaine prochaine » Puisque l'État doit veiller trois cent soixante-cinq jours par an, pas question de vacances ! « Nous nous revoyons la semaine prochaine. En principe. À moins qu'il n'y ait pas lieu de nous réunir », a-t-il déclaré au Conseil des ministres du 8 août 1962. Dès que le Général s'est retiré, Pompidou déclare avec bonhomie : « Il pousse loin le sadisme. Naturellement, il n'y a pas Conseil la semaine prochaine. Mais ne vous éloignez pas trop. » C'est sa façon joviale de traduire les exigences rigoureuses du « patron ». Mais le Général part tranquille ; il sait qu'en demandant le plus, il obtiendra le moins et parera à l'imprévu. Il se garde les mains libres. « Non ! Le gouvernement est unanime par définition ! » Le premier de tous les principes de commandement de la société, c'est celui de la solidarité gouvernementale. Après le Conseil du 27 février 1963, je lis au Général un projet de communiqué écrit de la main de Pompidou (ce que je ne lui dis pas) : « Le gouvernement a été unanime à constater que la situation économique est dans son ensemble satisfaisante. » Le Général saute en l'air : « Non ! Le gouvernement est unanime par définition ! Quand un ministre n'est pas de l'avis du gouvernement, il cesse d'être ministre ! Le gouvernement est unanime, c'est une expression de la IVe République ! On ne parle pas de l'unanimité du gouvernement, parce que c'est une donnée permanente. La signaler, c'est insinuer qu'elle ne va pas de soi ! » 1 Dans cette lettre, l'ancien avocat du maréchal Pétain et de l'OAS avance que des liens étroits auraient existé entre celle-ci et le ministre des Finances. Il prétend même que Giscard aurait communiqué régulièrement au général Salan le compte rendu des délibérations du Conseil des ministres relatives à l'Algérie. 2 UNR : Union pour la Nouvelle République, nom du mouvement gaulliste de 1958 à 1967 (ensuite : UD Ve ; UDR ; RPR). UDT : Union Démocratique du Travail (gaullistes de gauche). L'UNR et les gaullistes de gauche (lesquels n'avaient réussi à avoir aucun élu en 1958) avaient décidé de fusionner en 1962. Chapitre 6 « L'ÉTAT DOIT ÉCHAPPER AUX PARTIS » Jardins de l'Élysée, 27 juin 1959. Au cours d'une garden-party offerte aux parlementaires (tous ; mais seuls sont venus ceux de la majorité) le député du Nord Van der Meersch, vieux compagnon du RPF et défenseur acharné des combats de coqs dans son département, aborde le Général sur la pelouse, au milieu d'un cercle de députés UNR dont je fais partie : « Mon général, débarrassez-nous de notre préfet ! Il a sa carte du parti socialiste en poche ! GdG. — Il a peut-être sa carte du parti socialiste en poche, mais ça m'étonnerait qu'il l'ait renouvelée cette année. (Nos rires lui permettent d'enfoncer la cheville avec son maillet.) La question n'est pas de savoir s'il a été ou non socialiste, mais s'il est un bon ou un mauvais préfet. S'il est compétent, il faut le garder, même s'il était socialiste sous la IVe, quand tous les ministres de l'Intérieur étaient socialistes. Si c'est un incapable, il faut s'en débarrasser, même s'il est gaulliste. » Le Général connaît bien Van der Meersch. Il aime bien les « vieux compagnons », mais ne les en rabroue que davantage. Il ne supporte pas qu'ils veuillent s'approprier le pouvoir. Il ne manque pas une occasion de leur enseigner ce qu'il trouverait déplacé, ou vain, d'inculquer à des esprits qui ne lui doivent pas fidélité. En tête de son enseignement, vient cette idée que l'État est au-dessus des partis, et que les fonctionnaires, neutres envers les partis, ne doivent allégeance qu'à l'État. « Les compagnons ne vont pas remettre la chienlit dans l'État ! » Salon doré, 6 mai 1963. « On retourne à la sottise ! Les gaullistes se comportent comme les radicaux et les socialistes. Ils font de la politique comme si de Gaulle n'était plus là ! Ils prétendent désigner les préfets et les directeurs de ministères ! Ils voudraient subordonner les nominations à l'approbation du groupe ! Ils se prennent pour des procureurs ! Ils voudraient faire tomber des têtes ! On ne peut pas travailler dans la foire ! Ils ont une conception du Parlement et du gouvernement qui est absolument contraire à celle de De Gaulle ! Et tout ça au nom de De Gaulle ! Ce ne sont quand même pas les compagnons qui vont remettre la chienlit1 dans l'État! L'État doit échapper aux partis, y compris le parti gaulliste ! » Les députés gaullistes sont placés au cœur d'un paradoxe. S'ils invoquent leur filiation prestigieuse à des fins électorales, ils plongent le gaullisme dans la lutte partisane. Ils le transforment en un parti « comme les autres ». Ils restreignent à une fraction du peuple un groupement dont la raison d'être est l'union du peuple. Ils privent de Gaulle de sa vertu, en le ramenant à ce qui lui est le plus contraire : la politique politicienne. Mais, s'ils font défaut au chef, celui-ci est réduit à l'impuissance. Le gaullisme ne s'incarne qu'à travers eux. De Gaulle a besoin des gaullistes... autant que Dieu a besoin des hommes. « Pourquoi voulez-vous qu'il y ait une opposition ? » Salon doré, 11 juin 1963. AP : « Que pensez-vous, mon général, des chances d'avenir de l'UNR, de son implantation, de sa capacité de résister à l'adversaire ? GdG. — L'UNR n'existera jamais. Ce n'est pas la peine de vous fatiguer. Dans un pays comme le nôtre, qui est voué à se quereller depuis Vercingétorix, un parti ne peut pas prendre. Car, aussitôt, il se coupera en morceaux, ses chefs se querelleront. Il y aura mille nuances qui l'opposeront aux autres partis et qui le feront aussi ressembler aux autres partis. Vouloir faire un parti comme les autres mais plutôt mieux, c'est une entreprise qui n'a pas de sens. L'UNR n'existe que par moi. Elle ne peut pas exister en dehors de moi. Elle ne peut que démultiplier l'action que je mène, mais ce n'est pas elle qui assurera ma succession. AP. — Vous voulez dire que l'UNR n'a aucun avenir et qu'elle ne sert à rien ? GdG. — Non, pas exactement, mais elle est dans l'impossibilité d'en avoir en dehors de moi. Elle est dans l'impossibilité de faire quoi que ce soit d'autre, que de faciliter à mon successeur la tâche de continuer mon œuvre. AP. — Mais, puisqu'il y a une opposition, il faut bien qu'il y ait une majorité ! On ne peut tout de même pas laisser tout le terrain à l'opposition. GdG. — Qu'ils occupent le terrain s'ils tiennent à l'occuper, mais ce n'est pas cela qui compte ! Et puis, l'opposition, pourquoi voulez-vous qu'il y en ait une ? Ce n'est tout de même pas un idéal, qu'il y ait une opposition ! Vous croyez qu'on ne peut pas s'en passer ? De quoi ça a l'air, ce qu'a dit Frey l'autre jour ? Il a gratifié l'opposition d'un brevet gouvernemental. Il a sans doute voulu la provoquer, mais ce n'était vraiment pas heureux. Pourquoi voulez-vous aider l'opposition en lui disant qu'il faut qu'elle s'organise ? Laissez-la faire toute seule. Elle sera toujours bien assez forte. C'est le plus mauvais service que l'on pourrait rendre au régime que de vouloir lui structurer une opposition. « Laissons tous ces crabes se bouffer entre eux. Mais, surtout, ne nous mêlons pas de leur lancer des défis, de leur donner des conseils. Si jamais ils suivaient les conseils et relevaient le défi, nous serions ensuite bien ennuyés. Vouloir nous camper comme un parti de majorité en face d'un parti d'opposition, c'est faire le jeu de l'opposition. C'est accroître son importance démesurément. AP. — Mais puisque nous sommes en régime démocratique, comment pourrait-on se passer de formations politiques ? GdG. - Régime démocratique ne veut pas dire régime d'assemblée. Il faut choisir entre le régime d'assemblée, c'est-à-dire le régime des partis, et l'autre régime, c'est-à-dire le mien. Quand il y aura plusieurs candidats à la présidence de la République, ce sera toujours un choix entre des hommes, avec leur coefficient personnel et la ligne politique qu'ils représenteront ; ce ne sera pas un choix entre des partis. Si ça devait être un choix entre des partis, on retomberait dans la IVe et l'UNR aurait contribué à y faire à nouveau retomber le pays. » « Il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec l' UNR » Pourtant, peu à peu, le Général s'habitua à l'idée qu'un parti gaulliste était nécessaire au fonctionnement de son pouvoir. Salon doré, 20 novembre 1963. AP : « Attachez-vous de l'importance aux assises de l'UNR qui vont se tenir à Nice ? GdG. — Ce n'est pas sans intérêt, d'autant plus qu'ils font un gros effort et qu'il va y avoir beaucoup de monde. Il faut qu'il apparaisse que c'est un grand parti, qui a sa cohésion et qui est capable de rassembler largement autour de ses idées. AP. — Le plus important, c'est la contribution des gaullistes qui ne sont pas membres de l'UNR. GdG. — Oui. Pompidou ira, avec quelques autres. Il faut élargir la formule, démontrer que l'UNR entraîne l'adhésion de la majorité. AP. — Souhaitez-vous que la contribution des membres du gouvernement soit active, ou passive ? GdG. — Point trop n'en faut. Que les ministres soient présents, c'est bien. Ils montrent ainsi leur intérêt. Mais il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec l'UNR. À plus forte raison, je n'ai pas à me confondre moi-même avec l' UNR. Qu'il y ait un grand parti qui appuie le gouvernement et qui appuie le Président de la République, c'est on ne peut plus souhaitable. Mais les membres du gouvernement ne peuvent pas être des hommes de parti, et le Président de la République encore moins. « Le gouvernement est solidairement responsable, devant moi essentiellement, devant l'Assemblée accessoirement. Il ne peut pas être responsable devant les instances d'un parti ou devant des militants. Ce serait contraire au principe de la solidarité gouvernementale. Ce serait également contraire à la Constitution et au bon sens, puisque tous les membres du gouvernement ne sont pas UNR. Mais ces assises ne sont pas négligeables et, si elles sont un succès, ce sera un succès utile. » Tant qu'il était là, il pouvait entraîner des électeurs et des élus qui auraient formé naguère les bataillons de la droite autoritaire et nationaliste — du boulangisme aux Croix de feu — vers ce qui leur répugnait le plus : la décolonisation, l'indépendance de l'Algérie, la participation des travailleurs à la marche des entreprises, la reconnaissance de la Chine populaire, l'encouragement aux mouvements de lutte pour l'indépendance, le discours de Phnom-Penh ou celui de Montréal, l'affirmation de la souveraineté en face des États-Unis, la lutte contre toutes les formes d' aliénation. Pas une des idées qui ont marqué sa présidence n'est venue de ses partisans. Presque toutes ont dû leur être imposées. Rien d'étonnant à ce qu'il n'ait pas trop cru au rôle ni à l'avenir du mouvement gaulliste après lui. « Ce serait l'éclatement du gaullisme » Du reste, il connaissait son monde et savait ses compagnons délicats à manier et fort enclins à la critique. Aussi était-il méfiant envers quiconque — même tout proche de lui — était en situation de les entraîner. Dans le train vers Sedan, 22 avril 1963 : « Avez-vous des nouvelles de la campagne de Debré à la Réunion 2 ? me demande le Général. AP. — Sa victoire ne fait pas de doute, en tout cas à ce que dit le préfet. Quand il sera à l'Assemblée, il est probable que son arrivée va y changer le cours des choses. GdG. — Croyez-vous ? Je me pose des questions. Il aurait dû se placer au-dessus de la mêlée. Je l'ai encouragé à gagner les hauteurs. Mais c'est plus fort que lui. Il ne peut pas supporter de ne pas être au Parlement. Tel qu'il est, il faut qu'il se place au plus fort de la controverse. Seulement, il va être prisonnier de ses électeurs, de ses militants, de ses amis et de ses ennemis. AP. — Mais puisqu'il semble acquis qu'il va remonter à la tribune, il va pouvoir s'imposer comme chef du groupe gaulliste et de la majorité ? GdG. — Le chef naturel de la majorité, c'est le Premier ministre. Et je me demande si Debré est fait pour être un chef de majorité en étant parlementaire. Il a été un chef de l'opposition courageux au Sénat, pendant qu'il fallait entretenir la résistance au système des partis. Il a été un Premier ministre réformiste et fidèle. Maintenant, je me demande s'il peut diriger un groupe de la majorité. Il faudrait un manoeuvrier. Son tempérament l'empêchera de mettre de l'huile dans les rouages. AP. — Mais il donnerait une tête et un corps à ce groupe qui n'en a pas ! Il stimulerait le gouvernement ! GdG. — Croyez-vous ? Il risque d'y avoir des clans, des tendances qui s'opposeront. Quand on met l'accent sur des oppositions, on suscite les oppositions. Il y aura ceux qui seront pour Debré, puis ceux qui seront pour Pompidou, et puis les gaullistes de gauche, et puis les gaullistes de droite, sans parler de ceux qui ont la nostalgie de Soustelle. Ce serait l'éclatement du gaullisme. Si l'UNR l'a emporté aux élections, c'est qu'elle avait une unité de vues, c'est qu'elle avait marqué son identité de vues avec moi. Le gaullisme doit être un, ou il s'effondrera après moi. J'ai peur qu'un homme comme Debré ne trouve pas sa place à la Chambre parmi ceux qui parlent en faveur du gouvernement. Il est un homme d'action, ou d'opposition.» « Debré, on ne peut pas l'empêcher de se battre » Comme s'il craignait de m'avoir paru trop sévère, il ajoute, après un temps : « Voyez-vous, quand Debré m'a remis sa démission, j'ai pensé qu'il pouvait être, si j'étais foudroyé, celui qui répondrait de l'Etat. (Manière de dire : mon successeur; cette périphrase un peu tarabiscotée cherche sans doute à écarter le mauvais sort.) AP. — C'est pour ça que vous lui avez demandé de se tenir " en réserve de la République" ? Ça n'était pas une formule de politesse, une façon courtoise de le congédier ? GdG. — Pas du tout, voyons ! On ne dira jamais assez l'énergie, le courage, l'abnégation qu'il a déployés à mes côtés depuis mon retour aux affaires ! La rédaction de la Constitution, la mise en place des institutions, le rétablissement de l'économie et des finances, la transformation de l'Empire en un système d'États associés, les fondations de la puissance et de l'indépendance : il était sur tous les fronts à la fois. Il a tout assumé, que ça réponde ou non à ce qu'il aurait souhaité. Et par-dessus tout, dans l'affaire algérienne, il a été assez loyal pour oublier ses préférences personnelles, quand il s'est agi de mater la subversion militaire et de trancher le nœud gordien. Sans lui, je ne crois pas que la Ve République, compte tenu de la composition de l'Assemblée qui avait été élue en 58, aurait pu être mise sur pied comme elle l'a été. En 62, je ne voyais que lui, après moi, qui puisse tenir la barre. AP. — Et maintenant ? » Va-t-il dire que Pompidou s'est imposé pour ce rôle, et a, du même coup, écarté Debré ? Il s'en garde bien. GdG : « Je lui avais demandé de prendre du champ. Malheureusement, il ne l'a pas fait. Je souhaitais qu'il se donne figure, de manière à assurer un jour le relais. J'aurais aimé qu'il voyage, qu'il écrive, qu'il s' éloigne du théâtre de marionnettes. Mais vous connaissez Debré : on ne peut pas l'empêcher de se battre. C'est sa nature. Il a fallu qu'il retourne sur les tréteaux, qu'il brigue à nouveau un mandat dans sa circonscription d'Amboise, et qu'il se fasse éliminer par un garagiste rad'soc'. Il a fallu qu'il prenne en main l'UNR. Et par le fait même, il rétrécit sa propre audience, en se confondant avec un parti ; je me demande même s'il ne rétrécit pas l'audience de l'UNR. Il s'est mis hors d'état d' apparaître comme l'homme de la nation. Le chef de l'État doit rassembler ; les partis divisent. Vous ne sortez pas de là. En se jetant dans la bagarre, il a diminué sa stature. AP. — Et maintenant ? GdG (un silence). — Debré reste une carte pour la France. Une bonne carte. Le jour venu, ce sera peut-être la meilleure. On ne peut pas savoir. » Nouveau silence. Il a visiblement envie de changer de sujet. « J'ai pensé que Leclerc deviendrait le recours » AP : « En 46, quand vous avez quitté le pouvoir, aviez-vous pensé que quelqu'un, derrière vous, pouvait se mettre "en réserve de la République" ? GdG. — Vous savez, l'Assemblée, alors, était souveraine et la gauche la dominait. J'ai pensé que Léon Blum était digne de prendre la queue de la poêle. J'ai essayé de l'y pousser. Mais il s'est dérobé. Il savait que, quand des parlementaires ont le choix entre un type capable et un tocard, ils sont toujours portés à préférer le tocard. Ils n'ont pas souhaité Blum, ils ont pris Gouin. « Par la suite, j'ai pensé que Leclerc aurait pu réussir ce que j'avais réussi dans la guerre et que les partis m'avaient empêché de réaliser après la guerre : l'unité nationale, par-dessus les divisions partisanes. En 40, il m'avait aussitôt rejoint, à tous risques. Koufra, Paris, Strasbourg, le nid d'aigle d'Hitler, c'était un personnage de légende. Il bénéficiait du même genre de capital que moi, sans avoir suscité la haine des partis ; de mon jeu, il détenait les bonnes cartes, sans les mauvaises. « Il avait le coup d'œil, la fermeté, le patriotisme. Les politicards n'auraient pas pu le récuser facilement, d'autant qu'il servait fidèlement les gouvernements socialistes. Il était mon cadet d'une douzaine d'années ; il pouvait attendre. J'ai pensé qu'il deviendrait le recours, quand le régime d'assemblée aurait fait la preuve de son impuissance. Alors, j'ai commencé à songer à mes Mémoires ; il était là. Quand il s'est tué, il a fallu que je reprenne du service. Quand il s'est tué, ou quand on l'a tué... » Je sursaute : « Vous croyez que cet accident d'avion était un attentat ? GdG. — On ne pourra jamais le prouver. Il est vrai que Leclerc était téméraire et qu'il a peut-être dit au pilote: "Marche ou crève ", malgré le vent de sable. Mais il est vrai aussi que le KGB, ou quelque service secret, pouvait essayer de le faire disparaître. Ramadier, après avoir mis les communistes à la porte, devait faire face à des grèves insurrectionnelles. Les anciens de la 2e DB avaient défilé à Paris, ce qui avait suffi à faire peur à la CGT de la région parisienne et à faire cesser les occupations d'usines. Ramadier avait envoyé Leclerc en Afrique du Nord, avec mission de tenir prête une force qui serait intervenue contre les communistes pour rétablir l'ordre en cas d'émeute. Ceux qui poussaient à la subversion avaient intérêt à le faire disparaître. » « Gaulliens » et « vieux-gaullistes » Les compagnons de l'UNR n'étaient pas les seuls, loin de là, à accompagner de Gaulle. À l'Élysée, deux filières s'entremêlaient. Le secrétaire général Étienne Burin des Roziers pour les contacts avec le gouvernement, le directeur de cabinet Georges Galichon pour les rapports avec la société, étaient des hauts fonctionnaires, certes loyaux entre tous, mais sans lien avec le parti : ils étaient gaulliens. Ainsi de la plupart des membres de son entourage, purs de tout souci électoral. À côté d'eux, il y avait quelques vieux-gaullistes, qui avaient servi fidèlement le Général au RPF et pendant sa traversée du désert : Olivier Guichard, Pierre Lefranc, Jacques Foccart. Il avait besoin d'eux et s'appuyait souvent sur eux, même s'il affectait parfois de les tenir à distance, non sans ingratitude. On retrouvait ces deux filières dans le gouvernement : les gaulliens comme Couve, Joxe ou Jeanneney, les vieux-gaullistes comme Frey, Triboulet ou Marette. Les gaulliens avaient tendance à penser que le Général n'était que trop indulgent pour les vieux-gaullistes : « Le Général, me confie Couve le 8 janvier 1964, veut m'imposer, de temps en temps, d'envoyer en poste des gens incompétents, mais qui ont fait une belle guerre, ou qui ont été militants du RPF. Après la Libération, il a nommé des têtes brûlées qui ont fait le coup de feu, mais dont l'image ne répond guère à ce qu'on attend d'un diplomate. X... (un ambassadeur qui avait fait merveille dans les combats de la la France libre) n'a obtenu que de piteux résultats. Il s'est mis à dos ses collègues étrangers. Y... s'entraîne chaque semaine au tir instinctif dans les fourrés de Rambouillet avec les gorilles du Général. Vous voyez le genre ! » En revanche, les vieux-gaullistes trouvaient que le Général avait des faiblesses coupables pour de hauts fonctionnaires qui s'étaient tout simplement donné la peine de passer des concours et n'avaient pris les risques ni de la Résistance, ni du combat politique. « Étant donné votre insistance » Au Conseil du 16 janvier 1963. Pompidou : « Je n'ai pas besoin de présenter au Conseil des ministres M. Olivier Guichard, que je propose au Conseil comme délégué à l'Aménagement du territoire. Il est à votre cabinet, mon général, depuis 1947... GdG (bougon). — Oui... Oui...Enfin... On verra comme il s'en tire... En tout cas, je constate avec satisfaction que vous ne le nommez pas délégué général. Pompidou. — Je pourchasse cette appellation. » Voilà le principal auteur du retour du « patron ». Par son audace, son entregent, son doigté, il a réussi, à la fois, à convaincre les militaires d'Alger que de Gaulle les encourageait à la rébellion, et le monde politique de Paris qu'il les retenait. Il a hissé l'intoxication au niveau de l'un des beaux-arts. Et seulement quelques personnes le savent. Le Général lui-même l'ignore, ou veut l'ignorer. Mais comme il se doute un peu que son collaborateur a feint d'être mandaté alors qu'il ne l'était nullement, il le tient à bout de gaffe... Guichard se verra encore, par la suite, refuser par le Général la présidence d'Air-France. Mais soudain, en 1967, tout s'éclairera : élu député de Loire-Atlantique, il sera aussitôt nommé ministre. Et un ministre écouté. C'est de Gaulle : le sacre du suffrage universel efface tout. Conseil du 3 juillet 1963. Roger Frey propose la nomination comme préfet d'un des plus anciens, des plus fidèles, des plus précieux collaborateurs du Général. GdG : « Vous ne trouvez pas que sous-préfet, ça suffirait ? On aurait pu lui rendre service à lui-même en le faisant commencer comme sous-préfet... Mais, étant donné votre insistance et celle du Premier ministre, j'aurais mauvaise grâce à m'y opposer et je ne m'y oppose pas. » Salon doré, 7 janvier 1963. Pompidou et Guichard m'ont demandé de prendre à mon cabinet un vieux-gaulliste, pour pallier justement mon insuffisance personnelle à cet égard et les méfiances qu'elle suscite à l'UNR. « Mais vous ne pouvez pas l'embaucher sans demander l'autorisation du Général, car on a déjà essuyé une rebuffade à son sujet. » Le Général se récrie : « Lui ! Mais c'est une épave ! Il est à la côte ! On ne peut pas mettre une ruine pareille dans un cabinet ministériel ! Votre cabinet, c'est vous-même ! Vous ne pouvez pas vous entourer de pareilles médiocrités ! Vous devez protéger la dignité de votre fonction ! » « Je les aurais faits ducs » Je rends compte à Pompidou de cette démarche infructueuse. Il me répond, avec un sourire un peu triste : « Vous êtes en train de découvrir l'ingratitude du Général à l'égard de ceux qui l'ont servi sans rien ménager, et n'ont pas, de ce fait, franchi les obstacles universitaires ou mené la carrière à laquelle ils pouvaient prétendre. Ceux qui ont passé les concours des grands corps 3 — conseillers d'État, diplomates, inspecteurs des finances — existent par eux-mêmes. Les compagnons sans diplôme n'existent que par lui. Au fond, alors qu'on s'imagine qu'il a une formidable assurance, il manque de confiance en lui. Il a peur de se tromper dans son jugement sur les hommes. La sélection qu'ils ont subie le rassure. C'est pour ça qu'il est un partisan acharné de la sélection. « Ce qui plaît au Général, c'est qu'on vienne de la haute fonction publique ; mais à condition que ce ne soit pas au tour extérieur 4 . Il n'a aucune considération pour les gens dont le seul mérite est de lui être totalement fidèles. Vous n'imaginez pas la dévotion maniaque du Général pour les parchemins. Courcel et Burin des Roziers ont passé un concours difficile, le "grand concours" du Quai. Si ça avait été le "petit concours", il n'en aurait jamais fait ses principaux collaborateurs. Et s'ils n'avaient pas passé de concours du tout, il les mettrait plus bas que terre. « Moi, il croit que je suis entré au Conseil d'État par concours. Il a oublié que c'est lui qui m'y a fait entrer, en me couchant sur la liste de ses bonnes œuvres avant son départ. Le gouvernement de Félix Gouin a tenu à honorer ce testament. Mais le Général, depuis cette époque, l'a oublié. S'il savait que je dois ce titre à sa faveur, je perdrais à ses yeux la moitié de ma valeur. Ou plutôt, les neuf dixièmes. Surtout, ne le détrompez pas ! Vous, il ne vous a à la bonne qu'à cause de vos peaux d'âne, sinon il n'accepterait jamais de répondre aux questions que vous lui posez. « Je lui ai dit un jour : " Vous êtes dur avec vos anciens serviteurs". Il m'a répondu : "Mais comment ? Regardez comme je vous ai traités, vous, Courcel, Burin." Courcel, Burin et moi, nous sommes ses alibis. Il s'estime quitte avec les autres, au prétexte qu'il a été bienveillant envers nous trois. » Manque d'assurance, comme le suggère Pompidou, ou plutôt méfiance à l'égard de tout ce qui pourrait ressembler au règne de la faveur ? De Gaulle est un janséniste politique. Et pourtant, de ces hommes qui sont venus vers lui — que ce soit à Londres, ou au RPF, ou par la politique, ou par les grands corps — il fait ses compagnons. Il les adoube. Mais il ne perd pas son ton de moquerie mordante. Après un dîner à la préfecture de Fort-de-France, le 25 mars 1964, quand tous les invités sont partis, Jacquinot, sa femme et moi entourons un instant le Général. « N'est-ce pas, général, lui demande Mme Jacquinot en nous montrant tous deux du menton, que, si vous étiez Napoléon, vous les auriez faits comtes? » Se voit-elle comtesse ? Comme pour augmenter ses regrets, le Général lui lance froidement : « Non, Madame, je les aurais faits ducs. » 1 Ce mot, les Français l'ont découvert le dimanche 19 mai 1968, dans la bouche de Pompidou qu'interrogeaient des journalistes dans la cour de l'Élysée (« La réforme oui, la chienlit non »). Il faisait depuis de longues années partie du vocabulaire courant du Général. 2 Après un échec en Indre-et-Loire en novembre 1962, Michel Debré se présentait pour la première fois dans ce département d'outre-mer, à l'occasion d'une élection partielle. 3 Ainsi Courcel, Boegner, Burin des Roziers, Brouillet, Galichon, Goetz, Levêque, Maillard. 4 C'est-à-dire nommés par le pouvoir politique. Chapitre 7 « IL FAUT DÉTRUIRE CE SÉNAT » Une légende s'est créée : le Général aurait inventé le référendum du 27 avril 1969, qui provoqua sa chute, parce qu'il lui fallait absolument inventer un substitut à celui qu'il avait annoncé onze mois plus tôt, le 24 mai 1968, comme exutoire à la rébellion de mai, et auquel Georges Pompidou l'avait obligé à renoncer. Les buts du référendum de mai avaient été atteints autrement. Calmer les troubles et rétablir l'autorité de l'État ? La dissolution de l'Assemblée et les élections de juin y avaient réussi. Réorganiser l'Université ? La loi d'orientation d'Edgar Faure s'en était chargée. La participation sociale ? Des lois que préparait Maurice Schumann y pourvoiraient. Mais comme il fallait bien organiser la consultation annoncée, le Général aurait improvisé une réforme du Sénat, du Conseil économique et social et des régions. Certains, comme André Malraux, ont même affirmé qu'il serait allé chercher ce sujet saugrenu pour obliger les Français à le délier de son engagement d'aller au bout de son mandat. Il aurait ainsi inventé une forme subtile de suicide politique. La vérité me paraît toute différente. La disparition du Sénat, ou plus exactement sa transformation, était un des projets constants du Général depuis 1962, ainsi que l'exaltation du Conseil économique et social et des régions. S'il y a eu improvisation, c'est dans l'annonce d'un référendum sur l'Université et la participation en mai 68, non dans le lancement de celui d'avril 1969 sur le Sénat et la régionalisation. Homéopathie ou chirurgie Matignon, 2 octobre 1962. La prise de position violente de Gaston Monnerville, au congrès radical de Vichy, contre le référendum sur l'élection populaire du Président, et l'insulte lancée explicitement à Pompidou et implicitement à de Gaulle, soulèvent un sérieux problème politique : le troisième personnage de l'État a accusé les deux premiers de forfaiture. « Ou Monnerville s'excuse, ou encore le Sénat le désavoue, et nous pouvons considérer l'incident comme clos, me déclare Georges Pompidou. Sinon, il faut enfoncer cette insulte dans sa gorge et dans celle de tous les sénateurs. » Dans leur conflit commun avec Monnerville, point une divergence entre le Général et lui. Tous deux s'accordent à penser qu' « il faut sanctionner Monnerville ». Mais Pompidou le croit seulement nécessaire parce que Monnerville a offensé le Président de la République et le Premier ministre ; « laisser passer l'insulte sans réagir serait en reconnaître le bien-fondé ». Le Général, en plus et surtout, veut régler un problème de fond : « Le Sénat est devenu inutile tel qu'il est. Il faut donc le supprimer.» Pompidou estime, puisque cette institution existe, qu'on peut bien « faire avec », tout en reconnaissant qu'on pourrait s'en passer. «Pour soigner les bobos, me dit-il, le Général préfère la chirurgie. J'aime mieux l'homéopathie. » « Le Sénat est un talon d'Achille » Le 7 décembre 1962, dès le premier Conseil où je reprends mes fonctions de porte-parole, le Général m'indique : « Maintenant que la porte de l'article 11 1 a été ouverte et bien ouverte (j'ai pensé : plutôt enfoncée qu'ouverte...), il faudra que nous nous en servions pour parfaire les institutions. Nous ne sommes pas là pour rester les deux pieds dans le même sabot. Nous sommes là pour avancer, et donc pour réformer. De Gaulle n'a pas été créé pour s'occuper du train-train. Il faut que je laisse derrière moi un État qui soit solide sur ses jambes. Le Sénat est un talon d'Achille. J'avais pensé à l'opérer plus tôt. Mais, cette année, avec la fin de la guerre d'Algérie et le référendum sur l'élection présidentielle, nous avons eu assez d'agitation comme ça. Laissons cicatriser un peu. Puis il faudra détruire ce Sénat, ou en tout cas le transformer, ce sera la première des choses à faire. » Dans les mois et les années qui suivirent, il ne cessa de me répéter cette affirmation avec l'énergie de Caton martelant : Delenda est Carthago 2 . Ainsi, il avait à peine « complété les institutions pour assurer leur survie », qu'il se souciait déjà de les bouleverser encore. « Transformer, disait-il, c'est la loi de la vie. » « Il faut faire courir le bruit que le Sénat va être supprimé » Pompidou revient sur la question, en termes bien différents, le 9 décembre 1962 : « Le Sénat ne nous gêne pas vraiment, puisque l'Assemblée, où nous disposons d'une forte majorité, a le dernier mot. L'arsenal contre lui aux mains du gouvernement est écrasant. C'est seulement en cas de révision constitutionnelle qu'il avait, jusqu'en octobre, une capacité de blocage, si on avait dû obligatoirement passer par la voie parlementaire. Mais, maintenant que nous avons utilisé l'article 11 et que le peuple nous en a approuvés, nous pouvons modifier la Constitution, si besoin est, en court-circuitant le Sénat. Alors ? Pourquoi le supprimer ? Il suffit de faire comme s'il n'existait pas. Quieta non movere3 . AP. — Mais justement, le Général trouve que le Sénat n'est pas quietus. C'est à ses yeux un foyer purulent. Pompidou. — Vous verrez, nous allons le faire mûrir doucement et le pus coulera de lui-même. » Dans les mois qui ont suivi, Pompidou a mis d'autant plus de vigilance à battre froid au Sénat, qu'il sentait que le Général continuait à vouloir le faire disparaître. Cela était nécessaire pour éviter ceci. Le 20 décembre 1962, Pompidou me prescrit : « Laissez donc filtrer que les rapports avec le Sénat s'amélioreraient dès lors que le Sénat liquiderait Monnerville. Les sénateurs sont rentrés trop rassurés. Il faut tenir personnellement Monnerville à bout de gaffe et faire courir le bruit que le Sénat va être supprimé si Monnerville ne s'en va pas. » « Le Sénat me fait caca dans la main » Au Conseil du 16 janvier 1963, Pompidou : « Je répète que les ministres ne doivent pas aller au Sénat. Les deux secrétaires d'État, M. Dumas et M. Boulin4 , doivent seuls s'y rendre jusqu'à nouvel ordre. Les sénateurs ne peuvent pas, selon le règlement, se réunir sans une présence ministérielle, et ils ont le droit d'être instruits de la politique gouvernementale, mais on n'a aucun cadeau à leur faire. On n'accepte aucun amendement de leur part. Le gouvernement s'y oppose automatiquement ; et quand le texte revient à l'Assemblée, on fait sauter tout ce qu'a fait le Sénat. Le furoncle grossit. Nous attendrons qu'il crève.» L'image du bobo à désinfecter prend de l'ampleur. Il faut, selon Pompidou, laisser faire la nature. De Gaulle est aiguillonné par une déception sentimentale — que Pompidou n'a pas eu à éprouver. « Le Sénat, me dit le Général après le Conseil du 16 janvier 1963, c'est moi qui l'ai fait recréer en 1946 sous le nom de Conseil de la République, alors que les partis voulaient le supprimer purement et simplement. C'est encore moi qui l'ai rétabli en 1958 dans son nom et dans ses prérogatives, notamment constitutionnelles. Et aujourd'hui, il me fait caca dans la main. Il faudra le supprimer. » Pompidou répète en Conseil, le 13 février 1963 : « C'est fini. On a été trop bon pour le Sénat. On n'acceptera plus aucun amendement de sa part ! » Le Général se fait plus incisif au Conseil du 20 février 1963, pour la fin de la session extraordinaire : « Des banques ont agi auprès des sénateurs. Un texte a été remis par elles à l'un d'entre eux, à charge pour lui de le prendre à son compte, moyennant un joli pot-de-vin. Ce sont des interventions vénales. » Pompidou vient en renfort : « Le projet de fiscalité immobilière 5 est un projet Debré. Certains sénateurs prétendent pourtant que c'est moi qui l'ai concocté en faveur de Rothschild. On prête aux autres la vénalité dont on est soi-même coutumier. « J'irai à l'Assemblée à 18 heures pour une séance de pure forme, histoire de remercier l'Assemblée de son important effort. » Il se tourne vers moi : « Il faut une caméra muette de la télévision. Ça ne vaut ni plus, ni moins. Naturellement, pas de caméra au Sénat, et pas de remerciements du gouvernement. Le Sénat reste au piquet. » « Une quintessence de comités Théodule » Au Salon doré, après le Conseil du 20 février, le Général me dit, comme allant de soi : « Le Sénat, c'est une quintessence de comités Théodule. » Comités Théodule ? Je n' ose pas lui demander ce que signifie cette expression excentrique, ni si l'image se réfère à un prénom démodé, ou au col qui relie la Suisse à l'Italie. Après coup, je me reproche ma discrétion : il est probable qu'il essayait cette formule devant moi et qu'il aurait aimé poursuivre sur ce thème en scrutant ma réaction 6 . Le 20 mars 1963, je demande au Général si, comme l'indiquent certains journaux, il est décidé à annoncer bientôt la réforme du Sénat et du Conseil économique et social. « Ce n'est pas encore d'actualité. C'est une chose lointaine, à laquelle nous travaillons. » Il ne m'en dit pas plus. Mais je sais que deux dossiers sur la réforme projetée ont été déposés sur sa table : le premier, préparé par son conseiller juridique, Boitreaud ; le second, par Michel Debré, dont la fécondité est sans rivale : bien que retiré du gouvernement et tout en préparant son élection à la Réunion, il a continué fidèlement à pourvoir le Général en suggestions, sous forme de lettres et de notes. Au Conseil du mardi 7 mai 1963, Pompidou adoucit la doctrine pour la nouvelle session en cours : « Les secrétaires d'État lisent des réponses techniques. (Il ne s'agit plus seulement de Dumas et Boulin, mais de n'importe quel secrétaire d'État.) Une proposition de loi d'origine sénatoriale ne doit avoir aucune suite. Le secrétaire d'État présent doit prendre une part sommaire au débat. En revanche, quand un projet de loi est d'origine gouvernementale, le ministre compétent peut y aller. » Le général de Gaulle sursaute devant ces assouplissements, dont il n'avait visiblement pas été prévenu. Mais il ne veut pas contredire le Premier ministre pour une innovation qui est de son ressort : les relations avec le Parlement. Il objecte, avec beaucoup de retenue : « Vous croyez ? Les deux secrétaires d'État préposés, ça me paraissait bien suffisant, et les autres secrétaires d'État, un grand maximum. Pompidou. — En aucun cas un ministre n'ira, si ce n'est pour un projet de loi qu'il présente lui-même. » (Mais comme presque toutes les lois sont des projets d'initiative gouvernementale, autant dire que la quarantaine du Sénat est levée.) Dumas a l'idée de répondre à l'objection du Général, alors que Pompidou l'avait déjà enjambée. À mesure qu'il parle, Pompidou donne des signes de contrariété. Dumas : « Si les ministres n'étaient pas autorisés à se rendre au Sénat, c'est moi qui y serais toujours, ce qui m'amènerait à négliger l'Assemblée nationale ! Ça éveillerait l'attention. GdG (sautant sur l'équivoque pour taquiner Dumas). — Que voulez-vous dire ? Que les députés sont plus attentifs quand c'est vous qui êtes présent, que quand ce sont vos collègues ? Dumas. — Non, mais j'ai peur de lasser l'attention des sénateurs. GdG. — Mais c'est précisément le but à atteindre ! » (Rires autour de la table.) Pompidou se détend. Le Général a laissé évaporer son irritation dans un échange de plaisanteries. « Le Sénat tel qu'il est ne peut plus exister que pour embêter le monde » Au Salon doré, après le Conseil, je lui demande : « Dans votre dernière allocution, vous avez fait l'éloge du Conseil économique et social. Vous faisiez allusion à la disparition ou à la réorganisation du Sénat ? GdG. — Reprenez donc mon discours de Bayeux. J'ai tout dit sur la Constitution, dans ce discours. Tout ce qui y était dit correspond aux nécessités du pays. C'est ce que nous avons commencé à faire, en gros, depuis 1958. « J'avais, à ce moment-là, préconisé la création d'une Assemblée nationale, seule assemblée politique en face du Président de la République et du gouvernement ; puis une autre assemblée, que j'appelais Grand Conseil de la République, était une assemblée consultative, représentant les intérêts administratifs, économiques et d'outre-mer. Cette seconde assemblée devait comporter trois sections : l'une aurait représenté les collectivités locales, à la manière de l'actuel Sénat ; une autre les intérêts économiques et les professions ; une troisième l'Union française. Les constituants de 1946, parce qu'ils savaient qu'ils ne pouvaient pas aller complètement contre moi, ont repris le nom de Conseil de la République et en ont affublé le Sénat ; et ils ont créé trois assemblées, correspondant à ces trois idées de sections. Ça a été le Conseil de la République, le Conseil économique et social et l'Assemblée de l'Union française. Alors que j'avais estimé nécessaire de les mettre tous dans une seule assemblée, qui aurait été consultative, car elle ne pouvait pas être autre chose. « Il faut, à l'avenir, qu'il y ait une seule assemblée législative et politique. Autrefois, sous la IIIe République, le Sénat était nécessaire comme contrepoids aux sottises de l'Assemblée nationale. Mais maintenant, le contrepoids à ces sottises, c'est le Président. Et s'il y a des difficultés majeures, l'Assemblée peut censurer le gouvernement, le Président de la République peut dissoudre l'Assemblée, c'est le suffrage universel qui tranche. « Donc, le Sénat, tel qu'il est, n'a plus aucune raison d'être. Il ne peut plus exister que pour embêter le monde. Il ne s'en prive pas. Un référendum y remédiera. « Les notables inamovibles, les notoires abusifs » « Avec les élections de novembre dernier et avec ce référendum, nous avons bien commencé à débarrasser la France de ces notables inamovibles, de ces notoires abusifs, qui, à la fin du xxe siècle, continuent à considérer qu'ils peuvent décider du sort du pays sans le consulter. AP. — Vous pensez que c'est urgent, ce référendum ? GdG. — Il ne faut le faire ni trop tôt, ni trop tard. L'an dernier, on a assez voté. Il vaut mieux attendre. « Mais il faut, reprend-il, éviter que cette disposition essentielle de la Constitution ne tombe en désuétude. Ce qui a déjà été le cas pour le droit de dissolution sous la IIIe, après le 16 mai 7 . Et aussi le cas pour la procédure référendaire sous la IVe. Après le référendum négatif de mai 46 et le référendum douteux d'octobre 46, les hommes de la IVe se sont bien gardés de faire appel à cette procédure. Elle est donc restée lettre morte pendant douze ans. Heureusement que cette faculté figurait dans la Constitution de 46. Sans quoi, je n'aurais jamais pu faire changer la Constitution. » Il m'avait fait une déclaration voisine, le 12 septembre 1962 : « La France n'a pu trouver le salut en 58 que grâce à cette graine que j'avais déposée au cœur de la IVe République. » Le Sénat ; de Gaulle ; le référendum. Les « notoires abusifs », mais indéracinables ; l'homme de la nation ; la nation rassemblée à son appel. Que de fois, fasciné par ce face à face du général de Gaulle et du peuple, je me suis interrogé sur le besoin qu'il a de sentir et de mesurer l'approbation populaire ! Les clameurs qui ponctuent ses allocutions, la chaleur de ses bains de foule ne lui suffisent pas : la pratique référendaire doit, de temps à autre, les authentifier. Il doit penser, bien qu'il ne me le dise pas, que, si les trois premières consultations référendaires avaient donné de brillants résultats, celle d'octobre 1962 a été un demi-échec, sur lequel il n'entend pas rester. Il veut choisir une circonstance qui l'assure de remporter à nouveau un succès « franc et massif ». 1 Le référendum, par dialogue direct entre le Président et le peuple, pour une révision de la Constitution. 2 Il faut détruire Carthage. 3 Ne pas remuer ce qui est tranquille. 4 Secrétaires d'État chargés, respectivement, des Relations avec le Parlement et du Budget. 5 Projet instituant des impôts sur les plus-values immobilières. 6 Il reprendra publiquement cette formule dans le discours qu'il prononcera à Orange, le 25 septembre 1963. 7 Le 16 mai 1877, le maréchal de Mac-Mahon, Président de la République, renvoie le cabinet Jules Simon, qui avait le soutien de la Chambre, puis dissout la Chambre. La crise qui s'ensuit consacre l'abaissement de la Présidence. Chapitre 8 « RÉDUIRE LES FÉODALITÉS » Ma première audience, le 5 mars 1959, avait été placée sous le signe de la suspension de la retraite du combattant, « une invention des associations d'anciens combattants, qui forment une féodalité » ; et sous celui de « l'intégration », « une élucubration abracadabrante des colons d'Algérie et de quelques colonels acquis à leur cause, qui forment ensemble une autre féodalité ». Bien des entretiens qui ont suivi se sont placés sous ce signe commun : « Mon rôle est de réduire les féodalités qui menacent l'État. » « Le gouvernement donne des verges pour se faire fouetter » Conseil des ministres, 6 février 1963. Joxe vient de relater les travaux du Conseil supérieur de la fonction publique : « Il faut donner un coup d'arrêt à ce système de modifications indiciaires qui crée un véritable tourbillon. Chacun regarde dans l'assiette du voisin. Cela provoque des déflagrations en chaîne. En deux ans, on vient d'assister à un millier de révisions hâtives et mal préparées. On pèse des œufs de mouches dans des balances en toile d'araignée. Il faut marquer des coups d'arrêt.» Que voilà un langage gaullien ! Mais soudain, le disciple laisse échapper une expression qui fait sursauter le maître : il explique que la CGT s'est retirée du Conseil supérieur, mais que le travail a pu continuer, malgré l'Éducation nationale. Il a repris inconsciemment la terminologie courante dans la fonction publique. Le Général, vivement : « Vous voulez dire : "malgré les syndicats de l'Éducation nationale" ? Les syndicats ne sont tout de même pas l'Éducation nationale ! Je vous invite à ne pas les confondre ! » Il ne l'a pas raté. Pisani intervient pour indiquer que toute réforme exige, au début, des dépenses, gagées par des économies sur les années suivantes. GdG : « Le danger, c'est qu'on s'en tienne à la dépense ! Car les féodalités font pression pour les dépenses, et personne ne fait pression pour les économies ! » Giscard redresse la tête et se rembrunit : que fait-il d'autre ? Il va parler. Non, il se maîtrise. Joxe essaie de rattraper l'initiative qui lui a un peu échappé : « Je voudrais enfin attirer l'attention des membres du gouvernement sur la nécessité de ne pas faire de promesses ! Que personne ne dise : "Je vous soutiendrai dans vos revendications ! " Quand les syndicats discutent, ils ont toujours dans leurs dossiers un discours, voire des lettres de ministres ! GdG. — Je remercie M. Joxe de son très intéressant exposé, avec les conclusions duquel je suis bien entendu tout à fait d'accord ! Il faut que les ministres renoncent une bonne fois pour toutes à faire leurs petits effets, qui sont autant d'encouragements à la revendication. Le moment est venu de sortir du maëlstrom sans fin des révisions systématiques et automatiques des indices. Sauf injustices à corriger, on doit tendre à la stabilité des indices. » Pompidou abonde dans ce sens : « Chaque fois qu'un conflit du travail se durcit, on s'aperçoit que c'est parce que le ministre de tutelle avait pris — ou laissé prendre par ses collaborateurs — des engagements verbaux ou même écrits. Pour EDF, il y a une fameuse lettre d'un ancien ministre de l'Industrie, Ribeyre ; elle est toujours là, sur la table des discussions, et il faudra au moins dix ans pour la résorber ! Il est essentiel d'éviter de prendre des engagements sous prétexte d'échapper à une menace de grève. GdG. — Le gouvernement donne des verges pour se faire fouetter ! C'est sa faiblesse en face des féodalités qui les rend si redoutables ! « Là où l'État devrait régner en maître, il est le plus faible » Malraux. — Les conservateurs de musées sont une catégorie particulièrement favorisée. Leur statut est à l'étude et se trouve actuellement devant le Conseil d'État. J'ai reçu la visite du vice-président du Conseil d'État, qui est venu déplorer devant moi la situation misérable de ces personnages, qui sont pourtant, je vous prie de me croire, loin d'être à plaindre. Comment faut-il que je réponde à M. Parodi ? GdG. — Je suppose qu'il ne pouvait s'agir que d'une intervention personnelle et que le vice-président du Conseil d'État n'intervenait pas à titre officiel, ès qualités. Alors, vous pouvez vous placer vous-même sur le terrain de la haute considération. » (Rires. La question de Malraux était naïve, ou faussement naïve, mais le Général a riposté par une boutade qui évitait avec soin d'être désagréable.) Parmi les syndicats, « les plus virulents, les plus enkystés, les plus féodaux, sont ceux du secteur public. Là où l'État devrait régner en maître, c'est là qu'il est le plus faible », me dit le Général au Salon doré, après le Conseil. « Comme toujours, ça traîne ! » Le Conseil du 20 février 1963 se penche sur les menaces d'inflation. Giscard : « Il faut prendre des mesures rigoureuses contre la hausse à la fois des prix agricoles et des tarifs des entreprises nationales. Ça n'ira pas sans criailleries. Aux yeux des organisations agricoles, les interventions doivent se faire quand les prix descendent au-dessous du prix qu'elles souhaitent, jamais quand ils grimpent au-dessus. GdG. — Ces organisations sont faites pour soutenir les revendications de leurs mandants. Ce sont des féodalités. L'intérêt général n'est pas leur affaire. Elles considèrent que c'est leur devoir d'empêcher que les prix baissent ! Le BAPSA 1 ... » Pompidou et Giscard, sentant venir l'orage, coupent la phrase en même temps : « Sa réforme est en cours. GdG. — Comme toujours, c'est en cours et ça traîne ! On ne comprend pas pourquoi ça n'a pas été fait plus tôt. Giscard (essayant de dévier la balle). — Le réseau moderne d'implantation des abattoirs et de distribution de viandes doit permettre de faire baisser les prix. GdG. — Et alors, pourquoi ce n'est pas le cas ? Toujours les féodalités, l'inertie des ministères qu'elles ont investis et qui n'osent pas s'opposer à elles. Bokanowski. — Pour les produits pétroliers, nous avons obtenu des baisses de prix assez fortes ces dernières années. Malheureusement, les frets remontent. « Les syndicats accélèrent la spirale inflationniste » GdG. — Quand le fret remonte, on augmente les prix ; mais quand il baisse, on ne les diminue jamais ! Les compagnies pétrolières sont comme les organisations agricoles : seuls comptent leurs intérêts catégoriels. Sans l'État, personne ne se soucierait de l'intérêt général ! « Quand il y a un hiver rude, ce qui est le cas, il entraîne un supplément de consommation, d'où des bénéfices inespérés pour les pétroliers. Ils peuvent donc faire un effort ! Je vous parie que les mesures prises en 1956 pour permettre aux pétroliers de ne pas souffrir des conséquences de l'opération de Suez sont toujours en vigueur ! Grandval. — Je suis heureux de l'action qui se dessine contre l'inflation et pour la stabilité des prix, mais ne vous dissimulez pas que les syndicats sont obligés de se livrer à une certaine démagogie. Sinon, ils perdraient toute audience. GdG. — Je ne conteste pas l'utilité politique des contacts avec les syndicats. Il est normal que tous ceux qui ont des attributions dans le domaine économique et social aient des relations avec les responsables de l'économie et du travail... Je n'y vois aucun inconvénient, bien au contraire. Les syndicalistes sont estimables quand ils se battent pour faire valoir les droits de leurs mandants. Mais leur combat est dangereux pour l'État et pour la nation, dès qu'ils prétendent exiger et commander ! Ils constituent un État dans l'Etat ! Alors, il ne faut pas se monter le coup, ça ne diminue en rien la responsabilité du gouvernement, qui est le seul à pouvoir prendre des décisions conformes à l'intérêt général et à pouvoir les maintenir. Il ne faut pas se laisser faire ! « Les syndicats, particulièrement ceux du secteur public, accélèrent la spirale inflationniste ! Le rôle de l'État est de la freiner. Il est là pour ça. Sa mission première est de résister aux féodalités. » « Les féodalités repointent le nez » Au cours du Conseil du 6 mars 1963, le Général a parlé « des féodalités qui repointent le nez ». Au Salon doré, après le Conseil, je lui demande : « Quelles sont ces féodalités auxquelles vous avez fait allusion ? GdG. — Elles sont innombrables. L'argent. Les autonomistes. Les associations de pêcheurs à la ligne. Comprenez-vous ? Tous ceux qui essaient d'étouffer l'intérêt général au nom de leur intérêt particulier. Il faut les réduire. AP. — Est-ce qu'il ne faut pas essayer de les séduire, plus que de les réduire ? GdG. — Quand on veut amadouer ses adversaires, on perd toujours. Ça peut temporairement devenir nécessaire, par tactique, parce qu'on n'a pas les moyens d'avoir tous ses adversaires sur le dos au même instant. Mais il ne faut jamais perdre de vue le but essentiel : restaurer l'autorité de l'État. C'est le seul garant de l'intérêt général.» « Les féodalités veulent arracher le pouvoir » Salon doré, 23 mars 1963. En pleine grève des mineurs, le Général me déclare : « Qu'il s'agisse des organisations agricoles, ou des services publics, ou des entreprises nationales, qu'il s'agisse de la FEN, du SNI, ou de l'UNEF, qu'il s'agisse des syndicats de la RTF, qu'il s'agisse de la CGT ou de Force ouvrière, ce sont toujours des gens qui ignorent en réalité la loi de 18842 . Ils essaient de prendre le pouvoir. Ils savent ce qu'ils veulent : arracher le pouvoir. Ils veulent que l'État, sous leur pression, se soumette à leur volonté. Comprenez-vous ? Qu'ils dictent à l'Etat ce qu'ils veulent, et que l' État soit à eux, soit eux. C'est ce qu'ils cherchent exclusivement. « Ils veulent le pouvoir. Non seulement ils le veulent, mais ils y étaient arrivés dans une large mesure. C'est pourquoi notre raison d'être — en tout cas, une des raisons essentielles pour lesquelles nous sommes là —, c'est de rendre à l'État l'autorité qu'il doit avoir, et qui repose sur la souveraineté populaire, sur la démocratie, et non sur la combine de quelques-uns, qui font de l'intimidation ou de la récrimination, et prétendent s'imposer à l'État. Nous devons donner à la France un État capable de dominer les féodalités, alors que la IVe République m'a légué un État étouffé par les féodalités. « Dites-vous que la faute, c'est celle des autres » AP. — Mais ne faut-il pas pourtant que la société soit pluraliste ? Qu'il y ait des centres de décision multiples ? Que tous les pouvoirs ne soient pas concentrés dans les mêmes mains ? N'arrive-t-il pas que l'État soit en faute ? GdG. — Peyrefitte, dites-vous que la faute, c'est celle des autres ! Si nous ne nous convainquions pas de cette vérité, nous serions sans cesse en train de nous frapper la poitrine. Nous n'oserions rien entreprendre ! Si nous n'avons pas confiance en nous-mêmes, comment voulez-vous que les Français aient confiance en nous? Il faut qu'ils puissent se dire : "Nous sommes bien gouvernés. Les résultats sont étonnants. Heureusement que l'opposition n'est pas au pouvoir ! " Il faut toujours avoir des adversaires pour pouvoir les combattre. Le combat, c'est la vie. On a besoin d'adversaires pour exister. » Michel Debré m'a dit avoir entendu à peu près exactement le même propos singulier. Dans la psychologie du Général, les féodalités ne jouent-elles pas le rôle de l'adversaire qu'on s'invente au besoin, pour mieux s'exercer à lutter contre lui ? A-t-il besoin d'un ennemi imaginaire, comme le Schmürz de Boris Vian, ce bibendum en caoutchouc flasque, dans les flancs duquel les personnages de Bâtisseurs d'empire lancent allégrement, en passant, des coups de poing ou des coups de pied, parce que ce geste leur redonne des forces ? Mais les adversaires existent bel et bien. Ils ont fini par gagner en 1969. Depuis lors, n'ont-ils pas progressivement repris le pouvoir ? C'est ce que devait se demander le Général, du fond de son amère retraite. 1 Budget annexe des prestations sociales agricoles. 2 Loi qui a reconnu officiellement l'existence des syndicats et a jeté les bases du droit syndical français. Chapitre 9 « ON M'INSULTE SUR MES PROPRES ONDES » 23 mai 1962. La réaction du Général, quand je lui ai parlé de doter la télévision d'un statut, m'a un peu échaudé. J'ai entamé une série de consultations avec mes amis du groupe gaulliste. Ils sont unanimement défavorables au principe même d'un statut (« Nous ne pouvons rien sur la presse ; qu'au moins nous gardions le contrôle de la télévision »). Mes projets, en revanche, sont rejetés comme insuffisants par les MRP. Diligent se fait l'avocat farouche d'un statut retirant toute tutelle de l'État sur la télévision. Pour y voir plus clair, j'ai invité à déjeuner Jean Marin, président de l'Agence France-Presse, dont à première vue le statut me paraît une assez bonne formule pour garantir une indépendance rédactionnelle, tout en évitant que l'opposition ne s'en empare. J'aime son humour aigu ; ses grandes perspectives historiques, enrichies d'une expérience peu commune ; la grande réussite qu'il a faite de l'AFP, après avoir soigneusement préparé, depuis le cabinet d'un ministre de l'Information nommé François Mitterrand, le statut d'indépendance dont il allait être le bénéficiaire. « Le Général n'est pas porté à abandonner une autorité qu'il détient » Je lui explique que je travaille à un statut pour la RTF qui serait à mi-chemin du statut de la BBC et de celui de l'AFP. « Les Anglais, me répond-il, sont les maîtres pour tout ce qui concerne les institutions d'une société libre. Ils ont inventé le contrat social, le Parlement, l'habeas corpus, le pouvoir de la majorité, les droits de la minorité, le respect de la règle du jeu, le fair play. Le statut de la BBC est parfait. Je m'en suis inspiré pour l'AFP. Ça n'a pas empêché la BBC, pendant la guerre, d'être rigoureusement contrôlée par le gouvernement de Sa Majesté. Ça n'empêche pas le directeur de l'Information de la BBC, quand arrive une nouvelle un peu inattendue, de téléphoner à un vieil amiral, dans une soupente du 10 Downing Street, qui lui dit en mâchonnant sa pipe : "Ici, nous dirions plutôt que..." ou " Vous vous hasarderiez peut-être si vous disiez que..." Le directeur de l'Information de la BBC comprend à demi-mot et en tire aussitôt les conséquences. « C'est évidemment cela qu'il faudrait faire. Mais vous aurez bien du mal à l'obtenir du Général. Il n'est pas naturellement porté à abandonner une autorité qu'il détient. Mais c'est lui rendre service, en l'occurrence, que de l'amener à en lâcher.» Que de fois j'ai entendu cette théorie de la fidélité infidèle ! « Pour être un bon gaulliste, il faut savoir s'opposer à de Gaulle... » « Ne vous dessaisissez pas de votre responsabilité » Petit Matignon, 27 mai 1962. Le conseiller technique de l'Élysée chargé de l'Information, Pierre Lefranc, vient me trouver. Sa haute taille, son air énergique, son œil perçant et ses moustaches le font ressembler à ce qu'était le Général à son âge : « Il paraît que vous préparez un statut pour la RTF. Je suis chargé (il ne dit pas par qui : ce sont les règles de l'Elysée) de vous mettre en garde contre la tentation de mettre en marche un système qui aurait pour effet que vous laisseriez échapper la RTF à votre autorité. « Conservez la capacité de nommer qui vous voulez où vous voulez. Si le directeur général ne fait pas l'affaire, vous le changez : il suffit de le proposer au Conseil des ministres, qui ne fera pas la moindre difficulté. Si tel ou tel directeur ou chef de service n'est pas loyal, vous pouvez le révoquer ou le muter. Si un journaliste de la télévision ou de la radio présente les informations d'une manière désagréable au gouvernement, vous le mettez au placard. Par l'autorité que vous détenez de la loi, vous devriez pouvoir mettre la RTF sur les rails, alors qu'elle déraille en permanence. Et vous troqueriez votre autorité contre une vague tutelle, qui ne vous donnerait plus aucun moyen de faire passer votre impulsion ? Cela, le Général ne l'attend pas du tout de vous. Le statut actuel vous donne l'autorité, donc la responsabilité. Le Général n'admettrait pas que vous vous en dessaisissiez.» J'ai trop entendu le Général lui-même sur ce thème, pour ne pas être sûr que Pierre Lefranc traduit très exactement la pensée présidentielle. Cette fois, la divergence est trop forte entre Pompidou, que je sens proche de mes idées, et l'Elysée, que je sens décidément bien éloigné : il faut que je m'en ouvre au Premier ministre. Je trouve une oreille beaucoup plus complaisante au libéralisme auprès de lui, ainsi qu'auprès d'Olivier Guichard, qui suit ces questions à Matignon. Petit Matignon, 15 juin 1962. Je dois bien reconnaître que le comportement de « mes » journaux télévisés donne actuellement raison au Général. Pendant ces dures semaines du printemps 1962, le ton qu'ils prennent est souvent celui que peut le plus souhaiter l'OAS. Les mauvaises nouvelles sont montées en épingle — assassinats, écroulement de bâtiments publics en Algérie, scènes de panique — ; les bonnes, à peine évoquées — arrestation de Salan et de ses principaux lieutenants, signes d'essoufflement de la rébellion OAS. L'idée se répand que le désastre s' amplifie, que l'autodétermination est inapplicable, que de Gaulle va devoir s'en aller, abandonné de tous. Et ces émissions, sur la chaîne unique, sont suivies plus avidement encore à Alger et Oran qu'à Paris ou Marseille. Je dois me résoudre à ce qu'ont fait mes trente-deux prédécesseurs depuis la Libération, et que je m'étais juré de ne jamais faire : cette semaine, je convoque chaque matin dans mon bureau les responsables de l'information à la radio et à la télévision, pour examiner avec eux les questions du jour... « Un libéral, c'est quelqu'un qui croit que ses adversaires ont raison ? » Salon doré, 20 juillet 1962. Le Général me convoque pour me houspiller, furieux d'une émission de télévision passée la veille. Le journaliste américain Schoenbrunn, interrogé par Michel Droit, a tenu des propos caustiques sur le Général. GdG : « Où êtes-vous allé le chercher, ce Schoenbrunn, pour qu'il m'insulte sur mes propres ondes ? Et ce Michel Droit, où êtes-vous allé le chercher ? Ils avaient l'air de deux complices qui s'étaient entendus pour faire un mauvais coup. » Je saisis l'occasion pour dire au Général : « Nous sommes dans un cercle vicieux. Du fait que la télévision appartient au gouvernement, chaque journaliste — même les mieux intentionnés — est tenté de faire étalage de son indépendance en prenant le ton de la fronde. L'immense majorité des cadres, des journalistes, des techniciens sont à gauche, quand ce n'est pas carrément communistes. Et ceux qui nous seraient favorables ont peur de passer, comme ils disent, pour des "jaunes" ou pour des "larbins". « Ce n'est pas une situation saine. Si je prends la moindre sanction, ça devient une affaire d'État. Il faudrait un instance garante de l'impartialité ; des droits garantis pour l'opposition qui combat le gouvernement, mais aussi pour la majorité qui le soutient ; des sanctions sévères qui pourraient être prises en cas de manquement à l'impartialité ; ce qui suppose que l'autorité qui les prononcerait ne serait pas contestée comme étant elle-même partiale. Voilà pourquoi il me semble nécessaire de faire un statut libéral. GdG. — Libéral, libéral, qu'est-ce que ça veut dire ? Un libéral, c'est quelqu'un qui croit que ses adversaires ont raison ? Mais persuadez-vous que c'est vous qui avez raison, et non pas vos adversaires ! AP. — La BBC a pourtant réussi à avoir du crédit, sans louanger ni critiquer systématiquement le gouvernement. GdG. — Ne rêvez pas ! La quasi-totalité de la presse écrite est contre moi. Je ne peux pas brader la télévision, qui est à moi. Il faut bien compenser les journaux par les moyens que la loi met à ma disposition. « La démocratie devient la démocrassouille ! » AP. — J'ai pas mal vécu ou séjourné à l'étranger. Notre système, pour la radio et surtout la télévision, on ne le trouve que dans les pays de l'Est, ou dans des régimes autoritaires comme l'Espagne, le Portugal et les pays du tiers-monde. Dans les démocraties représentatives, il y a des télévisons privées, ou alors une corporation publique dont la neutralité est assurée par des représentants du gouvernement et de l'opposition. GdG. — Vous vous laissez hypnotiser par les Ango-Saxons. Il y a d'autres façons que la leur de concevoir la démocratie et l'information ! À supposer que ça marche bien chez eux et durablement, ce que je demande à voir, il ne faudrait pas s'imaginer pour autant que ça marcherait chez nous ! Nous, c'est plus fort que nous : dès que quelque chose tient debout, il faut qu'on le renverse ! Dès qu'il y a une réserve à formuler, ça devient du dénigrement ! Si nous avons la démocratie, ça devient la démocrassouille ! Si nous avons la dictature, ça finit en tragédie ! Il faut quand même arriver à bâtir un système qui fonctionne ! Nous ne pouvons rien sur la presse écrite. Qu'au moins, les journalistes de la radio et de la télévision ne se croient pas obligés de tirer à boulets rouges sur le gouvernement ! » À mon retour au « petit Matignon », je trouve sur le bureau. sous double enveloppe, un mot manuscrit du Général : NOTE POUR M. ALAIN PEYREFITTE Il est inacceptable de hisser sur le pavois de notre télévision le nommé Schoenbrunn, qui est l'insolence américaine cajolée à Paris par ce qui reste de la IVe. Il a dû m'écrire ce poulet dans la matinée. Puis, son irritation ayant encore monté, il m'a fait venir dans son bureau pour me confirmer ses reproches de vive voix... « Votre rôle n'est pas de lâcher du pouvoir, mais d'en ressaisir ! » Salon doré, vendredi 27 juillet 1962. Pompidou m'a encouragé à revenir à la charge, en profitant de la mise en place de l'indépendance algérienne ; je le fais au cours d'une audience spécialement demandée à cet effet. « La radio-télévision est victime d'un paradoxe, dis-je. Notre système cumule les inconvénients. Il tourne le dos à celui des démocraties et ressemble à celui des dictatures. Mais une dictature dont les détenteurs seraient bafoués par une fronde quotidienne. » Le Général grommelle : « Vous croyez ça ? » Ça commence mal. Je reprends mon souffle : « Maintenant que les combats en Algérie ont pris fin, ne pourrions-nous en profiter pour donner à la radio-télévision un statut qui garantisse les droits de l'opposition et qui empêche à l'avenir tout gouvernement de se comporter comme Ramadier l'a fait envers vous ? » Le Général a l'air interloqué : « Un statut, c'est la gauche qui réclame ça ! Pendant douze ans et demi, elle a eu le pouvoir et elle s'est bien gardée de faire un statut ! Et de quoi se plaindrait-elle ? Elle a bourré tous les étages de la RTF avec ses hommes, qui lui obéissent au doigt et à l'œil. AP. — Justement, la rébellion des journalistes et réalisateurs contre l'État ne tient-elle pas au fait que nous n'avons pas trouvé le statut qui conviendrait ? Vous avez donné à la France une Constitution démocratique ; nous n'avons pas une télévision démocratique. Il faudrait instituer des mécanismes qui permettent d'établir l'impartialité, l'objectivité, la neutralité des informations, le pluralisme des débats ; mais aussi des règles qui soient observées, une hiérarchie qui soit obéie. Vous qui avez eu le courage d'imposer une politique libérale pour décoloniser l'Empire, pourquoi ne feriez-vous pas de même pour décoloniser la radio et la télévision ? GdG. — Libéral, libéral ! Vous appelez libéral celui qui se prive de ses pouvoirs pour les remettre à d'autres qu'il laisse faire à sa place ? C'est ce que l'esprit du temps nous poussait à faire pour l'Empire. Il se trouve que c'était l'intérêt de la France. C'est pour cela que je l'ai fait. Mais, pour la RTF, c'est le contraire qu'il faut faire ! Il ne lui faut pas moins, mais plus d'autorité de l'État ! Votre rôle n'est pas de lâcher du pouvoir, mais d'en ressaisir ! Si vous voulez vous priver du peu de prérogatives que vous détenez, vous ne tiendrez plus rien ! « Dans le monde actuel, la radio et la télévision exercent une influence exorbitante. Elles pénètrent directement chez les gens. Une capacité aussi neuve, aussi éducative, aussi exceptionnelle, implique de grandes responsabilités. L'État doit en être le garant, de même qu'il est le garant de l'éducation nationale ou de la sécurité publique. Il faut faire échapper la télévision à des gens qui se la sont appropriée abusivement. Et vous vous imaginez qu'il faut la faire échapper à l'État, c'est-à-dire à la seule autorité qui a qualité pour faire prévaloir le bien public ? » Le Général se lève. « Et puis, ce qui est plus important encore : la Ve République, c'est l'accord direct du Président de la République et du peuple. Il faut que je puisse m'adresser aux Français autant de fois que c'est nécessaire, sans dépendre d'une quelconque féodalité, sans avoir à négocier avec qui que ce soit, sans courir le risque que mon visage soit transformé en fromage blanc par un technicien malintentionné, ce qui est déjà arrivé. AP. — Les semaines dernières m'ont montré que vous aviez raison de m'inviter à la prudence, puisque j'ai dû, à diverses reprises, redresser moi-même la barre. Mais, maintenant que nous ne sommes plus responsables de la situation en Algérie et que l'OAS a mis les pouces, me permettez-vous de reprendre cette idée ? J' ai procédé à des études. Voici une note qui fait le point. » « Vous voulez faire des cadeaux à nos adversaires ? » Le Général pose la note, sans la regarder, sur un coin de sa table. « Ne vous emballez pas ! Vos idées ne sont pas à l'ordre du jour. Les perspectives qui sont devant nous sont rudes. « Les mois qui viennent seront des mois de combats. Les dangers ne sont nullement écartés ! L'OAS fera tout pour me zigouiller ! Si elle n'y arrive pas, la conjuration de tous les opposants essaiera de m'abattre. Vous croyez que c'est le moment de baisser la garde ? Vous croyez qu'un nouveau régime peut s'implanter sans énergie ? Vous croyez qu'on peut conquérir le terrain sans passer à l'attaque ? Vous voulez faire des cadeaux à nos adversaires ? Vous vous imaginez que les socialistes, après avoir pris ma succession en 46, m'ont fait des cadeaux ? Quand Ramadier est venu me prévenir que j'étais interdit sur les ondes nationales, il avait bien raison, de son point de vue ! Si j'avais jaspiné tranquillement à la radio d'État et aux autres radios, tous ces politicards, qui les contrôlaient, auraient bel et bien risqué de ne pas faire de vieux os. « Et la IIIe République, vous croyez qu'elle se serait enracinée, si elle n'avait pas eu de la poigne, si elle n'avait pas pris en main les écoles, les lycées, l'université, les manuels d'histoire, la plupart des journaux ? Elle a imposé le fait accompli à une classe dirigeante qui lui était massivement hostile : "la Gueuse" ! Les monarchistes étaient majoritaires mais divisés — comme toujours la droite — entre trois prétendants, l'orléaniste, le légitimiste et le bonapartiste. Thiers a conclu : " C'est la République qui nous divise le moins." Et, pendant des décennies, on a matraqué ce théorème pour l'imprimer dans les cervelles. « La gauche, les francs-maçons, les syndicats, les hussards noirs ont fait pénétrer opiniâtrement l'idée qu'il n'y avait pas d'autre régime possible que la République, qu'il était incivique d'en imaginer un autre, que tout adversaire du régime était un mauvais Français. Et encore, il a fallu la guerre de 14 pour provoquer, devant l'ennemi, la fusion des volontés et faire accepter la République à peu près par tous ! Quarante-quatre ans après sa proclamation ! Il n'y a que trois ans et demi que nous avons installé le nouveau régime. Il lui faudra bien plus de temps pour devenir irréversible ! » Le Général va à pas lents vers le seuil et m'assène durement : « Ce n'est vraiment pas le moment de faire un statut pour la RTF ! Vous avez de par la loi autorité sur l'établissement, sur ses cadres, sur ses techniciens, sur ses journalistes ! Cette autorité, gardez-la ! L'avenir du régime dépend en grande partie de la manière dont elle sera exercée. On ne sait jamais ce qui peut arriver ! L'heure n'est pas venue de décoloniser, comme vous dites ! » Il n'a pas dit: «L'avenir dépend de la manière dont vous exercez cette autorité ! » Sous-entendu : « Si vous ne faites pas l'affaire, si vous n'avez pas le courage d'imposer votre autorité, je vous remplacerai. Ce n'est pas le statut qui changera, c'est le titulaire du portefeuille ! » Il me regarde de haut en bas et conclut sur le ton du commandement, comme s'il doutait de m'avoir convaincu : « Ça ne se discute même pas ! Croyez-moi... » Il ne dit pas, mais je suis sûr qu'il pense : « Vous êtes encore bien jeune, bien naïf, bien inexpérimenté. » Pompidou : « Vous allez trop loin, le Général n'acceptera jamais » Au début d'août 1962, je remets à Pompidou le projet de statut de la RTF que nous avons préparé en grand secret. Je lui indique les mises en garde sévères du Général — et encore plus sévères de Pierre Lefranc — sur mes projets. Pompidou : « Ne vous imaginez pas que c'est Lefranc qui monte le Général contre vos idées, c'est le Général qui fournit ses idées à Lefranc. Je crois comme vous qu'il faut le faire évoluer. Mais il faudra du temps et de la patience. » Ce long rapport 1 me revient quelques jours plus tard avec la mention « Vu ». Quand Pompidou approuve une note, il marque « Oui ». Quand il est favorable au principe, mais sans enthousiasme, il inscrit « Soit ». Quand il ne souhaite pas prendre position, il se contente de « Vu ». Il ne veut pas laisser trace d'une approbation qu'il pourrait un jour récuser. Ensuite, il me commente oralement : « Vous allez trop loin ! Le Général n'acceptera jamais votre système, qui est ouvertement copié de la BBC et de l'AFP. Pour l'AFP, il ne cesse de pester, en l'accusant de partialité contre le gouvernement. Pour la BBC, il considère que les Anglais ne sont pas des Français, respectent les institutions, ne combattent pas systématiquement le gouvernement. Bref, que ce système peut marcher chez eux, mais pas chez nous. » Tout est bien verrouillé. Pompidou ajoute en souriant : « Quand vous avez une idée, vous voulez qu'elle se réalise, même si la réalité l'exclut. Vous avez le même type d'esprit que le Général ou que Debré. Moi, je suis fait autrement. J'attends qu'une occasion se présente et je la saisis quand elle vient. Le Général prétend qu'il est un empirique. C'est inexact. Il est un volontariste, il veut imprimer sa volonté à la réalité, quitte à obtenir un effet contraire à celui qu'il attend, parce que la réalité ne s'y prête pas. L'empirique, c'est moi. Amusez-vous si vous voulez avec votre projet de statut, mais ce n'est pas cette année qu'il va passer. Vous ne voyez donc pas que ce n'est pas le moment ? » Ma secrétaire, à laquelle j'avais dicté une note de présentation du projet, m'a dit en refermant son bloc : « Vous n'êtes plus là pour longtemps. Cela fait sans doute le dixième ministre de l'Information 2 que je vois préparer un statut de la radio-télévision ; aussitôt après, ils sont tous partis. » Début septembre. Dans mon changement d'affectation, pour combien compte la défiance que suscitent mes projets ? Et pour combien, les trop bonnes relations que j'entretiens avec les journalistes ? Du Populaire à L'Express et du Canard enchaîné au Figaro, ils saluent mon départ de l'Information par une salve de compliments : de quoi me compromettre irrémédiablement aux yeux du Général. 1 Rédigé par mon collaborateur Jean-Claude Michaud. 2 J'étais le 34e depuis la Libération. Chapitre 10 « LA PRESSE EST CONTRE MOI, LA TÉLÉVISION EST À MOI » Salon doré, 7 décembre 1962. Lors de mon entretien avec le Général à l'issue du premier Conseil des ministres du nouveau cabinet Pompidou1 , le Général me fait avec gentillesse un reproche : « Je vous ai vu à la télévision pour votre passation de pouvoirs avec Fouchet. Il vous a dit devant les caméras que vous jouiez ensemble au jeu de taquin. Vous savez, il est préférable de ne pas passer à la télévision quand ça n'en vaut pas la peine. » « N'essayez pas de persuader, donnez des instructions » Je me défends mal en expliquant que la télévision, d'elle-même, a cru devoir prendre des images du ministre dont elle dépend, puisqu'il changeait... GdG. — Soyez-en économe. Ne vous laissez filmer que quand vous en avez pris l'initiative, pour dire des choses que vous avez préparées, et qui sont de nature à faire comprendre aux Français la politique de la France. Et puis, à quoi ça sert, ces voitures noires, ces huissiers qui se précipitent, ces courbettes, ces portières ouvertes et claquées ? Ça ne sert à rien. AP. — Tantôt ils fayottent, tantôt ils se rebellent pour faire oublier qu'ils ont fayotté, parce qu'ils sont aux ordres du gouvernement, à mes ordres, et que ça ne correspond pas à l'état d'évolution de notre société. GdG. — Vous savez, vos journalistes de la presse écrite, vous pouvez toujours essayer de leur expliquer les choses, vous n'y arriverez pas. Ce sont des adversaires et ils sont bien décidés à le rester. Alors, servez-vous au moins de l'instrument que vous avez entre les mains, la télévision ; mais servez-vous-en à bon escient. N'essayez pas de persuader les responsables, donnez-leur des instructions. La presse est contre moi, la télévision est à moi. » La veille de sa déclaration devant la nouvelle Assemblée, Pompidou me dit avec le sourire : « Vous allez être content. Le Général est d'accord pour que j'annonce un nouveau statut de la RTF dans la législature. Mettons-nous d'accord sur la forme. (Il me tend une feuille :) "Je rappelle que, le 4 octobre 2 , j'avais indiqué qu'un projet de statut de la RTF était en préparation et que je me proposais de le faire aboutir. Je renouvelle cette promesse. Nous verrons si nous arrivons à contenter tout le monde." Ça vous va ? » Ça me va parfaitement. Nous n'arriverons sûrement pas à contenter tout le monde, mais je me sens tout ragaillardi devant la perspective de ce défi. C'est Pompidou qui a donc réussi à obtenir un feu vert, ou en tout cas orange. Il a décidément la manière pour rallier le Général à ses vues. « Remettez d'abord de l'ordre » 27 janvier 1963. Malraux me raconte qu'il a demandé à Kennedy : « Comment pouvez-vous tenir un pays comme le vôtre, sans disposer de la télévision ? » Le Général aurait pu poser la même question ; mais il n'aurait pas été assez naïf pour le faire. Telle est pourtant, de tradition, la conception française : il n'y a pas moyen de gouverner un pareil pays, si les moyens audiovisuels n'appartiennent pas à l'Etat et ne sont pas guidés par le gouvernement. 27 février 1963, Pierre Lefranc vient me voir et me fait un nouvel avertissement. Je m'inquiète et en parle le lendemain au Premier ministre. Il me répond en souriant : « Vous ne ferez pas changer d'avis à la fois le Général et Lefranc. On pourra peut-être convaincre le Général s'il n'est remonté par personne. Comme Lefranc va devenir préfet, ça ne doit pas être impossible. Ensuite, nous verrons si nous pouvons faire passer le Général à l'attendrisseur. Mais, d'ici là, tâchez de faire quelques actes d'autorité. Faites ce qu'il vous a demandé : remettez d'abord de l'ordre. Le Général n'acceptera que vous passiez la main à une nouvelle direction de la RTF que lorsque vous l'aurez purgée vous-même de ses mauvaises habitudes et de ses éléments rebelles. » Au Conseil des ministres du 12 mars 1963, le Général pousse une colère devant le comportement de la RTF. Pompidou prend vigoureusement ma défense. « C'est la première fois depuis 1958 qu'on assiste à une remise en ordre. » (Ce n'est pas aimable pour mes huit prédécesseurs à ce poste depuis le retour du Général, parmi lesquels, autour de la table, Malraux et Frey, qui n'ont eu que le tort de ne pas rester assez longtemps.) Le Général ne répond pas, prend la suite de l'ordre du jour, puis, à la fin, me fait un compliment appuyé qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Broglie : « Il s'est rendu compte qu'il avait pris un coup de sang, il a voulu réparer. Bokanowski. — Il est toujours comme ça. Il a une bouffée d'impatience, puis il s'en veut et se rattrape comme il peut.» « Expliquez votre réforme à la télévision » 1er avril 1963. Je rédige une note pour présenter au Général et à Pompidou ma réforme du Journal télévisé. « Le Journal télévisé est médiocre. Le public ne lui accorde qu'un faible crédit. La pauvreté habituelle des images, la suffisance et l'à-peu-près des commentaires, le rendent souvent difficilement supportable... « Cependant, le moindre propos des journalistes de la RTF prend une allure officielle ; les incidents politiques se succèdent, le gouvernement étant dans tous les cas rendu responsable. « Une réforme profonde s'impose, pour substituer au règne de l'improvisation un journal construit, réfléchi, imagé : suppression de la corporation des journalistes-speakers polyvalents, dits "présentateurs" ; rédaction complète du journal par des journalistes spécialisés et lecture au téléprompteur d'un texte vérifié par des rédacteurs en chef responsables ; multiplication des reportages et concrétisation visuelle de l'information ; multiplication des tribunes ; organisation systématique de Journaux télévisés régionaux. » Le Général a lu ma note avec soin et prend l'initiative de m'en parler : « J'approuve les principes de votre réforme, mais il faut trouver des hommes pour l'appliquer. Et il faut que vous l'expliquiez vous-même à la télévision. Il faut que les gens comprennent ce que vous voulez faire. Que ça marque un changement. Et puis, ne vous emballez pas pour les tribunes ; nous n'allons quand même pas vivre dans un Barnum permanent ! « Quand on se gratte, on finit toujours par s'irriter » AP. — Il y a dans le pays une demande de débat. Il n'est pas bon pour nous qu'on ait l'impression d'un discours monocorde. Il faudrait organiser des débats contradictoires, comme c'est déjà le cas dans les radios périphériques. GdG. — Écoutez, nous n'avons pas besoin d'être tous les jours en campagne électorale ! Que les Français ne se laissent pas aller à leur manie du dénigrement ! Quand on se gratte, on finit toujours par s'irriter. Le jour où nous aborderons l'élection qui compte plus que toutes les autres, l'élection présidentielle, alors nous donnerons autant de temps au débat que dans les autres pays démocratiques. Mais, d'ici là, ne nous mettons pas dans une guérilla permanente ! Personne ne peut nous y obliger ! « L'autre jour, un de vos journalistes de télévision 3 a posé le principe selon lequel l'ensemble des journalistes de la RTF doivent représenter les diverses tendances de l'opinion. Le critère de l'opinion le moins contestable, ce sont les dernières élections législatives. À ce compte, l'aréopage des journalistes RTF devrait être un reflet de l'Assemblée nationale (à nombre égal, sur 480 journalistes, il faudrait 260 gaullistes, etc.) Seulement, les journalistes de la RTF représentent l'opinion telle qu'elle s'est exprimée aux élections de 46, de 51 et de 56 ; c'est-à-dire que la gauche exerce toujours sa domination. Nous sommes encore loin du compte, pour qu'ils représentent l'opinion de l'actuelle législature ! » « Et pourquoi pas la publicité ? » Après un silence, il m'interroge sur le financement de la télévision. GdG : « Pourquoi ne peut-elle pas lancer un emprunt ? AP. — Les Finances s'y opposent absolument, je n'ai jamais pu passer outre ; même le Premier ministre a dû s'incliner. GdG. — Et pourquoi pas la publicité ? AP. — C'est un casus belli avec la presse écrite. Déjà, la presse régionale fera tout son possible pour nous faire renoncer à créer les stations régionales. GdG. — Ne renoncez surtout pas ! AP. — Nous n'avons aucune ressource autre que la redevance, c'est-à-dire une taxe parafiscale, et il n'est pas question de l'augmenter dans le climat actuel de lutte contre l'inflation.» Le Général garde le silence. Son optimisme naturel s'est heurté une fois de plus aux dures réalités. Tout n'est pas possible tout de suite. « Pourquoi le générique représente-t-il des rotatives ? » Salon doré, 30 avril 1963. Le Général : « Pour votre réforme du Journal télévisé 4 , vous avez bien fait. Il y a davantage d'images, moins de bavardages, moins de persiflage. Mais méfiez-vous. Les mauvaises habitudes, comme les mauvaises herbes, cherchent toujours à reprendre le dessus. « Pourquoi le générique qui présente le Journal télévisé représente-t-il des rotatives en train d'imprimer un journal ? La télévision n'est pas à la remorque de la presse écrite ! Elle devrait même lui donner le ton. Qu'on montre des caméras si vous voulez, mais pas des rotatives ! C'est absurde ! (Rire.) (Comme il a raison ! Il ne partage pas le complexe d'infériorité des gens de télévision à l'égard de la presse écrite. Il sent que la télévision se suffit à elle-même et dominera de plus en plus.) « Je regarde régulièrement, poursuit-il, en veine de confidences, les trois journaux quotidiens. Le meilleur de beaucoup, c'est celui de 23 heures, parce qu'il n'y a pas de présentateur, il n'y a que des images. Le pire est celui de 13 heures, parce qu'on ne voit que le présentateur. La télévision n'est pas la radio, c'est le cinéma à domicile. Le présentateur, à supposer qu'il soit indispensable, ne devrait pas faire plus que des transitions de quelques secondes. « Pourquoi toujours montrer ce milieu frelaté ? » « Pourquoi n'y aurait-il pas de reportages sur nos grandes Écoles : Normale, Polytechnique, Agro, Navale, Saint-Cyr, Centrale, etc., et aussi les écoles commerciales et techniques ? Ce serait une bonne façon de montrer la jeunesse qui cherche à se dépasser, le pays qui monte. C'est tellement plus vrai et plus important que vos histoires de blousons noirs ! Et puis, les grandes émissions dans le genre "Cinq colonnes à la une" devraient être davantage consacrées à la France en marche. Elles font à peu près exclusivement appel au catastrophique et à l'extravagant. On laisse de côté les réalités françaises qui marqueront le plus ce temps aux yeux des historiens du siècle prochain : les progrès scientifiques et techniques, l'expansion économique, l'aménagement du territoire, les réalisations françaises à l'extérieur, les grands travaux. « Et puis, pourquoi toujours succomber à la tentation du luxe et du clinquant ? Pourquoi mettre tellement l'accent sur les présentations des grands couturiers ? Le Journal télévisé s'adresse au peuple ! Qu'un magazine féminin présente les collections, c'est son rôle. Mais que le Journal télévisé, qui s'adresse à tous les Français, transforme en une obsession quotidienne le défilé de robes à 3 000 francs, c'est une provocation pour des ouvriers qui gagnent 500 francs par mois ! Et puis, c'est très bien de montrer la France des régates, du tourisme hippique, mais ce sont là des vacances de riches. Et pourquoi toujours privilégier ce milieu frelaté, ce monde de l'argent facile, des filles faciles, qui sont des provocations pour un public populaire pour qui la vie est difficile ? Montrez des images de la vie française telle qu'elle est, c'est-à-dire en progrès et en expansion, et au total heureuse et paisible, et non telle que la presse la présente ! « Et pourquoi la télévision n'est-elle pas plus gaie ? Georges de Caunes a de l'humour, il est dans la bonne voie. Mais n'existe-t-il pas des chansonniers qui se moqueraient autant de l'opposition que du gouvernement ? Il n'y a pas de raison qu'ils ridiculisent plus Pompidou que Guy Mollet. Et pourquoi des hommes comme Frossard et, dans un autre genre, Pierre Dac, qui savent faire rire ou sourire, ne pourraient-ils pas reconvertir leur talent vers la télévision ? » Décidément, le Général fait plus que vouloir « se servir » de la télévision. Il l'aime, en téléspectateur assidu et captivé. Il aurait fait un très bon directeur des programmes. 1 Où je reviens comme ministre de l'Information après quelques semaines aux Rapatriés. 2 Effectivement, lors du débat sur la motion de censure, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1962, au bout de laquelle le gouvernement avait été renversé, Georges Pompidou avait déclaré : « J'ai le plaisir d'annoncer à l'Assemblée que j'avais fait préparer par le précédent secrétaire d'État à l'Information [c'est-à-dire moi, avant mon remplacement par Christian Fouchet] un statut de la Télévision. Je n'aurai peut-être pas l'occasion de le soumettre à l'Assemblée : dans ce cas, je le laisserai à mon successeur. » 3 Ce journaliste était Georges Penchenier. 4 La nouvelle formule du Journal télévisé a été lancée le 20 avril 1963. Chapitre 11 « IL FAUT LEUR PARLER COMME À DES ENFANTS » J'ai raconté plus haut le premier des treize voyages à l'occasion desquels, en ma nouvelle qualité, j'ai eu le privilège d'escorter le Général — c'était en Limousin, en mai 1962. « Vous verrez (m'avait-il annoncé), je vais broder sur les thèmes de ma dernière conférence de presse. Il ne faut dire à une foule que des choses qu'elle puisse immédiatement comprendre... Il faut leur parler comme à des enfants — et, en même temps, ce qu'on doit leur dire, c'est le fond des choses. » Définition de la pédagogie... Les sujets des discours varient selon l'actualité ou les projets du moment ; mais essentiellement,, tous les voyages en province se déroulent de la même façon. A chaque bourgade, à chaque village traversé, le même rituel recommence. Un maire ému, ceint de son écharpe, se campe devant un micro et lit sa harangue, quelquefois difficilement : il dit sa fierté d'accueillir le libérateur du territoire, ou celui « qui nous a redonné l'espérance » (formule qui n'est pas sans rappeler la chanson « Maréchal, nous voilà ! », qu'on nous faisait chanter pendant la guerre). Le Général, très à l'aise, rebondit sur les propos du maire, célèbre la localité, puis fait des variations sur les thèmes retenus. Enfin, il se mêle à la foule et serre des mains innombrables. « Alors, qu'est-ce qui vous préoccupe ? Les chemins, je parie ? » Les maires lui racontent la vie locale, lui parlent de leurs soucis, et il répond d'un air bonhomme en se mettant au même diapason. Le soir, en fin de journée, à la préfecture du chef-lieu, il les réunit. Les voilà deux cents, trois cents. Il leur demande quelles sont leurs difficultés. Il mène ce dialogue de main de maître : « Alors, qu'est-ce qui vous préoccupe ? Les chemins, je parie ? — Ah oui, les chemins, disent les maires. — Bon. Et puis, l'adduction d'eau ? — Oh, elle est faite, l'adduction d'eau. Ça va. » Ou bien : « Non, il reste encore... » Il se tourne vers Georges Galichon1 , directeur de cabinet : « Ah, vous notez ça, hein.» Et puis : « L'électricité, ça marche, oui, l'électrification est terminée ? — Oh non, mon général, le courant n'est pas bon. Les images de la télévision sautent tout le temps. — Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? — Il faudrait installer des transformateurs. — Bon, il faut faire attention à ça. Vous notez. Et le téléphone ? — Ah non, ça marche mal, il faut attendre trop longtemps les communications. » Et ainsi de suite. Les maires sont enchantés. Ils n'avaient jamais imaginé qu'un Président de la République — et quel Président — se préoccuperait de leurs adductions d'eau, de leur tout-à-l'égout. Il leur parle de ce qui les préoccupe, car il y a lieu, effectivement, que le chef de l'État s'en préoccupe. En cet instant, il partage pleinement leurs soucis. Il va de l'un à l'autre, absorbant la réalité provinciale comme une abeille le pollen. Mais, en même temps, il leur enseigne les difficultés de l'arbitrage : « Vos préoccupations sont légitimes. Mais naturellement, dans ce pays, chacun est plus particulièrement anxieux de tel ou tel de nos grands efforts nationaux — l'enseignement, le logement, l'agriculture, les hôpitaux, l'aménagement du territoire, les communications, etc., etc. Chacun voudrait que, dans la branche qui le touche particulièrement, on aille plus vite qu'on ne va. » Les voyages dans le pays profond, c'est surtout, pour lui, une source de force, de vitalité. Il a besoin de se replonger dans la France. « Le préfet ne doit pas mendier ! » Il s'agace de voir que la préfecture où il s'arrête à l'étape est propriété du département, non de l'État ; que le préfet doit solliciter chaque année des crédits de voiture ou de moquette auprès des conseillers généraux ; surtout lorsque ceux-ci sont dans l'opposition, ce qui n'est pas rare. Il exprime à Roger Frey et à moi son mécontentement d'une situation qu'il estime de dépendance, donc de connivence : « Le préfet, dit-il, c'est l'État dans chaque département. Il ne doit pas mendier. S'il faut qu'il supplie les conseillers généraux pour que sa femme puisse changer les rideaux ou engager un cuisinier, c'est l'État qu'il humilie. Comment voulez-vous qu'il garde assez d'autorité pour tenir tête aux pressions ? » « Si les préfets devaient dépendre du ministère des Finances, me dit Roger Frey à l'oreille, ils seraient réduits à la misère. » Et il fait le dos rond. « Je réunirai les habitants de mon village » À l'issue du Conseil des ministres du 10 avril 1963, je demande au Général pourquoi son prochain voyage va durer si longtemps. GdG : « Il ne dure que six jours. D'ordinaire, il en durait quatre. C'est-à-dire qu'il y a en pratique deux jours de plus que d'habitude. Cela tient au fait que je finis le voyage par la Haute-Marne. À l'ordinaire, je fais un département par jour. Pour la Haute-Marne, je tiens à faire plus. J'en visiterai tous les chefs-lieux de canton. En outre, je visiterai les localités qui environnent la mienne. « Je réunirai les habitants de mon village pour leur parler, ce que je n'ai jamais fait jusque-là. C'est une politesse que je leur fais. Je la leur dois. Je suis parmi eux depuis si longtemps ! Je n'ai jamais eu de véritables contacts avec eux. Ils font si bien attention à ne pas me déranger. Savez-vous que je ne reçois jamais de demandes d'intervention de leur part, alors que j'en reçois des centaines par jour ? Ils se contentent de me voir de temps en temps à la sortie de la messe. Mais ça ne suffit pas. Il faut qu'enfin, un jour, je leur parle ! » Il le fera. Dans la grande salle où se déroule cette rencontre inédite, le secrétaire de mairie lui présente ceux qu'il ne connaît pas par leur nom. Il a un mot, une question pour chacun. Et cela se termine par « un verre ». On croirait qu'il se prépare à une élection sénatoriale en Haute-Marne. Mais non. Il accomplit seulement un devoir — un devoir de bon voisin. « Il m'a touché la main ! » Choses vues et entendues au cours du voyage avec le Général dans les Ardennes et en Champagne (avril 1963). Une femme dans la foule : « C'est pas le Bon Dieu, mais j'aimerais bien lui toucher la main. » Dans les villages, quand il ne s'arrête pas, les gens massés sur le bord de la route : « Ça y est, on l'a vu quand même. » Autres réflexions entendues le long de la route : « Ah ! C'est bien lui. » « Ah oui, il ressemble bien à ses photos. » « Oui, il est exactement comme à la télévision. » « Et elle ? » « On ne voit pas sa dame. » L'air transfiguré des gens qui ont eu un contact physique avec lui : « Il m'a touché la main ! » Le désappointement de ceux qui n'y ont pas réussi : « Il ne m'a pas touché la main ! » Pour établir le contact espéré, le regard suffit : « Il nous a vus ! » crie une femme, perdue dans la foule. Elle s'en est sentie régénérée. D'autres repartent, déçus : « Il ne nous a pas regardés.» Qu'était-ce d'autre, le roi thaumaturge de l'Ancien Régime, qui, par la seule imposition de ses mains, guérissait les écrouelles ? De Gaulle aime répéter qu'il incarne la légitimité depuis 1940. Mais ne ressuscite-t-il pas une légitimité mise à mal en 1792 ? Depuis que les Français ont renversé puis décapité leur roi, ils sont à la recherche d'une légitimité perdue. Ils se sentent devenus le souverain, mais veulent aussi déléguer eux-mêmes leur souveraineté à un pouvoir qui ait visage humain, dans lequel ils puissent se reconnaître, et auquel ils aient envie d'obéir. La légitimité parcellaire et fractionnée de la République parlementaire ne pouvait les satisfaire. De Gaulle a fondé une monarchie républicaine : désormais, la continuité doit être assurée par le mode d'élection lui-même, qui, chaque fois, restitue au peuple la totalité de son pouvoir souverain. Et si le succès des voyages du Général provenait de ce que de Gaulle, incarnant la légitimité perdue, ôte aux Français leur obscure culpabilité d'avoir anéanti la légitimité de l'Ancien Régime ? À Rocroi, des hommes dans la foule poussent des cris hostiles à Mme Viénot, le maire2 , qui fait au Général une harangue inamicale : « Je manquerais à l'honnêteté si je ne vous disais que je suis une adversaire déterminée du régime que vous avez institué en 1958. » « Vive de Gaulle ! » clame-t-on dans la foule pour la faire taire. Un contradicteur l'interrompt et va jusqu'à l'insulter : « Salope ! » C'est un garçon coiffeur, que des journalistes se hâtent d'interroger : « Si vous n'êtes pas d'accord avec elle, pourquoi l' avez-vous élue? — On ne l'avait pas chargée de dire ça ! Comment voulez-vous qu'on fasse autrement que de l'élire ? Elle met des billets de cinq cents francs dans les enveloppes électorales ! » Façon imagée de faire ressortir que cette dame, puissamment riche, comme fille du propriétaire d'une grande aciérie luxembourgeoise, l'ARBED, contribue sur ses propres deniers à la gestion de sa ville. « Elle sera réélue tant qu'elle vivra.» Mais ses opinions politiques n'ont aucun rapport avec celles de sa population. Le député du coin, un gaulliste, le général Noiret, a obtenu une large majorité dans cette ville qui a la réputation, à cause de son maire, d'être un fief PSU. De l'eau au moulin de De Gaulle, quand il dénonce la non-représentativité politique des notables. « Il y a un Bon Dieu pour les pédérastes » Étonnement des gens, notamment des ouvriers, en voyant le nombre des voitures qui suivent le Général. Sifflements, mi-admiratifs, mi-critiques : « Y a de la DS ! » À Charleville, on a offert au Général un buste de Rimbaud. Le lendemain, à Rethel, on lui offre un buste de Verlaine. Le Général remercie en disant : « Je les mettrai sur la même cheminée. Ils seront enfin unis. » II me dit ensuite, en baissant la voix : « Il y a un Bon Dieu pour les,pédérastes ! » A Rethel, comme dans la plupart des villes, le Général sacrifie à la cérémonie du filleul. On lui présente un garçon d'une quinzaine d'années, dont il est le parrain. (Quand il était chef du gouvernement provisoire, faisant fonction de chef de l'État, jusqu'en 1946 — m'explique Galichon —, il devenait automatiquement, selon la coutume des Présidents de la République, parrain du douzième enfant d'une famille nombreuse.) Il lui tape sur l'épaule en demandant au père : « Alors, il travaille bien, ce garçon ? » Le fils, un grand dadais, regarde, l'œil éteint. Le père dit : « Non, mon général, il fout rien. » Le Général, qui en a vu d'autres, répond, impassible : « Ah ! c'est grave, ça, s'il fout rien.» À Givet, lors de la présentation des personnalités, une dame qui répond au nom de Mme Coupaille, petite et ronde comme une caille, crie d'une voix de stentor: « Mon général, mon cher et grand ami ! » Elle lui passe les bras autour de la taille et l'étreint fortement. Le Général, interloqué, se dégage, prend ses distances : «Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer.» La dame reprend : « Il y a vingt-cinq ans que je vous écris ! » GdG : « En effet, nous avons correspondu. » Et il passe à la suivante. Mme Coupaille est aussitôt entourée de journalistes. C'est la gloire. Elle répond avec complaisance aux questions dont on la presse. À Pagnon, dernière commune des Ardennes, M. Janon, âgé de soixante-dix ans, est présenté au Général par le sous-préfet, qui a préparé son coup. « Voilà quelqu'un qui a servi sous vos ordres. » M. Janon explique qu'en 1916, il était canonnier à la 157e batterie du 8e régiment d'artillerie. Blessé grièvement en 1916, il fut cité à l'ordre du régiment et c'est le capitaine de Gaulle qui l'informa de cette citation. GdG : « Mais non, ça ne pouvait pas être moi, je n'ai jamais été artilleur. J'étais dans l'infanterie ! » L'ancien canonnier balbutie, proteste : « Mais si, c'est écrit dans ce papier.» Il sort de sa poche son livret militaire, en compulse fiévreusement les pages disjointes et met son gros ongle noir sur un nom, en poussant un cri de triomphe. Le Général chausse ses lunettes et dit : « Jacques de Gaulle, ce n'était pas moi, c'était mon frère.» L'ancien canonnier jubile : « Ça fait rien, c'est pareil.» Tous ceux de son village l'entourent et le dévisagent. Il est clair que, depuis vingt ans, il a rebattu les oreilles de qui voulait l'entendre, en prétendant qu'il connaissait personnellement de Gaulle et qu'il était son ami. Il l'a tellement répété qu'il ne peut plus reculer. Il est indispensable de noyer le poisson tout de suite, en montrant que « ça revient vraiment au même, ça ne sort pas de la famille ». Même aventure à Rethel où M. Toulmonde (c'est bien son nom), agriculteur à Saulce-Monclin, a participé à la présentation des notabilités. Il racontait depuis vingt-cinq ans (à... tout le monde) que le général de Gaulle, en 1939, avait implanté son PC dans sa ferme à l'occasion des grandes manœuvres. GdG : « Mais non, je n'ai pas implanté mon PC ! J'ai simplement passé une nuit dans cette ferme, parce qu'il n'y avait pas de lit ailleurs. » Malgré cette restriction, il se souvient très bien de la chose. L'agriculteur proteste que, cette nuit-là, sa ferme a été, par le fait, un PC. Cependant, pour le Général, l'exactitude, ça compte. « C'était un socialiste un peu cucul mais sincère, comme ils sont souvent » Dans la micheline, je demande au Général : « Vous avez répondu à Mme Viénot avec beaucoup de gentillesse, bien qu'elle ait tenu à vous dire publiquement qu'elle était votre adversaire déterminée. Avez-vous voulu rendre hommage à la mémoire de son mari ? GdG. — On n'attaque pas une femme. Et puis, oui, j'aimais bien son mari. Ce fut un de mes bons compagnons. C'était un socialiste naïf, un peu cucul mais sincère, comme ils sont souvent. Un socialiste à la Léon Blum. Un socialiste qui croyait aux grandes idées du XIXe siècle, à l'Humanité avec un grand H, au Progrès avec un grand P, au Travail avec un grand T. Il ne voyait pas les choses comme elles sont. C'est curieux comme les Français ont du mal à s'adapter au réel. Et surtout quand ils ont un idéal en tête. Le plus difficile est de rester réaliste quand on a un idéal, et de garder son idéal quand on voit les réalités. « Viénot croyait qu'après la guerre, on allait reconstruire le monde sur une table rase. On allait établir la grande fraternité des peuples. On allait réussir, avec une nouvelle Société des Nations — là où la génération précédente avait échoué, il ne savait pas trop pourquoi. « Le brave homme ! Il a commencé à comprendre quand les Anglais ont voulu mettre la main sur la Syrie et sur le Liban. Les écailles lui sont tombées des yeux. Il a compris que cette Angleterre qu'il idéalisait, était implacable quand il s'agissait de ses propres intérêts. Il en a été comme foudroyé. Il avait cru d'abord que c'était l'œuvre de quelques agents isolés de l'Intelligence Service. Et puis, il a compris que c'était l'Angleterre elle-même. Ça lui a fait un coup terrible. Moi, il m'en fallait davantage. » « Les blocs erratiques d'hier ne peuvent pas avancer » Comme d'habitude, les conclusions du voyage sont tirées en Conseil des ministres. Le 30 avril 1963, le Général : « L'impression générale est bonne. Pour ce qui est du sentiment collectif, comme à l'occasion des précédents voyages, il n'y a pas de question. « Au point de vue politique, non plus. Sur les problèmes constitutionnels, qui ont tenu un rôle essentiel dans l'année 1962, sur les problèmes de défense, il n'y a aucun courant contraire, pas la moindre trace d'une hostilité à la politique suivie par nous. « Évidemment, quand quatre-vingts maires me reçoivent dans leur commune, il y en a bien quatre ou cinq qui sont des blocs erratiques 3 d'hier. Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas avancer. La masse de leurs préjugés est trop lourde. Ils poussent bien quelques cris contre cette Constitution ou contre cette politique de défense. Mais la population, dans son immense majorité, approuve cette politique. « En ce qui concerne les problèmes économiques, il y a encore beaucoup à faire. L' agriculture, voilà longtemps que nous avons adopté des mesures pour lui permettre de se mettre à jour. Mais je n'ai pas l'impression que ces mesures soient exécutées avec tellement de vigueur. Partout, on me parle du remembrement qui ne se fait pas. Les décisions ne s'appliquent pas. Les problèmes n' avancent pas. Il n'est pas normal que des maires puissent me reprocher de n'avoir pas reconstruit leurs ponts. Pourquoi un tel retard ? Jacquet. — C'est une question de finances, mon général. GdG. — Des finances, il y en a bien toujours quand on veut agir. Il faut les appliquer au point qui est le plus utile. Et je n'ai pas l'impression que les ponts soient inutiles.» 1 En juillet 1961, il a remplacé René Brouillet, nommé ambassadeur à Vienne. 2 Militante PSU et veuve de Pierre Viénot, qui représenta à Londres le Comité français de libération nationale quand de Gaulle s'installa à Alger. 3 Ce terme géologique désigne les énormes rocs qui subsistent d'une moraine, quand un glacier a fondu. Le Général utilisait volontiers cette formule pour désigner ses adversaires, restes bien encombrants d'un âge révolu. Chapitre 12 « CHARLES, LES PRIX MONTENT ! » Au Conseil des ministres du 25 avril 1962, Pompidou a énoncé les grandes lignes de la déclaration de politique générale qu'il doit lire le lendemain devant l'Assemblée nationale : « Nous devons avoir une monnaie forte. L'inflation est agréable pour bien des gens : les emprunteurs, les propriétaires, les salariés qui croient qu'ils gagnent davantage... Mais elle mine les bases mêmes de l'existence d'un pays. Notamment à l'intérieur du Marché commun. » Au Salon doré, après le Conseil, comme j'essaie d'en savoir plus, le Général me rabroue : « Gardez-vous de couper l'herbe sous le pied du Premier ministre. Il faut laisser à l'Assemblée la primeur de la déclaration gouvernementale. D'autant que ce que le Premier ministre a dit est bien dit. » Il consent quand même à paraphraser Pompidou, qui l'avait lui-même paraphrasé : « Le franc fort est le premier instrument de l'expansion, mais aussi de la politique sociale, nationale, internationale. Si nous cessons d'être au niveau des autres, nous sommes condamnés au repliement économique, donc politique. C'est la clé de tout. » « La grève, c'est leur seule façon d'exister » Au Conseil des ministres du 4 mai 1962, Bacon1 fait une communication sur les grèves qui se préparent, notamment à EDF. Mais il n'est pas pessimiste : la pratique des négociations paritaires joue en faveur de la paix sociale et maintient les revendications dans des limites raisonnables. Pompidou : « La présentation compte autant que les faits eux-mêmes. Les grèves sont une forme normale de la lutte pour l'amélioration du niveau de vie ; il ne faut pas les dramatiser. Les responsabilités du mauvais climat d'EDF sont multiples. C'est une entreprise énorme. Des promesses ont été faites par de nombreux ministres antérieurs, même récents, et n'ont jamais été tenues. L'agitation se justifie par la situation du marché de l'emploi. L'offre d'emploi est très élevée ; les employeurs ont du mal à recruter. Donc, les salariés cherchent à en profiter. C'est normal et légitime. Le rôle de l'État ne doit pas être d'empêcher les revendications d'aboutir, mais de les tenir dans des limites qui ne compromettent pas l'équilibre des prix et de la monnaie. » À la sortie du Conseil, Pompidou, qui n'a pas la télévision (et tient à continuer de s'en passer), me demande si elle a rendu compte de la conférence de presse que vient de tenir Giscard. Il n'écoute que son transistor, mais il n'est pas satisfait : « Il tire la couverture à lui ! Comme si le gouvernement, à commencer par le Premier ministre, comptait pour du beurre ! » Au Conseil des ministres du 30 mai 1962, le sujet reste d'actualité. Bokanowski : « On se sentirait frustré s'il n'y avait pas la grève. Les avantages accordés seraient tenus pour rien, si les syndicats ne les avaient pas arrachés. GdG. — Il faut essayer de gagner du temps. La position générale à tenir, c'est qu'il n'est pas possible de faire des concessions sur la durée du travail. Une fois le IVe Plan exécuté 2 , on pourra changer les choses. Les classes creuses feront place à des classes pleines. » Au Salon doré, après le Conseil, le Général revient devant moi sur ce qu'il ne faut pas céder : « Pendant le Ve Plan, la démographie nous sera plus favorable. Mais, jusque-là, pendant la durée du IVe Plan, la France doit travailler beaucoup. On n'obtiendra rien sans un grand effort.» Il ajoute : « Il est vrai que si les syndicats n'incitaient pas à la grève de temps à autre, ils auraient l'impression de devenir quantités négligeables. Il faut les comprendre. La grève, c'est leur seule façon d'exister. » « Comme un cavalier sur un cheval au galop » Au Conseil des ministres du 27 juin 1962, Giscard : « La masse salariale s'est accrue plus vite que la croissance n'aurait dû le permettre. Il va y avoir un phénomène déséquilibrant : les rapatriés. Mais l'expansion se poursuit à un rythme au moins comparable à celui des trois années précédentes et nous devrions absorber ce phénomène. » Au Salon doré, après le Conseil, le Général me dit : « L'économie garde pour le moment son équilibre, mais il faut être attentif à le garder. L'équilibre, c'est la notion capitale. Un pays, aujourd'hui, c'est comme un cavalier sur un cheval au galop. S'il perd l'équilibre, la chute est inévitable. » « C'est quand même impressionnant » Au Conseil des ministres du 11 juillet 1962, Giscard : « Il n'est pas bon que la Banque de France fasse apparaître un montant de devises trop élevé. Dans ses réserves, il y a une part croissante en dollars, ce qui pose un problème pour l'avenir. Nous remboursons donc au Canada la moitié de notre dette extérieure. Outre l'effet d'assainissement, c'est une source d'économies qui n'est pas négligeable. « Le plan Marshall comportait en partie des prêts remboursables. Il y a intérêt à procéder sans attendre au remboursement de la totalité de ces prêts. Ce remboursement sera annoncé sous la forme d'un échange de lettres entre mon homologue Dillon, secrétaire d'État américain au Trésor, et moi-même. » La mimique de Pompidou, que Giscard ne peut pas voir, suggère qu'il est fortement agacé de constater que le ministre s'approprie le mérite de cette performance. À la seconde même où s'arrête la communication, Pompidou laisse tomber sèchement : « Ce n'est pas seulement une preuve de la vitalité continue de l'économie française, mais c'est exemplaire pour la coopération internationale. » Qu'il soit bien entendu que l'économie, pas plus que la politique internationale, ne sont l'apanage de la rue de Rivoli ou du Quai d'Orsay. Puisque toute question importante est interministérielle, tout ce qui compte passe par Matignon : que chacun se le dise. Le Général fait comme s'il n'avait pas perçu cette sourde tension : « Il faudra poursuivre l'assainissement en convertissant nos réserves en or. On peut donc annoncer (dit-il en se tournant vers moi) que le Conseil des ministres a autorisé le ministre des Finances à procéder au remboursement anticipé de notre dette extérieure. » Visiblement très satisfait, il conclut : « C'est quand même impressionnant. » À la sortie du Conseil, Pompidou vient vivement vers moi et me dit : « Ne laissez pas Giscard tirer trop la couverture à lui. Vous pouvez indiquer qu'à côté de la bonne santé des finances françaises et de la monnaie, il y a un côté politique qui m'a poussé (il appuie sur m'a) à hâter ce remboursement : une politique de coopération amicale à l'égard des États-Unis et du Canada, à laquelle je tiens personnellement. » Il n'y a pas encore trois mois que Pompidou et Giscard font partie du même gouvernement, et déjà devient évident que le Premier ministre et le plus important des ministres sont rivaux pour le premier rôle. L'un a la supériorité de l'âge, de l' expérience, de l'intimité du Général, de la culture. L'autre, l' antériorité au Parlement, au gouvernement et dans l'accès de sa famille aux grands emplois de l'État ; il a prouvé aussi sa loyauté dans l'épreuve de 1962. Aucun des deux ne se juge inférieur à l'autre en intelligence et en compétence. Cela nous promet de jolies joutes feutrées. « Il ne suffit pas de laisser faire. Il faut faire et faire faire » Au Conseil des ministres du 22 août 1962 3 , Giscard : « Notre économie continue à connaître une expansion au-dessus des perspectives du Plan. C'est un résultat d'autant plus favorable que l'économie occidentale fait preuve d'essoufflement. GdG. — Attention à l'inflation ! La hausse des prix est un fait. Pompidou. — Il y a inflation dans toutes les économies de plein emploi. Quand le pouvoir d'achat augmente, les salaires sont plus élevés et, par suite, le coût de production s'élève. L'important est de se tenir au rythme des autres économies occidentales. La dépréciation du franc n'a rien d'alarmant, à condition qu'elle n'aille pas plus vite que celle du mark et du dollar. » (Traduction, conforme à la dignité du Conseil, de la célèbre formule de Baumgartner : «Il ne faut pas faire plus de bêtises que les autres. ») GdG : « Je crains que cette dépréciation n'aille plus vite qu'en Allemagne, en Italie et en Angleterre. Pompidou. — Mais dans ces pays, il y a récession ! GdG. — Notre psychologie nous fait obligation de veiller rigoureusement à la stabilité. Or, nous en sommes sortis, sans qu'il y ait là de véritables raisons, sinon certains intérêts qui s'emploient à faire monter les prix. Pompidou. — Il ne faut pas dépasser un niveau qui serait insupportable. GdG (vivement). — Il ne faut pas l'atteindre ! Pompidou. — Mais ce n'est pas le cas ! La foule des consommateurs a tendance à dire que la vie monte quand la viande, les pommes de terre et le vin augmentent. Mais ce n'est qu'un aspect des choses. Nous ne connaissons pas de véritable inflation. Pisani. — Le pourcentage des produits agricoles dans le coût de la vie ne cesse de diminuer. En revanche, on ne dira jamais assez la malfaisance des intermédiaires ! On ne pourra en venir à bout sans mesures énergiques. » À la sortie du Conseil, Pompidou, goguenard, me dit : « Le Général s'énerve parce que Mme de Gaulle lui a dit : "Charles, les prix montent !" Le Général en a conclu qu'il devait prendre l'affaire en main 4 . » Au Salon doré, après le Conseil, le Général me montre qu'il n'est nullement rassuré par l'optimisme de Giscard et de Pompidou, et que Pisani a su le mieux se mettre dans la ligne de sa pensée : « Il ne suffit pas de laisser faire. Il faut faire faire ! Il faut organiser les choses ! Si on laisse aller, les intermédiaires abusifs prélèvent leur rançon. On se retrouve avec des prix gonflés. Le "laisser-faire, laisser-passer" n'a jamais rien arrangé ! Il faut vouloir. » « Un jour, les Américains prétendront substituer l'étalon-dollar à l'étalon-or » Au Conseil des ministres du 19 décembre 1962, Giscard : « Nous avons un fort excédent de devises. Nous comptions sur 800 millions de dollars pour l'année en cours et nous avons déjà collecté 1,2 milliard. Nous sommes dans le monde le seul pays créditeur important. La décote humiliante de nos billets sur les marchés extérieurs, que nous avons connue jusqu'en 1958, est bien terminée. Les banques qui appliquaient des agios élevés, c'est fini. Nos billets circulant à l'étranger commencent à être surcotés. » Pompidou partage cet optimisme, mais en l'enrobant de prudence : « Notre balance des paiements a effectué un redressement spectaculaire depuis 1958. On peut réduire d'autant le service de la dette. Mais il est dangereux de dire, ou de laisser dire, que " les caisses sont pleines ". Une fois toutes nos dettes remboursées, il nous restera un milliard de dollars, ce qui n'est pas excessif. » Au Salon doré, après le Conseil, le Général me dévoile ses idées sur le dollar et sur l'or : « Tant que les Américains prétendent que le dollar et l'or c'est la même chose, il nous faut les prendre au mot. Nous échangerons nos dollars contre de l'or. Mais je suis sûr qu'un jour, ils mettront fin à ce mythe ; le dollar cessera d'être convertible en or. On verra alors que les Américains prétendront substituer l'étalon-dollar à l'étalon-or5 . On s'apercevra qu'ils veulent étendre leur hégémonie sur le monde entier. Le bandeau tombera des yeux des Européens. On verra la loi du plus fort s'imposer brutalement. Il dépend de nous, les Européens, que les Américains ne soient pas les plus forts. Encore faut-il qu'il y ait des Européens, et qu'ils soient décidés à ne pas se coucher. Ce qui n'est pas évident. » « On nous a eus » Le 27 décembre 1962, Pompidou, pour répondre aux inquiétudes manifestées par le Général, réunit un Comité restreint à Matignon sur les prix. Pompidou : « Les prix montent avec une régularité inquiétante. L'indice devrait sauter en janvier. » En face du Général, Pompidou se fait rassurant ; hors de sa vue, il se fait alarmiste — comme si le devoir était, pour lui, de se substituer à l'absent. Giscard fait chorus. Il proteste contre la facilité avec laquelle ce problème des prix est traité dans l'ensemble des ministères : « C'est un jeu de taquin dans lequel, sans traiter les problèmes au fond, on se soustrait les uns aux autres les avantages acquis. La sidérurgie augmente ses prix pour permettre d'augmenter ses investissements. Mais les avantages qui lui sont consentis disparaîtraient, s'il y avait une hausse des tarifs de la SNCF. On cherche la substance économique ailleurs, toujours ailleurs. On essaie de prélever sur les comptes d'exploitation des autres. Telle est la situation absurde où nous sommes. Il faut en sortir ! Jacquet. — Il ne faut pas se faire d'illusions, on n'en sortira pas comme ça, en soufflant dessus. Il faut reconnaître que les tarifs de la RATP et de la SNCF sont inférieurs de 30 % au coût de revient. De plus, il y a une augmentation générale des tarifs chez nos voisins. Ce n'est pas anormal que ce soit le cas chez nous ! » Bokanowski argumente pour la réévaluation du prix de vente du charbon. (« le veto pourrait bien provoquer une explosion chez les mineurs », dit-il sans éveiller une attention particulière). Il plaide aussi pour l'augmentation des tarifs de l'électricité ; Marette, pour celle du timbre ; Maziol, pour celle des loyers. Pompidou : « Vous êtes bons, tous, tant que vous êtes ! "Augmentons mes prix, ça n'aura pas d'incidence sur les autres !" Vous êtes ou roublards, ou naïfs ! Choisissez l'épithète que vous préférez. « Il faut que le vin baisse ! Il est inadmissible qu'il augmente, alors que nous ne savons que faire du vin. L'augmentation du prix du lait à cause de la sécheresse est à peine acquise, qu'aussitôt on nous demande de soutenir le stockage du beurre ! On nous a eus ! Quand il n'y a pas assez d'une denrée, les prix grimpent ! Quand il y en a trop, ils continuent à grimper ! » L'atmosphère des Comités restreints à Matignon est détendue : d'un bout de la table à l'autre, on s'appelle par son nom ou son prénom, et le cas échéant on se tutoie ; tandis que l'atmosphère des Conseils de ministres est guindée (« Monsieur le ministre de l'Économie et des Finances me permettra-t-il de lui faire remarquer... »). Poincaré raconte dans ses Mémoires que la seule différence entre les Conseils de cabinet (auxquels le Président de la République n'assistait pas) et les Conseils des ministres (qu'il présidait) consistait en ce qu'on fumait dans les premiers et non dans les seconds. Sous de Gaulle, la différence s'est déplacée : on fume dans les deux cas, mais on ne parle pas dans le même style. Pourtant, il est saisissant, dans une réunion interministérielle à laquelle le Général n'assiste pas, de sentir la statue du Commandeur présente derrière chaque ministre. Certains ne parlent qu'en se disant : « Voici ce qu'il faut que je dise pour être dans le sillon qu'il a tracé. » Quelques-uns pensent peut-être : « Si je ne suis pas dans la ligne, je ne ferai pas de vieux os. » Mais je crois bien que la plupart se disent : « De Gaulle a raison. Même dans les questions où il est novice, c'est quand même lui qui voit le plus loin et le plus haut... » 1 Ministre du Travail dans le premier cabinet Pompidou, membre du MRP. 2 1962 est la première année d'exécution du IVe Plan ( 1962-1965). 3 Quelques instants avant l'attentat du Petit-Clamart. 4 Juste un an après, Pompidou me répétera textuellement cette même phrase ironique et ajoutera simplement : « Le Général en a conclu qu'il devait faire un plan de stabilisation. » 5 Ce pronostic sera confirmé neuf ans plus tard, en 1971, quand le président Nixon supprimera la convertibilité du dollar en or et dévaluera le dollar. Chapitre 13 « LE CAPITALISME N'EST PAS ACCEPTABLE, LE COLLECTIVISME NON PLUS » Au Conseil des ministres du 11 juillet 1962, Grandval fait le point de la situation sociale. Chiffres de mai 1962: offres d'emploi non satisfaites, 55 000 ; demandes d'emploi non satisfaites : 89 000. Chômeurs secourus : 21000 (en baisse de 7 000 depuis mai 1961 ). « Il faut trouver une troisième voie, entre les loups et les moutons » Au Salon doré, après le Conseil, je dis au Général : « Vous devez être satisfait des chiffres de l'emploi. Que nous ayons 21 000 chômeurs, c'est quand même étonnant, alors que l' agriculture se mécanise de plus en plus et que tant de Français d'outre-mer refluent en France (je n'emploie pas le mot de rapatrié, qui l'agace). GdG. — C'est bon que tous les Français aient du travail ; mais ça ne suffit pas. Il faut aussi qu'ils s'épanouissent dans leur travail. Ce n'est pas le cas. « Le monde se partage entre deux systèmes rivaux qui se livrent une lutte acharnée : le capitalisme et le collectivisme. Le capitalisme n'est pas acceptable dans ses conséquences sociales. Il écrase les plus humbles. Il transforme l'homme en un loup pour l'homme. (Surprenante, cette reprise d'un slogan marxiste.) Le collectivisme n'est pas davantage acceptable : il ôte aux gens le goût de se battre ; il en fait des moutons. Il faut trouver une troisième voie, entre les loups et les moutons. AP. — Laquelle ? GdG. — La participation et la planification. La participation, parce qu'elle doit associer les travailleurs à la marche de l'entreprise, leur rendre une dignité que le capitalisme leur enlève ; la planification, parce qu'elle permet de corriger les erreurs du marché, qui est aveugle si on en perd complètement le contrôle. AP. — Mais n'est-ce pas simplement une variante de la première voie : un libéralisme plus participatif et plus directif, mais qui ne remette pas en cause les principes de l'économie de marché — l'initiative individuelle, la libre entreprise, la concurrence, le marché, le droit de propriété, le droit d'hériter, le droit d'acheter, de vendre, d'échanger, bref, les fondements de notre société occidentale ? N'est-ce pas une "première voie bis ", plutôt qu'une "troisième voie" ? GdG (que laisse froid ce distinguo). — Il faut que l'État intervienne chaque fois que c'est nécessaire à l'intérêt général. Il faut que les travailleurs participent aux progrès de leurs entreprises. AP. — Mais pour l'essentiel, vous ne remettez pas en cause l'économie de marché ? GdG. — Naturellement. » « Montréal, c'est essentiel ! » Au Conseil des ministres du 31 octobre 1962, Giscard parle du Pavillon français à l'Exposition universelle de Mexico, dont il revient, et de la faiblesse de notre commerce extérieur. « En revanche, j'ai pu constater l'autorité dont dispose la France au Mexique et l'exceptionnel rayonnement de votre propre influence. Une visite du général de Gaulle au Mexique aurait de grandes répercussions dans la vie de l'Amérique latine. GdG. — Vous avez dû être gagné par l'esprit d'auto-satisfaction de ceux qui organisent les expositions. Giscard. — Ce n'est pas le cas ! Ceux qui devaient diriger l'exposition n'étaient pas là, sollicités par des besognes électorales. GdG (qui ne lâche pas si aisément sa proie). — Pourquoi donne-t-on de pareilles tâches à des candidats aux élections ? Giscard. — Ils avaient reçu ces tâches avant de devenir candidats : Leenhardt, président du Comité des foires, et Jacques Duhamel, pour le compte du Commerce extérieur, ne se doutaient pas qu'ils seraient accaparés au mois d'octobre. Pour l'inauguration, il n'y avait aucun représentant de l'AFP. Le chef de bureau était en vacances et le correspondant n'est pas venu. Ce n'est qu'un reflet du manque navrant d'agressivité commerciale de la France à l'étranger. GdG. — Il faut que votre département prenne en main, directement, et non pas par l'intermédiaire d'un comité irresponsable, ce genre d'expositions. Giscard (botte en touche). — La prochaine exposition universelle sera celle de Montréal en 1967. GdG (comme piqué par un taon). — C'est essentiel ! Drapeau, le maire de Montréal, voudrait que cette exposition universelle se transforme ensuite en exposition permanente, comme celle de Leipzig. Il faut que la France, au cœur du Canada français, montre ce qu'elle est capable de faire. Songez-y dès maintenant. Les Canadiens français relèvent la tête et nous ne devons pas les laisser tomber. » Le gouvernement a été censuré. Il est en sursis. Nul ne sait si, après la campagne électorale qui fait rage, il ne va pas être congédié, et de Gaulle avec lui. En tout cas, l'opposition le croit. Et pourtant, le Général se préoccupe de l'émancipation du Canada français, de la place de notre pavillon à l'Exposition de Montréal dans cinq ans, de la nécessité de développer à l'avenir notre commerce extérieur, de l'opportunité de reconnaître la Chine... Sur le moment, cela nous donnait une impression surréaliste. Vu d'aujourd'hui, et quand on songe au discours qu'il prononcera cinq ans plus tard au balcon de l'hôtel de ville de Montréal, c'est la continuité du dessein qui étonne, ou la capacité d'anticipation. « À quoi devons-nous l'expansion ? Au Plan » Au Conseil du 7 novembre 1962, Giscard : « L'indice de la production industrielle est passé à 203 en octobre 1962, c'est-à-dire qu'il a plus que doublé depuis 1952, où il était à 100. Il y a eu 100 % de croissance en dix ans. GdG. — À quoi devons-nous cette expansion ? Au Plan. » (C'est ce qu'on nous enseignait à l'ENA après la guerre. Mais est-ce toujours vrai ?) Pompidou hoche la tête comme s'il n'était pas convaincu, mais ne dit mot. Au Conseil du 7 décembre 1962, Giscard : « Le découvert de 1962 est de 7 milliards. L'expansion économique a entraîné d'appréciables rentrées fiscales. Les plus-values sont de 3,1 milliards. Pour la quatrième année consécutive, le découvert aura été maintenu soit au-dessous, soit au niveau de 7 milliards. » Malraux proteste : « Les ministres reçoivent le matin des propositions d'économies, ils doivent les accepter avant midi. Ça n'a pas beaucoup de bon sens. Qu'il faille faire des économies, personne ne le conteste, mais qu'on donne au moins aux ministres le droit de proposer la nature des économies auxquelles ils sont contraints ! Pompidou (un sourire au coin de la lèvre). — Et si un ministre n'est pas à son bureau de toute la matinée, comment peut-on faire ? » Pompidou n'a pas résisté à la tentation de lancer une pierre dans le jardin de Malraux et de montrer à tous qu'il surveille chacun. Joxe, à tort, se sent visé et proteste, furieux : « Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? » Mais l'observation de Pompidou s'adressait bien à Malraux, qui, de notoriété publique, reste le matin, en période d'écriture, chez lui à « la Lanterne », et ne vient au bureau que l'après-midi. Pompidou : « J'ai communiqué dans l'après-midi de mercredi aux ministres les propositions de coupes, en leur demandant de donner leur avis rapidement. J'ai demandé à Boulin de prendre l'attache de tous les ministres pour voir s'ils acceptaient ; j'ai offert de trancher les différends dans la journée de jeudi. Tout s'est passé par coups de téléphone. Quand on n'a pas rappelé, j'ai considéré que l'accord était acquis. Il fallait bien arrêter le collectif. » Malraux reprend la parole, d'une voix rauque : « 1) Des économies à faire, ça ne se discute pas. 2) Les délais d'urgence, ça ne se discute pas non plus. 3) Mais pour la répartition des économies, je demande que nous soyons, chacun, libres d'en décider.» Le Général, comme chaque fois que Malraux est en difficulté, est attentif à voler à son secours : « Ne pourrait-on pas autoriser le ministre d'État à faire des virements à l'intérieur de son budget ? Giscard. — Bien sûr, ça va de soi, comme pour tous les ministres. » La sollicitude du Général se retourne contre Malraux, puisqu'elle administre la preuve que l'intervention de celui-ci était sans objet. Pourquoi Pompidou a-t-il été aussi mordant envers Malraux en plein Conseil ? Mystère. Ce qui paraît certain, c'est que, voici deux mois, il n'aurait jamais pris le risque d'égratigner ainsi l'idole du Général — le Général ne le lui aurait pas pardonné. Mais, après la crise de cet automne, il a pris beaucoup de confiance en soi. « Le marché oblige les gens à se dégourdir, mais il favorise les tricheurs » Au Conseil du 12 décembre 1962, Pompidou annonce les grandes lignes de ce qu'on aurait appelé autrefois son discours d'investiture et qu'on nomme aujourd'hui déclaration de politique générale. « L'économie est brillante, le budget sera équilibré sans nouveaux impôts. Si un effort supplémentaire devait être consenti, il devrait porter sur les revenus les plus élevés. Mais les prix sont fragiles, toujours susceptibles de se renverser. Il faut réorganiser le circuit de distribution. Il faut ouvrir sans cesse de nouveaux marchés pour nous mettre à l'abri de la récession. On constate en effet une baisse sensible des ventes. » Au Salon doré, après le Conseil, j'essaie de provoquer un peu le Général : « Tout de même, l'économie de marché, on n'a jamais rien trouvé de meilleur. GdG. — Le marché, Peyrefitte, il a du bon. Il oblige les gens à se dégourdir, il donne une prime aux meilleurs, il encourage à dépasser les autres et à se dépasser soi-même. Mais, en même temps, il fabrique des injustices, il installe des monopoles, il favorise les tricheurs. Alors, ne soyez pas aveugle en face du marché. Il ne faut pas s'imaginer qu'il réglera tout seul tous les problèmes. Le marché n'est pas au-dessus de la nation et de l'État. C'est la nation, c'est l'État qui doivent surplomber le marché. Si le marché régnait en maître, ce sont les Américains qui régneraient en maîtres sur lui ; ce sont les multinationales, qui ne sont pas plus multinationales que l'OTAN. Tout ça n'est qu'un simple camouflage de l'hégémonie américaine. Si nous suivions le marché les yeux fermés, nous nous ferions coloniser par les Américains. Nous n'existerions plus, nous Européens. » « Les patrons ne remuent ni pieds ni pattes » Il s'arrête un instant, mais je sens qu'il va repartir sans que j'aie besoin de le pousser : « Voyez cette exposition de Mexico dont Giscard vient de présenter le bilan. Il n'y avait aucun responsable français, même pas un journaliste français. Tout le monde s'en fout. Si nous n'étions pas là pour pousser l'épée dans les reins des patrons, ils se contenteraient du marché intérieur. D'eux-mêmes, ils ne remuent ni pieds, ni pattes. C'est plus confortable de continuer comme ils l'ont toujours fait, avec la clientèle française et, pour compléter, le pacte colonial. Ils n'ont toujours pas compris qu'il faut changer radicalement. Si l'État ne prend pas les initiatives nécessaires, rien ne bougera. » Nouvelle variante du célèbre dessin de Faizant, après nos résultats désastreux aux Jeux olympiques de Rome, en 1960 : « Dans ce pays, si je ne fais pas tout moi-même... » Chapitre 14 « LE PLAN, C'EST LE SALUT ! » Conseil des ministres, 9 janvier 1963. Décidément, Pompidou prend de plus en plus d'assurance. Giscard relève avec satisfaction que « l'indice de la production industrielle de novembre 1962 est passé à 208, alors qu'il était de 193 en novembre 1961. Cette progression est due au travail de la population active ; il serait fâcheux qu'une baisse sensible de la durée du travail vienne le relâcher. GdG (d'un air soupçonneux). — Pourquoi les importations ont-elles augmenté en novembre, et non les exportations ? » Pompidou lance au Général un regard aigu. Il a tout de suite saisi que le ton de la question signifiait : « Pourquoi ne m'a-t-on pas signalé cet aspect inquiétant de la situation ? Pourquoi vouloir me berner en me présentant seulement le côté agréable des choses, et en me cachant le côté désagréable ? Heureusement que j'ai des collaborateurs directs, qui m'informent ! » Giscard ne se démonte pas pour autant : « La progression des rémunérations entraîne un excès de la demande intérieure, d'où une poussée des importations. GdG (l'œil fixé sur la ligne bleue de l'inflation). — Est-ce que ce n'est pas parce que nos prix augmentent, que nous avons plus de difficulté à exporter ? Pompidou (vole au secours de Giscard, en répondant sèchement au Général). — Non, nos exportations ont augmenté aussi. Ce qui est nouveau et non prévu, c'est la poussée des importations. » « Il va falloir quand même reprendre les choses en main » Le Général, devant la vigueur de la réplique de son Premier ministre, fait machine arrière sur ce point, que son conseiller financier a dû lui signaler. Il reprend le problème de plus haut : « On sera amené avant peu à adopter une position d'ensemble sur les problèmes économiques et sociaux. Les résultats satisfaisants qui ont été enregistrés ne se poursuivront que si le progrès économique sert de support au progrès social. Il faut persévérer dans cet effort national. Pour les prix, il faudra adopter une politique drastique. Il faudra favoriser les investissements par une utilisation du crédit à bon escient. Il faudra encadrer tout cela, qui me paraît un peu flottant. Avant tout, il faut se tenir au Plan. Pompidou. — L'unique cause de la distorsion créée par la poussée des importations, c'est la poussée des rémunérations. GdG. — Elle vient elle-même de l'augmentation des prix. Sinon, on pourrait mieux tenir. Pompidou (de plus en plus sec). — C'est économiquement inexact. » Jamais encore, il n'avait contré aussi carrément le Général devant vingt-cinq ministres, sans même prendre les formes. Couve veut apporter une note apaisante, pour faire baisser la tension que nous ressentons tous : « Le phénomène de base, c'est la pléthore monétaire. » Le Général tire argument de cette remarque pour reprendre sa critique : « Il y a une masse d'argent flottant qu'il faudrait utiliser et investir. » Pompidou, qui décidément se rebiffe : « Mais les affaires ne vont pas à vau-l' eau ! Il y a beaucoup d'argent en France. L'afflux d'argent étranger est un facteur d'inflation. Cet argent ne s'investit pas. GdG. — Il faut instituer une psychologie d'épargne ! Pompidou. — La mesure la plus efficace est d'abaisser le taux d'intérêt, de manière à décourager l'afflux d'argent. GdG (qui se rend compte qu'il est allé un peu fort et qui veut apaiser Pompidou, visiblement vexé dans sa fierté de Premier ministre efficace, et particulièrement compétent en matière économique). — Je ne pense pas que les affaires aillent à vau-l' eau, mais il va quand même falloir reprendre les choses en main. » À la sortie, Pompidou me dit : « Gardez-vous, évidemment, de parler aux journalistes de ma passe d'armes avec le Général. Mais j'en ai assez de ces conseillers techniques ou occultes, de l'intérieur ou de l'extérieur, qui lui montent la tête contre moi et mon gouvernement. Que Rueff 1 garde ses conseils pour lui ! » ' Il y a quelques semaines encore, il aurait dit : « le gouvernement et moi. » La victoire du référendum et des législatives qui ont suivi, c'est dans une large mesure sa victoire. Il le sait. Il sait que de Gaulle le sait. Le pouvoir l'a changé. Il n'est plus le Premier ministre de transition, l'amateur amusé au milieu des professionnels tendus, l'interprète transparent du Général. Il a pris de l'épaisseur. Le chef du gouvernement, ce n'est plus de Gaulle, qui me disait l'être, voilà neuf mois à peine ; c'est lui. « Il faudra faire un plan de stabilisation» Au Salon doré, après le Conseil, le Général me dit : « Il faut se tenir au Plan. Il a été élaboré avec l'accord de tous. Tout le monde y a contribué. Il tient compte de tous les intérêts. Il réglemente et encadre notre progrès. Il ne faut pas nous en éloigner d'un pouce. Il va falloir y revenir strictement. Ne le dites pas encore, mais il faudra faire un plan de stabilisation. » Maints commentateurs ont cru que le « plan de stabilisation » n'était né que dans l'été 1963. Quelle erreur ! Il est dans la tête du Général depuis le début de l'année, le nom compris. « Il faut créer une mystique du Plan » Le Conseil du 16 janvier 1963 crée la délégation à l'Aménagement du territoire et à l'action régionale, la DATAR. GdG : « L'aménagement du territoire, c'est une grande affaire, il est indispensable qu'elle soit liée au Plan. N'oubliez jamais le Plan2 . Et quid des chevauchements ? La direction de l'Aménagement du territoire du ministère de la Construction ne fera-t-elle pas double emploi ? Maziol. — Non. Ce n'est désormais plus que la direction de l'Aménagement foncier. GdG. — Et quid du double emploi entre l'Aménagement du territoire et le District de Paris ? Pompidou. — L'Aménagement du territoire s'occupera de la province, et le District, de la région parisienne. L'élan est donné à la vie économique par le Plan. La DATAR assure la réalisation des objectifs du Plan au point de vue de l'aménagement du territoire. Giscard (qui a vu le point sur lequel insistait le Général, à savoir le lien avec le Plan, saisit la balle au bond). — J'aurais préféré que l'Aménagement du territoire fût directement intégré au Plan. Créer une structure administrative indépendante est une procédure très lourde, qui risque de compliquer les choses. GdG. — Ne vous en faites pas, plus on ira, plus le Plan s'emparera de tout. Que le Plan et l'Aménagement du territoire se débrouillent en attendant. Puisqu'ils sont mis sous la responsabilité du Premier ministre, leurs disputes ne pourront pas aller très loin. » Au Salon doré, après le Conseil, le Général pousse devant moi jusqu'au lyrisme son hymne au Plan : « Rien ne compte plus que le Plan. L'Aménagement du territoire doit y être subordonné étroitement. Rien ne vaut le Plan. Pas d'aménagement du district de Paris, pas d'aménagement du territoire, en dehors du Plan. Pas de progression des salaires, pas d'augmentation des congés et de diminution de la durée de travail, en dehors du Plan. Le Plan nous permet de nous tirer toujours d'affaire. Tout le monde s'est mis d'accord sur ses grandes lignes. Tout le monde maintenant doit s'y tenir. À toute revendication, nous pouvons répondre : " Impossible, le Plan ne le prévoit pas." « Il faut créer une mystique du Plan. Vous entendez, Peyrefitte, le Plan, c'est le salut. Ainsi, rien d'imprévu ne devrait arriver en matière économique et sociale, ou du moins rien de grave. Une revendication ouvrière ? Impossible, le Plan. Une revendication patronale ? Le Plan. Le ministre des Finances et le ministre du Travail ne devraient rien avoir à faire pendant les quatre ans de la durée du Plan : la mécanique du Plan devrait se dérouler toute seule. « Je demandais un jour à Khrouchtchev, quand il est venu en France : "Mais enfin, quand travaillez-vous ? Vous voyagez tout le temps, vous faites des discours, vous chassez, vous allez vous reposer en Crimée. Quand trouvez-vous le temps de travailler ? — Moi ? m'a répondu Khrouchtchev. Je ne travaille jamais. Pourquoi travaillerais-je ? Le Plan a tout prévu. Il suffit de l'exécuter. Ça, c'est le travail des fonctionnaires." AP. — Tout de même, nous ne sommes pas en régime soviétique... GdG. — Il faut prendre dans les différents systèmes ce qu'ils ont de bon. Avec le Plan, on sait où on va. Faute de Plan, c'est l'anarchie. » « Des pans entiers de notre économie s'effondreraient » Au Conseil du 24 janvier 1963, Giscard : « Nous sommes envahis par les réfrigérateurs italiens. Notre industrie électroménagère du froid est en grande difficulté. Un effort de concentration et de lutte contre la concurrence est nécessaire, mais nous aurions besoin de six mois de délai pour nous organiser et ne pas disparaître. » Au Salon doré, après le Conseil, le Général me dit : « C'est bien joli, l'économie de marché ; mais, si l'on n'y prenait pas garde, des pans entiers de notre économie s'effondreraient. Les conditions de la production ne sont pas les mêmes selon les pays. Les ouvriers italiens sont payés trois fois moins cher que chez nous, leurs réfrigérateurs nous submergent et nous nous écroulons. Il faut quand même avoir les moyens de résister à des coups de bélier comme celui-là ! Sinon, demain, toutes les autos seront allemandes, toutes les motos japonaises, tous les avions américains ! Il faut que l'État se donne les moyens de permettre à nos entreprises de résister suffisamment pour ne pas s'effondrer ! D'ailleurs, il y a des clauses de sauvegarde dans le traité de Rome, il n'y a qu'à s'en servir. AP. — La Commission européenne a toujours la faculté d'établir des taxes compensatoires, quand une production extérieure est menaçante pour un pays. GdG. — Peut-être, mais la Commission ne le fait pas. Elle n'en prendra pas l'initiative. Elle ne s'y résoudra que si nous la tarabustons. » Le Plan, c'est son compromis, un peu militaire, entre le collectivisme et le capitalisme, qu'il récuse tous deux. Il n'aime pas le secteur public, dont les féodalités font passer l'État sous leur joug. Il n'aime pas le « laisser-faire, laisser-passer », trop contraire à son tempérament volontaire pour ne pas lui apparaître comme une lâcheté. Le Plan permet de soumettre les agents libres de l'économie à la haute direction de l'État. « Il faut remettre de l'ordre dans les prix et les salaires» Au Conseil du 20 février 1963, Giscard, Grandval, puis Pompidou, ont parlé des prix et des salaires. Le Général est intervenu plusieurs fois. Il a visiblement des idées en tête. Au Salon doré, après le Conseil, il m'annonce son intention de faire trois discours. Le premier, sur les affaires internationales, pour tirer la leçon de la bataille que nous venons de gagner contre les Anglais et les Américains. Un autre sur la justice, quand on en aura fini avec tous les grands procès de l'OAS. « Ensuite, un discours sur la situation économique, sur le Plan, sur la nécessité de s'en tenir rigoureusement aux objectifs qu'il a présentés, de ne pas dépasser le rythme d'augmentation des salaires prévu dans le Plan ; sans quoi nous croulerions cul par-dessus tête et tout serait remis en question. « Entre chacun de ces trois sujets, il faudrait bien trois semaines ou un mois. Alors, je vais m'y mettre tout de suite pour avoir le temps d'échelonner. Mais ne l'annoncez pas encore.» (Ni Pompidou ni Burin des Roziers n'ont entendu parler de ces trois projets de discours. Ils sautent au plafond quand je les en informe.) AP : « Vous vous préoccupez de plus en plus des questions économiques et sociales ? GdG. — Le Plan conditionne tout le reste. Je vais faire des réunions ici toutes les semaines. La première commencera demain avec les ministres économiques. Demain, j'étudierai les questions du Marché commun et, par la suite, nous étudierons les questions de prix et les questions économiques et sociales dans leur ensemble, toutes les semaines, dans les mois à venir. Cette question domine les autres, car nous ne pouvons pas avoir une politique indépendante et une défense indépendante, si nous n'avons pas une économie indépendante et des finances saines. C'est la condition sine qua non de l'indépendance nationale. Il ne faut donc pas que tout cela soit remis en cause par je ne sais quelle poussée des prix et des salaires qui ressemblerait à ce qu'on a connu si souvent sous la IVe République. Si on n'y fait pas attention, on va à la glissade. « Le système représentatif ne tient pas » « Il faut qu'on s'en tienne à un palier. Il faut remettre de l'ordre dans les prix et les salaires. Il faut empêcher tous les intermédiaires de faire des moulinets, ce qu'ils font d'une façon toute naturelle, car ils ne pensent qu'à leurs intérêts propres et jamais à l'intérêt général. Si vous les prenez chacun à part, ils comprennent très bien que l'intérêt général commande que les prix et les salaires ne s'affolent pas. Mais dès qu'ils sont avec leurs pareils, il faut qu'ils hurlent avec les loups. Personne n'a le courage de tenir le langage de la raison. Ce manque de réalisme des Français a quelque chose de confondant. « En réalité, le système représentatif ne tient pas. On ne peut pas faire reposer entièrement la vie d'une nation sur des gens qui ne pensent qu'à se faire mousser auprès de leurs mandants, de manière à se faire réélire le prochain coup. Il faut avoir la tête bien au-dessus de tous ces remous misérables. Sinon, on est emporté. Les syndicats, c'est un système représentatif comme un autre. Il ne vit que par la surenchère. Il ne vaut pas mieux que le système parlementaire. » 1 Jacques Rueff, inspirateur du plan de redressement de décembre 1958, est resté un conseiller écouté du Général en matière économique et financière. En fait, c'est Jean-Maxime Lévêque, conseiller technique à l'Elysée pour les questions économiques et financières, qui avait attiré l'attention du Général sur le risque de voir compromis irrémédiablement le rétablissement de la stabilité de la monnaie, acquis à la faveur de la mise en application du plan Rueff de 1958. 2 Dont le commissaire général est Pierre Massé de 1959 à 1966. Chapitre 15 « L'OPIUM DE L'INFLATION NOUS MENACE » Au Conseil du 3 janvier 1963, Pompidou demande aux ministres de faire un effort de compression des dépenses de sept cents milliards. S'ils ne le font pas eux-mêmes, il réduira autoritairement des neuf dixièmes leurs demandes de dépenses nouvelles. Giscard a murmuré : « Sept milliards.» C'est à peine audible, mais le Général l'a entendu. Son oreille est toujours aussi fine : « Oui, renonçons, comme nous le demande le ministre des Finances, à parler d'anciens francs. Il faut employer la nouvelle terminologie. Il n'est pas plus légitime de penser en ancienne monnaie que de penser en IVe République. Nous n'avons pas seulement changé de chiffres. Nous avons changé de monde. » Il tient à son franc. Il voudrait le voir garder son bon poids. Mais il le sent menacé par l'inflation. Celle-là, il la hait viscéralement. « Il faudrait tout de même prévoir qu'il puisse faire froid en hiver ! » Au Conseil du jeudi 24 janvier 1963, Giscard explique que l'indice va franchir le seuil de 134,33, au-delà duquel se déclenchera l'échelle mobile des salaires. « Cette hausse est assez faible, si on la rapporte à sa cause générale, qui est l'absence d'organisation des circuits commerciaux.» Il invoque aussi le froid. Le Général grogne : « Qu'il fasse froid ou non, c'est toujours la même chose ! Il faudrait tout de même prévoir qu'il puisse faire froid en hiver ! Et il faudrait prendre des mesures en conséquence, à la fois pour les stocks et pour les indices ! Pompidou (à la rescousse de Giscard). — Notre indice est absurde. GdG. — Je sais, on dit toujours ça, mais on ne le change jamais. Pompidou. — On m'en a préparé un autre qui est tout aussi absurde. Je demande qu'on en prépare un troisième. GdG. — J'attendrai le troisième ou le quatrième, mais je vous en conjure, changez-en ! » « Un seul combat, contre la facilité » Au Conseil du 6 février 1963, à propos des nominations individuelles, Pompidou indique que Jean Ravanel, maître des requêtes au Conseil d'État, est nommé commissaire au Tourisme, et non pas haut-commissaire. GdG : « Enfin, voilà une heureuse déflation verbale ! L'expression de haut-commissaire doit disparaître. Pompidou. — On profite des nouvelles nominations pour faire disparaître l'ancien titre.» On procède ensuite à la nomination d'un certain Bernard, secrétaire des Affaires étrangères, comme haut-commissaire aux Comores. GdG : « La situation est délicate aux Comores. Sans que ça puisse aller très loin, d'ailleurs : comment cela pourrait-il aller loin, aux Comores ? Mais je constate que, pour les Comores, vous maintenez l'appellation "haut-commissaire", que vous supprimez pour la métropole, bien que celui que vous honorez d'aussi haute façon soit en l'occurrence un simple secrétaire ! Il n'est pas de trop d'un haut-commissaire pour venir à bout des difficultés des Comores ! On reste en pleine inflation pour l'outre-mer ! La lutte contre l'inflation, de quelque inflation qu'il s'agisse, c'est un seul combat, contre la facilité ! » Autant le Général exalte l'Etat, autant il s'acharne à rabaisser l'orgueil de ses serviteurs... Mais, comme s'il se rendait compte qu'il y a quelque exagération à dramatiser ainsi la nomination d'un secrétaire des Affaires étrangères aux Comores, il ajoute doucement, après quelques secondes : « Enfin, j'aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître que vous faites quelques progrès. » Le Général ironise, certes, envers Pompidou et même un peu envers lui-même. Néanmoins, la lutte contre l'inflation verbale lui tient presque autant à cœur que le combat contre l'inflation monétaire : deux formes de faiblesse. « Les préfets sont là pour un coup ! » Au Conseil du 20 février 1963, Giscard : « Que de passions déchaînées sur l'économie ! Il y a quelques semaines, optimisme excessif ; aujourd'hui, alarmisme exagéré. Nous avons les comptes de 1962. La croissance du produit national a été de 6,3 % (le Plan prévoyait 5,5). Mais on doit reconnaître que l'évolution des prix est défavorable. Leur augmentation de 1961 à 1962 se situe entre 4 et 4,5 %. Il faut lutter avec rigueur contre cette tendance. GdG. — On se demande pourquoi ce n'est pas le cas. On ne comprend pas ce qui empêche que cette lutte soit déjà entreprise. » Quand il dit « on », cela veut évidemment dire « je ». Il a été élevé à la janséniste. Pour lui comme pour Pascal, le moi est haïssable. Ce n'est sans doute pas par orgueil, mais par modestie, qu'il parle si souvent de lui à la troisième personne. Giscard ne répond pas. C'est sa technique hautaine. Elle agace le Général, mais en même temps l'impressionne. Il enchaîne, comme si l'algarade du Général ne méritait pas qu'on s'y arrêtât : « Pour le vin, une baisse est possible ; pour le café, les légumes secs, aussi. Aurons-nous recours à la taxation ? Les préfets sont sceptiques, mais il faut que nous puissions compter sur leur concours. GdG (irrité, à Giscard). — Vous vous demandez s'il faut recourir à la taxation ? Mais bien sûr que oui ! Et les préfets sont là pour un coup ! » Il conclut : « Ne nous laissons jamais déborder par des féodalités, quelles qu'elles soient.» « Le moment est venu de tenir bon» Au Salon doré, après le Conseil, le Général va plus loin : « Le moment est venu de tenir bon ! Il faut empêcher les prix de monter. Il faut s'en tenir au Plan et ne le dépasser en aucun cas. C'est la règle absolue. Parce que le Plan a été minutieusement pensé et qu'il a eu l'accord de tous. S'il est abandonné, ça entraînera une injustice. « Il ne faut pas que nous compromettions le redressement de la nation en agissant comme des étourneaux. La conjoncture internationale nous y invite. Le Marché commun sera le cadre de notre développement et nous pourrons y tenir une place majeure si notre économie tient le coup. « Il n'y aura pas de négociation tarifaire avec les États-Unis avant que nous soyons solides sur nos bases. « Les syndicalistes, je les ai vus. Les représentants du patronat, je les ai vus. Descamps, Bothereau, Villiers 1 , sont venus me voir à titre personnel, non comme syndicalistes et en compagnie de syndicalistes, mais seuls et comme individus. « Ce sont des gens qui savent que nous avons raison. Mais ils n'osent pas parler ni agir comme s'ils se rangeaient à nos côtés. On ne peut pas compter sur eux. Il faut prendre des décisions, les expliquer et les imposer. « La masse énorme du pays ne veut pas retourner aux aventures. C'est pour ça qu'il faut être inébranlable et intraitable, quelque incident qui puisse se produire. AP. — Est-ce que je ne risque pas d'affoler l'opinion, si je parle de la hausse des prix et des mesures envisagées pour les stabiliser ? GdG. — Ce que vous pouvez dire, c'est que le gouvernement a conscience du fait que l'évolution des prix de détail depuis deux mois est préoccupante. C'est même le seul point noir d'une situation économique par ailleurs satisfaisante. Le Conseil des ministres de ce matin a étudié la situation secteur par secteur et le gouvernement entend que des remèdes efficaces et rapides soient appliqués pour juguler la hausse du coût de la vie. « Insistez sur le fait qu'un problème existe. Le gouvernement est décidé à le résoudre dans l'intérêt des consommateurs. Il s'agit non seulement de s'opposer à la hausse des prix, mais même de provoquer des baisses dans un certain nombre de secteurs névralgiques de l'économie. Et le pays nous en saura gré. C'est de cela qu'il nous a donné mandat.» « Pourquoi laissez-vous monter tellement ce crédit à la consommation ?» Au Conseil du 27 février 1963, Giscard : « Le gouvernement doit s'efforcer de maintenir la croissance économique dans les limites fixées par le Plan, en ce qui concerne à la fois les prix, les revenus et le crédit. « À l'heure actuelle, le volume du crédit connaît une croissance considérable (18,1 % en 1962). « La croissance du produit national devrait être en 1963 de l'ordre de 6 %, conformément au Plan. Il faudrait que la croissance des crédits bancaires ne dépasse pas le double de cette croissance, c'est-à-dire 12 %. Il s'agit d'inciter les banques à donner la préférence aux crédits d'équipement, au détriment du crédit à la consommation. » Le Général a l'air de découvrir le problème et de s'y intéresser vivement : « Et pourquoi donc laissez-vous monter tellement le crédit à la consommation ? Toujours, la facilité. » Pompidou vole au secours de Giscard. Mais le Général n'insiste pas. La discusion devient trop technique ; il ne se sent pas assez sûr de lui. Il n'aime pas s'aventurer sur un terrain que deux experts, son Premier ministre et celui qui s'affirme comme son principal ministre, connaissent beaucoup mieux que lui. « Un rhinocéros dans un magasin de porcelaine » Le lendemain matin, 28 février 1963, au cours de notre conversation quotidienne, Pompidou, tout heureux que je lui apprenne que le Général vient de renoncer, à cause de la grève des mineurs, à prononcer une allocution sur les prix 2 , me déclare : « Pourquoi la Bourse baisse ? L'atmosphère psychologique et donc économique est mauvaise. La Bourse est un marché très étroit : un tout petit nombre de spéculateurs jouent sur les marges. Le fait que le Général allait se saisir du problème a donné le sentiment qu'il y avait des choses qu'on ne disait pas. Puisque le Général renonce, on va se sentir rassuré. « C'est à vous de dire quelques mots sur ce point. Vous pèserez vos mots (ce n'est pas aimable pour le Général) et, à votre niveau (ce n'est pas aimable pour moi), vous ne risquerez pas de provoquer un krach boursier ! « L'accident climatique, le froid, a eu un effet très important sur les prix alimentaires, accentué par notre politique agricole de revalorisation des prix. À quoi s'ajoutent une plus forte tendance à la consommation et des disponibilités monétaires plus grandes. « Tout ça n'est pas dramatique. C'est la combinaison de facteurs conjoncturels. Expliquez ça. Il vaut mieux que le Général ne s'en mêle pas. Rueff est passé par là. Il profite de la naïveté du Général dans ce domaine. Il le pousse en avant comme on pousserait un rhinocéros dans un magasin de porcelaine. » « Dans quelle trappe avez-vous fait tomber vos CRS ? » Au Conseil du 27 mars 1963, Giscard expose les raisons pour lesquelles le budget de 1964 doit être un budget d'austérité : il doit marquer l'accentuation de l'équilibre budgétaire et monétaire, et non sa dégradation. Aussitôt, plusieurs ministres protestent : Grandval : « Je serai obligé de procéder à des créations d'emplois ! On doit créer un Fonds national de l'emploi. Comment fonctionnerait-il ? » Le visage de Pompidou se crispe, comme c'est régulièrement le cas quand Grandval s'exprime, ou quand on soutient devant lui une idée des « gaullistes de gauche ». Le Général, aussi indulgent envers Grandval que Pompidou est féroce : « Oui, j'admets qu'il y a là un petit correctif à apporter à ce que vient de dire le ministre des Finances. Frey. — Il n'est pas pensable qu'il n'y ait pas d'augmentation des dépenses de police ! La population ne cesse d'augmenter et les problèmes de se compliquer, et nous avons des effectifs de police en diminution. Incroyable, mais vrai ! GdG. — Vous êtes bien sûr de ce que vous dites ? Et la police ramenée d'Algérie, et les CRS, et les gendarmes que nous recrutons sans arrêt par brigades entières, dans quelle trappe les avez-vous fait tomber ? (Rires.) Foyer. — M. le ministre de l'Intérieur souffre d'une maladie de carence ; moi, je souffre d'une maladie de pléthore : j'ai des centaines de magistrats, de retour d'Algérie, dont je ne sais que faire. GdG. — Il n'y a qu'à les verser dans la police. (Quelques rires.) Pompidou. — Il faut gager toute dépense nouvelle par des économies. On ne pourra pas éviter qu'il y ait des dépenses nouvelles, mais il faut qu'elles soient compensées. Or, par une tendance naturelle, tout ce qui préexiste est repris automatiquement et l'on renonce finalement aux dépenses nouvelles, celles qui sont les plus intéressantes. Il y a de nombreux fonctionnaires sans emploi, alors que tout le monde demande des créations d'emplois ! N'oublions pas que ceux qu'on recrutera ne seront pas plus utiles que ceux qu'ils remplaceront... » Le Général est visiblement content de cette conclusion empreinte d'humour, bien qu'elle le dispense de conclure lui-même. Au Conseil, le 10 avril 1963, le Général a fait de nouveau une phrase sur la lutte à mener contre l'inflation. Pompidou, ce matin 12 avril : « À cause de cette phrase du Général, l'Élysée et Matignon se sont mis à pondre des notes. Lelong 3 m'a fait une note qui démontre que, si nous n'acceptons pas l'inflation, nous aurons la récession. Eh bien, je vous garantis que nous n'aurons pas la récession. » Il ajoute : « L'imagination, c'est les idées des autres. AP. — Vous pensez à qui ? Pompidou. — Vous n'avez pas compris ? L'imagination du Général, ce sont les idées de Rueff. » « Il y a un groupe de pression de l'inflation » Jean-Maxime Levêque 4 me signale, au détour d'une conversation, que le Général lui a demandé de lui constituer des dossiers techniques sur les questions économiques et financières et a entrepris des consultations de « personnalités idoines ». Il a donc perçu qu'il n'était pas en mesure de discuter de points de technique avec Giscard et Pompidou. Il veut combler ses lacunes dans ce domaine. Sûrement, il le fera en quelques semaines, comme il l'a toujours fait dans les domaines nouveaux pour lui. Telle est l'idée qu'il se fait de sa fonction. À l'issue du Conseil du 24 avril 1963, le Général me dit : « L'opium de l'inflation nous menace. Bien sûr, on n'a pas perdu le bénéfice de l'opération de décembre 1958. Le franc s'est même réévalué, alors qu'en 1957, il avait été déprécié légalement de quelque 20 %. L'élan de la consommation est normal : nous avons reçu un million de rapatriés (il ne dit plus : repliés) ; il y a deux millions de consommateurs de plus en deux ans. Mais il y a un groupe de pression de l'inflation. C'est le plus puissant de France. La démagogie le renforce. Tous les Français en sont des agents inconscients.» Situation curieuse à observer. Le Général, d'instinct, a le sentiment que l'inflation a repris, comme sous la IVe, avec toutes les conséquences dramatiques qui peuvent en résulter pour sa politique et pour le régime lui-même. Le Premier ministre et le ministre des Finances trouvent qu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas et qu'il ne connaît pas. Ils ne cachent pas en privé qu'ils le trouvent un peu « fruste » en matière économique et financière. Lui, au contraire, il trouve qu'ils font preuve d'une certaine inconscience. Il éprouve une certaine difficulté à s'exprimer devant deux interlocuteurs, fort experts, qui prennent un malin plaisir à le mettre dans l'embarras. Il ne sait trop comment les faire bouger. Il se plonge donc dans un effort de rattrapage, pour dominer ces questions, qu'il ressent intuitivement, mais dont il ne maîtrise pas le langage. Il ne doute pas de pouvoir, avec sa pénétration habituelle, approfondir sa compréhension de phénomènes dont sa formation l'avait tenu éloigné. Et le voilà qui s'exerce à planter sur le monstre de l'inflation les banderilles de sa vigilance. Ce n'est pas encore l'estocade, mais il est clair qu'il s'y prépare. 1 Descamps : secrétaire général de la CFTC (avant de le devenir de la CFDT, quand elle se séparera, en 1964, de la CFTC maintenue). Bothereau : secrétaire général de la CGT-FO. Villiers : président du CNPF. 2 Voir pp. 549-550. 3 Pierre Lelong, chargé de mission au cabinet de Pompidou en 1963. 4 Voir p. 526. V « L'ÉPREUVE » Chapitre 1 « POURQUOI CETTE GRÈVE PERLÉE ? » La grève des mineurs sera la première grande épreuve, après la fermeture de la « boîte à chagrins ». Elle apparaîtra discrètement au Conseil du jeudi 24 janvier 1963. C'est le Général qui, en dehors de l'ordre du jour, exerce son flair et pose la question. GdG : « Quelle est la raison de la grève perlée des mineurs des bassins de la Loire et du Centre ? Triboulet (une vieille rancune qui ressort). — La Communauté européenne du charbon et de l'acier a une grande responsabilité. La France demandait qu'un plan de stockage de charbon soit financé par la Haute Autorité, laquelle s'y est refusée pour permettre les importations américaines. C'était un coup de Jean Monnet. GdG. — Ce n'est pas exclu. Mais pourquoi cette grève perlée, hic et nunc1 ? (L'observation de Triboulet va dans le sens de ses idées, mais ne répond pas à sa question.) Bokanowski. — On a refusé la prime EDF et GDF aux Charbonnages. C'est une grève dont les syndicats n'arrivent pas à se sortir. J'ai suggéré qu'ils fassent une grève d'un jour, qui s'étendrait à tous les bassins. Mais les mineurs du Nord et de l'Est, qui sont plus conscients du devoir national, s'y refusent, car ils sentent combien cette grève serait impopulaire. D'où cette grève larvée, qui s'en va en quenouille, et que personne n'a le courage d'arrêter. Pompidou. — La CFTC voulait faire une grève générale illimitée. La CGT et FO ont préféré faire une grève perlée du rendement. Mais FO n'a pas été suivie en Lorraine, ni dans le Nord et le Pas-de-Calais. Seuls, les bassins misérables du Centre et du Midi, qu'on maintient à grands frais, ont suivi. En effet, le climat politique, qui y est défavorable au gouvernement, est favorable à ce genre de grèves. » Au Conseil du 30 janvier 1963, Marette : « Grève générale de vingt-quatre heures dans les Postes. C'est un abcès de fixation, ce n'est pas tellement fâcheux. C'est moins grave qu'une grève tournante. Il y a dix-huit mois qu'il n'y a pas eu de grève aux PTT. FO a voulu reprendre ses troupes en main. » Pompidou, vivement : « Il ne faut quand même pas admettre comme une chose normale qu'il y ait vingt-quatre heures d'arrêt de service tous les dix-huit mois. » Le Général ne desserre pas les dents. Il doit considérer, lui aussi, que ça fait partie de ce qu'on ne peut ni éviter, ni admettre. À ce même Conseil du 30 janvier 1963, Bokanowski : « La tentative des mineurs de faire la grève du rendement a échoué. Il est possible qu'une grève illimitée soit déclenchée. Je demande l'autorisation de réquisitionner le personnel des Charbonnages le moment venu. Le président des Charbonnages, Veyret, les ingénieurs, les préfets, nous le demandent avec insistance, pour permettre aux mineurs d'échapper à la pression des syndicats. Pompidou (avec lequel Bokanowski s'est visiblement mis d'accord). — Cette réquisition des mineurs, préconisée par le ministre de l'Industrie, est destinée à nous mettre en position de force. Les mineurs sont entraînés à faire la grève, même s'ils n'en ont pas personnellement envie. La réquisition individuelle est faite pour leur donner un alibi : "Moi, je voudrais bien faire la grève, mais je ne peux pas, je suis réquisitionné." » Personne ne soulève d'objection, ni le Général, ni Grandval. Une épreuve s'engage, dans un contexte difficile : inflation de nouveau menaçante, résolution de tenir les prix, les salaires, les dépenses publiques, et de respecter scrupuleusement le Plan. De plus, l'hiver est rigoureux. Les Français ne doivent pas manquer de charbon. Au souvenir encore récent de la guerre et des pénuries du rationnement, une préoccupation lancinante s'est emparée des ministres compétents : assurer l'alimentation des hommes et l'approvisionnement des industries. « C'est le rôle premier de l'État », dit Pompidou. Après le Conseil, il me recommande : « Pas un mot sur la réquisition ; le principe est acquis, la décision n'est pas encore prise.» « L'administration s'est déployée » Au Conseil des ministres du 6 février 1963, tous les fronts sont soucieux. La grève des mineurs s'étend. La presse d'opinion bascule en faveur des mineurs, Le Figaro en tête. Bokanowski commence par parler des conséquences de la vague de froid. Le Général, parfaitement serein : « Il n'est pas douteux que l'administration s'est déployée. (Il en parle comme d'une armée qui se déploie sur le champ de bataille.) Elle est efficace. Mais peut-être aurait-elle dû faire des prévisions, imaginer qu'il pouvait faire froid en hiver. Pour ce qui est des mineurs, il n'y a pas de raison d'avancer la date des pourparlers. Il ne faut pas que cette grève nous impose les résultats de la négociation. Bokanowski. — Nous avons avancé la date des pourparlers, qui devraient être assez longs ; les chiffres ne sont pas clairs. On descendait dans les puits, mais pour un rendement exécrable ; la grève perlée se soldait par une perte. Maintenant, les choses sont nettes ; on est passé à la grève totale. Pompidou (sèchement). — Inutile de revenir là-dessus. J'ai dit à M. Bokanowski ce que je pensais du fonctionnement de son ministère. En revanche, les services des Travaux publics, de la SNCF et des Transports sont ceux d'Europe occidentale qui ont le mieux fonctionné, si on les compare à ceux de Grande-Bretagne et d'Allemagne. GdG. — Après le dégel, ce sera le ministre des Travaux publics et des Transports qui se plaindra. Puis, on verra arriver le ministre de l'Agriculture. Pisani (promptement). — Il est déjà là ! Nous avons déjà 60 % de dégâts dans les récoltes. » Fouchet signale quantité d'incidents : « Des classes installées dans des préfabriqués qu'on ne peut plus chauffer quand il fait froid. Des baraques pour les chantiers de jeunesse du temps de Vichy servent de locaux pour l'enseignement technique dans les départements du Centre. » « Ne laissez percer aucune inquiétude » Après le Conseil, le Général me dit : « Soyez serein, Peyrefitte. Ne laissez percer aucune inquiétude. Faites ressortir le caractère exceptionnel du froid. (Il a une feuille avec quelques chiffres sous les yeux.) Ne vous laissez pas embarquer sur la grève des mineurs. C'est l'hiver le plus rigoureux depuis 18802 . La consommation de combustible est de 40 % supérieure à ce qui se passe dans un hiver normal. « La bataille est gagnée pour EDF-GDF, la SNCF, la sidérurgie et l'industrie. Aucune usine n'a dû fermer. Pour les foyers domestiques, les difficultés doivent être surmontées. « Les grands services publics et les travaux publics ont parfaitement fonctionné chez nous ; alors que les autres pays d'Europe occidentale, Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, bien qu'ils aient du charbon en abondance, sont les plus démunis : ils imposent des coupures de gaz, des arrêts d'activité, des perturbations dans le trafic des trains. « Et dites, surtout, que le gouvernement a rendu hommage à l'activité des administrations et des services publics concernés pour faire face aux difficultés. » Lundi 11 février 1963. J'ai invité quelques amis à une projection en avant-première d'un film3 . Au buffet qui suit, je présente Jacques Faizant au Premier ministre : « Ah, je suis content de vous connaître ! Expliquez-moi donc pourquoi vous dessinez un général de Gaulle de plus en plus grand, à côté d'un Pompidou de plus en plus petit ? — Je n'y peux rien, Monsieur le Premier ministre, répond Faizant, hilare. Ce n'est pas moi qui décide, c'est mon crayon.» Pompidou avait un sourire narquois en abordant Faizant, ce sourire qu'il arbore quand il veut culpabiliser gentiment quelqu'un. La réponse de Faizant ne l'a pas fait sourire du tout. Mais il ne lui a quand même pas suggéré de changer de crayon... « Mon travail, c'est de mettre de l'huile dans les rouages» À Matignon, un Comité restreint, le 19 février 1963, prépare un plan en réponse à la grève des mineurs. Bokanowski : « L'essentiel est de réunir les syndicats des mineurs autour de la même table. » Pompidou le contredit carrément, mais sereinement : « Il faut faire appel à l'opinion contre les syndicats, compte tenu de leurs propres hésitations. Ils sont divisés et ne savent pas très bien que faire. Quand ce sera net, il faudra s'enfoncer comme un coin entre eux et l'opinion, et même entre un syndicat et l'autre. Et vous verrez, ça se dégonflera. » Après le Comité, Pompidou, détendu, bavarde quelques instants avec Bokanowski et moi. Il prend ses distances avec le rôle qu'il vient de jouer. Il avait fait du De Gaulle, maintenant il parle en Pompidou : « Le Général voudrait qu'on affronte les syndicalistes comme une armée affronte l'ennemi, comme il a affronté les généraux et les colonels, comme il a affronté l'Assemblée, comme il a affronté le Sénat. Mon travail à moi, c'est de mettre un peu d'huile dans les rouages, c'est d'apporter quelques nuances dans le style.» Pendant longtemps, Pompidou a eu pour religion de « coller au Général ». Pas une des idées du chef qui ne fût sienne. Peu à peu, il laisse percer, avec humour presque toujours, avec quelque impatience rarement, que leurs visions ne coïncident pas. Il se met à parler des « marottes » du Général, des « grands chevaux » que celui-ci aime enfourcher, et même de ses « lubies » (comme la participation ou l'association capital-travail). Imperceptiblement, une distance se creuse. Où est, pour Pompidou, la limite entre l'assurance de celui qui se sent, et qu'on sent, pleinement capable de tenir la barre, et l'aplomb outrecuidant qui inciterait le Général à ne pas la lui confier ? Pompidou : « Le patronat est lamentable ! » Au Conseil du 20 février 1963, Bokanowski : « Le personnel des houillères a un sentiment de frustration. Il est persuadé d'être victime d'un retard de 11 % sur les autres salaires du secteur public. Pompidou. — J'ai reçu la CFTC. Les mineurs voudraient la prime de productivité EDF. Or, ce n'est pas une injustice de ne pas la donner aux mineurs, qui n'ont pas la même productivité, hélas ! Je leur ai dit : "Nous ne pouvons admettre que, si EDF gagne davantage parce qu'elle est prospère, les Charbonnages s'alignent sous prétexte que c'est de la justice sociale." « Ou l'on prend acte du fait que les Charbonnages enregistrent plus ou moins un milliard de nouveaux francs de déficit annuel, et il ne peut pas y avoir de prime aux Charbonnages ; ou l'on veut faire du rattrapage pour qu'il n'y ait pas d'injustice sociale, et il ne peut pas y avoir de prime de productivité pour EDF. Descamps n'a rien trouvé à me répondre. On ne peut quand même pas changer de terrain selon l'entreprise. « Les conditions d'un accord raisonnable avec la CFTC ne sont pas réunies ; elle a un trésor de guerre, elle voulait la grève pour montrer qu'elle soutient les pauvres chômeurs. FO est en perte constante ; elle est agitée parce que la tactique des caciques de la SFIO, qui se rapprochent du PC, la trouble : ils opèrent un changement brutal par rapport à leur anticommunisme d'auparavant... « Dans ces conditions, ce qu'il faut, c'est donner d'autorité une augmentation raisonnable, et c'est tout. Les syndicats s'en arrangeront, ils ne pourront pas maintenir la grève si chaque mineur peut reconnaître que le règlement est raisonnable et que la poursuite de la grève est déraisonnable. « FO ne représente plus rien. La CGT a une tactique préétablie, qui n'a rien à voir avec les problèmes réels. « La CFTC est intéressante. Le contact avec ses dirigeants a été bon. C'est la centrale ardente, à la pointe des grèves. Nous avons eu un très long entretien. Ils ont mis de la bonne volonté à comprendre que le niveau des prix ne peut pas ne pas dépendre de la loi du marché ; que si ce niveau n'est pas stabilisé, c'est-à-dire si le niveau des rémunérations augmente comme en 1961-62, on sera amené à prendre des mesures si brutales que 64 sera encore plus pénible que 63. J'ai recueilli leur assentiment. « Du côté du CNPF, il n'en est pas de même ! Mon Dieu, préservez-nous de... (il allait sûrement dire : "de nos amis" ; il a hésité une fraction de seconde et s'est rattrapé) ...des hausses ! (Plusieurs collègues me le confirment à la sortie : ils n'en ont pas douté, Pompidou a compris que le Général n'apprécierait pas qu'il s'avoue, même en boutade, ami des patrons, ni à plus forte raison qu'il ait l'air de croire implicitement que le gouvernement tout entier et le Général lui-même l'étaient aussi. La fin de sa phrase est rentrée sous terre.) « Mais le CNPF est incapable d'imposer une discipline à ses troupes. Il est très raide sur la quatrième semaine de congé, et pourtant toutes les entreprises l'accordent. La déliquescence de l'organisation patronale m'a beaucoup frappé. Pour la quatrième semaine, ils m'ont dit : "Faites un texte la rendant obligatoire, pour que nous puissions expliquer à nos mandants que nous nous sommes inclinés ! " Le patronat est lamentable ! « Il faut tenir bon, c'est à l'avantage de tous» GdG. — Dans les entreprises nationales, il est difficile que des accords soient passés directement entre la direction et le personnel. Ce ne serait pas équitable. Tous les déficits sont toujours payés par l'État. C'est donc l'autorité publique qui doit trancher. Pompidou. — Je suis bien de votre avis, mais le contraire est inscrit dans les statuts, notamment pour EDF. GdG. — Dans la forme, oui, c'est aux directions de signer, mais, en fait, elles ne peuvent rien faire sans l'accord du gouvernement. « On soutient des entreprises nationales comme la SNCF ou la Compagnie générale transatlantique, qui ne sont pas rentables. Il faut respecter un principe : on a nationalisé les entreprises, donc c'est l'autorité publique qui y est responsable des rémunérations. On ne peut pas y couper. Ou alors, pour être logique, il faudrait dénationaliser. Grandval. — Je constate de jour en jour une dégradation de la situation sociale. Les centrales ont de moins en moins le contrôle de la base. Le mécontentement joue au profit de la CGT. GdG. — Les organisations syndicales ont un grand rôle à jouer, mais il y a beaucoup à dire sur la façon dont elles le jouent. » Il conclut : « Il faut tenir bon. C'est à l'avantage de tous, y compris de ceux qui réclament. Sinon, nous serons tous dans une mauvaise situation. » « Ce n'est pas mon rôle de me jeter aux avant-postes» Après ce Conseil sinistre, je propose au Général le communiqué suivant : « M. Bokanowski a fait une communication concernant l'évolution de la situation sociale dans les Charbonnages. Il a tenu le Conseil au courant des propositions qui avaient été faites aux syndicats par la direction des Charbonnages. Le Conseil a pris acte du refus des syndicats de poursuivre les négociations avec la direction et de leur intention de décider la grève. » Le Général approuve ce texte, puis me dit : « Ajoutez donc, mine de rien : "Le ministre de l'Industrie a fait connaître aux organisations syndicales les intentions du gouvernement. Même si le charbon n'est pas extrait, les Français ne s'en ressentiront pas beaucoup." » Je lui demande s'il ne craint pas que cette formule exaspère les syndicats. GdG : « Et eux, me répond-il, vous ne croyez pas qu'ils pourraient se demander si leur attitude n'exaspère pas l'autorité publique et les citoyens ? Leur prétention de négocier souverainement avec les directions des entreprises nationales est ridicule. « Il faut que les chefs des entreprises nationales soient dans la main du gouvernement. Il n'est pas acceptable qu'ils prennent des engagements financiers que le gouvernement sera obligé d'honorer. Il n'est pas acceptable que le gouvernement soit mis devant le fait accompli, comme ç'a été le cas pour la quatrième semaine de Renault. AP. — Vous pensez que l'affaire des mineurs doit se dénouer au niveau de Bokanowski ? Ou de Matignon ? Vous ne pensez pas intervenir ? GdG. — Ce n'est pas mon rôle de me jeter aux avant-postes. Ce qui compte pour moi, c'est de dégager des principes généraux d'action, d'indiquer des directions, de poser des garde-fous. Pour la mise en œuvre, je fais confiance au gouvernement. » 1 Ici et maintenant. 2 Cette indication était exacte pour janvier. Pour mars, 1956 a été plus rigoureux que 1963. 3 Le ministre de l'Information, tuteur de la « commission de contrôle cinématographique », a le privilège de disposer d'une salle de projection où il peut présenter des films en privé avant leur diffusion dans les salles. Chapitre 2 « JE PRENDS LA RESPONSABILITÉ DE LA RÉQUISITION» Au Conseil des ministres du 27 février 1963, Bokanowski, sur les grèves de mineurs : « FO et la CFTC continuent : "Grève illimitée." La CGT, plus souple : "Nous verrons dans quarante-huit heures ; si la base se durcit, nous confirmerons l'ordre." « Les syndicats ont dit que la direction des Charbonnages était dessaisie par le gouvernement et que le gouvernement était donc désormais le seul responsable. « Le gouvernement a fait des propositions. Elles ont été jugées inacceptables par les syndicats ; ce sont eux qui ont pris la responsabilité de la rupture. Or, quels sont les avantages que vont recevoir les mineurs pendant l'année 1963 ? » Il en fait le détail — y compris la prime de productivité d'EDF, malgré le déficit des Charbonnages ! « Cela fait, du 1er janvier 1963 au 1er janvier 1964, 8,02 % d'augmentation, sans préjudice d'une révision au mois de septembre. Au-delà, nous provoquerions inévitablement une hausse généralisée des prix, dont les travailleurs seraient les premiers à faire les frais. « Nous ne contestons nullement le droit de grève et nous laisserons les mineurs faire la grève pendant quarante-huit heures. Mais nous ne pourrions accepter une prolongation et nous serions conduits à requérir à compter du 4 mars. Pour les cokeries, la réquisition fonctionnera dès vendredi matin, de manière à sauvegarder l'outil de travail. « Il faut ramener tout le monde au Plan» Pompidou. — Jusqu'à jeudi, nous laissons à M. Bokanowski une latitude, pour permettre aux syndicats de se retourner. Mais si, dans les quarante-huit heures, nous nous heurtions à un refus obstiné de retirer leur ordre de grève illimitée, nous serions amenés à ouvrir le dossier devant l'opinion, en même temps que nous procéderions à la réquisition. » Bokanowski parlera à la télévision jeudi ou vendredi. Pompidou se réserve de le faire la semaine prochaine, si besoin est1 . Pompidou espère qu'une invitation à un rendez-vous de septembre pour faire le point fera changer d'avis les syndicats : « Ce rendez-vous de septembre est prévu avec EDF. C'est là un élément nouveau, qui pourrait être d'un grand poids dans la décision finale des mineurs. Sauf s'il s'agit d'un ordre de combat politique, plus que d'une grève professionnelle. « Il faut lutter contre une campagne de panique qui se développe à l'heure actuelle à propos de l'ensemble des problèmes économiques. En fait, la situation est économiquement saine. Il y a quelques aspects de faiblesse. Nous ne pouvons les faire disparaître que si on ne cède pas au pessimisme. Il faut simplement maintenir dans de justes limites les hausses de salaires, de manière à assurer le retour à la stabilité des prix. Grandval. — La réquisition est une arme à manier avec prudence ! Dans une période où le climat est mauvais, il faut faire attention ! On risque des réactions syndicales généralisées ! Je regrette que la réquisition dans les cokeries intervienne aussi tôt. On ne pourra pas empêcher des manifestations de mauvaise humeur dans les mines, qui peuvent avoir de fâcheux effets psychologiques. « L'annonce de l'inflation comporte un risque inflationniste. Les travailleurs ne veulent pas être battus de vitesse dans la course à la hausse. C'est donc un argument dont il faut également user avec prudence. L'argument à employer est au contraire : "L'expansion se poursuivra si les prix restent stables. Les prix seront stables si les salaires le sont eux-mêmes." Giscard. — Je suis frappé de la dégradation du climat. Des propos alarmistes ont été tenus. Il faut les rattraper. GdG. — Je décréterai la réquisition. Il faut le faire savoir. Pas tout de suite, certes ! Il faut donner un répit aux syndicats. Mais il faudra publier nettement ce qui est offert aux mineurs, et qui est loin d'être rien. N'oublions pas que le Plan doit guider toute notre politique économique. Il faut y ramener tout le monde, y compris les mineurs. (Il se tourne vers moi.) Insistez pour dire que ça leur fait au minimum 8,02 % d'augmentation garantie pour l'année, sans préjudice d'un réajustement en septembre. Et soulignez que les conséquences d'un hiver rigoureux justifient une surveillance accrue des prix et des salaires. » « Si le Président ne donne pas suite, c'est qu'il n'a rien décidé ! » Après le Conseil, le Général écarte l'idée, dont il m'avait parlé, de s'adresser au pays sur les affaires économiques. Il songeait alors à mettre en garde contre l'inflation. Mais, avec cette grève, les circonstances ont changé : « Ce n'est pas mon rôle de faire de l'économie pour le plaisir de faire de l'économie. Je ne peux m'occuper de ce domaine que s'il y a péril. Il n'y a pas péril et ce serait, au contraire, faire naître le péril que de m'en mêler moi-même inopportunément. Il suffirait que l'on annonce que je vais parler sur les prix un jour précis, pour que les margoulins augmentent leurs marges bénéficiaires, pour que les paysans gardent leurs vaches, pour que les ménagères remplissent leur panier et fassent des stocks par crainte de la vie chère. Alors, pour le moment, je me réserve. » Le Général a suivi la même évolution que Pompidou. Celui-ci devait parler dès mercredi et y a renoncé en voyant que son discours conférerait au conflit avec les mineurs une importance plus grande que souhaitable. Est-ce le Général qui a influencé Pompidou, ou Pompidou qui a influencé le Général ? Je croirais plutôt à la seconde hypothèse. Mais le Premier ministre a tellement la religion du secret, pour tout ce qui touche ses relations avec le Général, qu'il ne me le dira pas. AP : « Peut-être, dans une semaine ou deux, pourra-t-on dire, si les prix commencent à baisser, que le Président de la République ne donne pas suite à son intention de parler sur les prix, du fait que les choses rentrent dans l'ordre.» Aussitôt, je me rends compte de la bourde que j'ai commise. Le Général ne me loupe pas et me donne une jolie leçon : « Non, il ne faut pas dire cela, vous ne le direz jamais ! Le Président de la République donne toujours suite à ce qu'il a décidé, et s'il ne donne pas suite, c'est qu'il n'avait rien décidé ! » « La roue tourne en permanence » Au Conseil des ministres du 6 mars 1963, les visages sont soucieux. Bokanowski : « À aucun moment, je ne me suis départi d'une attitude courtoise envers les syndicats. Je leur ai serré la main, je ne les ai pas menacés ni maltraités, nous n'étions pas encadrés de policiers : tout ce qu'on a dit ou écrit est de l'affabulation. Je leur ai même offert des cigarettes. « La réquisition prend effet à compter du 5 mars 2 . La réquisition des cokeries a été suivie au début dans son ensemble, mais la situation se dégrade, les requis disparaissent. « La réquisition des Houillères n'a pas été suivie d'effet. Il faut pourtant empêcher des arrêts mortels pour certaines industries (pour les glaceries, il faut six mois pour remettre l'outil en marche). Les hôpitaux sont prioritaires. Il faudra supprimer certains trains de voyageurs et inciter au ralentissement de la production. GdG. — C'est un sujet très important, très brûlant... malgré le manque de charbon. » Il a essayé une plaisanterie, a vu qu'elle ne faisait pas sourire, n'en a pas souri lui-même. Grandval : « La situation s'aggrave. Le gouvernement devrait faire preuve de modération et de compréhension. Il faut montrer que la réquisition n'est pas dirigée contre les mineurs, mais pour les besoins énergétiques du pays après un hiver rigoureux. Le gouvernement attend que soit repris l'indispensable dialogue. Jacquet. — II y a un malaise profond. Il ne faut pas porter atteinte à l'autorité du gouvernement. Si on n'a pas réussi à mettre rapidement un terme à cette affaire, les syndicats de la SNCF se solidariseront. Triboulet. — Il faut être publiquement ferme, mais clandestinement négocier avec les "jaunes" (il ajoute, pour atténuer: entre guillemets). Pompidou. — Avant tout, que le gouvernement soit assuré de lui-même, qu'il se sente bonne conscience. Il y a un travail d'information à faire (il se tourne vers moi, comme si j'étais le grand responsable de la crise). Des chiffres absurdes circulent. « 1. Le public ignore les avantages dont bénéficient les mineurs : logement, chauffage, éclairage gratuits, retraite à cinquante ans, avantages sociaux divers, salaires égaux au triple ou au quadruple du salaire minimum, à quoi s'ajoutent les primes, soit 37 % de plus en moyenne. Je ne dis pas que ce soit excessif, mais qu'on ne s'imagine pas que ce sont des salaires de misère. « 2. Le gouvernement a accordé pour l'année 8,02 % d'augmentation. C'est un rythme important ; s'il s'étendait à d'autres professions, nous récolterions une inflation caractéri-sée. « 3. Dans mes conversations avec les mineurs, j'ai admis que, pour 1963, nous ferions 2 % de rattrapage pour la profession charbonnière. « 4. J'envisage une reprise du dialogue en septembre pour voir si les circonstances économiques nécessitent une nouvelle évaluation. Ce n'est pas une fin de non-recevoir ! « On comprend parfaitement que la profession ait le souci de son avenir. Mais nous n'envisageons pas pour le moment de reconversion des mineurs. GdG. — La roue tourne en permanence. On disait il y a quinze ans : " Le charbon, c'est l'avenir ! " Il y a cinq ans : " Le charbon, c'est fini ! " Maintenant: "Le charbon! Le charbon ! " Les mineurs ne risquent pas de se trouver demain sans travail. « Ce ne sont pas les mineurs qu'on réquisitionne, c'est le charbon » Pompidou. — Les mineurs savent que la question de l'avenir de la profession est posée. Le gouvernement s'en préoccupe. Les cadres craignent de se laisser dépasser par les mineurs ; et donc, ils en rajoutent. « Il n'est pas question de nier le droit de grève : nous l'avons manifesté par la date des réquisitions ; sauf pour les cokeries, où il est impossible de couper, nous avons laissé trois ou quatre jours avant d'appliquer la réquisition, alors que certains syndicats limitaient l'ordre de grève à quarante-huit heures. GdG. — C'est seulement parce que la France ne peut pas être privée de charbon que nous avons fait la réquisition. Une grève illimitée n'est pas supportable pour l'économie, sinon on irait vers le rationnement et vers la fermeture d'usines. Ce qu'on réquisitionne, ce ne sont pas les mineurs, c'est le charbon. Pompidou. — Beaucoup disent : 1. les mineurs, c'est sacré ; 2. ils sont mal payés ; 3. le gouvernement a refusé d'en tenir compte ; 4. la réquisition est faite pour les brimer ; le ministre ne les a pas fait asseoir. Etc. La CGT, les évêques, L'Humanité, Le Figaro, les députés de la majorité eux-mêmes, font chorus avec les mineurs. « La hausse des salaires en 1961-1962 a dépassé ce qui était supportable. Si nous cédons, nous aurons une vague inflationniste que nous n'arrêterons pas et qui nous conduira dans quelques mois à des mesures d'une extrême rigueur. « Le problème n'est pas de savoir si on les augmentera de 5 % ou de 6 %. C'est un problème d'autorité. Il ne faut pas rapporter l'ordre de réquisition. Le service d'ordre doit être discret. Il ne faut aucun heurt, aucune menace individuelle, aucun gendarme. Une attitude mesurée. Nous n'avons pas décidé la réquisition des mineurs pour nier leur droit de grève, mais pour qu'ils ne puissent pas se dérober à l'intérêt général. « S'il y a des signes de détente, pourquoi ne pas relancer les conversations, une fois le travail repris ? Je suis prêt à parler avec eux de l'avenir de la profession. Mais ne nous faisons pas d'illusions, il n'est pas possible d'aller très loin sur ce chapitre.» Le Général couve son Premier ministre du regard. Pompidou a fait montre dans cette crise de fermeté, de maîtrise, de modération, de précision. De Gaulle est visiblement satisfait de ce comportement. Une fois de plus, Pompidou fait ses preuves. Le Général est préoccupé, mais juge les hommes devant l'épreuve. Pompidou a pris sur lui tous les pouvoirs — et tous les risques. Giscard : « Il faut penser à la sortie de cette affaire ; c'est toujours dommageable pour l'économie et pour les intéressés. Les États-Unis ont connu des crises semblables pour l'acier, pour les journaux. Il en résulte des difficultés dont on est long à se remettre. « Il faut essayer à tout prix d'éviter que cette crise aberrante ne se prolonge. Le taux d'augmentation du salaire horaire est voisin de 10 % : c'est la course à l'abîme. Un coup d'arrêt était nécessaire. » « La réquisition est une épreuve » Le Général laisse le silence s'installer quelques instants. Puis, la tête haute, en regardant droit devant lui, il commence, et on comprend que ça va être du grand de Gaulle : « L'évolution politique, économique et sociale à laquelle on assiste depuis quelques mois a fortement contribué à cette crise. « Nous avons des recettes, à l'intérieur, venant du dehors. L'expansion se poursuit, tout le monde en reçoit les bienfaits. Il ne peut manquer d'en résulter un prurit, celui que donne la course à l'amélioration des conditions de vie de chacun. Tout le monde en veut plus, toujours plus. « Nous devons savoir nous opposer à ce prurit, dès lors qu'il met en danger l'œuvre qu'on est en train d'accomplir. Le gouvernement doit donc être inébranlable. « L'affaire des mineurs est grave. Elle doit être analysée sans complaisance. « 1. Ils sont inquiets pour leur profession. Ils constatent qu'on n'embauche plus dans des charbonnages comme ceux de. la Loire ; que leurs frères ou cousins qui travaillent dans la métallurgie gagnent plus, toutes capacités étant égales d'ailleurs ; qu'il arrive de plus en plus de Marocains ; qu'à Decazeville, on ferme les mines ; que même dans le Pas-de-Calais, même dans le Nord, on restreint la production. Ils sont donc mélancoliques pour leur avenir collectif. « 2. Les mineurs représentent une catégorie ouvrière pilote : ils travaillent dans les conditions les plus dangereuses, les plus méritantes. Ils ont un orgueil professionnel justifié. Si d'autres sont plus favorisés qu'eux, ils le ressentent comme une injustice. Ils réclament donc des augmentations, des prestations, des "rattrapages" pour rétablir la justice. « 3. Il y a des manœuvres politiques. Les communistes ont manœuvré les mineurs. Ils n'ont pas voulu se mettre à la tête de la grève, mais ils ont pris le parti de la prolonger si la réquisition était prononcée. L'objectif qu'ils donnent ne concerne pas les rémunérations, il porte sur la durée du travail. Ils mettent sur leurs pancartes le slogan : "40 heures payées 48." Ces revendications ont une énorme emprise sur la masse ouvrière des Charbonnages. Elles exploitent la frustration des mineurs, leur sentiment d'être incompris. « La réquisition est une épreuve entre le parti communiste et le gouvernement. Les imbéciles suivent le PC, comme l'évêque d'Arras, la CFTC et Le Figaro. La réquisition a été faite. J'en prends la responsabilité. (Il a détaché les syllabes de cette phrase.) Si on ne l'avait pas faite, ça n'aurait rien changé ; les données étaient là, elles auraient joué de toute façon. « La réquisition des mineurs, ça n'est pas la réquisition individuelle de quelques ingénieurs, comme à Lacq, ou de quelques techniciens, comme à la RTF ou à EDF. Ce n'est pas non plus une mobilisation militaire. C'est quelque chose d'hybride. Il s'agissait de requérir le travail de toute une corporation. Nous sommes responsables de l'intérêt général. Nous ne devions pas reculer devant une mesure de cet ordre. Dès lors que la grève se prolonge, elle porte atteinte à la vie de la collectivité nationale dans un moment difficile, à la fin de l'hiver, alors que les stocks sont épuisés. « Le gouvernement, qui est responsable de la conduite du pays, se devait de requérir les services des mineurs, comme d'une profession nécessaire au travail et à la vie de la collectivité française. « Il faut admettre, dans l'application, des retards et des difficultés » « Son application ? Pour l'instant, ça ne peut pas donner grand-chose. Il faut admettre, dans l'application, de grands retards et des difficultés. C'est préférable, plutôt que des sanctions nombreuses et progressives pour refus de travail. Tout ça ne finira pas de sitôt. Ça aura des conséquences dans les autres services publics. « Si le gouvernement s'en tient à une attitude raisonnable, s'il marque de la considération à l'égard de ceux qui travaillent, s'il montre qu'il agit dans l'intérêt de la collectivité nationale, s'il est inébranlable, ça nous coûtera plus ou moins cher, mais nous en sortirons. « Nous ne sommes pas assez riches pour accepter de nous ruiner ; mais nous le sommes assez pour traverser une grande difficulté et accepter qu'on ait à la traverser. « Le gouvernement doit être monolithique» « Le gouvernement ne doit donner à aucun égard, et de la part d'aucun de ses membres, l'impression ni d'une angoisse, ni d'un regret, ni d'un défaut de solidarité dans son action ou dans sa philosophie. Il doit être monolithique. Ce qu'a fait le gouvernement, il devait le faire. La loi lui prescrit d'assurer la vie nationale s'il le faut. Il n'est pas question de chercher à se mettre à ouvrir des débats sur ce qu'il aurait dû ou pas dû faire. « Quand un ordre est donné, il faut qu'on travaille à assurer aussi bien que possible son exécution. Par la suite, on verra dans quelles conditions une négociation pourra aboutir. « Nous traversons une épreuve. Elle devait arriver à propos des services publics. Nous devons nous placer sous le seul angle de l'intérêt général. « Nous sommes l'État. Il lui appartient de donner l'exemple de la réalisation du Plan. Il y a un rapport obligatoire entre l'accroissement de l'expansion et la hausse des salaires. « Le Premier ministre a grand intérêt à s'expliquer. Le général de Gaulle le fera quand il faudra. Mais cela voudrait dire que ce serait devenu très, très sérieux. « Pour l'application de la réquisition, jusqu'à la reprise, il faut y aller piano, il faut agir en souplesse. Mais l'autorité de l'État est en cause. Au bout du compte, il devra y avoir des sanctions, à commencer, naturellement, par la privation de salaire pour les grévistes. « Ce n'est pas la première difficulté que nous traversons depuis 1958. Nous avons pris les affaires en main dans une situation générale où l'État était entouré de féodalités triomphantes. L'armée, les partisans de l'Algérie française, les anciens combattants étaient des féodalités. Nous avions des partis politiques qui étaient des féodalités ; je dis bien : nous avions. Les syndicats étaient d'autres féodalités, tirées par une entreprise politique qui est le parti communiste — encore une féodalité. Il y en aura encore deux ou trois autres auxquelles il faudra régler leur compte. « Tout le reste n'est rien.» 1 Finalement, Bokanowski y renoncera. Pompidou parlera à la RTF le 8 mars. 2 Le décret, contresigné par le Premier ministre et les ministres compétents, a été signé et daté de Colombey par le Général le samedi 2 mars 1963. Chapitre 3 « IL N'Y A QU'UNE CHOSE À FAIRE, C'EST DE TENIR» Le lendemain, jeudi 7 mars 1963, j'assiste à la réception par Pompidou d'une délégation de députés UNR, fort hargneuse. Tomasini critique nos méthodes : « Il aurait fallu arrêter la grève avant qu'elle ne s'étende ! Maintenant, la population soutient totalement les grévistes. Billotte. — L'avis des députés, qui sentent la psychologie sur le terrain, doit être pris en considération, plutôt que celui de fonctionnaires qui sont rarement clairvoyants et pas toujours loyaux. Pour l'opposition, c'est un cadeau magnifique ! Elle va demander la convocation du Parlement. Moulin (député du Nord). — La réquisition, on savait qu'elle était inapplicable. Le décret est bafoué. On est donc dans une situation d'illégalité ! Sanguinetti. — On crée l'illégalité ! On est à la merci du premier mouvement venu. C'est Guignol qui rosse le gendarme, et le public applaudit. L'abbé Laudrin (Morbihan). — À l'appel des mineurs, il faut redouter la mobilisation de tous les travailleurs. Même les agriculteurs sont touchés ; le chauffage pour les éleveurs de poulets est menacé. Jarrot (Saône-et-Loire). — Le bassin de Blanzy était calme. La réquisition l'a mis à cran. Jacson (Meurthe-et-Moselle). — En Lorraine, le mouvement s'amplifie par solidarité : entre les régions, entre cadres et ouvriers, avec le clergé qui devance les revendications pour les canaliser. C'est vraiment une épreuve de force de la population contre le gouvernement, comme la Ve République n'en avait jamais vu. Diomède Catroux (Alpes-Maritimes). — Tout le problème est d'aider le gouvernement à sortir de l'erreur de la réquisition. Delory (Pas-de-Calais). — C'est sentimental : le mineur est un grand garçon sympathique. Cette grève était prévue depuis octobre. Nous le savions. Il faut montrer au mineur qu'on s'occupe de lui. Pompidou. — Les parlementaires n'ont pas à tenir avec des syndicats des discussions organiques sur les salaires, mais ils peuvent prendre des initiatives, en liaison avec les ministres de l'Industrie et du Travail ainsi qu'avec le Premier ministre ; c'est le jeu normal et souhaitable de la majorité. « Les préfets, la direction des Charbonnages, les syndicalistes, FO en tête, étaient unanimes à dire : la réquisition sera obéie. C'était une porte de sortie, pour permettre aux mineurs d'obéir à la loi et d'écouter le gouvernement sans perdre la face. Mais les syndicats ont été dépassés par la base, qu'ils avaient tout fait pour exaspérer. La CGT n'avait pas d'argent et ne voulait pas la grève. La CFTC avait un trésor de guerre, et a trouvé là une bonne occasion de dépenser son argent. Quant aux ecclésiastiques, leur rôle est scandaleux : ils ont répandu des tracts, comme si c'était une vérité d'Évangile de revendiquer une augmentation de 11 %. « On a déjà augmenté les mineurs de 8,02 % en huit mois. Si on en faisait partout autant, ça ficherait l'économie en l'air. « Nous nous sommes fixés sur le principe de l'égalité, qui est un principe social, et non sur le principe de la productivité, qui est retenu pour EDF mais qui ne donnerait rien aux mineurs. Nous admettons le principe d'un certain rattrapage. Mais si les mineurs devaient rattraper la SNCF, on devrait faire un rattrapage de 25 %. Dans ce cas, tout lâche. Nous aurions un formidable surcroît de la masse monétaire. La IVe République est morte du 13 Mai, mais s'il n'y avait pas eu le 13 Mai, elle serait morte de la dégradation monétaire. « Pour la réquisition, nous avons eu tort de réquisitionner trop tôt. On aurait dû laisser traîner quelques jours de plus. Mais il n'était pas possible de laisser sans réagir une grève illimitée paralyser l'économie du pays. La réquisition collective n'entraîne pas de sanction pénale sur chacun, mais une responsabilité morale pour l'ensemble des mineurs : il fallait qu'ils sachent qu'ils portent un coup très sérieux à l'ensemble de la vie nationale. « La mutation des mineurs ressemble à celle des militaires. C'est à l'État de la conduire. Rien n'est aussi grave que de laisser bafouer l'autorité de l'État. Vous qui êtes gaullistes, sachez qu'aux yeux de De Gaulle, il n'y a qu'une chose à faire, c'est de tenir. Mais sans être provocant. Il faut avoir des conversations, tout en sachant bien qu'elles ne peuvent aboutir tant que les mineurs ne sont pas décidés à mettre les pouces. » Pompidou : « Il faut que je prenne tout sur moi » Après cette réunion, Pompidou me retient. Il marche de long en large dans son bureau ; je reste assis pour prendre des notes. « Nous voilà dans une grande affaire. C'est la première crise dont j'aie à supporter le poids. Il ne faut pas qu'il retombe sur le Général. La guerre d'Algérie, l'autorité sur l'armée, la lutte contre l'OAS, la révision de la Constitution, c'était son affaire. Mais la grève des mineurs, ça ne peut être que la mienne. Il faut que je prenne tout sur moi, que tout soit centralisé à Matignon, qu'il n'y ait qu'une personne qui décide, moi, qu'une personne qui parle, moi, ou vous sur instructions de moi. « Notre faiblesse, c'est la réquisition des mineurs. A-t-elle été faite pour humilier les mineurs ? Il est probable qu'il y a eu un malentendu dans l'entretien entre Bokanowski et les mineurs. Il devait les prévenir qu'on rouvrirait le débat en septembre, et les mettre en garde contre les risques d'une grève illimitée. Ils ont mal pris ces deux indications. Ils ont compris la première comme remettant la discussion aux calendes grecques, et la seconde comme une menace. « La réquisition, c'est le respect de la loi. À plusieurs reprises, depuis la guerre, il a fallu que le Général impose le respect de la loi. La réquisition présentait pour eux un avantage moral : personne ne se déshonore en obéissant à la loi ; ils ne renonceraient pas à leurs revendications. L'intérêt national commande : après deux mois de froid, on va vers la pénurie. Dans le monde entier, le charbon manque. » Il marche un moment sans mot dire, puis reprend : « EDF empoisonne le climat des entreprises nationalisées. Les électriciens arrachent des "primes de froid", en douce, si ce n'est pas ouvertement. EDF fait des entourloupettes. C'est Marcel Paul 1 , à la tête de la CGT-EDF, qui a instauré ce système. Ils se prennent tous pour des ingénieurs électroniciens, ils croient qu'ils devraient gagner un million par mois. (Un silence.) En tout cas, il faut que le dialogue reprenne. » Un silence encore, puis il se raidit : « L'intérêt national passe avant les intérêts particuliers ! Il n'y a pas de dialogue qui tienne ! Il faut expliquer aux Français que les adversaires de l'État seront brisés, comme l'OAS l'a été.» Un silence encore, puis il reprend les chiffres : « Les représentants des mineurs proclament qu'ils ont un retard de salaires de 11 % sur EDF. Mais EDF équilibre son budget, alors que le déficit des Charbonnages a coûté 168 milliards d'anciens francs en 1962. Si on donne 11 % aux Charbonnages, les gens d'EDF vont en demander autant. Les professions se courent les unes après les autres. Il suffit de prendre une base de départ différente pour arriver à des résultats différents. Pourquoi torturer les chiffres ? Pourquoi les curés montent-ils en chaire ? Les députés gaullistes se nuisent, nuisent à l'UNR et nuisent à leur situation électorale quand ils volent au secours des revendications. » Pompidou : « Ni laisser faire, ni dramatiser» Le mardi matin 12 mars 1963, Pompidou, soucieux, me demande : « Quand un gouvernement a-t-il réglé correctement une grève ? En tout cas, je ne serai pas un second Jules Moch 2 , je ne tirerai pas sur les grévistes. « Il y a un risque croissant de politisation. Il faut mettre l'accent, dans les journaux, à la radio, à la télé, sur le risque de provocation de l'OAS. Il faudrait que la RTF inquiète l'opinion, en prévenant que la grève des mineurs se prête à une action de l'OAS. » Là-dessus, il me dévoile son plan d'ensemble : « Des contacts souterrains ont repris. Il n'y a pas de discussions officielles. On discute d'un protocole qui réglerait simultanément la levée de la réquisition et la perspective d'un arrangement, de manière à éviter une perte de face de part et d'autre. « Le retard dans le salaire des mineurs est de l'ordre de 5 %, nous admettons ce principe. Mais il sera couvert sur deux ans, avec une procédure d'arbitrage. Les 3 % prévus en sus seront augmentés s'ils acceptent d'arrêter leur grève. « J'ai l'impression que ces propositions seront admises par les mineurs et qu'ils accepteront le protocole. C'est une affaire de face, comme la paix des braves pour les fellaghas. Il y a des intermédiaires bénévoles qui se livrent à des missions secrètes, comme Bousch et Carous3 . On est dans la bonne voie. Mais personne ne voudra dire que l'UNR a joué un rôle utile. « Le Général ne peut intervenir que si c'est le grand rififi et que s'il a la certitude que son intervention sera suivie d'une réussite. Il faut que tout le monde se rallie à son appel, pour que son autorité en sorte renforcée et non diminuée par les rancœurs suscitées. « Si l'affaire dure, on constatera de plus en plus de fermetures d'usines et de restrictions. Le charbon est livré au compte-gouttes. Les livraisons de charbon russe sont arrêtées, à cause des dockers qui ne veulent pas décharger, par solidarité avec les mineurs. Le charbon américain, de même. Maintenant, ça touche les foyers domestiques. S'il y a grève de la SNCF, ce sera le bordel absolu. « Mon intervention à la télévision n'a pas produit d'effet. Il s'agissait simplement de préparer le terrain à l'intervention du Général, quand il pourra taper du poing sur la table et dire : "Voilà ce qui est raisonnable, nous faisons un gros effort, nous ne pouvons pas aller au-delà, et maintenant, les enfants, au travail ! " « Il faut se garder des deux extrêmes : ni laisser faire, ni dramatiser et aller vers les mesures brutales. Nous avons un problème à résoudre. C'est normal qu'on en rencontre. Il faut lui trouver une solution raisonnable. Il faut régler cette affaire avec bon sens et éviter la douche froide qu'affectionne la presse. « Rueff nous embête beaucoup. Sa thèse est simple et même simpliste. Selon lui, la hausse des salaires dans les Charbonnages s'explique par la pénurie de main-d'œuvre en France ; les salaires croissent plus rapidement que le prix mondial du charbon ne le permet. Allons-y gaillardement : importons de la main-d'œuvre maghrébine. Il se fiche des conséquences. » Rueff est vraiment sa tête de Turc. Envers les mineurs, les journalistes, les députés démagogues, Pompidou est indulgent : ils ne se battent pas dans la même catégorie que lui. Rueff est dans sa catégorie. 1 Député communiste, a été, notamment, ministre de la Production industrielle du gouvernement provisoire du général de Gaulle en novembre 1945 et du gouvernement Gouin en janvier 1946. 2 Allusion aux grandes grèves de novembre-décembre 1947. À Valence, le 4 décembre 1947, Jules Moch étant ministre de l'Intérieur, les forces de l'ordre avaient tiré sur des grévistes (deux cheminots tués, des dizaines de blessés). 3 Jean-Éric Bousch, député UNR de Moselle. Pierre Carous, député UNR du Nord.. Chapitre 4 « POUR LA PREMIÈRE FOIS, LES IMAGES D'ÉPINAL SONT CONTRE NOUS» Au Conseil des ministres du 13 mars 1963, Bokanowski : « Le 10 mars, a commencé à Lacq une grève illimitée. GdG. — Il y a 2 300 personnes à Lacq : combien sont indispensables ? 600 ? Comment les remplacer ? Giscard. — Dans des circonstances analogues, le personnel de la marine avait été utilisé. Bokanowski. — Dans les mines de fer, les mineurs voient avec tristesse les usines et les puits se fermer. On débauche, on renvoie, l'avenir est bouché pour leurs enfants. Ils font une grève générale et illimitée pour exiger des garanties sur l'avenir de la profession et de la région. Si la grève du charbon continue, des usines seront conduites à s'arrêter. La grève est voulue par la base, qui a débordé les syndicats. Elle est maintenant télécommandée de Paris. Pompidou. — On n'échappera pas à la nécessité de faire des rattrapages. Frey. — Un cortège de mineurs s'est rassemblé à Pantin et a rejoint l'esplanade des Invalides. Ils étaient calmes et disciplinés. Pas plus de 2 000. Avec eux, toujours les mêmes figures : conseillers municipaux de Paris — communistes et PSU. C'est une provocation à la subversion. « Ce sera de nouveau la chienlit » Triboulet. — Cette crise est d'une gravité exceptionnelle. Vous seul, mon général, pouvez la dénouer. Peut-on espérer qu'elle se dénoue d'elle-même ? Non. C'est en train de pourrir. C'est la première fois que nous avons une situation aussi grave. Vous avez toujours eu le peuple avec vous. Or, l'opinion ouvrière est en train de se dresser peu à peu contre le gouvernement, alors que vous disposez d'un capital énorme de sympathie. GdG. — C'est une consolation, mais qu'est-ce que vous en concluez ? Triboulet. — Qu'il faut que vous exerciez votre arbitrage. GdG. — Expliquez-vous. Triboulet. — Il faut que vous appeliez les représentants syndicaux et que vous leur disiez ce qu'il faut faire. GdG. — Du côté syndical, ce qui compte, c'est la CGT. C'est elle qui exerce une véritable action ouvrière. Or, il n'y a rien à attendre des communistes. Il n'y a aucune chance qu'ils cèdent à la séduction que je pourrais tenter d'exercer sur eux. « Reste le problème de l'équilibre économique de la France. Il n'est pas contestable que différentes catégories souhaitent l'élévation de leur niveau de vie : les paysans, les services publics, et nous en verrons d'autres se manifester. Est-ce qu'en les satisfaisant, on résoudra le problème de l'équilibre économique, social et politique du pays ? Au contraire. « Les mineurs de fer souffrent de la même maladie ; donc, on les pousse à la revendication ; puis, viendront les employés de Lacq ; puis les cheminots. On verra se multiplier les catégories de mécontents, qui profiteront de la brèche pour s'engouffrer. « C'est une épreuve importante. Si nous y cédons, si je me rends, personne n'en réchappera. Comme nous ne serons pas remplacés par un régime capable de tenir tête et d'exercer un arbitrage, tout sera emporté très vite et ce sera de nouveau la chienlit, comme sous la IVe. « Ce n'est plus Germinal » Pisani. — Cette crise a trois causes : les revendications salariales ; l'inquiétude pour l'avenir de la profession ; les arrière-pensées politiques. Il ne faut pas adopter la même attitude vis-à-vis de ces trois motivations. Aux yeux de l'opinion, le gouvernement fait preuve d'indifférence. Il faut agir très promptement. Triboulet. — Il y a des revendications de tous les côtés. Comment discuter raisonnablement ? Il faut régler cette grève sans céder. Les délégués de la CGT ne pourraient pas échapper au prestige énorme dont vous disposez. Les mineurs et leurs femmes vous suivront. Sinon, nous allons vers des événements graves. GdG. — C'est possible. Mais y a-t-il une volonté révolutionnaire ? Je n'en suis pas convaincu. Cela peut durer plus ou moins, comme toutes les épreuves. Mais rien ne serait pire qu'une capitulation de De Gaulle devant les mineurs. « Cette grève se prolonge. Je l'avais prévu. Elle ne sera pas la seule. Nous aurons d'autres histoires avec les cheminots, avec EDF ; ou plutôt, nous les aurions à coup sûr, et sans attendre, si nous cédions. Mais le sentiment public n'y est pas. Ce ne sont pas des grèves de misère. Ce n'est plus Germinal. Pourquoi me dépenser en menue monnaie, sans profit, dans d'obscures disputes avec Marcel Paul, que je connais bien, avec les cheminots, etc. ? Non, ça n'aurait pas de sens ! Grandval. — Nous n'en sommes pas encore au point où nous pourrions envisager qu'il suffirait de jeter votre poids dans la balance. Votre arbitrage ne serait peut-être pas encore entendu. GdG. — À l'heure qu'il est, il serait trop commode de ne pas l'entendre. Les conditions ne sont pas réunies. « Il faut que nous aidions l'évolution des esprits. Il faut faire un effort d'analyse, qu'on devrait confier à une personnalité étrangère au gouvernement. Le moment n'est pas loin où une intervention de ce type pourrait porter ses fruits. (Il ne s'étend pas, mais Pompidou, dans quelques instants, nous précisera ce dont il retourne.) « Nous avons connu des affaires de paysans qui ne suscitaient pas la même émotion, mais qui étaient en fait plus sérieuses. Les désordres étaient plus dispersés, mais en réalité plus importants. Il y a cent quatre-vingt mille mineurs et quatre millions de paysans. Leurs crispations étaient au moins aussi justifiées que celles des mineurs, et plus profondes. L'angoisse, la colère étaient là. Les paysans constataient leur situation moyenne, par rapport à la situation des autres catégories. Il en est résulté un mouvement considérable et souvent violent. Mais la presse peut faire de la sensation sur les mineurs. Elle ne peut pas en faire sur l'agriculture. Les paysans n'ont pas eu leur Zola. « Tout le monde disait, à commencer par nos amis (il veut dire : les "compagnons" ; mais, en présence de ministres dont la moitié ne sont pas des "compagnons", il n'use pas de ce terme, réservé aux gaullistes d'obédience) : "Il faut que vous interveniez, sinon cette masse paysanne va vous renier, vous détester". La querelle a duré longtemps, elle n'est pas résolue, mais le plus fort a été fait et la crise a été atténuée. Je n'ai pas constaté le moindre changement sentimental dans les campagnes. » Le Général sait que la paysannerie souffre des mutations que l'époque lui impose. Il remarque qu'elle souffre, en silence ou en violences, dans l'indifférence de la nation. J'observe qu'il est le seul à faire la comparaison : pour lui, les mineurs souffrent moins ; ils bénéficient pourtant d'un soutien disproportionné, et en somme anachronique, de la presse et de l'opinion. « Je n'inclinerai pas l'intérêt général devant un intérêt particulier » GdG : « Les mineurs de fer ne sont pas dans une situation pitoyable. Si leurs revendications étaient absolument justifiées, auraient-elles mis en mouvement seulement 2 000 manifestants pour venir se pavaner sur l'esplanade des Invalides, dont 1 000 mineurs, et 1 000 qui ne le sont pas mais ont été fournis par les municipalités communistes de Pantin, de Choisy-le-Roi, d'Aubervilliers ? Je ne le crois pas. « Je n'inclinerai pas l'intérêt général devant un intérêt particulier. Si je le faisais dans cette crise pour la première fois de ma vie, tout serait emporté. Giscard. — Certes, notre arme, c'est la défense de l'intérêt général. Mais cet intérêt général, l'opinion publique n'en a pas conscience. On n'a pas essayé de le lui faire comprendre. Tout le monde s'accorde sur le diagnostic, mais il ne pénètre pas dans la conscience française. Il est nécessaire de procéder à une stabilisation des prix et des salaires, pour montrer à l'opinion cet intérêt général. GdG. — Le traité de la CECA est absurde, inapplicable. Il a été fait par des fumistes. Peut-on s'attendre à ce que des organisations agricoles acceptent des dispositions pareilles pour notre agriculture ? » Cette observation a l'air de tomber comme un cheveu sur la soupe. Mais elle se relie à une pensée maîtresse du Général. Les paysans, c'est beaucoup plus grave que les mineurs. Notre problème agricole ne peut se résoudre que si nous obtenons qu'il soit pris en compte par la Communauté économique européenne, alors que la Communauté européenne du charbon et de l'acier n'a pas su, ou pas voulu, prendre en compte notre problème minier. Giscard. — Il faut montrer que les concessions devront être financées. L'augmentation du déficit conduit à augmenter les impôts. Il est impossible de revenir au système des subventions à tout va d'avant 1959. « Je ne demande pas à être ménagé » Grandval. — Des contacts confidentiels... » Pompidou lui fait signe de se taire. GdG : « Il faut dire aux mineurs : " Voilà ce qui est fait tout de suite. En septembre, on verra." Bokanowski. — C'est exactement ce que je leur ai dit. Ça n'a pas empêché la grève. Pompidou. — Essayons d'avoir une vue d'ensemble. À M. le ministre du Travail, je dirai : "S'il y a des contacts secrets, il ne faut pas que plus de deux personnes soient au courant." (Se tournant vers Triboulet.) Il serait désastreux que l'autorité du chef de l'État soit mise dans la balance. C'est volontairement que je n'ai pas parlé du général de Gaulle. Son prestige doit rester intact. Il le restera, s'il n'est pas entamé par les péripéties de cette crise. GdG. — Je ne demande pas à être ménagé, mais, dans la stratégie d'ensemble, la situation n'est pas assez grave pour qu'on en appelle à moi. Triboulet (tragique). — Alors, il est possible que ça devienne irrémédiable. Nous serons tous emportés. Et tout ce que vous aurez fait jusque-là, mon général, le sera aussi. Pompidou : « Il faut faire l'édredon, mais en allant de l'avant » Pompidou. — Il faut détendre au maximum ; qu'il y ait de la mollesse ; viendra le moment de la lassitude, de l'indifférence. Il faudrait que M. Frey ne montre ses forces nulle part, pour ne pas irriter. Il faudrait que M. Peyrefitte essaie de faire baisser le ton dans les journaux, radios, télévision ; qu'on prenne un style émollient ; qu'on parle d'autre chose. « Il n'est pas possible de capituler, ni pour le gouvernement, ni pour le chef de l'État. C'est vrai pour l'économie : si nous acquiesçons, nous sommes par terre. La SNCF demandera une diminution des horaires de deux heures, des augmentations de salaires de 25 %, les tarifs de la SNCF devront doubler et les prix vont s'emballer. L'agriculture et la fonction publique viendront derrière. L'expérience prouve que ces catégories sont plus puissantes qu'on ne pense. Une irritation se répand. Il faut conclure avec les mineurs, avant que la SNCF, EDF, les paysans, etc., se déchaînent. Il faut donc adoucir le climat, faire parler les interlocuteurs. Les parlementaires de la majorité cherchent une solution ; seulement, ce qu'ils proposent correspond exactement à'ce que demandent les syndicats : ils se font posséder. « Le gouvernement ne doit pas donner l'impression d'être inactif. Il faut faire l'édredon. Mais en allant de l'avant. « Nous nous devons de mettre à l'étude une politique française de l'énergie, de manière à préparer les reconversions sans trop d'ennuis. De toute façon, il faudra faire un effort dans le collectif. GdG (gouailleur). — On collectera dans les églises pour le collectif ! « L'heure est venue d'une médiation par des sages » Pompidou. — Pour la revalorisation de la profession charbonnière, qui découle de la comparaison entre l'évolution des salaires des mineurs et celle du secteur privé, la notion de rattrapage peut être acceptée. Les réclamations des mineurs sont trop élevées, mais elles ne sont pas absurdes. Celles de la SNCF sont absurdes. D'autres, tout aussi absurdes, se feront jour demain ! « Il serait bon de dire : le gouvernement estime que l'heure est venue de susciter une médiation par des sages dont l'autorité soit incontestable et qui feraient rapport. M. Massé1 est indiscuté, c'est un négociateur habile. Il pourrait procéder à une évaluation des avantages en nature : transports gratuits, électricité gratuite, retraites, sécurité sociale gratuites, plus quelques autres. Ça calmera les ardeurs du Figaro, du Monde et de La Croix. Il faut définir une politique de l'énergie et faire un rapport sur la situation de toutes les catégories de salariés du secteur nationalisé, en comparaison avec le secteur privé. Giscard. — On peut comparer l'évolution à partir du redressement financier de décembre 1958. GdG. — Avant, il y a eu la lettre de cet imbécile de Ribeyre2 ! Sottise ! Rattrapage ! Ils vous sortent des chiffres invraisemblables ! Comment s'expliquer que personne ne quitte jamais la SNCF ? On peut évaluer l'évolution du salaire horaire, c'est tout. Les progrès des rémunérations du secteur public et du secteur privé sont considérables et mesurables. Tout le monde a progressé ! À 2 ou 3 % de différence près, les salaires ont augmenté, depuis mon retour aux affaires, de l'ordre de 35 %, alors que les prix augmentaient de 14 à 15 % ! Donc, en gros, en quatre ans, le niveau de vie réel s'est accru de 20 %. Voilà la vérité ! Voilà le progrès ! C'est indiscutable ! Quoi qu'en disent les objecteurs de tout poil.» Trois décisions sont prises ensuite : 1 Créer un secrétariat général de l'Énergie, chargé d'élaborer une politique à long terme de l'énergie, dans le cadre national et européen. 2 Charger un groupe restreint de personnalités, autour de Massé, d'établir, après consultations, un rapport comparatif précis sur la progression des différents salaires du secteur nationalisé par rapport aux salaires du secteur privé. 3 Charger le ministre des Finances de faire le point de la situation financière des entreprises du secteur public. « De Gaulle n'est le recours que si nous sommes dans la tragédie » Après le Conseil, je dis au Général : « Triboulet vous a conjuré d'intervenir. Pompidou l'a contré durement. Vous avez refusé de vous laisser entraîner. Pourtant si, par impossible, vous aviez fait voter les ministres autour de la table, je suis sûr que la proposition de Triboulet l'aurait emporté largement. » Il me développe alors longuement les raisons de son refus : « En l'espèce, compte tenu de la Constitution et pour des raisons de tactique, je ne me suis pas occupé de cette affaire de manière constante et détaillée. Ça n'aurait pas été dans le sens des institutions. Ce ne serait pas conforme au bon sens, à la nature des choses, à l'organisation des pouvoirs publics. Mon intervention n'aurait eu qu'un résultat : dilapider le capital de confiance dont je peux bénéficier. Évidemment, ce n'était peut-être pas très heureux de me faire signer le décret de réquisition à Colombey... « Je ne veux pas intervenir de manière directe. Actuellement, le jeu n'en vaut pas la chandelle. S'il y avait un assaut contre l'Etat, ce serait une autre paire de manches. Mais nous verrons bien. « Mon arbitrage ne s'imposait pas. Nous ne sommes pas dans une situation tragique. De Gaulle n'est le recours que si nous sommes dans la tragédie. « Les Français se répartissent en catégories : mineurs, services publics, fonctionnaires, patrons, intellectuels, paysans, militaires, professions libérales. Chacune de ces catégories, à son tour, est mécontente. Elle exprime son mécontentement, elle se heurte à l'intérêt général, c'est-à-dire à l'État. Elle cherche à faire coïncider sa revendication avec les possibilités d'action qu'offre la conjoncture. Elle se répand de façon âpre, virulente, passionnée, même à mon égard. Que n'ai-je pas lu dans la presse sur mon compte ? « Mais quand ils se rappellent qu'ils sont Français, et non spécialement mineurs, paysans, fonctionnaires ou avocats, ils ne se détournent pas de moi pour si peu. S'ils rouspètent, ils savent bien qu'il vaut quand même mieux que ce soit moi qui dirige le pays... « Enfin, pour le moment, il est préférable de gagner du temps. Il faut laisser les passions s'apaiser. L'ennui, dans cette affaire, c'est que, pour la première fois, les images d'Épinal sont contre nous. » 1 Commissaire général au Plan. 2 Voir page 487. Chapitre 5 « CE N'ÉTAIT PAS TRÈS HEUREUX DE ME FAIRE SIGNER À COLOMBEY » Pompidou, ce jeudi matin 14 mars 1963, est rayonnant. De sérénité. De force. D'autorité. Il connaît à fond les chiffres, les données matérielles, les facteurs psychologiques. Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où il est. « Il faut tout faire, me dit-il, pour réussir avec les mineurs de fer. Les mineurs de charbon sont à huit jours de la date où ils cesseront d'être payés. La durée du travail de la commission Massé peut être de quinze jours à trois semaines. J'ai admis le principe du retard et j'ai donc mis sur pied une équipe chargée de le chiffrer. Je donne ainsi une satisfaction de principe aux mineurs. « L'esprit de revendication est plus fort en période de plein emploi et d'expansion, quand on dit que les caisses sont pleines. Mais la grève ne se justifie plus, dès lors que la commission Massé travaille et va déposer ses conclusions. Des décisions seront prises en toute clarté. Nous avons mis en place un mécanisme indiscuté. « D'ailleurs, avez-vous vu, dans L'Humanité, cette allusion à Proudhon, selon lequel toute grève finit par se payer ? » Profitant de la bonne humeur de Pompidou, je lui glisse que le Général, tout en me répétant qu'on ne pouvait éviter un jour ou l'autre la réquisition des mineurs, m'a fait hier une phrase : « Évidemment, ce n'était peut-être pas très heureux de me faire signer à Colombey. » Pompidou garde quelques instants de silence. « C'est vrai, c'est trop bête ! Toujours des questions d'intendance. Le temps de faire signer par l'un, par l'autre, de Gaulle venait de partir pour Colombey et on lui a envoyé un motard pour le rattraper. Je sais qu'il m'en veut de lui avoir fait signer le décret de réquisition à Colombey, ce qui a donné à son geste une allure ostentatoire, comme si c'était sa volonté solitaire. C'est une gaffe. Je n'ai pas su veiller à ce détail : le temps matériel qu'allaient prendre la signature et les transports du parapheur d'un ministère à l'autre. » Il se tait quelques instants et conclut, en hochant la tête et en serrant les mâchoires : « J'assume. » Pour assumer, il assume ! Il rattrape la « gaffe » en prenant tout sur lui. Homme-orchestre, il remplace, à Matignon, tous les ministres concernés. Le ministre de l'Industrie, c'est lui ; le ministre du Travail, c'est lui ; le ministre des Finances, c'est lui. Bokanowski, Grandval, Giscard sont gommés. Le gouvernement n'existe plus qu'en lui. « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis. » « Le Figaro et la CGT s'exclameront ensemble : " C'est truqué " » Au Conseil des ministres du 20 mars 1963, Bokanowski : « Les syndicats voient Massé. La semaine prochaine sera décisive. Ce sera la fin, ou la continuation. Si ça continue, ce sera très dur et pénible pour tous. Le refus des dockers de décharger le charbon dans les ports français a obligé à acheminer les bateaux vers Rotterdam. Jacquet. — Grève tournante à Air-France. Façon de dire à Massé : "Ne m'oubliez pas !" Frey. — Aucun incident. Tactique des syndicats : ne pas provoquer de grèves insurrectionnelles. On cherche le défaut de la cuirasse du gouvernement. Pompidou. — L'activité économique se maintient. Je suis très heureux qu'après vingt jours de grève des Charbonnages, alors que l'hiver a épuisé les stocks, il n'y ait pratiquement pas de conséquences, sauf autour de Carmaux. Quoique l'opinion approuve toujours les mineurs, le tournant est pris. « C'est la CGT qui mène le jeu. Elle essaie de tirer le maximum de la situation. Depuis quelques jours, elle a renoncé à faire de la grève un instrument de violence contre le gouvernement et le général de Gaulle. Elle a donc annulé la venue des mineurs à Paris et joue l'apaisement. La procédure Massé permettra d'enterrer tout ce qu'on a dit sur le retard. L'opinion appuiera Massé, parce qu'on le sait favorable aux mineurs. Les syndicats des Charbonnages, en revanche, sont mécontents de cette procédure, qui met à nu des avantages sérieux dont ils ne souhaitent pas qu'on parle. « Je demande au Conseil des ministres de prendre une position de principe vis-à-vis des travaux de Massé : « 1. Nous rendrons public dans son intégralité le rapport dès qu'il arrivera ; il ne faut pas qu'on nous soupçonne de cacher les attendus. « 2. Le gouvernement fera siennes ses conclusions. C'est un geste considérable qui nous engage, mais nous serions obligés de toute façon d'y passer. GdG (secoue la tête). — Quand le rapport Massé sera connu, il faudra jouer le jeu et tenir compte de cette expertise. Mais dire d'avance que, quelles que soient ses conclusions, nous les adopterons, cela donne à la commission Massé une responsabilité qu'elle n'a pas à prendre ! Ce n'est qu'une commission d'étude ! Si on annonce que, d'avance, le gouvernement a décidé de se rallier à ses conclusions, Le Figaro, Le Monde et la CGT s'exclameront ensemble : "C'est truqué !" » Le Général a donné à Pompidou une leçon de finesse tactique : il faut prendre ses distances avec le rapport Massé, non pas pour biaiser avec lui — ce que nous avons d'abord cru et craint, autour de la table —, mais pour le rendre plus crédible. Et une leçon de philosophie politique : la commission Massé ne procède pas du suffrage universel, elle n'a pas de légitimité pour décider à la place du gouvernement. « Il faudra prémunir l'État contre des crises pareilles » « Non ! reprend le Général en se tournant dans ma direction. Ce qu'il faut dire, c'est que le gouvernement attend tranquillement le résultat des études Massé. Le point important, c'est cet avantage énorme que le gouvernement consent par principe : dans une période de plein emploi et de concurrence effrénée pour obtenir une main-d'œuvre qualifiée, il accepte que le secteur public soit payé au maximum ; il admet le rattrapage. Pompidou. — Soit ! Le gouvernement demande seulement que les travaux de la commission Massé soient achevés le plus vite possible. Il s'en saisira aussitôt et en tirera aussitôt la conclusion. « 1. Nous avons accepté le rattrapage. Il aura lieu. Il est d'autant plus nécessaire que le pourcentage révélé par les études pourrait être plus élevé que prévu. À l'heure actuelle, les mineurs ont perdu 5 % de leur salaire annuel, qui ne leur sera pas payé, et ils le savent. Samedi, ils n'auront plus de paie. La pénurie va commencer à se faire sentir aussi de leur côté. « 2. Il faut maintenir la stabilité des prix et des salaires en 1963. Le rattrapage mis à part, nous devons nous en tenir à la politique des salaires telle qu'elle avait été prévue, c'est-à-dire une augmentation de 3 %, plus le rendez-vous de septembre. Giscard. — Il y a un indice intéressant, c'est l'attitude des cadres. GdG (peu convaincu). — Les déclarations de tous les Malterre 1 sont aussi invertébrées, aussi moches que possible. « Il ne faut pas laisser s'accréditer l'idée qu'il y aura nécessairement des conclusions de la commission Massé. Peut-être il y aura des conclusions nuancées, avec des points d'interrogation. De toute façon, ce sera au gouvernement de faire un choix. Et, dans ce choix, il faudra faire intervenir des facteurs non évaluables. Giscard. — Il faut dégonfler les mythes. Le rattrapage ne peut être fait que par étapes ! On ne peut pas rattraper en une seule fois ! GdG. — Il faudra à l'avenir prémunir l'État contre des crises pareilles. Il faut préparer des mesures à l'avance, pour n'être pas pris au dépourvu et n'avoir pas à céder au chantage. » « Il faut utiliser les réserves » Après-midi du lundi 25 mars 1963. Venu passer trois jours en famille à Morzine, je skiais paisiblement, quand un moniteur me rattrape sur les hauteurs : « On vous demande d'urgence. » Pourquoi diable me dérange-t-on, puisque je reprends le train de nuit ce soir même ? C'est le directeur de mon cabinet, Claude Contamine : « Il faut que vous rentriez tout de suite, vous intervenez au Journal télévisé de 20 heures. Les radios l'ont annoncé. Les propositions faites hier dimanche par le gouvernement ont été repoussées par les syndicats. Vous passez voir le Premier ministre dès votre arrivée. La voiture du sous-préfet de Thonon vous emmène dans un quart d'heure. Vous prenez l'avion à Genève. » Me voilà trimballé comme un paquet-poste. Pompidou, qui m'attendait à Matignon, me fait part d'une nouvelle présentation des choses qu'il a imaginée. L'effort financier de l'État pour les mineurs n'est nullement accru, mais sa présentation est plus conforme aux revendications des mineurs et plus compréhensible pour le grand public : « En francs, c'est exactement le même montant que dans la proposition qu'ils vien-. nent de refuser, mais ça devrait les prendre davantage dans le sens du poil ; et surtout, ça devrait nous ménager l'opinion. » Il me précise que c'est le Général qui a pensé à me faire parler : « Il faut utiliser les réserves », a-t-il dit. Le ministre de l'Industrie et le Premier ministre ayant été en première ligne et leurs appels n'ayant pas été entendus, il valait mieux que cette ouverture de la dernière chance fût faite par quelqu'un qui n'avait pas été encore exposé dans la bagarre. Le militaire a eu l'idée de la manœuvre : lancer dans la bataille des forces fraîches. Il laisse son Premier ministre libre, sur le terrain, d'organiser l'attaque à sa guise. J'ai juste le temps de traverser la rue de Varenne, pour retrouver dans mon bureau Léon Zitrone, entouré de projecteurs et de caméras géantes. Trop tard pour enregistrer, il faut passer en direct. « C'est très difficile, me dit Zitrone comme pour m'encourager, vous allez travailler sans filet. Vous avez été annoncé partout, la France entière vous regarde. » Charmant ! Les nouveaux chiffres imaginés par Pompidou sont plus simples. Mais, à la différence de ceux qui ont circulé jusqu'à présent, ils sont mal compris des spécialistes, à commencer par les syndicats, qui m'accusent d'avoir compliqué les choses : ce qui bouscule les schémas reçus paraît plus compliqué, tout en étant plus simple. Le spécialiste du Travail auprès du Premier ministre, que Pompidou avait oublié de prévenir, contredit péremptoirement mes chiffres et déclare d'autorité aux journalistes accrédités que je me suis embrouillé 2 . Je retourne dans le bureau de Pompidou, qui se refuse toujours à avoir la télévision, mais qui a écouté sur son transistor. Il me rassure : « C'est exactement ce qu'il fallait dire. Le ton y était. » Pourtant, il ajoute : « Je ne sais pas ce que ça donnait à la télévision, et c'est la seule chose qui compte. Mais, à la radio, c'était parfait. » Si la télévision est la seule chose qui compte, pourquoi renâcle-t-il toujours à s'en pourvoir ? Le lendemain 26 mars, réception à l'Élysée en l'honneur de Lopez Mateos, Président du Mexique. Pendant le défilé qui prélude au dîner, le Général me dit hâtivement, en me serrant la main : « C'était bien, hier soir. C'était clair, c'était ferme. Enfin, on verra ce que ça donne. » Il n'en dit pas plus. Assez pour qu'on sente son inquiétude — malgré son désir de la dissimuler — et, aussi, son désir de conjurer le sort en évitant trop d'optimisme. De fait, que dix minutes de télévision y aient été pour quelque chose ou pour rien, les gens comprennent beaucoup mieux. On a le sentiment que le malaise se dissipe. La faveur publique bascule. Curieusement, cette simplification du problème, pour laquelle je n'ai été qu'un perroquet, et dont l'inventeur est Pompidou et lui seul, convient aussi peu aux syndicats et aux experts, qu'elle plaît visiblement à l'opinion — le seul terrain à intéresser le Général, qui jusqu'à présent l'avait senti se dérober sous son pied. 1 Secrétaire général de la Confédération générale des cadres (CGC). 2 Par la suite, ce conseiller technique du Premier ministre a été remplacé par Édouard Balladur. Chapitre 6 « J'EMPRISONNERAIS LES MENEURS » Avant le Conseil du 27 mars 1963, Pompidou me dit : « Il faut s'en tenir aux chiffres simples et incontestables que vous avez annoncés. À partir de janvier 63, ça fait 8 % d'augmentation, étalés jusqu'au 1er octobre. Avec le rattrapage, ça va faire 12,5 % en un an, ce qui est énorme pour des Charbonnages qui accusent un gigantesque déficit. « La mauvaise foi coule à flots. On nous sort maintenant des histoires de quatrième semaine dont on n'avait jamais parlé, et on en fait un prétexte de rupture. Les mineurs ont perdu par leur entêtement, en quelques jours de grève de trop. Ils ont eu tort de ne pas comprendre plus tôt qu'il fallait s'arrêter. Ils ont fait apparaître ce que vous avez révélé et qu'ils essayaient de cacher : que le charbon est beaucoup plus cher à la sortie des mines que si on le fait venir d'Amérique. « J'ai dit aux syndicats : "Vous avez le choix de la présentation. Vous contestez les chiffres avancés par M. Peyrefitte ? Ils sont l'équivalent exact de ceux que nous utilisions auparavant. Chiche, choisissez vous-même ! Le gouvernement est solidaire avec les chiffres proposés." (Même en s'adressant à moi, il feint d'oublier qu'il est l'unique inventeur de cette mise en scène.) « Les journaux ne parlent pas de la reprise de Lacq. Toujours de l'huile sur le feu pour l'attiser, jamais d'eau pour l'éteindre. » « La diminution de la durée de travail est une augmentation de salaire » Durant le Conseil, Bokanowski expose que les syndicats ont refusé nos propositions, soit sous la forme proposée dimanche, soit sous la forme présentée par moi lundi. Ils exigent la semaine de quarante heures et la quatrième semaine de congés payés. « Pour EDF, le rapport Massé a fait ressortir une avance si l'on compte à partir de 1959, mais un retard si l'on compte à partir de 1957. Ces chiffres sont ambigus. GdG. — Si vous contestez vous-même les chiffes de Massé, où allons-nous ? Ne pas en tenir compte a priori serait grave. Nous discuterons à partir de ces chiffres. Mais il faut bien savoir que nous n'y serons pas rivés. « Détacher complètement le problème des horaires du problème des salaires serait catastrophique. Il est essentiel de considérer que toute diminution de la durée du travail est une augmentation de salaire. « Il est d'autre part absurde de partir de l'idée de la parité. Il n'est pas possible que tout le monde soit égal à tout le monde ! Il y a nécessairement des variations suivant le lieu, suivant la nature des entreprises, suivant leur prospérité. Ce que je viens de dire s'applique aussi aux agriculteurs. Pompidou. — Pour les mineurs, le problème est derrière nous : non pas encore pour la fin effective de la grève, mais pour les décisions que nous avions à prendre. « Des erreurs ont été commises, sans doute. Mais les mineurs ont eu tort de ne pas accepter la reprise du travail. Le rattrapage et la prime ne doivent pas être dissociés. On doit faire ressortir des chiffres simples. Au point où nous en sommes arrivés, c'est une lutte d'information, plus qu'une lutte d'argent. GdG. — Ne dites pas trop ça ! Pompidou. — La rupture était voulue par les syndicats, alors qu'elle ne se justifiait plus. La position simplifiée qui a été exposée lundi à la télévision a mis les syndicats dans l'embarras vis-à-vis de l'opinion. Elle a retourné l'opinion, en lui montrant que les syndicats exagéraient. Ils ont déclaré alors : "L'aménagement qui est proposé ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, c'est un total." GdG. — L'aménagement n'est pas sans portée ! Il a toujours été entendu et proclamé que l'augmentation serait échelonnée ! Pompidou. — Le total des sommes versées doit rester le même ; l'ensemble des augmentations concédées représente un total de milliards au-delà duquel nous ne pouvons pas aller. « Si vous ne voulez pas qu'on le répète, ne le dites pas » GdG. — Mais si vous partez de l'idée qu'à condition de ne pas changer le total, on peut changer les dates, où irez-vous ? Pompidou. — Nous arrivons au point où il ne peut pas y avoir de discussion avant la reprise du travail. Il n'y a pas de raison pour que les questions que personne ne pose au début de la grève — quatrième semaine et salaire horaire — soient abordées maintenant sous la menace de la grève. « Le gouvernement est prêt à étudier dans une table ronde, comme il l'a fait pour les mines de fer, le problème de l'avenir de la profession — congés, retraite, reconversion, autres questions possibles — dès que le travail sera repris. Le problème est d'obtenir la reprise du travail, tout en restant ferme. « Je sens venir le moment où l'opinion pressera les mineurs de reprendre le travail, au lieu de les presser de poursuivre la grève, comme elle avait commencé par le faire. Grandval. — Notre Bible, ce devrait être le rapport Massé, y compris pour EDF. Le Brun 1 a appelé Louis Vallon (qui m'en a fait part aussitôt) pour dire que la CGT ne demandait qu'une chose, c'était de reprendre la conversation, à condition qu'on lui permette d'avoir une porte de sortie honorable. GdG. — Le Brun ! Le pauvre ! Il fait partie des otages ! (Il a dit "le pauvre", sur un ton affectueux. Le Brun n'est pas communiste, mais "gaulliste de gauche".) Grandval. — Il ne faudrait pas faire disparaître la prime de 50 nouveaux francs qui avait été proposée dimanche, malgré son refus par les syndicats et malgré la nouvelle présentation faite par M. Peyrefitte, qui les a incorporés dans de nouveaux pourcentages. "Donner et retenir ne vaut". Pompidou. — Le principe que vient d'évoquer M. Grandval est contestable. Les syndicats empochent tous les avantages qu'on leur accorde et en réclament toujours plus. Ils revendiquent 8 %. On les leur donne. Ils les mettent dans leur poche, mais il reste encore un certain pourcentage à y ajouter. Aucune raison de s'arrêter ! Giscard. — Notre seul adversaire, c'est la complication. Il est inutile de chercher à raffiner. Tout nouvel ajustement a pour effet d'embrouiller la situation. Je n'approuve pas la nouvelle présentation des choses qui a été effectuée par M. Peyrefitte. Pompidou (sèchement). — On ne pouvait pas représenter aux syndicats lundi les chiffres qu'ils avaient refusés dimanche. Il fallait bien rebattre le jeu. Bokanowski. — J'indique qu'à Blanzy, mais il ne faut pas qu'on le répète... GdG (sévèrement). — Alors, si vous ne voulez pas qu'on le répète, ne le dites pas. » Bokanowski, un peu confus, ravale sa confidence : « Bien, mon général. » On ne saura jamais ce qui s'est passé à Blanzy. « La grève n'est pas et ne sera pas payée » À ce même Conseil, Giscard présente le bilan financier des entreprises publiques, qui lui avait été commandé deux semaines plus tôt. « Les entreprises nationalisées connaissent un très profond déficit, qui augmente gravement depuis l'an dernier. Aux Charbonnages, 30 millions en 1959, 158 millions en 1960, 675 millions qui avaient été prévus pour 1963 ; mais la charge des grèves et du rattrapage correspond à 459 millions supplémentaires ; on va dépasser de beaucoup le milliard. Les Charbonnages accusent un déficit de 20 % de leur budget. GdG. — La notion de rattrapage appliquée à des entreprises qui ont un déficit de 20 % a quelque chose d'extravagant. Il faut faire ressortir la grande générosité du gouvernement. » Après le Conseil, le Général, très calme, me donne d'abord ses instructions : « Il faut ouvrir carrément le dossier des mineurs. Vous avez commencé, il faut continuer. Il s'était produit dimanche un malentendu. Les mineurs n'ont pas compris l'importance des propositions du gouvernement en leur faveur. Nous avons admis le principe du rattrapage. Quelle est l'entreprise en déficit qui accepterait d'indexer le salaire de ses employés sur le salaire des entreprises en pleine prospérité ? «Et à l'intérieur de l'enveloppe budgétaire que nous avons décidé d'accepter, montrez bien que deux jours de grève, à eux seuls, annulent 1 % d'augmentation sur toute l'année. En poursuivant la grève, les mineurs vont, non seulement effacer les avantages que nous leur accordons, mais arriver à une perte sèche grandissante, par rapport à ce qu'ils auraient gagné sans faire la grève. Dites bien, en effet, que la grève, comme le veut la loi, n'est pas et ne sera pas payée. Ne craignez pas de le répéter, de le clamer ! Sous la IVe, on avait pris l'habitude de payer les journées de grève à la fin d'un conflit du travail. Il n'en est plus question ! La grève est légale, mais la grève payée est illégale ! Les meneurs porteront seuls la lourde responsabilité de diminuer les avantages qui leur sont déjà acquis. « Le statut du mineur est une compensation au caractère pénible du métier. Mais, là non plus, il ne faut pas exagérer ! Le métier est beaucoup moins pénible qu'autrefois ; il est entièrement mécanisé ; on ne travaille plus à la pioche et à la pelle. L'émotion populaire s'accroche à des images qui datent du temps de Zola, mais qui ne sont plus justifiées. « Le salaire des mineurs va coûter très cher au contribuable lui-même. Cette grève est désormais sans objet. Elle n'a aucun sens : ce n'est plus qu'une manœuvre politique. Le malentendu est en train de se dissiper. » Je lui demande s'il pense que la CGT profite du climat actuel pour politiser les grèves. GdG : « Bien sûr ! Elle s'est arrangée d'abord pour ne pas apparaître. Au début, elle était même en retrait par rapport aux deux autres syndicats. Elle s'arrangeait pour pousser les autres en avant ; elle les faisait combattre à sa place. Ensuite, elle occupait le terrain. C'est comme ça qu'on fait le mieux la guerre. On ne s'use pas soi-même. On use les autres. « Mais, au fur et à mesure que le temps passe, la CGT se démasque. Maintenant que la CFTC et FO semblent plus hésitantes, la CGT montre quelles sont ses véritables intentions politiques. « Un seul moyen d'en sortir : rester inébranlable » AP. — Finalement, quel moyen d'en sortir voyez-vous ? GdG. — Je vous répète qu'il n'y en a qu'un, c'est de rester inébranlable jusqu'au bout. Dans votre commentaire, ne donnez pas l'impression qu'il y a trente-six formules possibles, que le gouvernement est prêt à aménager la formule proposée dimanche par les Charbonnages. Dites que votre exposition des choses, celle que vous avez faite lundi à la télévision, est destinée à simplifier et à clarifier. (Exposition : comme j'aime ce vieux sens du mot, pour présentation.)Vous pouvez dire qu'elle aide à mieux comprendre les choses. Mais dites bien que ce n'est pas un aménagement. Car il ne faut pas aménager. Il faut, maintenant, qu'ils avalent la pilule comme elle est, et pas autrement ! « Vous allez voir qu'ils vont finir par l'avaler car, à mesure que le temps passe, ils y perdraient leur argent. L'enthousiasme ne peut pas s'entretenir éternellement. La privation de salaire diminue la valeur de concessions de plus en plus problématiques à mesure que le vent tourne. Les mineurs commencent à se rendre compte que le temps travaille contre eux. « L'État doit sortir vainqueur de l'épreuve. Il doit fournir la démonstration que l'intérêt de tous exige qu'il ait le dernier mot. Et il ne peut pas en être autrement. « Alors, vous les verrez venir. Ils feront semblant de trouver toutes nouvelles les propositions que nous leur faisons, même si elles sont identiques aux précédentes. AP. — Comment voyez-vous l'avenir de la profession minière ? GdG. — Elle n'en a guère. C'est pourquoi elle s'est livrée à ce soubresaut, sans doute pour la dernière fois. Les mineurs savent que cet hiver glacial leur a probablement donné l'ultime occasion qu'ils avaient d'obtenir des concessions importantes du gouvernement. Des grèves comme celle-là ne peuvent pas recommencer avant plusieurs années. Et, dans plusieurs années, l'heure du charbon sera passée. Cette heure sonnait encore à cause d'un hiver spécialement rude. Ensuite, ce sera fini. Ils le devinent. « Le problème est le même pour les Six du Marché commun que pour nous-mêmes. Marjolin 2 , qui est loin d'être bête, a fait un rapport intéressant. Il montre que, pour les six pays, le charbon est de moins en moins pratique, à mesure qu'il est remplacé par le gaz, par l'électricité, par le mazout, ou par le charbon d'URSS ou des États-Unis, qui vaut deux fois moins cher, rendu dans nos ports. Dans tous les pays du Marché commun, nous sommes obligés d'entretenir ces mines pour des raisons sociales, et aussi à cause d'habitudes économiques pesantes — sur lesquelles on ne veut pas revenir. « C'est d'ailleurs la même chose dans la Ruhr, ou pour le minerai de fer de Lorraine. Toutes ces mines sont maintenant de mauvaise qualité. La minette de Lorraine ne vaut pas grand-chose en comparaison du fer de Fort-Gouraud ou du Gabon, qui va arriver beaucoup moins cher dans nos ports que sur le carreau de nos mines. Il faut bien continuer à l'extraire, sinon ce serait un tel drame ! Mais on ne fait que repousser le problème. « Je ferais jouer l'article 16 si les communistes et quelques olibrius... » AP. — Si les grèves ne s'arrêtaient pas, comptez-vous intervenir publiquement ? GdG. — Si les grèves ne s'arrêtaient pas dans quelque temps, j'interviendrais. Mais rassurez-vous, elles s'arrêteront. Maintenant, elles ne peuvent plus ne pas s'arrêter. AP. — Mais supposons qu'au contraire elles s'amplifient ? Que, la grève des Charbonnages stagnant, les grèves d'EDF, de la SNCF, de la RATP, d'Air-France s'ajoutent et paralysent toute l'économie française ? Alors, que feriez-vous ? GdG. — Dans ce cas-là, ma tâche serait toute tracée ! Je parlerais. Mais j'agirais aussi ! Je ne me contenterais pas de paroles ! «Bien sûr, à la fin des fins, je ferais jouer l'article 16. Je dénoncerais l'assaut général, si les communistes et quelques olibrius, qui croient malin de se faire leurs complices, s'attaquaient à l'État. J'emprisonnerais les meneurs. « C'est pour des circonstances comme celles-là que l'article 16 est fait. C'est pour des circonstances comme celles-là qu'il a déjà joué, et qu'il a rempli pleinement sa mission. AP. — Mais ne craignez-vous pas la colère d'un peuple de travailleurs qui se croisent les bras ? Que peut-on faire contre des gens qui défient les ordres qu'on leur donne ? GdG (après un soupir). — Si j'appelle le peuple de France en dénonçant l'assaut mené contre l'État, je crois que cet appel sera entendu. C'est l'État qui doit toujours sortir vainqueur. Sinon, il n'y a plus d'État, donc il n'y a plus de nation ! « Tout est tellement moins pénible, si l'on remet à plus tard la solution des problèmes, si l'on fait plaisir à tout le monde sur le moment, quitte à repasser le bébé aux successeurs ! C'était agréable, pour un gouvernement, de savoir qu'il était provisoire. On n'avait pas à se soucier de l'avenir. On était assuré de refiler à d'autres la responsabilité de payer les factures. (Il s'arrête un instant.) Oui, jusqu'au jour où ils ont tout de même été obligés de venir me chercher. » 1 Membre du bureau confédéral de la CGT. 2 Vice-président français de la Commission de la CEE. Chapitre 7 « QU'ILS SOIENT MINISTRES OU QU'ILS SOIENT MINEURS... » Pompidou, le mardi matin 2 avril 1963 : « Le Général m'a dit : "On traite Peyrefitte de propagandiste ! Il a bien de la chance ! Il y gagne, dans cette affaire." » Après avoir ri, Pompidou ajoute sérieusement : « La presse n'est pas mauvaise. Elle ne présente pas nos propositions comme des concessions. C'est tout ce que je demande. » Pompidou : « Qu'il n'y ait ni vainqueurs ni vaincus » Au Conseil du 3 avril 1963, Bokanowski fait le point des négociations entre les syndicats et les Charbonnages. L'accord s'est fait sur les chiffres annoncés la semaine précédente. Une table ronde étudiera l'avenir de la profession. On sent la volonté d'en finir. Sur le carreau des mines, il y a une nette reprise chez les agents de maîtrise ; il n'y a cependant pas encore de faille chez les mineurs. Pour Gaz de France et Électricité de France, les organismes syndicaux ont mis en cause les chiffres de Massé. Gaz de France et Électricité de France s'estiment donc frustrés. Bokanowski évoque le risque de grèves surprises, de grèves tournantes, de coupures de courant, etc., et demande l'autorisation de faire des propositions nouvelles. GdG : « Le rapport Massé a dit que le rattrapage d'EDF devait se chiffrer à 3,6 %. Vous dites que ce chiffre n'est pas suffisant. Alors, si vous ne vous en tenez pas au rapport Massé, où allons-nous ? Pompidou. — Massé a déposé ses conclusions, le gouvernement les a adoptées, il faut s'y tenir. Ainsi, on enterrera le rattrapage. Ce rapport a permis à tout le monde de sauver la face. Grâce à lui, il n'y a ni vainqueurs ni vaincus. » Je ne suis pas sûr que le Général aime cette formule de Pompidou. Dans sa vision de l'État, il faut qu'il y ait un vainqueur, l'État, et un vaincu, la corporation qui l'a bravé. Mais il ne veut pas engager une polémique avec son Premier ministre. Il fait comme s'il n'avait pas entendu. GdG : « Qu'est-ce que tout ça coûte ? » Giscard avoue n'avoir pas encore pu chiffrer l'ensemble de l'opération. « De toute façon, reprend le Général, EDF a-t-elle intérêt à maintenir ses brimades, ses provocations à l'égard du public ? Elle s'est bien mal conduite ! Bokanowski. — Si nous prenons une attitude ferme, nous risquons l'explosion. Peut-être pas une grève générale et unanime, mais des grèves sporadiques qui dureront plusieurs semaines. GdG. — Si cet effort ne suffit pas et qu'il y ait quand même une grève, quel avantage aura eu le gouvernement à ne pas s'en être tenu au rapport Massé ? Triboulet. — La question est de savoir qui négocie. Est-ce que c'est ce président d'EDF, qui avait écrit, je dis bien écrit, il y a quelques années : "Je suis indigné de ce que le gouvernement me charge de vous dire ! " ? GdG. — S'il a roulé les prédécesseurs de l'actuel ministre de l'Industrie, il le roulera lui aussi. Le ministre de l'Industrie, je le crains, n'est pas équipé pour résister à ses mies et à ses macs. « En tout cas, quand cette affaire sera réglée, d'une façon ou de l'autre, il faudra régler l'avenir d'EDF. Pompidou. — Les agents d'EDF pensent comme s'ils appartenaient à une affaire privée : elle pourrait gagner de l'argent et avoir des tarifs plus élevés. GdG. — Cette conception ne vaut rien. On a tout donné à EDF, à commencer par ses investissements, son réseau, ses installations. Pour combien comptent les crédits ouverts par EDF elle-même ? Giscard. — Pour zéro. GdG. — C'est l'État qui lui a fait cadeau d'à peu près tout ce qu'elle possède. Tous ces calculs, ce sont de mauvaises plaisanteries. Ce sont des fumisteries, dont ils abusent. Et ils abusent de la clientèle. « Ne faites rien avec EDF avant que la grève des mineurs soit finie » Giscard. — Il faut s'en tenir strictement aux chiffres de Massé. Notamment pour l'entreprise qui est la moins à plaindre, c'est-à-dire EDF. GdG. — Et la moins populaire. Giscard. — Il y aurait un grand inconvénient à aller dans une autre direction. Notre position serait affaiblie pour les autres négociations. Jacquet. — Il faut peser ce que coûte une grève, quand il suffit d'une petite prime pour l'empêcher. Pompidou. — La notion de prime est, de toutes, la pire ! Le rattrapage n'est pas dramatique : ça a quelque chose de définitif. Mais la prime appelle la répétition ! GdG. — De toute façon, ne discutez avec personne tant que le conflit en cours se poursuit ! Et ça n'est pas la peine de se fatiguer pour imaginer d'autres solutions que les chiffres stricts du rapport Massé. Pompidou. — Il est vrai que les conclusions du rapport Massé sur EDF et la SNCF sont assez floues. GdG. — C'est parce que, pour ces deux entreprises, il laisse le choix entre deux pourcentages ! Mais soyez sans inquiétude, on se ralliera toujours au pourcentage le plus élevé ! « Il y a deux principes à suivre : « 1. Ne rien faire avant la fin de la grève des mineurs. Vos types, vous leur direz : "On verra ça plus tard." « 2. Il ne faut rien accorder de plus que le rapport Massé. Pourquoi en rajouterait-on ? Si on en rajoute pour les uns, on ne pourra pas empêcher qu'on en rajoute pour les autres, les mineurs compris ! « Alors, tant pis si vos gens ne sont pas contents. On aura des coupures de courant. C'est tout. » « Les enfants de chœur qui ont bu les burettes » À la fin du Conseil, le Général reprend : « L'épreuve était inévitable avec le service public. C'est en train de se terminer, même si ce n'est pas encore fini. De tout cela, le bilan ne doit pas être mauvais. « Les entreprises publiques, dans la situation où elles sont — les Charbonnages, les plus méritants, EDF, le moins méritant, la SNCF qui est entre les deux —, ne peuvent moralement et matériellement paralyser la collectivité nationale. Pour les mineurs, c'est éclatant et terrible pour l'avenir de la profession minière. Leurs syndicats n'auront pas fait une bonne opération professionnelle, même s'ils ont un peu plus de rattrapage qu'il ne leur en avait été tout d'abord proposé. « À la SNCF, s'ils veulent embêter tout le monde, ils n'auront pas grand avenir. Ils ne peuvent pas ne pas sentir qu'ils dépendent de la bonne volonté de l'État pour leurs investissements. Ils n'ont pas intérêt à trop tirer sur la corde. On a vécu longtemps sans chemins de fer. Ils feront la grève pendant les vacances ? Je ne le crois pas, tout ça est artificiel. « L'essentiel, c'est que la grève soit terminée sur les chiffres définis par le gouvernement d'après le rapport Massé. « Quant aux autres, qu'ils attendent ! On n'est pas à leurs ordres ! » Après le Conseil, le Général me dit : « On a bien vu, pendant cette crise, qu'il y a, avant tout, un problème d'information. C'est par l'information qu'on peut rattraper l'opinion et isoler un groupe hostile au gouvernement. Sinon, tout le monde, aussi bien, pourrait se mettre ensemble contre le régime. « Faire la guerre aux patrons, c'est idiot, sauf pour les communistes, parce que la collectivité nationale ne suit pas. « La CGT ? La lutte des classes est son thème favori, c'est son fonds de commerce ; mais le peuple ne marche plus. « La CFTC ? Ce sont les enfants de chœur qui ont bu les burettes 1 . « Les mineurs ont fini par accepter ce qu'ils considéraient d'abord comme insultant. Cette affaire n'ira pas sans retour de flamme. Leur profession a perdu. Le pays s'est aperçu de deux choses : qu'on peut se passer du charbon français, et qu'il coûte très cher au contribuable. L'avenir de la profession est donc menacé. Il n'y a pas eu d'altération sensible de l'économie nationale pendant tout le mois de mars. On s'est débrouillé. On a fait appel à l'étranger, à d'autres sources d'énergie. L'industrie, les administrations ont utilisé le mazout. La France a continué à tourner. L'économie devait être paralysée, le gouvernement devait tout lâcher ! Jamais la pression n'avait été aussi forte. Et pourtant, le gouvernement n'a pas reculé. « Les meneurs des mineurs (il a sûrement cherché l'allitération) ont cru qu'on se trouvait dans les mêmes circonstances qu'en 1789, quand l'Ancien Régime était aux abois, ou qu'en 1945, quand la puissance de la CGT et la représentation proportionnelle fournissaient la preuve de la puissance des communistes. Ils ont cru soulever un formidable tollé contre le gouvernement. Ils ont cru renverser des privilèges. Ce qui est arrivé, c'est, au contraire, qu'ils sont apparus comme des privilégiés. Détenteurs de privilèges jadis pleinement justifiés, aujourd'hui périmés. » Il conclut l'entretien par cette citation : « Il n'est si mince goujat qui ne se croie autorisé à corriger les fautes d'Hamilcar.» Je lui avoue ne pas la connaître : « Voyons ! me dit-il, visiblement déçu. C'est dans Salammbô. » « Ils se foutent éperdument des autres » Matignon, vendredi 5 avril 1963. Pompidou me demande de susciter une tribune libre, qui pourrait être de Maurice Lemaire 2 ou de Charles Morazé 3 et qui pourrait paraître dans Le Monde, sur cette grève qui a démontré que la pénurie de charbon ne se faisait pas sentir. Les mineurs ont prouvé le contraire de ce qu'ils voulaient : on peut se passer d'eux. Il me raconte en riant qu'il a dîné hier soir avec une jeune femme qui lui a demandé : « Est-ce qu'il y aura assez de charbon pour nous faire les yeux ? » Marie-Antoinette et ses brioches vivent toujours parmi nous. Il reprend son sérieux : « Avec le référendum d'avril 62, puis le référendum d'octobre et les élections qui ont suivi, nous avons fait du super-arrosage. Nous avons eu deux années sociales. Mais, de grâce, qu'on ne nous annonce pas une nouvelle année sociale pour 1964 ! La masse salariale du ministère des PTT, à effectif constant, a augmenté de 64 %. Ça n'est pas du social ? » À l'issue du Conseil du 10 avril 1963, je demande au Général s'il envisage toujours de parler au pays, comme il m'en avait annoncé l'intention ; puis il avait sursis à cause de la grève. GdG : « Oui, à la fin de la semaine prochaine, jeudi ou vendredi. Je rappellerai que l'État a une vocation naturelle, qui est de satisfaire l'ensemble des citoyens et non pas quelques-uns au détriment de tous. Pour cela, il faut respecter le Plan qui est en cours. Il faut l'appliquer rigoureusement. Certains trouvent que le Plan va trop lentement et voudraient aller plus vite. Ils ont tort. « Voyez-vous, c'est comme les ministres au sein du gouvernement. Pisani voudrait augmenter les crédits pour ses paysans, Fouchet en demande davantage pour ses enseignants, Jacquet pour les transports. Des sous ! Encore des sous. Ils en sont tous là, qu'ils soient ministres ou qu'ils soient mineurs. Ils se foutent éperdument des autres. « On serait l'héritier de ses propres conneries » « Nous sommes en pleine révolution. L'État a des obligations de plus en plus vastes. Les activités sont de plus en plus interdépendantes. Il y a fusion des anciennes classes sociales. Il y a accroissement des responsabilités des professions diverses à l'égard de la collectivité. Tout cela évolue très vite. Il est parfaitement normal qu'au milieu de ces immenses changements, il y ait des tâtonnements et des heurts, et quelquefois des erreurs. Tout cela est inévitable. « Il faut que le gouvernement soit mieux en mesure de juger. Pour cela, il faut qu'il soit informé. Il aurait fallu que l'administration soit en état de connaître exactement l'évolution des salaires dans les différents secteurs, ce qui n'était pas le cas avant le rapport Massé. « Il faut ensuite que l'État soit en contact permanent avec les professions. « Il faut enfin que les représentants des professions se dégagent de l'esprit d'opposition politique et n'appartiennent pas à une école partisane. « Il faut enfin qu'au sommet, c'est-à-dire au Conseil économique et social, on procède à des débats beaucoup plus larges et beaucoup plus décisifs. Il faut que le Conseil économique et social devienne l'organe neuf où les gens s'expliquent sur l'élaboration et sur l'application du Plan de développement national. (Voilà le référendum sur le Sénat qui revient.) « C'est commode, de se mettre bien avec tout le monde, sans se rendre compte qu'on prépare la chute pour un peu plus tard. Autrefois, on pouvait mener ce genre de politique. Aujourd'hui, on ne peut plus, car on sait qu'on est là pour longtemps et qu'on serait soi-même l'héritier de ses propres conneries. » Pompidou : « L'opposition se sent plus forte dans le pays qu'à l'Assemblée » Matignon, 23 avril 1963. Pompidou, lors de notre conversation du matin : « À un prix qui n'est pas supérieur au prix des années précédentes, on aura liquidé le mythe du retard du secteur public. Mais il faut désormais rendre impopulaires les grèves et appuyer ainsi l'action économique du gouvernement. C'est une question d'information.» Il est bien sur la même longueur d'onde que le Général. Je lui fais observer que les dégâts dans l'opinion demeurent profonds. Jean Stoetzel, le sociologue qui a fondé le Gallup français avant la guerre sous le nom d'IFOP — et qui, naguère, a été mon maître —, a demandé à me voir : « C'est la première fois de ma vie que je demande audience à un ministre. Mais c'est la première fois que j'observe dans les sondages une chute pareille dans la cote d'un chef d'État ou de gouvernement. Celle de De Gaulle est tombée en un mois de 63 % d'opinions favorables à 41 %.» Il y voit quatre causes possibles : 1 La nouvelle tentative d'attentat à l'École militaire, qui prouve que les affaires d'OAS ne sont toujours pas réglées et que le gouvernement n'a pas réussi à rétablir la sécurité. 2 Ou bien, la condamnation à mort de six des conjurés du Petit-Clamart. 3 Ou bien, la rudesse avec laquelle le Général a claqué la porte au nez des Anglais pour leur barrer l'entrée dans le Marché commun. 4 Ou, enfin, la grève des mineurs. Il n'exclut pas une combinaison des quatre facteurs. J'ai répondu à mon bon maître que je n'hésitais pas. Le sondage permanent que me permet le contact hebdomadaire avec mes électeurs ne m'a jamais trompé. L'attentat éventé et le zut aux Anglais les ont fort peu émus, et auraient plutôt fait monter la cote du Général. Les six condamnations à mort ne les bouleversent pas ; d'ailleurs, la plupart d'entre elles seront sûrement commuées, puisque, cette fois, le chef, Bastien-Thiry, en fait partie. C'est évidemment le quatrième facteur qui a tout gâché. (Faut-il qu'un grand sociologue soit contaminé par le parisianisme, pour formuler de pareilles hypothèses !) Pompidou, à qui je raconte cette visite de son vieux camarade — ils appartiennent à la même promotion de la rue d'Ulm —, partage mon sentiment : « Mais le quatrième facteur n'a eu de telles conséquences, que parce que les Français se sont rebellés. Ils ressentent que les élections de novembre dernier ne les reflètent pas. C'est l'inconvénient du scrutin majoritaire. Quand une crise éclate, l'opposition se sent infiniment plus forte dans le pays qu'à l'Assemblée. Les Français n'ont pas vraiment voulu cette Assemblée inconditionnelle. La grève des mineurs a servi de révélateur. » « Comme un caprice pharaonique » Après un silence, Pompidou revient sur le regret qu'il m'a déjà exprimé il y a un mois : « Je m'en veux d'avoir envoyé un motard le samedi à Colombey, sans attendre que le Général revienne le lundi. Le Général est trop honnête et a inscrit à la main le lieu et la date. La presse a mis l'accent sur ce "décret de Colombey" saugrenu. Ça a exposé le Général beaucoup plus qu'il n'aurait dû l'être. Alors qu'à Paris, sa signature, parmi quatre ou cinq autres, n'aurait pas retenu l'attention. Ce qui aurait dû être un paraphe de routine a été présenté comme une provocation personnelle du monarque, adressée à la classe ouvrière. Comme un caprice pharaonique. Je ne me le pardonne pas. » 1 Allusion aux origines démocrates-chrétiennes de ce syndicat, qui n'est pas encore devenu CFDT. Le Général me redira cette expression à plusieurs reprises, sans doute pour m'inciter à l'employer, pendant les années 1963, 1964 et 1965 à propos du MRP, puis de Jean Lecanuet pendant la campagne présidentielle. Et il l'enregistrera même entre les deux tours, au cours de ses entretiens avec Michel Droit ; mais il la fera supprimer sur nos instances. 2 Député gaulliste, polytechnicien, ancien ministre de l'Industrie. 3 Historien et sociologue. Chapitre 8 «NOUS AURONS GAGNÉ SI NOUS SAVONS TIRER LES CONSÉQUENCES » Matignon, 23 avril 1963. Pompidou a le droit d'être satisfait. La grève des mineurs, véritable psychodrame national, est terminée. Pendant ces semaines, il a été sans cesse sur la brèche. C'est lui qui a négocié avec les syndicats. Lui qui a chargé Massé d'une mission d'étude et de conciliation sur le « rattrapage » souhaitable, et qui a fait ainsi sortir le gouvernement de l'impasse. Lui qui a chargé le conseiller d'État Toutée d'élaborer une procédure pour régler à l'avenir ce genre de problèmes dans l'ensemble du secteur public. Lui qui a décidé souverainement du taux des augmentations à accorder. Il a été tout à fait à l'aise dans ce rôle d'homme-orchestre. Ce matin, à la fin de notre réunion quotidienne — nous restons tous deux seuls dans son bureau —, il me déclare : « Les leçons de cette crise sont claires : « Primo : la démagogie ne paie pas. Les politiciens, les curés ou les plumitifs qui se sont empressés de faire pleurer Margot en auront été pour leurs frais. Notamment, les gaullistes, de gauche ou pas de gauche, qui ont voulu nous apitoyer et jouer les bons offices. Ceux-là, il faudra les barrer à l'avenir, ils ont fait la preuve qu'ils ne tiennent pas le coup en cas de coup dur. « Secundo : le Premier ministre peut se casser la gueule. Ça a failli m'arriver. Dans ce cas, j'aurais été remercié comme une bonniche. C'est Matignon qui doit jouer le rôle de cellule de crise — et de disjoncteur pour protéger l'Élysée. Pompidou : « Si la succession avait lieu aujourd'hui, ça ne pourrait être que moi » « Tertio : la grande faute a été la réquisition des mineurs. On m'avait démontré que c'étaient les mineurs eux-mêmes qui la souhaitaient, pour se dégager des pressions syndicales... Preuve dramatique que personne n'avait vraiment le contact ni avec les syndicats, ni avec la base. Il faut tout faire pour apaiser les masses qui peuvent faire courir des risques au régime, avant qu'elles ne se mettent en colère. C'était mon instinct. Le Général me poussait à l'intransigeance. Je ne me pardonne pas cette réquisition, qui a mis le feu aux poudres. « Quarto : la seule question qui compte maintenant, c'est de savoir comment assurer la continuité du régime. Personne ne peut dire, à cette heure, si le Général se présentera ou non. Il ne le sait pas lui-même. J'essaie de le pousser à se présenter, il dit qu'il ne veut pas. Je suppose qu'il vous le laisse entendre à vous-même ? (Je reste muet. Je n'ai que des impressions, et qui vont dans l'autre sens ; je préfère les garder pour moi.) Mais, tel qu'il est, il ne peut pas dire autre chose. Il veut qu'on le supplie de rester. Si je ne le poussais pas, encore plus énergiquement que les autres, à se présenter, il en déduirait que j'ai hâte de prendre sa place. En tout cas, à supposer qu'il décide de se retirer, il faudra que nous fassions tous bloc sur celui qui sera le mieux placé pour gagner. Si je m'étais cassé la gueule avec les mineurs, ça n'aurait pas pu être moi. Si la succession avait lieu aujourd'hui, ça ne pourrait être que moi. Mais tant de choses peuvent se passer d'ici là, qu'on ne peut encore rien dire. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut se préparer, comme dit le Général. (Il a dû lui dire : "Préparez-vous ! ") « Quinto : aux élections législatives qui suivront l'élection présidentielle, il y aura, d'un côté, ceux qui auront soutenu le Président ; plus ceux qui se seront ralliés à lui, à la veille du second tour, les ouvriers de la onzième heure ; ou même le lendemain, les Thomas qui attendent d'avoir touché pour croire. De l'autre, ceux qui l'auront combattu. Une majorité aux contours nets se dessinera autour de lui. En face, la minorité formera l'opposition. La majorité présidentielle et la majorité législative se recouperont. Bien sûr, le Président devra se conduire en Président de tous les Français. Seulement, ce rôle, il ne pourra le tenir qu'en s'appuyant sur le socle d'une solide majorité nationale. Le Général a eu du mal à l'admettre, mais il s'y fait peu à peu. Son rêve unanimiste se dissipe, Dieu merci. » « Il ne faut jamais se renier » Salon doré, 24 avril 1963. Avec le Général, même entretien qu'avec Pompidou sur les quatre hypothèses de Stoetzel. Réponse analogue : « La presse m'accuse d'avoir exigé la réquisition. On m'avait prétendu que les mineurs n'attendaient que ça pour reprendre leur travail. En fait, ça a galvanisé les oppositions. « A partir du moment où c'était fait, c'était fait. Il ne faut jamais se renier. L'action comporte toujours, à court terme, des dommages dans l'opinion ; mais si on veut ménager la chèvre et le chou et danser d'un pied sur l'autre, les dommages, à long terme, sont bien pires, et irréparables. « Voyez-vous, de 58 à 62, à cause de l'affaire algérienne, l'opinion ouvrière m'entourait de sa sympathie agissante, et j'ose dire de son affection. Dans les manifs contre moi, suscitées par ceux qui trouvaient que je ne me précipitais pas assez vite dans les bras du FLN, il n'y avait pas d'ouvriers, il n'y avait que des pisseurs d'encre et de vinaigre. « La classe ouvrière me suivait — car il y a encore une classe ouvrière, et notre grande affaire, dorénavant, sera de la faire disparaître. AP. — Mais comment ? GdG. — Par la participation. Nous en reparlerons... Les prolétaires, comme dit Thorez, adhéraient à ma politique par instinct. Ils surmontaient leur adhésion à des syndicats ou à des partis politiques qui me combattaient. Cette malheureuse grève des mineurs, à cause du décret de Colombey qui m'a mis en première ligne, a éloigné de moi les ouvriers. Ne vous en faites pas, ils nous reviendront quand ils auront pris du recul. » « Les Français se sont dit que la majorité est trop belle » Il s'arrête un instant, et prononce à voix grave, presque basse : « Peut-être que les Français ont pensé que l'Assemblée nationale et le gouvernement ne les représentaient pas vraiment. Peut-être qu'ils se sont dit que la majorité est trop belle. Ce n'est pas ce qu'ils voulaient.» Est-ce le Général qui a donné son interprétation à Pompidou, ou Pompidou au Général ? Je croirais plutôt ceci que cela. « Au point où en étaient les choses et en particulier l'action des communistes, il devait nécessairement arriver un moment où, les réclamations étant considérables, il apparaîtrait qu'on ne peut pas tout satisfaire. L'abandon est toujours la pire des politiques. « On ne peut rien sur un chameau qui baraque » « J'ai signé la réquisition des mineurs. Si l'action avait consisté ensuite, pour le gouvernement et pour moi-même, à dire : "C'est entendu, nous donnons satisfaction aux mineurs, demain aux cheminots ", que se serait-il passé ? Sur le moment, il y aurait eu des soupirs de soulagement dans Le Figaro, dans La Croix et au Monde. Puis, on aurait tous été emportés. J'aurais perdu ma raison d'être, qui est d'être identifié à l'intérêt général. L'intérêt général, c'est l'expansion dans l'ordre, c'est la progression dans la stabilité. Si je venais à le renier, je me renierais moi-même, et ça ne servirait à rien. « Quand les mineurs ont décidé d'ignorer la réquisition, il y a eu un moment difficile. On ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, on ne peut rien sur un chameau qui baraque. « Il a bien fallu lâcher un peu de lest. Le gouvernement a pris une position très favorable au secteur public, puisqu'il accepte l'alignement sur le secteur privé dans une période où celui-ci a connu une hausse considérable. Dans l'avenir, ça ne pourra pas se perpétuer. « Arrangez-vous pour faire ressortir non seulement les chiffres qui sont contenus dans le rapport Massé, mais encore les constatations élémentaires et fondamentales qu'il contient. Et puis il y a le rapport Toutée. Nous y voyons plus clair pour plus tard. Tout ça est arrivé parce qu'on n'avait pas su analyser une situation correctement et en tirer les conséquences pour l'avenir. Dire que personne ne se doutait qu'il y avait un "rattrapage" à effectuer ! L'équité aurait voulu qu'il soit assuré par des procédures de contrôle et de concertation. Qui s'en souciait, jusqu'à ce que les mineurs se mettent en grève ? « Se prosterner devant les féodalités, je ne l'ai jamais admis et je ne l'admettrai jamais » « C'est le rôle de l'État que d'arbitrer les intérêts particuliers et de les soumettre à l'intérêt général. De même qu'il faut que le Premier ministre, et en dernier ressort moi-même, nous arbitrions les demandes des ministres dépensiers, il faut que l'État arbitre les revendications des différentes catégories sociales. « Dans cette affaire comme dans les autres, nous n'avons pas permis que l'État se prosterne devant les féodalités. Je ne l'ai jamais admis et je ne l'admettrai jamais. Ce serait trahir le peuple tout entier, qui doit passer avant chacune de ses composantes ; et qui nous a fait confiance pour que ce soit le cas. « C'est nous qui aurons gagné l'épreuve de force, conclut le Général, si nous savons en tirer les conséquences. Quand les gens remettront les choses à leur place, un peu d'impopularité sera vite oublié ; des mesures à long terme dureront. Il n'est pas possible d'admettre qu'une corporation, sous prétexte qu'elle est subventionnée et que les finances publiques paient ses déficits, puisse faire plier la nation et reculer l'État. « Voyez-vous, il ne faut jamais privilégier un groupe sur la nation, ni sacrifier l'avenir pour surmonter un embarras du présent. Le salut du pays avant tout. Primum omnium salus patriae. » FIN DU PREMIER TOME LISTE DES SIGLES AELE, Association européenne de libre échange (cf. EFTA). AFP, Agence France presse. ALN, Armée de libération nationale (cf. FLN). AMGOT, Allied military government of occupied territories. BBC, British Broadcasting Corporation. CECA, Communauté européenne du charbon et de l'acier. CECLES, Centre européen de construction et de lancement d'engins spatiaux (cf. ELDO). CED, Communauté européenne de défense. CEE, Communauté économique européenne. CFLN, Comité français de libération nationale. CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens. CGT, Confédération générale du travail. CNI, Centre national des Indépendants. CNPF, Conseil national du patronat français. CNR, Conseil national de la Résistance. DATAR, Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale. EFTA, European free trade association (cf. AELE). ELDO, European Launcher Development Organisation (cf. CECLES). ENA, École nationale d'administration. FEN, Fédération de l'Éducation nationale. FFI, Forces françaises de l'intérieur. FFL, Forces françaises libres. FLN, Front de libération nationale (cf ALN). FO, Force ouvrière. GPRA, Gouvernement provisoire de la République algérienne. GPRF, Gouvernement provisoire de la République française. MRP, Mouvement républicain populaire. OAS, Organisation armée secrète. ONU, Organisation des Nations unies. OTAN, Organisation du traité de l'Atlantique Nord. PC, Parti communiste. PSU, Parti socialiste unifié. RPF, Rassemblement du peuple français. RTF, Radio-télévision française. SFIO, Section française de l'Internationale ouvrière. SNI, Syndicat national des instituteurs. STO, Service du travail obligatoire. UDCA, Union de défense des commerçants et artisans (« poujadistes »). UDT, Union démocratique du travail : gaullistes de gauche. UEO, Union de l'Europe occidentale. UNEF, Union nationale des étudiants de France. UNESCO, United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture). UNR, Union pour la nouvelle République. Ce sigle a été remplacé en 1962 par UNR-UDT, en 1967 par UDVe (Union des démocrates pour la Ve République), en 1968 par UDR (Union pour la défense de la République de mai à octobre 1968, puis Union des démocrates pour la République), en 1976 par RPR (Rassemblement pour la République). INDEX DES PRINCIPAUX NOMS DE PERSONNE CITÉS ABBAS. Ferhat : 112. ADENAUER, Konrad : 41, 61, 68, 108, 152-157, 160, 162, 249, 254, 261, 312, 317, 326, 346, 355. 365, 366, 369, 376, 388. AILLERET, Charles : 105, 118, 290. ARGOUD, colonel : 123, 127, 223. ARON, Raymond : 37, 418, 437. ALSOP, Joseph : 71, 341, 359, 360, 418. AURIOL, Vincent : 36, 44, 141. BACON, Paul : 129, 513. BALL, George : 355. BALLADUR, Édouard : 572. BARRÉS, Maurice : 279. BARTHOU, Jean : 210. BAUMGARTNER, Wilfrid : 75, 76, 78, 92, 221, 455, 516. BEAUMARCHAIS, Jacques de : 69, 79. BELIN, Roger : 104, 115. BEN BELLA, Ahmed : 112, 122, 175, 201, 250, 254, 394, 398, 400-406. BEN KHEDDA, Youssef : 112, 172, 175. BÉNOUVILLE, Pierre de : 186. BEUVE-MÉRY, Hubert : 81, 82. BIDAULT, Georges : 49, 63, 126, 127, 281. BILLOTTE, général c.r. : 556. BOHLEN, Charles : 355, 422. BOISSIEU, colonel Alain de : 81, 208, 209, 212. BOISSON, Pierre : 146. BOKANOWSKI : voir MAURICE-BOKANOWSKI. BONNEVAL. colonel Gaston de : 16, 53, 81, 84, 133, 142, 232. BOULIN, Robert : 136-138, 171-173, 192, 195. 196, 202, 204, 205, 221, 227, 252, 357, 481, 483, 523. BOULLOCHE, André : 42. BOUMEDIENE, Houari : 405. BOURGES, Yvon : 209. BOURGÈS-MAUNOURY, Maurice : 346. BOURGUIBA, Habib : 326, 327, 406, 415. BOUSCH, Jean-Éric : 559. BRIAND, Aristide : 230. BROGLIE, Jean de : 72-74, 90, 115, 131, 162, 230, 234, 244, 249, 394, 395, 397-401, 403, 405, 502. BROUILLET, René : 16, 42, 44, 48, 53, 60, 61, 64, 65, 66, 76. 78, 81, 84, 140, 285, 477, 507. BURIN DES ROZIERS, Étienne : 14, 16, 97. 104, 128, 133, 183, 209, 265, 305, 306. 475, 477, 478, 529. BURON, Robert : 17, 31, 90, 113, 123, 129, 329. CANAL, André :127. CAPITANT, René : 35, 442. CAROUS, Pierre : 559. CARTIER, Jacques : 55. CARTIER, Raymond : 55. CATROUX, Diomède : 556. CATROUX. général Georges : 147, 322. CHABAN-DELMAS, Jacques : 36, 40, 41, 179, 236, 345, 346, 439. CHALANDON, Albin : 446, 447. CHARBONNEL, Jean : 44. CHAUVEAU, Jean (Xavier de LIGNAC, dit) : 13, 128, 182, 183. CHAVANON, Christian : 129. CHEVALERIE, Xavier de la : 16. CHEVALLIER, Jacques : 138. CHURCHILL, Sir Winston : 41, 145, 146, 299, 307, 308, 335, 370, 371. CLEMENCEAU, Georges: 12, 219, 230, 413. CORBIN, Charles : 147. COSTE-FLORET, Paul : 245. COT, Pierre : 143. COTY, René : 44, 141, 185, 231, 295, 433. COUDENHOVE-KALERGI, Richard : 60. COURCEL, Geoffroy de : 11, 16, 48, 65, 79, 80, 83, 84, 97, 437, 477, 478. COUVE DE MURVILLE, Maurice : 16, 46, 79, 80, 95, 96, 102, 106, 107, 110, 133, 150, 157, 161, 200, 229, 236, 239, 268, 281, 287, 292, 293, 295, 298, 299, 303, 315, 316, 318, 326, 332, 333, 338, 339, 349, 369, 375, 377, 381, 382, 384, 385, 387, 391, 401, 407, 418, 426, 463, 476. DALADIER, Édouard. : 146, 412. DARLAN, amiral François : 148, 175, 362, 437, 438. DEBRÉ, Michel : 16, 56, 72, 79, 82, 91. 92, 95, 96, 101, 103, 118, 133, 179, 186, 266, 272, 322, 433, 445, 449, 451, 452, 454, 466, 472-474, 482, 483, 490, 499. DEFFERRE, Gaston : 99. DELBECQUE, Léon : 40, 186. DELOUVRIER, Paul : 433. DESCHANEL, Paul : 219. DESGRÉES DU Lou, Emmanuel : 16. DILIGENT, André : 492. DROIT, Michel : 10, 494, 582. DUHAMEL, Jacques : 521. DULAC, général André : 187. DUMAS, Pierre : 198, 222, 238, 272, 443, 444, 481, 483, 484. DUPUY, Anne-Marie : 103. DUVERGER, Maurice : 446. EDEN, Sir Anthony : 299, 371. EISENHOWER, Dwight : 41, 291, 305-313, 341, 370, 374. ERHARD, Ludwig : 376, 384. ERLANDER, Tage : 353. FABRE-LUCE, Alfred : 68, 83. FANFANI, Amintore : 108, 349. FARÈS, Abderrahmane : 81, 88, 139, 172, 175, 199, 203, 204, 394. FAURE, Edgar : 49, 108, 133, 479. FAURE, Félix : 71, 312. FAURE, Maurice : 70, 233, 276, 332, 428. FAUVET, Jacques : 104, 267. FERNIOT, Jean : 104. FERRY, Jules : 231. FLOHIC, François : 16. FOCCART, Jacques : 16, 79, 82, 186, 267, 476. FONTAINE, André : 356. FONTANET, Joseph : 105, 129. FOUCHET, Christian : 13, 69, 70, 106, 111, 128, 132, 151, 159, 169, 170, 221, 222, 231, 234, 272, 288, 291, 300, 302, 334, 394, 395, 458, 500, 501, 543, 583. FOURQUET, général Michel : 105, 191. FOYER, Jean : 113, 114, 126, 131, 170, 171, 226, 227, 235, 239, 243, 457, 536. FRANÇOIS-PONCET, André : 42, 43. FREY, Roger : 13, 16, 38, 113, 122, 123, 127, 131, 141, 147, 149, 186, 205, 208-212, 232, 236, 247, 259, 263, 264, 267, 269, 271, 291, 403, 445, 450, 463, 471, 476, 477, 502, 507, 535, 561, 565, 569. GAILLARD, Félix : 32, 185, 444. GAITSKELL, Hugh : 364, 365. GALICHON, Georges : 16, 128, 140, 183, 475, 477, 507, 510. GALLOIS, Pierre : 422. GAMBETTA, Léon : 231. GAMELIN, général Maurice : 412, 413. GAULLE, amiral Philippe de : 9, 599. GENEVOIX, Maurice : 10, 12, 42, 43, 435. GENSOUL, amiral Marcel : 145. GILLET, Robert : 79. GIRAUD, général Henri : 142, 143, 175, 322, 362, 438. GLAOUI (Al Hadj THAMI-L GLAWI, dit le) : 362. GISCARD D'ESTAING, Valéry : 48, 106, 110, 174, 195, 199, 201, 221, 240-242, 244, 245, 263, 327, 343, 397, 403, 443, 444, 461-465, 487, 488, 514-518, 521-525, 529, 531-534, 537, 549, 552, 561, 564, 566, 569, 570, 575, 579, 580. GORSE, Georges : 44, 228, 237, 238, 398. GOUIN, Félix : 475, 478. GRANDVAL, Gilbert : 96, 114, 115, 131, 245, 247, 263, 264, 395, 403, 464, 489, 520, 529, 535, 542, 546, 549, 551, 563, 564, 569, 575. GRÉVY, Jules : 179. GUICHARD, Olivier : 16, 32, 40, 79, 82, 95, 96, 185, 186, 187, 208, 224, 267, 337, 476, 477, 493. GUILLAUMAT, Pierre : 384. HALLSTEIN, Walter : 365, 369. HASSAN II : 407, 410, 436. HEATH, Edward : 106, 349, 356, 369. HERRIOT, Édouard : 231. HOME, Sir Alec Douglas : 424. ISORNI, Jacques : 463, 464. JACSON, William : 556. JACQUET, Marc. : 25, 26, 38, 39, 443, 512, 518, 551, 569, 580. JACQUINOT, Louis : 105, 173, 236, 478. JARROT, André : 556. JEANNENEY, Jean-Marcel : 175, 199, 206, 268, 476. JEANNENEY, Jules : 34. JEBB, Gladwyn : 372. JOFFRE, Joseph : 102, 412, 413. JOUHAUD, général Edmond : 113, 127, 169, 170, 171, 172. JOXE, Louis : 79-82, 105, 112, 115, 121, 123, 125, 126, 131, 135, 138, 172, 174, 175, 191-194, 199, 201, 203, 231, 234, 246, 249, 250, 254, 262, 268, 397, 403, 404, 426, 463, 476, 486, 487, 522. JUIN, Alphonse : 322, 323. KENNEDY, John-F : 210, 227, 261, 290, 292, 308, 313, 332, 338, 339, 342, 346, 351, 357-359, 374, 377, 418, 501. KHIDER, Mohamed : 173, 394, 401, 403, 404. ICHROUCHTCHEV, Nikita : 41, 261, 306, 307, 315, 319, 346, 413, 528. KIR, chanoine Félix : 41. LA MALÈNE, Christian de : 95, 186. LABOURET, Vincent : 80, 81, 83. LATTRE DE TASSIGNY, Jean-Marie de : 305, 341. LAUDRIN, abbé Hervé : 556. LAVAL, Pierre : 148. LEBRUN, Albert : 231. LE BRUN, Pierre : 575. LECANUET, Jean : 582. LECLERC (Philippe de HAUTECLOCQUE, dit) : 305, 474, 475. LECOIN, Louis : 329. LEFRANC, Pierre : 16, 476, 493, 498, 501. LEGENDRE, Jean : 70. LELONG, Pierre : 536. LEMAIRE, Maurice : 583. LEMNITZER, général : 290, 291, 374. LEUSSE, Bruno de : 80, 83. LÉVÊQUE, Jean-Maxime : 477, 526, 536. LIPPMANN, Walter : 341, 418. LUNS, Joseph : 61, 106, 107, 119, 159, 291, 335, 390. MACMILLAN, Harold : 41, 109, 117, 151, 261, 299-302, 304, 306, 314, 332-336, 338, 346-349, 355, 356, 361, 363-366, 372. MALRAUX, André : 10-12, 19, 23, 24, 42, 64, 79, 80, 81, 89, 92, 105, 106, 162, 229, 236, 268, 316, 329, 357, 358, 359, 361. 479, 487, 501, 502, 522, 523. MANAC'H, Étienne : 81, 438. MARCELLIN, Raymond : 192, 235. MARETTE, Jacques : 228, 237, 294, 395, 476, 519, 541. MARIN, Jean : 492. MARJOLIN, Robert : 577. MARQUE, Henri : 19. MARTY, Mgr : 156. MARSHALL, George : 515. MASSÉ, Pierre : 527, 566, 568-570, 573, 575, 579-581, 584, 589. MASSU, général Jacques : 433. MAURIAC, Claude : 10-12. MAURIAC, François : 284, 435. MAURIAC, Jean : 19, 284. MAURICE-BOKANOWSKI, Michel : 141, 149, 383, 384, 488, 502, 514, 518, 541-545, 547, 548, 550, 558, 561, 564, 569, 573, 575, 579. 580. MAZIOL, Jacques : 240, 519, 527. MENDÈS FRANCE, Pierre : 32, 49, 55, 146, 268, 453, 454. MESSMER, Pierre : 105, 113, 135, 137, 164, 171, 191, 196, 208, 210, 268, 287, 290, 291, 322-324, 327-331, 343, 358, 463. MISSOFFE, François : 105, 131, 230, 236, 258, 263, 301, 403. MITTERRAND, François : 48, 492. MOCH, Jules : 559. MOLLET, Guy : 81, 266. 295, 390, 428, 444, 505. MONNERVILLE, Gaston : 218, 233, 234, 236, 248, 331, 337, 453, 465, 479, 480, 481. MONNET, Jean : 67, 68, 309, 362, 366, 390, 541. MORAND, Paul : 148. MORAZÉ, Charles : 583. MOSTEFAÏ : 172, 199, 394. MOULIN, Arthur : 556. MOULIN, Jean : 143, 144. MOUSSA, Pierre : 31. NASSER, Gamal Abdel : 371, 405, 406. NEHRU, Jawäharlal : 315, 318, 319. NEUWIRTH, Lucien : 186. NOËL, Léon : 35, 265. NOGUÈS, général Charles : 147, 374, 411. PAINLEVÉ, Paul : 230. PALEWSKI, Gaston : 105, 151, 158, 164, 167, 168, 226, 232, 343, 370, 401, 408. PARIS, Henri d'Orléans, comte de : 188-190. PARODI, Alexandre : 487. PEROL, Gilbert : 46, 182, 599. PÉTAIN, Philippe : 43, 142, 146, 147, 231, 362, 388, 437, 463. PFLIMLIN, Pierre : 32, 61, 97, 105, 108, 110, 128-130, 132-134, 185, 299, 430, 444. PHILIP, André : 34, 147. PINAY, Antoine : 75, 233. PISANI, Edgard : 110, 121, 123, 124, 131, 157, 171, 227, 240, 242, 245, 324, 404, 407, 419, 441, 486, 517, 543, 562, 583. PLEVEN, René : 32, 49, 68, 70, 146, 390. POHER, Alain : 48. POINCARÉ, Raymond : 179, 231, 519. POMPIDOU, Georges : passim. POUJADE, Pierre : 235, 260. POUJADE, Robert : 44. PUGET, général André : 322. RAMADIER, Paul : 99, 475, 496, 497. REYNAUD, Paul : 40, 49, 390, 412. RIBEYRE, René : 487, 566. ROOSEVELT, Franklin Delano : 41, 281, 299, 370. RUEFF, Jacques : 526, 535, 536, 560. RUSK, Dean : 424. SALAN, général Raoul : 32, 121, 126, 127, 169, 170, 171, 172, 185, 187, 322, 463, 494, 585. SANGUINETTI, Alexandre : 208, 209, 556. SCHROEDER, Dr Gerhard : 161, 163, 349, 390. SCHUMAN, Robert : 49, 153. SCHUMANN, Maurice : 96, 97, 107, 129, 130, 133, 134, 392, 479. SOUSTELLE, Jacques : 44, 52, 186, 473. SPAAK, Paul-Henri : 61, 106, 107, 110, 119, 157, 159, 291, 335, 375, 378, 390, 430. STRAUSS, Franz-Josef : 161, 163, 345, 346. SUDREAU, Pierre : 123, 126, 137, 192, 203, 205, 229. 232, 236, 237. SUSINI, Jean-Jacques : 172, 199, 433. TERRENOIRE, Louis : 60, 95, 266. THOREZ, Maurice: 143, 235, 295, 346, 588. TOMASINI, René : 556. TRIBOULET, Raymond : 39, 40, 125, 195, 227, 238, 239, 240, 263, 329, 403, 405. 412, 476, 541, 551, 561, 562, 564-566, 580. TRICOT, Bernard : 16, 46, 79, 328. TRUMAN, Harry : 165. VALLON, Louis : 247, 442, 575. VAN DER MEERSCH, Eugène : 469. VIENOT, André : 370, 509, 511. VINOGRADOV, Sergeï : 376, 379. WEYGAND, Maxime : 412, 413, 437. WORMSER, Olivier : 433. INDEX DES THÈMES Afrique: 54-55, 84-86, 146, 285, 293, 321, 377, 381, 385. Agriculture : 301-304, 517, 543 ; agriculteurs : 407, 543, 563, 583 ; Marché commun agricole : 107, 109, 110, 157, 298, 301-302, 333-335, 349. Algérie avant l'indépendance : 31, 50-52, 55-59, 73-74, 76-78, 86-87, 106, 112-114, 121-123, 124-126, 139, 172, 175, 433, voir aussi OAS ; partage de l'Algérie : 76-83, 84-92, 96, 222 ; après l'indépendance :176, 191-196, 197-201, 203-204, 206, 250, 394-399, 407 ; coopération avec l'Algérie : 195, 254-255, 397, 399, 400-406 ; immigration algérienne : 50, 53, 197-198, 396, 403. Allemagne réconciliation franco-allemande : 62-63 ; 150, 152-155, 157, 159-163, 292, 312, 336, 346, 368-369, 376 ; Marché commun : 120, 384 ; sécurité européenne : 108, 288, 346, 424 ; réunification : 159-161, 293. Américains face à l'Europe : 62, 292, 294, 303, 317, 338, 354-355, 370, 374, 378-380, 382-383, 426-427, 495 ; « supergrand » : 201-202, 282-283, 287-288, 317, 338, 342, 354-355, 363-364, 370, 373, 377 note, 379-380, 422-423, 429, 517-518. Anciens combattants : 49-50. Anglais, Angleterre : 145-146, 153-154 ; et Amérique : 302-303, 336, 338-341, 344, 346-348, 349-351, 353-356, 365-366, 369, 371, 377, 379 ; et Commonwealth : 62, 299-300, 302, 304, 333, 335, 363, 366, 368, 377 ; et Marché commun : 106-110, 298-299, 302-303, 332-334, 336, 344, 348, 349-351, 353-356, 365-366, 369, 371-373, 377, 379, 383, 386, 427, 429. Armée : 121, 135, 211, 322-327, 331, 412, 456. Assemblée nationale : 33, 39-41,102-103, 215, 231, 267-268, 270, 272-276, 337, 441, 443, 445, 452, 457-459, 461-462, 465, 482, 484. Atome, atomique : voir Dissuasion nucléaire. Belgique : 32-33, 106, 108, 298-299. Chine : 87-88, 314-321. Colonisation et décolonisation : 54-57, 59, 110, 125, 293, 439. Communisme : 297, 320, 381, 520, 528-529. Communistes français : 23, 24, 34, 44, 47, 140, 142-144, 148, 155, 240, 259-260, 578, 588. Conférence de presse : 99, 119-120, 128-129, 133, 350-351, 352. Constitution discours de Bayeux, :33-35, 265, 484-485 ; art. 3, souveraineté populaire : 216 ; art. 5, le Président arbitre : 33, 45, 177, 213-214, 217, 447, 449, 456, 460, 497, 507, 589 ; art. 6 et 7, élection du Président de la République : 178-181, 184, 215, 217, 226-227, 229-230, 232, 239-241, 248 ; art. 8, nomination des membres du gouvernement : 270-271, 447, 449, 451 ; art. 9, présidence du Conseil des ministres : 408, 467 ; art. 11, référendum direct sur l'organisation des pouvoirs publics : 166-167, 216, 226-228, 231, 454-455, 480-481 ; art. 12, dissolution de l'Assemblée nationale : 446-447 ; art. 13, nominations aux emplois civils et militaires : 84-85, 105, 450 ; art. 15, pouvoirs du Président en matière de défense : 413 ; art. 16, pouvoirs exceptionnels : 228, 264, 578 ; art. 20-21, pouvoirs du gouvernement et du Premier ministre : 117-118, 215, 270, 274, 447, 467, voir aussi art. 13 ; art. 34, domaines législatifs et réglementaires : 443-444 ; art. 37, délimitation du domaine réglementaire : 461-462 ; art. 38, ordonnances : 205-205 ; article 49, responsabilité du gouvernement devant le Parlement : 217, 270, 445, 446-447 ; art. 50, démission du gouvernement : 270-271, 449 ; art. 54 et 61, saisine du Conseil constitutionnel par le Président de la République : p 461 ; art. 69-70, Conseil économique et social : 243 ; art. 89, révision constitutionnelle : 216, 226-228, 231. Corruption : 38, 482. Défense nationale : 322, 324,-328, -341-343, 417-418, 428-429. Démagogie 50, 239, 446, 586. Démocratie 33, 197, 410. Dissuasion nucléaire : 164-168, 289-290, 293, 336, 338-340, 343-346, 351, 359-360, 413-415, 419-420, 424-425. Éducation nationale : 43-47, 205-206, 440, 458, 479, 497, 504, 543 ELDO : 151-152. Élections présidentielles : 177-181, 18-184, 190, 206, 213-215, 226-237, 239-245, 269, 276, 446-448. État : 12, 14, 24, 34, 48, 50, 97, 120, 124, 126, 231, 322-323, 385, 417, 435, 439-440, 455-456, 469-470, 486-489, 490, 506-507, 516-517, 532, 542, 557, 570, 578, 584, 589. Étudiants : 43-44, 46, 47. Europe Europe des nations : 47, 60-62, 64-65, 131-132, 430 ; Communautés européennes : 66, 67-68, 70, 168, 298, 390, 429-430, 529, 541, 564 ; Marché commun : 106-107, 109-111, 150, 298-302, 304, 332-336, 348, 349-350, 354-356, 371-373, 377-378, 429-430, 577 ; défense : 110-111, 158, 168, 290, 363, 366-368, 390, 421 ; traités de Rome : 55, 66-67, 70, 109-110, 350, 371-372, 383 ; compromis de Luxembourg : 69 ; plan Fouchet : 69-70, 106-107, 151, 159, 334. Féodalités : 148-149, 217-219, 225, 230, 233, 236, 445, 456, 482, 484-485, 486-489, 490-491, 498, 509, 533, 589. Gaullistes : 30, 35-36, 37-39, 48, 50,103, 140, 247, 442-443, 463-464, 469, 470-472, 474-478, 498-499, 535. Gouvernement : 13, 33, 52, 95-96, 101, 105, 115-118, 130-133, 217, 235, 270, 274, 446-447, 448-449, 456, 466-468, 471-473, 487, 514, 544, 583, 586. Grande-Bretagne : voir Angleterre. Guerre mondiale : 25, 27-28, 30, 34-35, 63, 145-147, 163-166, 307, 370-371, 411, 416-417, 425, 437-438, 474-475. Histoire (poids de l') : 16, 19-20, 23, 45-47, 71-73, 74, 89, 148-149, 153-154, 178-179, 188-190, 214, 241-242, 279-281, 282-283, 286, 306, 311-312, 337, 347, 362, 430, 474-475. Hollande : 62, 106-107, 375-376. Indépendance nationale : 66, 68, 276, 279-281, 282-285, 288, 291, 293-294, 305, 357, 363 366-367, 418-419, 428. Inflation : 440, 486, 488-489, 513-519, 526, 531-537, 550, 566. Intellectuels : 43-47, 189, 225, 445-446, 494. Intérêts de la France : 75, 102, 105, 144, 148, 151-152, 173, 219, 282-283, 294, 385, 435-436, 438, 441, 455-456, 521-522, 523-524, 563-564, 588-589. Israël : 87-88, 167. Italie : 116, 150, 268, 368. Journalistes : 16, 55, 64, 70, 104, 132, 222-223, 274, 341, 350, 354, 360, 372, 386, 391-393, 420, 494, 500, 544, 569, 583, 586. Voir aussi Presse, R.T.F., Télévision. Justice: 126, 170-171. Langue française : 151-152, 163, 340, 354, 532. Légitimité : 36 115, 177, 182, 219, 225, 239, 242, 261, 273-274, 281, 410, 433-437, 485, 486-488, 497, 568. Libération : 29, 155, 163, 209, 262, 370, 411. Marché commun : voir Europe. Marché commun agricole : voir Agriculture, Europe. Maroc : 79, 200, 374, 407-409, 410-411. Mineurs (grève des) : 451, 541-589. Monarchie : 188-190 ; monarchistes : 497-498 ; monarchie républicaine : 509. Nation(s) : 60, 63, 66, 68-69, 279, 284-286, 293, 296-297, 322, 578, 589. OAS : 112-114, 121-123, 125-127, 135-136, 138, 147, 169-171, 173, 179-180, 199, 251, 257, 315, 328, 529. Objection de conscience : 328-330. ONU : 53, 59, 108, 316-317, 341. 354, 357-358,511 Opposition(s) : 97-99, 100, 134, 228, 230, 233, 259-260, 276, 262, 264, 272, 428, 450, 457, 459, 470-471 486, 489-491, 509, 511, 584. OTAN : 106-108, 110-111, 116-120, 150, 225, 282, 287-288, 325, 333, 348-39, 352 note, 361, 375-376, 378, 381. Parlement : 39, 41, 49, 82, 103, 198, 215, 222, 231, 268, 273-274, 444, 447-448, 450-451, 457-459, 461-462, 463-465, 469, 484-485. Participation : 53, 247, 440, 442, 479, 520-522, 558-559, 561, 588. Partis : 32-36, 97, 134, 187, 247-248, 259-260, 262-264, 336, 450-453, 463-466, 469, 471-472, 486, 511, 561-562. Pays Bas : voir Hollande. Peuple souverain : 22-24, 140-141, 153, 156, 161, 183, 187, 214-216, 239-241, 261, 263, 265, 269, 275, 281, 390, 441-442, 452-453, 497, 506, 508-509, 512, 578, 588-589. Pieds-noirs : 59, 71, 137-139, 191-196, 201-202, 204-206, 249-252, 255, 397, 402, 441. Voir aussi Rapatriés. Plan : 522-524, 525-530, 533, 548-549, 584. Président de la République : 33, 45, 177-181, 213-219, 226-232, 248, 408, 413, 446, 447-449, 451, 455-456, 460, 473, 474, 484. 497, 507-508, 578, 589. Presse : 14, 55, 70, 78, 81-83, 98, 104, 119-120, 136, 181, 207, 211, 225, 259, 267, 337, 341, 356, 358, 386, 401, 410, 419-420, 433, 492, 499, 500, 542, 554, 566, 569, 573, 583, 588. Voir aussi Journalistes, R.T.F., Télévision. Proche-Orient : 74, 85-86, 89, 110, 406. Rapatriés : 122, 169-174, 191-196, 204-206, 242, 246, 255, 399, 403-404. Voir aussi Pieds-noirs. Référendum : 33, 178, 184, 204, 216, 226, 233, 246, 262, 264, 453-455, 463, 479, 484-485. Résistance : 27, 142, 144, 434, 438. RTF, Radiodiffusion télévision française : 14, 36, 97-100, 127, 129, 159-160, 177, 183, 211-212, 228, 359, 492-493, 495-496, 498, 501-503, 559, 565. Russes, Russie : 11, 47, 62-63, 282-283, 289-292, 293-294, 297, 315, 321, 376, 421-425. Secret : 16-17, 70, 80-81, 92, 104-105, 118-120, 214, 224, 323-324, 392. Sénat : 219, 228, 243, 265 270, 449, 453, 457-459, 479-485. Socialistes : 34, 266, 364, 469, 511. Suède : 352-355. Suffrage universel : 64, 183, 214, 218, 239, 451-453, 485. Voir aussi Élections présidentielles. Supranationalité : 60-61, 66-69, 157-158, 352, 366-367, 379, 418. Voir aussi Allemagne, Anglais, Américains. Syndicats : 475, 487-489, 490, 514, 530, 533, 541, 544-547, 548, 550, 554, 558, 569, 573-576, 582-583. Télévision : 224-225, 253, 391-392, 398, 494-495, 500-505, 571-572. Voir aussi Journalistes, Presse, RTF. Tunisie : 73, 79, 326, 407, 414-415 UNESCO : p 152. URSS : voir Russie. Vichy : 63, 142, 147-149, 260, 386-387. Yougoslavie : 295-296. INDEX CHRONOLOGIQUE 7 mars 1936, Hitler réoccupe la rive gauche du Rhin : 27, 390, 416-417. 10 mai 1940, offensive allemande à l'Ouest dans les Ardennes, en Belgique et aux Pays-Bas : 28, 413, 416. 17 mai 1940, engagement de Montcornet : 27, 29. 21 mai 1940, message de Savigny-sur-Ardres : 25, 27-28, 52. 5 juin 1940, de Gaulle sous-secrétaire d'État à la Guerre : 28. 18 juin 1940, appel du général de Gaulle : 19, 24-28, 36, 282, 322, 391, 437. 3 juillet 1940, les Anglais bombardent Mers-el-Kébir : 145-146. 26-28 août, ralliement du Tchad, du Cameroun et du Congo à la France libre : 146, 411, 475. 24 septembre 1940, échec au « coup de Dakar » : 146-147. 7 décembre 1941, attaque japonaise sur Pearl Harbor : 299, 379. 1er janvier 1942, Jean Moulin représentant de De Gaulle en France : 143. 8 novembre 1942, débarquement allié en Afrique du Nord : 437-438. 11 novembre 1942, les Allemands occupent la « zone sud ». 27 novembre 1942, sabordage de la Flotte à Toulon : 146, 436. 24 décembre 1942, assassinat de Darlan : 437. 30 janvier 1944, conférence de Brazzaville : 54. 6 juin 1944, débarquement allié en Normandie : 370, 437. 25 août 1944, libération de Paris : 162, 209. 26 août 1944, Te Deum à Notre-Dame : 209. Décembre 1944, de Gaulle en Russie : 63. Février 1945, conférence de Yalta en l'absence de la France : 281, 380-181. 8 mai 1945, capitulation allemande : 28-29, 34. 5/9 août 1945, bombe américaine sur Hiroshima : 165. 20 janvier 1946, démission du général de Gaulle : 30, 32, 35-37, 497. 16 juin 1946, discours de Bayeux : 33, 265. 30 mars 1947, discours de Bruneval annonçant la création du RPF (confirmé le 7 avril par le discours de Strasbourg), à la suite duquel Ramadier annonce à de Gaulle qu'il est désormais interdit d'antenne : 25, 33, 35, 98-99. 4 décembre 1947, les forces de l'ordre tirent sur les grévistes : 559. 28 avril 1951, signature du traité instituant la Communauté européenne pour le charbon et l'acier, CECA (ratifié en mai 1952) : 67, 298. 17 juin 1951, élections législatives, 121 élus RPF : 36. 19 février 1952, vote de confiance de l'Assemblée nationale sur l'armée européenne, principe de la Communauté européenne de défense (CED) : 390. Mai 1952, ratification du traité de Paris sur la Communauté européenne pour le charbon et l'acier (CECA) : 67, 298. 3 mai 1953, après des élections municipales défavorables au RPF, dissolution du RPF : 31. 30 août 1954, rejet par l'Assemblée nationale du traité sur la CED : 390. Octobre 1954, premier volume des Mémoires de guerre : 30-31. 1er novembre 1954, début de l'insurrection algérienne : 86. 1956, deuxième volume des Mémoires de guerre : 30. 5/6 novembre 1956, opération franco-britannique de Suez : 347, 355, 371. 13 mai 1958, insurrection à Alger : 31, 135, 184-187, 262-263, 557. 15 mai 1958, de Gaulle se déclare « prêt à assumer les pouvoirs de la République » : 33-34,37,51. 19 mai 1958, conférence de presse de De Gaulle : 99. 1er juin 1958, de Gaulle investi président du Conseil : 23. 4 septembre 1958, discours sur la place de la République annonçant le référendum : 23-24. 28 septembre 1958, référendum sur la Constitution de la Ve République. 30 octobre 1958, discours de Constantine : 51. 23 et 30 novembre 1958, élections législatives : 25-26, 38-41, 260. 8 janvier 1959, de Gaulle installé Président de la Ve République : 39. 16 septembre 1959, de Gaulle annonce l'autodétermination en Algérie : 56, 58-59, 445. 24-31 janvier 1960, barricades d'Alger : 51, 433. 13 février 1960, première bombe A française : 164-167. Voir aussi Index des thèmes, Dissuasion nucléaire. Mai 1960, échec de la « conférence au sommet » quadripartite à la suite de l'affaire de l'U2 : 306-307. 8 janvier 1961, référendum sur l'autodétermination en Algérie : voir Index des thèmes, Algérie. Février 1961, création de l'OAS : 51. 21 avril 1961, putsch des généraux à Alger : 105. 12 juillet 1961, allocution de De Gaulle sur la crise de Berlin : 379. 8 septembre 1961, attentat de Pont-sur-Seine : 311. Septembre 1961, plan Fouchet sur l'avenir politique de l'Europe : 69-70, 106-111, 151, 300. 18 mars 1962, accords d'Évian : 92, 112, 114, 121, 139. 19 mars 1962, cessez-le-feu en Algérie : 121. 8 avril 1962, référendum sur l'indépendance algérienne : voir Index des thèmes, Algérie. 11-13 avril 1962, procès Jouhaud : 169-171. 14 avril 1962, Georges Pompidou nommé Premier ministre succède à Michel Debré : 95-96. 15 avril 1962, ministère Pompidou : 70, 101-103. 15 mai 1962, conférence de presse de De Gaulle ; démission des ministres MRP : 111, 128-134. 3 juin 1962, entretiens de Gaulle/Macmillan à Champs-sur-Marne : 298-302, 314, 332. Voir aussi Index des thèmes, Angleterre. 3 juillet 1962, indépendance de l'Algérie : 137, 174-176, 188, 191-196. Voir aussi Index des thèmes, Algérie. 22 août 1962, attentat du Petit-Clamart : 177, 208-212. 4-9 septembre 1962, voyage de De Gaulle en Allemagne : 159-163, 296. Voir aussi Index des thèmes, Allemagne. 5 octobre 1962, censure du gouvernement Pompidou : 245-246, 443, 453, 501. 10 octobre 1962, dissolution de l'Assemblée nationale : 272, 273, 275. 14-28 octobre 1962, crise de Cuba : 259, 315, 422-423. 28 octobre 1962, référendum sur l'élection présidentielle au suffrage universel : 177-180, 207, 214-220, 226-243, 259-263, 442. Voir aussi Index des thèmes, Constitution. 18-25 novembre 1962, élections législatives : 118, 266-271. 21 décembre 1962, accords anglo-américains de Nassau sur les armes nucléaires : 335-336, 338-343, 346-348. Voir aussi Index des thèmes, Américains, Angleterre. 14 janvier 1963, de Gaulle rejette la candidature britannique au Marché commun : 348, 350-351, 352. Voir aussi Index des thèmes, Angleterre. 16 janvier 1963, création de la DATAR, Délégation à l'aménagement du territoire : 527-528. 22 janvier 1963, traité d'amitié franco-allemand : 365, 369. Voir aussi Index des thèmes, Allemagne. 31 janvier 1963, début de la grève des mineurs : 541-588. 2 mars 1963, réquisition des mineurs : 550. 27 janvier 1964, reconnaissance de la Chine populaire par la France : 314-321. 5/19 déembre 1965, de Gaulle en ballottage, réélu Président de la République : 442. 7 mars 1966, la France quitte l'OTAN : 352. 30 août 1966, discours de Phnom-Penh sur la paix en Indochine : 472. 5 septembre 1966, première expérience nucléaire à Mururoa en présence de De Gaulle. Juillet 1967, voyage au Québec : 391-392, 472, 521. Septembre 1967, voyage en Pologne : 46-47. 24 mai 1968, de Gaulle annonce un référendum qui n'aura pas lieu : 479. 27 avril 1969, référendum sur la régionalisation et démission de De Gaulle : 243, 479. Quelques jugements sur C'était de Gaulle Un livre-source, auquel tous ceux qui s'intéressent à de Gaulle viendront largement boire et puiser. Un livre à tout jamais indispensable. Henri AMOUROUX, Le Figaro Magazine. Peyrefitte n'a pas son pareil pour puiser dans l'histoire les grilles de lecture qui permettent de mieux comprendre le présent. Gérard ANGEL, Le Progrès de Lyon. Des témoignages inédits qui éclairent superbement nos débats franco-français. Joël AUBERT, Sud-Ouest. L'esprit critique, voire caustique, qui ne quitte jamais notre normalien donne à ce livre atypique un éclat exceptionnel. Pierre BÉRARD, Bulletin des Lettres. Le disciple illustre, le confident politique le plus sûr, c'est Alain Peyrefitte. L'homme qui surgit de ces pages, dont la véracité est incontestable, c'est un autre de Gaulle, inattaquable, irréfutable. Écoutant inlassablement son grand homme, Peyrefitte se préparait à devenir, sans qu'il en laissât rien paraître, le Saint-Simon du successeur de Louis XIV — à cette différence près que Saint-Simon n'avait jamais partagé les secrets du roi. Et voilà ce qui nous vaut ce livre superbe, témoignage capital. Pierre DE BOISDEFFRE, Revue des Deux Mondes Un portrait décapant rend sa jeunesse au fondateur de la Ve République. Patrice BORCARD, La Liberté (Suisse). Dans cette source incomparable, nous découvrons un Charles de Gaulle inconnu. Les révélations sont nombreuses. Marcel BOUDET, La Nouvelle République des Pyrénées. Peyrefitte, seul entre tous, a gagné le privilège d'une exceptionnelle intimité intellectuelle et psychologique avec le fondateur de la Ve République. Angeline BOURLANGES, Historia. De Gaulle tel qu'il était : un homme hanté par une idée plus grande que lui. Jean-Pierre BOUTEILLER, Dernières Nouvelles d'Alsace. Comme certains sites, il est des livres « inspirés ». C'était de Gaulle est de ceux-là. Xavier BROUET, Le Républicain Lorrain. Le plus passionnant « roman » de l'année est pour moi C'était de Gaulle, avec ses dialogues secrets et ses mots abrupts. Le portrait est saisissant. Madeleine CHAPSAL, Le Figaro. Un document comme les historiens en rêvent et comme les siècles en sont avares. Pierre CHAUNU, Le Figaro Littéraire. Incontestablement, un coup d'audace et une contribution unique à l'histoire. Marcel CLÉMENT, L'Homme Nouveau. Peyrefitte me fait penser à Voltaire écrivant Le siècle de Louis XIV. Le grand écrivain est là. Tout passionné de la grande Histoire, tout patriote, doit avoir dans sa bibliothèque — et à portée de main, tant il faut y revenir — le De Gaulle de Peyrefitte. Philippe DECHARTRE, Gutenberg-Informations. De Gaulle est un homme d'État comme il y en eut peu avant et après lui. Je sais gré à Alain Peyrefitte d'avoir recueilli fidèlement ses propos. De Gaulle est là, le vrai. Georges DUBY, Le Figaro Littéraire. Extraordinaire... Inégalable... Le Général apparaît comme un personnage immense. Alain DUHAMEL, France 2. Ah ! Il est formidable ! On le dévore. Olivier DUHAMEL, France 3. Ce livre fournit un contact immédiat avec de Gaulle vivant, agissant : il illumine le personnage par le détail de ses réactions. Il permet de reconstituer sans ambiguïté la pensée profonde d'un extraordinaire héros incompris. Louis DUMONT, Le Figaro. Dans son passionnant C'était de Gaulle, Alain Peyrefitte évoque un temps où le Président de la République ne s'occupait pas encore de tout... C'est à cette conception-là qu'il faut venir. Laurent FABIUS, Le Monde. Plus d'un historien — et d'un journaliste — aurait rêvé d'un tel privilège. Alain Peyrefitte a eu celui-là, conscient que ces conversations auraient un jour une incomparable valeur historique. Exceptionnel. Michel FELTIN, La Croix. C'est un des grands intérêts du livre de Peyrefitte de voir comment de Gaulle a méticuleusement rodé la jurisprudence de la Ve République. François FURET, Le Figaro Littéraire. Un immense succès de librairie, pour une fois, couronne un livre passionnant qui le méritait bien. Il nous fait vivre l'histoire en direct et nous présente un portrait aussi véridique que possible. Christophe GEOFFROY, La Nef. Impressionnant. Une approche passionnante. Dominique GERBAUD, Nouvelle République du Centre-Ouest. Je dois des nuits blanches à ce livre absolument essentiel. Une sorte de roman de chevalerie. Cette extraordinaire simplicité... Olivier GERMAIN-THOMAS, France-Culture. À chaque page, des anecdotes ou des notations qui éclairent le personnage et lui donnent son relief hors du commun. Un livre passionnant qui nous fait prendre de la hauteur. François GERVAIS, Profession politique. Peyrefitte est certainement celui qui a le mieux compris la pensée de De Gaulle. Son grand talent, c'est son humilité, son effacement devant l'Histoire majuscule. Robert GESNOT, Libération Champagne. C'était de Gaulle va faire un malheur. Un beau et grand livre, à rendre jaloux tous les journalistes et tous les biographes de la terre. Franz-Olivier GIESBERT, Europe 1. Ce livre-événement rehausse encore la haute silhouette qui fut l'emblème de la France libre. Des vertes et des pas mûres ! Un régal chamarré et baroque. Anne GROSJEAN, La Wallonie. De Gaulle : un monument qui parle. Grâce à cet infaillible scribe, nous avons entendu battre le coeur d'un des plus grands héros de notre Histoire. Paul GUTH, Le Midi Libre. Quel choc ! De Gaulle tout cru, de Gaulle visionnaire... On s'y croirait. Les historiens devront réviser leur copie. Béatrice HOUCHARD, La Vie. Magnifique livre !... Peyrefitte savait quel géant lui parlait, et qu'il en serait le chroniqueur, le Commynes... Bref, un souffle venu d'ailleurs ! Il fera respirer beaucoup de Français. Claude IMBERT, Le Point. Peyrefitte, si proche de De Gaulle en liberté, s'est refusé à censurer même les propos tenus dans l'intimité. D'où la valeur du témoignage. Rien n'est occulté. Un passionnant portrait. Max JALADE, Le Méridional. La surprise coupe le souffle... Rien de vieilli ni de rouillé dans ces propos, qui gardent une fraîcheur intacte, une vivacité palpitante. L'art du scribe y est pour beaucoup, qui maintient l'attention constamment en éveil... Les propos du Général, trente ans après, forcent l'attention comme s'ils parlaient d'aujourd'hui. Patrick JARREAU, Le Monde. Les phrases de De Gaulle, concises et d'un tour très personnel, demeurent pleinement valables trente-trois ans plus tard. Jean-Marcel JEANNENEY, Échange et Projets. Peyrefitte nous transmet une expérience précieuse. Jacques JULLIARD, Le Nouvel Observateur. Ouvrage étincelant. Annie KRIEGEL, Le Figaro. Voilà un fameux cadeau fait à la « gaullologie »... Tous les historiens se féliciteront de disposer de tels matériaux, dont l'authenticité n'a pas besoin d'être prouvée. Jean LACOUTURE, Le Nouvel Observateur. Livre exceptionnel. Le livre est émaillé de propos truculents, d'un humour féroce, mais surtout d'une justesse terrible. Jean-Michel LAMY, Les Échos. Une somme incomparable d'entretiens sur les sujets les plus essentiels. L'ouvrage, en nous restituant de Gaulle tel qu'il était, nous donne surtout à réfléchir sur aujourd'hui. Gérard LECLERC, France Catholique. De Gaulle, tel qu'en lui-même : on croyait tout connaître de lui !... On attendra avec impatience le second tome. Claude LECOMTE, L'Humanité. Peyrefitte a réalisé l'impossible : « l'interview permanente » d'un homme d'État qui détestait se livrer. Cela donne six cents pages stupéfiantes, un extraordinaire témoignage de première main. Me Paul LOMBARD, Le Provençal. Il décape gaillardement la patine officielle déposée par le respect des uns et l'ignorance des autres sur la statue historique de ce géant du siècle. Rémy LOURY, Le Midi Libre. Un monument extraordinaire, édifié avec l'humilité et la précision du scribe, et pourtant constamment rehaussé par la magie du biographe. Jacques MALMASSARI, France Soir. C'était de Gaulle contribuera peut-être, plus qu'aucun autre livre, à la légende de ce personnage extraordinaire. Pourtant, l'auteur le restitue tel qu'en lui-même. André MANNON, Sud-Ouest. Ces 600 pages valent leur pesant d'or. Quel grand livre ! Incontournable ! La statue du Commandeur en sort plus gigantesque encore. Michel MARCQ, La Voix du Nord. Un livre très authentique. Ministre en même temps qu'Alain Peyrefitte, je l'ai vu prendre des notes pendant les Conseils des ministres avec beaucoup de diligence. Nous savions tous que le Général l'y avait autorisé, alors que la tradition l'interdit... Des propos privés très utiles et très éclairants. Des informations d'une qualité et d'un intérêt inestimables. Enfin, dans la forme, c'est un chef-d'œuvre. Pierre MESSMER, Le Journal du Dimanche. Quel journaliste n'a rêvé de pouvoir plonger dans l'armoire de Peyrefitte qui, trente ans durant, a gardé inexploités tant de secrets sur de Gaulle ! Il a été non seulement un Commynes, chroniqueur fidèle, mais un confident privilégié. Danièle MOLHO, Info Matin. Un extraordinaire témoignage vivant sur la pratique politique de De Gaulle. François D'ORCIVAL, Le Spectacle du Monde. De tous les livres de 1994, l'un se détache et s'impose. Plus qu'un livre : une date dans l'histoire contemporaine. L'habileté suprême du peintre est de s'effacer devant celui qu'il fait revivre en un portrait saisissant. Peyrefitte est à de Gaulle ce que Joinville est à Saint Louis. C'est du grand art, qui paraît simple. Jean D'ORMESSON, Le Figaro Magazine. Nul, parmi les familiers ou la parentèle du Général, ne viendra contester ce qu'il rapporte : un écho vivant d'une voix d'outre-tombe, une résonance prophétique. Avoir attendu un quart de siècle pour déposer, met Alain Peyrefitte à l'abri des dangers. Et même de la polémique. André PAUTARD, L'Express. Voir le Général réagir sur les grands dossiers de la Ve lui donne une immédiateté et une dimension humaine que le meilleur biographe ne réussit pas à conférer à son héros. Erik REUMANN, Le Nouveau Quotidien, Lausanne. Un trésor historique de première main, donc de premier ordre. Ce qui rend ce livre si vivant, ce n'est pas que de Gaulle ait toujours raison, il en est fort loin ; c'est qu'il ne dise rien qu'il ne pense lui-même. Ce n'est pas son infaillibilité, c'est son authenticité. Alors que tant d'hommes politiques vivent d'opinions empruntées, de Gaulle est toujours original... La résurrection d'une voix, d'un individu, d'un tempérament, qu'à chaque seconde nous voyons exister et entendons s'épancher, réagir, réfléchir. Jean-François REVEL, Commentaire. Peyrefitte a beaucoup vu, beaucoup entendu et, pour notre bonheur, beaucoup noté. Renaud de ROCHEBRUNE, Jeune Afrique. Peyrefitte a choisi de s'effacer devant le grand homme. Jamais sans doute n'aura été aussi bien mis en lumière le fonctionnement du pouvoir sous de Gaulle. C'est l'histoire en train de se faire à chaud. De Gaulle existe, formidablement, tel qu'il est, avec sa grandeur intraitable. Jean-Marie ROUART, Le Figaro Littéraire. Aussitôt rencontré, le succès devient à lui seul un fait d'histoire. L'accueil de la critique est au diapason du culte posthume dont les Français entourent le héros récusé. Un témoignage exceptionnel : ni Claude Mauriac qui « ose aimer », ni Malraux qui transpose, mais Peyrefitte, un universitaire qui, tel Fabrice, nous découvre ce qu'il a vu, entendu et saisi de la grande politique d'État. Odile RUDELLE, XXe Siècle. Pas seulement une contribution incomparable à la connaissance d'un homme et d'une époque : un livre réjouissant. Le Général est grandiose, avec son extraordinaire bon sens prophétique. Ne boudons pas notre plaisir. Philippe de SAINT-ROBERT, Témoignage Chrétien. Recueil de conversations très passionnant. Anne SINCLAIR, 7 sur 7, TF 1. Peu de livres auront été aussi attendus. Peu auront moins déçu. On ne soupçonnait pas la densité, la précision de ces notes... Alain-Gérard SLAMA, Lire. Avec une précision remarquable, avec humour, infinie tendresse, admiration, Alain Peyrefitte ne trahit rien. Jean-Claude SOULERY, La Dépêche du Midi. Parcourant ce livre, nous entendons la voix du Général. Avec une franchise et une liberté étonnantes. Michel TACK, La Wallonie Libre. Peyrefitte s'affirme comme le mémorialiste par excellence, le Las Cases (avec davantage de talent que celui de Sainte-Hélène) du fondateur de la Ve République. Difficile de douter de la fidélité de ce scribe normalien. Oui, c'est bien de Gaulle qui s'exprime. Son héros est plus vrai, plus vachard aussi, que nature. Bernard ULLMANN, Passages. Un livre passionnant, à la fois document de premier ordre et sorte de journal intime d'une politique. De Gaulle y lève quelques-uns des secrets de son État. Pol VANDROMME, Dernières Nouvelles d'Alsace. On entre dans son intimité, on observe ses humeurs, on l'écoute penser tout haut et, tout d'un coup, il paraît accessible à tous. Quel saisissant effet !... Un humour décapant, avec des mots drôles, incisifs, brillants, prophétiques, ne cesse d'étinceler... Un témoignage vrai, capital. René VIGO, Est Éclair. Avec la force de la précision, Peyrefitte a le très grand mérite, en redonnant la parole à un acteur politique qu'on a si souvent jugé hâtivement, de le rendre vivant et d'aller à la source de ses logiques d'action et de pensée. Comme s'il nous faisait pénétrer dans l'antre secret de la force incroyable qui l'anime. Fabienne VITTORI, Presse Parlementaire. Un de Gaulle inattendu, se révélant dans l'intimité et la liberté : charmeur, autoritaire, injuste comme savent l'être les chefs, abrupt et insondable. Un récit passionnant et vivifiant. Le plus grand mérite de Peyrefitte, c'est d'avoir entraîné son lecteur sur les hauteurs où souffle l'esprit. Georges ZIEGLER, La Tribune-Le Progrès.