PROLOGUE Chapitre 1 « COMMENT POURRAIS-JE, AU POINT OÙ J'EN SUIS, M'ATTENDRE À ÊTRE LÀ POUR SEPT ANS ? » « Un autre septennat, ou soi-disant un autre » Élysée, Salon doré1, 5 janvier 1966. En conclusion du Conseil des ministres 2, le Général a prononcé cette phrase mystérieuse : « Le Conseil est terminé ; le septennat aussi est terminé, un autre, ou soi-disant un autre, va commencer. » « Soi-disant » : l'expression convient au puriste de la langue. C'est bien lui-même qui a soutenu qu'il se présentait pour sept ans. Il sait que la durée est la matière première du pouvoir. Mais ce « soi-disant » sera-t-il compris ainsi ? Le mot est ambigu ; il laisse entendre soit qu'il veut conjurer le sort qui le ferait disparaître avant terme, soit qu'il se retirera au bout de quelques années. Il a dit aussi : « La vie ministérielle ne peut pas se confondre avec la vie politique. La vie politique est longue. La vie ministérielle est nécessairement plus brève, elle exige des relèves parce qu'elle suppose un engagement intense. On peut entrer dans un gouvernement, en sortir, y revenir : il ne faut pas se targuer d'en être, il ne faut pas se désoler de n'en être pas. De toute façon, les ministres qui sont ici sont et resteront mes compagnons et mes amis. » Il a ajouté : « Y aura-t-il de grands changements ? Un petit quelque chose, pas grand-chose. Il n'y a pas de précédent à la formation d'un gouvernement pour un second mandat présidentiel. Il faut créer le précédent en pesant minutieusement non seulement les circonstances actuelles, mais les conséquences pour plus tard du geste que l'on pose. » À l'issue du Conseil, je lui demande s'il souhaite que je fasse allusion à ce qu'il a dit en conclusion : « Ce que vous dites devant vingt-six ministres sur ce genre de sujet perce toujours, et je crains que ce ne soit déformé. GdG. — Pourquoi serait-ce déformé ? AP. — Vos propos seront répétés de manière variable par plusieurs membres du Conseil. C'est inévitable. GdG. — La seule chose que vous puissiez dire, c'est que j'ai fait remarquer que c'était le dernier Conseil de l'actuel septennat, que vraisemblablement le début du nouveau conduirait à amener quelques modifications dans la composition du gouvernement, et que, de toute façon, tous ceux qui étaient là autour de la table étaient mes compagnons et mes amis. Il ne faut pas dire : "La vie ministérielle consiste à entrer, à sortir et à revenir", ça ferait rire. AP. — Je ne ferai pas allusion non plus à un mot qui a sûrement frappé plusieurs de mes collègues : le mot "soi-disant", appliqué au second septennat. GdG. — Naturellement, n'en parlez pas. Mais évidemment, comment pourrais-je, au point où j'en suis, m'attendre à être là pour sept ans ? » « Au dernier moment, je me suis fendu un peu plus, mais enfin, ça n'a pas été loin » Je me hasarde à lui dire un mot des analyses que j'ai menées ces derniers jours, avec François Goguel et Roland Sadoun, sur la campagne présidentielle. AP : « La leçon essentielle qui en ressort, c'est que la campagne n'a pas été organisée et conçue comme devront l'être dorénavant les campagnes présidentielles, et peut-être que... GdG (se frappant la poitrine). — Et je reconnais que c'est en grande partie de mon fait. AP (interloqué mais décidé à aller au bout). — Et peut-être que le plus grand service que vous aurez rendu au pays, c'est de roder vous-même ce système dont on ignorait tout, et de montrer ce qu'il faudrait faire dorénavant. GdG. — Je vais vous dire ce que j'en pense maintenant. Je ne conteste pas ce que vous dites sur la façon dont la campagne n'a pas été organisée, et je reconnais que c'est essentiellement de mon fait. J'ai cru ou voulu croire qu'une certaine dimension historique et politique — c'était le cas, il s'agit de moi ! — avait un poids plus grand, électoralement parlant, qu'il n'a eu effectivement. Je me suis trompé. Électoralement, ça ne coïncide pas. Le vote ne coïncide pas toujours avec l'importance, ne coïncide pas avec la réalité, et ne coïncide même pas avec le sentiment. AP. — Parce que nous sommes en période calme. GdG. — Oui, mais c'est un fait, le calme. Je n'ai pas cru qu'il y aurait une telle différence entre la réalité électorale et la réalité historique, politique et sentimentale. Alors, évidemment, la campagne... D'ailleurs il n'y en a pas eu. Au dernier moment, je me suis fendu un peu plus, mais enfin ça n'a pas été loin. « Je leur suis rédhibitoire et réciproquement » AP. — Les positions étaient prises. GdG. — Oui, et sur le fait des positions, il ne faut pas non plus nous tromper. Il y a des positions que la campagne de toute manière n'aurait pas changées et qu'aucune campagne ne changerait. Je ne vous dis pas que, s'il y avait une insurrection, ou des émeutes, ou la guerre, ça ne changerait pas. Naturellement ça changerait. Mais dans la situation d'accalmie dans laquelle se trouve le pays au point de vue national et international, les positions, en réalité, sont prises. Et voici, à mon avis, comment ça se chiffre. Je prends d'abord les adversaires. « Ne voteront pas pour moi les professionnels de la gauche — je ne dis pas les hommes de gauche ou les hommes qui ont des tendances de gauche, les hommes qui sont pour le mouvement ou qui se font une certaine idée du progrès. Je veux dire les politiciens professionnels de la gauche, c'est-à-dire les partis avec leurs structures, le parti communiste, le parti socialiste, et le parti radical, et le PSU. Ceux-là ne voteront jamais pour moi. Je leur suis rédhibitoire et réciproquement. Ça se comprend d'ailleurs très bien. « Et j'en dirai autant pour les résidus historiques : le résidu historique de Vichy, qui est impénitent, et maintenant le résidu historique de l'Algérie française. Ce sont des résidus historiques qui ne pardonneront ni les faits ni leurs propres erreurs. « Alors, il reste le reste. Il y a des noyaux de politiciens professionnels qui, eux non plus, ne voteront jamais pour moi. Le professionnel MRP ne votera pas pour moi : jamais, jamais, jamais. Je ne dis pas qu'il votera toujours contre. Mais il ne votera jamais pour moi. De même le noyau de ce qu'on appelle "les Indépendants", c'est-à-dire d'une certaine bourgeoisie politique modérée, mais bien assise sur des circonscriptions, sur des intérêts, sur des méfiances, sur des partis pris. Ceux-là non plus ne voteront jamais pour moi. C'est viscéral. C'est ainsi. « Ceux qui sont pour de Gaulle à cause de la conjoncture » AP. — Mais ça ne fait pas une majorité, tout ça ? GdG. — Mais ça fait une très forte minorité, car les communistes sont capables d'entraîner — ils sont organisés pour entraîner — un nombre considérable de voix. AP. — 20 %. GdG. — Et les socialistes, là où ils sont établis, avec tous leurs moyens, leurs traditions, leurs habitudes, et les habitudes des électeurs, arrivent à entraîner encore un nombre appréciable de voix. Mettons, 10 % ou à peu près. Et les radicaux, avec des situations locales — on les connaît, on les voit bien —, dans les départements, dans les coins, ils arrivent encore à enlever un certain pourcentage de voix. Tout ça, ça fait le 32 % de Mitterrand au premier tour. « Alors, d'autre part, du côté gaulliste, si on peut dire, je n'aime pas beaucoup cette expression, il y a un certain nombre de Français qui ont pris parti pour de Gaulle et qui ne s'en déprendront pas. À mon avis, ça fait un tiers. C'est un tiers que j'ai toujours trouvé. Je n'ai jamais été assuré de plus, mais de ceux-là, j'ai toujours été assuré. Il y en a autant que ce qui est hostile à de Gaulle ou du côté de la gauche. « Et puis, il y a un certain nombre de gens qui ne sont pas pour de Gaulle de parti pris, mais qui sont pour de Gaulle à cause de la conjoncture. Ils se méfient de ce qui arriverait si de Gaulle n'était pas là. Ils se méfient de la gauche. Ils se méfient des vichystes qui restent. Ils trouvent que les MRP, c'est pas sérieux. Et alors, ils votent pour de Gaulle parce que, après tout, c'est le plus raisonnable. Mais ils pourraient très bien, s'il se présentait quelque chose de raisonnable, de puissant, de valable, voter pour cela plutôt que pour de Gaulle. C'est une question de conjoncture. Et ça, à mon avis, ça fait les 12 % de plus qui ont voté pour moi, au premier tour. AP. — Je me permets de vous dire que cette analyse ne tient pas compte des 30 ou 40 % de "mous" et d'indécis qui, au début de la campagne, étaient flottants, ou étaient plutôt pour vous, et qui, à la fin de la campagne, devant le déferlement des attaques, ont basculé du côté des oppositions. Alors qu'une campagne vigoureuse, acharnée, dans tout le pays, aurait pu, vraisemblablement, les décrocher et les faire basculer de l'autre côté. GdG. — C'est possible. Je n'en suis pas sûr. Mais enfin, c'est possible. Puisque je dis que, conjoncturellement, il y avait de mon côté, dès le premier tour, 10 ou 12 % qui ont voté pour moi pour des motifs conjoncturels, il y en a peut-être autant qui, alors qu'ils auraient pu voter pour moi, pour le même type de raisons, ne l'ont pas fait, et il est possible, en effet, que ces 12 % là aient été entraînés par la campagne. AP. — Enfin, je vous ferai parvenir cette analyse. Je crois qu'elle est importante pour les conclusions à tirer, pas du tout sur le fond de votre politique, mais sur un certain style de dialogue qui a sans doute manqué. « Le général de Gaulle, bravo, on tire son chapeau, mais il est trop vieux » GdG. — Mais il y a encore un élément qu'il ne faut pas craindre d'évoquer. C'est mon âge. Il est tout à fait naturel et humain que beaucoup de gens disent : "Le général de Gaulle, c'est très bien. Il a fait ce qu'il devait, il a fait ce qu'il a pu, bravo, on tire son chapeau, mais il est trop vieux ; et par conséquent, il faut qu'on le remplace. " Ça, d'instinct, il y a sans aucun doute un nombre important de gens — et surtout naturellement de jeunes — qui le pensent. Et moi-même je le pense aussi. Si j'avais ce remplacement, je ne serais plus là, je n'aurais aucune raison d'y être. Mais ce que ces gens-là ne voient pas, c'est qu'il n'y a pas de remplaçant, et c'est un drame national. Car Mitterrand ne m'aurait pas remplacé. Il aurait remplacé ce qui est, c'est-à-dire l'action, la stabilité, la réalité, par, immédiatement, la pagaille. C'est évident, et Lecanuet aussi. Mais ça n'empêchait pas que beaucoup de gens — beaucoup de jeunes — disent : "Oui, mais enfin tant pis, il faut mettre quelqu'un d'autre à la place de De Gaulle." Par instinct, par impulsion élémentaire que je comprends très bien. Ça a compté certainement. (Il évite, en ne me parlant que des candidats, de dire ce qu'il pense de Pompidou comme "remplacement"...) AP. — Mais ça a été accentué par le fait que l'absence de campagne de votre côté a donné l'impression que vous étiez fatigué, etc. Mais, comme vous avez gagné, je ne crois pas que l'on puisse retenir du scrutin l'idée que votre septennat ne doive pas aller jusqu'au bout. GdG. — Oui, mais enfin, je ne sais pas. Au point de vue politique, je ne sais pas ce qui se passera, notamment au moment des élections l'année prochaine. Et puis, il y a la question de mes forces. AP. — Ça, c'est une autre affaire. GdG. — Je vous répète que ce n'est pas à 75 ans que je peux prédire que dans sept ans je serai là. » « Arrangez ça avec Malraux » 6 janvier 1966. Le lendemain, Pompidou organise, dans un restaurant discret, un déjeuner plus amical que politique, autour d'Henri de Ségogne, le très urbain président de la Commission de contrôle des films 3. Il règne comme une atmosphère de petites vacances. Pompidou a la tranquillité d'âme de celui qui sait que le Général le conservera à son poste. Mais il est bien le seul. Il sait aussi que, le 8, il assistera avec Michel Debré, comme ancien Premier ministre, à la cérémonie du passage entre le premier et le second septennat — avant d'être aussitôt renommé. Il savoure d'être ainsi comme en suspension, sans suspens. La conversation roule naturellement sur les changements de gouvernement. Très en verve, il nous raconte l'éviction de Malraux du ministère de l'Information en 1958 et l'invention du ministère de la Culture. À son retour aux affaires, le 1er juin 1958, de Gaulle avait rendu à Malraux la charge qu'il occupait en 1945 : l'Information. Qui pouvait mieux que lui ordonner le mariage entre l'action et le verbe, et les enrichir l'un par l'autre ? Malheureusement, dans cet été 1958, vis-à-vis d'une Algérie et d'une armée en ébullition, l'action demandait une infinie prudence. Ça n'était pas tout à fait dans le caractère de Malraux. C'est ainsi qu'un beau tapage a éclaté quand le prestigieux porte-parole du Général reconnut la pratique des tortures en Algérie et affirma qu'elle cesserait, grâce à la politique qu'il allait suivre... Pompidou : « Un lundi matin de juillet, rentrant de Colombey vers onze heures, le Général m'appelle : « — J'ai décidé de prendre Soustelle à la place de Malraux comme ministre de l'Information. Arrangez ça avec Malraux. « — Soustelle est prévenu ? « — Oui, me répond de Gaulle, je l'ai fait convoquer par l'aide de camp. Il vient à midi. « À peine une heure pour " arranger ça avec Malraux ", qui risque de ne pas trouver à son goût ce remplacement impromptu. J'allume une cigarette, je réfléchis au moyen de présenter l'affaire et, quittant mon bureau, je traverse la cour de Matignon pour me rendre de l'autre côté de la rue, dans le petit hôtel particulier où est installé Malraux. « — Le Général voudrait créer un grand ministère de la Culture, un ministère qui donnerait une autre dimension à l'action de l'État. Il n'y a que vous qui puissiez donner à cette entreprise le style et la grandeur qu'il faut. L'Information, c'est trop étriqué pour vous. Soustelle pourrait s'en charger. « Je m'arrête, j'attends avec un peu d'inquiétude la voix du silence. Malraux se tait. Il rêve déjà de l'horizon qui s'ouvre. Il parle ; il voit, il s'enthousiasme... et le voilà ministre des Affaires culturelles pour, mon Dieu, oui, huit ans déjà... » Ainsi, au-delà de l'astuce, Pompidou avait eu l'une de ces intuitions rapides et précises que le Général appréciait tant en lui. Car seul Malraux pouvait arracher ce qui n'avait jamais été qu'un secrétariat d'État aux Beaux-Arts à la médiocrité de ses budgets et à l'étroitesse de ses habitudes. Au dessert, Pompidou s'interroge : « Comment se fait-il que de Gaulle ait été un élève très ordinaire ? À quinze ans et même à dix, il se voyait déjà voué à une destinée exemplaire et il n'était pourtant qu'un collégien rien moins qu'exemplaire. Comment est-ce possible ? C'est une de mes grandes surprises. Il est vrai que ce n'est pas la seule... » Celui qui a collectionné les prix d'excellence ne comprend pas que le plus grand homme qu'il ait rencontré n'en ait pas fait autant. Pompidou : « Il commence à perdre ses illusions » Après le déjeuner, Pompidou m'emmène dans sa voiture pour regagner Matignon. Il me dit à voix basse : « Le ballottage a porté un coup terrible au moral du Général et à ses convictions. Pour le moral, il s'en est déjà à peu près relevé, après avoir été pendant quelques jours K.O., au point de ne pas vouloir se maintenir au second tour. Maintenant, après les vacances de Noël, ça va à peu près. Il sait bien qu'il ne restera pas jusqu'au bout, mais il tiendra bien les premières années et, selon sa méthode, il fera comme s'il devait tenir jusqu'au bout. « Mais pour ses convictions, c'est l'effondrement. Il vivait dans le même rêve unanimiste qui l'avait porté pendant toute la guerre et la Libération, et qu'il avait retrouvé en revenant en 58, jusqu'à la fin de la guerre d'Algérie. Aujourd'hui, il commence à perdre ses illusions. Il se rend compte qu'une démocratie, ce n'est pas l'unanimité, c'est une majorité et une opposition. Il commence à comprendre que la "majorité présidentielle" doit se retrouver dans la "majorité législative", même si le Président doit prendre garde à toujours se comporter comme Président de tous les Français. Il est décidé à tout faire pour gagner les élections législatives de l'an prochain, sur lesquelles se jouera une nouvelle fois le sort du régime. Si nous gagnons, les institutions seront consolidées, j'espère une fois pour toutes. Si nous sommes battus, elles seront rejetées, notre opposition rétablira la IVe ; elle enverra à la casse la force de frappe ; elle anéantira tout ce qu'on a commencé à faire. C'est pour ça que le Général m'a gardé à Matignon. Il sait qu'il n'y a que moi qui puisse gagner ces élections. » Pompidou fixe déjà ce qu'il faudra faire après de Gaulle : « Il faudra rééquilibrer la Ve République, en sauvegardant ses acquis essentiels, mais en faisant quelques gestes pour diminuer l'antagonisme entre ceux qui ont soutenu sa construction par attachement à de Gaulle et ceux qui veulent la détruire par haine de lui. (Il reprend en d'autres termes ce qu'il m'avait dit l'an dernier : "Les institutions ne se feront adopter définitivement que par une pratique apaisée4.") « En attendant, nous lui devons une fidélité absolue. C'est-à-dire, d'évoluer avec lui en fonction des réalités. Ce n'est pas à nous de nous éloigner de lui parce qu'il n'évolue pas assez vite. » Pourquoi Pompidou répète-t-il cette évidence ? Peut-être parce qu'il a chaque jour davantage le besoin de s'en convaincre. De tous ceux sur qui le Général s'appuie — « grands commis 5 » ou ceux qu'il n'appelle pas ses « barons6 » —, il attend une absolue loyauté. Il tolère les objections, se laisse parfois convaincre par elles, mais ne saurait admettre la dissidence. S'éloigner de lui, c'est le trahir. Mais Pompidou connaît-il une forme subtile de l'éloignement : l'excès de présence ? En 1962 pour former son premier gouvernement, comme en juin 1958 pour former le dernier gouvernement de la IVe République, il hasardait quelques noms devant le Général, qui acceptait ou refusait ; Pompidou ne discutait pas. Demain, il présentera une liste toute prête, qui sera la sienne, et ne laissera guère le choix au Général. Pompidou : « Encore un an, Monsieur le bourreau ! Vous êtes tous les mêmes ! » Matignon, 6 janvier 1966. Nous arrivons à Matignon. Pompidou m'emmène dans son bureau et, sans tourner autour du pot, me « propose » la Recherche scientifique. AP : « Ce serait passionnant. Mais il reste une tâche importante à achever au ministère de l'Information. Notamment, l'introduction de débats réguliers à l'ORTF. Par exemple, le lancement d'une émission mensuelle que Jean Farran7 prépare avec nous depuis le printemps dernier et que nous avons décidé, à votre demande, de retarder jusqu'au début du nouveau septennat. Vous serez amené à remanier le gouvernement dans quinze mois, après les élections législatives. Pourquoi ne pas remettre votre projet sur la Recherche à l'an prochain et me permettre d'achever mon travail au ministère de l'Information ? » Pompidou écourte mon plaidoyer en riant : « Encore un an, Monsieur le bourreau ! Vous êtes tous les mêmes ! Pisani veut rester encore un an à l'Agriculture pour parachever le Marché commun agricole ; Fouchet veut rester encore un an pour mettre sur les rails le premier institut universitaire de technologie, etc. Vous êtes tous assis le cul sur votre fauteuil et vous ne voulez plus en bouger. Il faut pourtant faire bouger les choses ! Nous venons de subir un grand ébranlement, nous ne pouvons pas revenir devant les Français avec un gouvernement inchangé ! » J'ai du mal à partager son amusement. Ma mine déconfite doit assez le montrer, et il change bientôt de ton : « Vous verrez que la recherche est un dada du Général ; on peut même dire, l'un de ses principaux dadas. Il croit que les Français, parce qu'ils sont Français, ont plus de génie que les autres. Mais, en même temps, il se rend compte, peut-être parce que je lui ai ouvert les yeux plus d'une fois, que ce petit monde-là est très égocentré, que chacun de ces grands savants ne pense qu'à ses petites recherches et se soucie peu des économies à faire. De temps en temps, le Général ironise. Il avait dit à Palewski : "Des chercheurs on en trouve, des trouveurs on en cherche 8." Mais il reste fasciné. Moi, ce qui me fascine, c'est que ces gens-là dépensent l'argent public sans aucun scrupule. Il faut vraiment les surveiller. » En me raccompagnant, il s'emploie à me consoler : « Vous le savez bien, le Général piffe les gens ou ne les piffe pas. Vous, il vous piffe. Mais (ajoute-t-il malicieusement) ça ne veut pas dire qu'il ne vous a pas à l'œil. » « J'aurais voulu que vous restiez dans vos fonctions » Salon doré, 10 janvier 1966. L'affaire de la télévision en couleur m'a montré le prix que le Général attache à une découverte française, à son exploitation pratique, à sa conquête du marché mondial, à l'image qu'elle peut donner de la France. Il est clair que, dans cette affaire comme dans toutes celles qu'il appelle « les pointes », il considère que sa responsabilité est directement engagée. Son « domaine réservé » n'englobe pas seulement l'Algérie (de moins en moins), l'outre-mer, les Affaires étrangères et la Défense, mais aussi « les pointes ». L'idée de partager « les pointes » avec lui me captive déjà. Mais j'éprouve un vrai chagrin à l'idée de n'être plus le confident régulier qui tend l'oreille aux monologues du grand homme. Le Général me reçoit pour l'audience de prise de fonctions. Je commence par le remercier de sa confiance, tout en lui marquant ma tristesse de ne plus être son porte-parole : « Depuis près de quatre ans, j'ai mesuré le privilège que vous m'aviez accordé en me permettant de vous interroger librement, d'entrer dans votre pensée, d'essayer de m'en faire l'interprète sans trop en dire et sans vous trahir. Je ressens de la peine à la pensée de ne plus bénéficier des entretiens si confiants que vous m'accordiez. Quoi qu'il arrive, ils resteront parmi les meilleurs moments de ma vie. GdG. — J'aurais voulu que vous restiez dans vos fonctions. Vous faisiez bien. (Une de ses expressions familières.) C'est Pompidou qui a insisté, en me disant qu'il fallait ça pour le déroulement de votre carrière, que ce ne serait pas bon pour vous de rester toujours au même poste. J'ai fini par m'incliner. » Cette réponse me choque. Pompidou s'est gardé de me servir pareil argument. Il savait bien que je lui aurais répondu que ma carrière, à supposer qu'elle dépende d'un changement de poste, m'importait moins que la poursuite de ma tâche actuelle. Je ne suis pas sûr qu'il soit si soucieux du déroulement de ma carrière 9. « Soyez discret. Si vos collègues en faisaient autant ? » AP : « Ce que je regrette le plus, mon général, en quittant mes fonctions de porte-parole, c'est de ne plus avoir avec vous ces entretiens si précieux. Et puis, j'avais pris l'habitude de prendre des notes au Conseil des ministres. Me permettrez-vous de continuer à en prendre quelques-unes ? GdG. — Que voulez-vous en faire ? AP. — Plus tard, beaucoup plus tard, pas avant trente ans, pour l'Histoire. GdG. — Soyez discret. Si vos collègues en faisaient autant ? » A-t-il voulu dire : « Vous seriez indiscret en insistant pour me demander une pareille dérogation » ? Ou bien : « J'accepte, à condition que vous soyez discret » ? J' ai voulu croire à la seconde version et l'en ai remercié chaleureusement. Il ne m'a pas contredit. J'en éprouve comme une joie d'enfant. Ainsi, je vais pouvoir continuer de consigner fidèlement ses interventions, de le suivre pas à pas dans la démarche de sa pensée. Quand il parle, assis à la table en Conseil, c'est pour interroger, alerter, morigéner ou entraîner ses ministres ; c'est pour expliquer l'action de la France dans le tourbillon du monde. Mais, sous le propos divers qu'appelle la circonstance, j'entends toujours les harmoniques de son histoire et de la nôtre. Oreilles et yeux grands ouverts, j'essaie humblement d'en capter le message, dans mon coin, tel le scribe accroupi. 1 C'est le nom du bureau du Général. 2 Jusqu'à la fin du septennat, le 8 janvier 1966, je conserve les fonctions de ministre de l'Information, porte-parole. 3 J'y suis comme ministre chargé du contrôle du cinéma. Y assistent Jean Donnedieu de Vabres, secrétaire général du gouvernement, et Simone Servais, qui suit au cabinet de Pompidou les problèmes de presse et d'information. 4 Cf. C'était de Gaulle, t. II, VIe partie, ch. 7. 5 Comme Étienne Burin des Roziers, Georges Galichon, Pierre Maillard, Gilbert Pérol, René de Saint-Légier, Bernard Tricot, Jean-Jacques de Bresson. 6 Georges Pompidou, Michel Debré, Olivier Guichard, Jacques Foccart, Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey. 7 Rédacteur en chef de Paris-Match. 8 Un de ces mots de De Gaulle qu'on cite, mais qu'il ne cite jamais lui-même. Les oublie-t-il ? Sûrement pas. Mais il sait qu'on ne les a pas oubliés et qu'ils ont fait leur chemin. Il ne veut pas courir le risque de se répéter. Gaston Palewski a été mon prédécesseur à la Recherche. 9 Roger Belin, secrétaire général du gouvernement, raconte : « 28 novembre 1962: Alain Peyrefitte redevient le porte-parole du gouvernement. Pompidou l'apprécie et est heureux d'avoir un ministre sorti, comme lui, de la grande école de la rue d'Ulm. Cependant, il me dira quelques mois plus tard : "Alain Peyrefitte en fait trop ; il agace le Général." C'est possible, mais je pense que ce sont les longs entretiens que le ministre de l'Information avait, en tête à tête, avec de Gaulle après chaque Conseil des ministres qui agaçaient Pompidou » (Lorsqu'une République chasse l'autre, 1999, p. 236). Chapitre 2 UN MUR D'ÉTUDIANTS Avant d'entamer la chronique de ces années qui nous conduisent au terme, et pour les mettre en perspective, je voudrais revenir sur la visite ratée du Général à l'École normale supérieure, en 1959 1. C'est qu'entre-temps j'ai découvert des circonstances qui l'éclairent d'un jour nouveau. Cette lumière n'est pas indifférente à la façon dont de Gaulle, et pas lui seulement, a buté en mai 1968 sur l'« insaisissable ». Paris, 21 janvier 1994. Mon enquête commence, presque par hasard, sur un plateau de télévision. Quelques anciens élèves de Normale y sont réunis, à l'occasion du bicentenaire de cette vénérable institution. Avec le directeur de l'École, Étienne Guyon, et Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel, j'ai été convié à la fête. Jaurès, Péguy, Herriot, Blum, Brossolette, Brasillach, Déat, Sartre, Raymond Aron, Césaire, Pompidou... Comment ne pas évoquer les rapports entre la « rue d' Ulm » et la politique ? De tout temps, au-delà des parcours individuels, si divers, l'Ecole est « à gauche ». Jamais elle ne l'a été plus que dans les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre. Dans cet établissement qu'un de ses directeurs de l'entre-deux-guerres avait appelé « une maison de tolérance », le parti communiste occupait alors la position dominante ; il donnait le ton, qui n'était certes pas celui de la tolérance. De Gennes nous raconte que, le jour de la mort de Staline, ses nombreux adeptes à l'École affichaient des visages consternés. L'un d'eux avança cette consolation : « Nous n'avons pas tout perdu, il nous reste son œuvre écrite. » Quarante ans après, conclut-il, on n'oublie pas ces leçons-là. Comment tant de jeunes esprits libres se sont-ils livrés à la servitude volontaire du stalinisme ? Comment, en particulier, ont-ils pu outrager l'homme qui, chez tant de leurs anciens, avait entretenu pendant la guerre la flamme de la Résistance ? J'en viens à raconter l'incident du bal de l'École de février 1959, où le général de Gaulle se vit refuser la main qu'il tendait aux jeunes élèves en smoking. Le hasard m'avait fait témoin oculaire de cette rébellion passive mais déterminée. Pour moi, cet outrage était un « coup monté ». L'expression fait bondir Guyon : « Un coup monté ? Pas du tout ! J'étais de ces promotions, je l'aurais su ! Non, c'était un geste purement individuel, spontané, inopiné. Il n'y a eu rien de collectif, rien de prémédité. » A un démenti présenté avec tant de vivacité et d'autorité, je n'ai pas de preuve à opposer. Après tout, j'ai pu me tromper. Je reste sans voix. Sur le champ de bataille de Villeroy, 5 septembre 1994. Quelques mois plus tard, le 5 septembre 1994, c'est le quatre-vingtième anniversaire de la mort de Charles Péguy. Il mérite que la France lui rende hommage : il nous élève au-dessus de nous-mêmes — à la fois dreyfusard, antidreyfusiste, chrétien, socialiste, patriote, il réconcilie en lui-même des convictions si souvent opposées par notre histoire. Sur un champ moissonné de la Brie champenoise, à Villeroy, nous sommes un petit groupe à attendre les ministres, Léotard, de la Défense, et Bayrou, de l'Éducation. L'École est représentée par Étienne Guyon, son directeur, et Jacques Lautman, directeur adjoint. Nous arpentons tous trois le champ où notre grand ancien a été frappé d'une balle au front, en entraînant sa section à l'assaut. Dans cet été 14, quelques centimètres de trajectoire à droite ou à gauche, et le lieutenant Péguy vivait, le lieutenant de Gaulle mourait sur le pont de Dinant, inconnu à jamais. De Gaulle m'a dit ce qu'il devait à Péguy2, le seul maître d'esprit qu'il ait jamais reconnu. L'École aussi se reconnaît dans le génie multiple et généreux de Péguy. En devisant, nous revenons sur l'incident dont l'interprétation m'a opposé à Guyon. Comment expliquer qu'en 1959, l'école de Péguy ait pu insulter le fils spirituel de Péguy, que l'école de Jean Çavaillès et d'Albert Lautman 3 ait pu insulter le héros de 1940 ? Étienne Guyon maintient : « L'École n'a rien à voir avec cet incident. Ça a été l'acte d'un isolé. » La conversation détendue m'apprend bientôt que Guyon et Lautman ont connu à l'École l'auteur du « coup ». Mais ni l'un ni l'autre ne va jusqu'à me dire son nom. Ils invoquent un secret qui ne leur appartient pas. J'ai quand même l'impression d'avancer. Un ancien élève existe bien, fait de chair et d'os, qui s'était mis les mains dans le dos pour ne pas serrer celle que le général de Gaulle lui tendait. J'aimerais en avoir le cœur net, savoir s'il y a eu ou non « coup monté ». Il faut que je le rencontre, pour essayer de comprendre. Peut-être l'intéressé accepterait-il de délier ses camarades d'un secret si longtemps gardé ? « Que vous êtes jeunes, que vous êtes nombreux, que vous êtes aimables ! » Un ami commun a bien voulu poser la question au camarade inconnu. Celui-ci a fini par accepter de sortir de l'anonymat pour moi. Le rencontrer n'est pas allé sans nouveau mystère. Plusieurs fois, un déjeuner à trois a été convenu, reporté, décommandé. La rencontre a finalement lieu, encore quatre ans plus tard, le 11 décembre 1998, dans un appartement louis-philippard du Quartier latin. L'inconnu m'a devancé. Il me dévoile son identité. C'est un physicien des hautes énergies de la promotion 1958, professeur d'université, discret, doux, charmant. La maîtresse de maison se joint à nous. Elle aussi découvre l'inconnu. Pourtant, elle était au fameux bal, au bras de son futur mari ; et bien qu'elle ait souvent parlé de l'affaire avec lui, il lui en avait gardé le secret jusqu'à ce jour. AP (à l'inconnu) : « Je suis heureux de vous serrer la main, et encore plus heureux de voir que vous ne refusez pas la mienne. (Rires : l'atmosphère se détend.) Ainsi, vous êtes le héros d'un acte de rébellion, d'une sorte d'insurrection à froid, alors que vous avez l'air le plus cordial du monde. Qu'est-ce qui vous a amené à ce geste ? Qu'en attendiez-vous ? L'inconnu. — En ce temps-là, d'une part j'étais communiste — j'ai cessé de l'être après 68 ; d'autre part, j'étais mal informé, comme mes camarades. Nous pensions que de Gaulle était un général factieux. Il avait pris le pouvoir par le putsch militaire du 13 mai. Il était l'instrument de l'armée, qui voulait écraser l'insurrection algérienne en imposant l'Algérie française. Il nous conduisait tout droit au fascisme. « Nous avions soigneusement préparé cet incident à l'avance. Nous nous sommes réunis à une cinquantaine : une trentaine de communistes — toute la cellule de l'École — plus une vingtaine de trotskistes et de PSA 4. Nous étions tous d'accord sur le but : il ne fallait pas qu'on puisse dire que ce général de pronunciamiento avait été bien reçu à l'École et que l'Université se réconciliait avec lui. Nous avons décidé de former un cordon sanitaire, pour lui barrer la route au bas de l'escalier du gymnase, quand il le descendrait pour aller prendre un bain de foule avec les danseurs. Nous avons répété la scène sur les lieux plusieurs jours à l'avance. Le soir du bal, de Gaulle s'est écrié, au balcon du gymnase : "Que vous êtes jeunes, que vous êtes nombreux, que vous êtes aimables ! " AP. — Et il a été alors très applaudi, bien que cette phrase à la Mac-Mahon ne le méritât pas vraiment. « Monsieur, je voudrais vous serrer la main » L'inconnu. — Il a descendu l'escalier et il s'est heurté au mur que nous formions, bien serrés les uns contre les autres, nos mains agrippées derrière le dos. Il m'a tendu la main en premier. Je ne l'ai pas prise. Il m'a dit : "Monsieur, je voudrais vous serrer la main." Je n'avais rien préparé, évidemment. Je n'avais pas imaginé que j'allais être choisi par lui. J'ai bafouillé : "Je ne serre pas la main d'une politique ", ou "de votre politique", je ne sais plus. « Il a tendu alors la main à mon voisin, qui, lui aussi, a gardé les mains derrière le dos ; je crois à un troisième, qui a fait de même. Le Général a dit alors : "J'ai compris." Et il est reparti par l'autre escalier, sans se mêler aux danseurs. C'est justement ce que nous avions voulu. AP. — Dans l'heure qui a suivi, j'ai parlé avec des élèves qui m'avaient paru dans le coup. Étiez-vous parmi eux ? L'inconnu. — Non, je suis parti tout de suite. J'étais tellement bouleversé de ce qui venait de se passer, que je n'ai pas voulu rester une minute de plus sur place. AP. — J'ai demandé à l'un : "Êtes-vous communiste ? " et il m'a répondu : " Ça n'a rien à voir." Il devait l'être. J'ai dit à un autre : "Vous savez que l'École a reçu courtoisement tous les Présidents de la IIIe et de la IVe ?" Il m'a répondu que c'étaient des potiches. Un autre m'a dit : " L'École a résisté à Napoléon Ier, à Napoléon III, à Pétain ; elle résistera au Général-Président." L'inconnu. — Oui, c'est ce que nous pensions. C'était une erreur de jugement. Je la regrette. J'ai compris depuis lors que de Gaulle n'était pas un général putschiste. Mais par rapport aux sentiments qui étaient les miens, j'ai fait ce qui me paraissait mon devoir. D'ailleurs, dans les années suivantes, mon antigaullisme n'a pas baissé. J'étais engagé à fond dans le mouvement pour la libération de l'Algérie. Nous avions l'impression que de Gaulle amusait la galerie, mais qu'il ne voulait pas donner l'indépendance au FLN, et qu'il ne le ferait que si nous l'y forcions. J'étais à Charonne, j'ai vu des CRS se précipiter sur les manifestants et abattre leurs matraques, j'ai vu le sang couler. C'est seulement plus tard, après le retrait du Général, que j'ai regretté de l'avoir offensé. J'ai pensé le lui écrire, mais il est mort avant que j'aie rédigé ma lettre. La maîtresse de maison. — Vous savez, ce que pensait notre invité, nous étions nombreux à le penser, même si nous n'étions pas communistes. Dans la minute qui a suivi, un mot d'ordre est passé dans nos rangs : "Bouche cousue ! Aucun mot, aucun nom ! Il ne s'est rien passé ! " Le maître de maison. — Le mot d'ordre était destiné à éviter qu'il y ait des sanctions. Il fallait protéger notre camarade. Même entre nous, nous ne citions pas de noms. « C'est une gaminerie » AP. — La loi du silence, l'omerta, elle a été observée des deux côtés. Du vôtre, il ne fallait pas qu'on connaisse votre nom, ni celui de vos complices ; vous aviez peur de sanctions. Mais du côté de l'Élysée, on ne tenait pas non plus à monter l'affaire en épingle. On a minimisé les choses. Le cabinet de l'Élysée a téléphoné aux journaux sur le thème : "C'est une gaminerie. (Il paraît que le Général avait eu ce mot.) Ça n'a rien changé à la visite du Général, qui s'est très bien passée. Il a été très applaudi." » (Ce qui était vrai avant l'incident, mais il est reparti dans un épais silence.) Le silence tombe à nouveau sur nous. Je reprends : « C'est quand même impressionnant. Comment est-il possible qu'une conspiration, ourdie par cinquante conjurés, qui n'étaient pas homogènes, ne soit pas venue aux oreilles de la direction ? Il aurait été si facile de décommander cette visite, sous un prétexte quelconque ! L'inconnu. — Pour l'engagement en faveur du FLN, pour le rejet de De Gaulle, nous étions absolument homogènes. Nous avions tous les mêmes convictions. Nous nous sommes engagés au secret absolu avant, pendant et après le bal. AP. — Le secret qui a été gardé pendant quelques jours pour préparer l'affront, encore, on comprend. Mais comment se fait-il que, depuis, le même secret ait pu être préservé pendant quarante ans ? Le maître de maison. — Nous étions liés par notre propre consigne. AP. — Mais comment expliquer que cette consigne perdure quarante ans après, alors que tous les témoins qui avaient à l'époque une responsabilité sont morts, et que les conjurés arrivent à l'âge de la retraite ? Le maître de maison. — L'incident est resté dans les mémoires, même si on n'en parlait pas. AP. — En tout cas, il est resté dans la mémoire du Général. Il a été si frappé de cette rebuffade qu'il n'a jamais pris le risque qu'elle se renouvelle. Systématiquement, il a évité de remettre les pieds dans une enceinte universitaire française. C'est d'autant plus frappant que, à l'étranger, il demandait à rencontrer les étudiants, ce qui donnait lieu chaque fois à des manifestations d'enthousiasme. Le maître de maison. — Et il a fallu attendre trente-cinq ans pour qu'un autre Président de la République, Mitterrand, mette les pieds à l'École. Il a fait préparer soigneusement sa venue. Les invités étaient triés sur le volet, pour qu'il n'y ait pas une seule fausse note. Il fallait qu'on puisse dire qu'il avait été bien reçu là où le Général avait été mal reçu, qu'il avait réussi là où de Gaulle avait échoué. AP. — Ce que cette affaire a montré avec force, c'est qu'une rébellion, soigneusement préparée en petit comité, peut entraîner la glaciation d'une salle d'un millier de danseurs, qui, l'instant d'avant, était chaleureuse. C'était une fête ; pas de politique, pas de discours, pas de message ; seulement un moment sans prétention, où l'on côtoyait familièrement l'Histoire, nous, celle d'un personnage de légende, lui, celle d'une institution prestigieuse, le tout dans une atmosphère bon enfant. Et voilà que le geste concerté de cinquante militants a pris en otage l'École pour en faire un symbole de résistance au Général. Sur ce millier de garçons et de filles, aucun n'a eu l'idée de forcer le barrage pour aller lui-même serrer la main du Général, quitte à créer un scandale encore plus grand ; quitte à entraîner une bagarre. Ce dont on se souvient quarante ans après, ce que l'historien retiendra, c'est ce geste brutal d'une infime minorité des participants : 5 % de cette population estudiantine avaient réussi à transformer pour l'Histoire le caractère de cette soirée. Je me demande si nous n'avons pas là l'avant-goût de ce qui s'est passé en mai 68. L'inconnu. — En 1968, je n'étais pas du tout dans le coup. J'étais en province. Nous étions des spectateurs lointains. Tout se passait à Paris. AP. — La ressemblance entre l'incident de 59 et la fronde de 68 réside dans le même paradoxe. En février 59, quand de Gaulle arrive dans la salle de bal, il est acclamé ; après l'incident, la salle se fige. En avril 68, tout était calme ; les chefs syndicalistes n'envisageaient aucune action avant la rentrée d'octobre. Et soudain, une contagion se répand : des millions de travailleurs se sont mis en grève. « La thèse classique, c'est qu'il y avait sous la surface un formidable rejet de tout : du régime, du Général, du gouvernement, de l'autorité, du capitalisme, de la famille, des bonnes mœurs, de la société. Mais comment les experts en revendication ont-ils pu ne pas sentir cette force révolutionnaire, si vraiment elle existait ? Comment ce qui était imprévu et imprévisible était-il inévitable comme une fatalité ? Et si cette force révolutionnaire était tellement puissante, comment a-t-elle pu s'évaporer, le mois suivant, dans les isoloirs ? Comment, un an plus tard, Krivine, qui la représentait à l'élection présidentielle, a-t-il obtenu 1 % des voix, alors que le tohu-bohu se poursuivait de plus belle dans les universités ? « J'avance une explication d'un autre ordre. Je crois aux hommes acteurs de l'Histoire. Il y a eu un début de révolution parce qu'il y avait des révolutionnaires. En 65-66, quand le Parti a voulu reprendre en main les Jeunesses communistes, un peu trop turbulentes à son gré, les trotskistes et les maoïstes ont claqué la porte. L'inconnu. — C'est vrai, j'ai vécu cela. AP. — Les dissidents ont alors constitué des groupes vraiment révolutionnaires. Ils n'étaient que quelques centaines de militants, mais ils étaient bien décidés à subvertir la société et se sont organisés à cet effet. Ce sont eux qui ont réussi à créer l'événement. Il a suffi de ces quelques centaines de gauchistes, résolus et exercés, pour entraîner derrière eux une bonne part de la jeunesse estudiantine. Tout comme les conjurés de la rue d'Ulm ont réussi à congeler autour d'eux le millier de danseurs qui, l'instant d'avant, avaient applaudi chaleureusement le Général. Le maître de maison. — Je dirais plutôt que Mai 68 fut comme un coup de grisou. Le gaz est là, accumulé dans une poche de la mine, et il suffit d'une étincelle pour qu'il explose. AP. — C'est justement là que gît pour moi l'erreur. Il n'y avait pas de gaz accumulé ! En physique sociale, il n'y a pas forcément égalité entre la cause et la conséquence. On est toujours tenté de croire qu'à une grande conséquence, il faut une grande cause. Je crois que c'est une illusion. Tout dépend des hommes, de leur invention, de leur détermination, de l'enchevêtrement d'innombrables libertés imprévisibles. La maîtresse de maison. — Je crois surtout que le Général était un homme du XIXe siècle. 1968, c'est la fin du XIXe siècle et des contraintes qui pesaient encore sur la société. L'inconnu. — C'est cela, il y avait un appétit de libération, surtout de libération sexuelle. AP. — Croyez-vous vraiment ? La loi Neuwirth est de 1967. L'autorisation de la pilule, des contraceptifs, c'était acquis. La libération sexuelle avait commencé bien avant 68, elle a continué bien après. Elle s'est faite partout, même dans les pays où il n'y a pas eu de Mai 68. » Le déjeuner tire à sa fin et le débat n'en a pas. Mes hôtes n'ont pas été convaincus par ma façon de voir. Nous nous séparons bons camarades. En repartant, je pense au Général, à l'humiliation qu'il a dû ressentir. Il l'a enfermée dans le silence. Mais personne n'a mesuré l'effet que ce silence pouvait avoir dans sa psychologie. Imaginons qu'une enquête ait été faite. Elle aurait mis au jour le montage de l'opération. L'incident se réduisait à ce qu'il était en réalité : un coup de la cellule communiste et de ses satellites, qu'on n'appelait pas encore gauchistes. Mais derrière les jeunes gens qui lui avaient refusé leur main, de Gaulle a pu voir se profiler toute une École, toute l'Université, toute une jeunesse... A partir de ce moment, il a évité le monde universitaire, qui lui avait manqué. Qui dira de quel poids cette impression a pu peser dans son comportement pendant la crise de Mai ? Mais le silence a agi sur l'École aussi. Elle s'est solidarisée avec les fautifs, comme une classe de collégiens se solidarise avec les deux chahuteurs qui, dans le fond de la salle, se sont lancé des fléchettes. Et elle s'est ainsi solidarisée avec l'acte lui-même, que pourtant, dans son immense majorité, elle n'approuvait pas. Si le mystère a duré quarante ans, c'est sans doute qu'une sourde honte pèse sur les acteurs. De fait, il n'y a pas de quoi se vanter d'avoir pris de Gaulle pour un militaire putschiste, et Staline ou Trotski pour des bienfaiteurs de l'humanité. Mais la honte est encore une façon de ne pas faire face à l'histoire. Elle est encore une façon de se solidariser avec l'erreur. La vérité libère. Dans cette affaire, il y a tout le mystère de Mai 68 et du crépuscule du Général. Là aussi, de Gaulle s'est heurté à un mur d'étudiants au visage buté. Qu'y avait-il derrière ce mur ? La lecture que quarante ans ont permise de l'épisode de 1959 autorise une nouvelle lecture de la fronde de 1968. 1 Cf. C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 5, « On ne serre pas la main d'un dictateur ». 2 Cf. C'était de Gaulle, t. II, IIe partie, ch. 17. 3 Jean Cavaillès, compagnon de la Libération, et Albert Lautman, le père de Jacques Lautman, fusillés comme résistants. 4 Le parti socialiste autonome — ancêtre du PSU (parti socialiste unifié) — qui s'était séparé de la SFIO après l'envoi du contingent en Algérie. I « ON NE GOUVERNE PAS AVEC DES MAIS » Janvier 1966 - Mars 1967 Chapitre 1 « SI L'OPPOSITION VEUT CENSURER LE GOUVERNEMENT, ELLE LE PEUT » Conseil du 12 janvier 1966. Le Général est désormais le Président élu des Français. Nous sommes curieux de voir si cette nouvelle forme de l'adhésion nationale l'aura transformé. En tout cas, ce n'est sûrement pas l'impression qu'il veut nous donner. L'élection a été une péripétie. C'est de Gaulle as usual. « La fonction des ministres ne doit pas être définie par leurs clients » GdG : « La politique générale du gouvernement n'a pas lieu d'être modifiée. » Il en définit brièvement les axes de marche : la stabilité et l'expansion ; la politique des revenus, y compris les revenus agricoles ; l'indépendance et l'Europe ; la coopération, y compris avec le Québec. GdG : « Quant au fonctionnement du gouvernement, il y a le rôle du Président de la République, selon la lettre, l'esprit et la pratique de la Constitution. Il y a le rôle du Premier ministre, défini de mieux en mieux par la pratique : il coordonne l'action des ministres et il est le chef de l'administration. Il y a la fonction particulière de chacun des ministres, qui ne doit pas être définie par leurs clients. Les secrétaires d'État occupent des fonctions hybrides, mais fort utiles. Ils déchargent les ministres et font partie du gouvernement, dont ils constituent la réserve. « Pour ce qui est des cabinets, des instructions existent, elles fixent des chiffres qui ne doivent pas être dépassés. Travaillez avec vos directeurs et pas seulement avec les membres de votre cabinet. « Déplacez-vous, inspectez ce qui est de votre ressort. Allez dans les départements prendre contact avec vos agents et avec les milieux qui sont concernés par votre action. « L'essentiel, c'est ce que vous faites et la façon dont c'est connu » « Il y aura, d'ici aux élections législatives, quelques agitations. Ou simplement rien. Mais il ne faut pas se laisser prendre à cette agitation éventuelle. L'essentiel, ce ne sont pas les sempiternelles aigreurs des éternels aigris, c'est ce que vous faites et la façon dont c'est connu. Un effort doit être fait sur le plan des relations publiques, bien que l'ancien ministre de l'Information ait déjà beaucoup fait dans ce domaine (je remercie d'une légère inclinaison de tête). Il faut trouver des informateurs professionnels, pour faire connaître ce que fait effectivement le gouvernement. Il faut aussi que le gouvernement, par des sondages, soit informé à dates régulières des préoccupations du public. C'est à organiser systématiquement. « Il n'y a que nous qui puissions gouverner. On l'a vu avant 58, quelle qu'ait été la valeur de ceux qui gouvernaient (c'est une politesse pour Edgar Faure, le nouveau venu). On l'a vu depuis 58, même si le corps électoral ne l'a pas entièrement compris. Notre tâche est donc déterminée, et notre responsabilité claire. Pompidou. — Je rappelle la règle du secret concernant les délibérations du Conseil des ministres. Seul le secrétaire d'État à l'Information en rend compte au public. Un certain nombre de ministres ont un service d'information : il est nécessaire qu'ils agissent en coordination. GdG. — Cette coordination, je le rappelle, c'est le rôle de la mission de liaison interministérielle pour l'Information. » Il est frappant de voir le Général faire, sur un sujet qui pourrait paraître secondaire, un rappel plus précis que son Premier ministre. Il est toujours aussi attentif aux questions d'organisation. « M. Sudreau connaissait tout le monde, il avait pu trouver des ingénieurs » Conseil du 19 janvier 1966. « Un nouveau grand ministère a été taillé », déclare le Général. C'est celui de l'Équipement — le mot aussi est nouveau. En fait, il a été « taillé » pour Giscard, qui l'a refusé dédaigneusement. C'est Pisani qui en hérite, en récompense de son zèle à l'Agriculture. Le Général le définit lui-même : « Ce nouveau ministre exerce maintenant les attributions qui étaient précédemment dévolues au ministre des Travaux publics et des Transports et à celui de la Construction. « Ce ministère de la Construction, il n'y a jamais eu d'administration vraiment compétente pour le faire bien fonctionner. (Peu aimable pour les prédécesseurs.) Alors, il y a les ingénieurs des Ponts qui sont capables de le faire, et il faut les mettre dedans, les intéresser à la Construction. Je ne dis pas que vous y arriverez du jour au lendemain, mais c'est là le but à atteindre. Pompidou (jovial). — Mais il ne faut pas faire construire les maisons par les ingénieurs des ponts ! (Il rate de moins en moins une occasion de montrer que son bon sens pragmatique et sceptique corrige le volontarisme du Général.) GdG (à pragmatique, pragmatique et demi). — On a un exemple. Actuellement, on a le District de Paris, avec M. Delouvrier. Lui, il existe, il commence à réaliser quelque chose dans ce District. Pourquoi ? Parce qu'il a su entraîner avec lui des ingénieurs des Ponts dégourdis. Sinon il serait là, à nager au milieu des incompétences. Il y a eu aussi le cas de M. Sudreau. Il était bien parti parce qu'il connaissait tout le monde, il avait pu trouver des ingénieurs, leur donner confiance. Et puis, à peine M. Sudreau a disparu, que les ingénieurs ont disparu aussi, et depuis, le ministère de la Construction est à la traîne. Voilà la vérité. » Une leçon de perspicacité administrative. Mais aussi une philosophie de l'entreprise : un chef n'est un chef que s'il inspire confiance au point de donner à ceux qu'il entraîne confiance dans son projet. Pompidou : « Je demande qu'on ménage les adjectifs » Quatre mois plus tard, au Conseil du 4 mai 1966, dans un échange à propos des réclamations budgétaires que, pour la forme, les ministres dépensiers sont autorisés à présenter, Pisani se laisse aller à dire : « La situation du logement est tragique. » Aussitôt, Pompidou prend la mouche : Pompidou : « Je demande qu'on ménage les adjectifs. On ne peut appliquer le terme de tragédie à la situation d'un ministère où l'on vient d'accéder. C'est un peu trop violent pour la situation antérieure. La construction n'a jamais été aussi forte qu'en 65. Elle a baissé en 1966, mais par rapport à un état qui est le plus élevé jamais connu en France. Je ne peux pas laisser dire que la situation est tragique, comme si cela résultait de l'incapacité du ministre antérieur. » Et naturellement, du Premier ministre antérieur... Ce n'est pas parce que le gouvernement est nouveau qu'il peut capitaliser sur cette nouveauté. C'est le même Président de la République, et le même Premier ministre, et Pisani a tort de dramatiser les problèmes dont il hérite. « Il n'y a pas d'objections à la réapparition de Bacon » Conseil du 9 mars 1966. Le gouvernement assume le passé. Mais l'esprit est à l'ouverture. Ainsi, il convient de pourvoir à la présidence du Centre d'études des revenus et des coûts. Le Premier ministre propose de désigner Paul Bacon1. GdG : « Il n'a jamais fait de mal à personne. Il a fait du bien à beaucoup de monde. Il n'y a pas d'objection à sa réapparition. » Quatre ans après, le Général veut bien, même sans enthousiasme, passer l'éponge, quoique Bacon lui ait « manqué ». Conseil du 23 mars 1966. Parmi les nouveaux, Jean-Marcel Jeanneney2, ministre des Affaires sociales (autre « grand ministère », où sont réunis pour la première fois le Travail et la Santé), impose bientôt sa compétence souriante et concise, qui contraste avec le lyrisme de Grandval. En quelques minutes à peine, il nous fait une communication sur l'insuffisance de la main-d'œuvre qualifiée. Un autre trait de son caractère, le dirigisme, sied au Général. Le voici sur une seconde communication, à propos des conventions médicales : « Il y a peu d'adhésions individuelles. Nous devrons mener une action pour y contraindre les médecins (il appuie), par exemple en ouvrant des dispensaires. » Le Général approuve, visiblement satisfait qu'un de ses ministres ne recule pas devant la contrainte. Conseil du 1er juin 1966. La vraie vedette du gouvernement, c'est Edgar Faure 3. Il a été éblouissant dans un « face à face » télévisé. Nous sommes un petit groupe qui l'en félicite. Réfractaire aux enthousiasmes, Couve le douche : « Une heure, c'est beaucoup trop long, un quart d'heure suffirait. » Je murmure : « Tiens, j'allais dire : une heure, ça nous a paru trop court. » Edgar feint de ne pas entendre. Le Général arrive, serrant les mains, avec quelques mots de-ci de-là ; quand il passe devant lui : « Vous avez été brillant et habile. » Il en a l'air tout heureux et Edgar est aux anges. « Si l'opposition veut censurer le gouvernement, elle le peut » Conseil du 13 avril 1966. La session parlementaire s'est ouverte. Les chefs de l'opposition réclament que le nouveau gouvernement vienne demander l'investiture de l'Assemblée. Pompidou : « Nous ne sommes plus sous le régime d'Assemblée. Il n'y a ni débat d'investiture, parce que ce n'est pas dans la Constitution, ni obligation de demander un vote de confiance. Mais l'opposition peut naturellement essayer de faire la preuve qu'elle peut censurer le gouvernement. GdG (un sourire de défi). — ...et éventuellement le remplacer ! « Le premier gouvernement Debré a engagé sa responsabilité et je l'ai approuvé. C'était une nouvelle Constitution, une nouvelle Assemblée, un nouveau gouvernement. C'était normal. « Le gouvernement Pompidou, en avril 62, a fait de même. C'était un nouveau gouvernement. Il y avait eu des événements considérables par rapport à l'Algérie. Il fallait marquer l'accord de l'Assemblée pour une nouvelle étape. « Lorsqu'il y a eu un nouveau gouvernement après la dissolution, en décembre 62, il en a été encore de même. C'était une Assemblée toute différente, il fallait qu'une nouvelle majorité se dégage, après cette nouvelle donne. « Cette fois-ci, il y a eu l'élection présidentielle, oui, mais on n'a pas changé de Président. Le gouvernement a été remanié, oui, mais on n'a pas changé de gouvernement. Et l'Assemblée ? Elle est toujours ce qu'elle était. « Si l'opposition veut censurer le gouvernement, elle le peut ; enfin, elle peut s'y essayer. C'est à elle de prendre la responsabilité pour son compte. » Il n'est pas inutile de rappeler ces principes avant les élections de l'an prochain. Nous ne savons pas si elles nous donneront la majorité, mais ce sera à l'Assemblée de prendre l'initiative des hostilités, si elle le souhaite, avec la menace d'une dissolution. À bon entendeur, salut. 1 Ancien ministre du premier gouvernement Pompidou, l'un des cinq ministres MRP démissionnaires le 15 mai 1962, après l'incident du « volapük ». Voir C'était de Gaulle, t. I, IIe partie, ch. 7. 2 Jean-Marcel Jeanneney, professeur d'économie politique, ministre de l'Industrie de 1959 à 1962, a été le premier ambassadeur de France en Algérie, puis a été membre du Conseil économique et social. 3 Edgar Faure (1908-1988), six fois ministre et deux fois président du Conseil sous la IVe République. Chapitre 2 « C'EST AU MINISTRE DE S'EN OCCUPER » Pourquoi le Général changerait-il ? Sa personnalité traverse intacte toutes les circonstances. Si le Conseil des ministres est un théâtre particulier, cela fait longtemps qu'est fixée sa façon d'y tenir son rôle. « Ce qui compte maintenant, ce n'est plus l'aristocratie, ce sont les ingénieurs » Conseil du 25 mai 1966. Il aime toujours prendre le Conseil des ministres à contre-pied. Ce matin, Couve nous gratifie d'une longue communication sur l'état de la Pologne. Quand il a terminé, nous nous tournons vers le Général, goûtant à l'avance les conclusions qu'il va en tirer, lui qui y a passé deux ans de sa jeunesse. GdG : « Vous avez évoqué les relations culturelles. Avant la guerre, l'aristocratie polonaise apprenait le français. Elle comptait, et le français comptait. Elle ne compte plus. Ce qui compte maintenant, en Pologne comme chez nous, ce sont les ingénieurs. Ils s'intéressent à ce qui leur est utile. Les ingénieurs polonais s'intéresseront au français dans la stricte mesure où nous aurons quelque chose à leur apporter, en fait de sciences, de techniques. » Ce matérialisme nous surprend. Il est fait pour nous secouer. « Il est affreux que l'on dise la délivrance des autorisations » Conseil du 31 mars 1966. Le Général est toujours le gardien sourcilleux du beau langage. Je ne sais plus lequel d'entre nous est coupé dans le bel élan de sa communication par ce soupir d'écrivain : « Il est affreux que l'on dise la délivrance des autorisations. Il faudrait dire l'octroi. » Mais il parle au conditionnel. Ce n'est pas un domaine où il s'autorise à donner des ordres, même à ses ministres. Conseil du 27 avril 1966. Le registre de style qui nous met tous en joie, même celui qui en est l'occasion, c'est celui de l'acidité. Cette fois, c'est Roger Frey 1 qui chante les mérites des préfets qu'il déplace. Le Général, sarcastique : « À vous entendre, les préfets que vous nous présentez, qu'ils s'en aillent, qu'ils restent ou qu'ils arrivent, sont tous éminents et sans défauts. » « Je m'interroge sur les mérites de l'exportation des reproducteurs » Conseil du 21 septembre 1966. Dumas 2 récite la liste des lois qui doivent alimenter la session d'automne. On l'écoute distraitement. Tout à coup, de Gaulle le coupe : « Cette loi sur l'élevage, je soupçonne que pour la plus grande part elle est du domaine réglementaire ! » Dumas, qui n'en peut mais, donne du regard la parole au ministre de l'Agriculture. Edgar Faure : « Il est certain que tout n'y est pas du domaine législatif stricto sensu, mais dès lors qu'il y a une loi, il est bon d'y inscrire tous les éléments d'une politique d'ensemble. GdG. — Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour définir restrictivement le domaine législatif. C'est la Constitution et c'est la pratique que nous en avons faite. Il ne faut pas revenir là-dessus. Mais je suis prêt à écouter vos arguments. Nous en reparlerons. » Le Général est toujours d'une exquise courtoisie avec Edgar Faure. Mais quand, au Conseil suivant, le 28 septembre 1966, Edgar expose son projet de loi, on s'aperçoit que celui-ci sait obéir avec grâce. L'essentiel de ce qui était réglementaire a disparu, et c'est l'exposé des motifs qui se charge de définir la politique de l'élevage. Le Général en profite pour manifester à son ministre tout l'intérêt qu'il porte à ces dossiers si ingrats. Il le fait à sa manière, énigmatique, en lançant d'un ton rêveur : « Je m'interroge sur les mérites de l'exportation des reproducteurs... » Faut-il en effet que nos mâles quadrupèdes quittent le territoire ? « Nous faisons des politesses, mais on ne nous les rend pas » Conseil du 23 novembre 1966. Couve annonce qu'il aura l'honneur d'inaugurer l'avenue Winston Churchill. De Gaulle, franchement bougon : « L'usage se répand de donner des noms de personnalités étrangères à des rues de Paris. C'est un usage qui devient abusif. Nous faisons des politesses, mais on ne nous les rend pas. Il faut mettre un frein à ces abus. Le ministre de l'Intérieur devrait donner des instructions en ce sens au préfet de la Seine. Frey. — J'ai déjà donné des consignes dans ce sens. GdG. — Ce n'est sans doute pas assez. Il faudrait inscrire cette règle dans un texte, tout au moins pour la capitale. Pompidou (sarcastique). — Cette avenue n'est bordée par aucune maison. Elle passe entre le Petit et le Grand Palais. C'est une politesse qui ne coûte pas cher. » C'est tout de même étonnant que de Gaulle ait choisi Churchill pour manifester son irritation. Churchill trinque pour Kennedy 3. Conseil du 31 janvier 1968. Michelet, ministre des Anciens combattants, profite de l'examen de la promotion des décorés pour déplorer que des militaires de réserve ou d'anciens déportés aient été trop modestes pour faire état de leurs titres à des nominations largement méritées pourtant. GdG (presque sèchement) : « C'est au ministre de s'en occuper. » Demander une décoration pour soi-même, cela ne se fait pas, ou ne devrait pas se faire. C'est précisément pourquoi il revient à l'État, source des honneurs, de distinguer dans la masse ceux qui les méritent et ont la pudeur de ne pas le faire savoir. Malraux : « Il ne peut y avoir qu'une politique culturelle » Conseil du 27 mars 1968. Le Premier ministre présente lui-même une création qui lui tient à cœur, celle de la Fondation de France. Debré : « L'idée vient de la demande de M. Malraux sur le mécénat. Mais le problème a été élargi. Nous introduisons en France une institution et une pratique nouvelles. Malraux. — Je salue l'intention, mais je redoute les dérives. On va créer des organisations parallèles, et je crains une politique culturelle parallèle. Il ne peut y avoir qu'une politique culturelle, même pour l'achat de tableaux. GdG. — Cette remarque est d'intérêt général. Il conviendra d'y veiller. » Même quand il parle pour sa boutique, André Malraux est digne d'écoute. « Un directeur sans direction, il n'en est pas question » Conseil du 30 avril 1968. Debré expose les complications d'une réorganisation de ses services. GdG : « Si je vous comprends, vous proposez de créer un directeur sans direction. Il n'en est pas, il ne peut en être question. Être inspecteur général des Finances devrait lui suffire. Debré. — Le titre de directeur lui donnerait plus d'autorité. GdG. — Je n'en veux pas. Ce n'est pas conforme à l'ordre de l'État. » Ainsi, dans ses grandeurs et ses tics, ses fulgurances et ses soucis, de Gaulle est toujours le même de Gaulle. Mais ceux qui le connaissent le mieux et le servent de leur mieux ne cessent de s'interroger sur lui. Un sujet surtout les tarabuste, Non point cet « après-gaullisme » dont s'occupe la presse, mais la façon dont le Général voudra ou pourra choisir son terme. Conversation avec Burin des Roziers, mardi 12 avril 1966. Burin des Roziers et moi, nous voici à en parler. Je l'écoute surtout. Burin : « Au lendemain de l'élection présidentielle, le Général se voyait partir dans deux ou trois ans ; et maintenant, il pense qu'il va rester. Il y a toujours, chez le Général, dialogue entre deux tendances. En 1962, après un référendum gagné mais qui l'avait déçu, il s'est vu partir le mois suivant et laisser la main à Pompidou. Il aurait à la fois sauvegardé sa figure historique et assuré sa succession. Alors qu'en 1946, il avait sauvegardé sa figure historique mais n'avait pas assuré sa succession. « De 1962 à 1965, il a hésité entre s'en aller et rester, car il souhaitait gagner sur les deux tableaux. C'est finalement parce qu'il a pensé que, s'il s'en allait, sa succession ne serait pas assurée comme il l'aurait souhaité, qu'il s'est présenté. Aujourd'hui, il considère encore que personne ne peut lui succéder ni tenir la barre avec la même fermeté qu'il la tient lui-même. Si toutefois les élections législatives étaient très mauvaises et ressemblaient à un désaveu, ou si au contraire elles étaient excellentes et laissaient espérer que son successeur aurait autant que lui-même la possibilité de gouverner, il pourrait s'en aller après six mois ou un an. Mais il y a beaucoup de chances pour qu'il reste aussi longtemps que sa santé le lui permettra. AP. — Ce qui l'aidera à tenir, c'est de voir combien, en deux ou trois ans, les esprits ont évolué sur l'élection du Président au suffrage universel. Elle soulevait en 1962 une immense vague de critiques chez les Français attachés aux traditions républicaines. Elle était acceptée par tout le monde en 1965. Le nouveau système est de plus en plus admis, au point qu'on réclame le régime présidentiel de type américain. Mais il faut compter avec les élections de mars 1967. Comment le Général les voit-il ? « Il faut que l'opinion soit associée de plus près aux choix que fera l'État » Burin. — Là encore, je crois bien que le Général a évolué. Jusqu'en décembre, il considérait que le régime reposait sur le Président de la République et lui seul. Peu importait que l'Assemblée lui fût, ou non, défavorable. Ou plutôt, si elle était favorable, c'était en quelque sorte de surcroît, et cela facilitait les choses. Mais si elle était défavorable, on pouvait aussi bien se passer d'elle, ou la menacer, et obtenir ainsi, de gré ou de force, le même résultat. « Je me demande si les conditions décevantes de son élection ne l'ont pas amené à changer d'avis et à se rapprocher de la thèse selon laquelle le Président est chef de majorité. (C'était la thèse avancée par Frey à Asnières, reprise mezza voce par Pompidou, mais que le Général avait condamnée devant moi avec une grande vigueur 4.) Il y a là une contradiction avec les thèses antérieures du Général, mais le déroulement de l'élection présidentielle a sûrement provoqué en lui une masse de réflexions sur la philosophie de son régime. AP. — De toute façon, il ne pourra pas ne pas prendre position lui-même pour les élections législatives, et naturellement en faveur de la majorité sortante. Burin. — Cependant, la limite à cet engagement est que, si le scrutin était désastreux, il devrait alors se considérer comme désavoué et par conséquent se retirer. Nouvelle façon de retomber dans le piège où la IIIe République était tombée : "Se soumettre ou se démettre." Ce qui revient à donner à nouveau le pouvoir suprême à l'Assemblée. AP. — L'étude de la campagne et du scrutin, que je lui ai communiquée, montre que l'opinion doit jouer un rôle essentiel. Au cours du premier septennat, le Général pouvait gouverner sans se préoccuper de l'opinion. Il savait que pour les grandes options — institutions, guerre d'Algérie —, il répondait à l'attente du public. Maintenant que ces grands problèmes sont réglés, il le reconnaît lui-même, "il faut que l'opinion soit associée de plus près aux choix que fera l'État". C'est la conséquence inéluctable de l'élection du Président de la République au suffrage universel. Burin. — En somme, nous avons opté pour une américanisation de la vie politique : il faudra en tirer les conséquences jusqu'au bout. Si nous voulons que l'opinion ratifie le style de gouvernement du candidat en l'élisant, il faut aussi que l'opinion, au fur et à mesure du déroulement de cette politique, la comprenne et l'approuve. La logique du référendum d'octobre 1962, c'est que nous avons quitté le régime parlementaire pour entrer dans le régime d'opinion. « Apprenez donc à ne pas me parler de problèmes qui sont insolubles » AP. — Tout à l'heure vous disiez que le Général cherchait à la fois à sauvegarder sa figure historique et à assurer sa succession. Pour celle-ci, est-ce que le Général est fixé ? Burin. — J'ai le sentiment très net que le Général n'a pas encore trouvé le successeur idéal. Bien sûr, si demain les circonstances ou un accident faisaient que la succession s'ouvrait, il n'y aurait pas d'autre candidat possible, du côté gaulliste, que Pompidou. Mais rien ne permet de dire que ce sera encore le cas dans quelques années. D'ailleurs, vous connaissez la situation aussi bien que moi. Elle n'est pas toujours facile à vivre. Mais un jour que j'évoquais cela devant lui, il m'a dit : "Apprenez donc à ne pas me parler de problèmes qui sont insolubles." » 1 Ministre de l'Intérieur (1961-1967), puis chargé des relations avec le Parlement (1967-1971). 2 Pierre Dumas, député-maire de Chambéry, secrétaire d'État chargé des Relations avec le Parlement de 1962 à 1967, puis du Tourisme d'avril 1967 à juin 1968. 3 Auquel une avenue a été consacrée dès 1964. 4 En mai 1965 : C'était de Gaulle, t. II, IIe partie, ch. 12. Chapitre 3 « IL FAUT QUE LA JUSTICE AILLE AU FOND DE CETTE DETESTABLE AFFAIRE BEN BARKA » Bien que le Général ait voulu maintenir la campagne présidentielle au niveau de l'essentiel, l'affaire Ben Barka l'a empoisonnée 1. L'élection passée, on ne cesse d'en traîner le boulet. Conseil du 12 janvier 1966. Le Général n'est vraiment pas sur la même longueur d'ondes que ses ministres. Il tient à une enquête rapide, dût-elle « bousculer quelques pots de fleurs ». Foyer 2 fait état d'une demande de la partie civile, qui voudrait faire comparaître le ministre de l'Intérieur et même le garde des Sceaux. Mais la pratique, suivie depuis sept ans, veut que ces comparutions soient refusées par le Conseil des ministres. Frey : « En fait, les avocats de la partie civile tendent à se substituer au magistrat instructeur. Il n'y a aucune raison pour qu'ils provoquent l'audition du garde des Sceaux ou du ministre de l'Intérieur. « Il faut aller jusqu'au bout de la vérité » GdG. — Je ne vois aucun inconvénient à ce que le juge d'instruction recueille le témoignage du ministre intéressé. Dans cette affaire, si la justice est saisie, il faut y voir clair. Il convient donc de déférer aux demandes du juge d'instruction. Pompidou. — Je rappelle que toutes les directives ont été données pour que tous les ministres aident la justice. Cela dit, on a vraiment l'impression que le juge d'instruction se laisse manœuvrer par les avocats de la partie civile. Le garde des Sceaux doit y veiller. GdG. — Le juge d'instruction mènera son instruction d'autant mieux que les ministres coopéreront avec lui. Il faut aller jusqu'au bout de la vérité. » À l'évidence, le Général est moins méfiant de la justice que ses ministres. Il a la conscience tranquille. Il n'est pas tout à fait sûr que tout le monde l'ait autant que lui. Il veut en avoir le cœur net. « Nous tirerons toutes les conséquences » Conseil du 19 janvier 1966. Foyer expose longuement, mais de son débit le plus rapide, tout ce que l'on sait déjà de l'affaire, dont l'instruction progresse. Il déplore que le secret de l'instruction soit si mal préservé. On ne peut pas parler d'une « police parallèle » qui serait impliquée dans les événements. Il y a simplement eu participation, à titre individuel, de quelques agents des services de police. Pompidou se montre plus incisif : « Il s'agit d'une affaire préoccupante et à bien des égards désolante. Elle révèle l'action sur notre sol de personnalités étrangères, y compris un ministre de l'Intérieur. Oufkir a participé lui-même. Des membres des services français, de la police et du SDECE, sont coupables de complicité active et de participation au crime. Cela traduit, à l'intérieur de nos services, des défaillances. Mais les chefs de service ne semblent pas avoir couvert le moins du monde leurs subordonnés ; ni le préfet de police Papon, ni le général Jacquier 3, qui n'étaient pas au courant eux-mêmes. L'information est difficile. Les étrangers sont en fuite. Et il n'y a pas eu de coopération entre les services. Les polices se détestent, ensemble elles détestent les services spéciaux, et tout ce monde déteste la justice. De son côté, la justice a eu tendance à faire le procès de la police, plutôt que de l'affaire Ben Barka. Tout cela est humain ; c'est le fait de vieilles habitudes, ça n'en est pas moins très fâcheux. « La presse a été informée d'une manière totalement tendancieuse par les avocats de la partie civile, qui constituent en fait le comité politique du principal candidat de l'opposition à la présidence, M. Mitterrand. « Il faudra réfléchir aux conséquences quant à l'organisation des services de police. GdG. — Le coup a été monté à partir du Maroc par Oufkir. Je ne l'admets pas. Je l'ai dit au Roi par l'intermédiaire de l'ambassadeur. Le Roi n'a pas pu ou pas voulu désavouer les coupables. Nous tirerons toutes les conséquences. La première est d'inculper les Marocains qui sont ou seront impliqués. « Les Marocains ont trouvé des concours en France avec une facilité lamentable. Je ne parle pas des hommes de main. Chacun en recrute, toutes les polices le font. Mais je parle des services de police. Il y a des choses peu claires, des complicités. Je ne l'admets pas. Il faut aller jusqu'au bout de la vérité et des conséquences. « Les services spéciaux ne sont pas assez tenus en main » « Les services spéciaux ne sont pas assez tenus en main. Il n'est pas acceptable que leur chef n'ait pas été tenu au courant. La police, c'est la même chose. Il n'est pas acceptable que les chefs n'aient pas été immédiatement prévenus. « Enfin, maintenant, la justice est saisie. Qu'on l'aide ! Qu'on l'aide par tous les moyens ! Or ce n'est pas ce qui s'est passé. On n'en a pas fait assez, du haut en bas de l'échelle. Dans l'enquête menée par la police, il y a eu des retards, tenant au fait que le ministre de l'Intérieur marocain était dans le coup. Cela pouvait se comprendre. Mais une fois l'instruction ouverte, il fallait y aller à fond. « Il y a eu ce fâcheux incident Figon4. Le système inavouable des indicateurs, cela a des conséquences évidentes. On les ménage, on ne les arrête pas, ils se suicident. Tout cela n'est pas acceptable. « Il faut intervenir. Que tous les services, que tous les ministres, concourent à aider la justice à faire son métier. « Et puis, il faut en finir avec cette indépendance du SDECE. Il est théoriquement rattaché au Premier ministre. Mais il fait ce qu'il veut. Il faut le rattacher au ministre des Armées, pour qu'il soit placé dans une hiérarchie, dans un encadrement. Et il ne faut pas que les agents y restent trop longtemps. Leroy 5 y est resté vingt-cinq ans. Le meilleur des hommes ne peut pas rester pur et dur quand il mijote vingt-cinq ans dans ce milieu. « Les polices sont concurrentes. Il y a la Sûreté nationale, la police judiciaire, la DST. Ça n'est pas acceptable ! Il faut une seule police, avec un seul chef. Et qu'on la mette dans le creux ! Il n'y a qu'un personnage qu'on peut muter dans la police parisienne, c'est le préfet de police. C'est absurde ! « La question doit être prise corps à corps. Qu'on aboutisse ! « La PJ à Paris, comme le SDECE, c'est composé d'inamovibles. Qu'on en finisse ! « Le code de procédure pénale est absurde. Le juge d'instruction est chargé de tout. Il est submergé, il doit tout faire tout seul. Le malheureux, comment voulez-vous qu'il s'en sorte ? « Le code ouvre l'instruction aux inculpés, aux avocats de la partie civile. Il en sort des abus, et une exploitation journalistique éhontée. Le code est à reprendre. Corrigeons-le. Et en attendant, que le parquet prenne en charge l'information du public, au lieu de laisser opérer tous ces avocaillons ! « Il y a des décisions à prendre aujourd'hui, aujourd'hui (il tape du plat de la main sur la table) : « Un, inculper les Marocains en cause. On verra comment se comportera le gouvernement du Maroc. Fort mal sans doute. Nous en tirerons les conséquences diplomatiques. Nous retirerons notre ambassadeur. « Deux, le SDECE sera rattaché au ministère des Armées, et son chef sera remplacé. Il faut qu'avant de nous séparer, M. Messmer nous propose celui qui aura la responsabilité du SDECE. « Trois, la police est à réorganiser de fond en comble. « Quatre, il faut que la justice aille au fond de cette détestable affaire, il faut qu'elle la purge, et qu'elle juge au besoin par contumace. « J'invite le gouvernement à faire le nécessaire pour que tout cela soit fait. « Vos policiers sont restés entre le zist et le zest » Edgar Faure. — Est-ce que Leroy ne devrait pas être inculpé ? Par exemple pour non-assistance à personne en danger ? GdG. — C'est l'affaire du juge, ce n'est pas la nôtre. Debré. — On oublie trop que le SDECE ne doit pas avoir d'activités sur le territoire. GdG. — Oui, en principe, mais c'est trop facile à dire. Pendant l'affaire algérienne, le SDECE s'occupait de Tunis, de Belgrade ; mais il agissait aussi en France. Il est difficile de délimiter son action. L'essentiel est que les polices soient commandées. Pompidou. — Ce serait une erreur de croire que le SDECE était vraiment au courant des projets concernant Ben Barka. GdG. — Le gouvernement laisse à la justice le soin d'établir les culpabilités. Mais il veille à ce que la justice suive son cours et à ce que les policiers soient commandés. » Frey revient sur ce qu'on sait des mobiles des uns et des autres. Il veut montrer ainsi que l'enquête policière a mis au jour bien des éléments : « Ce sont les services de police et non pas les juges qui ont porté le fer là où il fallait. GdG. — N'insistez pas sur vos policiers. Ils n'ont pas trouvé très vite. Ils étaient paralysés par le copinage. Ils sont restés entre le zist et le zest. Ils sont restés huit jours avant de coffrer leurs collègues. « Sur tout cela, secret absolu. Il y aura un communiqué et je ne veux aucune autre déclaration ni commentaire. » Mais le Général n'a pas oublié la consigne donnée à Messmer : GdG : « Alors, monsieur le ministre des Armées, vous avez un nom ? Messmer. — Mon général, je propose, pour prendre le commandement du SDECE, le général de division Guibaud. Il a l'avantage de n'avoir jamais servi dans les services spéciaux. Il a l'intelligence et l'autorité nécessaires. GdG. — Soit. Pompidou. — Je recommande à nouveau une discrétion totale ; et je compte qu'elle soit mieux observée que la dernière fois 6. » Encore une fois, la colère du Général est celle de la nation offensée et humiliée. Offensée par le sans-gêne d'un ministre étranger qui croit pouvoir régler ses affaires sur notre territoire ; humiliée par la participation de fonctionnaires français, et par ce qu'elle révèle de médiocre autorité dans le haut commandement. Mais sans doute de Gaulle est-il le seul Français à ressentir aussi vivement l'offense et l'humiliation. « Le gouvernement marocain a violé la souveraineté de la France » Conseil du 26 janvier 1966. Couve raconte dans le plus scrupuleux détail la mise en œuvre des conséquences diplomatiques. Il conclut : « Toutes nos démarches n'ayant abouti à aucun résultat, nous avons rappelé notre ambassadeur. L'ambassadeur marocain, rappelé par mesure de réciprocité, est venu me dire que le Maroc regrettait que nous ayons mis l'affaire sur le terrain politique. Peut-être y a-t-il le désir de certains de savoir ce que contient le dossier et qui pourrait être mis en cause ? Mais enfin, je dois noter qu'ils ne veulent pas voir se dégrader les rapports franco-marocains. GdG. — Ils ne veulent pas les voir se dégrader, mais ils sont peut-être aussi préoccupés de ce qui se passera au Maroc. Parce que évidemment cette situation aura des suites inévitables et progressives sur la situation intérieure, sur son équilibre. Lesquelles ? Nul ne peut les prévoir. « Quelque regret que nous puissions avoir de tout ça, nous ne pouvons pas méconnaître que le gouvernement marocain a violé la souveraineté de la France, en corrompant des fonctionnaires et agents français. Le coupable, c'est lui. Qu'il soit marocainement explicable qu'Oufkir ait commis cet acte, c'est possible. C'est une affaire qui ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c'est que nous ne pouvons pas admettre que ça se passe chez nous. « Alors, nous avons tout fait pour avertir le Roi, et son gouvernement, le plus rapidement et le plus discrètement possible. Ils n'en ont pas tenu compte, soit parce qu'ils sont trop engagés dans l'affaire — et le Roi lui-même ? —, soit parce qu'ils ont besoin d'Oufkir pour d'autres raisons, soit enfin parce qu'ils se sont figuré que nous avalerions finalement la couleuvre. « Nous n'enverrons pas de croiseur devant Agadir » « Personne ne les empêchait d'ouvrir un procès pour ce qui les concernait, auquel procès nous aurions communiqué tous les éléments que nous avions nous-mêmes, et qui évidemment auraient été écrasants pour Oufkir. Mais ça impliquait qu'Oufkir ne fût plus ministre de l'Intérieur, parce qu'on ne pouvait pas imaginer que le gouvernement marocain se juge lui-même dans la personne de son ministre de l'Intérieur. C'est ce que nous avons dit et répété au roi, qui ne l'a pas d'ailleurs méconnu. Pourtant, délibérément, il a préféré préserver Oufkir, quelles qu'en soient les conséquences. Et alors, pour le moment, c'est le rappel des ambassadeurs. Évidemment, nous n'allons pas faire la guerre au Maroc ! Nous n'enverrons pas de croiseur devant Agadir 7 ! Ça ne servirait d'ailleurs à rien. Mais nous avons des rapports pratiques avec le Maroc, qui sont à l'avantage du Maroc, et que nous serons naturellement amenés à ne pas poursuivre. Voilà où l'on en est. Qu'est-ce qu'ils feront de leur côté ? Je n'en sais rien. On verra plus tard. « Avez-vous autre chose à dire de cette situation ? (Silence général.) « Bien. M. Bourges 8 va faire une communication à la presse, pour dire quel a été le rôle du gouvernement dans tout ça. Alors, donnez-nous-en communication. (Bourges écarquille les yeux.) Dites ce que vous allez dire. Bourges. — Maintenant ? GdG. — Mais oui, ce que vous allez dire, pour que le Conseil le sache. » Je comprends la surprise de Bourges. Pendant tout le temps où j'ai rempli son rôle, je n'ai jamais vu le Général pratiquer ainsi. L'affaire est si délicate qu'il faut que tous les ministres sachent ce qui va sortir du Conseil et ce qui ne doit pas en sortir. Cette procédure d'exception ne se renouvellera pas. « Il faut profiter de tout pour réformer, même des mauvaises affaires » Conseil du 1er juin 1966. L'affaire Ben Barka accouche d'une nouvelle organisation de la police d'État. Frey en expose rapidement les principales dispositions techniques. Mais le Général n'entend laisser à personne le soin d'en dire la philosophie. Comme d'habitude, elle est simple. GdG : « Nous avons deux polices. La préfecture de police, depuis qu'elle a été créée par Napoléon, s'est organisée à part. Il faut une seule police, et un seul chef : le ministre de l'Intérieur. Il faut aussi un personnage pour traduire les décisions. Ce sera le secrétaire général de la police, bras droit du ministre pour l'ensemble de la police. « Le préfet de police, on ne va pas le supprimer. Il a la charge de l'agglomération parisienne, de la sécurité du gouvernement, du maintien de l'ordre à Paris ; mais il ne faut pas que la préfecture de police, ce soit un personnel à part, spécial, avec ses règles à lui. Il faut faire la fusion, et donner une liberté d'affectation aux policiers. Ce ne sera pas facile. Il y a des privilèges. Ce sera nécessairement échelonné, mais il faut que la loi prévoie, organise et ménage cette fusion progressive. « C'est une question qui est à l'ordre du jour depuis toujours. Elle est apparue avec une évidence nouvelle à cause de l'affaire Ben Barka. Il faut profiter de tout, même des mauvaises affaires, pour réformer ce qui doit l'être. » Le Général, comme le judoka, aime transformer une faiblesse en force. 1 Cf. C'était de Gaulle, t. II, Ve partie, ch. 6. 2 Ministre de la Justice. 3 Chef du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) depuis 1962. 4 Georges Figon, repris de justice, qui a participé à l'enlèvement, s'est suicidé le 17 janvier, au moment où, après deux mois d'une traque bien inefficace (alors que les journaux ne cessaient de publier ses déclarations), il allait être arrêté. 5 Leroy, chef d'études au SDECE, impliqué dans l'affaire. 6 Des indications avaient filtré sur la position du Général demandant qu'on aide la justice. 7 En 1911, Guillaume II, inquiet des entreprises françaises sur le Maroc, envoya un croiseur devant Agadir pour signifier qu'il entendait participer à la curée. 8 Yvon Bourges m'a succédé dans les fonctions de ministre de l'Information. Chapitre 4 « JE NE LES AMNISTIE PAS POUR ÊTRE PARDONNÉ PAR EUX » Conseil du 31 mars 1966. La loi d'amnistie consécutive à l'élection présidentielle est à l'ordre du jour. En plus des dispositions devenues habituelles pour les contrevenants, lesquelles suscitent les discussions habituelles à propos du recouvrement des amendes, un ensemble de mesures touche aux condamnés de l'OAS. Pompidou : « Ces textes sont très bien venus et ils sont généreux. Ils seront très bien accueillis. Mais il faudra que le gouvernement reste très ferme dans la discussion au Parlement, pour ne pas se laisser déborder. « On peut être bête et méchant » GdG. — Il y a deux problèmes bien distincts. Celui des auteurs de crimes particulièrement odieux, ils sont environ 70. Et celui des chefs, une dizaine ; certains sont graciés, comme le général Gouraud et le général Nicot. Le général Faure va l'être. Edgar Faure (osant empiéter sur le territoire présidentiel de la grâce). — Ferrandi 1 n'est pas un personnage bien redoutable. GdG. — Ferrandi a été le mauvais génie de Salan. Faure (persistant). — Il est surtout bête. GdG. — On peut être bête et méchant (Hara-Kiri 2 commence à déteindre). Pompidou. — Il ne s'agit pas, mon général, de discuter votre droit de grâce. (On réprime des sourires, chacun se souvenant de l'affaire Jouhaud 3 et devinant que le Premier ministre donne une leçon au nouveau venu.) Mais cela pose un problème de cohérence : les graciés peuvent échapper à la loi d'amnistie que nous examinons. GdG. — On pourrait mettre dans la loi une disposition qui dirait en somme : dès lors que les condamnés sont graciés, ils sont amnistiés. Fouchet. — Il ne faut pas oublier que la plupart des gens dont on parle ont commis des crimes affreux. Il faudra que le ministre de l'Intérieur les surveille de près. Vous aurez beau les amnistier, ils ne vous pardonneront jamais, mon général. GdG. — Je ne les amnistie pas pour être pardonné par eux. » « La collaboration, ça a été très compliqué » Conseil du 25 octobre 1967. Joxe 4 : « Pendant la session de printemps, une proposition de loi d'amnistie sur tous les faits relatifs à l'Algérie a été déposée. Nous ne l'avons pas laissée venir à l'ordre du jour, mais le Premier ministre a déclaré à la télévision qu'il l'étudierait. Il faut donc que le gouvernement prenne position. Je rappelle que des lois successives ont amnistié les membres des forces de l'ordre et les combattants du FLN, puis les mineurs, puis les auteurs d'infractions punissables d'une peine inférieure à dix ans. Il y avait eu 1 480 amnisties avant la fin de l'année 64. La loi de juin 1966, consécutive à votre élection, a amnistié 1 907 personnes de plus. Il reste 374 cas, dont 164 sont des personnes en fuite, condamnées par défaut. « On pourrait envisager d'amnistier tous ceux qui restent, y compris ceux qui sont à l'étranger, en n'excluant que les crimes de sang et les quelques chefs de l'organisation. Cela pour l'amnistie de plein droit. Il n'y aurait pas de limitation pour l'amnistie individuelle. Je signale que, après la Commune, l'amnistie n'est intervenue que sept ans après ; pour les faits de collaboration pendant l'Occupation, huit ans après. Michelet. — Est-ce que le texte concerne les derniers collaborateurs non amnistiés ? (Geste de dénégation de Joxe.) GdG. — Il ne s'agit que de l'Algérie. Beaucoup a été fait déjà. On peut faire vite maintenant. (Un silence, puis, s'adressant à Joxe, comme pour une réflexion échangée en privé.) Je n'aime pas vos comparaisons. La Commune, tout s'y mêlait. La collaboration, ça a été très compliqué. Les crimes des communards et des collaborateurs avaient en somme quelques excuses. Et pourtant, l'amnistie s'est fait attendre beaucoup plus longtemps pour eux. » Le Général est plein d'indulgence pour les communards et les collaborateurs. Mais il n'a pas l'air de voir que ses formules peuvent aussi bien s'appliquer aux patriotes rebelles, aux « soldats perdus » : eux aussi avaient quelques excuses ; l'Algérie aussi, « tout s'y mêlait », « ça a été très compliqué ». « Je suis prêt à mettre fin à ces affaires de collaboration » Conseil du 15 novembre 1967. Trois semaines plus tard, le texte revient du Conseil d'État, et Michelet revient sur le souci qu'il avait seulement esquissé en octobre : les quelques dizaines de personnes qui ont purgé leur peine pour faits de collaboration, mais ne sont pas amnistiées. GdG : « Ne mélangeons pas, mais je suis prêt à mettre fin à toutes ces affaires de collaboration. Le garde des Sceaux peut faire préparer un texte. Nous l'examinerons. » Lui qui, personnellement, n'oublie rien de l'attitude que les uns ou les autres ont eue sous l'Occupation ; qui se fait donner une fiche pour la lui rappeler avant de recevoir un haut fonctionnaire, un parlementaire, voire un patron, ou d'accepter de les promouvoir dans la Légion d'honneur —, il fait en sorte que, collectivement, l'oubli des fautes réunisse la nation. Lui qui n'a pas hésité un instant avant d'entrer en Résistance, lui qui ne s'est pas laissé apitoyer sur Pucheu et sur Brasillach, il est vrai en pleine guerre, le voilà compréhensif pour les hésitations, les contradictions, les divagations. Et puis, l'amnistie n'est pas l'acquittement. Les peines ont été subies. Il n'est plus nécessaire que la mémoire du châtiment soit publiquement entretenue. L'amnistie est une façon d'exprimer que l'Histoire a tourné la page. 1 L'un des officiers condamnés pour sa participation à l'OAS. 2 Hara-Kiri, le « journal bête et méchant », première BD pour adultes, créé en 1960. 3 Voir C'était de Gaulle, t. I, IIe partie, ch. 13. 4 Après les élections de mars 1967, Louis Joxe a remplacé Jean Foyer comme garde des Sceaux. Chapitre 5 « ON NE CHERCHE PAS CES ÉCONOMIES, VOILÀ LE VRAI. IL FAUT CHERCHER SYSTÉMATIQUEMENT » Conseil du 16 février 1966. La presse annonce depuis quelques jours un « plan Debré » qui se substituerait au « plan Giscard » de stabilisation. On murmure que Pompidou en est très agacé. Il en donne en effet l'impression : il a tenu à énoncer d'emblée un cadrage général, pour bien montrer qu'il contrôle l'opération. Pompidou : « La presse a essayé de voir un tournant dans la politique gouvernementale, comme l'amorce d'une nouvelle politique économique. Il n'y a pas de tournant, et l'on confond les mesures conjoncturelles et les données fondamentales. La stabilisation était un ensemble de mesures conjoncturelles. La stabilité est une nécessité permanente. Nous nous adaptons à la conjoncture pour rechercher le même objectif, la stabilité. « Cela dit, il est bon que nous prenions un ensemble de mesures et que nous les annoncions en bloc. Les mesures de détail accumulées coûtent cher et ne font pas d'effet. » Ce bloc, Debré le débite en quatre morceaux : des déductions fiscales concernant les investissements ; un système de « contrats de programme » pour encadrer un certain déblocage des prix ; des mesures pour combattre le déficit des transports publics ; enfin des mesures de progrès social 1. Le brio qu'il met à le décrire montre bien que c'est son plan. Le Général le couve du regard. Il est heureux de le retrouver, et doit se demander pourquoi il s'est privé de lui pendant près de quatre ans. « Vous devriez trouver des hommes qui s'agitent » Conseil du 2 mars 1966. Pompidou décrit la mise en place des comités chargés d'éclairer l'exécution du Plan. Il y en aura trois : l'un sur le développement industriel, et le commissaire au Plan, Ortoli 2, en est directement chargé ; un autre, que Simon Nora3 préside, sur les entreprises publiques ; le troisième — comité Lasry 4 — sur les coûts et le rendement des services publics : « Il y a déjà eu dans ce domaine des travaux considérables, mais on y trouve plus matière à de fort belles thèses, qu'idées de décisions pratiques. » Il y a un brin d'ironie dans son propos, comme s'il ne croyait qu'à moitié à cette machinerie de réflexion. Le Général a dû la ressentir, car il se charge d'y insuffler du volontarisme : GdG : « Pourquoi parle-t-on de ces comités ? Parce qu'on s'est aperçu, et d'abord quand on parle du budget, ou du Plan, que, au sommet, on n'est informé des réalités que d'une manière trop partielle, ou trop... démultipliée. « Sur les entreprises publiques, il y a sans aucun doute beaucoup de réformes à faire. Le comité devra nous informer en général, et moi-même en particulier, de ce qui ne va pas. Quant au budget, la préparation ne met en cause que 7 à 8 % de la dépense publique, comme s'il n'y avait rien à reprendre dans les 92 % qui restent ! Naturellement, il y a quelque chose à reprendre dans le reste. Or on ne fait jamais rien de tel. La preuve que les économies peuvent se faire, c'est que tout à coup, au dernier moment de la préparation, ou même en cours d'exécution, on décide des réductions aveugles et forfaitaires. Et ça marche tout de même. On ne cherche pas ces économies, voilà le vrai. Il faut chercher systématiquement. « Vous avez donné les noms des rapporteurs et des membres des comités. Je n'ai pas d'objection. Mais ce sont des gens très "managés", comme on dit. Il en faut, mais vous devriez trouver aussi des hommes d'imagination, des hommes qui s'agitent, et qui ne risquent rien à demander des réformes. » « Nous ne pouvons pas nous en remettre à l'abnégation de messieurs les PDG et de leur famille ! » Conseil du 9 mars 1966. Debré expose sa préoccupation vis-à-vis des investissements étrangers, facilités par la liberté des mouvements de capitaux : « Il y a des secteurs où les capitaux étrangers sont les bienvenus, les chantiers navals par exemple. D'autres, les secteurs stratégiquement sensibles, où ils sont dangereux. Il faut aussi prendre en considération le fait que si nous n'acceptons pas que les industriels s'installent chez nous, ils s'installent de l'autre côté de la frontière. En conséquence, je propose la création d'un comité interministériel, que je présiderais. Il s'occuperait de proposer une stratégie au gouvernement, sachant qu'il est difficile de concevoir une réglementation dans ce domaine. GdG. — Naturellement, il faut savoir ce qui se passe, c'est la moindre des choses. Mais il faut aussi une politique. Ça passe par une réglementation. Vous ne l'éviterez pas, tant l'enjeu est important. « Le but n'est pas de tarir les sources de capitaux étrangers, mais d'empêcher l'industrie française de tomber entre des mains étrangères, pour ce qui est de leur gestion. Il faut empêcher des directions étrangères de s'emparer de nos industries. C'est déjà le cas, par exemple, pour les industries alimentaires. « Nous ne pouvons pas nous en remettre à l'abnégation ou au patriotisme de messieurs les PDG et de leur famille, n'est-ce pas ? Il est trop commode pour les capitaux étrangers de les acheter, de payer en bons dollars les fils et les gendres... Debré. — ...et les épouses... GdG. — Voilà pourquoi vous aurez besoin d'une réglementation. Elle devra d'ailleurs s'étendre à l'ensemble du Marché commun. Nous aurons à l'exiger. C'est une affaire importante. Votre comité n'est qu'un louable petit commencement. » Il a bien vu le double obstacle qu'élève devant lui la logique du traité de Rome. Habilement, il ne parle pas en termes de capitaux, mais de gestion. Il ne repousse pas les investissements en capital, mais les prises de commandement. Et il sait bien qu'une réglementation en ce sens n'aura sa pleine efficacité que si elle est partagée par tous les partenaires du Marché commun. Mais comment distinguer le capital qui investit, du capital qui veut commander ? Comment dissocier la propriété et la gestion ? Ces distinctions jésuitiques montrent que le Général n'a jamais été à l'aise dans le système de l'entreprise capitaliste. Or, ce qui intéresse le plus souvent les investisseurs, notamment américains, ce n'est pas de « faire un placement », c'est de tenir la barre. « Les gens ne comprennent pas, c'est trop compliqué » Conseil du 23 mars 1966. Pompidou : « Il n'y a pas assez d'épargne. Ou plus exactement, l'épargne individuelle est une épargne à vue. Le goût de la liquidité bien rémunérée affecte la nature de l'épargne. Il faudra faire œuvre d'imagination pour mobiliser cet argent flottant. Il est important de prendre conscience de cette situation, en raison de la tendance naturelle des ministres à dire : "Laissez-moi faire un emprunt." On aurait des emprunts pour tout. GdG. — Le goût du flottant ne disparaîtra que lorsque la stabilisation se sera confirmée pendant un temps assez long pour rassurer sur l'intérêt de l'épargne. Edgar Faure. — Je crains que le phénomène ne soit durable et général. Parce qu'il n'est pas économique, mais sociologique. L'épargne à courte vue, pour payer les vacances, pour acheter un téléviseur, remplace l'épargne à long terme. C'est général. GdG. — Oui, on n'épargne plus pour ses vieux jours. La Sécurité sociale et les retraites assurées ont supprimé ce réflexe. Pompidou. — Il y a une épargne à vue qui serait utile collectivement : les gens devraient acheter des actions. Seulement, voilà, ils ne le font pas. GdG. — Les gens ne comprennent pas, c'est trop compliqué. » Le Général est toujours plus proche des gens que ses ministres, qui le sont plus que leurs fonctionnaires. « Les conséquences ne seront agréables pour personne » Conseil du 31 mars 1966. Debré évoque diverses amputations de crédits, dont chacune a de quoi faire trembler un ou plusieurs ministres. GdG : « Vous avez situé le problème. On ne va pas en discuter aujourd'hui. Pour le moment, tenons-nous-en aux principes : il faut équilibrer ce budget ; il faut garder l'évolution des dépenses publiques en rapport avec le PNB ; il faut que le budget ne comporte rien en lui-même qui favorise l'inflation. Les conséquences ne seront agréables pour personne. On y reviendra. » Elles ne seront surtout pas agréables pour ceux qui auront dans quelques mois à mener la campagne des législatives... Conseil du 2 juillet 1966. Debré tient à signaler que l'exécution du budget 1966 sera difficile, à cause de la Sécurité sociale. Pompidou : « Le problème de la Sécurité sociale devient plus vite plus important que prévu. Cela peut se résoudre pour l'année par une légère augmentation de la cotisation patronale. Le problème de fond devra être soumis à la prochaine Assemblée. GdG. — On ne peut pas en rester là. On ne peut pas attendre plus de six mois à ne rien faire. Jeanneney. — Quoi qu'on fasse, les dépenses vieillesse et maladie augmenteront plus vite dans les années à venir que le PNB. Il y a là une donnée qu'aucune réforme ne peut supprimer. Ce dont il s'agit, c'est la suppression des abus. GdG. — Dès à présent. Jeanneney. — Dès à présent, on restreint la liste des médicaments remboursables. D'autre part, je suis en train d'élaborer une modification de l'administration centrale, pour préparer la réforme. GdG. — Mais la réforme elle-même ? Il est indispensable d'aborder franchement et rapidement ce problème de la Sécurité sociale. » Le Général presse inexorablement ses ministres, plus sensibles que lui aux élections qui se profilent à l'horizon. « La pénétration par l'Amérique des entreprises des pays membres » Conseil du 9 novembre 1966. Debré a travaillé le sujet des investissements étrangers 5. Mais la conclusion va plutôt dans le sens obligatoire du libéralisme. Il nous présente aujourd'hui un projet de loi qui assouplit le contrôle des changes et facilite les mouvements de capitaux. GdG : « Votre communication a bien dit quelles sont nos ambitions. Je souligne que le traité de Rome n'avait nullement prévu la situation que crée la pénétration par l'Amérique des entreprises des pays membres. Il avait prévu et organisé l'interpénétration des six pays par les entreprises de leurs partenaires, mais il n'imaginait pas que les Américains seraient les grands bénéficiaires de l'opération, avec la connivence de nos cinq associés. Ce n'était pourtant pas sorcier de l'imaginer. C'était même le mandat des hommes politiques qui ont assumé la paternité de ce projet. Pompidou. — Il sera important que l'on signale à l'opinion la portée de ces mesures apparemment techniques. Nous procédons à une libéralisation qui traduit notre redressement financier. Voilà ce qu'il faut expliquer. En revanche, le Marché commun comporte des dangers, c'est vrai, et il faut y penser. Mais il ne faut pas en parler à l'extérieur. » Le Général regarde froidement son Premier ministre, mais reste imperturbable. Je ne serais pas surpris qu'il trouve cette phrase caractéristique de la construction européenne dans ce qu'il lui trouve de désagréable : pensez-y toujours, n'en parlez jamais, faites-la sans en parler. « À l'étranger on constate le redressement de la France » Conseil du 11 janvier 1967. Est-ce l'approche des élections ? Debré, qui n'a ni projet de loi ni budget à présenter, nous dresse un panorama très complet et plutôt favorable de l'économie : « Cela dit, il y a des préoccupations : le bâtiment, l'accroissement du chômage 6, des investissements industriels un peu inférieurs aux prévisions du Plan, c'est-à-dire une épargne qui fuit les valeurs mobilières, un commerce extérieur fragile. GdG. — Nous sommes, comme nos voisins, dans une période d'expansion modérée. Les résultats ne peuvent être mirobolants, mais ils sont convenables, en particulier pour ce qui est de la productivité et de l'investissement. Nous avons nos points noirs. C'est le budget, qu'il faut maîtriser sans cesse, et les déficits qui vont avec. Nous avons des lignes d'effort prioritaire : c'est la formation professionnelle et c'est le développement des exportations. AP. — Aux points noirs, il faut ajouter le déficit croissant de notre balance technologique. GdG (balayant cette observation mal venue, puisqu'il allait conclure de façon positive). — De toutes parts à l'étranger, on constate le redressement économique de la France, et il arrive qu'on y applaudisse, parce que tout le monde a besoin d'une France qui marche. Nous pouvons avoir confiance. On ne gouverne pas avec des mais. » Nous nous regardons à travers la table. Hier, Giscard a exprimé son « Oui, mais » à la politique du gouvernement 7. La réponse du Général ne s'est pas fait attendre. Nul doute que le mot sortira d'ici. Il fera mouche... « On n'empêchera pas les administrations d'être des administrations, mais il faut que les ministres soient des ministres » Conseil du 15 février 1967. Chambrun 8 nous fait un tableau critique du commerce extérieur, dont il a la charge : « Au sein de l'administration, il existe deux écoles de pensée qui ne cessent de se disputer, l'école conjoncturelle et l'école structurelle. Du côté du patronat, une sorte d'allergie au commerce demeure. M. Villiers 9 ne connaissait pas les dirigeants des grands magasins. Même les commerçants se règlent sur le marché intérieur, ils sont passifs sur l'extérieur. Renault est le premier exportateur français, mais ce n'est certes pas par la vertu de son conseil d'administration, où ne siège personne qui ait la moindre idée du commerce extérieur. On ne mesure pas souvent l'incidence de telle ou telle mesure. On fait de la propagande pour la consommation de poisson, ça marche, et du coup les importations de poisson augmentent. Pour redresser la situation, les propositions sont multiples : créer un vrai service de l'expansion économique, agir sur la formation professionnelle, par exemple dans le domaine des langues, mobiliser l'ORTF qui se dérobe, développer des sociétés commerciales, etc. GdG. — Je vous remercie de cette communication très intéressante. (Pour le Général, une communication est très intéressante quand elle est à la fois critique et constructive, qu'il apprend des choses et qu'il sent un désir d'agir.) Messieurs ? » Des ministres impréparés avancent quelques suggestions improvisées. Le Général conclut. GdG : « Notre protectionnisme national d'autrefois cède la place à un protectionnisme du Marché commun. Ça ne vaut pas beaucoup mieux. Il faut s'organiser pour devenir exportateur. « Les administrations ont des écoles de pensée contradictoires ? On n'empêchera pas les administrations d'être des administrations, mais il faut que les ministres soient des ministres. Il y a du laisser-aller dans les administrations, dans les entreprises nationalisées. C'est une question de commandement. « Quant aux entreprises, il faut les contraindre à exporter, par incitations ou par sanctions fiscales. Que faisons-nous des élèves formés par HEC ? « Le gouvernement doit mener sans relâche un effort pour devenir exportateur. Nous n'avons pas de vrais représentants commerciaux en Amérique latine ni en Orient. Les exportateurs doivent se grouper pour se payer des réseaux de représentants stables sur les marchés extérieurs. Pompidou. — L'obligation d'exporter est inscrite dans le Plan. Je rappelle aux ministres l'objectif : une augmentation annuelle de 10%. GdG. — Il importe de bien distinguer l'essentiel dans ce qui se passe. Dans le cadre du Marché commun, les choses ne vont pas si mal. Mais c'est au détriment de nos exportations ailleurs. Économiquement aussi, la France doit être présente partout dans le monde. » Il ne veut pas de l'invasion américaine, de la disparition du tarif extérieur commun. Mais le protectionnisme lui fait horreur. Il sait que l'immobilisme, la conservation des situations acquises, cherchent à se protéger de toute concurrence. Pour que la France devienne conquérante sur les marchés, elle doit aussi s'ouvrir, et relever le défi que les autres nous lancent par leur esprit de conquête. 1 Voir infra, ch. 10 : « La participation, ce n'est quand même pas la lune ! ». 2 François-Xavier Ortoli est commissaire général au Plan depuis 1966 ; il est nommé ministre de l'Équipement et du Logement en avril 1967. 3 Inspecteur des Finances. 4 Claude Lasry, conseiller d'État, secrétaire général du Conseil d'État de 1963 à 1966. 5 Voir supra, p. 53-54, Conseil du 9 mars 1966. 6 Le nombre des demandes d'emploi non satisfaites est, en moyenne, de 141 200 en 1965, de 147 100 en 1966. Il passera à une moyenne de 190 000 en 1967. 7 En prévision des élections de mars, Valéry Giscard d'Estaing a, le 10 janvier 1967, présenté la position des Républicains indépendants. « Oui » au Président de la République, à la stabilité, à la politique internationale. Le « mais » demandait d'ajouter « certaines orientations fondamentales pour l'avenir » : « modernité sociale, construction européenne », etc. 8 Charles de Chambrun, secrétaire d'État au Commerce extérieur de janvier 1966 à avril 1967. 9 Georges Villiers, président du CNPF pendant vingt ans, depuis 1946, auquel Paul Huvelin a succédé en juin 1966. Chapitre 6 « CE CONCORDE EST UN GOBE-MILLIONS » Conseil du 2 février 1966. Messmer expose la douloureuse situation : « Le coût initialement prévu était de 1 860 millions de francs, dont la moitié à la charge de la France, soit 930 millions. Les évaluations les plus récentes montrent que ce coût doit être multiplié par quatre. « Les administrations laissent passer les mensonges » GdG. — Ce Concorde est un gobe-millions 1. McNamara m'a dit un jour qu'il y a une loi de la nature budgétaire, au moins en matière d'armements : il faut toujours multiplier le devis initial par le nombre p, 3,1416. Avec 4, vous êtes même au-delà. McNamara ajoutait : "Les experts mentent, les industriels mentent", et je lui ai dit : "Les administrations laissent passer les mensonges." Messmer. — L'une des raisons du dépassement est qu'il y a eu changement de projet. On est passé de 4 000 à 6 000 kilomètres de rayon d'action, de cent à cent cinquante passagers, et d'un tonnage de fret de cent à cent cinquante tonnes. Quoi qu'il en soit, il faut trouver, pour 1966, 260 millions de crédits de paiement en plus de ce qui était prévu. A défaut, on prendrait des retards incompatibles avec la concurrence américaine. Pisani. — Il y a ce qu'on appelle un créneau, de quatre ou cinq ans, avant que les Américains aient réalisé leur supersonique. Si Concorde est réalisé à la date voulue, nous sommes dans ce créneau. C'est une opération à la limite du raisonnable, mais elle peut être tentée. Actuellement, nous ne connaissons pas encore tous les paramètres commerciaux et techniques. M. Messmer et moi, nous constatons qu'il n'y a pas un véritable responsable de l'opération, mais des comités divers. Nous envisageons donc de créer un poste confié à un ingénieur général du ministère des Armées. Debré (d'autant plus à l'aise sur ce dossier qu'il le prend en marche). — Je suis préoccupé du fond et des procédures. Pour le fond, dans l'immédiat, on nous dit tout à coup qu'il faut doubler le crédit prévu pour 1966. Pour l'avenir, on ne nous cache pas que les devis définitifs ne sont pas encore établis. Quant aux procédures, je rappelle que le budget a été voté il y a deux mois, que trois ou quatre ministres m'avertissent que leurs crédits seront insuffisants. Le ministre des Finances ne peut pas faire autrement que de gager sur des crédits déjà votés le crédit qu'on lui demande maintenant. Certes, on prétend que les recettes de 1966 seront supérieures à celles qui étaient prévues. On ne pourra le vérifier qu'au milieu de l'année. GdG. — C'est une arrière-pensée qu'on peut avoir, mais ça ne doit pas être une politique. « Ces façons de gérer sont au-dessous du médiocre » Debré (embarrassé). — Je comprends bien que nous sommes engagés dans un pari, qu'on ne peut pas reculer et qu'il faut aller vite ; mais il est déplorable qu'on ne puisse faire un choix avec toutes les données... GdG (pressant). — Oui, c'est un fait. Alors, vous concluez quoi? Debré. — Je donne un avis favorable. Mais je suis obligé de gager la somme en bloquant d'autres dépenses. GdG. — Bien sûr. Si on abandonne, c'est un trou qui nous coûtera très cher. Nous aurons sur les bras Sud-Aviation, la Snecma, etc. Il faudra recaser les gens et on ne saura pas où les mettre. D'autre part, il n'est pas sans importance générale, je veux dire internationale, que la France et l'Angleterre arrivent à faire un avion qui sera le premier de sa sorte. Tout ça doit entrer en ligne de compte. Mais sur le plan des études et des réalisations... je ne vois pas ça de près, je pense quand même qu'il y a bien des désordres et des chevauchements, des initiatives qui en remplacent d'autres, etc. Ces façons de gérer sont au-dessous du médiocre. Alors, vous vous mettez d'accord pour qu'il y ait un vrai maître d'œuvre. Naturellement, il faut encore le trouver. « Enfin, il reste la dépense que M. le ministre des Finances accepte. Naturellement, ça l'amènera à faire ailleurs un certain nombre de retranchements ou de retardements. Il a raison de dire qu'il faut régler la question le plus tôt possible. Vous dites (regardant Debré) le mois d'avril ? Je ne sais pas si c'est possible ? Pisani. — Fin mai. GdG. —Alors, fin mai. Mettons-nous d'accord pour fin mai. Sur ces bases, je compte que vous soyez fermes. « Nous ne faisons pas la politique en fonction des élections » Fouchet. — Je n'ai naturellement pas d'objection, mais je suis un des ministres dépensiers les plus importants. J'ai déjà rappelé à M. Debré que l'arbitrage rendu sur mon budget était déjà trop bas. Il y a autour de cette table des hommes qui sont pendus à mes basques pour me demander davantage d'écoles, davantage de postes. Je leur dis tout de suite que si je n'obtiens pas de M. le ministre des Finances la rallonge que je lui ai demandée hier, la rentrée ne se fera pas. GdG. — Alors là, je dis carrément que, bien sûr, il y a des élections, mais que nous ne faisons pas la politique en fonction des élections. Fouchet (vexé). — Je fais la politique de l'Éducation nationale. GdG (haussant le ton). — Nous faisons, comme nous l'avons toujours fait, la politique de l'intérêt du pays, des intérêts généraux du pays (il met en vedette le pluriel), et en fonction des possibilités. Il ne s'agit pas d'ajouter des démagogies par-ci par-là, en contradiction avec l'intérêt national et international. « Cela dit, c'est vrai qu'on aurait dû faire des bilans plus précis, et surveiller l'exécution de plus près. « Il s'agissait bien d'aller à New York » Sanguinetti. — Je crois que l'erreur de base, pour le Concorde, a été de ne pas voir que notre créneau était le moyen courrier. Les Américains ne nous auraient pas concurrencés sur un moyen courrier. Et dans trois ans, les Américains feront un vrai long courrier qui ira plus vite et beaucoup plus loin. En fait, nous nous sommes mis entre-temps à faire un moyen courrier extrapolé, pour franchir les 6 000 km de l'Atlantique. Nous avons consenti à accepter les intérêts britanniques, qui ne sont jamais les nôtres dans le domaine de l'aviation. GdG. — Nous avons toujours tort d'accepter ce que proposent les Anglais. J'ai eu assez affaire à eux : on a souvent raison de se méfier ! Debré. — Voilà justement ce que je reproche : le gouvernement a pris une décision en novembre 1962 sur un certain type d'avion, et nous en faisons un tout autre... » Ainsi, après Messmer et Sanguinetti, voici un troisième ministre qui semble trouver dans un changement complet de conception la cause des surcoûts. Le Général n'est pas disposé à entrer dans ce jeu ; il en paraît même surpris : GdG : « Très franchement, on n'a pas étudié la question sous cet angle-là quand on a décidé de faire le Concorde. On ne s'est pas décidé pour un moyen courrier. Je le dis très simplement, j'ai toujours pensé que l'avion devait traverser l'Atlantique. Etait-il nécessaire de faire un avion supersonique pour aller à Rome ou à Bruxelles ou à Londres ? Non. Il s'agissait, d'entrée de jeu, de traverser l'Atlantique. Alors, il est possible que les ingénieurs nous aient dissimulé la vérité en disant : "Ce sera un moyen courrier." Mais en fait, c'est comme ça qu'on a compris : il s'agissait bien d'aller à New York. « Alors, décidons de la chose. Pour ce qui est de l'augmentation du crédit, on ne peut pas y couper, à moins de tout arrêter. On réexaminera à une date, que nous fixons en mai, l'ensemble du problème. » En mai, l'achèvement du Concorde sera définitivement décidé. Le Général sait assumer ses choix, même quand il les a faits à contrecœur. 1 Voir C'était de Gaulle, t. II, IVe partie, ch. 12. Chapitre 7 « VOUS AVEZ DES GOULOTS D'ÉTRANGLEMENT, MAIS NOUS, NOUS N'AVONS PAS LA COMMUNICATION » Au Conseil du 8 avril 1964 déjà, Marette avait expliqué la misère du téléphone : « Les installations sont saturées. La densité téléphonique est de onze postes pour cent habitants, c'est-à-dire la situation où se trouvait la Suisse en 1935 et la Grande-Bretagne en 1950. La France est avant-dernière dans le Marché commun et, l'an prochain, la dernière : l'Italie nous dépassera. Le téléphone est le dernier article rationné en France. Il faudrait augmenter de 25 % chaque année les installations téléphoniques si nous voulons rattraper notre retard en dix ans, ou de 70 % pour le rattraper en cinq ans. La soif du téléphone se développe. Une congestion générale du réseau menace ! » « Nous ne croyons pas qu'il serait heureux d'aller vers un Office » Après avoir bien posé le diagnostic, Marette en tire des conclusions qui me semblent erronées : « 1) Il n'est pas possible de dénationaliser le téléphone. Aucune affaire privée ne serait capable de reprendre l'affaire. 2) Transformer les Télécommunications en un Office public comme Peyrefitte s'apprête à le faire pour la radio-télévision ? Les ingénieurs des télécommunications le souhaitent. Mais ce n'est pas valable. Ce serait démembrer le patrimoine de l'État. » Marette sait faire vibrer la corde sensible du Général. Mais derrière l'invocation du patrimoine de l'État, il n'est pas difficile de deviner la pression des syndicats. Dogmatisme jacobin et corporatisme syndical s'entendent à merveille. Me sentant visé, je demande la parole : AP : « Je ne suis pas sûr qu'une administration disposant du monopole de la fabrication et de l'installation des téléphones soit le meilleur moyen de résoudre cette difficulté. » Le Général, l'air résigné, me donne tort : « Quelque effort qu'on fasse pour rattraper le retard, on ne le rattrapera pas. Ces précisions sont fort utiles. Mais dans l'ensemble, nous constatons que l'administration des PTT marche bien et nous en prenons acte. Nous ne croyons pas non plus qu'il serait heureux d'aller vers un Office. Je ne crois pas souhaitable que l'exemple de la télévision fasse des émules. » « Vos polytechniciens n'ont pas pu l'emporter sur ceux de la SNCF » Conseil du 26 janvier 1966. Quelques mois plus tard, Marette fait un nouveau point sur le téléphone, un point... de suspension : « La priorité va à un meilleur acheminement des communications à partir du réseau existant, plus qu'à étendre le réseau. Donc, priorité à l' automatisation, à la réduction du trafic manuel. Le trafic n'a pas augmenté en 1965 (il en semble soulagé), mais nous avons été à la limite de la saturation. Nous avons des goulots d'étranglement. GdG (moins résigné cette fois). -- Vous, vous avez des goulots d'étranglement, mais nous, nous n'avons pas la communication. Marette. - C'est la même situation qu'à la sortie des villes le soir, pour rejoindre l'autoroute. GdG. - Combien attend-on pour avoir une installation téléphonique ? Marette. - Il y a 370 000 demandes non satisfaites, et le délai d'attente moyen est de quatorze mois. Mais en fait, les trois quarts attendent moins d'un an ; pour le quart qui reste, évidemment, c'est beaucoup plus long. Pompidou (apaisant). — Les statistiques peuvent être trompeuses. En Angleterre et en Allemagne, la population est beaucoup plus concentrée qu'en France, donc plus facile à desservir. On ne peut vraiment pas nous comparer à elles. C'est comme si on voulait comparer l'URSS et la Suisse. (Il n'a pas l'air de se rendre compte de ce qu'il y a de surprenant à nous abriter derrière l'échec soviétique... ) GdG. — C'est surtout une affaire de polytechniciens. Ce que je vois (se tournant vers Marette), c'est que les vôtres n'ont pas pu l'emporter sur ceux de la SNCF. Ils n'ont pas encore trouvé le moyen de fournir le téléphone aux braves gens. » Strauss : « Nous n'avons pas la prétention de lancer des satellites, mais le téléphone marche » Le 7 février 1966, Franz-Josef Strauss 1, le « taureau de Bavière », est mon voisin de table lors du dîner qui clôture le sommet franco-allemand. Il passe le temps du repas à me dire son étonnement — aux limites de la courtoisie : « Je ne vous comprends pas ! Vous lancez des satellites, mais on ne peut pas téléphoner de chez vous en Allemagne ! Cet été, j'ai loué une villa à Saint-Tropez. Matin et soir, j'essayais en vain d'appeler mes bureaux à Bonn ou à Munich. Jamais je n'ai pu y arriver. Il y avait toujours un disque que j'ai appris par cœur, ce sont les seuls mots de français que je connaisse : "Par suite de l'encombrement des lignes, votre demande ne peut aboutir, veuillez renouveler votre appel." Ça m'a gâché les vacances. La seule façon de communiquer, c'était de me faire appeler, et encore, c'était loin de marcher tous les jours. Nous, en Allemagne, nous n'avons pas la prétention de lancer des satellites, mais au moins le téléphone marche. Quand un client demande à être raccordé, c'est fait dans la journée. L'été prochain, je renoncerai à la Côte d'Azur, malgré son agrément. » J'ai bien du mal à le faire changer de sujet... « Les besoins du marché finiront toujours par être satisfaits par le marché » Salon doré, 22 mars 1966. Je raconte au Général la fable bavaroise du satellite et du téléphone. GdG : « Que voulez-vous, nous avons des retards en tout. Il faut choisir. L'État ne peut pas se charger de tout rattraper à la fois. Les besoins du marché finiront toujours par être satisfaits par le marché. Tandis que, pour les secteurs de pointe, si l'État ne met pas le paquet, il ne se passera rien. AP. — Mais le progrès économique de la France demanderait une progression beaucoup plus rapide du téléphone. GdG. — Alors, vous voulez qu'on ampute vos crédits de recherche spatiale au profit de votre collègue des PTT ? AP. — Certes non ! Mais il devrait y avoir moyen de bâtir une grande entreprise française qui réponde aux besoins de ce secteur. Les investissements téléphoniques sont rentables. Et le blocage de notre téléphone bloque notre développement industriel. » Mais de Gaulle, qui n'aimait pas le téléphone, qui n'en usait que très rarement et qui refusait qu'on en usât avec lui (sauf à Colombey, où il avait bien fallu poser une ligne directe avec l'Elysée), n'était pas préoccupé du problème. Les lanceurs d'engin sont nécessaires à la force de dissuasion, dont dépend notre indépendance. Ils sont une priorité, donc un sujet d'intense intérêt. Le téléphone, c'est l'intendance, elle finira bien par suivre. Sans doute aurait-il pu dire lui-même ce que Marette a dit un jour à des élus corses qui lui réclamaient une multiplication de leurs lignes : « On peut très bien vivre sans téléphone. Nos parents ne l'avaient pas, ils étaient beaucoup plus tranquilles, on ne les dérangeait pas à toute heure du jour et de la nuit. Le téléphone, c'est le stress permanent et l'infarctus assuré à quarante-cinq ans. » Au contraire, Strauss avait donné la solution en même temps qu'il posait le diagnostic. Il suffisait de faire appel au privé, qui traiterait le problème en termes de rentabilité : « Siemens vous réglerait ça en six mois ! » Mais là, le Général était intraitable : « Nous allons nous faire coloniser ! Que ce soit par les Allemands ou les Américains, le résultat serait le même ! » « Mais votre compagnie québécoise, elle est américaine ! » Salon doré, 21 septembre 1967. Je propose au Général, de la part du Premier ministre québécois Johnson, une coopération qui me paraît intéressante : une compagnie québécoise se propose d'accélérer notre équipement téléphonique. Il a déjà dû être informé, car il se récrie aussitôt : « Mais votre compagnie québécoise, elle est américaine ! AP. — Juridiquement non, mais il est vrai que c'est une filiale de Bell. GdG. — Si nous abandonnons le téléphone aux Américains, nous allons nous faire coloniser ! » L'affaire est entendue. Le service public fait mal son service, mais il est national. Le privé ferait bien, mais il est étranger. « Pensez-vous que 18 % d'augmentation sera suffisant ? » Conseil du 21 février 1968. Guéna a succédé à Marette en avril 1967. La situation est toujours aussi pénible pour les usagers et pour le ministre. Mais il y a comme un frémissement d'action. Guéna : « Distinguons trois problèmes : les investissements, la politique industrielle, la gestion. « Pour l'investissement, le Ve Plan est insuffisant. On l'a augmenté il y a quelques mois de 24 % pour cette année 1968. Nous prévoyons de l'augmenter de 18 % en 69 et en 70. Il faut annoncer cet effort exceptionnel, afin que l'industrie se mobilise. « Pour l'industrie, justement : le système actuel favorise l'industrie française, mais il faut qu'elle fasse des regroupements. En contrepartie, les prix doivent baisser. « Pour la gestion : il est prévu de faire une comptabilité distincte des télécommunications au sein des PTT. GdG. — Je vous remercie pour cet exposé très clair. Pensez-vous que 18 % sera suffisant ? » Cette fois, le Général a perçu une stratégie d'action, et aussitôt il a fait ce qu'il fallait pour la soutenir. Elle concilie enfin son ambition — moderniser — et son exigence — rester national. Guéna est surpris que le Général l'invite presque à demander davantage. Il s'est entendu avec Debré et Pompidou, et il sent bien que ce ne serait pas loyal à leur égard de profiter de la situation. Pompidou se hâte de répondre à sa place. Pompidou : « Ce qui est fait pour 1968 et pour la suite est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut donc recourir à l'épargne. Les ressources de l'épargne sont très grandes. Il faut y puiser. Nous ne sommes pas en inflation. Debré. — Je ne suis pas d'accord. La charge sera plus grande qu'on ne le dit. Alors, l'inflation, oui, il n'y en a pas. Mais attendons 1969 ! » Il n'y aura pas à « attendre 1969 » pour avoir l'inflation. Mais il faudra vingt ans pour que le téléphone en France devienne un opérateur vraiment industriel et commercial. Et quand il y sera enfin parvenu, l'exigence européenne dissoudra le caractère national, pour la préservation duquel le progrès avait été si lent... 1 Président de la CSU, parti démocrate-chrétien bavarois, ministre de la Défense. Chapitre 8 « C'EST UN GRAND ÉVÉNEMENT QUE CETTE NAISSANCE DES RÉGIONS » Conseil du 25 mai 1966. Étrange commentaire du Général ce matin. Debré vient de présenter un projet de loi très technique sur les agents de change. Il s'agit de favoriser la fusion des charges, afin de moderniser l'organisation boursière. GdG : « Vous ne croyez pas que, quand on aura unifié les agents de change, ils vont tous se concentrer à Paris ? Rien ne les retiendra en province, et la province y perdra. Pompidou (qui a compris la pertinence de la question). — On peut se demander pourquoi on ne ferait pas une cotation simultanée à Paris et dans les Bourses de province. C'est possible maintenant grâce au télex. Ça se pratique couramment aux États-Unis. On pourrait passer des ordres à Bordeaux en fonction des cours à Paris. Il ne faut pas oublier que, pour une société, c'est disqualificateur de ne pas être coté à la Bourse de Paris. On a les moyens techniques pour effacer cette distinction. « Et ces banques de province, sont-elles actives ? » GdG. — Et ces banques de province, sont-elles actives ? Michel Debré. — Oui, si elles sont associées à des banques parisiennes. Pompidou. — C'est le cas du groupe Crédit industriel et commercial, ou de la Marseillaise de crédit. Mais ce ne sont que des banques de crédit, pas des banques d'affaires. » Les banques et la province : voilà un centre d'intérêt nouveau du Général. « La préservation de l'eau sera peut-être un jour un problème majeur » Au Conseil du 2 mars 1966, il avait demandé à Pompidou de plancher sur le sujet. GdG : « Cette affaire de l'eau prendra de plus en plus d'importance. Quand vos réflexions auront pris de la consistance, il faudra faire une communication. » C'est le Premier ministre lui-même qui la présente au Conseil du 24 août 1966 : « En 1964, une loi a créé un Comité national de l'eau, qui a été installé il y a quelques semaines. Il s'agit maintenant de compléter le dispositif de terrain, par ce décret qui crée six agences de bassin. Ces agences recevront des redevances qui permettront de mobiliser les moyens nécessaires à la réalisation de grands ouvrages collectifs. « Au-delà, il faut aller jusqu'à la création d'une administration d'État, responsable de la gestion de l'eau. En attendant, il faut que les administrations concernées — Eaux et forêts, Génie rural, Ponts et chaussées, Mines — mettent des fonctionnaires qualifiés à la disposition des agences. GdG. — Nous voyons que l'agriculture utilise de plus en plus d'eau. M. Pisani peut-il nous dire où en sont nos réserves ? Pisani. — L'augmentation de la consommation d'eau est immense, dans l'agriculture mais aussi dans l'industrie. La ressource est immense également. Le problème quantitatif se posera quand même un jour, dans une vingtaine d'années. Debré. — Bien avant, dans certaines régions. Edgar Faure (revenant à la suggestion de Pompidou sur une nouvelle administration d'État). — Une nouvelle administration spécialisée ? Je n'ai pas cette conception. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de dessaisir les ministères compétents ; il suffit de les faire travailler ensemble. GdG. — Dans un premier temps, en tout cas, le conseil de M. Edgar Faure me paraît sage. Mais il ne faut pas exclure l'étape ultérieure. La préservation de l'eau appelle toute notre vigilance. Peut être sera-t-elle un jour un problème majeur. Ce n'est pas encore le cas. Mais on n'est jamais assez prévoyant. » Jusqu'au départ du Général, le conseil d'Edgar Faure sera suivi. Mais Georges Pompidou, Président, inventera le ministère de l'Environnement, dont Robert Poujade prendra brillamment la direction. Sur le fond, de Gaulle et Pompidou partageaient le même souci des éléments naturels. « On n'aurait pas aménagé Paris si Haussmann n'avait pas eu tous les pouvoirs qu'il avait » Conseil du 27 juillet 1966. Mais c'est encore de Paris et de sa région qu'il est surtout question. Pas encore sous l'angle de la décentralisation. Il s'agit aujourd'hui de la réorganisation des services de l'État dans la région parisienne. Les débats sont vifs sur le décret que présente Roger Frey. Chacun sait qu'il a été préparé avec le préfet Paul Delouvrier 1 et même par celui-ci, qui a tout le soutien du Général. Frey marque intentionnellement l'étendue des attributions du préfet — veut-il les faire paraître exorbitantes ? « Depuis Haussmann, aucun fonctionnaire n'aura eu entre ses mains autant de pouvoirs. Naturellement, il nous faudra veiller à ce qu'une administration envahissante ne se développe pas autour d'une telle concentration. Pisani. — L'idée générale reçoit tout mon accord, mais je dois faire part de mes hésitations. Delouvrier était comme un gouverneur général en Algérie. Il sera comme un gouverneur général à Paris. Marette. — On ne peut mettre de côté la personnalité de M. Delouvrier, et pour ma part je risque d'être dépouillé de mes prérogatives. Sanguinetti. — Il faut avoir le courage de le dire : c'est le début de l'éclatement du pouvoir central. Debré. — Le contrôle financier souffre toujours des mesures de déconcentration. Ici, le préfet va bénéficier d'énormes délégations de pouvoirs. Fouchet. — Je suis à fond contre ce texte. Il est dangereux pour l'État. (Devant l'attaque vigoureuse qui se développe et que sans doute il n'attendait pas si passionnée, le Premier ministre monte au créneau.) Pompidou. — Je dois rappeler qu'un texte est nécessaire pour cette énorme région. Sans lui, ce serait l'anarchie. Avec lui, ce n'est pas la dictature ! Entre l'anarchie et la dictature, nous avons cherché une position mesurée. Le préfet n'est qu'un préfet de région ordinaire, avec simplement des pouvoirs renforcés surtout dans le domaine de l'équipement. Comme tous les autres préfets de région, il sera placé sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, alors que jusqu'ici, comme délégué général au district de Paris, il était sous l'autorité du Premier ministre. Les services régionaux qui dépendent de lui seront, comme ailleurs, sous l'autorité de leur ministère. Joxe. — Je souhaiterais que, pour désigner la région, on adopte la rédaction du Conseil d'Etat : "région parisienne" et non pas "région de Paris". GdG (dont le visage s'est rembruni au cours des échanges). — Tout commande de coordonner et de centraliser entre les mains d'un homme les responsabilités si diverses qui concourent à aménager la région de Paris. Cet homme peut-il abuser de ces responsabilités ? Il est inconcevable qu'un gouvernement qui en est un puisse redouter qu'un fonctionnaire abuse de prérogatives clairement définies par un décret du gouvernement, et dont il doit rendre compte à chaque ministre pour ce qui le concerne. Alors, ce préfet, il ne faut pas le redouter, il ne faut pas contrarier son action, mais au contraire il faut l'encourager et l'aider, et puis on verra bien. On le changera s'il ne fait pas l'affaire. « Il y a en France un phénomène régional, un phénomène d'avènement économique des régions. C'est un grand événement contemporain que cette naissance des régions — alors que les circonscriptions administratives n'avaient pas changé depuis la Révolution. Cet événement, il faut l'encourager et l'accompagner. C'est essentiel. Quels inconvénients y voit-on ? Est-ce que la base même de la structure administrative est changée ? Est-ce que l'unité de l'État est massacrée ? Bien sûr que non. Mais il faut que notre action économique, que la modernisation, se développe dans des circonscriptions administratives qui s'élargissent. C'est aussi le cas de la région parisienne, forcément, mais forcément aussi elle a un caractère exceptionnel. Rien ne peut faire qu'elle ne soit un cas spécifique et ne mérite une région spécifique. Le préfet de la région parisienne n'aura ni la police, ni la santé. Il n'a pas de quoi faire peur. Mais aussi, on n'aurait pas aménagé Paris si Haussmann n'avait pas eu tous les pouvoirs qu'il avait. « Le gouvernement doit être le gouvernement, et tout dépend de cela. Si les ministres jouent bien leur rôle, le préfet jouera bien le sien. Cela dit, nous retenons l'observation de M. Debré : il existe un problème du contrôle financier, dans la région de Paris comme d'ailleurs dans les autres. Il faudra l'instituer, mais en se gardant de paralyser les pouvoirs régionaux. » Le Général garde l'œil très ouvert sur l'application de ces textes. Lors du Conseil du 10 janvier 1968, il s'écriera : « Tout cela est en voie d'application, mais cela ne va pas très vite. Pour les personnels, on ne se dépêche pas de les affecter dans les nouveaux départements. Pour le personnel des Affaires sociales, ça ne va pas du tout. Pour celui des Finances, non plus. Les fonctionnaires restent toujours à Paris, ça ne bouge pas ! » Quand la voie est clairement tracée, rien ne va jamais assez vite pour le Général. 1 Paul Delouvrier a été notamment délégué général du gouvernement en Algérie (1958-1960). Il est président de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région de Paris (1962-1969), et devient préfet de la région parisienne (1966-1969). Chapitre 9 « LA BARBE DEVENANT RÉVOLUTIONNAIRE ! ON AURA TOUT VU ! » L'année 1965 a été celle de l'invention d'une expression : la « politique des revenus » 1. La méthode plaît au Général parce qu'elle oblige à accorder l'économie nationale et le progrès des revenus, et institue une négociation entre l'État, les entreprises nationales et leurs syndicats. Le dirigisme et la participation : deux « dadas » qui sont ainsi attelés ensemble. Mais l'attelage va-t-il tenir ? Conseil du 12 janvier 1966. Pompidou rappelle le pourquoi et le comment de la procédure dite Toutée, qui essaie de mettre un peu d'ordre et de clarté dans la fixation des augmentations de salaire dans les entreprises publiques. La première étape, confiée à la commission Grégoire2, consiste à calculer la masse salariale globale, qui servira de point de départ. « C'est un constat, fait avec les syndicats. Cela a très bien marché en 65. Ce sera plus difficile cette année en raison du climat politique et parce qu'il faudra confronter l'augmentation du salaire de l'an passé avec celle du prix de la vie. La commission Grégoire n'a pas autorité pour faire cette confrontation, et encore moins pour en tirer des conséquences. Au pire, M. Grégoire pourra noter que les syndicats donnent beaucoup d'importance à l'augmentation du coût de la vie. GdG. — L'augmentation des salaires publics n'est pas incompatible avec la stabilité monétaire, à une condition : qu'elle soit en rapport avec la progression du revenu national. » Après quelques observations des uns et des autres, le Général revient à une question évoquée par le Premier ministre : GdG : « Quand et comment sera faite la comparaison entre l' évolution du prix de la vie et celle de la masse salariale s'il ne revient pas à M. Grégoire de la faire ? (Il redoute cette "échelle mobile" qui a provoqué tant d'inflation sous la IVe République.) Pompidou. — Cela se fera dans la seconde phase, celle de la négociation entre les syndicats et leurs ministres de tutelle. Cela dit, on n'a jamais garanti un pourcentage d'augmentation du pouvoir d'achat réel. Et la notion de rattrapage a été catégoriquement écartée. » « Est-ce que les employés d'EDF partent en masse pour le privé ? » Conseil du 9 mars 1966. La seconde phase est en cours, dans un climat plutôt tendu. Pompidou, puis les ministres tuteurs (Pisani pour la RATP et la SNCF, Marcellin 3 pour l'EDF et les Charbonnages) font le point des négociations — les plus dures sont avec l'EDF, où des grèves ont commencé. Debré : « La procédure Toutée est un énorme progrès. Mais la marge est étroite. Dans le budget, l'augmentation de la masse salariale a été évaluée à 3,5 %. On parle maintenant de 5 % 4. C'est beaucoup plus ! Surtout que la rémunération des fonctionnaires suivra. C'est une réaction en chaîne. Il ne faudrait pas en tout cas dépasser 5. Frey. — L'initiative des grèves de l'EDF vient du secrétaire général de la CFDT. Il l' a annoncée dès le mois de novembre. Il prépare une grève générale avec la CGT pour juin prochain. GdG (ironique). — Peut-on me dire si les salariés de l'EDF désertent l'entreprise ? Est-ce qu'ils partent en masse pour le privé ? Bien sûr que non ! » « C'est au seul Premier ministre de prononcer la réquisition » Conseil du 20 avril 1966. Les augmentations proposées ont relancé l'agitation sociale. Les grèves secouent les services publics depuis le 17 mars. Aujourd'hui même, on cesse à nouveau le travail à EDF-GDF. Marcellin : « La Société nationale des pétroles d'Aquitaine est en grève. Si le débit de gaz tombe au-dessous d'un certain seuil, on risque de graves incidents techniques. C'est pourquoi je demande au Conseil d'approuver deux décrets de réquisition portant sur vingt techniciens et sur l'usine de Lacq. J'espère ne pas avoir à m'en servir, et les ordres de réquisition doivent demeurer secrets. Pompidou. — Je ne dirais pas que le climat est à la détente, mais il est à la fatigue. Le public est las. Je crois que, dans le secteur public, on assiste aux derniers soubresauts. « L'affaire des Pétroles d'Aquitaine est la plus délicate. Je souhaite que la réquisition n'intervienne qu'après une délibération approfondie. C'est vrai que ce sont des gens très bien payés, qui essaient d'abuser de leur situation exceptionnelle. Mais le moment n'est pas bien choisi pour une épreuve de force. On n'a pas alerté l'opinion. Il vaudrait mieux frapper, non par la réquisition, mais par la révocation, et éventuellement par une loi sur le droit de grève dans cette entreprise. D'ailleurs je ne pense pas que les cadres laissent se développer des désordres qui mettraient en péril l'outil de travail. GdG. — C'est au Premier ministre de prendre la décision. (Puis, baissant le ton, comme pour lui parler en tête à tête.) J'ai l'impression que vous avez raison. Il faut avoir toutes les cordes (j'entends bien cordes, et non cartes) en main, avant d'en jouer. J'ai l'impression que les Pétroles d'Aquitaine font bande à part. Ils veulent jouer leur jeu de leur côté. Ils sont restés en dehors de la procédure Toutée. Puis, quand il y a des difficultés, ils se tournent vers la puissance publique. « Bon (reprenant le ton de la décision), le principe de la réquisition est décidé, mais c'est au seul Premier ministre de prononcer la mise en œuvre. » L'échec de la réquisition des mineurs a laissé sa forte marque dans l'esprit du Général... « Les beatniks et les blousons noirs s'emparent de la CFDT ? » Joxe décrit les tensions dans la fonction publique. Marette souligne la situation syndicale des P et T : « La grève du 30 mars au 2 avril a été lancée par la CFDT. Son attitude est aberrante. Elle tend à devenir une formation anarcho-syndicaliste ou trotskiste, excitée, arriérée, terroriste. La CGT n'a fait que suivre, pour ne pas se laisser distancer. GdG. — Vous voulez dire que les beatniks et les blousons noirs s'emparent de la CFDT ? Marette. — Le modèle, c'est plutôt Fidel Castro que les beatniks. GdG. — La barbe devenant révolutionnaire ! On aura tout vu ! » « Qui sont les indépendants les plus indépendants, sinon les écrivains ? » Conseil du 18 mai 1966. Jeanneney expose son projet de création d'un régime d'assurance-maladie pour les « indépendants » —les « non-salariés non agricoles ». Cela concerne quatre ou cinq millions de personnes. Pompidou : « C'est un projet important. Désormais, 98 % des Français seront couverts pour la maladie. Et on parle du manque de politique sociale du gouvernement ! Nous ne créons pas une nouvelle administration. Les assurés seront assurés d'être traités par ceux dont ils avaient l'habitude. GdG. — Et que va-t-il se passer pour la Caisse des lettres ? Qui sont les indépendants les plus indépendants, sinon les écrivains ? » Jeanneney donne la réponse, mais c'est la question qui me frappe. « Les jeunes ? Des Français qui commencent leur existence » Conseil du Il mai 1966. Missoffe a commandé une étude sur la jeunesse, dont il nous rend compte. « Elle a mis en évidence des besoins impérieux chez les jeunes : d'être informés ; de pouvoir s'exprimer ; de se retrouver entre eux — résultat de la démission des parents ; de se défouler dans l'action ; de s'ouvrir sur le monde, de se dépayser. Il faut une politique globale pour une jeunesse qui, pour la première fois dans l'histoire, n'a pas la guerre comme horizon. Pratiquement, je me propose, d'une part, de consulter les jeunes par un vaste sondage ; d'autre part, d'engager une réflexion collective dont le terme serait une sorte de Livre blanc de la jeunesse. » Le sujet passionne le Conseil et provoque un tour de table spontané. On y parle d'animateurs, de politisation, de la jeunesse des banlieues. Le Général se passionne aussi. GdG : « C'est un problème considérable qui, par définition, est insoluble dans sa totalité. Il faut prendre des dispositions pratiques. « Il ne faut pas qu'on traite les jeunes comme une catégorie à part. On est jeune et puis on cesse de l'être. Ils continuent d'être jeunes aussi longtemps que la Providence le leur permettra, mais ils ne constituent pas une catégorie à part. Ce sont des Français qui commencent leur existence, ce n'est pas une spécialité. « Nous avons affaire à une jeunesse déracinée — des ruraux qui ont quitté la terre et se sont entassés dans des villes, sans traditions, alors qu'ils étaient organisés, enracinés par leur famille, leur milieu. Ils connaissaient tout le monde et tout le monde les connaissait, et les voici jetés dans la foule anonyme. Que substituer à l'ancien enracinement ? « Qu'offrir aux jeunes ? Des équipements sportifs, des maisons de jeunes... cela va de soi. Il y a des maisons trop dispendieuses, et peut-être d'autres qui sont trop modestes. De toute façon, les jeunes n'y iront pas en masse. Alors, il faut autre chose. Il faut leur offrir des travaux, des entreprises, du sport, des occupations pour leurs loisirs, qui puissent les intéresser en masse. « Cela dit, il n'y a pas de solution complète, de solution intégrée, à une question qui sera perpétuellement posée, et posée à tout le monde, aux parents, aux enfants, aux maîtres. Nous comptons sur vous pour la poser et vous semblez en bonne voie. » « Vous redoutiez sans doute d'être dépossédé » Conseil du 10 août 1966. Curieusement, Debré nous présente la grande réforme de la formation professionnelle, dont pourtant la gestion relèvera du Premier ministre. Pompidou a-t-il voulu lui laisser cette occasion de sortir de son emploi de grincheux ? Chaban, trois ans plus tard, poussé par ses collaborateurs Jacques Delors et Simon Nora, saura prendre tout à fait à son compte une simple amplification de ce dispositif. Et l'effet politique sera si grand, que tout le monde oubliera que les bases en ont été posées par Debré sous un gouvernement Pompidou. Debré : « La formation professionnelle devient, par la loi, une obligation nationale. Le financement sera assuré par une augmentation de moitié de la taxe d'apprentissage. Socialement, économiquement, l'affaire est capitale. Fouchet. — Je tiens à dire que je me rallie sans réserve au projet de M. Debré. Au début, je n'en avais pas saisi l'intérêt... GdG. — Vous redoutiez sans doute d'être dépossédé. Fouchet. — Je l'avoue... GdG. — Dites-nous combien l'Éducation nationale va dépenser à ce titre ? Fouchet. — Eh bien, plus en trois ans qu'il n'était prévu pour les cinq années du Plan. Il faut dire que c'est de mon ministère que relèvent la plupart des centres de formation professionnelle. GdG. — Mais il n'est pas inutile de souligner que la formation professionnelle n'est pas une profession. Veillez à ne pas nous faire des professeurs de formation professionnelle ! » « Changer de métier, c'est une caractéristique de notre temps » Conseil du 25 janvier 1967. Joxe présente une communication sur l'accès des cadres du secteur privé à la fonction publique : « On part d'un constat : le chômage des cadres ; il affecte 3 000 personnes. Que faire ? Leur ouvrir plus largement la fonction publique. Il ne s'agit ni de créer des postes spécifiques, ni d'un plan d'urgence type reclassement de militaires, mais de prendre des mesures à caractère permanent : recul des limites d'âge du recrutement à trente-cinq ans ; développer les équivalences ; monter un dispositif d'aide à la reconversion, capable de traiter un millier de cadres par an. Les textes sont prêts. GdG. — S'agit-il d'une crise conjoncturelle ou d'une donnée permanente ? Tout ingénieur devrait savoir qu'il peut avoir à changer de métier dans sa vie professionnelle. Changer d'emploi, changer de métier, c'est même une caractéristique de notre temps. Pompidou. — Nous pensons à l'intérêt des cadres. Mais c'est aussi l'intérêt de la fonction publique de faire appel, plus qu'elle ne le fait, à des cadres du secteur privé. GdG. — C'est bien sous cet angle, celui du renouvellement, qu'il faut présenter le problème, et pas du tout sous celui du chômage. » Tout cela est bel et bon — mais cela n'amorcera pas la transformation de la « civilisation mécanique », de la « société industrielle » ; cela ne suffira pas à nous dégager de l'antagonisme entre capitalisme et socialisme. Il y faut autre chose, que le Général désigne sous le nom de participation. 1 Voir C'était de Gaulle, t. II, IVe partie, ch. 19 (« Ni le communisme, ni le libéralisme : la politique des revenus »). 2 Dont les travaux commencent ce même jour. Les syndicats ont prévenu que le fait d'y siéger n'était pas une approbation de la procédure. 3 Raymond Marcellin a quitté la Santé pour l'Industrie en janvier 1966. En avril 1967, il devient ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire. 4 Le gouvernement avait d'abord proposé 4,15 %, ce qui avait provoqué, à partir du 15 février, des arrêts de travail dans les entreprises du secteur public, en ordre dispersé. Chapitre 10 « LA PARTICIPATION, CE N'EST QUAND MÊME PAS LA LUNE ! » Sur le fond, somme toute classique, des revendications syndicales et des réponses gouvernementales à ces revendications, le Général brode le motif de la participation. Il commence dès les premiers Conseils après l'élection présidentielle. Conseil du 16 février 1966. En présentant le programme économique du nouveau gouvernement1, Debré prend soin de terminer par les mesures de progrès social : Michel Debré : « Il s'agit d'abord de la politique des revenus. Mais aussi, il existe un mouvement en faveur de la participation des salariés à l'autofinancement des entreprises. Je rappelle qu'un amendement voté l'an dernier2, fait obligation au gouvernement de déposer un projet de loi avant le 1er mai prochain. Pourtant, si la mesure est juste dans son principe, elle est onéreuse, et mal reçue à la fois des patrons et des syndicats. Il faut donc se donner un délai de réflexion, qu'une commission bien composée mettrait à profit pour nous soumettre un rapport dans les trois mois. « La participation : il ne faut pas cacher son drapeau » GdG (l'interrompant). — M. Loichot3 sera-t-il dans la commission ? Debré. — Non, mais il sera bien sûr entendu par elle. » Debré reprend son exposé. Plus tard, au cours de la discussion, le Général se tourne vers Jeanneney : « Où en êtes-vous sur la question de la participation des travailleurs ? Jeanneney (un œil sur Pompidou). — C'est un terrain difficile, sur lequel il convient d'avancer avec prudence, parce que dans l'esprit de beaucoup, cela implique la cogestion. GdG. — Il faut avancer pourtant. La question n'est plus entière. Le gouvernement est lié par une disposition législative. (Amusant de voir le Général s'appuyer, pour bousculer la prudence de son gouvernement, sur la hardiesse d'un député.) Edgar Faure (approuvant avec chaleur). - La participation, c'est une des plus grandes idées de notre temps. (Pose-t-il sa candidature, pour le cas où Pompidou traînerait trop les pieds ?) Pompidou. — Le mandat de la commission doit être clair. Il ne s'agit pas d'aller vers la cogestion, il ne s'agit pas d'introduire le régime d'assemblée dans l'entreprise. Le fond de l'affaire, c'est de savoir si l'ensemble de ces réflexions nous conduit à plus de libéralisation ou à un carcan plus étroit. » Le Général ne commente pas son Premier ministre, mais après quelques brefs échanges techniques sur d'autres sujets, il conclut, de manière à bien faire comprendre où est, pour lui, la priorité politique : GdG : « Ce que nous faisons pour la participation est et doit être en conformité avec le Plan, qui est ambitieux. Son ambition, c'est de faire en sorte que nous nous adaptions à une économie concurrentielle, qui est une économie internationale. Mais aussi, il ne faut pas hésiter à mettre en relief ce qui est nouveau ; et ce qui est vraiment nouveau, c'est ce que nous voulons faire pour la participation des travailleurs à l'autofinancement. Il ne faut pas cacher son drapeau. À l'occasion des investissements industriels, on organise la participation des travailleurs à l'autofinancement. Ce n'est quand même pas la lune ! Ça ne va pas chercher très loin ! Ça n'est pas colossal ! » À la fin du Conseil, de Gaulle conclut l'approbation du « plan Debré » d'un mot emprunté à une campagne de publicité d'Esso : GdG : « Le gouvernement a mis plusieurs tigres dans son moteur, mais ils ne se sont pas dévorés entre eux, je m'en félicite. » Edgar Faure, Debré, Jeanneney sont évidemment les nouveaux tigres dans le moteur, qui ne se sont pas dévorés entre eux, et que Pompidou n'a pas dévorés. Mais pour le Général, le tigre principal, n'est-ce pas la participation elle-même ? Il veut le croire. Sera-t-il dévoré ? Sur le papier qu'il a devant lui, il a noté diverses remarques au cours du Conseil. La dernière est celle-ci : « Participation des travailleurs à l'autofinancement : malveillance des syndicats et des patrons. » « Il faut y aller avec prudence, mais attention ! Ne noyez pas le poisson ! » Conseil du 9 mars 1966. Le comité chargé de réfléchir à la mise en œuvre de l'amendement Vallon va se mettre sur pied. Debré l'annonce à propos d'un projet de loi sur les investissements. Debré : « Ce sera un groupe de sages, des personnalités indiscutables, qui ne se sont pas déjà engagées sur la question. Leur tâche consistera à écouter, sans idée préconçue, tous les auteurs de projets. Je propose MM. Barre, Belin, Mathey, de Lestrade, Perrineau, Ripert et Sauvy. Leur rapport sera confidentiel, pour le seul usage du gouvernement. GdG. — C'est un domaine immense, nouveau, important. Il faut y aller avec prudence, c'est entendu, mais attention ! Ne noyez pas le poisson ! « Quant au groupe, M. Debré en annoncera la constitution quand il le jugera bon et comme venant de son propre chef. » 1 Voir plus haut, ch. 5, p. 52. 2 C'est l'amendement auquel son auteur, Louis Vallon, rapporteur général de la commission des finances, a donné son nom, consacré par le souvenir du fameux amendement Wallon qui fonda la IIIe République. Cet amendement à la loi de finances du 12 juillet 1965 prescrit au gouvernement de déposer avant le 1er mai 1966 un projet de loi sur « les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l'accroissement des valeurs d'actif des entreprises dû à l'autofinancement ». 3 Marcel Loichot défend depuis longtemps des idées sur l'association du Capital et du Travail qui ont pris leur forme définitive dans son ouvrage, Le Pancapitalisme. Chapitre 11 « C'EST UN FARDEAU ÉCRASANT QU'IL S'AGIT DE SOULEVER » L'entreprise de modernisation bute à chaque instant sur des obstacles plus résistants que l'effort. Combien de fois n'avons-nous pas entendu le Général nous dire : « Il faut... il faut... il faut... » ? Combien de fois aussi n'avons-nous pas senti sa résignation douloureuse ? « La lenteur incroyable des tribunaux » Conseil du 2 mars 1966. Foyer fait un bilan fouillé et inquiétant de la situation pénitentiaire : « La population pénale augmente plus vite que la population. Un cinquième est composé d'étrangers, notamment maghrébins. Un Algérien sur 130 est en prison. Il faut construire des prisons. La décision est prise pour la Santé, qui sera reconstruite à la campagne, et dont le site pourra servir à bâtir le futur ministère de l'Education nationale. Pompidou. — La situation n'est pas satisfaisante, c'est vrai. Il y a eu un siècle et demi d'abandon. Il y a trop de détentions préventives ; il faut donc des moyens en personnel, mais aussi faire l'effort de raccourcir les instructions, et recourir davantage à la probation. Les tribunaux s'en méfient, ils préfèrent la prison. Mais la prison est le début de la récidive. Foyer. — Pour la probation, vous avez raison, mais il faudrait du personnel pour surveiller les probationnaires. Il y a aussi le cas des Algériens. Le mieux serait de leur donner la liberté conditionnelle moyennant expulsion. Or, ils sont expulsés par la porte et rentrent par la fenêtre. GdG. — Nous retenons vos observations. D'abord la lenteur incroyable des tribunaux, ce qui remplit les prisons de prévenus. Les facilités excessives données aux immigrants, notamment aux Algériens. Un système trop libéral : des libérations conditionnelles sans réelles conditions. On libère à tort et à travers pour avoir des places — et c'est vrai pour les pires, comme on l'a vu avec ce repris de justice qui a assassiné un malheureux policier alors qu'il devait être en train de purger sa peine. « S'il n'y a pas assez de places dans les prisons, il faut en construire. « La promiscuité dans les prisons rend impossible l'amendement » « Il faut en venir au régime cellulaire, pour que les gens soient face à eux-mêmes et non face aux autres. La promiscuité rend impossible l'amendement. (C'est exactement ce que démontrait Tocqueville, qui examinait les prisons américaines en 1830 et se demandait si on ne pourrait pas l'appliquer en France. Je sais que le Général a lu de près La Démocratie en Amérique et L'Ancien Régime et la Révolution ; mais a-t-il lu Du système pénitentiaire américain et de son application en France, jamais réédité depuis ?) Frey. — Nous expulsons des centaines et des milliers d'Algériens. Ils reviennent avec de fausses cartes d'identité. GdG. — Il y a quelque chose à organiser. Pourquoi ne pas imaginer des cartes d'identité avec des empreintes digitales ? On ne peut pas les falsifier. » Une réflexion de simple bon sens a surgi aussitôt dans l'esprit pratique du Général. Mais il s'interdit d'aller plus loin. Ce n'est pas à lui, c'est au ministre compétent « d'organiser quelque chose ». Trente-quatre ans plus tard, on n'a toujours rien organisé, alors que des pays comme les Etats-Unis ne se font aucun scrupule de prendre les empreintes digitales des touristes. Pompidou : « Deux réserves, à ce propos. Si on prend des mesures d'expulsion contre les Algériens, qu'on les traite dans les formes et comme des étrangers normaux. Le gouvernement algérien se plaint souvent des méthodes employées. Je veux bien qu'il soit susceptible, mais il y a aussi de vieilles traditions du côté français. GdG. — Il ne faut pas non plus fermer complètement le robinet des travailleurs algériens qui viennent en France. Ils sont indispensables à la santé de l'économie algérienne et devraient être utiles à la santé de la nôtre. Mais il faut ne les admettre qu'avec beaucoup de modération et mieux les trier. « Dernier point : les amendes. Elles seraient plus efficaces si elles étaient mieux recouvrées. On me dit qu'elles ne sont jamais recouvrées, par exemple, pour les délits de presse. « Nous retenons ceci : 1) Il n'y a pas assez de prisons, il faudra en bâtir. 2) Le besoin de personnel. 3) Il faut absolument accélérer le cours de la justice. 4) Sélection beaucoup plus stricte, à leur entrée en France, des étrangers, notamment des Algériens. » L'analyse est excellente. Hélas, elle demeure valable aujourd'hui, sans y changer un mot. « Il y a un consentement au massacre sur les routes » Conseil du 1er juin 1966. Pisani détaille les mesures qui pourraient faire baisser le chiffre de 12 000 tués dans des accidents de la route : élimination des 1 500 « points noirs », plus grande exigence pour obtenir le permis de conduire, visite médicale des conducteurs de plus de 70 ans, limitation à 90 km/h pour les conducteurs débutants, visite technique périodique des automobiles, amélioration de la signalisation, port du casque obligatoire sur route pour les cyclomotoristes, etc. Fouchet (dont le ton monte à mesure que sa charge à fond se développe) : « Diminuer les accidents, c'est possible ! Puisqu'on aime parler de modèle scandinave, prenons au moins exemple sur lui pour la discipline de la route. Nous sommes devant un massacre des jeunes. Ils sont bouclés pendant la semaine au lycée ou en fac. Le week-end, ils entendent bien se défouler. Ils se rendent en groupe dans des sauteries, ils boivent, et au retour ils se tuent en chantant. Il faut avoir le courage de la répression ! Ce qui fait défaut dans la panoplie des mesures que propose M. Pisani, c'est l'organisation de la répression. GdG. — Vous avez raison, il y a un consentement au massacre sur les routes. Les magistrats consentent trop facilement à l'indulgence. Et quand il y a condamnation, je suis assailli par les demandes de grâce. Ça fait partie de l'avachissement général. Je crois comme vous que des dispositions techniques, s'il n'y a pas de sanctions, ne pourront pas résoudre le problème. Pompidou. — Les lois en vigueur seraient suffisantes, mais ce qui se passe, c'est que les magistrats ont des faiblesses à l'égard des contrevenants, et même des contrevenants récidivistes, et qu'ils compensent ces faiblesses en étant très généreux dans l'appréciation des dommages à la charge des compagnies d'assurance. « Cela dit, je suis d'accord dans l'ensemble avec les propositions de M. Pisani, et il faudra leur faire une certaine publicité. Mais je ne crois pas qu'on obtiendra des résultats mirobolants. Les Scandinaves ont moins de tués sur les routes, mais ils se rattrapent par le nombre des suicides. Et vous savez, quand nous aurons obtenu que six Français sur sept boivent pendant que le septième les regarde, nous aurons fait un progrès extraordinaire vers l'abrutissement des Français. Fouchet. — Je ne suis pas d'accord. C'est un manque de courage. » Le Général se tait. Il n'a pas pu s'empêcher de regarder Pompidou d'un œil accablé, et Fouchet d'un œil approbateur. Mais il se dit qu'il sortirait de son rôle s'il arbitrait contre son Premier ministre sur un sujet qui ne fait pas partie de son domaine réservé. Le scepticisme l'a emporté sur le volontarisme. Il faudra attendre juin 1978, douze ans, pour qu'une loi, « Boire ou conduire », que j'ai eu l'honneur de présenter et de faire voter, impose l'alcootest, fixe un taux maximum d'alcoolémie, prescrive des contrôles aléatoires. La seule annonce de ces mesures (non encore applicables) suffira pour que, dans l'été, l'hécatombe baisse de 20 % par rapport à la moyenne des trois années précédentes. « Vous avez trop de monde dans vos administrations centrales » Conseil du 1er juin 1966. Joxe présente l'expérience en cours dans les administrations centrales sur le respect des horaires. Un contrôle, par émargement, a été fait sur les heures d'entrée et de sortie. L'expérience a été « concluante ». On respecte mieux l'horaire de quarante-cinq heures par semaine, on a aussi pu organiser une répartition des entrées et des sorties. GdG : « M. Joxe est très optimiste. Je serais intéressé par l'avis de ses collègues. Messmer. — J'ai fait pointer, pour obtenir un plus grand respect des horaires. On m'a fait observer que cette rigueur n'était pas de mise dans d'autres administrations, où l'indulgence des chefs de bureau semble être la règle. GdG. — Mais le gendarme est sans pitié. (Rires.) Edgar Faure. — Il faut éviter que tout cela prenne une allure vexatoire. Des sondages suffisent. Je me souviens d'une histoire d'horloge pointeuse, une idée de Jules Moch, qui s'était très mal terminée. GdG (à qui l'allusion à Jules Moch n'a pas plu, et qui regrette le tour plaisant que prend l'échange, un peu par sa faute). — C'est un fardeau écrasant qu'il s'agit de soulever. Ce ne sera pas facile. Sanguinetti. — J'ai pris des mesures qui avaient une allure vexatoire, comme dit le ministre de l'Agriculture. J'ai fait fermer les portes à 9 heures, et tant pis pour les retardataires. La situation s'est aussitôt améliorée. Ce qui est vexatoire, c'est que le contribuable paie et que le fonctionnaire ne vienne pas ou ne soit pas à l'heure. Pompidou. — La réforme des quarante-cinq heures a été bonne, puisque les syndicats ont protesté contre l'augmentation du temps de travail. Mais elle est conditionnée par l'installation de cantines. Marette. — Il faut transformer les cantines en self-services. Sinon, le service à table rallonge le repas d'une heure. GdG. — Je ne vois pas comment vous obligeriez les gens à manger en une demi-heure. « La réalité, c'est que vous avez trop de monde dans vos administrations centrales. Ils n'ont pas assez à y faire. Ils ne voient pas pourquoi ils sont là. « Sans aller jusqu'à l'histoire de Clemenceau qui, visitant les bureaux de son ministère et n'y rencontrant personne, sauf un unique employé et qui dormait : "Ne le réveillez pas, dit-il en chuchotant, il s'en irait ! " « Le véritable critère de cette réforme : qu'il n'y ait dans les ministères que ceux qui ont à y travailler. Il faut affirmer votre autorité. Il faut contrôler vos dépenses de personnel d'administration centrale. Il faut faire la chasse au foisonnement. Voilà les points sur lesquels devra porter votre réforme. Sinon, elle ne servira à rien, sauf à supprimer la matinée du samedi ! » De Gaulle, lui aussi, avait ses tonneaux des Danaïdes. Chapitre 12 « VOUS ME VOYEZ INSTALLER MITTERRAND À MATIGNON ? » À bord du De Grasse, 10 septembre 1966. Le croiseur De Grasse vogue sur les eaux lumineuses du Pacifique. C'est le deuxième jour de notre croisière autour de Mururoa. L'explosion aurait dû avoir lieu ce matin, mais la météo a obligé à la décommander : le vent soufflait trop fort. Ce sera demain et nous avons une grande journée de vacances. Sur le pont étroit que les exigences militaires concèdent aux hôtes que nous sommes, le Général, Messmer et moi, je suis seul, un livre à la main. Je savoure le moment. Un bruit de pas. C'est le Général, qui a dû vouloir prendre l'air, suivi de son aide de camp. Je me lève aussitôt. Le Général fait quelques pas, face à l'Océan, puis vient s'asseoir sur le même banc et m'invite à me rasseoir. L'aide de camp s'éclipse discrètement. Me traverse l'esprit l'image de De Gaulle sur un autre bateau, en 1940, en septembre aussi, face à Dakar. Bateau anglais, tragédie française. Comme cela paraît loin, en cet instant exquis, où je sens le Général serein. « Pourquoi renvoyer une Assemblée où il y a une majorité ? » Mais le démon de l'interrogation me tient. Avant le départ, Roger Frey m'avait recommandé de vanter au Général, si je le trouvais détendu au cours du voyage, les avantages d'une dissolution de l'Assemblée à l'automne. Il avait lui-même essayé de lui glisser l'idée, mais sans succès. Or, il avait découvert une sorte de loi naturelle : depuis le début de la IIIe République, la majorité en place gagnait les élections à l'automne et les perdait au printemps. A l'automne, les citoyens sont inquiets de l'hiver qui vient et ont des réflexes conservateurs : on vote pour les sortants. À l'approche du printemps, la sève monte, on se croit tout permis, on sort les sortants. Comme pour le distraire, je développe cet argument auprès du Général et conclus : « Ne seriez-vous pas tenté de dissoudre l'Assemblée dans quelques semaines ? Vous prendriez l'opposition à contre-pied, vous abrégeriez la fin de législature, toujours pénible. Vous introduiriez en France les traditions anglaises, qui donnent à l'exécutif la faculté de procéder à la dissolution au moment le plus favorable pour lui. » J'avais fait en vain une suggestion au Général du même ordre au lendemain de sa réélection 1. Une fois de plus, j'en suis pour mes frais. GdG : « Quelle idée ! Les Français ne comprendraient pas. Nous ne sommes pas l'Angleterre. Il n'y a vraiment pas de raison d'écourter le mandat. La dissolution est une arme précieuse qu'il ne faut pas émousser. Pourquoi renvoyer une Assemblée où il y a une majorité et essayer de la remplacer par une Assemblée où il n'y en aurait peut-être pas ? L'opposition ferait sa campagne contre cette décision injustifiée. Elle pourrait bien entraîner la conviction des électeurs. Ensuite, je serais privé pendant un an de la capacité de dissoudre la nouvelle Assemblée. La Ve République, c'est la stabilité. La dissolution n'est faite que pour résoudre des crises. AP. —L'ennui, c'est que l'opposition ne joue pas le jeu des institutions. Elle présente les prochaines élections comme le troisième tour de la présidentielle. GdG. — Ne vous laissez pas impressionner par ces slogans ! C'est un langage qu'il faut combattre comme anticonstitutionnel. « Et puis, ne vous préoccupez pas tellement des législatives ! Tous, tant que vous êtes, vous ne pensez qu'à ça ! C'est ce qui encourage les journalistes et le petit monde politique, qui en sont toujours restés à la IVe, à se persuader qu'ils ont raison de croire que tout va de nouveau se jouer sur ces élections. AP. — Mais elles vont avoir quand même une grande importance ? GdG. — Nous ne sommes plus au temps où les présidents du Conseil devaient plier le genou devant les partis à la Chambre pour grappiller des voix. Nous tenons la dragée haute aux partis. Et si jamais les députés parvenaient à voter la censure, il faut qu'ils sachent qu'ils devront s'en expliquer aussitôt devant les électeurs. « Entre l'oligarchie et la démocrassouille » AP. — Mais il faut quand même, d'abord, que nous obtenions la majorité aux élections ? GdG. — Nous avons essayé d'inventer un nouveau régime, une troisième voie entre l'oligarchie et la démocrassouille : le gouvernement du peuple par le peuple et par ceux à qui le peuple accorde et maintient sa confiance. AP.— Il faut donc que le peuple maintienne aux élections législatives la confiance qu'il vous a accordée en décembre dernier ? GdG. — Si nous n'avons pas de majorité à l'Assemblée, nous nous en passerons ! À condition, évidemment, que nos troupes ne soient pas complètement écrasées. Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité. Je ferais appel, comme en 58, à des hommes nouveaux, des techniciens, des spécialistes qui ne se soient pas compromis dans les luttes politiques, mais qui soient respectés pour leur compétence. Des commis de l'Etat. Des gestionnaires. AP. — Vous nommeriez un cabinet de gestionnaires sans les prendre parmi les parlementaires, comme le fait le Président des États-Unis ? GdG. — Comme j'ai commencé à le faire en 1958 2. AP. - Mais en 58 il y avait aussi des hommes politiques chevronnés, d'anciens présidents du Conseil 3. GdG. — Eh bien, il n'y en aurait pas. Régime parlementaire, ça ne veut pas dire régime où les ministres sont parlementaires. Ça veut dire régime où le Parlement peut renverser le gouvernement. Eh bien, nous verrions si l'Assemblée veut renverser le gouvernement, c'est-à-dire se saborder. » « 485 élections locales ne peuvent pas prévaloir sur l'élection solennelle du Président » Le De Grasse continue de fendre les flots de son étrave majestueuse, laissant derrière lui son long sillage blanc. J'insiste. AP : « Mais tout de même, si la majorité sortante est battue en mars prochain, et si vous ne nommez pas un leader de l'actuelle opposition devenue majoritaire, l'Assemblée pourra aussitôt renverser votre gouvernement. GdG. — On verra. On verra. Ça dépendrait de la force du courant. Si nous sommes battus à plate couture, ce n'est pas comme si vous êtes battus à quelques sièges près. (À plate couture, il s'englobe dans cette éventuelle défaite. S'il s'agit de quelques sièges, c'est seulement nous, les candidats, qui serions battus ; non lui, vainqueur de l'élection présidentielle.) « Les élections de 58 et de 62 venaient après deux dissolutions. Chaque fois, le débat était simplifié à l'extrême. En 58 : "Voulez-vous faire respecter votre vote pour la nouvelle République ?" En 62 : "Voulez-vous faire respecter votre vote sur le mode d'élection du Président ?" L'an prochain, les élections viennent au terme normal. Les partis y joueront un rôle dominant ; ils sont faits pour ça. Ma voix sera moins entendue que s'il s'agissait de trancher un grand débat national. Les candidats de l'opposition joueront de leur clientèle, de leurs vieux réseaux, de leur démagogie coutumière. Ils serviront de haut-parleur aux moindres récriminations. Alors, les gaullistes feront de leur mieux, mais ils ne sont pas encore assez implantés, on le sait bien. Donc, ces élections n'auront pas de valeur vraiment nationale. Ce seront 485 élections locales. C'est le kaléidoscope. Elles ne peuvent pas prévaloir sur l'élection solennelle du Président de la République, où tous les Français concourent le même jour à un seul choix, et où le Président, élu par une majorité, est alors consacré comme Président de tous les Français pour sept ans. (Consacré a dans sa bouche comme une tonalité religieuse.) « J'attendrais tranquillement que l'Assemblée censure » AP. — Il faudrait par-dessus tout éviter que ce que vous venez de me dire se sache ! Sinon, les Français se demanderont à quoi ça sert d'aller voter, puisque leur vote ne changera rien à la conduite des affaires. GdG. — Évidemment, ce n'est pas à crier sur les toits. D'ailleurs, je ne dis pas que leur vote ne changerait rien. J'en tiendrais au contraire le plus grand compte. « Un raz de marée de l'opposition apparaîtrait fatalement comme un désaveu à mon égard. J'en tirerais aussitôt les conséquences. Mais dans le cas où il manquerait seulement vingt ou trente sièges, ou même cinquante, la Constitution donne au Président les moyens de tenir la barre. Elle est faite pour ça. Je vous l'ai dit, je nommerais un Premier ministre gestionnaire, des ministres techniciens. J'attendrais tranquillement que l'Assemblée censure ce gouvernement. Elle serait avertie d'avance qu'elle serait immédiatement dissoute. Vous avez lu La Réforme de l'État 4 ? AP. — Non, mon général. » Son regard me donne l'impression que je déchois à ses yeux. GdG : « Voyons, il faut lire ce bouquin. Il y a tout ! Tardieu avait tout compris, mais il était bien le seul. Il disait que les députés détestent avoir à faire campagne. La dissolution est une pratique essentielle, parce qu'elle affirme la souveraineté du peuple et parce qu'elle remet les députés à leur juste place : représenter le peuple, au lieu d'outrepasser sa volonté pour usurper son pouvoir. C'est justement pourquoi, de 1875 à 1955, elle n'a jamais fonctionné. Il n'y a qu'Edgar Faure qui ait eu le cran de la provoquer 5. AP. — Et si l'Assemblée refuse de voter les lois et le budget ? GdG. — La Constitution a tout prévu. Le budget est automatiquement adopté au bout d'un certain délai. Les lois le sont aussi quand le gouvernement pose la question de confiance et que l'Assemblée ne le renverse pas. Et si elle le renverse, elle sait qu'elle se fait hara-kiri. (Un silence.) Au fond, vous voyez, je ne serais pas fâché que l'on puisse faire la démonstration des ressources que comporte la Constitution. « Tout comme le Président des États-Unis face à un Congrès hostile » AP (abasourdi). — Mais alors, si on perd les élections, vous excluez de vous incliner devant l'opposition victorieuse, sauf s'il y a un véritable raz de marée ? GdG. — Vous me voyez choisir comme Premier ministre un chef de l'opposition ? Vous me voyez installer Mitterrand à Matignon ? Ça voudrait dire que la légitimité du gouvernement reposerait, non sur celle du Président de la République, mais sur celle de l'Assemblée ! Ça voudrait dire qu'on retournerait à la IVe ! Non, non ! « Dans ce cas-là, la Constitution donne au Président les moyens de se tirer d'affaire, tout comme le Président des États-Unis se tire d'affaire quand il a en face de lui un Congrès hostile. Nous avons un régime mi-parlementaire, mi-présidentiel. Il est parlementaire puisque l'Assemblée peut renverser le gouvernement ; il est présidentiel, puisque le Président est élu au suffrage universel pour sept ans et que le gouvernement procède de lui seul. » Comme souvent, il se plonge dans un insondable silence. Dois-je me retirer ? Pourtant, quand je lui pose une nouvelle question, le voilà reparti. AP : « Alors, vous ne feriez pas appel à l'article 16 ? GdG (vivement, comme si j'avais lâché une énorme bourde). — Mais non, voyons ! L'article 16 n'est pas fait pour ça ! Il n'est guère envisageable que s'il y a invasion, ou subversion ! Mais dans l'hypothèse que vous envisagez, il n'y aurait rien de tel. Les mécanismes ordinaires suffisent largement, pas besoin de faire appel à un état d'exception. Sinon, ce serait prendre un marteau-pilon pour écraser une mouche. « Il vaut mieux ne pas tripoter la Constitution » AP. — Ne faudrait-il pas une retouche à la Constitution, pour que ces perspectives soient bien claires ? GdG. — En dehors du Sénat, je ne vois rien à modifier dans la Constitution, si ce n'est de préciser la relation entre le Président de la République et le Premier ministre. Il ne peut y avoir un aigle à deux têtes au sommet de l'État. Il faut donc que le Président puisse se séparer du Premier ministre s'ils ne sont plus d'accord. L'article 21 de la Constitution, après : "nomme le Premier ministre", devrait préciser : "et met fin à ses fonctions". AP. — Et si c'est le cas inverse ? Si le Premier ministre veut démissionner pour marquer son désaccord et ouvre ainsi une crise ? GdG (sourit, comme quand on a mis le doigt sur une arrière-pensée). — C'est le cas le plus ennuyeux. Le Président peut se prémunir contre le premier cas en demandant à son Premier ministre une démission en blanc quand il le nomme 6. Mais il ne peut pas se prémunir contre le second cas. C'est le talon d'Achille de cette Constitution. AP. — Si une démission en blanc suffit à régler le premier cas, et si une révision constitutionnelle ne permet pas de régler le second, autant vaut ne pas toucher à la Constitution ? GdG. — On peut s'en passer. Il vaut mieux ne pas tripoter la Constitution. Mais l'expression met fin à ses fonctions aurait l'avantage de rendre officielle et irréversible la subordination du Premier ministre au chef de l'État. Jusque-là, la tentation restera forte, pour le petit monde politique, de revenir au système ancien, auquel les Français sont si habitués, quand le président du Conseil était le vrai chef de l'exécutif et que le Président comptait pour du beurre. Enfin, il faut que l'occasion se présente. On ne va pas faire un référendum exprès pour ça. Mais on pourrait glisser cette réforme dans une révision qui engloberait le Sénat. Naturellement, vous gardez tout ça pour vous. Il ne faut jamais dévoiler ses batteries à l'avance. » Le jeune Français qui, fier de ses dix-huit ans, pourra voter en 2002, avait deux ans en 1986, quand a commencé la première cohabitation, neuf ans quand a commencé la deuxième ; et s'il vote à la présidentielle et aux législatives de 2002, c'est que la cohabitation commencée en 1997, quand il a eu treize ans, sera allée jusqu'à son terme. Sur ses dix-huit années de vie, neuf années de cohabitation. Si l'« âge de raison » est toujours fixé à sept ans, ses aînés lui auront donné l'occasion de former sa raison politique, pendant sept années sur onze, dans une République dont les deux principaux personnages sont à la fois partenaires et adversaires. Il y avait beaucoup de scénarios auxquels on pouvait penser quand, en 1969, le général de Gaulle nous a laissé sa République à continuer. Mais personne n'avait l'imagination assez fertile pour inventer celui-là. Or, il faut bien le dire : la cohabitation devenue habituelle est Pour de Gaulle, la véritable cohabitation, comme problème à traiter, c'était la cohabitation entre le Président et une majorité parlementaire hostile, non entre le Président et le gouvernement. Face à la plupart des questions d'aujourd'hui, nous ne savons pas ce que de Gaulle ferait, et rien n'est plus ridicule que de le faire parler péremptoirement à leur sujet, à trente ou quarante ans de distance. Mais, sur ce point-là, il en va tout autrement. On vient de le lire. Il s'est exprimé avec la plus grande clarté. Il ne concevait même pas l'idée d'une cohabitation au sein de l'exécutif. Mais une cohabitation entre un gouvernement solidaire du Président et un Parlement hostile n'était, en somme, qu'un des cas de figure du fonctionnement parlementaire normal. Cette cohabitation à l'américaine faisait partie des « ressources de la Constitution ». L'analyse de la différence entre la cohabitation telle que nous la vivons et celle qu'imaginait le général de Gaulle nous renvoie à la question de la légitimité du Premier ministre et du gouvernement. Pour de Gaulle, la légitimité du Premier ministre est, essentiellement, celle que lui délègue le Président, élu des Français, qui le nomme et dont « il procède » ; elle est, accessoirement, celle que le Parlement lui concède en approuvant ou en ne censurant pas le gouvernement. Il y a une légitimation active, créatrice — celle conférée par le Président. Il y a une légitimation passive, qui est le nihil obstat de l'Assemblée nationale. De ce point de vue, la non-censure et l'approbation d'une déclaration gouvernementale sont équivalentes. Le fait que le mot « investiture » ait été banni de la Constitution est significatif. L'Assemblée n'investit pas le Premier ministre, déjà pleinement Premier ministre et chef d'un gouvernement constitué et effectif. Elle approuve sa politique, ou s'abstient de la désapprouver. C'est de l'ordre de l'assentiment, du consentement. Consentement équivalent, qu'il dise oui ou qu'il ne dise pas non. Les trois cohabitations que nous avons connues mettent radicalement en cause cette philosophie initiale, et à mes yeux capitale, de la Constitution. François Mitterrand en nommant Chirac ou Balladur, Jacques Chirac en nommant Jospin, n'ont pas imaginé faire d'eux leur délégué. Ils ont anticipé sur une légitimation parlementaire. Ils ont abandonné la légitimité déléguée pour la légitimité transférée. Ils ont cru préserver ainsi leur propre légitimité. Comme si elle pouvait être isolée du fonctionnement politique général. Mais, en réalité, à la longue, la légitimité présidentielle risque fort de se dissoudre par manque d'usage. Qu'est-ce que la légitimité d'un élu, sinon de faire ce pour quoi il a été élu ? Et pour quoi un Président de la République est-il élu, si ce n'est pour diriger le pays ? Telle était, en tout cas, la pensée profonde du fondateur de la Ve République. Trente-trois ans plus tard, le temps passé souligne ce que le moment a d'exceptionnel : comme s'il résumait tout de Gaulle. De Gaulle, c'est l'affirmation de la France et l'affirmation de l'État. Ici, sur le De Grasse, il est venu affirmer la France, en consacrant son indépendance nucléaire : « C'est une résurrection », s'écriera-t-il demain 7. Ici, sur le De Grasse, il vient d'affirmer l'État, en ramenant la légitimité à sa source, le peuple, et à son détenteur, le Président de la République. Ce sont les deux colonnes du temple. Ce double message, trente-trois ans après, que faire d'autre que d'en laisser le dépôt dans la conscience et pour la réflexion des Français ? « La question est de savoir si la réalité nouvelle va devenir une habitude » Conseil du 21 décembre 1966. Dumas fait le bilan de la dernière session parlementaire avant les élections législatives. Le Général commente. GdG : « Au total, ce fut la première législature normale. Elle a conduit ses travaux sans crise et abouti à des résultats considérables. La question est de savoir si la réalité nouvelle va devenir une habitude. Cela implique que la règle constitutionnelle nouvelle, qui est évidemment un changement profond, soit acceptée par tous : le pouvoir exécutif réside dans le chef de l'État et dans le gouvernement ; le Parlement se contente de légiférer et de contrôler. Si cela continue, une mutation du personnel politique s'ensuivra. « L'action du gouvernement a été très bonne. À commencer par l'exemple qu'il a donné de sa propre cohésion. C'est essentiel, et cela tient d'abord à l'action du Premier ministre, et ensuite à la manière dont le gouvernement et en particulier le Premier ministre se sont manifestés au Parlement. « On dit que cela dure parce que le général de Gaulle est là... Peut-être... Ce n'est pas une raison pour que cela cesse tout de suite. » « Jamais vous n'auriez dû dire ça, jamais ! » Montcuq, 19 février 1967. Je suis dans le Lot pour y soutenir la campagne de mon ami Jean-Pierre Dannaud, qui s'efforce de déboulonner un cacique entre les caciques de la IVe, Maurice Faure. Hier, à Saint-Affrique, j'ai développé l'idée que le Président, si la majorité parlementaire devenait minorité, « continuerait à assumer son mandat », et que « la source de son pouvoir exécutif » résidait en lui et non dans l'Assemblée. Ces propos ont immédiatement soulevé un tollé de l'opposition, pour qui la soumission ou la démission du Président est la suite légitime et nécessaire d'un renversement de majorité. On crie déjà à la dictature. On en dénonce par avance l'instrument : l'article 16. Le lendemain, à Montcuq, un contradicteur me lance : « Alors si votre de Gaulle n'a pas la majorité, il va prendre l'article 16 ? » Me souvenant des propos que le Général m'a tenus à bord du De Grasse, je crois pouvoir lui répondre du tac au tac : « C'est une hypothèse absurde. L'article 16 est fait pour répondre à une situation révolutionnaire. » La presse donne aussitôt à ces déclarations un retentissement dont je me serais passé. Le Général n'apprécie pas et me convoque dès mon retour. GdG : « Jamais vous n'auriez dû dire ça, jamais, comprenez-vous ? Pourquoi expliquer ce que je vais faire ou ne pas faire ? Pourquoi dire que je resterai à l'Elysée si la majorité est battue ? Et pourquoi dire que je ne me servirai pas de l'article 16 ? Il ne faut jamais dévoiler ses batteries, et a fortiori les miennes. L'article 16, c'est mon affaire. C'est à moi de décider de m'en saisir ou de ne pas m'en saisir. Il n'y a pas lieu de spéculer. Il faut laisser planer l'incertitude. Il faut garder un silence effrayant, je vous l'ai assez dit. Il faut les laisser dans leur cruelle incertitude ! » Des quelques mauvais moments que j'eus à passer dans son bureau, ce fut le pire. Le Général ne comprenait pas que le « silence effrayant », dont il pouvait s'envelopper au fond de l'Elysée, n'était pas une arme de terrain pour ses troupes en campagne. « S'il devait y avoir des difficultés sérieuses » Au Conseil du 1er mars 1967, la leçon de politique continue. GdG : « On votera dimanche. Ce qui est en cause tous les jours un peu plus, c'est le régime. Les anciens ne s'y résignent pas. On ne voit se dégager aucun courant réel sur les autres problèmes. C'est donc sur la question du régime que vont se faire les élections. Je vous remercie tous, et d'abord le Premier ministre, de votre action et de votre efficacité dans la campagne pour la Ve République. « Quant aux opposants, on ne voit pas qu'ils puissent établir autre chose que l'ordre ancien, s'ils parvenaient à l'emporter. Donc au total, nous pouvons être plus convaincus que jamais que nous avons raison. « C'est dans cet esprit que nous aborderions la suite, s'il devait y avoir des difficultés sérieuses. » « S'il devait y avoir des difficultés sérieuses » : cela ne peut signifier que l'éventualité d'une perte de la majorité. Il faut comprendre que, fort de la certitude d'avoir raison, le Général aborderait « la suite » dans un esprit offensif : pas question d'installer un opposant à Matignon, sauf en cas d'évident désaveu. C'est ce qu'il m'avait dit, il y a six mois, sur le De Grasse. 1 C'était de Gaulle, t. II, VIe partie, ch. 16. 2 Les postes clés du gouvernement constitué par le général de Gaulle le 1er juin 1958 étaient détenus par des hauts fonctionnaires : Couve aux Affaires étrangères, Pelletier à l'Intérieur, Guillaumat aux Armées, etc. 3 Guy Mollet, Antoine Pinay, Pierre Pflimlin. 4 André Tardieu (1876-1945), président du Conseil en 1929, 1930 et 1932, a fait dans La Réforme de l'État (Paris, 1934) un bilan très critique des institutions de la IIIe République. 5 Le 30 novembre 1955, Edgar Faure, président du Conseil depuis le 20 février 1955, dissout l'Assemblée nationale élue en 1951. 6 Le Général a pris systématiquement cette précaution à partir de janvier 1966. une véritable perversion de la Constitution gaullienne. Elle perturbe le fonctionnement bipolaire, en unissant au seul niveau de l'exécutif des contraires qui, à tous les autres niveaux de la vie politique, s'excluent et se combattent. Elle fait du Président l'otage du gouvernement. Pour l'essentiel, le gouvernement est libre. Pour l'essentiel, le Président n'est pas libre. 7 Voir infra, IIe partie, ch. 8. II « ALORS, LA BOMBE H ? ILS ONT LA SOLUTION ? » Janvier 1966 - Mars 1967 Chapitre 1 «VOUS ÊTES MINISTRE DES "POINTES"» Salon doré, 10 janvier 1966. Me voici, à compter du 9 janvier 1966, ministre de la Recherche scientifique. Comme chaque membre du gouvernement, je sais que le mandat est bref : dans quatorze mois les élections législatives y mettront un terme, provisoire ou définitif. Raison de plus pour embrasser la tâche avec ardeur. Dès le lendemain, le Général me convoque, comme il convoque tous les nouveaux ministres et les ministres qui ont changé d' attribution. Je succède à Sanguinetti. Quand il sort, nous plaisantons. Sanguinetti : « Avec moi, ça n'a pas traîné, les Anciens combattants, nous les connaissons bien, lui et moi ! AP. — Alors, ça risque d'être plus long avec moi parce que je ne connais rien aux sciences et ça ne doit pas être son fort non plus. » Mais déjà l'aide de camp me fait signe d'entrer. Après quelques propos sur mon départ de l'Information 1, le Général en vient à mes nouvelles fonctions. « Vous êtes ministre des "pointes" » GdG : « Bien, vous êtes donc ministre de la Recherche scientifique et des questions atomiques et spatiales. J'ai voulu que ces trois fonctions soient rassemblées dans votre titre, alors qu'elles ont été dans le passé dispersées. « Voyons les trois. «La Recherche scientifique d'abord, ce sont les "pointes", n'est-ce pas ? Vous êtes ministre des "pointes" : les recherches de pointe, les techniques de pointe. Vous avez compétence pour tout ce qui représente le futur. Même si certains organismes ne sont pas sous votre tutelle, comme la recherche agronomique ou la recherche médicale, vous en rassemblez les crédits dans ce qu'on appelle " l'enveloppe-recherche". J'ai créé ça quand j'étais à Matignon à la fin de 58, pour qu'on puisse décloisonner et équilibrer les différentes recherches. Sinon, chaque équipe de chercheurs, chaque laboratoire, ignorait tout de ce que faisaient les autres, même dans un domaine voisin. Vous n'agissez pas directement, mais vous veillez à l'emploi des fonds, vous pourchassez les doubles emplois, vous évitez qu'un domaine soit congestionné et un autre saigné à blanc. Vous orientez le choix de l'État entre les différents secteurs de pointe, même si vous ne les gérez pas directement. « Les chercheurs sont porteurs de l'avenir. Leur cervelle représente ce qu'il y a de plus précieux en France. Mais il faut lutter contre leurs défauts, ou les aider à les combattre eux-mêmes. « Il y a parmi eux beaucoup de professeurs Nimbus » « Ils n'ont pas les pieds sur terre. Il y a parmi eux beaucoup de professeurs Nimbus. Ils vivent dans leur marotte. Ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils coûtent. Ils ne s'intéressent pas à savoir ce qu'ils pourraient rapporter. Non seulement ils ne cherchent pas à exploiter leurs découvertes, mais il arrive qu'ils ne permettent pas que d'autres les exploitent. Ils n'aiment pas l'argent, bien qu'ils en dépensent beaucoup. Il faut quand même essayer d'orienter la recherche dans un sens qui soit utile à l'intérêt national. « C'est pour ça qu'à la fin de 58, quand j'étais encore à Matignon, j'ai institué le Comité des Sages 2. On m'avait proposé un véritable parlement de scientifiques, avec des effectifs pléthoriques. C'est la formule qui plaisait aux scientifiques. Il n'en serait évidemment rien sorti de bon, comme de tous les parlements. J'ai écarté ça, en faveur d'une structure légère de douze conseillers. Vous verrez, je crois que c'est une bonne formule. Mais je ne suis pas sûr qu'on en tire le meilleur parti possible. « Vous ne pourrez les mobiliser qu'en leur proposant de grands défis » « Tous ces professeurs Nimbus, vous ne pourrez les mobiliser qu'en leur proposant de grands défis. « Et il faut aussi les entraîner par l'opinion, en montant en épingle quelques objectifs précis, qui correspondent à de grands intérêts nationaux. Peut-être vous pourriez vous entendre avec Debré pour faire une loi-programme, il aime ça. « Vous savez, là comme ailleurs, la IVe République avait des hommes de qualité, mais ils étaient voués à l'impuissance. Avez-vous jamais entendu parler d'une politique scientifique de la IVe ? « Et puis, bataillez contre la dispersion. Tenez, faites-vous donner le dossier de la mer. On m'assure qu'il y a une centaine de laboratoires dispersés dans plusieurs ministères et qui travaillotent chacun de leur côté, sans se préoccuper de savoir ce que font les autres, alors qu'en rassemblant leurs forces, ils pourraient aller plus vite et plus loin. (Le Général a la passion de l'unité. De l'unité française, à travers les ruptures tragiques qui ont marqué son histoire : il n'y a qu'une histoire de France. De l'unité de la France d'aujourd'hui, au-delà des antagonismes hérités du passé. De l'unité de l'État, en surmontant les particularismes administratifs qui dispersent les efforts.) « Alors, Joliot, vous êtes haut-commissaire ! » « Passons à l'atome. Vous disposez de tous les moyens de recherche, civils ou militaires. Ils sont regroupés dans le Commissariat à l'énergie atomique. C'est peut-être le domaine de la science où le compartimentage est le moins marqué ; mais je crains qu'il ne soit encore trop fort. « Faites attention à ce que je vais vous dire. Quand j'ai créé le CEA en 45, après les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki 3, j'ai fait venir Joliot-Curie. Je lui ai dit : "Je crée le Commissariat avant tout pour fabriquer la bombe. Si je vous nomme haut-commissaire, ce sera avec cette mission expresse." Il m'a déclaré : "Je vous la ferai, mon général, votre bombe." Je lui ai répondu : "Alors, vous êtes haut-commissaire ! " Là-dessus, parce que Moscou ne voulait pas que la France ait sa bombe, il n'a pas voulu s'en occuper, jusqu'au jour où on a fini par le flanquer à la porte 4. On a dû attendre 1960 pour qu'aboutissent les recherches en vue desquelles le CEA avait été créé 5. Alors qu'en 39, les chercheurs français étaient les plus avancés de tous les atomistes du monde, il aura fallu quinze ans après la création du Commissariat, alors qu'il a suffi de quelques années aux Américains et aux Anglais. Voyez ça de près. Enfin... C'était la IVe. Mais aujourd'hui ? « Je veux le premier essai thermonucléaire avant de partir » « J'ai l'impression que ça recommence pour la bombe H. Pourquoi le CEA n'arrive-t-il pas à la mettre au point ? En février 60, quand nous avons fait notre première expérience atomique, on m'a dit : le thermonucléaire, c'est pour 65. Puis on m'a parlé de 70. Maintenant, on me parle de 75 ! Il n'est pas question d'attendre si longtemps ! » Il baisse la voix, comme pour une confidence : « Ce septennat qui commence, je ne le finirai pas. Il a bien fallu que je me présente, pour assurer le coup. Mais je n'irai pas jusqu'au bout. Seulement, avant de partir, je veux que le premier essai thermonucléaire ait eu lieu ! Vous m'entendez ! C'est capital. Allons-nous être, des cinq puissances nucléaires, la seule qui n'accédera pas au niveau thermonucléaire ? Allons-nous laisser les Chinois nous dépasser ? Si on n'y arrive pas tant que je suis là, on n'y arrivera jamais ! Mes successeurs, qu'ils soient d'un bord ou de l'autre, n'oseront pas braver les criailleries des Anglo-Saxons, des communistes, des vieilles filles et des curés. Et nous resterons devant la porte. Mais si une première explosion a eu lieu, mes successeurs n'oseront plus arrêter la mise au point des armes. AP. — Quel délai me donnez-vous ? GdG. — 1968 au plus tard. » Je ne peux m'empêcher de lever les bras. « Avant la fin de 68, répète-t-il. C'est le dernier délai ! Depuis 1960, ces équipes de chercheurs n'ont pas de tâche plus importante que de passer de la bombe A à la bombe H. Deux années, au grand maximum, devraient maintenant suffire. Que diable ! Renseignez-vous exactement sur le temps qu'ont pris les Américains, les Anglais, les Russes. Tout ça, c'est votre affaire. « Ne parlons pas d'espionnage. Mais enfin, je vous le redis, nous étions les premiers pour les recherches atomiques en 1939 — et l'Allemagne la première pour la balistique. Les Anglo-Saxons ont tout raflé, les chercheurs et les recherches. Puis, les Russes se sont approprié par espionnage tous les secrets des Anglo-Saxons. Puis les Chinois en ont profité à leur tour. Il n'y a que nous qui ne sommes pas foutus de féconder nos recherches en allant chercher du pollen chez les autres. » Je croyais de Gaulle visionnaire en stratégie, en géopolitique, en diplomatie. Je vois qu'il l'est aussi dans un domaine qui lui était largement étranger au départ. « Soyez vigilant. Les Anglais sont flanchards » L'aide de camp entrouvre et referme avec insistance la porte. Le Général ne m'a pas encore parlé du troisième volet, mais il me semble que je dois faire le geste de me lever. Le Général se lève aussi. L'audience prend fin. A-t-il oublié l'espace ? Pas du tout : « Je n'ai pas eu le temps de vous parler de l'espace, il faudra que je vous en parle une autre fois. » De ces choses qu'on dit pour se débarrasser de quelqu'un ? Il me soupçonne peut-être de l'avoir pensé. Debout, en me reconduisant à la porte, il ajoute, pour ne pas risquer d'avoir fait une promesse de pure forme : « En deux mots, pour l'espace. Ces fusées que nous lançons d'Hammaguir marchent bien. Nous avons été le troisième pays à mettre des satellites en orbite. Ça au moins, ça marche. Nous ne comptons que sur nous-mêmes ; et nous n'avons eu aucune mauvaise surprise, ni du côté de l'organisme qui fabrique les lanceurs6, ni du côté de celui qui fabrique des satellites7. Nous devenons la troisième puissance spatiale. Mais quand on dépend des autres, c'est moins sûr. Nos moyens financiers ne nous permettent pas de faire par nous-mêmes autre chose que les fusées dont nous aurons besoin pour notre force nucléaire, les fusées sol-sol pour le plateau d'Albion, ou les fusées mer-sol pour les sous-marins. Ces fusées peuvent lancer seulement de petits satellites, comme les premiers spoutniks. Pour lancer de gros satellites, comme par exemple ceux de télécommunications, il faut des fusées beaucoup plus grosses, de la taille de Blue Streak. Soyez vigilant. Les Anglais sont flanchards. Ils ont déjà failli se retirer du projet Concorde. Je ne suis pas sûr qu'ils ne se retirent pas du projet de fusées. Nous nous sommes mis sur les bras une coopération internationale qui branle dans le manche. Alors, ce serait bien dommage d'avoir dépensé tant d'efforts et d'argent pour arriver à un fiasco. Suivez ça de près. » Il reste debout et paraît vouloir parler encore ; je n'ai donc pas à donner le signal. GdG : « Voyez-vous, je ne suis jamais allé en sciences au-delà de la préparation de Saint-Cyr qui, de mon temps, correspondait au programme de mathélem8. La science ne tient pas une grande place dans ma culture personnelle ! AP. — Votre ministre de la Science en est au même point. J'ai fait mathélem, sans aller au-delà. GdG (comme s'il n'avait pas entendu). — Je n'ai jamais eu l'occasion de pénétrer dans les dédales de la pensée scientifique. Mais j'ai un peu réfléchi au destin des nations dans l'Histoire, aux causes de leur déclin et de leurs sursauts, au rôle joué par les armes. Je suis arrivé à la conclusion que, pour le rayonnement et la puissance de la France, il était essentiel de faire un grand effort dans le domaine des sciences et des techniques. Peut-être que rien n'est aussi essentiel. » Il referme la porte lentement en me regardant. Pense-t-il, comme moi : « Voilà une tâche bien lourde pour d'aussi frêles épaules » ? 1 Voir supra, Prologue, ch. 1. 2 Les douze « Sages » sont des scientifiques appartenant aux diverses disciplines. Ils forment ensemble le « Comité consultatif de la recherche scientifique et technique ». Ils préparent les Comités interministériels de la Recherche scientifique et technique qui, sous la présidence du Premier ministre ou du ministre de la Recherche, les réunissent avec tous les ministres concernés. 3 Deux mois après : le 15 octobre 1945. 4 Malgré l'expulsion des ministres communistes français du gouvernement par Ramadier en 1947, malgré la signature du Pacte atlantique en 1949, Frédéric Joliot-Curie, nommé haut-commissaire en 1945, ne fut révoqué qu'en 1950. 5 C'est le 13 février 1960 qu'a eu lieu au Sahara, à Reggane, la première explosion atomique française. 6 L'ONERA, Office national d'études et de recherches aérospatiales. 7 Le CNES, Centre national d'études spatiales. 8 « Mathélem » : abréviation courante de « mathématiques élémentaires », section scientifique de la seconde partie du baccalauréat. Chapitre 2 « IL NOUS FAUT COMPTER SUR NOUS-MÊMES. NOUS LE SAVONS DEPUIS TOUJOURS » Au Conseil du mardi 1er octobre 1963, Palewski, ministre de la Recherche, a fait une communication sur la conférence des ministres de la Science des dix-huit pays membres de l'OCDE qui allait avoir lieu les 3 et 4 octobre au château de la Muette. Le Général grogne quand Palewski explique que, la majorité des délégations s'étant montrée hostile à ce que la présidence ne revînt pas à un petit pays, il a accepté de « déroger à l'usage » qui aurait voulu que la présidence revînt au représentant du pays hôte. Elle a donc été présidée par un Belge. À l'issue du Conseil, il me déclare : « Comment Palewski s'est-il laissé posséder par ce Belge ? Je ne comprends pas. » Salon doré, 10 janvier 1966. Les années ont passé. La même conférence des ministres de la Science se réunit à nouveau à Paris. J'en préviens le Général à la fin de son audience. Il n'a rien oublié de cette contrariété protocolaire. Il me met en garde : « Une conférence des ministres de la Science qui se tient à Paris doit être présidée par le ministre français de la Science. Veillez-y. » Je reste confondu qu'après un si long temps, il se souvienne encore de ce détail. C'est que pour lui ce n'est pas un détail. « Un plan Marshall pour la science, il ne faudrait pas que ce soit une nouvelle manière de mettre les Européens en tutelle » Conseil du 19 janvier 1966. Première communication au titre de mes nouvelles fonctions, sur la réunion des ministres de la Science et de la Technique des pays membres de l'OCDE. Le Général me coupe dès ma première phrase : « Qui a présidé ? » Je le rassure : mon collègue allemand, comme nous en étions convenus, a proposé d'emblée que je prenne le fauteuil ; ça n'a pas fait un pli. J'axe mon propos sur « les écarts entre pays industrialisés et non industrialisés, d'une part ; entre les deux grandes puissances mondiales et les autres pays avancés, d'autre part ; et par-dessus tout, entre les États-Unis et l'Europe occidentale. « Ces écarts, au lieu de se combler, s'accumulent. La compétition est en voie de provoquer le renforcement des forts et l'affaiblissement des faibles. Les laboratoires des États-Unis drainent la matière grise de nos chercheurs, ce qui accroît notre handicap. Nos partenaires en ont pris collectivement conscience. Le Premier ministre de Belgique, M. Harmel, n'a pas hésité à dire que l'avance américaine était en train de placer l'Europe dans la position d'une contrée sous-développée. Il a conclu à la nécessité d'un plan Marshall pour la science, faute de quoi l'Europe deviendrait un mauvais partenaire pour les États-Unis, incapable d'offrir des débouchés au marché américain. » Le Général me coupe : « Il ne faudrait pas que ce soit une nouvelle manière de mettre les Européens en tutelle. » Quand j'ai terminé, le Général, impitoyable, me ramène aux nécessités de l'action. Il ne suffit pas de décrire, il faut agir : GdG : « Que proposez-vous pour sortir de cette situation ? AP. — Je me demande si la solution du problème ne consisterait pas à adopter, entre membres européens de l'OCDE, une réglementation commune qui obligerait les investisseurs américains à consacrer sur place des sommes importantes à la recherche fondamentale, à la recherche appliquée et au développement. Mais nous en sommes encore au stade de la prise de conscience. Nous n'étions pas en mesure de présenter un plan précis. « Jadis, la technique était le fait des ouvriers ; maintenant, elle devient le fait des savants » GdG. — Ces constatations sont à la fois préoccupantes et encourageantes. Préoccupantes, puisque le retard de l'ensemble de l'Europe occidentale s'accroît par rapport aux États-Unis. Encourageantes, dans la mesure où on peut saluer un premier résultat de nos propres efforts. Ce n'est pas suffisant pour résoudre le problème. Il est souhaitable que nous mettions en commun avec les autres Européens nos efforts en recherche fondamentale. Mais il faut garder les mains libres en recherche appliquée. Ce sont les progrès de la technique qui commandent le progrès des nations. Jadis, la technique était le fait des ouvriers ; maintenant, elle devient le fait des savants. C'est un immense défi à relever. » Contrairement à mon attente, aucune invitation au débat, aucune conclusion amorcée. Il n'aime pas les discussions improvisées. Avant de les ouvrir, il veut avoir une idée de leur aboutissement. Mais à l'issue du Conseil, le Général me dit : « Venez une minute dans mon bureau. Je vous verrai aussitôt après Bourges. » (« Après », parce qu'il est plus urgent de donner les instructions pour la presse à mon successeur à l'Information.) Quand je lui succède, le propos me fait comprendre qu'il soit resté si réservé. Il entend décoder ma communication. Sans se dévoiler, il me mitraille de questions. « Comment les Américains font-ils pour nous distancer ? » GdG : « Est-ce que vous n'êtes pas un peu pessimiste ? À vous entendre, l'Europe serait en train de s'affaisser, et les États-Unis en train de nous avaler. AP. — Il n'y a pas lieu de se décourager. Mais l'avance de l'Amérique est de plus en plus démesurée. Elle s'accroît de mois en mois. GdG. — Est-ce que nos partenaires européens sont décidés à réagir ? AP. — Ils se rendent compte du danger, notamment les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Belges. Mais je ne suis pas sûr qu'ils s'en inquiètent vraiment. On dirait qu'ils sont plutôt contents de voir les firmes américaines s'installer chez eux et accroître leur avance. GdG. — Comment les Américains font-ils pour nous distancer ? C'est parce qu'ils sont plus riches que nous ? AP. — Oui, bien sûr, parce que l'économie américaine n'est pas à la même échelle que la nôtre. Mais aussi, parce que leurs filiales en Europe s'adaptent plus vite et mieux que les entreprises européennes. Leurs méthodes sont plus souples. GdG. — Souples, ça veut dire quoi ? AP. — Ils savent mieux s'organiser que nous. Quand des entreprises ne progressent pas, les actionnaires basculent leurs dirigeants... à la benne verseuse ; et les dirigeants en font autant avec les cadres. Leur système est impitoyable. D'ailleurs, les entreprises européennes, à commencer par les anglaises et les allemandes, embauchent seulement des cadres qui ont appris à travailler dans des sociétés américaines. « Alors, les Américains vont nous racheter ? » GdG. — Vous voulez dire que les Américains réussissent mieux en Europe que les Européens ? AP. — Exactement. La Communauté européenne offre de magnifiques occasions de se développer, mais les entreprises américaines en profitent plus que les entreprises européennes. GdG. — Alors, les Américains vont nous racheter ? AP. — Ils en ont pris le chemin. Pour les calculateurs et en général pour l'équipement électronique, leur domination est écrasante. Vous m'aviez dit, il y a trois ans : nous payons les Américains pour qu'ils nous achètent 1. C'est de plus en plus vrai. Nos épargnants préfèrent financer des emprunts américains sur le marché européen, plutôt que des emprunts nationaux. Et nos gouvernements se disputent pour offrir des subventions budgétaires, de manière à attirer les investissements chez eux. Les Américains mettent l'implantation de leurs entreprises aux enchères. GdG. — Il n'y a pas de chances que les gouvernements européens s'entendent entre eux pour faire front commun ? AP. — Je ne crois pas qu'elles soit grandes. Et aucun pays ne peut se défendre séparément. Au début de votre premier septennat, vous aviez adopté, avec Michel Debré, une attitude très positive envers les investissements américains. Depuis 1963, nous avons été restrictifs. Mais la preuve est faite que nous avons avantage à favoriser ces implantations ; sinon, ce sont nos concurrents qui en profitent. GdG. — Et si on nationalisait ces entreprises américaines ? AP. — On ne nationaliserait que les bâtiments et les machines. On ne nationalisera pas le savoir-faire. Or, c'est là le plus inquiétant. Les Américains développent leurs moyens de recherche et leur capacité d'invention, en partie grâce aux bénéfices qu'ils font chez nous. GdG. — Vous voulez dire que nous allons devenir des sous-traitants, des satellites ? AP. — Pas nécessairement. Si nous investissons dans la recherche scientifique et surtout technologique, nous devrions échapper au déclin. « Comme toujours, les patrons sont inconscients du danger » GdG. — Finalement, vous croyez que les investissements américains, c'est un bien ou un mal ? AP. — L'un et l'autre. C'est un bien dans la mesure où ils nous secouent, où ils nous font connaître des techniques nouvelles. C'est un mal, si les Américains mettent la main sur nos secteurs stratégiques. GdG. — Comme toujours, les Français, et particulièrement les patrons, sont inconscients du danger. Leur pouvoir d'achat progresse. La mainmise américaine n'est pas douloureuse. Pas de raison de s'inquiéter ! De même qu'il n'y avait pas de raison de s'inquiéter, quand les Allemands ont occupé la rive gauche du Rhin. » Après un silence, il reprend : « Vous avez dit qu'il y avait en Russie à peu près autant de chercheurs qu'en Amérique, mais vous avez parlé du danger américain et pas du danger russe. AP. — La recherche en Union soviétique constitue peut-être une menace militaire, mais pas une menace technologique ou économique. Les chercheurs européens désertent l'Europe pour les États-Unis, pas pour la Russie. GdG. — Et si nous développions la coopération scientifique et technique avec l'Union soviétique, comme nous avons commencé à le faire pour la télévision en couleur ? AP. — Ce serait peut-être une voie fructueuse. Mais il ne faut pas se dissimuler que les chercheurs soviétiques sont fascinés par la technologie américaine. Ils sont à sa remorque. GdG. — Eh bien, en somme, il faut compter sur nous-mêmes. Nous le savons depuis toujours. » Au ministre donc de mobiliser et entraîner la ressource nationale. Ce n'est pas du tout le sentiment de la plupart des scientifiques. Je ne raconte pas au Général le point de vue franchement exposé par l'un d'eux, Jacques Blamont, directeur des programmes du CNES, physicien que j'ai connu à l'École normale. Il m'a déclaré, avec la franchise que des « archicubes » se permettent face à des camarades de promotions voisines et l'assurance que leur confère la conviction d'avoir un prix Nobel dans leur gibecière: «Vous savez, pour nous scientifiques, le ministre n'a pas d'existence, si ce n'est pour le budget. Il n'a évidemment pas à se mêler de nos affaires, auxquelles il ne peut rien comprendre. Mais il a la capacité de décrocher un bon budget, comme le faisait Palewski en s'appuyant sur le Général. Vous connaissez la manœuvre ? Vous demandez 10 pour avoir 8. Le secrétaire d'État au Budget sera intraitable, il vous étrillera, il vous refusera de dépasser 5. Si vous faites du charme au ministre des Finances, il vous lâchera 6. Si vous faites la danse du ventre devant Pompidou, il poussera peut-être jusqu'à 7, et encore, ce n'est pas sûr, il n'aime pas la recherche. Mais si vous montez jusqu'au Général, il vous fera donner 8. Bien sûr, pour ne pas user votre crédit, ne demandez l'arbitrage de l'Élysée que sur un point. C'est-à-dire sur les programmes du CNES ! » Ce n'est pas mal vu. Mais si chacun des directeurs des organismes dépendant de moi fait le même raisonnement... 1 C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 12. Chapitre 3 « LA BOMBE H, MON INSTINCT ME DIT QU'ILS N'Y ARRIVERONT PAS » Depuis la création du Commissariat à l'énergie atomique en octobre 1945, depuis la première explosion nucléaire à Reggane en février 1960, depuis la première explosion thermonucléaire à Mururoa en août 1968, tout n' a-t-il pas été dit sur l'aventure de l'armement atomique français ? Non. Ce domaine a été si noyé dans la polémique, si fortement entouré de secret, si protégé par les tabous, que ceux même qui ont assuré les progrès s'en sont défendus, et que bien des éléments du dossier sont encore ignorés, même des responsables. On croit que de Gaulle a joué un rôle décisif pour accélérer les préparatifs de la bombe A. Or, son arrivée à Matignon, en juin 1958, n'a pas avancé d'un jour le calendrier arrêté depuis 1957 par Félix Gaillard. En revanche, on ne sait pas que le Général a joué un rôle décisif pour la préparation de la bombe H. S'il n'avait pas pesé avec l'âpreté qu'on va voir pour que la France se hisse au niveau thermonucléaire, on peut être assuré qu'elle n'y serait jamais parvenue. Le 27 janvier 1966, ma première visite de laboratoire effectuée dans mes nouvelles fonctions se fait dans le sillage du Général. L' administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique, Robert Hirsch 1, le haut-commissaire Francis Perrin 2, le directeur des applications militaires Jacques Robert 3 et moi attendons sur les marches du centre secret de Limeil. C'est là qu'a été mise au point la formule de la bombe A. C'est là que doit l'être celle de la bombe H. « Mais vous savez dans quelle voie vous devez chercher ? » La voiture du Général se range devant le perron à la minute près. On nous fait revêtir des blouses blanches destinées, paraît-il, à nous épargner des contaminations éventuelles. Cet accoutrement aurait ravi journalistes et photographes, si cette visite n'avait été aussi protégée que le sont les recherches elles-mêmes. Nous parcourons ensemble au pas de charge les laboratoires, au milieu de commentaires auxquels je ne comprends absolument rien, et le Général, je suppose, pas davantage. Ensuite, on nous fait asseoir pour le briefing ; mot qui agace visiblement le Général, mais qu'il s'abstient de commenter. Il pose des questions sur la durée des études qui restent à faire avant les premiers essais thermonucléaires. Les réponses sont vagues : « Si nous avions découvert le procédé, nous saurions à peu près combien de temps il nous faudrait pour le mettre en œuvre. Aujourd'hui, nous ne tenons pas encore la solution. GdG. — Mais vous savez dans quelle voie vous devez la chercher ? — Pas vraiment. La bombe H, ce n'est pas une bombe A améliorée. C'est un principe complètement différent, que les Américains ont découvert, que les Russes et les Anglais ont trouvé à leur tour, les premiers par espionnage, les seconds grâce à leur osmose avec les Américains. Nous, nous sommes seuls. Personne ne nous aide. Nous examinons plusieurs pistes et nous les expérimenterons dans le Pacifique dès que nous y verrons assez clair. » Le Général demande à Robert : « N'y aurait-il pas moyen d'accélérer les choses ? » Le directeur des applications militaires répond par des objections techniques : « Nous sommes obligés de n'organiser une campagne de tir sur les atolls que tous les deux ans, car il faut envoyer dans le Pacifique une grande partie de la flotte et la faire caréner à Brest l'année suivante. Cinq années utiles, cela veut donc dire dix ans. Et puis, il faut attendre que Pierrelatte tourne à plein régime pour pouvoir procéder aux premières expériences, puisqu'il faut de l'uranium 235 en quantité suffisante. Enfin, les Américains refusent de nous livrer les ordinateurs géants qui seraient nécessaires pour mener à bien nos calculs. » Au moment de prendre congé, le Général me fait signe : « Vous rentrez à Paris ? Montez avec moi. » « Ils ne savent même pas ce qu'ils font » À peine la voiture a-t-elle démarré, qu'il me dit à voix basse, comme s'il avait peur que le chauffeur ou l'aide de camp n'entendent : « Je n'ai pas bonne impression. Ils ne savent même pas ce qu'ils font. Je ne crois pas que ces types soient à la hauteur. Mon instinct me dit qu'ils n'y arriveront pas. Je vous répète que je veux le premier essai thermonucléaire au plus tard pour 1968. C'est dans deux ans et demi et ils en sont loin. Ils ont même parlé de 1975 ou 1976. Vous vous rendez compte ! Dans neuf ou dix ans ? Avez-vous étudié le temps qu'ont mis les autres pour passer du stade de leur premier engin atomique à celui de leur premier engin thermonucléaire ? AP. — Bien sûr, mon général. (Je récite la leçon tout récemment apprise.) Les Américains, juillet 45 : premier essai atomique. Octobre 52 : premier essai thermonucléaire. GdG. — Ça fait sept ans. Et les Russes ? AP. —Août 49 : premier essai atomique. Août 53 : premier essai thermonucléaire. GdG. — Ça fait quatre ans. Et les Anglais ? AP. — Octobre 52 : premier essai atomique. Mai 57 : premier essai thermonucléaire. GdG. — Ça fait quatre ans et demi. Et nous, voilà déjà six ans que nous avons fait exploser la première bombe atomique et nous n'avons toujours rien en thermonucléaire. Et il nous faudrait quinze ou seize ans pour faire ce que les autres ont fait en trois ou quatre fois moins de temps ? « Le CEA a été infesté de communistes » « Mais enfin, dites-moi pourquoi il est si difficile de recruter des scientifiques de valeur pour ce genre de recherches ! AP. — D'abord, il est difficile d'embaucher des gens pour un travail qu'on ne peut leur révéler que s'ils veulent bien s'y livrer. Et puis ils hésitent à consacrer leur carrière à des travaux dont ils peuvent se demander s'ils ne seront pas interrompus par un revirement politique. GdG. — Tant que le pouvoir se dérobait, il ne fallait pas demander aux scientifiques d'être plus déterminés que lui. Mais maintenant que le pouvoir a choisi, est-ce vraiment impossible de recruter des types valables ? Maintenant, ils savent qu'ils seront couverts. AP. — Oui, mais une carrière scientifique progresse grâce à des publications, et le secret interdit de publier. Des travaux à fins civiles sont valorisants. Des travaux à fins militaires sont secrets et comme inexistants. Mais au moins vous avez doté le CEA d'un statut exceptionnel d'autonomie qui lui a permis la continuité de vues et d'action. Il n'avance pas vite, mais il avance. GdG. — Vous savez, le CEA a été infesté de communistes du temps de Joliot. J'espère qu'ils ont été écartés des services sensibles. Mais qui sait s'il n'en reste pas suffisamment dans la maison pour exercer des pressions occultes ? En tout cas, le CEA n'a pas rattrapé notre retard. Ça a traîné parce que le pouvoir s'est empêtré dans les hésitations et les contradictions. AP. — Mais la IVe a quand même pris des décisions qui nous ont permis d'aboutir à Reggane 4. GdG. — Oui, oui, je sais, les gouvernements fermaient les yeux sur ce que préparait le CEA et se refusaient à en prendre la responsabilité ! C'était le système de la IVe. Mais maintenant, tout ça, c'est fini. Il faut doubler le pas ! « Nous aurons été déclassés » « Je vous répète que, si les premiers essais ont lieu tant que je suis là, personne après moi n'osera remettre en cause le système d'armes qui en découlera. Si la première explosion n'a pas lieu avant que je parte, tout sera abandonné. Nous aurons été déclassés. On s'en tiendra à la bombe A et notre affaire sera manquée. La France aura perdu son rang. Voyez si toutes leurs objections tiennent. Est-il vraiment indispensable de ne faire qu'une campagne tous les deux ans ? D'avoir de l'uranium de Pierrelatte en quantité ? De posséder des ordinateurs géants ? Essayez de voir si ce ne sont pas de fausses raisons. » Ensuite, le Général laisse tomber la conversation. J'essaie de le faire parler d'autre chose. Il ne répond pas. Je me sens de trop. Il m'a fait monter dans sa voiture pour me « remonter les bretelles ». La chose est faite, il n'a plus rien ni à me dire, ni à entendre de moi. Le Général prend dans le vide-poches de sa portière un sac de caramels. Il baisse la vitre, roule en boule le papier et le jette sur la route. En juin 1965, j'avais déjà eu la surprise de le voir agir de la sorte, dans la voiture où je lui tenais compagnie sur les routes de l'Eure-et-Loir. L'aide de camp m'avait expliqué que le Général avait pris cette habitude quand il avait renoncé à fumer. Sucer des caramels était devenu pour lui une autre dépendance, moins fâcheuse pour sa santé que le tabac. Les aides de camp veillaient toujours à ce qu'il en ait un paquet dans son bureau et un autre dans sa voiture. Nous n'avons encore fait que le quart du chemin. Nous n'allons quand même pas rester muets jusqu'à l'Élysée, lui à sucer des caramels, moi à le regarder ? J'allais tenter de relancer la conversation, quand il la relance lui-même. « Le CEA exige des calculateurs géants américains ; mais les Américains les avaient-ils quand ils ont fait leur bombe H ? » GdG : « Regardez de près cette affaire de calculateurs. Le CEA exige des calculateurs géants américains ; mais les Américains les avaient-ils quand ils ont fait leur bombe H ? Voyez ça. Enfin... Il est navrant que nous soyons si minables dans ce domaine. Cette affaire Bull a été lamentable. AP. — Pour la recherche, nous vivons encore en 1966 sur les structures que vous aviez établies précédemment : en 1945, le CEA, en 1958, la Délégation générale, la recherche, l'enveloppe-recherche, les actions concertées. GdG. — Quand je suis revenu aux affaires, en 58, il y avait un problème urgent à résoudre : mettre de l'ordre dans le domaine de la recherche, organiser des instances responsables pour les choix à proposer au gouvernement. « On avait déjà réfléchi à ce problème dans les années précédentes. Mais, comme toujours, personne n'avait tranché. En attendant, les scientifiques se décourageaient. De plus en plus nombreux étaient ceux qui partaient à l'étranger, surtout aux États-Unis. Il fallait rendre aux chercheurs confiance dans leur avenir en France. Entre le sommet de l'État et le laborantin penché sur ses éprouvettes dans son laboratoire, il y avait un fouillis de relais qui se contrariaient, ou au moins faisaient double emploi ; les uns relevant de l'État, mais sans aucune impulsion de l'État ; les autres relevant du privé et aidés par les crédits publics, mais sans contrôle de l'autorité publique ; sans compter les chevauchements entre les différents départements ministériels. Bref, c'était la chienlit 5 et la chienlit n'a jamais débouché sur rien. « Il fallait donc mettre tout ça en ordre ; et puis, il fallait donner des moyens. Mais si on en avait trop donné tout de suite, on aurait dû procéder à des recrutements massifs, on aurait abaissé le niveau au-dessous du médiocre. Ce qu'il faut, c'est une augmentation continue et raisonnable. Vous verrez si vous pouvez accélérer cette croissance, mais il ne faut pas non plus trop l'accélérer. « Renseignez-vous sur les Japonais » « Et puis, bien sûr, la recherche fondamentale, comme ils disent, est en effet fondamentale. Il faut que ces chercheurs-là soient libres aux entournures et puissent prendre des initiatives. Mais il ne faut pas non plus qu'ils tournent systématiquement le dos à l'application. Ils ont tendance à le faire, comme si c'était dégradant de passer de la science à la technique. Nous autres qui sommes responsables des intérêts supérieurs, nous ne devons pas oublier que ce sont les innovations techniques qui permettent au pays de progresser. La découverte de la puissance de la vapeur, c'est bien, mais la fabrication de la locomotive, c'est mieux. Le principe du moteur à explosion, c'est bien ; la construction des autos, des avions et des chars, c'est mieux. On peut être battu à plate couture tout en ayant découvert le principe, si on ne sait pas l'appliquer. « La recherche scientifique, n'oubliez jamais qu'elle doit se doubler de la recherche technique. Et même, à la rigueur, la recherche fondamentale n'est pas indispensable à la recherche technique, alors que la recherche technique est indispensable pour que la recherche fondamentale débouche dans la pratique. Renseignez-vous sur les Japonais. Il paraît qu'ils ne font presque rien en recherche fondamentale, ils se contentent de se mettre au courant de ce que font les Américains ; mais, en revanche, ils sont très forts en recherche technique. « Ce que nous choisissons de faire, nous devons le faire aussi bien que possible » AP. — Devant les avancées de la science, êtes-vous pessimiste ou optimiste ? GdG. — Les deux. J'espère que les scientifiques dispenseront l'homme de ses tâches répétitives, le libéreront, le rendront plus capable d'initiatives. Mais je m'inquiète de voir s'installer une société de masse qui serait mécanisée et esclave d'une machine qui lui échappe. « De toute façon, notre progrès scientifique et technique est nécessaire à notre indépendance nationale et à notre grandeur. « La France n'est qu'une puissance moyenne (il insiste avec dérision sur ce qualificatif qui appartient à l'arsenal de ses adversaires) par ses dimensions et par ses ressources ; il faut donc les gérer avec rigueur. Mais elle a un grand passé ; elle a besoin de sentir qu'elle a un grand avenir, et que cet avenir est essentiel non seulement pour elle-même, mais pour l'avenir de l'humanité. Alors, nous ne pouvons pas tout faire, mais ce que nous choisissons de faire, nous devons le faire aussi bien que possible. Votre rôle est d'y veiller. » « Débrouillez-vous ! » Mardi 1er février 1966. Après le briefing de Limeil, le debriefing. Je retransmets à Robert Hirsch les mauvaises impressions que le Général a retirées de sa visite au centre de recherches. Il n'a pas la prétention de suggérer dans quelle voie il faudrait chercher une solution ; mais il s'inquiète de sentir qu'on n'en trouve aucune. Je ne peux que lui faire passer le message, en recommandant à Hirsch de le prendre en très sérieuse considération. Hirsch semble très affecté de l'avertissement. Il défend courageusement ses collaborateurs ; mais je ne doute pas qu'il finisse par faire comme son ministre : il va exercer de haut en bas une pression au moins égale à celle qu'il a reçue de moi. Quelques semaines plus tard, j'apprends que Robert, directeur des applications militaires, fait le ménage dans son équipe. Que ce soit juste ou injuste, il se sépare entre autres des chercheurs brillants, mais qui avaient eu le tort de ne pas trouver. « Débrouillez-vous ! » m'avait dit le Général. Le principe est simpliste, injuste, inhumain. Mais il n'est pas dénué d'efficacité. 1 Robert Hirsch, préfet, administrateur général du CEA depuis 1963 (et jusqu'en 1970). 2 Francis Perrin, fils de Jean Perrin (prix Nobel de physique 1926 et sous-secrétaire d'État à la Recherche dans le gouvernement du Front populaire), normalien, professeur au Collège de France, haut-commissaire de 1950 à 1970. 3 Jacques Robert, directeur des Applications militaires de 1960 à 1970. 4 Félix Gaillard joue un rôle capital à deux reprises : comme secrétaire d'État à la présidence du Conseil en juin 1952, en faisant adopter par l'Assemblée nationale un « plan de développement de l'énergie atomique » ; et comme président du Conseil, le 11 avril 1958, en fixant la première explosion nucléaire à Reggane au premier trimestre 1960. Trois autres présidents du Conseil ont donné d'importants coups de pouce à la fabrication de la bombe : Pierre Mendès France en décidant, après une grande réunion au Quai d'Orsay, le 26 décembre 1954, de créer un « Bureau des études générales au CEA », future direction des applications militaires, qui allait être confié au général Buchalet ; Guy Mollet qui, après avoir exclu tout armement nucléaire pour la France, bascula, après la désastreuse expédition de Suez, qui lui avait fait mesurer la malveillance des États-Unis envers nos velléités d'indépendance, et lança le projet de Pierrelatte ; enfin Bourgès-Maunoury, qui accéléra les préparatifs au Sahara. 5 Le mot chienlit, révélé au public en mai 68, faisait depuis longtemps partie du vocabulaire courant mais intime du Général. Chapitre 4 POMPIDOU: « C'EST UNE ABSURDITÉ DE PLUS » Matignon, 22 février 1966. AP : « Qu'il soit détenu par un secrétaire d'État, un ministre délégué ou un ministre d'État, ce ministère de la Recherche scientifique que vous m'avez confié est un faux ministère. J' ai une belle vue sur la place de la Concorde, mais l'état-major de la Marine est détenteur du palais et ne fait que nous le prêter. Nous n'existons même pas pour la poste : notre courrier arrivée et départ est suspendu à une camionnette de Matignon. Nous vivons au jour le jour aux crochets d'organismes sous ma tutelle. Nous n'avons pas les moyens d'exercer un contrôle réel sur eux, puisque nous recevons d'eux les conseillers techniques qui sont censés les surveiller... et même les petits fours de nos réceptions ! Pompidou : « La plupart des savants se fichent de l'utilité nationale » Pompidou. — Vous avez entièrement raison, il y a longtemps que je le pense, le ministère de la Recherche doit devenir un vrai ministère. Je vous appuierai pour que vous ayez les moyens de l'instituer dans le budget 67 et pour que, d'ici là, le Commissariat à l'énergie atomique vous fournisse sur son budget 66 les moyens qui vous sont nécessaires. « Je suis sûr que nous pourrions retirer d'importants avantages économiques et financiers de la création de ce ministère. Il faut arriver à ce que la recherche et l'utilité nationale soient mieux accordées. La plupart des savants se fichent de l'utilité nationale. » Je lui glisse un exemple que m'a donné le commandant Cousteau. On envoie des missions de géologues océanographes pour établir des cartes géologiques des fonds au large de la Terre de Feu, mais il n'existe aucune carte géologique du golfe de Gascogne, où il est vraisemblable et même probable que l'on pourrait prospecter du gaz, du pétrole, du manganèse. Pompidou reprend : « Quand vous l'aurez constitué, ce véritable ministère de la Recherche, il faudrait qu'il absorbe le CNRS. C'est un énorme organisme ingouvernable. C'est une juxtaposition de coteries. C'est un rassemblement de chercheurs fonctionnarisés, qui s'installent dans leur fromage et y restent jusqu'à la retraite, sans autre souci que de s'adonner à leurs marottes, qu'elles débouchent ou non sur des découvertes. » Pompidou : « Le Général ne sait pas pardonner; il n'a jamais pardonné à Raymond Aron » Je lui parle ensuite des questions d'hommes. Francis Perrin, haut-commissaire à l'Énergie atomique, arrive à la fin de son mandat. Le Général souhaite qu'on ne le renouvelle pas. Il lui tient rigueur de l'hostilité qu'il a hautement marquée jusqu'à une date récente à l'égard de l'armement nucléaire. Précisément pour les mêmes raisons, je souhaite le renouveler : maintenant qu'il s'est converti à la force de dissuasion, il nous sert de caution vis-à-vis du monde universitaire, qui est encore loin de s'être rallié. Saint Paul fait plus d'adeptes que saint Pierre. Pompidou approuve mon choix : « Tâchez de le vendre au Général, mais surtout parlez-lui-en directement, vous le fléchirez sans doute. S'il est saisi par une note, il répondra négativement par écrit. AP. — Pour représenter les sciences humaines au comité des Douze Sages, j'avais proposé Raymond Aron. Il a refusé. Pompidou. — Je l'avais bien dit ! Je le connais, le Général ! Il a toujours détesté Raymond Aron, depuis l'époque de Londres où celui-ci dirigeait une revue dite France libre, tout en ne faisant pas partie de la France libre. Il ne sait pas pardonner. Il ne le lui a jamais pardonné. Il ne lui pardonnera jamais de l'avoir traité de Badinguet 1. Et pour brocher sur le tout, il lui reproche son américanophilie. Il considère qu'Aron est "acheté par les Américains" parce qu'ils lui donneraient dix mille dollars par an pour faire un cours à Harvard. Ce qui est très injuste, parce qu'un cours de Raymond Aron vaut bien dix mille dollars. C'était inévitable qu'il refuse, si on adoptait la procédure écrite ! Je veux bien que vous en parliez au Général, mais vous n'avez que bien peu de chances de le faire revenir sur un refus écrit. AP. — En cas d'échec, je proposerais le nom de Lévi-Strauss. Pompidou (fait la moue). — Il nous est sûrement beaucoup plus opposé que Raymond Aron. Mais pour éviter Aron, il l'acceptera. Ce sera une absurdité de plus. » (Voilà un propos que, même en tête à tête, il n'aurait jamais tenu l'an dernier.) Je lui fais part du souhait de Michel Debré de me voir préparer une loi d'orientation sur la recherche, pour mettre un peu d'ordre dans ce secteur qui ressemble à un chantier. Pompidou : « Je vous mets en garde contre les emballements de Debré. (Il ne me dit pas qu'il trouve que Debré dépasse sa fonction de ministre des Finances et se prend de nouveau pour le Premier ministre, mais c'est clair qu'il y pense.) La notion de loi d'orientation est chère à Debré, mais elle est exécrable. Nous traînons comme un boulet la loi d'orientation agricole. Les vœux pieux qu'elle contient ligotent inutilement le gouvernement. La "parité" qu'elle a affirmée est une catastrophe. Vous n'éviteriez pas d'inclure dans une loi d'orientation des résolutions à la fois vagues et contraignantes, dans le genre : "La recherche scientifique se donne pour objectif d'obtenir la parité avec la recherche scientifique américaine." Nous ne serions pas sortis de l'auberge ! Pompidou : « Sur ce point de vocabulaire, le Général a raison » «En revanche, j'admets la notion de loi de programme, qui permettrait d'établir des priorités et qui donnerait la possibilité aux différents organismes de recherche de préparer des plans à long terme plus précis que ceux qu'autorise le Ve Plan. Il est clair que l'annualisation du budget ne convient pas pour des entreprises à long terme comme la recherche. Une loi-programme de trois ans permettrait de corriger ce défaut de la procédure budgétaire. « J'estime, d'autre part, qu'il y aurait plus d'avantages que d' inconvénients à faire entrer dans le cadre de cette loi de programme la recherche spatiale et la recherche nucléaire pacifique. AP. — Civile, dirait le Général. Pompidou. — Civile, si vous voulez. Sur ce point de vocabulaire, le Général a raison... (Sous-entendu : il a tort sur d'autres points ; ce qu'il n'aurait pas dit, non plus, il y a quelques années.) » Ce sont là des orientations importantes, dont il faudra tenir compte rapidement pour la marche de nos travaux. En tout cas, cette conversation me rassure sur l'avenir de notre loi, que je craignais de voir enterrée au niveau de Matignon. Pompidou : « Ça coûte horriblement cher, sans autre bénéfice que la gloriole » Pompidou me décoche, comme une flèche, un paradoxe goguenard : « C'est ennuyeux ! Je constate que les Français prennent goût aux réussites spatiales. Ça se met à passionner les gens, avec tout le battage que vous faites. Il y a un mois que vous avez pris ce ministère et vous remplissez tellement les radios et les télés avec les performances de la France qu'il va être maintenant difficile de revenir en arrière. Or ça coûte horriblement cher, sans autre bénéfice que la gloriole. » Je dis qu'il me paraît impossible de ne pas soutenir la réputation de troisième puissance spatiale que la France vient de se donner. Elle nous crée une obligation vis-à-vis de nous-mêmes. Pompidou exprime des doutes à propos de l'utilité du lancement du satellite français FR1 à partir de la base américaine de Vandenberg : « 10 milliards, pour quoi faire ? (Il parle en anciens francs quand il veut gonfler la dépense.) Tout ça est aberrant ! Aberrant. » En revanche, le Premier ministre paraît très bien disposé à l'égard des militaires, à qui revient le mérite essentiel d'avoir fait les lanceurs : « Pourquoi ne pas transférer sur eux les moyens que nous donnons au programme CECLES-ELDO, qui ne sert à rien. Il faut que nous arrivions à satelliser une tonne et nous devrions pouvoir y arriver par nos propres moyens. Alors, nous aurons nos satellites de télécommunications bien à nous. Alors, nous serons capables de tirer des profits commerciaux de nos entreprises. Alors, nous serons vraiment la troisième puissance spatiale. Nous ne le serons pas si nous restons à la remorque d'un programme européen plus ou moins tocard. » Pompidou : « Il n'y a qu'une méthode, le secret ! » J'exprime mon inquiétude sur la politique d'information à suivre pour la série d'explosions de cet été. Il se rembrunit quand je lui parle des conséquences nationales et internationales possibles et de la nécessité d'étudier sérieusement le problème. AP : « Il faut choisir entre deux méthodes. Ou bien nous préparons nos expériences en secret et nous décourageons la curiosité des journalistes ; nous faisons transiter tous les matériels et tous les personnels, à proximité de Mururoa, par la base de Hao qui a été justement inventée pour qu'on puisse y amener tout ce qui est nécessaire aux expériences sans passer par Tahiti 2. Au contraire, si un bateau accoste à Papeete, "radio-cocotier" informe toute la Polynésie un quart d'heure après. « Ou bien, on joue la transparence, on veut convaincre l'opinion nationale et internationale du bien-fondé de nos expériences et de leur innocuité, et on entame une puissante campagne d'information. « Laquelle de ces deux méthodes préférez-vous ? Pompidou (il tape de ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil). — Mais vous n'y pensez pas ! On n'a pas à choisir entre deux méthodes ! Il n'y a qu'une méthode, le secret ! Vous avez posé la question au Général ? Parlez-lui-en, il va vous ramasser. Motus et bouche cousue ; si vous faites une campagne d'information avant la campagne de tirs, il est évident que le monde entier va se soulever d'indignation ! AP. — Il paraît que les satellites espions des Américains leur permettent de savoir exactement ce que nous préparons d'après les mouvements de bateaux, même si Hao et Mururoa sont des bases secrètes. Pompidou. — Ce n'est pas pareil ! Nous ne confirmerons pas, il n'y aura pas d'amorce officielle à une campagne de protestations. Il faudrait que l'administration américaine prenne l'initiative de la lancer, et elle n'osera pas le faire ! La campagne contre nos tirs ne se déclenchera que si nous avons une attitude provocante. Soyons modestes ; prenons des couleurs de muraille. » « Rien ne vaut le secret » Salon doré, 22 mars 1966. Je pose au Général la même question qu'à Pompidou. Faut-il garder les expériences secrètes jusqu'à ce qu'elles aient lieu ? Ou faut-il les annoncer, mais alors se livrer à une grande campagne d'explication, pour l'opinion intérieure et extérieure ? GdG (il tape du plat de ses deux mains sur sa table, comme l'avait fait Pompidou sur les accoudoirs de son fauteuil) : « Mais la question ne se pose pas ! Comment pouvez-vous me demander ça ? « Vous n'arriverez pas à renverser l'opinion en France. Elle est hostile à la force de dissuasion. Elle le restera, tant qu'une série de faits accomplis ne l'auront pas fait entrer peu à peu dans les esprits, comme un fait irréversible et inéluctable, auquel même l'opposition finira par se rallier. Pourquoi avons-nous construit la base d'Hao, si ce n'est pour pouvoir entreprendre ce que nous voulons à Mururoa et à Fangataufa ? Ces trois atolls inhabités sont miraculeusement disposés pour que nous mettions au point notre armement atomique à l'abri des regards indiscrets. Et vous voudriez convoquer le ban et l'arrière-ban! Il n'y a qu'une conduite à tenir, qui devra être maintenue à l'avenir : nous ne parlons jamais de ces expériences à l'avance. Nous verrons plus tard si nous les annonçons le lendemain de chaque explosion, ou si nous attendons la clôture de la campagne, ce qui serait encore mieux. AP. — Il est probable que les Australiens, ou les Néo-Zélandais, ou les Américains annonceront nos tirs dès qu'ils les auront détectés. GdG. — Ben, s'ils les annoncent, nous ne démentirons pas, nous ne confirmerons pas. Nous attendrons que notre rafale soit terminée. Peu à peu, les gens se feront à l'idée que nous avons tranquillement poursuivi nos recherches et mis au point notre armement. Ce sera chaque fois un fait accompli de plus, sur lequel, si nous le répétons suffisamment de fois, personne ne pourra plus revenir. Mais n'allons pas faire de la provocation, en prenant la terre entière à témoin de nos projets ! AP. — Nous serons en contravention avec la Convention de Moscou, qui interdit les expériences aériennes. Nous serons les seuls à la violer. GdG. — Raison de plus ! Rien ne vaut le secret. » (Si Pompidou manifeste parfois à l'égard des choix du Général une réserve de plus en plus agacée, les principes fondamentaux que lui a enseignés l'auteur du Fil de l'épée l'imprègnent toujours autant.) Trois décennies plus tard, Jacques Chirac, à peine installé à l'Élysée, devait, sur le conseil de ses experts en communication, choisir la méthode de la transparence. Il annonça le 13 juin 1995 son intention de procéder à partir de septembre à une série d'expériences souterraines pour permettre ensuite de s'en passer par simulation. Cette annonce allait déclencher une tempête planétaire d'une rare violence, aggravée par la commémoration du cinquantenaire des bombes d'Hiroshima et Nagasaki — que les experts en communication avaient oublié d'intégrer dans leurs calculs. La France sera clouée au pilori et lâchée par ses amis — y compris ses partenaires de l'Union européenne. Seule l'Angleterre saura se montrer discrète. Chirac, mal conseillé, n'avait pas davantage suivi la méthode de son maître Pompidou, que celle du maître de son maître. 1 Badinguet : surnom donné par l'opposition républicaine à Napoléon III. 2 Hao est inhabitée, mais occupée par des militaires. Chapitre 5 « IL S'AGIT D'UNE OPÉRATION GIGANTESQUE » Conseil du 2 mars 1966. Messmer revient du Pacifique, où il a été inspecter une nouvelle fois l'installation du site de tirs atomiques : « C'est impressionnant. Nous avons construit quatre ports, à Papeete, Hao, Mururoa et Fangataufa. Trois aérodromes de classe A, à l'égal des plus grands du monde. Des ateliers et un arsenal à Papeete. L'infrastructure proprement dite des tirs a absorbé 100 000 tonnes de béton. Nous avons surmonté les énormes difficultés accumulées par la dimension de l'entreprise, la brièveté des délais, la complexité des travaux, l'éloignement du chantier. Les prix ont été tenus, à 10 % près. La première campagne de tirs va commencer. La sécurité biologique et chimique, directe et aussi indirecte, par les poissons et les coquillages, est naturellement un objectif absolu. Il faudra à terme conserver le niveau d'emplois que ces travaux induisent. Le centre d'essais est la porte par laquelle le progrès entre en Polynésie. GdG. — Vous avez bien marqué qu'il s'agit d'une opération gigantesque. Quels que soient les résultats, les expériences se poursuivront méthodiquement pendant dix ans. Elles feront de nous une véritable puissance atomique. Quant à la Polynésie, après, il faudra lui trouver un destin, sans doute touristique. » « Mettez la pression ! » Salon doré, 22 mars 1966. Le Général a ménagé du temps pour examiner avec moi tous les problèmes en cours. D'entrée, il me pose la question qui l'obsède : « Alors, la bombe H ? Ils ont la solution ? AP. — Plusieurs chercheurs trouvent plusieurs solutions. Un normalien a trouvé un système qui nous garantit la fusion, mais qui est très lourd et volumineux. Son rendement est médiocre : il ne fait que doubler l'énergie produite par la fission, alors qu'un véritable engin thermonucléaire peut, selon les spécialistes, produire une mégatonne d'énergie à partir d'une fission initiale d'une dizaine de kilotonnes. Il double, au lieu de centupler ! L'efficacité de ce système est dérisoire ; il ne permettra pas de militariser des engins qui devraient faire trois mètres de long et un mètre de diamètre. Donc, on n'a toujours pas trouvé le "truc ". GdG. — C'est fâcheux. Mettez la pression ! Comment faites-vous pour exercer votre autorité ? Organisez-vous pour cela. AP. — Je reçois chaque semaine, pour une longue séance de travail, l'administrateur général du Commissariat, Robert Hirsch, accompagné quelquefois de Francis Perrin. Le premier est très organisé ; on peut s'appuyer sur lui. Le second sert de caution par rapport à tous ces chercheurs "de gauche " dont Joliot avait bourré le CEA et qui, peu à peu, se font à l'idée que des progrès en matière militaire ne font pas obstacle à la recherche civile et même ont des "retombées" qui lui sont favorables. « Vous avez besoin d'un pavillon pour couvrir la marchandise ? » « Cela dit, Perrin nous pose un problème. Sa capacité de découverte s'est un peu amortie ; il n'a plus le même pouvoir attractif sur les jeunes. Mais son prestige est grand chez les scientifiques, en France et dans le monde. « À l'heure actuelle, j'estime que cette qualité l'emporte sur ce défaut. Cet été, nous allons procéder à des tirs aériens pour la première fois en contravention avec les accords de Moscou. Nous ne savons pas quelles seront les réactions dans les milieux intellectuels français. Il ne serait pas prudent de se séparer de lui dans cette période. GdG. — Vous avez besoin d'un pavillon pour couvrir la marchandise ? AP. — Exactement. Au point qu'il ne serait pas prudent de ne le prolonger que jusqu'à l'an prochain, car cela paraîtrait cousu de fil blanc. Je préconise donc de le prolonger jusqu'en 1968. » Après une brève discussion, le Général me donne son accord. Il me demande par qui nous le remplacerions alors. Je lui dis que je ne vois que deux hommes possibles : Néel, mais, à un an près, il a le même âge que Perrin ; Abragam, mais il ne fait pas encore peut-être tout à fait le poids ; et comme il est « de gauche », je ne suis pas sûr qu'il soit rallié à la force de dissuasion 1. GdG : « Puisqu'il s'agit de pavillon, il faudrait qu'Abragam ou Néel puisse obtenir le prix Nobel, quels que soient mes sentiments à l'égard du prix Nobel lui-même. » « Les criailleries des vieilles filles anglo-saxonnes » J'aborde la question du Sahara et des essais nucléaires souterrains. AP : « Nous ne savons pas encore si les conditions de forage et la structure géologique des atolls nous permettront de faire des expériences souterraines dans les atolls de Mururoa et Fangataufa. Dans cette incertitude, il me semblerait préférable de garder plus longtemps le site d'In Ekker au Sahara, qui se prête à des expériences souterraines. « La moitié des expériences à prévoir pour les prochaines années pourront se faire au Sahara. Cela nous ferait gagner du temps de pouvoir faire une campagne au Sahara entre les campagnes biennales au Pacifique. « De toute manière, nous ne savons pas comment se dérouleront les tirs de cet été. Mais il est probable que nous ne trouverons rien de plus pratique et à meilleur marché, s'il paraît nécessaire de procéder ultérieurement à des explosions souterraines. GdG. — Naturellement ! Le site le moins cher est celui où l'on est déjà. Je pense même qu'il nous faudrait rester à Colomb-Béchar et à Hammaguir, sinon il y a un risque que d'autres prennent notre place. AP. — Le ministre des Armées y est hostile car le gardiennage coûte cher. GdG. — Je sais bien, mais il faut absolument trouver un moyen de maintenir notre présence. AP. — Il faut donc négocier avec les Algériens ? GdG. — Ce ne sera pas commode. L'Algérie est fragile. Les Algériens n'ont pas encore trouvé d'autre moyen d'exister que de nous haïr. Ce n'est pas une solution sûre pour l'avenir. Alors que, la Polynésie, c'est à nous. Nous n'avons rien à y craindre, si ce n'est les criailleries des vieilles filles anglo-saxonnes. C'est là-dessus qu'il faut miser. Êtes-vous sûr qu'on ne pourrait pas faire des expériences souterraines à Mururoa et Fangataufa ? Essayez de voir ça. » « Je m'en doutais, on nous raconte des fariboles » Salon doré, 6 juillet 1966. Le Général a quand même un flair singulier. Sur les objections qu'on lui avait faites, et qu'on m'avait confirmées, j'ai fait une enquête approfondie, dont je lui rends compte. AP : « On prétendait qu'une mobilisation massive de nos forces navales serait nécessaire pour entourer les sites d'un cordon sanitaire de nature à interdire la zone dangereuse. Plusieurs séances de travail ont fait apparaître qu'en accrochant les bombes à des ballons captifs, retenus par des câbles en altitude, on réduirait la pollution à presque rien : la boule de feu ne se grossirait pas des matériaux du sol ; elle n'atteindrait ni l'atoll, ni la mer, et monterait rapidement ; le nuage, beaucoup moins radioactif, se disperserait plus aisément. La zone à surveiller et à protéger serait réduite d'autant. On n'aurait plus besoin d'autant de bateaux. On pourrait donc procéder à une campagne de tir chaque été, ce qui devrait réduire les délais d'expérimentation de moitié. « Autre découverte : les engins thermonucléaires n'exigent nullement l'uranium enrichi de Pierrelatte. Les Anglais ont réalisé les leurs avec du plutonium, que nous fabriquons en abondance. « Enfin, les trois pays qui nous ont précédés, les États-Unis, l'URSS et le Royaume-Uni, ont fait leurs premières expériences thermonucléaires sans posséder les ordinateurs géants dont on nous prétend qu'ils sont indispensables, et qui n'existaient pas encore. » Le Général m'a écouté sans m'interrompre, en me regardant intensément : « Je m'en doutais. On nous raconte des fariboles. Tout ça veut-il dire que les expériences auxquelles nous procédons cet été ne nous feront pas progresser dans la voie du thermonucléaire ? « On aurait pu faire l'économie de Pierrelatte » AP. — Probablement. Mais elles ne seront pas totalement inutiles. Elles permettront de roder le site du Pacifique, de vérifier que des tirs plus puissants, effectués sous ballon, donnent en fait de pollution les résultats rassurants que font espérer les modèles théoriques. Nos ingénieurs et nos chercheurs maîtriseront des problèmes nouveaux pour eux. Par exemple, utiliser systématiquement des ballons, ou capter des informations qui doivent parvenir aux enregistreurs quelques nanosecondes 2 avant que l'explosion ne détruise les câbles chargés de les transmettre. On fera exploser aussi une vraie bombe de série, telle qu'elles sont livrées aux aviateurs ; ils en seront rassurés. On pourra acquérir la parfaite maîtrise de l'armement atomique, en attendant le jour où on aura pénétré dans les arcanes de la fusion thermonucléaire. GdG. — Mais on aurait quand même pu s'en passer ! On aurait pu aussi faire l'économie de Pierrelatte... AP. — Là aussi, il ne faut pas trop le regretter. Pierrelatte sera nécessaire pour fournir du combustible aux moteurs de sous-marins nucléaires, encore que les Américains nous proposent de nous en vendre pour cet usage. Et l'uranium enrichi, quand on en aura, donnera plus de souplesse dans la conception des armes H. De toute façon, la construction de Pierrelatte permet aux ingénieurs du CEA et aux entreprises associées de maîtriser des technologies avancées dont ils ignoraient tout. GdG. — Enfin, soit ! Vous avez le plutonium, des sites qui fonctionnent, des équipes de qualité. Vous aurez l'uranium enrichi. Maintenant, il faut qu'on passe rapidement à la bombe H. C'est votre affaire ! » « Débrouillez-vous ! » Ses injonctions entendent me responsabiliser et même me culpabiliser. Si nous ne réussissons pas à déboucher, ce sera ma faute. Ce qui ne veut pas dire que si nous réussissons, ce sera grâce à moi. 1 Le successeur de Francis Perrin sera Jacques Yvon, nommé en 1970. 2 Nanoseconde : milliardième de seconde. Chapitre 6 « VOUS ÊTES INEXCUSABLE» Conseil du 3 juillet 1963. Quand Palewski présentait des projets modestes, dont le Général avait quelque peine à se contenter, je ne me doutais pas que, deux ans et demi plus tard, j'aurais la charge de nos ambitions et de nos résignations. Palewski présente un projet de loi autorisant la ratification de deux conventions : l'une instituant un Centre européen pour la construction et le lancement d'engins spatiaux (CECLES, alias ELDO 1) ; l'autre instituant une Organisation européenne de recherches spatiales (ESRO2. Il commente: «L'entrée des nations européennes dans la compétition spatiale réclame des charges financières et des collaborations étendues. La France peut certainement construire ses propres fusées pour la mise en service de satellites légers. Mais la recherche et la production d'engins lourds sont infiniment plus onéreuses et ne sont pas à sa portée. Le Centre européen pour la construction et le lancement d'engins spatiaux (CECLES) est chargé de construire un lanceur pour mettre en orbite un satellite d'une tonne, à partir de 1966, et d'étudier simultanément d'autres programmes plus ambitieux. GdG. — Il faut se résoudre à faire avec d'autres ce que la France ne pourrait pas faire toute seule, mais ce n'est pas sans un effort sur moi-même que je m'y résigne. » « Les Européens seront-ils fichus de contrer le monopole de l'industrie américaine ? » Conseil du 28 octobre 1964. Le Général s'en voulait d'avoir accepté de reprendre la fusée Blue Streak, dont les Anglais n'avaient plus que faire après avoir reçu l'offre des Polaris (assortie du contrôle de leur emploi par les Américains). Après le Conseil, il me déclare : « J'ai eu la faiblesse de permettre à Macmillan de me refiler sa fusée. Je le voyais tellement accablé à l'idée que nous faisions le Marché commun malgré ses injonctions de ne pas le faire, et encore plus accablé quand il comprenait bien que nous lui en fermerions la porte. Il a bien fallu que je fasse un geste. J'ai fini par accepter son idée d'un projet spatial commun. Il m'a prétendu que l'exploitation de Blue Streak serait parfaitement rentable. Si c'était tellement vrai, il ne nous aurait pas repassé le bébé. AP. —Au lieu de supporter 100 % du coût du développement de la fusée, les Anglais n'en supporteront plus que 40 %. C'est un gros avantage pour eux, même s'ils doivent partager ensuite les bénéfices en proportion. GdG. — En attendant, le résultat est positif pour eux, puisqu'ils sont soulagés de 60 %. Il est négatif pour nous, puisque nous payons sans aucune contrepartie. C'est seulement si la fusée était capable de mettre en orbite de gros satellites que nous recueillerions les avantages. Mais je ne suis pas sûr que ça marchera. J'ai fait ça pour faire une politesse à Macmillan. J'ai bien peur que ce soit à fonds perdus. L'intérêt de l'opération, il n'y en aurait qu'un : à la fin des fins, les Européens seront-ils fichus de contrer le monopole de l'industrie américaine ? Mais je me méfie de ces organisations européennes qui ne sont même pas capables de prendre un nom français. Leurs coûts de réalisation sont doubles de ceux que nous paierions si nous faisions la même chose tout seuls. Et on n'est jamais sûr d'aboutir, parce qu'on est toujours suspendu aux autres. » « La méthode ouverte est la meilleure... en cas de réussite » Conseil du 23 février 1966. Je rends compte du dernier lancement de notre fusée Diamant, qui a mis sur orbite notre satellite Diapason : « C'est le premier lancement qui soit entièrement français. Nous avons pris le risque de la publicité, et cette méthode ouverte s'est révélée la meilleure. La France est devenue la troisième puissance spatiale du monde. GdG. — La méthode ouverte, comme vous dites, est la meilleure... en cas de réussite. Vous ne diriez pas la même chose si le lancement avait raté. On ne peut pas retenir cette méthode comme un principe absolu, valable dans tous les cas. (Le Général se méfie de la " transparence " ; il y voit une mode, inspirée par les Anglo-Saxons, et par laquelle il ne se laisse pas entraîner. Il préfère le secret et la surprise. Il me semble qu'il a raison pour les expériences atomiques, mais tort pour des expériences scientifiques qu'il est de toute façon impossible de garder confidentielles.) Debré. — Mon rôle est de me soucier du coût. Je souhaite un examen à l'Élysée de toutes ces éventualités qui engendrent d'énormes dépenses : Concorde, Airbus, fusée ELDO, etc. Pompidou. — Il faut bien distinguer les dépenses que l'État fait à fonds plus ou moins perdus, et ce qu'il peut faire aux frais des entreprises publiques agissant comme clients ou comme prêteurs. GdG. — Il convient de dresser le tableau général, comme l'a suggéré M. Debré, car il n'est pas question de décider sans s'être ménagé une vue d'ensemble. » « Les Russes ne cherchent-ils pas à nous attacher davantage à eux ? » Salon doré, 22 mars 1966. Avec les Russes aussi, il est question de fusées. J'expose au Général leur proposition d'un accord sur la coopération scientifique et technique, particulièrement sur l'espace. GdG : « Pourquoi les Russes sont-ils si intéressés ? Est-ce que la coopération avec nous peut vraiment leur apporter quelque chose ? Ou est-ce qu'ils ne nous font ces propositions que pour nous attacher davantage à eux ? J' ai l'impression que, pour la télévision en couleur, notre système ne présentait pas d'avantages techniques pour eux, mais que c'était un premier pas qui pouvait en entraîner d'autres. « Il n'y a qu'avantage à ce que nous nous montrions très positifs à l'égard des Soviétiques — notamment vous-même avec Gvichiani 3 ; mais à la condition que les avantages et les inconvénients soient très prudemment pesés avant de conclure un accord précis. Je me demande si les Soviétiques, comme les Américains, n'ont pas comme arrière-pensée de nous détourner d'un lanceur national, pour nous conduire à gaspiller notre argent dans des entreprises chimériques. AP. — En tout cas, ils sont plus positifs que les Américains, puisqu'ils nous proposent aussi un système de satellites de communications qui serait " de l'Atlantique à l' Oural ". GdG. — Oui, il faut étudier cela à fond, sans se laisser guider par des préjugés. » Je reviens sur le CECLES, alias ELDO. AP. « Il est clair qu'il faut un programme national de lanceurs, mais nous serons incapables d'aboutir avant 1972 et probablement 1975. Or, c'est en 1969 que Comsat4 doit être renouvelé. Il y a une période d'environ cinq ans, pendant laquelle le lanceur CECLES nous permettrait de faire un programme de satellites de télécommunications. GdG. — Tout ça est très aléatoire ! Il faut qu'on en sorte ! Pourquoi dépenser encore de l'argent sur un programme qui ne nous donne aucune garantie, alors que nous pourrions le dépenser chez nous pour faire quelque chose de sûr ? AP. — Il serait quand même dommage d' échouer si près du port. Si les garanties que nous demandons nous sont données — lancement à partir de la Guyane, fourniture assurée des Blue Streak —, il doit nous permettre, puisqu'il est déjà aux trois quarts payé, d'obtenir pour dix fois moins cher, et de trois à six ans plus tôt, un lanceur aux performances meilleures que celui que nous fabriquerions nous-mêmes. » Le Général se résigne à me demander que l'on sonde nos partenaires pour essayer de sauver ce programme. Conseil du 4 mai 1966. J'informe le Conseil de la dernière réunion du CECLES-ELDO : « On y a parlé de la possibilité de lancer un satellite de télécommunications par le lanceur européen que nous appelons Europa. Ces ouvertures ont intéressé les Anglais. De notre côté, nous avons posé nos conditions : entre autres, que soit utilisé le champ de tir que nous nous disposons à construire en Guyane — il présente l'avantage d'être situé sur l'équateur — et que nous soit garantie la livraison de la fusée Blue Streak. Les Anglais sont réticents à s'engager. La session du début juin sera décisive pour savoir si le CECLES-ELDO surmonte ses difficultés, ou s'il doit sombrer définitivement. » « Il ne faut pas se fermer à toute nouveauté, y compris la Lune » Conseil restreint du 2 juin 1966. Le voyage du Général en Russie est tout proche. Ce Conseil restreint doit en boucler la préparation. Couve : « Nous devons mettre au point un accord de coopération scientifique et technique. » Je présente l'état actuel du projet d'accord : transmission d' émissions de télévision en couleur par un satellite russe de télécommunications, satellite météorologique. « Les Soviétiques vont proposer d'aller beaucoup plus loin. Ils voudraient que nous lancions un satellite français sur une fusée russe. « Les Russes ont deux projets encore plus intéressants. L'un, un satellite hyperexcentrique, comportant de grandes antennes sondeuses, à 200 000 km de la terre. Personne n'en a jamais envoyé de pareil. L'autre, un satellite circumlunaire ; ce serait intéressant aussi, mais cela coûterait de 100 à 110 millions de francs : on sort du budget du CNES. « Pour ma part, je proposerais un texte laissant des possibilités ouvertes. La première question à trancher : est-ce que l'on met la Lune dans notre accord cadre ? Couve (tranchant). — Il ne faut pas parler de la Lune ; ça ferait rire 5. Et on ne peut pas attendre pour définir le contenu. Le texte doit être ficelé avant notre départ. Pompidou. — J'aurais préféré qu'il n'y ait pas d'accord du tout ; mais on ne peut pas l'éviter. Il ne faut pas parler de la Lune, ça ferait pouffer en effet tout Paris, ça serait démesuré. Déjà, le lancement d'un satellite français par une fusée russe ferait beaucoup de vagues. Nous nous avançons en terrain miné. Il faut être prudent. GdG. — Si nous perdons trop de temps, le bloc anglo-saxon peut nous devancer. (Veut-il parler de la télévision en couleur ?) « Il est utile de se poser des questions, de scruter toutes les conséquences et de prendre toutes les précautions. Mais il ne faut pas non plus se fermer à toute nouveauté, y compris la Lune. Nous explorons un domaine neuf, qui peut comporter des embûches, mais qui peut aussi nous aider à sortir de l'éternel affrontement entre les deux blocs et à lever peu à peu le rideau de fer, ou du moins à passer au travers. » Tout est dit. « Ne pas payer de plus en plus pour une entreprise de plus en plus aléatoire » Conseil du 9 juin 1966. Je n'assiste qu'au début du Conseil, car je dois aller présider la conférence du CECLES-ELDO, que Paris accueille au château de la Muette 6 ; c'est la réunion de la dernière chance. Le Général, à qui j'ai demandé à passer en premier, me donne aussitôt la parole. Je me borne à signaler, d'une part, l'intérêt que semble soulever notre projet de lancement d'un satellite de télécommunications par un lanceur d'ELDO ; mais, d'autre part, la note anglaise qui semble annoncer une volonté de se retirer d'ELDO. Il serait fâcheux de renoncer, alors qu'on est près du but. GdG (qui doit trouver ma conclusion un peu trop vague) : « Que ferons-nous, si les Anglais refusent de participer aux frais supplémentaires ? AP. — Il faudra tirer au clair les positions des uns et des autres. Si l'Angleterre fait défaut, nous pourrions essayer d'obtenir que les autres partenaires prennent à leur charge la plus grande partie des dépenses supplémentaires. GdG. — Nous nous sommes laissé faire par les Anglais en entrant dans le programme ELDO (mauvais signe qu'il choisisse le sigle anglais : il ne voit dans cette organisation qu'un "machin" britannique). Si les Anglais ne veulent plus payer, il ne faut plus parler d'ELDO. Quant à la suite, c'est-à-dire un lanceur lourd européen sans les Anglais, il faudra voir les choses de près. AP. — Je dois me rendre à l'instant à la conférence, et je souhaiterais être bien au clair sur mes instructions. GdG. — Elles sont simples : nous ne devons pas nous laisser aller à payer de plus en plus pour une entreprise de plus en plus aléatoire. Couve. — La sagesse consisterait à prendre acte de ce qui sera dit de part et d'autre, et à ajourner. Pompidou (surenchérit). — Ce n'est pas à nous de mettre les Anglais au pied du mur. M. Peyrefitte devra s'en tenir à un rôle d'observation, en vue de rendre compte au gouvernement. » L'obligation de partir au plus vite m'empêche de discuter cette recommandation. Pourtant, je sais d'avance comment la séance va se dérouler. Si la présidence est passive, il n'y aura aucun moyen d'empêcher que les Britanniques noient cet organisme, pourtant créé à leur demande. Si elle est active, il reste une chance de le sauver, c'est-à-dire de sauver l'avenir et d'une fusée européenne et du champ de tir de Guyane. Il ne me restera plus que la solution de rattraper une passivité apparente par une hyperactivité confidentielle. Château de la Muette, 10 juin 1966. Muni de mes instructions prudentes, mais intimement soucieux de sauver la fusée européenne, je vais à ma présidence. Elle se prolonge le lendemain 10 juin. Une fois de plus, le flair du Général n'était pas en défaut. Ce qu'il craignait pour le projet de lanceurs lourds européens n'a pas manqué de se produire. Mon homologue britannique, Mulley, est venu me prévenir que la Grande-Bretagne avait l'intention de se retirer. Comme dit Couve, « nous en venons au faire et au prendre ». Mulley a l'air sincèrement désolé et désireux de bien faire ; mais il est surveillé de près par le secrétaire adjoint au Foreign Office, Lord Chalfont, qui suit à la lettre les instructions du Premier ministre Wilson. Ça coûte trop cher. Pour lui, c'est fini. En ouvrant la séance, j'exprime ma surprise que les Anglais se retirent, après nous avoir fait perdre des milliards pour développer une fusée dont ils n'avaient pas l'usage. Je provoque plusieurs interruptions de séances, au cours desquelles je demande à mes collègues allemand, italien, belge, néerlandais, de partir à l'assaut. « Les Anglais se défileront quand même. Et vous, vous êtes en retard » Or, ce même 10 juin, une réception est offerte à la communauté scientifique de France, dans le cadre prestigieux du Trianon restauré par les soins d'André Malraux. Il s'agit de fêter le tricentenaire de la fondation de l'Académie des sciences, et le Général a accepté ma suggestion de donner le plus grand lustre à cette fête de l'intelligence. Quand il sera là pour recevoir ses invités, le ministre de la Recherche scientifique doit, bien sûr, être à ses côtés. Il faut être à Versailles à 17 heures. Tout l'après-midi, je regarde ma montre avec inquiétude. La réunion a semblé mal tourner. Depuis le début, il est clair que les Anglais veulent rompre et partir le soir même. Mais leur délégation est embarrassée de devoir assumer seule la responsabilité d'une rupture. Il faut faire durer la conférence jusqu'à ce que les Anglais, complètement isolés, sentent l'impossibilité politique de quitter l'Europe de l'espace, alors qu'ils ne cessent de réclamer leur entrée dans l'espace de l'Europe. Les minutes passent, je vois bien que je vais être en retard à Trianon. Mais l'enjeu est trop important. Nous aboutissons enfin. Le ministre britannique Mulley finit par capituler. L'Europe de l'espace est sauvée, la fusée européenne 7 aussi, et le site de Kourou aura son plein emploi. Quand je peux prononcer la clôture sur un accord général, il ne me reste qu' à contrevenir aux instructions de Pompidou nous enjoignant de ne pas utiliser de motards : tant pis pour ce qu'en pensera le bon peuple. Les sirènes hurlent, les pneus souffrent, et moi donc. J'arrive en courant. Le Général accueille ses invités depuis une bonne demi-heure, pendant que leur file d'attente s'étire au loin ; seul André Malraux, en tant que gestionnaire du Trianon, est à ses côtés. GdG : « Ah, vous voilà ! » J'essaie en trois phrases d'expliquer qu'il fallait sauver la fusée européenne et arracher la Grande-Bretagne à la tentation américaine. GdG : « Votre fusée ne sera pas sauvée. Les Anglais se défileront quand même. Et vous, vous êtes en retard. Le général de Gaulle reçoit tout ce qui compte de savants en France et son ministre de la Science n'est pas à ses côtés pour les accueillir ? Vous êtes inexcusable. » Je l'ai rarement vu aussi courroucé contre moi. Il pense qu'on ne gâche pas une fête pour une négociation fantomatique où je n'aurai poursuivi qu'un leurre. Quand le successeur de Louis XIV, trois cents ans après la fondation de l'Académie des sciences, reçoit avec un éclat digne de son prédécesseur, sur les lieux mêmes qu'a créés celui-ci, l'exactitude, politesse des rois, ne doit pas connaître de défaillance. « Il n'y a pas de temps à perdre, et mettez bien les points sur les i » Conseil du 15 juin 1966. J'expose avec prudence les résultats de la conférence du CECLES-ELDO. Les marchandages ont abouti à un projet de nouvelle répartition de la dépense, qui ne modifie pour ainsi dire pas la contribution française (25 % au lieu de 24 %). Je propose que nous acceptions ce projet, sous une triple condition : garantie absolue de livraison des Blue Streak, lancement depuis notre champ de tir de Guyane dès qu'il sera prêt, libre disposition du lanceur pour lancer des satellites nationaux. GdG (de bout en bout, il reste bougon) : « Ces conditions ont peut-être été posées. Mais nous devons subordonner la confirmation de notre accord à l'acceptation de ces conditions. Il n'y a pas de temps à perdre, et mettez bien les points sur les i. » « Annoncer notre volonté de faire un satellite national » Conseil du 13 juillet 1966. J'aborde ce Conseil avec plus de sérénité. Nos conditions ont été acceptées. Les travaux seront répartis plus équitablement, et même avantageusement pour nous, la France recevant la moitié des futures commandes. Les Anglais ont souscrit la garantie de livraison des Blue Streak. La liberté d'utilisation a été confirmée et précisée, sans exclure les expériences faites par les militaires. GdG (dubitatif) : « Les conditions sont acceptées en principe ; nous verrons. » Une note à l'Élysée, où je résume ma communication, me revient avec cette apostille du Général : « Vu. J' ai dit à M. Peyrefitte que j'approuvais ses instructions, à condition qu'il y soit ajouté celle qui doit annoncer notre volonté de faire un satellite national. » 1 ELDO est le sigle anglais : European Launchers Development Organization. 2 Là encore le sigle est anglais : European Space Research Organization. 3 Mon homologue soviétique, gendre du Premier ministre Kossyguine. 4 Communications Satellite Corporation : organisation internationale créée pour établir un réseau de communications par satellites couvrant le monde entier. 5 Le premier vol habité sur orbite lunaire est lancé par les Américains le 24 décembre 1968, deux ans et demi plus tard. 6 Où est installée l'OCDE. 7 Après l'échec de la fusée Europa lancée de la base australienne de Woomera, on passera à la fusée Ariane, qui connaîtra en Guyane un plein succès. Chapitre 7 « NOUS ALLONS CRÉER CETTE INDUSTRIE DE L'INFORMATIQUE » Salon doré, 22 mars 1966. Le Général revient sur la supériorité scientifique et technique des États-Unis, qui ne cesse de le préoccuper. GdG : « Mais, enfin, pourquoi sommes-nous à la traîne des Américains pour les calculateurs 1 ? Pourquoi avons-nous été capables de faire un système de télévision en couleur meilleur que le leur, et pourquoi ne sommes-nous pas foutus de faire des ordinateurs qui seraient plus directement utiles à notre intérêt national ? « Cette société était-elle bien française ? » AP. — Il y a eu une défaillance technique de Bull. Pendant longtemps, on avait cru que cette société... GdG. — Était-elle bien française ? Pourquoi s' appelait-elle Bull ? AP. — C'est du nom d'un ingénieur norvégien 2, mais elle était devenue française à cent pour cent. On croyait que cette société serait capable de suivre le train, de faire de la recherche, de développer de nouveaux modèles. Ses dirigeants eux-mêmes le croyaient. Et on s'est aperçu que ses machines, qui faisaient des calculs très sophistiqués, n'avaient même pas pu calculer qu'elle se trouvait devant un gouffre financier. Nous y avons mis beaucoup d'argent public, puis General Electric y est entré en force. GdG. — Nous ne pouvons pas être absents d'une technique qui jouera de plus en plus un rôle de premier plan pour le développement de notre industrie. Nous serons pour finir dans la main des Américains, si l'État ne s'en mêle pas. Évidemment, il faut que l' État s'en mêle. Vous voyez bien : en France, il n'y a pas de grands projets si ce n'est pas l'État qui en prend l'initiative. Comme toujours, les patrons se préoccupent de faire des affaires juteuses, ils se foutent de l'intérêt national. AP. — Voilà pourquoi nous réfléchissons à un "plan Calcul ", sur lequel le commissaire au Plan doit élaborer un rapport. Et puis, il faudra un homme qui mette en œuvre ce plan. GdG. — Comment le mettra-t-il en œuvre ? Que fera-t-il en pratique ? AP. — Il associerait plusieurs entreprises industrielles, il coordonnerait les achats de calculatrices dans le secteur public et parapublic. En même temps, il faudra qu'on développe l'enseignement des disciplines scientifiques nécessaires pour fabriquer et pour utiliser des calculatrices. Je me dispose à créer un Institut de recherche en informatique, dont le délégué au plan Calcul assurerait la présidence. Il formerait les ingénieurs qui nous font cruellement défaut. GdG. — On n'évitera pas, au moins au début, de passer par une période de dirigisme et de protectionnisme. Il n'est pas admissible que les administrations, les universités, les entreprises d'État soient libres d'acheter leurs calculatrices à l'étranger. Il faut que l'impulsion de l'État soit vigoureuse. À qui sera-t-il rattaché, ce délégué ? AP. — On pourrait le rattacher au ministre de la Recherche, comme l'Énergie atomique ou l'Espace. Mais, dans un premier temps, pour qu'il dispose de plus d'autorité interministérielle, on pourrait le rattacher directement au Premier ministre. GdG. — C'est ce qu'il faut faire et je pense que c'est ce que nous allons décider. Je vois d'ailleurs Boiteux tout à l'heure, qui vient me parler précisément de cette question. » Première nouvelle... Tout ce qui concerne le Général baigne dans une telle atmosphère de secret, que même de hauts fonctionnaires ou de grands scientifiques qui relèvent de ma responsabilité vont le voir en cachette de moi. Il est vrai qu'après l'avoir vu, ils me transmettent ses propos comme s'il leur avait confié des instructions à mon intention : comme si je n'avais pas moi-même de contact avec lui, et comme si je n'allais pas, avant tout, vérifier et relativiser lesdites « instructions ». « Beaucoup de choses dépendent du génie des peuples » GdG (il est resté un moment silencieux) : « C'est curieux que la recherche scientifique ne trouve pas sa place dans l'histoire des nations. On fait comme si les découvertes devaient être rattachées au génie individuel des savants. Ça doit être comme pour l'histoire des nations elle-même. Beaucoup de choses dépendent de quelques hommes de l'histoire, de leurs erreurs ou de leur talent ; mais beaucoup de choses dépendent aussi du génie des peuples. » On dirait que Pompidou a entendu mon dernier entretien avec le Général. Il me dit, à la sortie du Conseil du 31 mars : « Le Général se fait du génie national une haute idée. Il voit dans la recherche une grande œuvre de l'esprit. Je veux bien, mais j'y vois surtout une énorme source de gaspillage. » Debré : « Il faut faire pour la recherche plus que le Plan n'a prévu » Déjeuner avec Michel Debré, 11 juillet 1966. Faut-il en croire mes oreilles ? Combien de ministres « dépensiers » ont-ils dû longuement attendre une audience de combien de ministres des Finances, pour se voir ensuite refuser par le secrétaire d'État au Budget les crédits qu'on leur avait laissé espérer ? Or, voici que Michel Debré m'a invité de lui-même à déjeuner pour me proposer d'inclure des actions en faveur de la recherche dans la loi de programme qu'il prépare. C'est le monde à l'envers. Debré : « Il faut faire pour la recherche plus que le Plan n'a prévu. J'ai réfléchi à la façon de faire. J'hésite entre deux formules. La première consisterait à affecter à la recherche scientifique, pour les trois ans (1967-1969) qui seraient couverts par une loi de programme, ce qui était prévu dans le Plan pour les quatre ans qui restent (1967-1970), mais en prélevant alors sur ces trois années les crédits relatifs à l'électronique. « Ou alors une formule plus franche : faire une loi de programme pour les quatre années de 1967 à 1970. Le programme et le Plan portant sur la même période, il sera facile de faire apparaître que l'on dépasse les prévisions du Plan. Qu'en pensez-vous ? » L'horizon s'éclaire. Je lui demande un petit délai de réflexion. Les crédits de la recherche seraient augmentés, d'un an sur l'autre, de 60 % — ce que l'on n'avait jamais vu 3. Cher Michel Debré, il a foi dans la recherche. Il m'appuie de toute sa passion. Les projets pourront avancer à vive allure. « Les grandes lignes du plan Calcul sont arrêtées » Élysée, Conseil restreint du 19 juillet 1966. Le Conseil est consacré aux problèmes posés par le développement des secteurs de pointe : espace, calculateurs électroniques, aéronautique, grand accélérateur d'Orsay. Sur les calculateurs, Ortoli 4 présente son rapport, un modèle du genre, qui fait l'objet d'un débat nourri. Le Général conclut : « Le rapport présenté par le commissaire général au Plan est approuvé. Les grandes lignes du plan Calcul sont arrêtées. Il sera institué auprès du Premier ministre un délégué interministériel. Il sera le seul habilité à traiter avec les industriels au nom du gouvernement. Il coordonnera les achats des administrations et du secteur parapublic. Il harmonisera les efforts de recherche. Il mettra au point un "recyclage" des ingénieurs. « En fait, nous allons créer cette industrie de l'informatique, puisque l'initiative privée n'en a pas été capable. « Le délégué, il faut qu'il ait un titre autre qu'électronique. Il aura un rôle vis-à-vis des groupes industriels, un rôle dans la formation des hommes. Il devra veiller sur la commission des équipements administratifs. Il faudra que cet homme connaisse le commerce et l'industrie. Il aura aussi pour tâche de développer l'enseignement des disciplines scientifiques nécessaires à la fabrication et à l'utilisation des calculateurs. Un Institut d'informatique et d'automatique sera créé et placé sous sa présidence. » 1 Le mot calculateur ou calculatrice était le plus souvent employé à l'époque. Le terme d'ordinateur, déjà utilisé, ne s'est vraiment imposé que plus tard. 2 Voir C'était de Gaulle, t. II, Ire partie, ch. 12. 3 Et qu'on ne devait plus revoir. 4 Commissaire général au Plan. Chapitre 8 « C'EST MAGNIFIQUE !... C'EST UNE RÉSURRECTION ! » J'ai rejoint directement à Tahiti le Général, qui y arrive après le long voyage qui l'a conduit à Djibouti, en Éthiopie, au Cambodge pour le discours qu'il a fait dans le stade de Phnom Penh, en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides. Ce qui l'amène en ce bout du monde, c'est sa volonté d'assister à l'explosion d'une bombe atomique. Il a voulu voir de ses yeux l'aboutissement de tant de recherches secrètes, de propos publics, et d'efforts imposés à la nation pour lui assurer l'indépendance. « Les journalistes n'aiment que l'anecdote » À bord du croiseur De Grasse, premier jour, 9 septembre 1966. Nous avons embarqué sur le croiseur De Grasse, lui, Messmer et moi. Pendant la première journée, nous faisons route vers l'atoll du site de tir. Au dîner, le Général se félicite qu'il n'y ait pas de journalistes à bord : « Nous sommes, Dieu merci, entre serviteurs de l'État... Les journalistes n'aiment que l'anecdote. Ils ont l'esprit de détail. » Je n'approuve pas ce reproche. L'anecdote permet d'éclairer l'analyse et de soutenir l'attention. Si, en outre, elle met l'accent sur un de ces « petits faits caractéristiques » chers à Taine, elle sollicite le raisonnement mieux que des généralités abstraites. Pourtant, le puissant esprit de synthèse du Général ne pardonne pas aux journalistes de s'attarder aux détails, et souvent de s'y noyer. Devant le silence qui suit ce jugement sans appel, je me hasarde à avancer : « Mais, mon général, un journaliste sert à ses lecteurs ce que ses lecteurs lui demandent. Il ne serait pas lu s'il n'allait pas à la rencontre de leurs attentes. Il doit les entraîner vers des sujets difficiles à partir d'exemples faciles. Si Jésus captait l'attention et si les Évangiles représentent le tirage le plus élevé de toute l'Histoire, c'est qu'il s'exprimait par paraboles. » (Chaque fois que mon propos frise l'irrespect, je rajoute « mon général », en signe de révérence envers le personnage historique.) Il persiste et clôt le débat : « De minimis non curat praetor... nec historicus 1. » Il vient d'inventer la formule pour les besoins de la cause. Son idée est la même pour l'homme d'État ou l'historien : ils ne doivent pas se noyer dans l'accessoire, mais, de haut, embrasser l'essentiel. Le Général est là pour faire l'Histoire, pas pour remplir les colonnes des journaux. « L'armée, c'est une machine qui tourne... Vos scientifiques ont des états d'âme » Au café, je provoque le Général : « Dans le centre d'essais du Pacifique, l'armée et la marine assurent le transport, la logistique, la sécurité. Mais la seule partie utile, ce sont les chercheurs et les ingénieurs du Commissariat à l'énergie atomique, qui préparent les expérimentations, prennent les mesures, font les calculs, fabriquent les bombes. Pourquoi avez-vous donné le commandement à ceux qui ont un rôle secondaire et placé en subordination ceux qui ont le rôle principal ? GdG. — Je l'ai fait pour des raisons impératives, figurez-vous. D'abord, parce qu'après l'affaire d'Algérie, il fallait donner à l'armée un but qui la rassemble et qui l'incite à se moderniser. Et puis, les militaires ont le sens de la discipline. Si l'un fait défaut, un autre sort immédiatement de l'ombre pour le remplacer. L'armée, c'est une machine qui tourne ; toutes les pièces de rechange sont là. AP. — Il me semble que cette machine vit sur elle-même. On pourrait appliquer à ce centre d'essais la parabole de Saint-Simon. Vous avez deux cents chercheurs du CEA pour cinq mille militaires. Supprimez les deux cents chercheurs, il n'y aura pas d'essai. Supprimez les cinq mille militaires, les essais se dérouleront quand même. GdG (il n'embraie pas sur la parabole). — Peut-être qu'il y a un peu trop de militaires, en effet. Notamment, la Légion. Mais ne vous faites pas d'illusions sur vos scientifiques ! Ils ont des états d'âme. On n'est jamais sûr qu'ils iront jusqu'au bout. Ce sont des individualistes, quand ce ne sont pas des esprits forts. Ils n'aiment pas s'insérer dans une hiérarchie. Ils sont velléitaires. On ne peut rien faire sans eux, mais on ne peut pas vraiment compter sur eux. » À bord du De Grasse, deuxième jour, samedi 10 septembre 1966. Tôt le matin, j'ai une longue conversation avec lui sur les éventualités politiques de l'année prochaine 2. Avant le déjeuner, le Général dit à Messmer devant moi : « Tous ces marins font bonne impression. Ils ont l'air patriotes et ardents... Ils reviennent de loin. Heureusement, il y avait, pendant la guerre, l'École navale de la France libre. Elle était en mer, on ne s'y perdait pas en théories, on y apprenait à se battre. Et puis, elle ne mijotait pas dans le jus de la marine de Darlan, la marine de Gensoul qui a préféré se faire écraser dans la souricière de Mers-el-Kébir plutôt que d'aller s'embosser à Fort-de-France comme le lui proposaient les Anglais, la marine de Godfroy qui s'est empaillée à Alexandrie, la marine de Laborde qui s'est sabordée à Toulon. » Amiral Lorain : « Tir réussi, dix fois la bombe d'Hiroshima » À bord du croiseur De Grasse, troisième jour, dimanche 11 septembre 1966. 5 heures du matin. Le commandant Besnault me réveille en tapant à la porte de fer de ma cabine : « Cette fois, c'est bon, météo excellente, vents calmes, tir dans une heure. Rendez-vous sur le pont avec le Général dans une demi-heure. » Une demi-heure après, le Général, Pierre Messmer, Pierre Billotte 3 et moi, revêtons une combinaison spéciale. On nous précise qu'à dix kilomètres (on ne nous fait pas prendre de risques), elle nous protégera d'éventuelles retombées. Nous voilà sur la passerelle de commandement. Pas un nuage dans le ciel. La lueur rose à l'est se fait de plus en plus vive, puis le disque du soleil apparaît, rasant les flots apaisés. Le croiseur avance de toute la puissance de ses moteurs. En quelques minutes, les vagues sont passées du noir au bleu de nuit, puis au bleu turquoise. La lumière irise leur crête. À la jumelle, on aperçoit le ballon captif, en forme de dirigeable, auquel est suspendue la bombe. On distingue la nacelle, et même les câbles qui retiennent l'engin et qui, dans quelques minutes, vont se volatiliser. Le croiseur fonce dans sa direction. Le ballon grossit à vue d'œil. Une minute avant six heures, on nous fait nous retourner, malgré nos lunettes noires et les compresses que nous retenons avec les mains. Si nous regardions dans la direction de l'explosion, nous risquerions d'être aveuglés par une lumière « équivalente à celle de dix mille soleils». Le compte à rebours commence : dix, neuf... À l'instant zéro, une vive chaleur me brûle la nuque. Ce n'est pas l'onde de chaleur dégagée par l'explosion, qui ne parviendra qu'une demi-minute plus tard, en même temps que le fracas de l'explosion : c'est la chaleur instantanément propagée par la lumière elle-même. Quand nous nous retournons, des rougeoiements d'incendie s'éteignent peu à peu. Un champignon s'élève, tout blanc dans le bleu du ciel. Nous le regardons longtemps s'épanouir, puis s'effilocher. L'amiral Lorain vient nous annoncer : « Tir parfaitement réussi ; puissance : dix fois la bombe d'Hiroshima. » Le Général est dans un état où je ne l'avais jamais vu. Il donne libre cours à sa joie. Lui qui d'ordinaire s'interdit de laisser paraître aucune émotion, il exulte. Il s'écrie d'abord : « C'est magnifique ! » Puis, il me semble l'entendre dire à voix basse, comme se parlant à lui-même : « C' est une résurrection ! » Je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire et sur le moment, en présence de mes deux collègues, n'ai pas osé lui demander d'explications. « Que nous fassions péter nos bombes à leur barbe, ça leur fait l'effet d'une insulte » L'amiral Lorain nous apprend un peu plus tard qu'un prétendu « chalutier » soviétique, évidemment bourré d'appareils électroniques, croisait au large de Mururoa, tandis qu'un avion américain traversait le nuage radioactif que les vents poussent à partir du champignon. En outre, un sous-marin américain ou peut-être anglais est sans doute dans les parages. Ils font des prélèvements pour savoir à quel point nous en sommes dans nos recherches. Le Général, toujours imperturbable devant des subordonnés qu'il ne connaît pas, ne répond pas à l'amiral, comme s'il n'avait pas entendu. Un moment après, il dit à Billotte — dont la femme, il le sait bien, est américaine — et à moi : « Ils sont tout de même étonnants, ces Anglo-Saxons ! Que les Russes, qui sont nos adversaires virtuels, envoient un prétendu chalutier pour connaître la puissance de nos bombes, on ne peut pas le leur reprocher, ils font leur travail. Mais que nos alliés nous espionnent comme ils le feraient d'un adversaire, c'est un peu fort de café ! « En réalité, ils sont toujours les mêmes. Pendant la guerre, ils préféraient que Saint-Pierre-et-Miquelon, la Martinique et la Guadeloupe restent à Vichy, au risque de servir d'escales aux sous-marins allemands, plutôt que de les laisser reprendre par la France libre. « Pourtant, ils savaient parfaitement que le radiotélégraphiste de Saint-Pierre envoyait sans arrêt des messages à Vichy pour renseigner les Allemands sur la météo et sur les mouvements des navires. Seulement, ils devinaient que si nous mettions la main sur ces îles, elles resteraient françaises ; tandis que si elles étaient fidèles à Vichy, c'est-à-dire aux Allemands, ils pourraient les confisquer, mine de rien, à la fin de la guerre. « Aujourd'hui, ils considèrent que le Pacifique est un océan anglo-saxon, avec la Californie, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, Hong-Kong, Hawaï, Fidji, etc. ; sans compter leurs innombrables satellites, à commencer par le Japon et Formose. Ils ne peuvent pas supporter que la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie restent françaises ; ils ont oublié les services qu'elles leur ont rendus pendant la guerre pour renverser le cours des choses dans le Pacifique. Que nous fassions péter nos bombes à leur barbe, ça leur fait l'effet d'une insulte, dès lors que nous n'acceptons pas d'être leur satellite. » « Ainsi, nous avons nargué les deux superpuissances symétriquement » Un silence, puis il reprend : « C'est plutôt flatteur d'être espionnés par des chalutiers russes et par des avions américains. C'est quand même extraordinaire qu'ils ne puissent pas supporter, les uns et les autres, que nous acquérions les moyens de notre indépendance. » Cette nouvelle redouble la bonne humeur du Général. « Ainsi, nous avons nargué les deux superpuissances symétriquement. Chacune essaie de nous espionner. Et aucune ne peut nous empêcher de continuer. » Puis le Général disparaît dans sa cabine. Curieusement, il est fort peu expansif le reste du jour, à la différence des deux journées précédentes. Voulait-il exercer sa maîtrise sur lui-même, pour compenser le moment d'exaltation auquel il s'était laissé aller ? Reprendre sa distance par rapport à ceux qui avaient été témoins de cet instant d'abandon ? Ou encore, la certitude d'avoir raison contre tous, que lui avait injectée cette expérience réussie, le faisait-elle remonter sur le pic hautain où il retrouvait son rêve d' orgueil ? Il n'est pas sorti de sa cabine, jusqu'au déjeuner. À table, il a été laconique au point que le silence s'appesantissait sur ses invités paralysés. Quand, dans l'après-midi, il est descendu de l'échelle de coupée à Mururoa, la rumeur a vite couru : « Il est d'une humeur massacrante. » Alors qu'apparemment, il a toutes les raisons de l'avoir excellente... Pompidou n'a pas tort de dire que le Général est « spécial ». Nous nous baignons dans le lagon de Mururoa, dont l'eau ne joue qu'avec le rayonnement du soleil. Histoire de pouvoir le raconter, et d'essayer de dissiper le fantasme des obscurantistes. Mais comment lutter contre des fantasmes ? 1 « Ni le chef ni l'historien ne se préoccupent des détails. » Au précepte latin bien connu, le Général a ajouté « ni l'historien ». 2 Voir plus haut, Ire partie, ch. 12, « Vous me voyez installer Mitterrand à Matignon ? » 3 Ministre d'État chargé des départements et territoires d'outre-mer. Chapitre 9 « MURUROA, ÇA RÉCAPITULE TOUT CE QUE NOUS AVONS ESSAYÉ DE FAIRE DEPUIS VINGT-SIX ANS » L'après-midi du 11 septembre 1966, nous avons rejoint Hao. Dans la soirée, nous volons en direction des Antilles. Nous voici sur le chemin du retour et c'est à peine si le Général a besoin de questions pour parler. Au-dessus du Pacifique, dimanche 11 septembre 1966. GdG : « Voyez-vous, l'indépendance nationale, rien ne vaut ça ! Il ne faut pas regretter que nos partenaires aient repoussé le plan Fouchet. Si nous avions dû conférer au préalable avec nos cinq partenaires, sans parler des Anglais, avant de prendre une initiative en politique étrangère, nous n'aurions jamais rien pu faire ! Nous aurions été mis en minorité par les autres à tous les coups. Croyez-vous que nous aurions pu décider de reconnaître la Chine ? On nous aurait démontré qu'il fallait attendre que les États-Unis la reconnaissent d'abord. Croyez-vous que nous aurions pu sortir de l'OTAN ? Que j'aurais pu prononcer le discours de Phnom Penh ? Nous nous serions usés en parlotes. Il y aurait eu des fuites, des pressions des Américains, conjuguées avec celles de nos partenaires. La presse se serait déchaînée contre moi avant que j'aie rien pu faire. Non, non, rien n'est plus précieux que de rester indépendant. La supranationalité, le fédéralisme, toutes les velléités de mise en cause de notre souveraineté, ce sont des menaces contre lesquelles il faut lutter, il faudra sans cesse lutter. » « Les Américains sont des Anglais qui ont voulu vivre leur vie quand ils sont devenus grands » Nombreux sont les gens qui s'imaginent que nous suivons le Général parce que son prestige nous en impose au point que nous le croyons infaillible. Quelle erreur ! Il n'est pas infaillible. Mais il est original. Il n'énonce rien qui ne soit en conformité avec la cohérence de sa pensée. Il pousse ses idées jusqu'au bout de leur logique. Il les ordonne avec clarté parce qu'il a pris l'habitude de les écrire. Il les impose par la vigueur de son esprit. Il les énonce comme s'il les récitait. Elles acquièrent une force de conviction à laquelle il est difficile de résister. Il sait ce qu'il veut. Chacun, en France, le devine. Et le monde sait ce que veut la France. AP : « Si les Anglais entraient dans le Marché commun, nous formerions une coalition plus forte, sans perdre notre indépendance. GdG. — Ne croyez pas ça. Entre les Américains et nous, les Anglais se sentiront toujours plus proches des Américains. Les Américains sont des Anglais qui ont voulu vivre leur vie quand ils sont devenus grands. Mais ils restent frères. Les Allemands ne se sont opposés à nous que depuis trois guerres. L'Angleterre, c'est depuis de longs siècles. Elle est plus dangereuse pour nous que l'Allemagne. Les Anglais ne nous ont jamais aimés. Ils ne voulaient entrer dans le Marché commun que pour le couler de l'intérieur. D'ailleurs, les Anglais sérieux reconnaissent que j'avais raison et que l'Angleterre n'était pas faite pour entrer dans le Marché commun. AP. — Quand même, depuis Waterloo, nous ne nous sommes heurtés aux Anglais qu'à Fachoda et à Mers-el-Kébir ? GdG. — Vous savez, il ne faut pas leur reprocher Mers-el-Kébir. En 40, nous avions une bonne marine. Si elle s'était jointe à la marine allemande, elles auraient pu ensemble, avec la maîtrise de l'air qu'avaient les Allemands, permettre un débarquement de la Wehrmacht, qui n'aurait rien trouvé devant elle. Pas un canon sur la côte. Comment se seraient-ils battus sur leurs collines ? À coups de bâton ? L'affaire aurait été vite réglée. C'est pourquoi Churchill ne pouvait pas accepter la menace que notre flotte faisait peser sur l'Angleterre. C'est comme en 1805. Si notre flotte n'avait pas été battue à Trafalgar, Napoléon aurait débarqué en Angleterre et la question anglaise aurait été résolue pour toujours. Il s'en est fallu de peu, ces deux fois. « Pour les Anglais, la maîtrise des mers était la condition de leur survie. La supériorité navale était affaire de vie ou de mort. Nous, au contraire, notre destin était sur le continent. Nous n'avions une flotte que pour la gloire. « Il n'est pas acceptable que l'Allemagne ait la bombe atomique » AP. — Mais aujourd'hui, bien que les Anglais aient une force de dissuasion nucléaire, nous ne nous sentons pas du tout menacés par elle. Alors que vous ne voudriez pas, malgré la réconciliation franco-allemande, que les Allemands aient la leur ? GdG. — Pour la France, il n'est pas acceptable que l'Allemagne ait la bombe atomique. D'ailleurs, il n'est pas non plus dans l'intérêt de la France qu'elle redevienne un État centralisé comme le Reich, ni qu'elle retrouve ses anciennes frontières, ni qu'elle soit réunifiée. Ça nous arrange qu'elle soit coupée en deux, qu'elle soit fédérée en onze Länder, qu'elle soit cantonnée dans les frontières de 1945, qu'elle n'ait qu'une armée conventionnelle. La réunification, nous ne pourrions pas l'empêcher, si un jour les Russes cessaient d'y faire obstacle ; et nous n'en aurions pas le droit, puisque c'est dans la nature des choses qu'elle se fasse, à la fin des fins. Mais tant que l'Union soviétique tiendra debout, elle ne voudra pas en entendre parler. En revanche, un armement atomique, nous ne le leur permettrons jamais ! Nous leur rentrerions dans le chou ! Admettre qu'ils se réarment nucléairement, ce serait beaucoup plus grave encore qu'en 36 d'admettre qu'ils occupent la rive gauche du Rhin ! Pour ce peuple guerrier, ce serait une formidable tentation ! « Ce que nous aurons fait de mieux, ç'a été d'empêcher deux fois la guerre civile » « Finalement, ce que nous aurons fait de mieux (il veut dire : " ce que j'ai fait de mieux"), ç' a été d'empêcher deux fois la guerre civile. À la Libération, parce que nous avions devancé les communistes dans la Résistance et que nous avions pu prendre nos précautions pour les neutraliser. Sans quoi, ils se seraient emparés du pays. Ils n'auraient peut-être pas pu conserver le pouvoir très longtemps, mais il aurait fallu un carnage pour le leur arracher. Et en 58 et les années suivantes, la IVe n'aurait pas eu le coffre de bloquer l'armée et de mettre les généraux au clou 1 ... Vous savez, rien ne laisse de traces aussi profondes dans un peuple que les guerres civiles. » Il plonge dans un silence profond. Deux fois, trois fois, il veut bien en sortir en rebondissant sur mes questions ou mes répliques ; mais il vient un moment où il faut comprendre que, pour lui comme pour Vigny, « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ». Le lendemain matin, nous faisons escale en Guadeloupe. « Que les Américains se retirent la tête haute, tant qu'ils sont maîtres du terrain » Au-dessus de l'Atlantique, 12 septembre 1966. Après le décollage de Pointe-à-Pitre, il me fait venir près de lui. « Allez au confessionnal », me dit gaiement Pierre Messmer, qui vient lui-même d'y passer. Le Général me demande mes impressions sur le voyage. Je lui dis ma satisfaction, tout ayant marché conformément aux prévisions. Puis je lui retourne la question : « Dans ce tour du monde, qu'est-ce qui vous a paru le plus utile ? GdG. — Tout était utile. Djibouti : parce qu'il faut mettre les habitants du territoire au pied du mur. Ou ils veulent rester dans la République, ou ils veulent la quitter. S'ils veulent y rester, nous leur ouvrons les bras, mais nous remettons de l'ordre. S'ils veulent l'indépendance, nous ne les retiendrons pas une seconde et je leur souhaite bien du plaisir, avec leurs voisins de Somalie prêts à les engloutir et les Éthiopiens prêts à les dépecer ! Nous allons organiser un référendum et nous en aurons le cœur net. « Addis-Abeba : le vieil Empereur fait tenir tranquille toute la corne de l'Afrique. Quand il disparaîtra, ce qui finira bien par arriver, toute la région volera en éclats, et peut-être l'Éthiopie elle-même. Il valait la visite. « Phnom Penh : parce qu'il fallait proclamer à la face du monde qu'il n'y a de paix possible en Indochine qu'à condition que les deux supergrands ne la transforment pas en champ clos de leurs rivalités. Et puisque les Américains, depuis quatre ans que nous le leur répétons inlassablement mais discrètement, s'obstinent à s'engager de plus en plus dans cette guerre, il fallait bien le leur dire publiquement, pour que l'opinion en prenne conscience. Leur propre intérêt, l'intérêt de l'Indochine et l'intérêt de la paix dans le monde, c'est qu'ils se retirent la tête haute tant qu'ils sont maîtres du terrain, comme nous l'avons fait en Algérie. Alors que, s'ils continuent à s'engluer, viendra un jour où ils seront battus et humiliés comme nous l'avons été à Dien Bien Phu. « La Nouvelle-Calédonie : parce qu'il faut que le Président de la République n'oublie pas de s'y rendre, pour affirmer la présence française, pour maintenir le contact avec les Canaques, pour avoir à l'œil les Caldoches. « Les Nouvelles-Hébrides, pour les arrimer un peu plus à nous ; alors que si nous n'y prenions pas garde, elles risqueraient de basculer du côté du Commonwealth quand le condominium franco-anglais prendra fin 2. « Tahiti : parce qu'il fallait faire comprendre aux Polynésiens qu'ils sont associés à une entreprise qui va jouer un rôle décisif dans leur développement. « Mururoa : parce que c'est la preuve éclatante que, quand la France se lance dans une grande cause nationale, elle peut la réussir. « La Guadeloupe : parce qu'il faut de temps en temps aller réchauffer le sentiment français des insulaires. Sinon, la mer les éloigne. AP. — S'il n'y avait eu qu'une de ces étapes, laquelle auriez-vous choisie comme la plus importante ? » Je ne doutais pas qu'il allait me répondre : Phnom Penh ; ne serait-ce qu'à cause du scandale retentissant que son discours avait provoqué et de la jubilation qu'il devait en ressentir. « Mururoa, ça veut dire l'invulnérabilité, donc la paix » GdG : « Mururoa, évidemment ! La bombe résume tout ce que nous avons essayé de faire. Elle signifie que le défi est relevé. Jean Monnet considérait que la construction européenne était impossible sans l'égalité de droits entre la France et l'Allemagne ; et puisque les Soviétiques ne permettraient jamais que les Allemands se dotent de l'arme atomique, cet interdit s'étendrait à la France. La CED aurait entériné cette abstinence atomique. La France avait les moyens de la bombe, mais elle aurait dû y renoncer parce que l'Allemagne avait été battue ! Sur les moyens aussi, nous avons relevé le défi. Eisenhower m'avait dit : " Ça vous coûtera trop cher, vous n'y arriverez pas." Les satellites des Américains en Europe et dans le monde, l'opposition en France aux ordres des Américains, répétaient à l'envi que nous n'en étions pas capables. Mitterrand et Lecanuet raillaient la "bombinette ". Et nous produisons en série des bombes dix fois plus puissantes que celle d'Hiroshima, et nous sommes capables de les porter à destination. Mururoa, ça veut dire qu'aucun pays ne pourra s'attaquer à la France, parce que le risque que courrait un agresseur serait incommensurablement supérieur à l'enjeu que nous représenterions pour lui. Qui s'y frotte s'y pique et se condamne à mort. Mururoa, ça veut dire l'invulnérabilité, donc la paix. C'est une situation que nous n'avions jamais connue dans notre histoire. Nous y sommes arrivés tout seuls, sans aide, et même avec l'hostilité active des Américains et l'hostilité passive des Russes. Alors que les Anglais y sont arrivés avec l'aide américaine, les Russes en espionnant les Américains et les Anglais, et les Chinois avec l'aide russe ! La preuve est faite que la France peut se hisser par ses propres moyens au niveau des plus grands. Nous sommes capables d'exister par nous-mêmes. Nous avons un État digne de ce nom. « Et en outre, c'est la justification de l'élection populaire du Président. Seul un homme incarnant la souveraineté populaire pourra engager le destin national. Un Président désigné par le système des partis n'aurait jamais la capacité de presser sur le bouton. La dissuasion cesserait aussitôt d'être crédible. « Oui, Mururoa, ça récapitule tout ce que nous avons essayé de faire depuis vingt-six ans. Et ça offre une chance que le pays ne retombe pas au fond du ravin quand je ne serai plus là. » Vingt-six ans ? Je fais mentalement le calcul : 66-26 = juin 40. AP : « C'est pour ça que vous avez parlé de résurrection quand on vous a dit que le tir était réussi ? » Le Général a l'air un peu surpris, puis répond : « Oui, c'est une résurrection. Mais elle ne sera complète que si nous fabriquons la bombe H. Tâchez donc de faire avancer les choses. » Je n'ose pas encore lui dire ce que j'ai appris à Hao. De janvier à septembre, on m'a répété que les expériences en Polynésie seraient thermonucléaires ou, en tout cas, « mettraient en jeu des réactions thermonucléaires ». On me promettait des tirs mégatonniques. Or, il faut se rendre à la raison, aucun tir de cette campagne n'a été ni ne sera de nature thermonucléaire. On m'avoue à Hao qu'il ne s'agit que de « bombes A dopées ». On pourra les doper encore plus l'an prochain, mais ce n'est pas la bombe H, dont on n'a toujours pas découvert le principe. « Les Français sont des déprimés permanents » La résurrection suppose la mort. Peut-être songe-t-il à cette alternance quand il reprend la parole après un long silence. GdG : « L'État est fait pour stimuler les citoyens, et le Président est fait pour stimuler l'État. « Les Français sont un peuple fort, mais ils ne le savent pas. Ils peuvent surmonter leurs difficultés, relever les défis, faire des bonds en avant. Mais ils n'y croient pas, tant qu'on ne les en a pas convaincus. Ce sont des déprimés permanents. C'est le rôle du Président de la République de les sortir de là, de leur faire sentir leurs capacités, de leur donner confiance en eux-mêmes, pour les amener à organiser leur existence de manière qu'ils puissent donner le meilleur d'eux-mêmes. » « Personne ne pourra plus désormais attaquer la France » Conseil du 15 septembre 1966. GdG : « Nous venons de faire un tour du monde. » Il parle de ce qui concerne l'attitude des territoires et des peuples visités 3. Puis il vient à ses réflexions sur les tirs nucléaires: « Quant à la bombe, j'ai pu constater la dimension de l'entreprise et l'efficacité de l'organisation sur le terrain. L'ensemble est saisissant. Le personnel est ardent et cohérent. Le fonctionnement est tout à fait satisfaisant. Cela étant, et Pierrelatte s'achevant, le moment vient, dans quatre ans, où nous aurons un arsenal militaire complet, ce qui signifie que personne ne pourra plus désormais attaquer la France. Aux commentateurs, qui ne manquent pas, d'en tirer la conclusion. » « Dans quatre ans » : mais il parle de la fabrication en série du système d'armes. Rien n'est donc changé, ni dans son esprit, tel qu'il me l'avait révélé, ni dans les dispositions désormais officielles qu'il prend : les armes en 1970, cela signifie les expériences en 1968. Je frémis en pensant qu'il nous reste seulement un an pour définir les expérimentations de 1968 ; alors que le « truc » n'est toujours pas trouvé. Mais la confiance du Général dans le génie collectif de la France et des Français a quelque chose d'attendrissant. Messmer : « Chaque tir est une véritable opération aéronavale » Au Conseil suivant, le 21 septembre 1966, Messmer et moi faisons une communication combinée. Messmer indique que chaque tir est une véritable opération aéronavale, qui mobilise une grande partie de la flotte française. Je précise l'importance des retombées scientifiques et techniques : « Nos équipes sont de premier ordre, très jeunes, fières de réussir seules ce que d'autres puissances n'ont pu faire qu'avec l'aide de l'étranger. Nous espérons que les expériences qui suivront mettront en jeu un début de réaction thermonucléaire. (Je ne dis rien, naturellement, de mes inquiétudes sur le fait qu'on ne sait toujours pas dans quel sens il faut aller.) « Elles seront moins propres que les précédentes. Elles ne présentent aucun danger pour aucune population, mais les détecteurs, beaucoup plus sensibles qu'il y a un an, peuvent nous exposer à des retombées politiques aux Nations Unies. Il ne faudra pas s'en émouvoir. Francis Perrin, avec toute l'autorité qui s'attache à son nom, a pu dire que si la radioactivité doit monter en Polynésie, c'est parce que les gens achètent de plus en plus de montres phosphorescentes. » « Khrouchtchev m'a dit: " La bombe, vous savez, c'est très cher " » Évidemment, « ça coûte cher ». Le Général est le premier à le savoir. Eisenhower le lui a dit 4. Les Russes le lui ont dit aussi. Au Conseil du 6 juillet 1966, après son voyage en URSS, il nous raconte une anecdote, sans commentaire. GdG : «Le 25 juin, au Cosmodrome soviétique, j'ai dit à MM. Brejnev, Kossyguine et Podgorny, qui étaient avec moi dans la même voiture, que nous allions incessamment faire au Pacifique des expériences atomiques. Je leur ai raconté que, lors de la visite de Khrouchtchev en 1960, alors qu'il était avec moi à Rambouillet, je lui ai dit : "Nous avons procédé ce matin au Sahara à notre deuxième explosion atomique. Tout a très bien marché. Je tiens à vous le dire afin que vous ne l'appreniez pas par les journaux." M. Khrouchtchev m'a répondu textuellement: "Je comprends votre joie. Nous-mêmes avons éprouvé la même en d'autres temps. Mais, vous savez, c'est très cher." Mon récit n'a provoqué aucune réaction de la part de mes interlocuteurs, sauf celle-ci : "Ah oui ! C'est très cher ! " » « C'est très cher », même pour les Américains, même pour les Russes. Pour eux, c'est le prix d'une paix qu'ils auraient pu s'assurer à bien moindre coût, en renonçant à leurs visées impériales antagoniques. Mais pour nous, face à ces visées impériales, c'est le prix de l'indépendance. 1 On attendrait au trou ou au gnouf. Mais le Général est coutumier de cette approximation (voir C'était de Gaulle, t. II, Ire partie, ch. 8). 2 C'est précisément ce qui se produira au moment de l'indépendance des Nouvelles-Hébrides, en 1980, devenu alors l'archipel de Vanuatu. Aucun Président de la République ne s'y était rendu depuis 1967. 3 Voir plus loin, IIIe partie, ch. 4. 4 Voir plus haut, p. 148. Chapitre 10 « IL NE FAUT PAS QUE MON VOYAGE EN RUSSIE SOIT UN FEU DE PAILLE » Salon doré, 22 septembre 1966. Je dois aller en Russie, pour mettre en vigueur les deux accords-cadres signés lors du séjour du Général à Moscou trois mois plus tôt. Il s'informe et me donne ses instructions sur les quatre domaines de cette coopération. « Tout ça, ce sont des chimères de scientifiques » AP : « Il y a d'abord l'espace : un satellite scientifique, un autre de télécommunications, un autre de météorologie. Ce dernier ne pose aucun problème : recherches peu coûteuses bien qu'intéressantes. En revanche, pour le satellite scientifique, le prix est énorme : 110 millions. GdG. — Tout ça, ce sont des chimères de scientifiques. Ce satellite scientifique, qu'est-ce que nous pouvons en attendre ? Qu'est-ce qu'il peut nous rapporter ? AP. — C'est de la science fondamentale et on ne peut jamais savoir d'avance ce qu'on en obtiendra. Peut-être rien, peut-être des découvertes qui vont bouleverser de tout autres domaines que celui où l'on cherchait. Enfin, je serai réservé. Sur le satellite de télécommunications aussi. La densité des télécommunications entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale ne justifie pas un système à part de télécommunications. GdG. — Ce que vous me dites ne me surprend pas. Sur tout ça, nous n'avons rien à cacher aux Russes. Nous n'avons qu'à leur dire la vérité. Nous n'avons pas beaucoup d'argent. Nous faisons de la coopération avec les Américains et nous avons encore beaucoup à apprendre. C'est également l'intérêt des Russes que nous ne nous coupions pas du reste du monde occidental. Les propositions soviétiques sont arrivées trop tard pour les gros lanceurs, car nous étions déjà pris par ELDO, et nous avions fait de telles dépenses qu'il aurait été absurde de ne pas aboutir à quelque chose (j'enregistre le satisfecit tardif) ; trop tard aussi pour les télécommunications, puisque nous sommes liés aux Américains par Intelsat 1 jusqu' à la fin de 1969. Mais dites-leur que tout ce qu'ils nous ont proposé, à la fois comme gros lanceurs et comme coopération en matière de télécommunications, nous intéresse beaucoup. Bien que nous ne puissions pas en profiter avant 1969, rien ne nous dit que nous n'en profiterons pas ensuite. Il faut travailler dans ces perspectives. La coopération spatiale avec les Russes nous intéresse. Elle représente quelque chose qui peut avoir beaucoup d'avenir. « Cependant, ne leur cachons pas non plus que nous avons l'intention d'arriver un jour à faire notre lanceur bien à nous. « Et la chambre à bulles, ils nous la paieront, j'espère ? » AP. —Deuxième domaine, la coopération atomique : la chambre à bulles 2 que nous aurons à faire à Serpoukhov, autour du grand accélérateur que construisent les Russes, mais qui devrait nous permettre une large coopération, à condition que les relais et l'échange de chercheurs soient décidés dans des conditions favorables. GdG. — Mais tout cela avait bien déjà été entendu ? Nous avions bien signé un accord et même plusieurs accords ? AP. — Oui, mais il faut toujours réchauffer le plat. GdG. — Et la chambre à bulles, ils nous la paieront, j'espère ? On ne leur donne tout de même pas ça pour rien ? » Je le rassure et aborde les autres points : la coopération scientifique et technique, la télévision en couleur, où il s'agit de mettre en route la production industrielle des récepteurs. Le Général conclut. GdG : « En somme, voyez-vous, dans toutes ces affaires, soyez cordial et positif. Il ne faut pas que mon voyage soit un feu de paille. Il faut qu'il ait des suites. La coopération franco-soviétique, c'est une grande affaire. Il faut que ça aboutisse. Pour la télévision en couleur, ça n'a pas mal marché 3. Dans tous les domaines, il faut que ça se développe. C'est par ce biais qu'on aboutira à des échanges et qu'on arrivera à surmonter la politique des blocs. » Je signale au Général que Zorine 4, m'ayant invité à déjeuner, s'est montré très positif et très désireux de faire en sorte que les accords signés ne restent pas lettre morte. GdG : « Il a raison ! Il faut aller de l'avant ! C'est pourquoi je l'ai convoqué pour demain, pour lui rappeler que j'avais invité, lors de mon voyage à Moscou, le trio Brejnev, Kossyguine et Podgorny. Je lui demanderai quelles suites ces trois lascars comptent donner à cette invitation. Gardez ça pour vous, mais il est important que ça ne traîne pas. Je voudrais qu'ils viennent avant la fin de l'année, en tout cas l'un des trois. » Ce sera Kossyguine. « Si on ne retient pas vos atomistes, ils feront encore dix essais par an pendant trente ans » Je questionne le Général sur ce qu'il avait à l'esprit quand il a parlé à Tahiti de l'avenir océanique de la Polynésie. GdG : « Eh bien, il y a beaucoup à faire pour explorer, pour exploiter les océans. Il y a là-bas des pêcheurs japonais, il n'y a pas de pêcheurs français. Il faut développer tout ce qui concerne les recherches sur l'océan, sur les récifs, sur les lagons, qui sont autant de viviers. Et puis, les sports nautiques qui peuvent, dans la civilisation des loisirs, attirer beaucoup de monde, les hovercrafts qui doivent permettre d'aller très vite d'une île à l'autre. Et il faudrait un Institut d'océanographie à Papeete, ce serait un point d'ancrage à partir duquel d'autres institutions se créeraient. Et peut-être un aquarium comme celui de Nouméa. L'avenir de la Polynésie est sur la mer et dans la mer. Il faut que l'exploitation des océans remplace le Centre d'expérimentation du Pacifique quand il s'en ira... c'est-à-dire dans dix ans, peut-être moins. « Il faudrait faire un plan. À vous de l'élaborer. AP (désarçonné par cette avalanche d'idées). — Je doute que nous ayons épuisé toutes les possibilités de faire des expériences d'ici à dix ans, même si par miracle nous avons nos premières expériences thermonucléaires en 68. GdG. — Oh, je sais bien, vos atomistes, ils trouveront quelque chose à faire. Si on ne les retient pas, ils feront encore dix essais par an pendant trente ans. » 1 International Telecommunication Satellite : satellite américain de télécommunications. 2 Cette dénomination poétique désigne un instrument contenant un gaz liquéfié au sein duquel le passage de certaines particules élémentaires laisse une trace sous la forme de bulles microscopiques. 3 Voir C'était de Gaulle, t. II, IVe partie, ch. 13 à 15. 4 Ambassadeur d'URSS à Paris, successeur de Vinogradov. Chapitre 11 « ILS VOUDRAIENT ABANDONNER LA BOMBE H ? JE M'EN DOUTAIS » Salon doré, 22 septembre 1966. Sa plaisanterie m'amène au sujet majeur : l'avenir des recherches atomiques. AP : « Il faudrait accélérer le rythme de la mise au point de la tête thermonucléaire. Non plus une campagne d'essais tous les deux ans, mais une campagne annuelle : campagnes légères en années impaires (1967, 69 et à la rigueur 71), campagnes lourdes en 1968 et 70. Il faudrait qu'en 70, soit achevée la mise au point de la tête thermonucléaire, pour que nous puissions nous contenter ensuite de tirs souterrains. « Pour ce qui est des tirs souterrains, il faudra en 1969 se préparer à ouvrir un site de manière qu'il soit disponible en 1971. On ne voit à l'heure actuelle que deux possibilités : la Côte française des Somalis ou le Hoggar. Pour ménager ces deux possibilités, il faudrait que la Côte française des Somalis reste dans l'ensemble français : c'est le dernier service qu'elle pourrait nous rendre. Au bout de quelques années d'expériences souterraines, elle aurait justifié les importants sacrifices financiers que nous avons jusqu'à maintenant consentis pour elle sans aucun profit. « Quant au Hoggar, il a fait ses preuves : depuis quatre ans, nous n'avons pas eu d'ennuis politiques ni techniques. N'importe quel centre sera plus lourd à créer et plus difficile à faire admettre à l'opinion, que la réactivation de cet ancien centre. Aussi, ai-je décidé qu'on s'arrange pour que l'évacuation soit accomplie sans empêcher la réactivation. Par exemple, on obstruera les galeries au lieu de les effondrer. « Vous m'entendez : douze mois ! » GdG. — J'approuve cette analyse. Mais je crois bien que si nous renégocions pour la réouverture d'un centre d'expérimentations, Alger voudra obtenir des bakchichs. AP. — En contrepartie, nous pourrions proposer d'avancer de quelques années l'évacuation de Mers-el-Kébir. GdG. — Mais les Algériens seraient très ennuyés que nous quittions Mers-el-Kébir ! Ils regrettent de nous voir partir ! Ils seront désolés de ne plus pouvoir nous faire chanter ! Plus nous restons, plus ils ont de moyens de pression sur nous ! Alors, ce n'est pas une monnaie d'échange que de leur proposer de partir plus tôt d'un autre point. Enfin, nous verrons bien... « Quant à votre calendrier des essais, c'est le contenu qu'il faut accélérer. La première expérience thermonucléaire, ce doit être en 1968, et la fin de la mise au point des armes en 70. Même en Amérique, on s'étonne que ça dure si longtemps ! » Raymond Aron, dans Le Figaro du matin même, a une phrase pour dire que ses amis américains, loin d'être sceptiques devant nos capacités d'atteindre le niveau thermonucléaire, s'étonnent au contraire que nous n'allions pas plus vite. C'est sûrement cette phrase que le Général a retenue. Je lui explique à nouveau que ce n'est pas si facile. On ne pouvait faire de progrès en matière de thermonucléaire, tant qu'on n'avait ni les connaissances, ni l'uranium enrichi en quantité suffisante. Il reprend vivement : « Mais rien n'empêchait de faire avancer les connaissances avant qu'on ait l'uranium enrichi ! Et un an après que Pierrelatte fonctionnera, tout ça devrait être réglé ! Vous m' entendez : douze mois ! » Curieusement, pendant le tour du monde, le Général ne s'est pas montré très incisif sur son exigence thermonucléaire. Comme si la satisfaction intense qu'il avait retirée du tir de Mururoa avait effacé sur le moment ses inquiétudes. Voici donc qu'il revient à la charge. AP : « Mon général, on n'a toujours pas trouvé le dispositif opérationnel capable d'enclencher la réaction de fusion, mais on a fait de gros progrès pour la fission. Les résultats des expérimentations, notamment celle à laquelle vous avez assisté, "Bételgeuse ", sont tels que la Direction des applications militaires se fait fort de mettre au point une bombe A "exaltée". Elle aurait une puissance très supérieure. Bien sûr, ça n'est pas la bombe H, mais c'est quand même une fission nucléaire tellement améliorée que la Direction des applications militaires se demande si cette solution n'est pas la plus adaptée. Elle est à portée de main et elle serait donc plus économique. GdG (vivement). — Mais alors, ils voudraient abandonner la bombe H ? Je m'en doutais. » « Nous aurons perdu notre rang ! » Il s'arrête quelques secondes, comme pour maîtriser sa colère, puis me toise sévèrement : « Il n'en est pas question ! Ils croient que, du simple au double, personne ne verra la différence. Vous vous imaginez que les Américains et les Soviétiques, avec leurs avions sondeurs, leurs chalutiers et leurs sous-marins, ne s'en rendront pas compte ? Ils sauront aussitôt à quoi s'en tenir. Nous serons restés au seuil. Parmi les cinq puissances nucléaires, nous serons la seule à ne pas être arrivée au niveau thermonucléaire. Le secret porte sur le procédé, il ne porte pas sur les résultats ! On ne pourra pas les cacher. Moscou et Washington se chargeront de les faire connaître. Tout le monde saura que nous avons échoué. Nous aurons perdu notre rang ! Et puis, il y a sûrement des raisons techniques qui font que les Américains, les Russes et les Anglais ont abandonné les bombes A quand ils ont pu avoir des bombes H. AP. — En effet, on avance au moins deux raisons techniques. La première, c'est que le thermonucléaire, étant beaucoup plus puissant à volume égal, se prête à une miniaturisation beaucoup plus forte. Si nous avons la capacité thermonucléaire, nous aurons la faculté de faire des bombes tactiques ou des têtes de fusées plus légères. Ça ouvre bien davantage notre panoplie. D'autre part, les bombes A peuvent être neutralisées par ce qu'on appelle l'effet neutronique : des dispositions préventives prises par l'ennemi en altitude empêcheraient la réaction en chaîne de se produire comme prévu dans une bombe qui aurait eu à traverser cette atmosphère ; autrement dit, elle deviendrait un pétard mouillé. GdG. — Alors, vous voyez, comment hésiter ! Notre bombe A est une étape. Nous mettons sur pied, à partir d'elle, un armement intérimaire. Mais il est exclu que nous nous en contentions ! Si nous ne pénétrons pas dans le sanctuaire thermonucléaire, notre armement ne sera pas dissuasif à l'égard de ceux qui détiendront l'arme absolue. » J'affirme au Général une nouvelle fois, mais avec une inquiétude croissante, que je ferai tout mon possible pour accélérer la marche. Mon possible a la forme d'un « comité H » dont j'ai annoncé le projet à Hirsch, en Polynésie : l'administrateur du CEA, le haut-commissaire, le directeur des applications militaires et ses principaux collaborateurs se réuniront autour de moi au moins une fois par mois pour faire le point de l'avancement des recherches thermonucléaires. Evidemment, je n'y comprendrai rien. Mais eux, ils comprendront. J'ai compris pourquoi le Général s'est alarmé. Son état-major particulier a dû le prévenir que Matignon et les Armées se résignaient à ce qu'on se contente de la bombe A. Puisqu'on n'arrivait pas à « trouver le truc » pour la bombe H, eh bien, tant pis ! on se contenterait de la « bombe A exaltée ». Posséder la demi-mégatonne, qui était maintenant assurée, ou la mégatonne dont on avait rêvé, quelle importance ? Déjà, les Armées, qui payaient la note 1, la trouvaient suffisamment salée. Il fallait impérativement laisser tomber la « chimère » thermonucléaire. Les équipes du Commissariat, évidemment, étaient au courant de cet état d'esprit. Le cercle vicieux du renoncement s'engageait. Puisque ceux qui passaient commande renonçaient à leur commande, pourquoi vouloir en faire davantage ? 1 La Direction des applications militaires du CEA, bien que placée sous l'autorité du ministre de la Recherche, était subventionnée par le ministère des Armées. Chapitre 12 POMPIDOU: « NE POURRAIT-ON PAS AVOIR DES TUYAUX PAR UN ATOMISTE AMÉRICAIN OU ANGLAIS ? » Matignon, 27 septembre 1966. Comme je l'ai fait auprès du Général, je prends les instructions de Pompidou à la veille de ma mission en URSS. Il est curieux du projet de chambre à bulles de Serpoukhov. « Qu'est-ce qu'une chambre à bulles ? » me demande-t-il. Éclairé par mes explications, il conclut jovialement : « Oui, c'est de la fichaise... Si l'on pouvait s'arranger pour que cette machine de Serpoukhov nous débarrasse une bonne fois pour toutes du grand accélérateur 1 ! Mais il n'y aura pas beaucoup de scientifiques volontaires pour aller séjourner en Russie ! Ils sont volontiers communistes, mais à condition qu'on ne les oblige pas à vivre en pays communiste ! » Pompidou: « Pas question de faire des tirs aériens à partir de 71 » Je confie à Pompidou mes soucis pour le programme thermonucléaire. AP : « Les scientifiques purs pourraient sans doute, mais ne veulent pas. Les techniciens voudraient bien mais, tout seuls, ne peuvent pas. Chacun campe sur ses positions. Chacun est persuadé de la supériorité de son idée sur les idées concurrentes. Il y en a une dizaine. Aucune ne s'impose. Or, le Général m'a recommandé de tout faire pour que les premières explosions thermonucléaires aient lieu en 68. (Je ne lui dis pas que le Général m'a annoncé son intention de ne pas rester au-delà, mais lui-même a dû faire entre-temps le même raisonnement. Il boit mes paroles.) Pompidou. — 68, si vous pouvez, ce serait évidemment le mieux. Mais en tout cas, 70 ! Il faut que tout soit terminé en 70 ! Pas question de faire des tirs aériens à partir de 71. » Pompidou : « Nous sommes les seuls à être copiés et à ne pas nous débrouiller pour copier un peu les autres » Il ajoute en baissant la voix, comme le Général quand il veut parler d'un sujet confidentiel : « Ne pourrait-on pas avoir des tuyaux par un atomiste américain ou anglais ? Ils sont au moins cent ou deux cents à tout savoir. Ne pourrait-on pas en débaucher un ou deux à coups de millions ? » Il se lève de son fauteuil, ce qui est très inhabituel chez lui, et se met à marcher de long en large tout en continuant à parler à voix basse. « Il faut vraiment que nous soyons naïfs pour n' avoir rien fait sur ce plan depuis vingt ans ! Pourquoi n'en inviterions-nous pas un, pour faire des cours de physique théorique à Orsay et pour lui donner quelques bons millions supplémentaires (par les fonds spéciaux, naturellement) ? C'est tout de même extraordinaire que nous soyons les gogos de l'affaire ! Les Américains ont fait leur bombe en tirant parti des découvertes des deux Curie et des deux Joliot. Les Anglais, en tirant parti de leur travail en commun avec les Américains. Les Soviétiques, grâce à l'espionnage et aux savants anglais qui les ont rejoints. Les Chinois, grâce aux Soviétiques qui avaient la naïveté de croire que la Chine serait leur toutou ! En somme, tous sont arrivés en copiant. Et nous sommes les seuls à être copiés et à ne pas nous débrouiller pour copier un peu les autres. Ce n'est pas de l'honnêteté, c'est de la bêtise. (Je crois entendre le Général qui lui a sûrement fait le même numéro, mais sans tirer la même conclusion.) « En tout cas, dites-vous bien ceci : nous resterons figés au niveau où nous serons parvenus en 70. Si on est arrivé au niveau H, tant mieux, sinon tant pis. » Pompidou : « Le Général, oui. Mais nous ? » Il ajoute plus bas, sur un ton de confidence : « D'ailleurs, qu'est-ce que ça peut faire, dites-moi ? » Je proteste en lui disant qu' entre la bombe A et la bombe H, il n' y a pas seulement une différence de puissance, il y a une différence de nature. Tant que nous ne serons pas arrivés au niveau H, nous ne serons pas dans la cour des grands. Les Anglo-Saxons et les Russes savent et sauront exactement à quel point nous en sommes. « Vous savez bien que le Général ne peut pas en supporter l'idée. » Pompidou avec un sourire goguenard : « Le Général, oui. Mais nous ? » Pompidou n'avait jusqu'à présent d'autre arme que l'absolue confiance du Général. Comme directeur de cabinet en 1958, comme chargé de missions secrètes en 1961 en direction du FLN, comme Premier ministre inconnu en 1962 et même de plus en plus connu, jusqu' en 1965, Pompidou n' avait besoin d'aucun accréditif. Chacun savait que, quand il parlait, c'était selon les instructions du Général. L'appareil du mouvement gaulliste et celui de l'État lui obéissaient sans un murmure. Il n'avait pas besoin de se vanter de son harmonie complète avec le Président de la République. Personne n'aurait eu l'idée d'en douter. Mais, depuis le ballottage, il y a quelque chose de changé. Pompidou fait entendre de plus en plus souvent un son qui n'est plus le même que celui du Général. « Qu'est-ce qu'on fait pour que le patronat ne traîne pas éternellement les pieds ? » Conseil restreint du 17 octobre 1966. La coopération avec l'URSS bute sur l'industrie. Couve : « Après la signature d'un accord-cadre en juin pendant la visite du Président de la République, après la mise au point, à Moscou, ces jours derniers, des règles de la coopération scientifique et technique par M. Peyrefitte, le problème, maintenant, c'est l'application de ces accords. M. Debré ira dans quelques jours pour la première réunion de la " grande commission". Dans le domaine financier, le contrat Renault est signé ; il reste des ajustements. Il subsiste aussi des difficultés pour nos importations, à régler sur place. Debré. — On a fait un pas considérable pour Renault. On a fait plus que les Italiens. Mais on n'a pas posé de règles générales : il faut varier les contrats, leur nature et leur valeur. Les Russes ne nous ont pas acheté ce qu'ils auraient dû. Pompidou. — Il faut, bien sûr, développer ces échanges avec l'Est. Mais ce qui m'inquiète, c'est que nous prenons des décisions unilatérales. Alors que c'est du troc. Nous sommes entraînés. Nous donnons deux fois. GdG. — Mais qu' est-ce qu'on fait donc pour inciter le patronat à sortir de sa réserve ? Qu'est-ce qu'on fait pour qu'il ne traîne pas éternellement les pieds, comme si on lui demandait de négocier avec le diable ? Il ne voit pas la différence entre se mettre d'accord avec un syndicat communiste dans une entreprise et négocier avec un État communiste en vue d'une politique d'échanges, pour laquelle nous devrions donner l'exemple aux autres, alors que nous restons à la traîne. Pompidou. — Le patronat est en train de changer. Paul Huvelin 2 vient de vendre une usine à la Bulgarie. GdG. — Ne peut-on aller plus loin que ça ? AP. — Oui, mais ils risquent de copier nos modèles. Ils sont très en retard dans beaucoup de domaines. Ils veulent capter la technique américaine à travers nous. Ils connaissent mieux notre industrie que nous-mêmes. Ils ont un carnet d'adresses étonnamment bien pourvu. Mon homologue Gvichiani, qui enseigne le management moderne à l'université de Moscou tout en dirigeant son ministère et qui fait faire ses costumes à Londres, vient systématiquement en France rencontrer des chefs d'entreprise. Si l'on voulait suivre son activité, il faudrait instituer un secrétariat permanent qui ne ferait rien d'autre. GdG. — On ne pourrait pas aller plus loin en matière spatiale ? Les Soviétiques devraient nous aider à lancer nos satellites. Nous ne serions pas ainsi tributaires seulement d'ELDO et de la bonne volonté des Anglais, c'est-à-dire des Américains. Pompidou. — Ils ne nous aideront pas pour les fusées. AP. — Ce n'est pas mon sentiment. Ils ne souhaitent que cela. Peut-être serait-ce nous mettre trop dans leur dépendance ? Mais si nous avons deux fers au feu, nous retrouvons une liberté de mouvement. GdG. — Tirons-nous quelque chose des États-Unis ? AP. — Ils ne font rien gratuitement. Ils se font payer au prix fort et nous dépendons déjà tellement d'eux pour toutes sortes de technologies, que toute dépendance nouvelle diminue encore nos possibilités d'échapper à leur emprise. » Pompidou : « Je suis hostile à ce que l'on fasse carrière au CNRS ! » Matignon, jeudi 17 novembre 1966. Pompidou est disponible et de bonne humeur. Je lui dis d'abord mon souhait qu'il assiste au moins partiellement au débat sur la « loi Recherche ». Il accepte aussitôt, convoque sur-le-champ Mme Dupuy 3 et fait modifier ses rendez-vous en conséquence. Il est conscient de la fâcheuse réputation que lui ont donnée, dans le monde universitaire, les boutades qu'il a pu lancer ; de l'hostilité des milieux voisins de Robert Debré, père de Michel Debré : Laurent Schwartz, François Jacob. « Ne vous fatiguez pas, je sais que ces gens-là ne supportent pas les idées que j'ai exprimées, à propos du CNRS, dans des conversations privées et qui ont été aussitôt répercutées, comme si je parlais officiellement. Mais ils ont tort et j'ai raison ! Je voudrais que les chercheurs ne soient pas d'éternels étudiants ! Il faut qu'ils soient reversés à l'enseignement au bout de quelques années, sauf si l'importance de leurs découvertes est telle qu'il faut les prolonger pour leur permettre d'en tirer tous les fruits. Je suis hostile à ce que l'on fasse carrière au CNRS ! Il faudra bien qu'on y arrive un jour ou l'autre. Mais je n'ignore pas que cela me donne une mauvaise réputation. » (Il laisse paraître qu'il cherche à s'en débarrasser.) Il approuve les intentions que je lui indique : apporter des précisions inédites sur les programmes de pointe, associer le Parlement à un effort d'organisation de la recherche, faire de la recherche un thème privilégié de la majorité, au lieu de laisser l'opposition s'en servir comme d'un de ses chevaux de bataille. Pompidou : « Allez-y doucement ! Massé n'est pas n'importe qui » Le Premier ministre se montre soucieux des difficultés techniques de la centrale d'EDF 3 et de la centrale de Chooz, dont je lui fais part. Il trouve tout à fait normal que je cherche à réagir. « Quelles solutions proposez-vous ? AP. — Il me semble que la méthode de travail d'EDF est trop dirigiste. Les ingénieurs d'EDF veulent tout commander par eux-mêmes. Ils ne font pas confiance aux entreprises et leur concèdent des travaux par petits bouts, préalablement saucissonnés. Les entreprises se sentent déresponsabilisées. Au contraire, le CEA délègue à une entreprise, ou à un tout petit nombre d'entre elles, la responsabilité de l'ensemble. Il se contente de donner les directives générales, de contrôler le déroulement des travaux et, après coup, leurs résultats : les entreprises sont mises en responsabilité. Pompidou. — Votre analyse correspond à mes convictions instinctives, mais on ne me l'avait pas encore faite. Parlez-en donc avec Massé (patron d'EDF), invitez-le à déjeuner, faites-lui part de vos inquiétudes, qui sont aussi les miennes. Mais allez-y doucement ! Ce n'est pas n'importe qui. » (Toujours ce même respect pour les hommes vénérables qui ont une situation acquise 4.) « L'aérotrain : quel est l'état d'esprit de votre SNCF ? » Conseil du 30 novembre 1966. Encore un grand projet : le train sur coussin d'air, l'aérotrain, inventé par l'ingénieur Bertin. Pisani présente deux projets de loi sur le sujet : « Techniquement, les essais faits en modèle réduit sont très satisfaisants. Il faut maintenant passer à l'expérimentation grandeur nature. On en est à choisir le meilleur site pour construire une voie d'essai. Sur le plan fonctionnel, on hésite encore sur la vocation de ces trains. GdG (allant droit à la difficulté). — Voilà un beau projet. Mais pouvez-vous nous dire dans quel état d'esprit votre SNCF l'envisage ? (Votre, dans le vocabulaire gaullien, n'est pas aimable.) Pisani. — Son état d'esprit est très positif. Pour elle, il s'agit de reconquérir la palme de la haute vitesse. Avec le train sur coussin d'air, Bordeaux et Lyon resteront dans le domaine du chemin de fer, qui pourra faire concurrence à l'avion. Elle n'est pas fixée sur un système aux dépens d'un autre, mais elle est fermement décidée à résister à la pression de l'avion et même à renverser le courant. Pompidou. — Je rappelle que les premiers essais ont été financés par le FIAT 5. Évidemment, la SNCF sera le bénéficiaire final de l'opération, mais au stade actuel, l'entreprise doit rester entre les mains du gouvernement. En passant, je recommande que nous adoptions le terme " aérotrain " pour désigner le " véhicule sur coussin d'air ". Pour un train rapide, la moindre des choses est d'adopter un mot bref. GdG. — J'observe une nouvelle fois que le caractère extensif de l'Aménagement du territoire et la réserve de crédits dont il dispose permettent de financer des opérations que les administrations ne pourraient pas prendre à leur charge. » Ne pourraient pas ou ne voudraient pas ? Car la première question du Général, sur l'état d'esprit de la SNCF, était pertinente. J' ai été prévenu qu'il était loin d'être aussi favorable que le prétend Pisani. L'inventeur de cette technique révolutionnaire, Bertin, est venu me conter les misères qu'on lui fait. Il n'est pas du sérail des ingénieurs de la SNCF, qui freinent des quatre fers. Il a fallu trouver le biais d'un financement par la DATAR pour mener l'expérimentation, que la SNCF avait refusée. Les aérofreins plutôt que l'aérotrain... Le désintérêt actif de la SNCF devait finalement avoir raison de cette technique, à laquelle fut préféré le TGV... 1 Le Ve Plan avait prévu un accélérateur à particules de 15 GEV (gigaélectrovolts), sur les instances de Blanc-Lapierre et de Leprince-Ringuet, pour 130 millions. En 1966, les mêmes affirment que ce projet est dépassé et qu'il faudrait désormais un accélérateur de 45 GEV, qui coûterait 450 millions. Mais le CERN de Genève, de son côté, doit faire un 300 GEV. 2 Président du CNPF depuis 1966. 3 Chef de cabinet du Premier ministre. 4 Il m'avait ainsi conseillé d'aller rendre visite à Léon Noël et à René Cassin au Conseil constitutionnel, plutôt que les convoquer. Ce que le Général m'avait reproché : « Ce n'est pas au gouvernement de faire antichambre, c'était à eux de venir dans votre bureau. » Voir C'était de Gaulle, t. II, IIe partie, ch. 15. 5 Fonds interministériel pour l'aménagement du territoire : ce sont les fonds dont la DATAR prépare l'usage. Elle est alors dirigée par Olivier Guichard, sous la tutelle directe de Pompidou. Chapitre 13 « L'ARME TACTIQUE, JE N'Y TIENS PAS PLUS QUE ÇA » Élysée, Conseil de défense, jeudi 10 novembre 1966. Messmer : « Dans la suite des Conseils de défense de 1963 et de 1965, nous devons décider aujourd'hui même le nombre de charges nucléaires tactiques à fabriquer. » Le Général enchaîne en faisant préciser par les chefs d'état-major des trois armes la répartition de ces charges. J'interviens ensuite : AP : « Je suis préoccupé. Je dois faire remarquer que le Conseil de défense de 1963 avait fait une réserve sur la répartition du plutonium produit par nos réacteurs, entre usage civil et usage militaire. Le Conseil de défense de 1965 comportait encore cette réserve, bien que moins nettement formulée. Je ne souhaiterais pas que, d'une réunion à l'autre, nos stocks de plutonium à vocation civile s'amenuisent et disparaissent. Je suis obligé de réitérer les réserves formulées par mes prédécesseurs et même de les préciser. Messmer. — Je ne peux accepter ce point de vue. Depuis les Conseils de défense de 1963 et de 1965, il y a eu des faits nouveaux. Nous sommes sortis de l'OTAN. Nous n'avons plus la disposition des engins nucléaires tactiques que les Américains nous confiaient. Notre armée ne peut pas être moins pourvue que lorsque nous étions intégrés. » Bougon, le Général me demande de préciser les productions de plutonium présentes et à venir, ainsi que leur destination. Je fais les comptes. GdG : « Vous mentionnez une réserve très importante pour Phénix. Pouvez-vous expliquer de quoi il s'agit au juste. (N'en a-t-il jamais entendu parler, ou superficiellement ?) AP. — Si le programme Phénix réussit, nous pourrons disposer d'une filière de réacteurs dits surgénérateurs qui permette de recueillir, au bout d'un certain nombre d'années, deux fois plus de plutonium qu'on n'en a mis initialement, et donc de contribuer ainsi, d'une façon décisive, à l'indépendance énergétique de la France, compte tenu du doublement tous les dix ans des besoins en énergie : ce serait en quelque sorte le mouvement perpétuel ! Pompidou. — Ce que dit le ministre de la Recherche sur Phénix est important. Je ne m'inquiète pas trop des risques d'EDF et des réserves à faire pour ses centrales, mais nous devons admettre le programme Phénix comme un programme prioritaire. Je préconise donc l'adoption d'un programme militaire qui soit compatible avec le programme Phénix. Il faudrait aussi chercher ailleurs : pouvons-nous nous approvisionner en plutonium civil à l'étranger pour sortir de ce goulot d'étranglement ? Couve (à voix basse, pour moi). — Pensez-vous que nous pourrions en demander aux Soviétiques ? AP. — Il serait dangereux de nous mettre dans la main des Américains pour le programme Phénix, destiné, s'il réussit, à assurer notre indépendance énergétique. En revanche, il ne me paraît nullement exclu de diversifier nos sources d' approvisionnement en plutonium. » « Il faut un armement tactique dans la formule minimum » Le Général, ébranlé par cette discussion, conclut avec une grande clarté : GdG : « 1) Il faut s'en tenir à la décision de faire un armement tactique dans la formule minimum ; « 2) On réexaminera la question d'ici deux ans pour savoir si les réserves formulées par le ministre des Questions atomiques peuvent être levées. Soit par amélioration des perspectives d'EDF, ce qui permettrait d'accroître la production de plutonium ; soit par suite d'une meilleure connaissance de la production de Pierrelatte en uranium 235 et de son utilisation pour le substituer au plutonium ; soit par l'ouverture de possibilités d'un approvisionnement diversifié à l'extérieur. » Or, le relevé de décisions du Conseil de défense que je reçois le lendemain, à ma grande surprise, porte le chiffre maximum et non le chiffre minimum. De pareilles différences entre la délibération orale et les conclusions écrites sont rares, mais pas inconnues. Le Général, dans le débat, est sensible aux objections qu'on fait à son idée première. Mais quand il corrige le compte rendu qu'on lui présente le lendemain, il ne se sent pas absolument lié par la décision qu'il a prise sur le moment. C'est lui qui l'a prise, éclairé par les avis exprimés en Conseil ; il est en droit de la modifier, sans que cela change rien aux avis des uns et des autres. Mais dans ce cas particulier, l'explication est à compléter. Les Armées ont dû se livrer à une puissante contre-attaque, après ce Conseil de défense qui ne les satisfaisait pas. Le chef d'état-major particulier de l'Elysée épouse volontiers le point de vue de l'état-major des armées. Il peut chaque soir faire valoir ses arguments auprès du Général. Je ne dispose pas d'un avocat aussi bien placé. Dans l'esprit du Général, le souci du moral des armées l'a emporté, mais je suis sûr qu'il n'oubliera pas la nécessité de protéger nos ressources de plutonium. « Il est possible que ce soit à l'échelle de l'Europe et non de la France » Le même Conseil de défense du 10 novembre 1966 a dû aborder un autre sujet délicat : ce qu'il est convenu d'appeler le programme « Hydrogène- Oxygène » pour les futurs moteurs de fusée. Le Général me donne tout de suite la parole, que je passe au ministre des Armées, « seul responsable de ce programme ». GdG (irrité de ma défausse) : « Je connais la position du ministre des Armées. C'est votre sentiment sur l'intérêt scientifique du programme qui nous intéresse. AP. — Le programme me semble avoir deux aspects : « 1) L'aspect scientifique, qui concerne les études et recherches sur les basses températures — cryogénie, viabilité des composants électroniques dans le froid, etc. Ces études ont un intérêt qui déborde de beaucoup l'application balistique ; il faut, à mon avis, essayer de les sauver. « 2) L'aspect industriel : mettre au point un moteur propulsant le troisième étage d'une fusée lourde. Or, nous n'avons ni les moyens financiers, ni les moyens matériels de fabriquer, dans le délai nécessaire, les premier et deuxième étages, ni un satellite lourd que cette fusée serait capable de mettre en orbite géostationnaire. Je comprends donc le ministre des Armées qui estime ne pas avoir l'utilisation de ce moteur. « Cependant, il y a une possibilité d'utilisation européenne, qui nous permette d'assurer la survie de notre programme et d'une partie de nos équipes. Mais cet aboutissement n'est pas assuré et n'est probablement pas pour demain. Couve. — Il faudra deux ans de négociation avant de décider nos partenaires. Pompidou. — Je n'ai aucune confiance dans les Anglais ni dans les Allemands. Il faut être clair. Ou bien nous pouvons dégager les sommes nécessaires sur le plan national pour sauver ce programme, ou bien on le laisse tomber. » Après quelques échanges techniques, le Général se range à ma position. Il admet avec une netteté surprenante que l'Europe est le véritable horizon du programme Hydrogène-Oxygène : « Il faut voir si nous pouvons développer ce programme avec les Européens. Il est possible que ce soit à l'échelle de l'Europe, alors que ce ne serait pas à l'échelle de la France. Faisons donc ce que nous pouvons pour voir si nos partenaires acceptent de s'y associer. » « Nous pouvons, donc nous devons fabriquer des bombes A » Salon doré, lundi 5 décembre 1966. AP : « Les Chinois, contrairement à ce que dit la presse, semblent assez loin derrière nous au point de vue balistique, puisqu'ils sont pour le moment dans l'incapacité de mettre un satellite sur orbite. Ils ne paraissent pas nous devancer au point de vue nucléaire : pas de réactions thermonucléaires dans leur troisième explosion, celle de mai dernier ; très faible puissance de l'explosion d'octobre. « Cependant, leurs expériences produisent chaque fois un très grand effet psychologique et, par conséquent, beaucoup de dissuasion. Ils ont choisi, selon toute apparence, une politique de recherches et de prototypes, non une politique de fabrication. GdG. — Même si nous sommes rassurés sur la réalité des progrès chinois par rapport aux nôtres, est-ce qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter de la rapidité de leurs progrès, par rapport à la relative lenteur des nôtres ? AP. — C'est la question de fond. Il en découle une autre : ne devrions-nous pas remplacer une politique de stocks par une politique de recherche ? Nous avons une mentalité de magasiniers (quand je dis "nous", je veux dire "les Armées" ; mais j'ai pour règle de ne jamais mettre en cause un collègue en son absence, ni devant le Président ni devant le Premier ministre). Mais la vraie dissuasion n'est-elle pas celle qui consiste à convaincre le monde entier que nous sommes capables de fabriquer les armes les plus puissantes et que nous les fabriquons ? En revanche, la dissuasion qui s'attache au fait d'entreposer quelques engins de plus ou de moins n' est-elle pas relativement faible, pour un prix très élevé et pour une grosse consommation de précieuses matières fissiles ? Il me semble que nous faisons trop de perfectionnisme en matière d'armes. Nous ne devrions pas chercher à remplacer une version par une autre tout juste un peu meilleure. Il suffirait de garder le secret sur le niveau de nos stocks. De même, pour les armes tactiques, pourquoi chercher à les stocker en grand nombre ? Ce n'est pas là qu'est la vraie dissuasion ! GdG (il a écouté avec beaucoup d'attention et répond posément, point par point). — La différence entre les Chinois et nous, c'est que les Chinois ne sont pas capables de fabriquer industriellement des armes atomiques en série. Le niveau de leur industrie ne le permet pas. Kossyguine me l'a confirmé 1. Ils en sont au stade du laboratoire. Ils ne peuvent faire que quelques essais. Nous autres, au contraire, nous avons la possibilité d'en fabriquer autant que nous voulons. Nous pouvons, donc nous devons en fabriquer. « Et puis les Chinois ne cherchent pas à changer de politique internationale. Ils n'ont pas besoin d'avoir sous la main une force de dissuasion immédiatement disponible dans le jeu planétaire. Ils peuvent continuer leur politique sans avoir à se désengager à l'égard de personne. Au contraire, nous avions depuis 1958 à nous désengager de l'OTAN et à rompre toutes sortes de fils à la patte. Il nous fallait donc une arme indiscutable, dont tout le monde connaisse bien l'authenticité. Nous ne pouvions pas nous en passer. C'est pourquoi j'ai beaucoup tenu, personnellement, à la bombe atomique accompagnant le Mirage IV. « En revanche, le SS BS 2, je n'y tenais pas beaucoup. C'est Pompidou qui y tenait. Lui et son entourage, ils voulaient absolument que le relais de la bombe du Mirage soit assuré à partir du moment où le Mirage serait un peu dépassé, et en attendant que les sous-marins soient opérationnels. Mais il s'avère que nous n' aurons pas de retard, ni dans la fabrication des sous-marins, ni dans la fabrication des MS BS 3. Par conséquent, cette génération des SS BS paraît un peu superfétatoire. Je ne verrais pas d'inconvénient, pour ma part, à ce qu'on la supprime ou en tout cas à ce qu'on la réduise, compte tenu de cet élément nouveau qu'est la réalisation satisfaisante de notre programme de sous-marins et de MS BS, ce qui est évidemment capital 4. « Il y a toujours des marioles qui se vantent de savoir et veulent le montrer » « Quant à l'arme tactique, je n'y tiens pas plus que ça, je ne trouve pas qu'elle renforce la dissuasion, puisqu'elle suppose que la dissuasion n'a pas fonctionné. La force de dissuasion, la force stratégique n'est pas faite pour qu'on s'en serve, mais pour qu'on ne s'en serve pas. Mais l'arme tactique était nécessaire pour le moral de l'armée de terre. Il fallait bien donner quelque chose aux artilleurs. Ç'aurait pu être les SS BS du plateau d'Albion. Ça leur aurait suffi. Mais il n'y a plus assez de polytechniciens dans l'artillerie. Il y en a encore pas mal dans l'aviation. Alors, on a donné les SS B S à l'armée de l'air. « Quant au secret, ne vous faites pas d'illusion. On a beau prendre toutes les précautions, tout finit par se savoir. Il y a toujours un service d'espionnage qui infiltre un secteur sensible, il y a toujours des marioles qui se vantent de savoir et veulent le montrer, il y a toujours des inconscients qui bavardent sur l'oreiller, il y a toujours des faibles ou des malades qui cèdent à un chantage. AP. — Mais maintenant que nous aurons pris notre indépendance par rapport à l'OTAN et que notre politique se sera affirmée dans le monde, ne devrions-nous pas consacrer nos efforts à l'accélération de la mise au point de l'arme thermonucléaire, plutôt que d'utiliser des forces et des ressources précieuses à fabriquer en série un matériel dont on sait bien qu'on n'a pas l'intention de se servir ? « Les Chinois vont à grands pas parce qu'ils ne font que l'essentiel » GdG. — Il est indispensable d'avoir un minimum. Il faut que les Allemands, les Algériens ou les Tunisiens sachent que si jamais ils voulaient nous créer des ennuis, nous pourrions les écraser aisément. Et d'ailleurs, ils le savent. Et c'est la raison pour laquelle ils se gardent bien de nous faire des ennuis. AP. — Mais est-il nécessaire d'avoir des centaines d'armes en stock, notamment d'armes tactiques, pour assurer cette dissuasion ? Les Etats-Unis ont mis fin à la guerre avec le Japon avec deux bombes de moins de 15 kilotonnes, le quart à peine de notre bombe pour Mirages. GdG. — Vous avez raison. Je suis bien d'accord que, pour notre force de dissuasion, il ne faut pas faire du perfectionnisme. En réalité, parmi toutes les expériences qui ont eu lieu cet été, je pense qu'il y en a plusieurs dont nous aurions pu faire l'économie. Les Chinois vont à grands pas parce qu'ils ne font que l'essentiel. Le Commissariat rabâche. Alors, j'y reviens, n'est-ce pas. Il faut que la bombe H soit expérimentée en 1968 et mise en fabrication en 1970. Qu'on ne se préoccupe pas d'autre chose. AP. — C'est exactement le sens des directives que j'ai données au Commissariat et c'est dans ce sens que je réunis dans mon bureau un comité d'études thermonucléaires, le "Comité H". Je veille à ce que les scientifiques et les techniciens soient associés à ces études. « Mais justement, mon général. Le désir d'augmenter le niveau de nos stocks nous éloigne de l'essentiel, qui est d'améliorer le niveau de nos recherches. Ainsi, une seule tête SS BS coûtera 12 milliards d'anciens francs. C'est-à-dire huit ans de ce programme Hydrogène-Oxygène dont les Armées nous disent qu'elles ne peuvent pas le supporter. « Or, la réussite de nos programmes de pointe est un élément de dissuasion au moins aussi important, sans doute, que la possession d'une ou deux unités de plus. GdG. — Si Messmer arrête les études d'Hydrogène-Oxygène, c'est parce que vous l'y avez obligé ! Le programme ELDO rend inutiles ces études dont il n' a pas l'usage. (Il a parfaitement compris qui était en cause.) C'est à mon sens regrettable... Mais si on arrive à démontrer qu'en faisant l'économie d'un certain nombre d'engins nucléaires, on peut permettre au Commissariat de faire plus vite la bombe H, je ne demande qu'à être convaincu... » Cette formule va au-delà même de ce que je souhaitais ; il faudra, lors de mon prochain entretien avec Hirsch, lui poser cette question sous cette forme ; j'ai peur qu' il me dise que, même si l'on renonce à faire des bombes en série, on ne pourra pas déboucher plus rapidement sur le prototype de la bombe thermonucléaire... Et c'est en effet la réponse qui m'est faite. « Mendès, il cède à la démagogie comme les autres » L'entretien se termine. Je fais état du débat de la semaine dernière à l'Assemblée sur la politique de la recherche 5. GdG : « Oui, j'ai vu ça dans les journaux. Il semble que ça se soit bien passé. » Je rappelle que Mendès France avait attaqué durement là-dessus l'an dernier, lors de la campagne présidentielle, et avait repris ses attaques récemment... GdG : « Oui, j'ai vu, au colloque de Caen. AP. — ...et la semaine dernière dans Match, il a répété que le gouvernement ne fait pas assez pour la recherche et pour sa coordination. Nous avons donné l'occasion à l'Assemblée nationale d'un grand débat, de manière à permettre à l'opposition de passer à l'attaque si elle s'en sentait la force. Or, elle n'a pratiquement pas fait de critiques, ce qui prouve que la politique de recherche du gouvernement n'est pas vulnérable. GdG. — Mendès ! Il accepte d'être béatifié de son vivant. On lui prête des miracles, s'il revenait au pouvoir ! Mais il cède à la démagogie comme les autres. » « Alors, ça avance, la bombe H ? » Je réunis régulièrement dans mon bureau le « Comité H ». Je sens qu'ils butent. D'une séance à l'autre, ils n'avancent pas. Chacun des scientifiques qui manie la craie sur le tableau noir me paraît enfermé dans sa spécialité. L'histoire des sciences m'a appris que la plupart des découvertes ont été faites en regardant par-dessus le mur du voisin, par des intelligences fraîches, aptes à ne pas se laisser emprisonner par les idées dominantes. J' ai conté ailleurs6 comment j'ai demandé à l'un de mes conseillers scientifiques d'essayer de dénicher l'homme de synthèse, l'esprit vierge, qui nous manquait ; comment il le découvre en Robert Dautray ; comment j' ai été séduit par ce garçon exceptionnel qui, obligé pendant la guerre, où ses parents avaient été déportés à Auschwitz, de se réfugier comme berger dans les Causses, avait été assez doué pour se préparer au bachot tout en gardant ses moutons, puis être reçu premier, d'abord aux Arts et Métiers, ensuite à Polytechnique ; comment je l'ai fait nommer directeur scientifique de la Direction des applications militaires ; comment l'introduction de cet élément extérieur dans l'équipe de Limeil, bouleversant les chasses gardées et les situations acquises, a provoqué des drames 7... Le 1er avril 1967, dernier Conseil avant mon changement d'affectation, le Général me demande encore : « Alors, ça avance ? » « Cette fois, j'ai pleine confiance », lui dis-je. Et je lui raconte le pari que j'ai fait sur Dautray. Dautray élabora en quelques semaines la synthèse de toutes les études engagées et concentra les efforts sur la formule qui lui paraissait la bonne. Il lança les études et essais qui restaient à approfondir. Robert Hirsch eut l'habileté d'apaiser les conflits en persuadant chacun au CEA que les anciens de l'équipe avaient déjà fait une partie des travaux grâce auxquels Dautray aboutissait en si peu de temps et en réduisant le mérite de celui-ci à un rôle de synthèse. Robert et Viard 8 réussirent à redéfinir en un an, sur ces bases entièrement nouvelles, le programme des tirs prévus pour 1968. Dans l'été 1968, le 24 août et le 8 septembre, trois mois après avoir connu un de ses derniers chagrins, de Gaulle eut sa dernière joie : les deux premiers engins thermonucléaires explosèrent, confirmant les hypothèses de Dautray. Leur puissance était très largement mégatonnique. L'un d'eux, au plutonium, avait fonctionné aussi bien que l'autre, à l'uranium enrichi. On aurait donc bien pu se passer de Pierrelatte, au moins pour la bombe, comme on s'était passé d'ordinateurs géants... Si des scientifiques de haut niveau, par les études très poussées qu'ils avaient déjà réalisées en 1966-1967, avaient fourni les éléments d'une synthèse ; si Dautray avait eu la capacité d'assimiler et de dominer rapidement toutes les disciplines nécessaires à cette synthèse ; si Robert Hirsch avait élégamment surmonté les blocages qu'aurait pu provoquer une révolte des anciens contre le nouveau ; si Maurice Schumann, mon successeur, avait eu le mérite de maintenir contre vents et marées les orientations données — c'est quand même à de Gaulle et à lui seul que revient le mérite d'avoir obstinément imposé qu'on allât jusqu'au bout. « La non-prolifération du nucléaire, c'est du chiqué » Conseil du 22 février 1967. Couve nous entretient de « la grande affaire du moment ». Couve : « La conférence de Genève sur le désarmement s'est emparée de la question de la non-prolifération des armes nucléaires. C'est une proposition des États-Unis, qu'ils agrémentent de prescriptions détaillées quant au contrôle, lequel serait confié à l'agence de Vienne. Ce serait l'espionnage industriel organisé sur toute industrie nucléaire, au bénéfice des Américains et des Russes. Il y a eu de vives réactions des États qui ont ou préparent une industrie nucléaire, Canada, Inde, Suède, Italie. Les Allemands en particulier sont déçus, irrités. Cela prouve d'ailleurs que, en dépit des engagements et des bonnes paroles, il y a toujours eu chez les Allemands des arrière-pensées quant à la détention d'armes atomiques. GdG. — L'affaire de la non-prolifération du nucléaire touche au fond des choses. Ou bien l'on désarme vraiment et pour tout le monde. Mais les Américains ne veulent pas. Ou bien on se borne à tenir les autres à l'écart de la course aux armements. Mais cela n'est plus que du chiqué et suscite des réactions. Pour nous, la question est celle du désarmement. Donc, nous ne nous mêlons pas de la concertation sur la non-prolifération. « D'autre part, les arrière-pensées allemandes apparaissent clairement. Mais si elles ne devaient pas rester des arrière-pensées, si les Allemands devaient revendiquer et afficher des prétentions à l'armement atomique, nous nous y opposerions. Tout le reste, c'est-à-dire ce qui se fait en dehors du désarmement, c'est de la frime. « Ce qu'il faut marquer, c'est que cette conférence, malgré tout le bruit qu'on en fait, n'est pas une conférence sur le désarmement. » « Sous peine de mort » Conseil du 8 mars 1967. Couve explique comment, à la question multilatérale de la non-prolifération, les Américains et les Russes viennent d'en ajouter une autre, qui ne concerne qu'eux : celle des missiles antimissiles. Sans du tout entrer dans ce sujet, le Général s'exprime avec une gravité subite. GdG : « Je crois qu'un jour ou l'autre, sous peine de mort (il a détaché les mots), il faudra bien aborder la question cruciale du désarmement atomique. C'est une des raisons pour lesquelles, en vue de ce débat fatidique, nous devons avoir un armement atomique, pour avoir pleinement voix au chapitre. » Il a si souvent clamé que la construction de notre force atomique nous garantissait la paix, qu'il y a de quoi être surpris. Mais depuis quelque temps, depuis que cette force est devenue une réalité, il en mesure le poids moral. 1 Voir plus loin, IIIe partie, ch. 3. 2 Sol-sol balistique-stratégique : fusées du plateau d'Albion. 3 Mer-sol balistique-stratégique : fusées pour les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. 4 Le Redoutable, premier des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, sera essayé à la mer en 1969 ; il était alors équipé d'engins MS BS atomiques à fission « exaltée » ; le remplacement par des missiles à tête thermonucléaire aura lieu en 1976. 5 Le projet de loi sur les trois nouveaux établissements publics de recherche (ANVAR, CNEXO, IRIA) et sur les nouvelles orientations de la recherche a été discuté et adopté par l'Assemblée en première lecture le 30 novembre 1966. 6 Le Mal français, chap. 9, « Cerveaux d'État ». 7 Robert Dautray (né en 1928) est entré au CEA en 1955. En 1967, il s'y occupait du réacteur nucléaire de Grenoble. Il a été haut-commissaire du CEA de 1993 à 1998. Il est membre de l'Académie des sciences. 8 Jean Viard, adjoint de Jacques Robert, lui succédera en 1970 comme directeur des applications militaires. Il mourra en 1972. Chapitre 14 «LE SURGÉNÉRATEUR PHÉNIX, ÇA TRANCHERAIT LA QUESTION DE L'ÉNERGIE POUR TOUTE L'HUMANITÉ » Salon doré, mardi 10 janvier 1967. Je dois me rendre en Guyane pour y mettre au point la création du centre de tir de Kourou. J'ai demandé audience au Général pour lui en parler. « Kourou, c'est une grande ambition de la France » À propos de la Guyane, le Général se montre soucieux de la place faite aux Armées : GdG : « Les militaires n'ont pas démérité. Ils ont tout de même acquis une bonne expérience à Hammaguir. On ne peut pas faire comme s'ils n'existaient pas. Hammaguir va fermer ; le centre de tir du Pacifique n'a pas besoin de fusées ; Kourou va être une affaire de civils. Arrangez-vous pour donner du travail aux militaires. AP. — Nous y avons réfléchi, avec Messmer. Nous avons pensé à une formule qui ne compromettrait pas la maîtrise d'oeuvre du CNES, tout en exploitant l'acquis de l'armée : ses spécialistes des fusées seraient employés comme ingénieurs-conseils, à la demande du CNES. GdG. — C'est bien. Mettez ça en musique avec Messmer. Si vous vous entendez avec lui, ce n'est pas moi qui vais vous dissocier. » Pour redonner du moral à l'armée, éprouvée par la décolonisation ou tentée par l'atlantisme, il a beaucoup misé sur les armes modernes. Hammaguir a été un élément fort de cette difficile entreprise. L'amertume des pionniers militaires est remontée jusqu'au Général, qui l'a prise en compte. Il acquiesce également à l'objectif psychologique que je lui décris pour mon voyage en Guyane : « Le temps est venu de faire comprendre à l'opinion nationale et internationale qu'après le lancement des champs de tirs nucléaires de Polynésie, la construction du pas de tir de Kourou et l'aménagement qu'il entraîne deviennent à leur tour une grande ambition de la France. » « Il faut que les entreprises locales en profitent elles aussi » Conseil du 18 janvier 1967. Retour de Guyane, je rends compte de mon inspection du site : « Ça se présente bien. Les calendriers et les devis sont respectés. Les militaires vont pouvoir être associés. Mais l'insertion dans l'économie locale fait problème. Ce n'est pas la première préoccupation du CNES. Les chefs d'entreprise locaux sont mécontents, et les élus se font leurs porte-voix. Nous allons mettre sur pied un comité mixte pour mettre en présence les responsables : du CNES, de l'économie, de l'administration, sans oublier les élus locaux. GdG (soupçonneux). — Je me suis laissé dire que les entreprises dites locales étaient en réalité des filiales d'entreprises métropolitaines : de grands forestiers, des entreprises de travaux publics. AP. — Il y a quelques filiales, c'est vrai, mais pour l'essentiel ce sont bien des entrepreneurs locaux. GdG. — Alors, il faut les associer. Le site va beaucoup apporter à la Guyane, des bénéfices, de l'activité de construction. Il faut que les entreprises locales en profitent elles aussi. « C'est une grande affaire qui concerne plusieurs ministères. Je demanderai donc à plusieurs d'entre vous de se rendre sur place, pour y régler rapidement les problèmes qui ne manqueront pas de se poser dans le domaine de leurs attributions. » « Les satellites de télécommunications seront utiles » Conseil du 22 février 1967. Je fais une communication sur la mise en orbite des deux satellites Diadème 1. Cette expérience met fin au programme de quatre tirs, conçu pour valider le lanceur, la fusée Diamant, et aussi les mécanismes de poursuite. Les satellites reprennent la méthode Doppler pour la navigation, grâce à des moyens de géodésie très poussés. Ils ne sont pas tout à fait sur l'orbite prévue, à cause d'une faiblesse de poussée du troisième étage de la fusée, mais ils fonctionnent et intéressent les Américains et les Anglais. GdG : « Je retiens trois choses. 1) La fusée : c'est une réussite, sauf pour le troisième étage, ce qui doit pouvoir être amélioré. 2) Le satellite : je vois qu'il remplit d'aise les savants, que le Bureau des longitudes exulte. Mais on est en devoir de se demander si l'intérêt de l'expérience répond aux dépenses qu'elle fait naître. 3) Notre réseau de poursuite fonctionne bien. AP. — C'est le propre de toute recherche fondamentale de ne pas répondre à une utilité évidente. Mais l'utilité est bien là, puisqu'il s'agit de mettre au point des mécanismes de navigation pour les avions supersoniques. GdG. — Ouais. En tout cas, les satellites de télécommunications seront utiles. Quels sont les projets en ce qui les concerne ? AP. — C'est le projet SAROS, déjà financé à hauteur de 8 millions. La question est de savoir si nous ferons le SAROS seuls, ou avec les Allemands, ou avec tous les Européens. Le rendez-vous d'Intelstat est en 1970. Pour ne pas le manquer, il vaudrait mieux sans doute éviter la lourde procédure de l'entreprise européenne. GdG. — Nous verrons. Mais nous prenons d'ores et déjà la décision de mettre sur orbite un satellite de télécommunications. Qu'il soit bien compris et entendu qu'ayant terminé avec un programme scientifique, nous abordons le programme des satellites de communications. Il n'est donc pas vrai que le programme qui s'achève n'aura pas de lendemain. (Se tournant vers Bourges avec ce regard sévère que je connais bien :) Il serait bon que l'information, je veux dire la presse et l'ORTF, s'en persuadent. » « Notre intérêt national est que nous arrivions à faire des moteurs » Conseil du 10 mai 1967. Je suis passé de la Recherche à l'Éducation nationale, mais comment ne pas m'intéresser à la vie bouillonnante de mon ancien domaine ? D'autant que le CNRS est sous ma tutelle. Bettencourt2 (qui assure l'intérim de Chamant, ministre des Transports) rend compte de conversations avec Allemands et Anglais à propos de l'Airbus : « Les Anglais veulent y mettre leur moteur Rolls. On peut les suivre si Rolls-Royce collabore vraiment avec la SNECMA. Un rapport sera remis en juillet et il faudra alors se décider très vite. Messmer. — Je suis confiant que le rapport montrera que l'Airbus sera un bon appareil, que l'on vendra en série, avec bénéfice. Ce ne sera pas une entreprise hasardeuse comme le Concorde. Mais cela demande une mise de départ d'un milliard, qui n'est pas prévue au Plan. GdG. — C'est la première question, qui est financière. Mais tout aussi importante est la question des moteurs. Nous en passons par les Anglais, à moins que nous nous en remettions à Pratt et Whitney ! Les Anglais ne vont-ils pas encore abuser de la situation ? Ne comptent-ils pas faire le moteur seuls, en nous laissant uniquement la cellule ? Qu'y gagnerons-nous au total ? Notre intérêt national est que nous arrivions à faire des moteurs. Nos entreprises communes avec les autres doivent être jugées selon ce critère. Messmer. — C'est un fait que la SNECMA n'aurait que 12,5 % des moteurs, pour les études comme pour la fabrication. Debré. — Je dois dire le fond de ma pensée. L'Airbus, c'est l'inflation. Concorde à lui seul dépasse déjà de 30 % ce qui était prévu au Ve Plan. La fabrication concomitante de Concorde et de l'Airbus engendrerait une situation de suremploi dans l'industrie aéronautique. Pompidou (soucieux de contrecarrer cet assaut, dont il lit l'efficacité sur le visage du Général). — Il faut considérer notre industrie aéronautique. Voulons-nous en conserver une ? Ou devons-nous préparer son abandon, comme pour le charbon ? Si nous voulons la conserver, se pose la question du marché. Le marché français est insuffisant. On ne peut invoquer l'exemple de la Caravelle, qui a été un miracle technique, et d'ailleurs avec un moteur anglais. Pour vendre sur le marché international, il faut une politique d'entente, soit avec les Américains, soit avec les Anglais. Et les Anglais, ils veulent faire marcher Rolls Royce, soit avec nous, soit avec n'importe qui d'autre, c'est tout. GdG (pas encore convaincu). — Je constate que cette affaire, sur laquelle nous reviendrons après le dépôt du rapport, ne prend pas une orientation favorable. » Le premier vol d'Airbus sera effectué en octobre 1972. « Pierrelatte, c'est très cher, oui, mais il faut en tirer parti » Conseil du 8 novembre 1967. Au même Conseil, Messmer nous parle de Pierrelatte : « Ma visite consacrait l'achèvement de l'usine. Cette entreprise énorme nous permet d'accéder à la capacité nucléaire la plus élevée. Certes, le devis initial a été dépassé, mais le moteur atomique du sous-marin a coûté moins cher que prévu. AP. — On ironise sur les dépassements budgétaires, pour ces réalisations sans précédents. Mais on ne relève pas que, dans le cas du prototype à terre du moteur nucléaire de sous-marin, un ingénieur d'une qualité exceptionnelle, Chevallier, a permis d'aller plus vite et à moindres frais qu'annoncé. GdG. — On ne cesse de nous répéter : Pierrelatte, c'est la ruine ! Pierrelatte, c'est très cher, oui. (La remarque même de Khrouchtchev, qui lui avait bien plu3.) En tout cas, il faut en tirer parti, et au point de vue civil particulièrement. C'est comme pour le reste : à Cadarache, des recherches très difficiles ont été conduites. Le surgénérateur Phénix, c'est capital. Si ça réussit, ça trancherait la question de l'énergie pour toute l'humanité. » 1 Lancés de Hammaguir, par la fusée Diamant A, les 8 et 15 février 1967 respectivement. 2 Secrétaire d'État aux Affaires étrangères du 7 avril 1967 au 31 mai 1968. 3 Voir supra, ch. 9, p. 150-151. III « CE QU'IL FAUT RÉALISER D'ABORD, C'EST LA DÉTENTE » Janvier 1966 - Mars 1967 Chapitre 1 « ON VA POUVOIR REPRENDRE LE CALVAIRE DE BRUXELLES » Conseil du 12 janvier 1966. Nous sortons de la crise de la « chaise vide » : ça recommence à bouger. Le 6 janvier, les ministres des Affaires étrangères des Six se sont réunis à Luxembourg, et non à Bruxelles, « pour éviter des proximités délétères », m'a dit le Général le 5 janvier, c'est-à-dire « pour empêcher que les représentants de la Commission ne traînent dans les couloirs ». Ce sont les premières retrouvailles depuis la rupture du 30 juin. Après six mois, la chaise de la France n'est plus vide, mais nos partenaires ont accepté de considérer notre exigence. Pour que l'Europe reprenne sa marche en avant, nous devons avoir satisfaction sur deux points : le règlement financier de la politique agricole commune, d'une part, et de l'autre, des règles politiques sur le comportement de la Commission et sur le principe de la majorité. Couve analyse longuement les vues des uns et des autres ; il conclut : « Nous sommes à pied d'œuvre. Tout dépendra en fin de compte de l'attitude de l'Allemagne. Celle-ci est influencée par les questions en cause dans le domaine atomique. (Façon détournée de dire : certains membres du gouvernement de Bonn sont très désireux de doter l'Allemagne d'un armement nucléaire.) Mais d'autre part, elle ne se soucie pas d'entrer en conflit direct avec la France. De toute façon, la partie à Six sera difficile et ne se réglera pas en une seule réunion. Nous nous réunissons à nouveau les 17 et 18 janvier à Luxembourg. « Nous ne demandons pas la lune » GdG. — Nous ne demandons pas la lune. Les traités et le juridisme nous importent moins que le bon sens. M. Couve de Murville aura à obtenir des précisions. «La coopération européenne, c'est la vérité, même si nous sommes les seuls à la dire. « Les prétentions supranationales de la Commission reposent sur une fiction. Il faut que la Commission rentre dans son rôle. « Quant au règlement financier, il ne sera pas facile à mettre au point. Le résultat dépendra surtout des Allemands. Nous verrons si le Chancelier 1 sera moins fuyant que par le passé. À la base de l'arrangement agricole, il doit y avoir un accord de la France et de l'Allemagne. » Il n'a pas voulu s'étendre sur l' indication donnée par Couve : le Chancelier est irrité par la tournure que prennent les questions atomiques, en raison de nos réticences ; et ce peut être une raison pour lui de ne pas montrer beaucoup de complaisance à l'égard de la France. « La négociation est engagée, et elle est politique » Conseil du 19 janvier 1966. Les Six se sont réunis à nouveau. Avec une délectation contenue, Couve décrit la façon dont il a opéré, en faisant monter la pression française par un mémorandum en dix points, puis en posant des problèmes de calendrier, en particulier pour le renouvellement de la Commission. « Cela n'a pas manqué de créer un certain émoi. Nos partenaires ont mesuré ce que nos propositions impliquaient de désagréable : cas Mansholt pour les Hollandais, cas Hallstein pour les Allemands. Mais enfin, il y a un début d'accord sur les pouvoirs de la Commission. Tout le reste a très peu avancé. Sur la question du vote à la majorité, ils acceptent d'en discuter ; ils reconnaissent qu'il y a un problème. Mais c'est tout. Je n'imagine pas qu'on puisse en terminer la prochaine fois. Il est donc difficile de prévoir la suite. GdG. — C'est bien à cela qu'on devait s'attendre. L'élément positif, c'est que la négociation est engagée. On ne peut pas contester qu'elle le soit — et c'est une négociation politique, sur les points que nous considérons comme essentiels, et elle va se poursuivre. Couve. — Et elle est engagée sans que quiconque la conteste. GdG. — Voilà ce qui est positif. Ça ne va pas très loin, mais enfin c'est déjà quelque chose que nous ne nous soyons pas trouvés devant des gens qui disent : "Ben, nous voilà réunis. Alors maintenant, allons à Bruxelles." « Pour le reste, nous verrons. Mais ce qu'il y a de plus caractéristique dans tout ça, et de plus regrettable, c'est l'attitude allemande. Tout le monde voit bien pour quelles raisons elle prend des attitudes variables et, en réalité, assez décevantes. À cet égard, il est peut-être dommage que la réunion prochaine ait lieu avant que le Chancelier vienne à Paris. » Le Général pense toujours qu'en tête à tête, la France et l' Allemagne peuvent définir une conduite cohérente ; mais que, dans les réunions à Six, l'Allemagne est séduite par les délices d'un jeu plus complexe et retombe dans les vieilles solidarités démocrates-chrétiennes, c'est-à-dire le système des partis : il ne l'a pas pourchassé en France pour le laisser resurgir en Europe. « Il y avait une opération politique à faire : la France l'a faite » Conseil du 2 février 1966. La négociation a enfin abouti à ce qu'il sera convenu d'appeler le « compromis de Luxembourg ». Couve l'expose sans triomphalisme : « Comme nous étions les seuls à demander quelque chose, tout ce qui a été acquis l'a été par la France. Si les choses nous ont été mesurées en droit, en pratique nous sommes revenus à la réalité. Pour ce qui concerne la règle de la majorité, il est devenu bien difficile de dire que l'on recourrait à un vote à la majorité sur un sujet où la France s'oppose. Sans changer les textes, nous avons obtenu dans une large mesure ce que nous voulions : vider la Communauté de la supranationalité 2. Quant à la Commission, c'était la première fois que le Conseil a osé parler de ses comportements. Un tabou a disparu. Naturellement, restent les problèmes. GdG. — Vous avez obtenu ce que l'on pouvait obtenir et c'est heureux. On va donc retourner à Bruxelles. « Pourquoi avions-nous rompu ? Parce que la Commission revendiquait un rôle exorbitant et qu'on paraissait prêt à le lui concéder. Elle est irresponsable, et composée d'irresponsables, alors qu'ils ont des pouvoirs colossaux. Naturellement, l'Assemblée européenne va toujours dans son sens. Il y avait une opération politique à faire à ce sujet. La France l'a faite. « On va pouvoir reprendre le calvaire de Bruxelles. Il est admis qu'on va commencer par le règlement financier, pour pouvoir reprendre l'ensemble du dossier agricole. La discussion s'engage dans une atmosphère assainie. « Quant à la Commission, son président n'a pas à prendre des positions politiques. C'est contraire au traité. Un bon résultat est la valorisation du Conseil des ministres, c' est-à-dire des États par rapport à la Commission. En réalité, on n'en sortira que si l'on en vient à une coopération politique entre les Six. Nous l'avons proposée naguère. Sans succès ! D'autres sont venus à la rescousse dans une ambiance fâcheuse. On pourrait y revenir. » Dans sa conférence de presse du 21 février, de Gaulle exprime son entière satisfaction du compromis de Luxembourg. Sur les « intérêts essentiels », les Cinq n'ont pas accepté formellement l'établissement d'un droit de veto, mais la France a fait prévaloir un devoir d'unanimité. « Les Allemands ont tendance à se resserrer sur nous » Conseil du 9 mars 1966. Le Chancelier Erhard est venu à Paris les 7 et 8 mars, pour un sommet franco-allemand que Couve analyse minutieusement, concluant : « Le résultat tient du paradoxe : on a l'impression d'une réalité franco-allemande, même s'il y a désaccord sur l'essentiel. GdG. — L'atmosphère a été bonne. Cela s'explique. On constate un relatif éloignement de l'Amérique. Plus elle s'enfonce en Asie, plus les Allemands ont tendance à se resserrer sur nous. Et puis, il y a leurs difficultés économiques et financières. Elles sont sérieuses, ils les maîtrisent, mais ça les préoccupe. Donc, ça les rend modestes. » Voilà le Général encore une fois prompt à glaner les brins de bonne nouvelle : chaque fois qu'il sent l'Allemagne un peu plus proche de lui, un peu plus recentrée sur l'Europe, il est content. Mais, comme on est revenu au « calvaire » de Bruxelles, le ministre de l'Agriculture a eu l'occasion d'en retrouver les frustrations. Il les évoque drôlement. Edgar Faure : « Mon travail se situe toujours entre le lilliputien et le pharaonique. Le lilliputien, à cause de l'intérêt médiocre de chaque question : un jour le houblon, un autre jour les petits pois. Le pharaonique, parce qu'on doit aboutir à toute vitesse ; bientôt, il faudrait être arrivé avant d'être parti. GdG. — La question est toujours la même et elle n'est pas lilliputienne. Il ne faut pas que nous soyons obligés d'augmenter nos prix avant d'avoir obtenu le règlement financier. Sinon, nous aurons augmenté nos prix et nous n'aurons pas obtenu ce qui est essentiel pour nous. » Le Général aurait bien été capable de nous sortir la brillante et si juste formule d'Edgar Faure. Mais, plutôt que de broder sur elle, il préfère ramener le Conseil, et son ministre, au registre sérieux : la course à la fixation des prix est un leurre : il faut d'abord aller au règlement financier. Ce n'est pas pharaonique, mais ce n'est pas lilliputien. « L'affaire des prix, c'est encore un océan » Conseil du 13 avril 1966. Couve se félicite que les remous sur le retrait de la France de l'OTAN n'aient pas affecté les débats sur les prix agricoles. « Mais ils ne sont pas plus faciles pour autant. On devait aboutir le 1er juillet, je doute qu'on y parvienne même le 31 juillet. Les sujets sont lancinants. Edgar Faure. — On parle du mouton de M. Faure... (Sourires.) Debré. — Et du thé de la Réunion... (Rires.) GdG (l'air tragique). — L'affaire des prix, c'est encore un océan. » (Rires redoublés.) « Avec le Marché commun, nous n'en finirons jamais » Conseil du 11 mai 1966. Les négociations sont allées plus vite que prévu et, ce jour même, le règlement financier va être signé à Bruxelles. GdG : « Tout cela est satisfaisant. Je ne peux apprécier les nuances et les pourcentages. Mais cela ne s'éloigne pas de l'objectif que nous nous étions fixé. Il est heureux qu'on ait abouti. C'était toute la question. Elle était grave. Cela avait accroché. C'était à l'horizon de tous les débats et de toutes les difficultés. Pour aboutir, tout a compté, y compris les sorties que nous avons eu à faire. (Le vocabulaire guerrier convient à une affaire qu'il a menée comme une opération militaire.) « Quant à la Commission, quand elle est dans son rôle, elle est utile. Elle condense les données et rapproche les points de vue, dès lors qu'elle ne prétend pas devenir une puissance politique. La limitation apportée à son rôle du fait de cette crise la tiendra à l'abri des tentations, au moins pour quelques années ; quitte à lui faire à nouveau sentir le mors, s'il le fallait. « Ce n'est pas la fin des difficultés et des discussions. Il y en aura pour le Kennedy Round. Il y en aura à propos des Anglais et des Danois — et alors, cela pourrait remettre en cause le règlement financier. Il y en aura même sur l'application de ce règlement : chacun s'ingéniera à revenir sur ce qui a été décidé. « Pour en finir avec le Marché commun, ou ne pas en finir, parce que nous n'en finirons jamais, il ne faut jamais oublier de dire que nous courons des risques ; que nous assumons des charges pour le Marché commun industriel, par rapport à un pays comme l'Allemagne. Ce qu'il y a de profitable pour la France dans le Marché commun agricole est la compensation indispensable de ce qu'il y a de risqué dans le Marché commun industriel. » 1 Ludwig Erhard, chancelier fédéral d'octobre 1963 à novembre 1966. 2 Le « compromis de Luxembourg » tenait dans une déclaration adoptée par les Cinq d'une part et la France d'autre part. Les uns et les autres acceptaient la définition suivante : « Lorsque, dans le cas d'une décision susceptible d'être prise à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d'un ou plusieurs partenaires seront en jeu, les membres du Conseil s'efforceront, dans un délai raisonnable, d'arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil, dans le respect de leurs intérêts et de ceux de la Communauté. » La France déclarait d'autre part, dans un paragraphe spécial, que « la discussion devait se poursuivre jusqu'à ce qu'on soit parvenu à un accord unanime ». Le Conseil constatait la divergence sur ce dernier point, mais estimait que ce désaccord n'empêchait pas la reprise des travaux de Bruxelles. Ainsi, la position française, sans être avalisée par les Cinq, était reconnue par eux. En somme, ils acceptaient le risque que, sur tel ou tel point d'intérêt majeur, la France ne se reconnaisse pas liée par une décision majoritaire, et déserte à nouveau sa chaise, bloquant le fonctionnement du traité. Ce qui ne s'est jamais produit par la suite, bien que le « compromis de Luxembourg » ait été souvent invoqué et soit devenu synonyme de droit de veto. Chapitre 2 « UNE FRANCE SANS TROUPES ÉTRANGÈRES » Conseil du 9 mars 1966. Nous avons vécu un grand moment. Couve a commencé par expliquer pourquoi et comment nous allons procéder à cette sortie de l'OTAN dont il est question depuis si longtemps 1 : « Déjà, nous avons soustrait nos forces navales. Il convient maintenant de soustraire nos forces d'Allemagne au commandement intégré, et de quitter le SHAPE2 et le commandement intégré du Centre-Europe. La conséquence de notre retrait sera que ces commandements quitteront la France. Quant à nos forces en Allemagne, elles y seront stationnées en vertu d'un régime contractuel. Les gens sont toujours surpris de voir que d'autres font ce qu'ils ont dit qu'ils feraient. On a cru que nous ne ferions rien parce qu'il y avait les élections législatives l'année prochaine. On a cru que nous ferions quelque chose pour que de Gaulle ait un bon dossier en allant à Moscou. Mais en réalité, la seule chose surprenante est que nous ayons attendu si longtemps. Les Américains ont cherché à nous mettre en garde. Nous agissons proprio motu et sans demander leur accord. C'est une grosse affaire. Elle va avoir beaucoup de conséquences. Elle met enjeu notre situation internationale. « On n'intègre pas les forces atomiques » GdG. — C'est le commencement d'un aboutissement qui est indispensable. Il faut faire une différence entre l'Alliance atlantique et l'application qui en est faite. Depuis l'époque où l' organisation a été conçue, les circonstances ont changé. Elles ont changé dans les pays de l'Est. Elles ont changé dans la situation mondiale. Elles ont changé à l'intérieur de nous-mêmes. « Où, pourquoi, en vue de quoi, l'Amérique est-elle engagée aujourd'hui ? Elle est engagée non plus en vue de la défense de l'Europe contre la menace soviétique, mais en vue de ses positions en Asie. Il y a un risque que nous soyons entraînés dans une conflagration, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas. Quand, sous le gouvernement Guy Mollet, les Russes ont menacé de nous lancer des bombes à cause de notre intervention à Suez, l'Amérique non seulement a dit qu'elle ne réagirait pas, mais a même fait pression sur nous pour nous faire plier le genou. Et nous, nous serions intégrés, comme ils disent, dans une guerre que nous n'aurions pas vraiment décidée ? Et rien n'empêcherait que des bombes tombent sur notre territoire ? « Mais on n'intègre pas les forces atomiques. Or, nous en avons et nous en aurons de plus en plus. « Nous sommes un pays dans lequel, depuis vingt-cinq ans, il n'est pas né un Français qui se souvienne d'une France sans troupes étrangères. Ça ne peut pas durer éternellement. « Ce qui donne la dignité, ce qui constitue la raison d'être d'un gouvernement, c'est de répondre de la sécurité de son pays. Les responsabilités du commandement et de la défense sont des responsabilités qu'un grand État ne peut aliéner sans cesser d'être un grand État. Je pense à l'Allemagne, à l'Italie, qui le ressentent durement. « Un commandement militaire qui ne répond plus de la bataille est privé de son autorité, de sa conscience, de sa responsabilité. Nous avons eu des incidents graves, en Algérie, avec l'OAS. Pourquoi ? Parce que des chefs militaires oubliaient que leur seule légitimité est la défense de leur propre pays. Mais cette légitimité, il faut en assumer l'exigence. « Voilà la vérité. Voilà ce que nous sommes en train de faire. S'il y a un avis différent, c'est le moment de le dire. » Un silence s'établit, l'émotion est palpable. Puis un accent chaleureux s'élève : Edgar Faure : « Je voudrais dire, moi qui suis l'élément le plus hétérogène... GdG. — Vous ne l'êtes plus, puisque vous faites partie du gouvernement. Edgar Faure. — Eh bien, je suis profondément d'accord avec tout ce que vous venez de définir. GdG. — Je suis d'autant plus sensible à ce que vous dites que vous avez fait partie des gouvernements qui ont précédé mon retour aux affaires. Edgar Faure. — Nous y avons souvent souffert de cette dépendance et de cette intégration, mais nous n'avions pas la capacité politique de nous y opposer. GdG. — Nous allons y mettre fin. Personne d'autre ne demande la parole ? Messieurs, je vous remercie. » « Il faudra que nous fixions nous-mêmes les délais » Conseil du 16 mars 1966. Messmer propose la nomination d'un général à l'état-major du SHAPE. GdG : « Ce n'est pas pour bien longtemps. » (Rires.) Quand vient le moment des communications, Couve fait état des réactions à la décision française : « Le Pentagone, le Département d'État sont professionnellement mécontents. Mais personne ne met en cause le retrait. Ils en sont réduits à parler calendrier, frais, délais... GdG. — Pour les détails d'exécution, il faut créer un mouvement. À défaut de réponses des alliés, il faudra que nous fixions nous-mêmes des délais, qui seront observés sans aucun doute et que nous veillerons à faire observer. « Pour l'essentiel, personne ne paraît contester qu'il y a intérêt à ce que nous restions dans l'Alliance, et ce n'est pas contraire à nos intentions. « Pour nos troupes en Allemagne, elles resteront. De même que les approvisionnements allemands en France, qui ne nous gênent pas et qui sont même une garantie pour nous. « Restent les discours et les critiques. Nous y sommes rompus. De toute façon, ça n'aboutira pas à grand-chose. Pompidou. — Il y a un problème d'opinion publique et il faut donc expliquer. Debré. — Et il y a les contrecoups ponctuels de ces départs sur l'économie locale. GdG. — Il y a trois choses. Il y a les états-majors, qui ne font rien, mais le font à grand train. C'est terminé, et leur départ n'aura aucune conséquence sur la main-d'œuvre. Il y a des bases aériennes : elles emploient surtout des Américains, et quelques Français, dans l'Est. Et puis il y a la base de Châteauroux ; nous ne les obligeons pas à la fermer du jour au lendemain. Ça durera jusqu'à l'an prochain. La question de la main-d'œuvre ne se posera donc que progressivement. Debré. — Il faut montrer que nous faisons quelque chose pour cette main-d'œuvre. Messmer. — Pour être précis, le personnel français de toutes ces installations se monte à 16 000 personnes. Marette. — Il y a du matériel, des faisceaux téléphoniques, des câbles à récupérer. GdG. — Il faudra récupérer beaucoup de choses ; la plus importante d'entre elles, c'est quand même notre souveraineté. » « Il y a deux poids et deux mesures de l'intégration » Conseil du 23 mars 1966. Couve : « Les quatorze membres de l'OTAN ont fait une courte déclaration pour réaffirmer les liens pour eux essentiels entre l'Alliance et l'OTAN. Le Président Johnson a envoyé une longue lettre pour dire la même chose, regretter notre égarement et former l'espoir que nous rentrerons au bercail. GdG. — La lettre de Johnson est un prêche sans acrimonie, mais un prêche. Dans tout ce qu'il dit longuement, il y a un point remarquable : l'intégration. Il a l'air de dire qu'elle est là pour tout le monde. Naturellement, ça n'est pas exact. L'essentiel de la défense française, aujourd'hui, c'est l'arme atomique. Or, elle n'est pas intégrée. Et la défense américaine, est-ce qu'elle est intégrée ? Les forces américaines sont sous des commandements américains. Les forces alliées sont aussi sous des commandements américains. Il y a deux poids et deux mesures de l'intégration. » « Détendre un système conçu pour une période de tension » Conseil du 31 mars 1966. Couve : « Nous avons remis le 29 mars aux Quatorze une note qui précise le calendrier et répond aux premières réactions. Nous y repoussons l'idée que le déménagement se fasse à nos frais. Nous dénonçons, avec préavis d'un an, le statut privilégié des quartiers généraux, ce qui les oblige à partir. Nous laissons à l'Allemagne la responsabilité de dire si elle souhaite le maintien de nos forces chez elle. Cette nouvelle étape, plus concrète, provoque de vives réactions. M. George Ball est venu les exprimer. Nous nous sommes abstenus de lui dire que la façon dont il est arrivé sur notre territoire, dans un avion militaire échappant à notre contrôle aérien, justifiait nos démarches... La situation ressemble à celle de 1963 à propos de l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun. Ça va durer un certain nombre de mois. GdG. — Le plus gros est fait. Les décisions sont prises. Il me paraît probable qu'après un temps de mauvaise humeur, nos alliés verront qu'ils ont intérêt à s'en accommoder. Ne serait-ce que pour pouvoir continuer de bénéficier de communications aériennes entre le nord et le sud. Il n'y a pas un avion allant d'Allemagne en Italie qui ne doive survoler notre territoire 3. « Il ne tient qu'à nos alliés d'entrer dans la voie que nous leur proposons : un système de coopération militaire organisé pour le temps de guerre, et non pas pour le temps de paix. Il est naturel de notre part de détendre en période de détente un système conçu pour une période de tension mais qui a pour effet de l'entretenir. Il n'y a pas à s'organiser en temps de paix comme si nous étions déjà en temps de guerre, mais à aller vers la paix sans oublier de se préparer comme si la guerre pouvait éclater. « Voilà où on en est. On verra la suite. » « Nous retrouver entre Français en France et entre alliés au sein de l'Alliance » Conseil du 13 avril 1966. Couve : « Les préliminaires sont terminés. Les deux discussions essentielles, avec les Américains et avec les Allemands, vont pouvoir commencer. Les Américains essaient de prolonger les délais d'un an. GdG. — Ni les Allemands, les pauvres, ni les Américains, ne contestent nos décisions. Il n'est plus question que de modalités et de délais. « Notre intérêt commun, c'est l'Alliance. Nous y sommes avec l'Allemagne et nous y restons comme eux. Non pas sur les mêmes bases qu'auparavant, mais comme l'État souverain que nous sommes redevenus. « Notre intérêt commun, c'est aussi que les choses se fassent le plus vite possible. Quand une décision est prise, l'indécision dans l'exécution est mauvaise. Il faut préciser et établir le plus tôt possible. Pourquoi traîner et pignocher, une fois passé le premier accès de mélancolie ? « En ce qui nous concerne, nous sommes résolus à nous retrouver entre Français en France, et entre alliés au sein de l'Alliance. » « Cela commande quelque commisération et même quelque considération » Conseil du 4 mai 1966. Messmer : « Je suis allé voir mon homologue à Bonn. Il m'a dit que l'ensemble des ministres souhaitent que nous conservions nos forces sur le territoire allemand. Les généraux allemands sont compréhensifs. Mais l'aide-mémoire préparé par les Affaires étrangères de Bonn se réfugie dans des arguties juridiques. Couve. — Les Allemands partent de l'idée que la France est demanderesse, et ils posent alors des conditions qui seraient le retour au statu quo de l' OTAN. Nous ne nous presserons pas de répondre. Un accord sera bien difficile à atteindre. GdG. — L'idée allemande est que l'intégration est bonne pour tout le monde. En réalité, elle est bonne pour eux. En effet, l'Allemagne est coupée en morceaux ; ses frontières ne sont pas reconnues ; il y a des troupes étrangères sur son territoire ; dans une confrontation avec le bloc soviétique, elle est très à l'étroit, elle n'a aucun recul, elle est acculée à nous. Nous, en revanche, nous ne sommes pas vaincus, pas coupés en morceaux ; nous avons une capitale, nous n'avons pas besoin de troupes étrangères. « Le mythe de l'intégration leur était commode parce qu'il permettait au vainqueur et au vaincu d'être dans le même sac. C'était le système Monnet. Il est agréable pour les Allemands et inacceptable pour nous. D'où le litige entre eux et nous. Pour en sortir, il faut être simple. « L'Alliance atlantique continue et continuera. Le dégagement militaire américain, il s'accomplit et continuera de s'accomplir. Si les Allemands ne souhaitent pas que nous restions en Allemagne, nous n'y resterons pas. Nous n'avons aucun souhait à formuler. S'ils ne se prêtent pas à un arrangement, le malheur ne sera pas bien grand. Si les Allemands se prêtent à notre maintien — et surtout les Américains, car ce mémorandum, c'est un mémorandum américain ! —, eh bien, nous resterons. Sinon, nous partirons. Finalement, après tous les conflits du monde, vient toujours un moment où chacun rentre chez soi. « Il vaut mieux être dans la situation de la France que dans celle des Allemands. Ils sont dans une situation difficile. Cela commande quelque commisération et même quelque considération. » « Ce qu'il faut, c'est enlever les soldats américains » Conseil restreint du jeudi 2 juin 1966. GdG : « Cette affaire de l'OTAN est à la fois simple et complexe. Simple, parce que nous savons ce que nous voulons et où nous allons. Complexe, parce qu'il y a en réalité plusieurs négociations. » Il en distingue quatre. La première avec la République fédérale d'Allemagne ; la deuxième sur l'emploi de nos forces en temps de guerre (« S'il y avait une action militaire de l'OTAN, nous adopterions d'abord une attitude de réserve. Nous nous joindrions à cette action, ou ne nous y joindrions pas, en fonction des circonstances. Cela dépendrait de notre libre volonté. Mais à partir du moment où nous aurions décidé de participer à ces opérations, il est clair que nous le ferions en conjonction avec nos alliés ») ; la troisième sur les conditions du départ des Américains ; la quatrième entre la France et les différents gouvernements alliés, sur les facilités que nous accordons en temps de paix pour le survol et les communications, ainsi qu'en temps de guerre éventuellement. Couve précise un point : « Quant aux facilités à accorder aux Américains, nous pouvons donner des délais plus longs. Par exemple, il y a deux oléoducs, l'un collectif de l'OTAN, l'autre seulement américain. GdG. — Ça, ce n'est pas de l'intégration, puisque nous pouvons couper les oléoducs à chaque instant... comme le survol des avions de l'OTAN, que nous pouvons interdire à tout moment. Ce qu'il faut, c'est enlever les soldats américains ; sinon, il n'y a pas de raison qu'ils ne restent pas éternellement chez nous, comme en pays occupé. » « Nous n'avons fait qu'anticiper un changement profond de l'Alliance » Conseil du 19 octobre 1966. Couve : « Il paraît certain que, l'an prochain, les Américains et les Anglais diminueront leur présence militaire en Allemagne. Bonn est très troublé, et du coup incité à regarder à nouveau vers nous. C'est l'effondrement de leur politique extérieure. GdG. — En fait, la question financière liée à la présence des troupes anglaises ou américaines en Allemagne, ce n'est pas notre affaire. Mais quant au fond, il est clair qu'en nous dégageant de l'OTAN, nous n'avons fait qu'anticiper un changement profond de l'Alliance, laquelle a été organisée en fonction de la Guerre froide, et appelle donc une mise à jour. » C'est une vue des choses assez optimiste ! « L'Allemagne, il faut rester au contact » Conseil du 9 novembre 1966. Couve : « En Allemagne, la crise politique est sérieuse, et c'est la première depuis 1948. Elle tient à l'usure du pouvoir, aggravée par la faiblesse du Chancelier Erhard. Il semble incapable de gouverner, comme de démissionner. En arrière-fond, il y a un doute sur la politique nationale : elle s'est complètement reposée sur les Américains ; or, depuis quelques semaines, les Allemands découvrent avec stupeur qu'ils ne peuvent pas compter sur les Américains pour épouser leurs querelles. GdG. — La Guerre froide s'atténuant, l'Allemagne est à la dérive et, Adenauer disparu, la vérité apparaît aux Allemands. Il est à craindre que, faute de rechercher des arrangements avec les Russes, l'Allemagne reste en porte-à-faux. Mais Dieu sait où elle peut aller. Il faut donc rester au contact avec elle, l'orienter vers des voies pacifiques et veiller à ce qu'elle ne tourne pas mal. Mais en pareil cas, elle aurait beaucoup de monde contre elle ! » « Avec Kiesinger, les relations seront faciles, tout au moins quant aux sentiments » Conseil du 30 novembre 1966. Couve : « Erhard a finalement démissionné. Pour éviter des élections générales, la CDU le remplace par Kiesinger, qui a convaincu Willy Brandt et les socialistes de former une "grande coalition". Brandt a exigé pour lui-même le portefeuille des Affaires étrangères. Le Bundestag doit introniser demain cet arrangement de partis. GdG. — Avec Kiesinger, les relations seront faciles, tout au moins quant aux sentiments. Brandt n'est pas mal disposé. Erhard était inconsistant, Schröder était systématiquement hostile. Quant à l'Allemagne, elle a de l'ambition, mais son régime ne s'y prête guère. On exagère la comparaison entre l'extrême droite 4 et les débuts de Hitler. Les conditions qui ont fait Hitler ne sont pas réunies, et Hitler n'est pas là, on le saurait. Les entreprises successives de Hitler ont été abondamment servies par la carence de ses voisins. Aujourd'hui, la France s'est redressée et la Russie pèse de tout son poids. Nous n'avons pas mis l'Allemagne en pièces, mais la Russie la maintient en deux morceaux. Il est dérisoire de penser, comme l'ont vu Erhard et Schröder, que la réunification se fera par une politique de force. Il n'y a donc pas d'autre voie qu'une détente générale européenne. Il n'y a aucune raison pour nous de changer de politique vis-à-vis de l'Allemagne. » « Les Allemands ont pris conscience qu'ils n'atteindront pas leur but par la guerre froide » Conseil du 18 janvier 1967. Kiesinger et Brandt ont fait leur visite ad limina le 13 janvier. Couve : « Le changement est profond pour les rapports avec l'Est. C'est l'abandon de la doctrine Hallstein5 : la reconnaissance de la RDA par les démocraties populaires n'est plus un obstacle aux contacts que Bonn prend avec elles. Mais ils demeurent réservés sur la ligne Oder-Neisse. Dans le domaine nucléaire, ils se contentent de l'OTAN. Donc, une bonne impression, mais l'expérience nous dira s'ils savent mieux résister aux pressions des Anglo-Saxons que l'équipe précédente. GdG. — Ce voyage a été important, dans la mesure où il a contribué à donner conscience aux Allemands du fait qu'ils n'atteindront pas leur but par la guerre froide, ni à plus forte raison en l'aggravant. À cet égard, il y a un changement capital chez eux. Ils reconnaissent que c'est la voie de la détente qui est pour eux la plus prometteuse. Ils sont donc plus engageants vis-à-vis de nous. Il faut s'efforcer d'en tirer parti dans le cadre des Six, notamment pour la question monétaire. « Dans l'affaire du Marché commun, ils ne disent pas la même chose que nous, mais ils ne passent pas outre à notre volonté si nous l'exprimons clairement. « Le Chancelier Kiesinger est un homme courtois. Il est au fait des affaires et fait bonne impression. M. Brandt est ambitieux, avec des vues politiques et des capacités. Nous verrons si l'attelage ira loin. C'est de notre côté qu'il penchera, en tout cas pour commencer. » « Je constate que tout le monde est content » Conseil du 22 mars 1967. Couve : « Les évacuations des états-majors et des troupes de l'OTAN se poursuivent, dans la dignité. Les Américains se sont montrés accommodants. L'opération va leur coûter cher. Des cérémonies d'adieu ont lieu dans une atmosphère très convenable. On se quitte à l'amiable. GdG. — Eh bien, je constate que tout le monde est content. Nous avons donc fait ce qu'il fallait faire. » 1 Dès décembre 1964, de Gaulle l'a annoncé à Bohlen, ambassadeur des États-Unis. Voir C'était de Gaulle, t. II, Ire partie, ch. 10. 2 Supreme Headquarters of the Allied Powers in Europe, le grand quartier général de l' OTAN, à Rocquencourt, près de Versailles. 3 En effet, l'Autriche et la Suisse étant neutres, leur espace aérien ne peut servir aux vols militaires de l' OTAN. 4 Aux élections régionales de Hesse et de Bavière, quelques candidats d'extrême droite viennent d'être élus. 5 Selon laquelle la République fédérale n'entretient pas de relations diplomatiques avec les États qui reconnaissent l'Allemagne de l'Est comme État souverain. Elle a été formulée en 1955 par Hallstein, alors secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Chapitre 3 « NOUS ALLONS EN RUSSIE » « Pas tout à fait revêtu de probité candide et de lin blanc » Conseil du 15 juin 1966. Avant son grand voyage en Russie, le Général évoque l'état d'esprit dans lequel il l'entreprend : GdG : « Nous allons en Russie. Pas tout à fait revêtu de probité candide et de lin blanc, mais sans arrière-pensées et sans préjugés. Nous y allons pour voir un peu plus clair dans l'orientation des Soviets et pour les éclairer sur nos orientations propres. Il se passe des choses dans le monde, notamment dans les rapports Est-Ouest. Peut-être y sommes-nous pour quelque chose, mais ça devait arriver. Je voudrais voir vers où les Soviets sont orientés et ce qu'ils consentiraient à faire ; ou du moins, vers où ils sont orientés et ce qu'ils ne consentiront pas à faire. « Il n'y a pas de perspective de signer un traité, mais un accord économique et un accord spatial, qui seront peut-être signés à Moscou s'ils ont pu être paraphés entre-temps. Il y aura en outre un communiqué, et peut-être une déclaration, qui n'exprimerait pas autre chose qu'une volonté de considérer d'une façon pratique les problèmes européens, et essentiellement le problème allemand, lequel ne sera réglé, s'il doit l'être jamais, que par un accord auquel toute l'Europe serait partie, et l'Amérique également. En fait, tout cela est du domaine du sondage. « Les Soviets attachent à cette rencontre une grande importance. Nous aussi. Nous aborderons tous les sujets que nous voudrons : rien de moins que l'Europe, l'Orient, l'Afrique, l'Asie. Sur tous les problèmes de la planète, nous avons quelque chose à dire et à écouter. « Ce sera relativement long. Nous irons à Novossibirsk, la ville scientifique, à Baïkonour, la base spatiale, grand mystère ! et aussi à Leningrad, à Kiev, à Volgograd. « Ils ont l'air bien disposés et nous le serons aussi. Au-delà des politesses, tout dépend de ce qu'ils voudront faire. Il y aura chez eux de la spontanéité, avec une dose de ruse difficile à discerner. « Il n'y aura pas de Conseil des ministres pendant ce voyage. Mais je donnerai au Premier ministre un mot pour qu'il puisse en tenir un si c'était nécessaire. Nous ferons un Conseil à notre retour, probablement vendredi après-midi. » Ce sera le samedi 2 juillet : en ce temps-là, on travaillait le samedi. « Une lutte entre le désir du contact et le souci de se défendre » Conseil du 2 juillet 1966. Couve : « Les conditions de l'accueil ont été exceptionnelles. Les autorités se sont mises en quatre. Le général de Gaulle logeait au Kremlin. Le premier depuis Lénine, il a parlé au balcon de la municipalité. La population s'est rassemblée en masse, dans des démonstrations d'amitié qui ont été remarquables par leur ampleur, mais aussi, apparemment du moins, leur spontanéité. Brejnev, Kossyguine et Podgorny, la troïka, ont participé à toutes les conversations ; le dernier, tout en étant très au courant des choses, ne semble pas jouer un rôle comparable à ses deux collègues. Kossyguine est un administrateur capable, dont l'autorité s'affirme. Brejnev paraît le plus doctrinaire. Il n'a pas l'expérience gouvernementale de Kossyguine ; mais il est intelligent, dégourdi et informé. C'est lui qui menait la conversation du côté russe ; mais l'équipe paraît soudée. » Couve développe longuement l'analyse politique et l'on peut croire qu'il a tout dit, mais le Général renouvelle le sujet à sa façon. GdG : « Le pays donne une impression d'immensité. Il y a là un capital matériel colossal, par le nombre de la population, la dimension du développement à prévoir. Tout ce qui est entrepris est grand, qu'il s'agisse d'un barrage ou d'une fusée. Mais tout cela est encore en gestation. Il y a beaucoup de gaspillage, notamment du fait des distances. La dimension, voilà l'impression première. « Deuxièmement, au point de vue psychologique. On sent partout le désir du " dédouanement ", chez les dirigeants, chez les notables, chez les militaires. Il y a une lutte entre le désir du contact et le souci de se défendre. Mais le souci du dédouanement semble prendre le dessus, et là, la popularité profonde de la France en Russie peut jouer son rôle. L'intérêt que la population nous porte s'est manifesté d'une façon éclatante. « Troisièmement. Les Russes ont la fierté collective de ce qu'ils réalisent ; et ils veulent réaliser davantage. D'où il suit qu'automatiquement, ils sont en rivalité avec les Américains. Pour se donner du courage, ils ont besoin d'un croque-mitaine en puissance. L'Allemagne joue ce rôle à leurs yeux, même s'ils ne sont pas entièrement dupes d' eux-mêmes sur ce point. « Quatrièmement. Le régime tient le pays, ce qui n'est pas très difficile, tant il est docile. Il n'y a sans doute pas d'adhésion profonde ni enthousiaste ; mais le régime est subi et paraît, dans l'ensemble, accepté. On est conscient qu'une forte discipline nationale s'impose. Les querelles 1 essentielles du régime sont épousées par le peuple, surtout depuis la guerre, même s'il n'y met pas beaucoup d'ardeur. La détente s'étend d'ailleurs d'année en année. Le régime dure, mais se transforme. Il devient moins idéologique et plus technocratique. Ce ne sont plus les propagandistes, mais les ingénieurs, qui mènent le pays. « Ils considèrent que le contact avec l'Occident passe par la France » « Cinquièmement. Les entretiens se sont bien passés. Les divergences de vues sur l'affaire allemande ont été constatées ; sans insistance. Franchement, les Russes ne donnent pas l'impression d'avoir un penchant pour la guerre. Mais il ne faut pas leur marcher sur les pieds. Ils sont méfiants et réellement inquiets des manipulations belliqueuses des États-Unis. Ils sont donc pacifiques et inquiets. « Sixièmement. Ils sont satisfaits de la voie que nous avons prise. Vivant dans les slogans qu'ils se fabriquent à eux-mêmes, ils sont surpris de notre attitude2. Ils considèrent que le contact avec l'Occident passe par la France. Ils souhaitent que ce contact se maintienne. Notre politique, qui consiste à rompre avec la guerre froide, épouse leurs sentiments et leurs intérêts, comme elle épouse les nôtres. « Car nous ne nous cachons pas de partager l'inquiétude des Russes. On ne voit pas comment s'arrangeront pacifiquement les deux énormes développements américain et soviétique, qui sont si essentiellement guerriers. « C'est pourquoi il faudrait réunir l'Europe, en surmontant l'af faire allemande, grâce à la consécration des frontières et au désarmement atomique et, un jour indéterminé, par la réunification. « Au total, il faut donc nous donner les moyens d'exister par nous-mêmes et, en cas de drame, de choisir nous-mêmes notre direction. Ne disposeront d' eux-mêmes que ceux qui auront de quoi, notamment sur le plan militaire. Il faut bien en prendre son parti. « La France est considérée en Russie, un peu plus qu'elle ne le fut il y a quelques années, et un peu moins qu'elle ne le sera dans quelques années. » « Nous n'avons participé ni à Yalta ni à Potsdam » Kremlin, 21 juin 1966. Trois mois plus tard, j'en apprendrai davantage sur ces conversations de Moscou. Comme je dois y aller moi-même pour donner de l'impulsion à la coopération scientifique, le Général m'a reçu le 22 septembre 1966 pour me donner ses instructions 3. À la fin de l'entretien, il me dit : « Il faut que vous mettiez des bûches dans le foyer. (Un silence.) Puisque vous serez le premier à revoir Kossyguine, sachez où vous mettez les pieds. Vous devriez jeter un œil sur le verbatim de mes conversations de juin dernier. » Je ne me le fais pas dire deux fois. Les entretiens avec Brejnev et Kossyguine étaient allés, en effet, beaucoup plus loin que je ne l'imaginais. Je prends note des points les plus significatifs. J'en retire une première impression : de Gaulle a beaucoup à faire pour convaincre les Soviétiques sur l'Allemagne. D'emblée, le Général a entrepris sur ce sujet ses interlocuteurs. GdG : « Voulez-vous que nous commencions par l'Europe ? Brejnev. —D'accord ! GdG. — Êtes-vous dans le sentiment qu'il existe en Europe un état de choses définitif, en particulier en ce qui concerne les Allemands, ou bien pensez-vous que l'on puisse envisager un certain changement ? Si je pose la question, c'est parce que la situation actuelle en Europe, à l'Est et en Allemagne, résulte de décisions auxquelles la France n'a pas participé. La France était alors trop faible, trop endommagée par la guerre. Nous n'avons participé ni à Yalta ni à Potsdam. Vous, en revanche, vous y étiez et vous avez acquiescé à ce qui a été fait en Europe et en Allemagne. C'est pourquoi je vous demande si ce qui a été fait il y a vingt-deux ans est, à vos yeux, définitif, ou si vous considérez que des changements sont possibles. » Brejnev : « L'Allemagne reviendra-t-elle au nazisme ? » La question est en forme de piège. Les Russes ne peuvent méconnaître qu'il s'est passé bien des choses depuis Yalta : en s'en détachant, ils entrouvriraient la porte au dialogue. Mais la réponse de Brejnev ramène à Yalta, via l'Allemagne. Brejnev : « La RFA poursuit son chemin vers le nazisme. S'il n'y a pas de riposte, l'Allemagne reviendra-t-elle au nazisme ? Dans ce cas, Erhard ne résistera pas, et le problème sera résolu. Le gouvernement fédéral tolère en ce moment des réunions de nazis, d' anciens combattants de la dernière guerre, d'organisations qui font profession de réclamer les territoires perdus. Tout cela est inquiétant, et d'autant plus inquiétant que les États-Unis favorisent cette évolution de l'Allemagne. Si, à cette évolution intérieure de l'Allemagne, l'on ajoute la politique que suit obstinément la RFA pour obtenir l'arme nucléaire, on doit constater que plus l'on s'éloigne de la Deuxième Guerre mondiale, plus l'on s'approche d'une troisième guerre mondiale plus catastrophique encore. GdG. — Pour ce qui est de la sécurité en Europe, nous avons toujours pensé, comme vous, que le ferment de l'insécurité a été l'Allemagne. Nous avons souffert des guerres déclenchées par l'Allemagne en 1870, en 1914 et en 1939. Mais il y a aujourd'hui un autre élément dont il faut tenir compte et qui est l'existence de deux grandes puissances rivales dans le monde et en Europe. La question de l'Allemagne est devenue un accessoire de cette rivalité et, du même coup, entre dans un ensemble très différent. Pour nous, la question allemande fait partie de la rivalité entre l'Union soviétique et les États-Unis. Elle se présente sous un aspect intérieur et sous un aspect extérieur. À l'intérieur, il faut comprendre qu'il n'y aura pas d'évolution pacifique sans que les Allemands reçoivent une espérance de réunification. Cette réunification, nous ne la voulons certes pas sans conditions. L'Allemagne doit accepter ses frontières et renoncer aux armements nucléaires. Mais il faut lui laisser une perspective. « Il faut attirer la question allemande à l'intérieur de l'Europe » « Extérieurement, il est important de sortir le problème allemand de la contestation entre l'Union soviétique et les États-Unis et d'en faire ce qu'il doit être, c'est-à-dire un problème de bonne foi entre Européens. Il faut organiser la concertation et la consultation entre Européens, y compris les Allemands eux-mêmes. Il faut ménager la possibilité de considérer la réunification entre Européens, de telle manière que l'Allemagne ne soit pas, jour après jour, l'objet et l'enjeu de votre conflit avec les Américains. « Si vous voulez la sécurité, il faut attirer la question allemande à l'intérieur de l'Europe. C'est une question d'attitude. Nous avons été bien abîmés par l'Allemagne. Nous n'en avons pas moins fait notre paix avec elle. Certes, il faut faire attention. Mais il n'y a pas lieu de s'abandonner à l'angoisse. Nous souhaitons que, pour votre part, vous preniez une attitude plus cordiale. » Brejnev n'est pas un diplomate. Quand de Gaulle place sur le même plan les deux puissances antagonistes, les États-Unis et la Russie, il se rebiffe. Il repousse l'idée selon laquelle la rivalité des deux Grands, par elle-même, serait nocive. Le Général répond avec humour : GdG : « En ce qui concerne votre rivalité avec les États-Unis, je vous dirai que nous aimerions mieux être aussi puissants que les États-Unis et que la Russie soviétique. Leur rivalité nous intéresserait et nous inquiéterait alors beaucoup moins. Mais il faut prendre les choses comme elles sont. Nous ne voyons pas d'inconvénient à votre puissance, car sans elle, nous serions exposés à une hégémonie irrésistible des États-Unis. De même, nous ne voyons pas d'inconvénient à la puissance des États-Unis, sans laquelle nous serions probablement exposés à l'hégémonie soviétique. Nous ne sommes donc fâchés ni de votre puissance, ni de la puissance américaine. » Ce à quoi Brejnev n'oppose que des propos de propagande : « Nous sommes pacifiques, partisans de la non-ingérence et de la coexistence. Les États-Unis pratiquent une intervention grossière dans les affaires d'autrui. C'est une différence essentielle. » Kossyguine, muet depuis le début de l'entretien, s'aperçoit qu'entre Brejnev et de Gaulle cela risque de bloquer. Il intervient, sortant des principes pour entrer dans le domaine de l'action et du progressif : « Nous croyons qu'il est de notre intérêt de résoudre ce problème européen par d'autres moyens qui commencent à apparaître en Europe. On pourrait trouver une solution dans une coopération plus étroite entre Européens, là où les intérêts des États-Unis ne sont ni décisifs ni prépondérants. Les moyens d'y parvenir trouvent un exemple dans nos relations avec votre pays. Une coopération répondrait à l'intérêt de la France comme de l'Italie, de la Finlande, de la Suède, du Danemark et d'autres pays. Elle placerait dans une situation embarrassante ceux qui ne veulent pas d'une vraie détente. GdG. — C'est exactement ce que je pense. Ce qui existe déjà, il nous faut l'organiser et l'étendre, en n'excluant pas la participation d'autres pays comme ceux que vous avez cités, mais aussi en y incluant l'Allemagne. Il est capital de mettre à l'ordre du jour un développement économique commun, qui peut être un lien pratique et peut créer entre les pays d'Europe des intérêts et une compréhension tels qu'un problème comme le problème allemand apparaisse comme de moins en moins dangereux, si nous sommes unis dans notre manière de vivre. » « Nous parlerons de briquets, mais aussi de politique » Conseil du 12 octobre 1966. Retour de Russie, j'expose au Conseil le résultat de mes entretiens sur les différents sujets de notre coopération. Je parle du SECAM, de l'accélérateur de particules franco-russe de Serpoukhov, de notre chambre à bulles Mirabelle4. Puis j'élargis le propos : les circonstances sont favorables, les Russes souhaitant développer notre coopération, non seulement dans toutes les recherches appliquées, mais aussi dans le domaine de la production. GdG (en guise de conclusion) : « Nous ne ferons rien avec les Russes, comme avec les autres, si nous ne sommes pas capables de faire quelque chose sans eux. » Couve prolonge mon propos sur la question du commerce extérieur. Il souligne que les Russes sont très demandeurs. C'est l' occasion de pousser nos administrations et nos industriels à commercer avec la Russie. Le Général jubile : « Le moment est venu de vouloir. » Conseil restreint, 25 novembre 1966. Nouvelle suite de ces nouveaux rapports : la visite de Kossyguine en France. Le Général arrête les questions de politique internationale qui seront abordées : le Vietnam ; la conférence européenne sur la sécurité, avec le problème non résolu de la participation de l'Allemagne de l'Est ; la dissémination des armes atomiques ; l'Autriche et son association au Marché commun ; l'entrée de l'URSS au Fonds monétaire international. Je détends l'atmosphère en racontant une anecdote qui me paraît symbolique : AP : « Il faudrait remédier au déséquilibre des échanges commerciaux. Mais nous nous heurtons à des blocages culturels. Par exemple, lors d'une réunion de la Commission mixte franco-soviétique, je leur avais suggéré de nous acheter une usine clés en main de briquets jetables. Ma proposition les a plongés dans la stupeur. Ils ont répondu le lendemain qu'ils ne pouvaient pas adhérer à une attitude qui consiste à jeter un objet usuel, alors qu'ils ont enseigné depuis cinquante ans au peuple soviétique à les faire perdurer. Ils veulent bien, en revanche, qu'on examine l'installation en URSS d'une usine de recharges pour briquets à conserver. GdG. — Avec M. Kossyguine, nous parlerons de briquets, mais aussi de politique. » « Notre puissance atomique commence seulement à acquérir une réalité » Salon doré, 1er décembre 1966. Le Général m'avait recommandé, voici trois mois de « voir où je mettais les pieds » avant de partir pour Moscou. Nul besoin qu'il me renouvelle cette recommandation, au moment où il me charge de « cornaquer Kossyguine en province », ce que je ferai pendant trois jours. Je consulte le compte rendu de leur entretien du 1er décembre 1966, qui doit me donner un éclairage pour les jours qui viennent, après les entretiens d'aujourd'hui auxquels j'ai participé et avant ceux de Rambouillet du 8 décembre, auxquels je participerai. D'entrée, Kossyguine met sur la table le projet soviétique d'une déclaration internationale sur la non-dissémination des armes nucléaires. GdG : « Je vous répondrai très franchement. Nous ne sommes pas une puissance atomique de premier ordre. Vous, vous l'êtes et les États-Unis le sont aussi. Notre puissance atomique commence seulement à acquérir une réalité. Tant qu'il reste des puissances atomiques de premier ordre, nous estimons nécessaire de continuer notre effort pour obtenir un armement nucléaire complet, quand bien même les quantités ne seraient pas équivalentes aux vôtres. Il suffirait pourtant pour nous protéger contre une attaque éventuelle. Je pense surtout à l'avenir. Nous ne savons pas de quoi il sera fait. Nous le croyons aussi nécessaire en raison de notre indépendance, en particulier à l'égard des États-Unis. Je vous en ai souvent parlé. « Par contre, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que vous-mêmes et les États-Unis vous mettiez d'accord pour désarmer dans le domaine atomique. On a déjà parlé de certains moyens : le contrôle des vecteurs, des sous-marins, etc., c'est-à-dire le contrôle de ce qui est contrôlable. Or, ces idées n'ont pas eu de suite et nous ne pensons pas qu'elles en auront. L'Union soviétique et les États-Unis conserveront leur puissance atomique et nous sommes résolus à en avoir une aussi. « Naturellement il y a les autres pays. Je ne parle pas du Royaume-Uni, dont la puissance nucléaire dépend des États-Unis, alors que la nôtre en est précisément indépendante. Il y a la Chine qui commence à construire sa bombe et qui continuera, même si un accord intervenait sur la non-dissémination. Il y a aussi l'Allemagne. Nous ne voulons pas qu'elle détienne d'armes atomiques et si jamais elle devait en avoir, nous serions prêts à l'en empêcher, d'accord avec vous si vous le voulez. Mais l'Allemagne déclare qu'elle ne veut pas d'armes atomiques et elle n'en fabrique pas. « Nous comprenons qu'un accord sur la non-dissémination vous intéresse ainsi que les Etats-Unis, mais nous, il ne nous intéresse pas. En souscrivant à un tel accord, nous serions liés par un accord avec de grandes puissances atomiques, alors que nous ne le sommes pas ; et cela ne nous convient pas. Peut-être cela nous conviendrait-il si nous en étions une, mais le moment n'en est pas encore arrivé. Nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que vous signiez un tel accord avec les États-Unis, ni à ce que d'autres pays qui n'ont pas la bombe y souscrivent aussi. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi nous le ferions. Kossyguine. — Nous considérons qu'au départ il y a cinq puissances atomiques : les États-Unis, l'Union soviétique, le Royaume-Uni, la France et la Chine. Nous ne voulons pas imposer de limitation à ces cinq-là et nous ne posons aucune condition à leurs essais atomiques. Toutefois nous ne voulons pas que d'autres pays viennent s'ajouter à ces cinq. Nous disposons d'un certain nombre de renseignements et nous savons à quel stade en sont un certain nombre de pays. D'ailleurs, il n'y a pas de secret de fabrication et les seules limitations sont d'ordre économique. Or, beaucoup de pays y travaillent. «Nous ne voulons pas que des pays comme l'Allemagne, l' Italie, le Japon, l'Inde, Israël détiennent un armement nucléaire. Nous voulons qu'en dehors des cinq, aucun pays n'ait le droit de fabriquer la bombe. «Le grand problème, c'est l'Allemagne, cela ne peut donc manquer de vous intéresser. Par un accord de non-dissémination, nous voulons placer l'Allemagne dans une situation telle qu'elle ne puisse pas s'armer atomiquement. « L'arme atomique est un grand malheur pour le monde » GdG. — Vous garderez votre armement et l'Amérique en fera de même, alors que pendant des années on a eu l'air de poursuivre l'idée d'un véritable désarmement. Ainsi, pour toujours, ceux qui ont la bombe la garderaient et ceux qui ne l'ont pas, ne l'auraient jamais. Il est difficile de considérer le monde de cette manière. Kossyguine. — Vous semblez dire que n'importe quel État peut avoir un armement nucléaire et que les autres n'auraient pas le droit de l'en empêcher. L' Allemagne aussi pourrait donc l'avoir si tous les pays avaient les mêmes droits. Ne vaut-il pas mieux arrêter leur nombre à cinq, sans les limiter dans leur perfectionnement. Par contre, si d'autres États acquéraient la bombe atomique, et si tous les États le pouvaient, ce serait la catastrophe. Aujourd'hui la Chine, demain n'importe qui. GdG. — Il est vrai que l'arme atomique est un grand malheur pour le monde. L' Amérique l'a inauguré, vous avez suivi. L' Angleterre aussi, car elle dépend de l'Amérique. Nous avons dû le faire pour assurer notre indépendance vis-à-vis des États-Unis. « L'on ne peut pas dire que certains pays en ont le droit et d'autres, non. En réalité, il y a des pays tels qu'il ne faut pas qu'ils aient la bombe. Et nous sommes d'accord sur le fait qu'il ne faut pas que l'Allemagne l'ait, car elle est l'Allemagne, elle a fait deux guerres mondiales et si elle avait un armement atomique, elle nous ferait courir les plus graves dangers. Il y a donc un intérêt politique à l'en empêcher. C'est une affaire d'intérêt politique. Mais, quant au droit, ou bien tous l'ont, ou personne ne l'a. Il faudrait qu'aucun pays n'eût le droit d'avoir un armement nucléaire. Nous en serions d'accord. « La Chine n'acceptera jamais un tel accord. Alors que ferez-vous ? Kossyguine. — La Chine ne signera pas, mais qu'est-ce que détient la Chine en matière atomique ? Nous le savons mieux que quiconque : elle ne peut rien donner car elle n'est pas prête. Certes, en y mettant le prix par la misère et la famine, tout pays peut fabriquer la bombe ; et c'est ce que fait la Chine aujourd'hui en se démunissant de tout et en causant un désastre économique. À l'heure actuelle, la Chine n'est pas en état de transmettre quoi que ce soit à un autre. Elle me fait penser à l'Égypte des pharaons, constructeurs de pyramides. GdG (décidant de résumer leur échange sur ce point, à sa manière). — Vous avez des clients, comme la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie. En fait, votre arrangement consiste pour vous à déclarer que vous ne leur donnerez pas la bombe ; et pour eux, qu'ils ne la recevront pas. Les États-Unis ont leurs clients, comme l'Allemagne, le Japon. Pour eux aussi l'accord consiste à ne pas donner et à ne pas recevoir. Nous n'y voyons pas d'inconvénient. Nous, nous n'avons pas de clients ; nous n' avons donc pas avantage à signer un tel accord. Nous n'avons personne à qui donner la bombe. » Kossyguine doit se contenter de l'assurance que son projet de déclaration n'alimentera aucun contentieux avec la France, même si elle se refuse à le signer. « Il y a en Europe un désir de se retrouver indépendant et européen » Plus loin dans la conversation, je retiens ces autres échanges sur l'Allemagne : on sort du nucléaire pour aborder le politique. GdG : « Il y a en ce moment en Europe un désir croissant de se retrouver indépendant et européen. À cause de la guerre du Vietnam, les États-Unis sont en train de perdre moralement beaucoup de terrain en Europe. Cette guerre et la façon dont elle est menée ne sont pas bien vues, même si les gouvernements, sauf le français, ne le disent pas et même s'ils disent le contraire. Au fond, l'Europe n'accepte pas cette guerre. Comme ils ont beaucoup de besoins, militaires et autres, pour le Vietnam, les États-Unis s'intéressent moins directement à l'Europe : il y a peut-être là une occasion politique qui s'offre à l'Union soviétique et à la France d'organiser une politique plus européenne qui serait très bien vue en profondeur par beaucoup d'États de l'Europe occidentale. « Peut-être même par l'Allemagne, imaginez-vous. Celle-ci a éprouvé beaucoup de désillusions à l'égard des États-Unis et elle a besoin d'une nouvelle politique. Elle serait peut-être contente de la trouver en Europe, si vous et nous, nous pouvions nous en mettre d'accord. Kossyguine. — Moins s'exercera l'influence américaine en Europe, moins il y aura de conflits, plus elle pourra être en paix. Reste le problème allemand. Il ne serait pas réaliste d'en chercher la solution dans la réunification des deux Allemagne, qui n'est intéressante ni pour vous, ni pour nous. Il faut donc rechercher d'autres solutions. Voyez ce qui se passe actuellement en Bavière : le fascisme renaît. Les fascistes s'accrochent aux États-Unis. « Il y a une psychologie nouvelle à créer » GdG. — Je ne pense pas, pas plus que vous, qu'il faille commencer par la réunification de l'Allemagne. Nous ne sommes pas pressés et vous l'êtes encore moins. Ce qu'il faut réaliser d'abord, c'est la détente. Il faut établir en Europe des relations normales entre tous les pays européens. Il faut amener une détente en Europe et y enlacer l'Allemagne. Ensuite il faudra procéder à une entente européenne générale en examinant entre Européens les problèmes de l'Europe, y compris celui de l'Allemagne et celui de la sécurité. Si l'Allemagne est bien enveloppée dans une Europe détendue et entendue, elle n'aura plus d'idées revanchardes. Alors, un jour la République allemande de l'Est et celle de l'Ouest auront peut-être le moyen de se rapprocher et d'établir des relations pratiques de plus en plus étroites ; et peut-être, un jour, d'aboutir à une confédération. Naturellement, il y faudra des conditions, sur les frontières et sur l'interdiction de l'arme atomique en particulier. Mais cela n'est pas inconcevable. L'Allemagne finira peut-être par penser que c'est la meilleure solution. En effet, elle commence à comprendre que la réunification par la force n'est pas possible. « Vous avez parlé du fascisme renaissant, je n'y crois guère. Ce qui a fait Hitler, c'est d'abord une crise économique épouvantable, avec une inflation galopante ; et aussi, il faut le dire, un parti communiste puissant qui effrayait les Allemands ; et surtout la faiblesse des autres pays, dont la France et aussi la Russie soviétique qui n'avait pas la puissance d'aujourd'hui. Maintenant, les choses ont changé : vous avez, et nous avons aussi, tous les moyens pour écraser l'Allemagne si elle devenait agressive. La situation n'est pas la même et je ne crois pas beaucoup aux fascistes allemands. Néanmoins, il faut songer qu'il y a une Allemagne et tâcher de lui fournir la possibilité de trouver une politique acceptable par tous. Kossyguine. — Je crois que nous aurons, vous et nous, à travailler politiquement dans ce sens. GdG. — Il y a là une psychologie nouvelle à créer, notamment en Europe. Nous y arriverons si nous nous aidons. À partir de cette psychologie, on pourra faire une politique nouvelle. » « L'Allemagne et la Russie, il faut désarmer leur agressivité réciproque » Salon doré, 5 décembre 1966. Je profite d'une audience pour demander au Général ce qu'il pense de ses conversations avec Kossyguine. GdG : « En réalité, c'est nous qui menons le jeu et les Russes ne font que suivre et qu' approuver. Nous voulons la détente et l' entente en Europe. Ils finiront bien par y arriver. « Kossyguine a fini par me dire l'autre jour que la réunification allemande se ferait un jour, mais il est d'accord avec moi pour penser qu'elle ne pourra se faire que dans le cadre d'une entente européenne généralisée. Il faudrait qu'elle soit assortie de toutes sortes de garanties : pas d'armes nucléaires, frontières inchangées, statut précisé. Et puis, il faudrait que la structure de la future Allemagne soit assez lâche ; il ne faudrait pas de Reich ; il vaudrait mieux une simple confédération. « Mais il faut absolument pousser vers cette détente et cette entente. C'est pourquoi je ne suis pas content de ce qu'a déclaré Kossyguine à la Sorbonne, où il a engueulé les Allemands. Il est nécessaire, au contraire, de pousser l'Allemagne à se rapprocher de la Russie. Il faut désarmer leur agressivité réciproque. C'est notre jeu. C'est le seul. » « Les résultats pratiques seront longs à cueillir » Conseil du 14 décembre 1966. Kossyguine est reparti. Après Couve, le Général conclut elliptiquement : GdG : « Le voyage de Kossyguine a été satisfaisant. Il a marqué de la part des Russes un désir évident de détente. Les résultats politiques apparaissent déjà dans la nouvelle disposition du gouvernement allemand. Les résultats pratiques seront longs à cueillir, mais ça commence. » La « nouvelle disposition du gouvernement allemand » ? Aujourd'hui devant le Conseil, comme en tête à tête le 5 décembre, les Allemands occupent sa pensée quand il parle aux Russes. Vis-à-vis des uns comme des autres, il s'est fait patient professeur de détente. À la Sorbonne, Kossyguine a été mauvais élève. Il finira bien par apprendre. Le Général ne joue pas la Russie contre l'Allemagne. Mais il n'exclut pas, en faisant quelques pas vers les Russes, de faire bouger les Allemands. Erhard a « désappointé » de Gaulle ? Les bonnes manières de Kossyguine sont du meilleur effet pour un rapprochement Paris-Bonn. Mais ce jeu qui a les apparences du jeu de taquin, n'a pour règle que les intérêts de la paix. Malraux : « On peut envoyer Grenoble à Moscou, mais pas Moscou à Grenoble » Conseil du 13 mars 1968. Enjambons les limites chronologiques de cette partie, pour terminer par la vision de l'URSS que nous ramène André Malraux. Comme d'habitude, il nous fascine. Malraux : « On parle beaucoup, depuis la mort de Staline, d'américanisation de la Russie, mais ce n'est vrai que superficiellement. « Par exemple, que vaut la liberté en URSS ? La terreur a disparu, mais la police secrète reste entièrement en place. On parle plus aisément, on peut même dire qu'on n'est pas d'accord avec le régime. Mais l'appareil est toujours présent, toujours disponible. « Le Parti ? On le dit affaibli. Mais il est plus monolithique et plus rigide que jamais. Chez les satellites, il y a des oppositions, qui sont nationales. Il n'y en a pas en URSS. « Les dirigeants veulent entraîner le pays sur deux axes d'effort : la construction et la défense. Mais le pays pense à consommer, et pour la consommation, c'est maigre. « Les Russes ne se sentent plus menacés par personne. C'est nouveau dans leur histoire. Mais dans ce contexte foncièrement changé, les moyens d'autrefois restent en place et ils sont plus puissants que jamais. « La culture ? On m'a parlé d'échanges entre maisons de la culture. Mais leurs maisons de la culture sont des maisons de pédagogie. Ce n'est pas sérieux. Alors, on peut envoyer Grenoble à Moscou, mais pas Moscou à Grenoble 5. » Cette impossibilité était bien connue à l'Est. Fouchet nous raconta après un voyage officiel en Hongrie, en mai 1966, qu'un de ses interlocuteurs lui avait confié : « Malraux a raison de dire : "La Russie apporte la culture à tout le monde, mais la France l'apporte à chacun." » 1 Dans le vocabulaire gaullien, les grandes causes, les grandes entreprises. 2 Jusqu'à la sortie de l'OTAN, c'est-à-dire à la veille de la visite officielle en URSS, la presse moscovite présentait encore de Gaulle comme un « général factieux », « suppôt du capitalisme », « valet de l'impérialisme américain ». 3 Voir supra, IIe partie, ch. 10. 4 Voir supra, IIe partie, ch. 10, p. 153. 5 Grenoble où Malraux vient d'ouvrir une grande maison de la culture. Chapitre 4 « PARIS-MADRID, CELA FAIT UN AXE DE PLUS » Conseil du 19 octobre 1966. Je reviens d'Espagne, où je suis allé conclure une affaire engagée par mon prédécesseur, Gaston Palewski : la vente d'une centrale nucléaire. À la fin de mon séjour, le « Généralissime » m'a aimablement reçu. À l'issue du Conseil, le Général m'interroge : « Quelle impression vous a-t-il faite ? Il est vraiment au courant d'affaires comme la centrale et la télévision en couleur ? » Sa curiosité n'est pas récente. J'en retrouve des traces dans mes notes. « L'Espagne veut sortir de son isolement, nous devons l'y aider » Au Conseil du 30 janvier 1963, le Général excuse les absents : « M. Frey est à Madrid. Paris-Madrid, cela fait un axe de plus ! (Ces jours-ci, les journaux parlent d'un "axe Paris-Bonn" ; mais il ne s'arrête pas à cette plaisanterie.) « L'Espagne est un grand pays endormi, mais il se réveillera. Il a gardé de la noblesse et de la grandeur. Nous avons tout avantage à reprendre des relations avec lui. Il veut sortir de son isolement. Nous devons l'y aider. « Les républicains et les franquistes se sont fait une guerre inexpiable. Mais un jour viendra où Franco ne sera plus là, où les anciens combattants des deux camps seront morts, où leurs enfants et leurs petits-enfants voudront se retrouver en paix. Fascisme, communisme, les idéologies passeront. Restera l'Espagne de toujours, plus jeune et plus moderne. » À l'issue du Conseil, le Général m'en dit un peu plus : GdG : « Les Espagnols se rapprochent de l'Europe. C'est incontestable. De la France peut-être, mais c'est plus douteux. Il y a un vieux contentieux entre les deux pays qui remonte à Napoléon et même avant. L'Espagne vivait repliée sur elle-même depuis au moins 1815. Aujourd'hui, l'affaire marocaine est finie. Les difficultés dues à la décolonisation et aux séquelles de la guerre civile sont également terminées. Il n'y a pas de raison que nos achats en Espagne et que les achats des Espagnols en France ne soient pas plus nombreux et que nos relations de tous ordres ne soient pas plus étroites. « Le voyage de Frey, c'est différent. Les réfugiés politiques sont surveillés. Nous ne les avons jamais livrés, nous les avons accueillis, nous leur avons ouvert les bras, mais il y a parmi eux des assassins en puissance qui s'agitent. Si des comploteurs profitaient de l'asile que leur offre la France pour chercher à assassiner Adenauer, ou Khrouchtchev, ou Spaak, ce serait la même chose. Nous ne le permettrions pas. » « Franco a roulé Hitler » Après le Conseil du 17 avril 1963. AP : « Giscard est allé à Madrid, il a vu Franco et la presse semble s'en émouvoir. GdG. — Y a-t-il vraiment de quoi ? Giscard ne pouvait refuser d'être reçu par Franco si celui-ci l'invitait. On ne peut pas refuser de voir Kennedy à cause de Chessman et des Rosenberg 1. » Le Général garde un instant de silence et regarde vers la fenêtre, comme pour rechercher son inspiration et prendre de la hauteur : « Franco a bien su tirer son épingle du jeu. Il a roulé Hitler à Hendaye, il lui a refusé le passage de ses troupes à travers l'Espagne tant qu'elle restait neutre. Mais il lui offrait en contrepartie d'entrer en guerre à ses côtés, moyennant quoi il empocherait Gibraltar et le Maroc. Hitler, qui se croyait à la veille d'envahir l'Angleterre, n'a pas poussé les feux. Pourquoi faire des concessions à quelqu'un dont il croyait n'avoir pas besoin ? Mais Churchill et ses aviateurs ont résisté. Alors, Hitler a augmenté ses exigences, Franco a fini par signer un protocole, par lequel il s'engageait à entrer en guerre, mais à la date qu'il choisirait. Hitler maintenait sa pression : que l'Espagne entre en guerre, ou au moins qu'elle laisse passer l'armée allemande pour aller à Gibraltar. Mais Franco savait que, s'il entrait en guerre, il perdrait les Canaries. Churchill, de son côté, il ne lui aurait pas déplu que Hitler entre en Espagne, ça aurait dispersé la Wehrmacht, ça aurait provoqué une guerre de partisans comme celle qui avait ruiné Napoléon. En 41, Franco n'avait plus envie d'entrer en guerre, il s'est contenté d' envoyer la division Azul contre les Soviets. Il est allé voir Mussolini en Italie2 et Pétain à Montpellier3. Mais il s'est bien gardé d'avoir le moindre geste hostile à l'égard des Anglais. Il était logique avec lui-même. Il a manœuvré dans le sens de l'intérêt national de l'Espagne. » « On ne leur fait pas une centrale nucléaire pour qu'ils fassent des bombes » Après le Conseil du 3 juin 1964, où Couve a rendu compte de son voyage à Madrid, je demande au Général comment aborder ce sujet sensible. GdG : « Il faut en dire un peu, sinon les Espagnols seraient vexés, ils sont très susceptibles. Mais il ne faut pas en dire trop. AP. — La presse parle de l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun. GdG. — Il n'en est pas question ! Ils ne l'ont pas demandé. Mais il faut établir des rapports économiques entre l'Espagne et le Marché commun. La décision prise par le Conseil des ministres des Six paraît satisfaisante. C'est une amorce. Mais il n'est pas question d'aller plus loin, tant que l'Espagne n'aura pas changé du tout au tout. Évidemment, vous pouvez parler des accords techniques, sur les Canaries pour le lancement de satellites et pour les fusées, sur notre installation aux Baléares pour la télévision. Et puis c'est tout. N'épiloguez pas. Vous pouvez parler de la coopération nucléaire, mais qu'on n'aille pas s'imaginer qu'on leur fait une centrale nucléaire pour qu'ils fassent des bombes ! « Franco est plus fort que jamais. Je n'y peux rien » AP. — Les journalistes, notamment anglo-saxons, avancent que ces accords franco-espagnols ne sont pas seulement pratiques, mais qu'en réalité nous voulons jouer une nouvelle carte. GdG. — Vos commentateurs imaginent la politique avec des cartes. Alors ils croient que de Gaulle joue la carte chinoise, et puis la carte espagnole. En fait, il y a une réalité. Je la reconnais, comme j'ai reconnu la réalité chinoise. Franco se maintient depuis la guerre civile et il est plus fort que jamais. Je n'y peux rien, moi. Alors, il n'y a pas de raison que je ne tienne pas compte de cette réalité. AP. — Il va céder la place à la royauté, un jour ou l'autre ? Il va s'organiser pour ça ? GdG. — Il laissera sans doute la place à la royauté. Mais on ne sait jamais. Après lui, il y aura ce qu'il y aura4. AP. — Le jour où l'Espagne aurait surmonté les souvenirs de sa guerre civile, qu'est-ce qui s'opposerait à ce qu'elle entre dans le Marché commun ? GdG. — Ah, rien ! Seulement, à la condition que, économiquement, elle soit à la hauteur. AP. — À défaut de la faire entrer comme membre, on peut l' associer. GdG. — J'espère qu'on aboutira à quelque chose comme ça. Vous verrez, l'Espagne, dans dix ans, entrera complètement dans le Marché commun. » Il y faudra quand même vingt ans. Franco : « Ah, toujours le même petit Napoléon ! » Quelque choquant que cela puisse paraître à ceux qui n'ont pas été les contemporains de la sauvagerie réciproque de la guerre civile, de Gaulle ne tenait pas rigueur à Franco du rôle qu'il y avait joué. Entre la dictature fascisante qui l'avait emporté et la dictature communisante qui aurait pu l'emporter, il ne se croyait pas contraint de choisir. Par sa prudence pendant la guerre, Franco s'était acquis des mérites que le Général n'était pas homme à oublier. Plutôt que de le laisser en tête à tête avec les États-Unis, le Général cherchait à encourager sa rentrée en Europe. Et puis, pourquoi le cacher, pour de Gaulle, Franco avait été et restait un façonnier de l'Histoire. Pour le meilleur ou le pire, il portait une grande nation. Il était un membre du cercle étroit des grands. C'est ce que la France stupéfaite comprendra quand, libre de toute charge, pendant sa longue balade en Espagne en juin 1970, il fera visite à Franco, monument historique parmi les autres. Franco voulut tirer tout le parti possible de cette visite. Il tenait à emmener de Gaulle à l'Alcazar de Tolède, haut lieu de l'insurrection franquiste. Ç'aurait été comme une absolution. Le Général fit savoir son refus. L'offre fut renouvelée à notre ambassadeur, qui vint apporter la réponse du Général : second refus, poli mais ferme. Franco, tapant le sol du pied, s'écria : « Ah, toujours le même petit Napoléon ! » 1 Julian Grimau, dirigeant du PC espagnol clandestin, a été condamné à mort et sera exécuté le 20 avril à Madrid. Les époux Rosenberg ont été exécutés en 1953 et Chessman en 1960, sous la présidence d'Eisenhower. 2 Le 12 février 1941, à Bordighera, non loin de la frontière française. 3 Le 14 février 1941. 4 Le prince Juan Carlos sera désigné par Franco comme son successeur, le 22 juillet 1969, un an avant la visite du Général. Chapitre 5 « DANS LE PACIFIQUE, LA VOIE D'AVENIR, C'EST LA DÉPARTEMENTALISATION » Conseil du 16 mars 1966. Billotte revient d'une longue tournée dans tous les territoires du Pacifique — Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Wallis et Futuna, Nouvelles-Hébrides —, dont il brosse le tableau politique. « Nous avons depuis 1958 renversé un mouvement qui, dans l'esprit de la loi-cadre, devait conduire à l'indépendance. Mais si nous voulons garder ces populations, il ne faut pas les décevoir. En Nouvelle-Calédonie, il y a un véritable problème racial ; il faut faire en sorte que les autochtones soient traités comme des Français à part entière. Pour la Polynésie, il faut doubler le budget dès 1967. Partout, il faut s'orienter progressivement vers la départementalisation. « Pourquoi les îles Hawaï seraient-elles un des 50 Etats-Unis d'Amérique, et pourquoi nos îlots ne seraient-ils pas un des 100 départements français ? » GdG. — L'action que vous nous proposez de poursuivre, c'est-à-dire d'achever, pour aboutir à la départementalisation, c'est la voie d'avenir. Pourquoi les îles Hawaï seraient-elles un des 50 États-Unis d'Amérique, et pourquoi nos îlots ne seraient-ils pas un des 100 départements français ? Mais ça doit venir d'eux. C'est la solution de bon sens, pour ces petits territoires qui n'ont pas de destin tout seuls. Elle implique l'assimilation par l'école et la prospérité par le tourisme. Partout, le grand levier est la question scolaire et la formation professionnelle. «En Nouvelle-Calédonie, la question est différente. Il faut imposer localement que l'on prenne son parti de considérer les Canaques comme égaux des autres — et comme des nôtres. « Wallis, je n'y suis jamais allé (il a l'air tout étonné de ce constat), je ne sais pas comment ça se passe, mais je m'en doute. Quant aux Nouvelles-Hébrides, que ça aboutisse au départ des Anglais, je n'y vois aucun inconvénient, mais il faudra jouer serré pour que nous restions. C'est une question d'habileté et de volonté. Il faut que nous appliquions à cette tâche nos meilleurs administrateurs. » Conseil du 25 mai 1966. Un projet de création d'un corps particulier de fonctionnaires en Polynésie prend le projet de départementalisation à contre-pied. Le Conseil d'État, gardien de l'unité de la fonction publique, s'est opposé à ce texte. Pompidou : « Le Conseil d'État est déraisonnable. Il ne veut pas reconnaître des réalités différentes qui imposent un corps de fonctionnaires différent. Ce n'est pas avant longtemps que l' identification sera totale entre la métropole et la Polynésie. À situation anormale, solution anormale... GdG (sèchement). — Il n'est pas question de normal ou d'anormal. La situation de la Polynésie est exceptionnelle, c'est un fait. Mais le but à atteindre, un jour ou l'autre, c'est la complète fusion des corps, la complète assimilation. On doit y arriver. Autant en Algérie, c'était une entreprise démesurée, autant, dans le Pacifique, c'est réalisable à terme. » Le voici d'accord avec le Conseil d'État. Et le voici partisan de « l'intégration », qu'il récusait hautement quand il s'agissait de dix millions d'Arabes, mais qui est « jouable » avec 80 000 Polynésiens et moins encore de Canaques. Et pourtant, c'est la réalité de l'exceptionnel qui l'emportera peu à peu. « Les Mélanésiens sont en réalité des relégués » Conseil du 15 septembre 1966. C'est le retour de la grande tournée dans l'océan Indien et le Pacifique. Le Général fait son point : GdG : « La Polynésie se transforme, parce qu'elle est désormais en communication avec le monde, en raison de l'installation du Centre d'essais, qui a provoqué un ébranlement. Le Centre est bien accepté. Mais la préoccupation porte sur l'avenir. Ce qui peut remplacer le Centre (il met déjà au présent cet après-demain éloigné de trois décennies), en dehors du tourisme, c'est une vocation océanographique qu'il appartient au gouvernement de faire naître et de diriger. « En Nouvelle-Calédonie, les réalités sont complexes. Il y a des différences évidentes entre les deux communautés. Les deux races ne se mélangent pas. Les Mélanésiens n'ont pas obtenu grand-chose et sont en réalité des relégués. Cela permet à certains de flatter un sentiment de frustration. (" Relégués " : le mot n'est pas choisi au hasard ; les " relégués ", c'étaient les Français de la métropole déportés en Nouvelle-Calédonie et qui, après avoir purgé leur peine, devaient rester dans la colonie. La marque d'exclusion subsiste, mais elle a changé d'ethnie.) « Il y a le nickel. Ce sont des ressources d'importance mondiale, mais exploitées selon des modes très différents. Par la société Le Nickel d'une part, qui exporte de plus en plus. Et par les concessionnaires multiples de gisements médiocres, d'autre part ; ils sont inquiets de leurs débouchés et sollicités par les Américains, qui voudraient mettre la main sur tout ce qui ne dépend pas de la société Le Nickel, en attendant de faire un jour échec à celle-ci, ou d'essayer de la racheter. Il y a donc une grande opération nationale à faire pour le nickel, en organisant les exploitants individuels pour qu'ils ne soient pas tentés de se vendre aux Américains. « Pour le reste, le progrès est évident dans tous les domaines et notamment pour les communications. Mais le gouverneur a besoin d'un hélicoptère pour pouvoir circuler... On pourrait augmenter systématiquement la colonie française, pour que la démographie ne bascule pas. Il ne faut pas que les Caldoches étouffent les Mélanésiens, mais il faut aussi empêcher l'inverse. » Conseil du 22 novembre 1967. Billotte présente ses réformes pour la Nouvelle-Calédonie. Elles concernent l'exploitation du nickel, la fiscalité et aussi une réforme municipale, qui donnera aux Mélanésiens plus de moyens de gérer leurs affaires. L'assemblée territoriale n'a que trop tendance à négliger le problème mélanésien. GdG : « Les projets sont justifiés : fiscal, minier, municipal. Mais on ne pourra s'en tenir là. On ne peut laisser tout aller à la discrétion d'une assemblée locale. Et les Mélanésiens sont-ils bien représentés dans cette assemblée ? J'en doute. Ils sont sûrement dominés. Il ne faut pas laisser s'installer une situation de domination, comme c'était le cas en Algérie. Nous devrons aller à la départementalisation, mais une départementalisation honnête et équitable, pas une départementalisation en trompe-l'œil. » « Djibouti : que faire avec cette boîte à chagrin ? » Conseil du 15 septembre 1966. En partant pour l'Asie et pour le Pacifique, de Gaulle s'était arrêté à Djibouti, et la visite s'était mal passée. Elle a été l'occasion, pour des groupes nationalistes noyautés et excités par des agitateurs venus de la Somalie indépendante, de se révéler, et dans la violence. Le gouverneur a été immédiatement changé, mais cela ne suffit pas. Déjà, sur place, de Gaulle avait dit : « Si, par une voie démocratique — votre conseil de gouvernement et votre assemblée — le territoire s'exprimait dans une nouvelle direction, la France en tiendrait compte. Mais ce n'est pas ce dont nous venons d'être témoins qui suffirait à établir la volonté démocratique des citoyens qui habitent ici. » Depuis, son idée de l'expression démocratique a avancé. GdG : « Djibouti, c'est un chaudron, une construction artificielle. Que faire avec cette boîte à chagrin ? Le coup avait été monté, mais les agitateurs ne savent pas ce qu'ils veulent. Il faudra qu'ils le disent démocratiquement. Que signifie l'indépendance ? Qu'ils veulent se passer de nous ? Oui ; eh bien, nous nous passerions d'eux volontiers. Ce sera alors une bataille interminable entre Afars, Issas et Éthiopiens. Si l'indépendance veut dire une autonomie un peu plus grande, comportant la protection de la France et une aide de notre part, on peut voir. Mais qu'ils prennent leurs responsabilités ; et d'abord, qu'ils les formulent. Nous avons vécu longtemps sans Djibouti. Nous avons des obligations à l'égard de nos compatriotes ; nous sommes prêts à les assumer. Mais si les populations veulent se séparer de nous, la France n'y fera nullement obstacle. Nous ne nous engluerons pas. » « Il y a lieu de consulter la population » Conseil du 21 septembre 1966. La semaine suivante, le Général a eu le temps de faire un point approfondi sur la question, lors d'un Conseil restreint dont Billotte rend compte. La décision du référendum a été prise, mais elle n'a pas encore été annoncée. GdG : « Il y a lieu de consulter la population, sans se précipiter pour la date. Il faut fixer une date limite et l'annoncer sans délai, pour faire tomber l'agitation. La Constitution, sans prévoir une telle procédure, ne l'exclut pas formellement. L'article 74 définit d'ailleurs que la matière est normalement régie par la loi ordinaire. Mais il n'y a pas d'inconvénient à adopter une loi référendaire. Qui peut le plus, peut le moins. « Au total : il faut d'ores et déjà annoncer le référendum ; saisir le Parlement d'une loi appropriée ; consulter les populations après une série de mesures de détente et de préparation, en vue d'éclairer le Parlement, qui aura qualité pour modifier le statut par la loi. » Conseil du 27 octobre 1966. Billotte expose la procédure complexe que l'on va suivre : une loi, qui devra être votée rapidement pendant la session en cours pour organiser la consultation ; un statut renouvelé, qui sera proposé au vote oui du référendum ; une loi qui prendra acte de l'avis exprimé. Un prochain Conseil restreint arrêtera le texte du projet de statut. Le Conseil d'État n'a pas fait d'objection à ce déroulement. Mais ce nihil obstat ne suffit pas au Général. GdG : « Le Conseil d'État n'a pas mis suffisamment en lumière le caractère tranché de l'option offerte aux populations : rester dans la République ou en sortir. » Il ne s'étend pas plus. Demain, lors de sa conférence de presse, il s'expliquera davantage, mais cette seule phrase a tout dit. « Nous prenons et adoptons le résultat du référendum » Conseil du 15 mars 1967. Nous sommes à cinq jours du référendum. Le gouverneur annonce que le oui doit l'emporter, par une majorité qu'il évalue entre 55 et 65 % des suffrages. GdG : « Si le résultat est positif, il y aura un peu d'agitation ; s'il est négatif, nous n'aurons qu'à nous en aller. Les Afars feront évidemment appel à l'Éthiopie, mais cela sera leur affaire. » Conseil du 22 mars 1967. Le gouverneur avait vu juste. Le oui a obtenu 55 % des voix. Mais, plus encore qu'on ne le pensait, c'est le oui des Afars contre le non des Issas. Des incidents violents ont accompagné le scrutin — 11 morts. La situation demeure donc très instable. Billotte conclut : « Si la politique d'union des ethnies échoue, il faudra faire face à la réalité. » Couve renchérit : « Il est remarquable que l'unanimité se soit faite pour constater que la question n'est pas réglée ; mais personne ne dit quelle pourrait être la solution. » Messmer approuve : « La question est loin d'être réglée, même militairement. » Le Général ne veut pas se limiter à ces craintes trop fondées. Comme toujours, il ne veut pas « insulter l'avenir ». GdG : « Ce n'est pas la mer à boire. Ce territoire est et restera une boîte à chagrin. Il ne nous apporte rien. Mais nous avons une mission. Nous prenons et adoptons le résultat du référendum. « La communauté afar se manifeste pour la première fois comme compacte et déterminée. Si elle le demeure, l'avenir lui appartient. Il n'y a pas de raison de nous opposer à cette évolution. Les Éthiopiens ont été convenables. Si nous partions, ils iraient probablement à Djibouti. En résumé, il faut favoriser la prise en mains progressive par les Afars des affaires locales, tout en accordant aux Issas les garanties souhaitables pour qu'ils ne se sentent pas brimés. » L'affrontement continuera, et, dix ans plus tard, il conduira à l'indépendance dont le Général avait déjà pris son parti ; mais non une indépendance de rupture, comme il l'avait envisagée ; une indépendance de protectorat, avec maintien d'une forte présence militaire française ; sans quoi, le territoire aurait été la proie des Somaliens ou des Ethiopiens, probablement des deux, avec une guerre civile en prime. Chapitre 6 « C'EST LA PREMIÈRE FOIS QUE JE SUIS TRAITÉ DE CHIEN PAR DES PÉKINOIS » « C'est lamentable que les Américains recommencent à lancer des bombes ! » Conseil du 2 février 1966. En Indochine, les Américains avaient observé une sorte de trêve de Noël. Les bombardements du Tonkin s'étaient interrompus, et quelques gestes diplomatiques avaient donné le change. Mais, le 31 janvier, les raids ont repris. GdG : « C'est lamentable que les Américains recommencent à lancer des bombes ! Ça les enfonce encore davantage dans une guerre où ils n'ont aucune autre issue que de s'en aller ; une guerre qui n'en finira pas, ou qui finira, à force d'escalade, dans une catastrophe. Il faut que les Américains acceptent le départ de leurs troupes comme début de la négociation, celle-ci devant revêtir la forme classique du recours à la conférence de Genève. Malheureusement, ils n'y sont pas prêts. Ça va donc durer. Nous n'avons rien d'autre à faire que de regretter et de désapprouver. Mais un jour ou l'autre, nous ne nous contenterons plus d'exprimer notre réprobation dans des conversations confidentielles. » « Ce fut un discours clair » Conseil du 24 août 1966. À la veille du tour du monde qui va l'emmener vers l'océan Indien et le Pacifique, le Général évoque les étapes de l'Éthiopie et du Cambodge. GdG : « L'objet initial de notre voyage était le Pacifique, afin d'y consacrer notre site et nos expériences. Au passage, je visiterai les territoires d'outre-mer, et je rendrai sa visite au Négus 1 avant qu'il ne meure et que je ne meure. Ce sera sans grande portée politique, bien qu'il y ait des mises au point à faire avec lui concernant la Côte des Somalis. D'ailleurs, il ne veut pas nous la prendre, sauf si nous partons. Il est favorable au statu quo, mais il n'est pas sûr que le statu quo subsiste toujours. Enfin, nous verrons bien sur place ce qu'il en est. « Au Cambodge, nous serons amenés à parler de la situation au Vietnam. Il n'y a pas de solution militaire en vue, ni pour l'un, ni pour l'autre des deux adversaires. L'issue politique ne se trouve pas ailleurs que dans le retour aux accords de 1954, et cela signifie le départ des Américains : ils doivent faire ce que nous avons fait en Indochine et en Algérie. Voilà ce que nous dirons, sans méchanceté pour les États-Unis, mais au nom de notre amitié pour eux et de leur intérêt bien compris. » Tant de fois nous avons entendu la même analyse, dans le secret du Conseil. Nous ne pouvons imaginer la déflagration que va déclencher le fait de déclarer ces évidences dans le stade de Phnom Penh, à la face du monde et à moins de 200 kilomètres des lieux du combat. Conseil du 15 septembre 1966. Couve raconte ce que fut la réception du Général au Cambodge, « extraordinairement fastueuse et amicale. La grande affaire était le discours du général de Gaulle au stade de Phnom Penh. Les réactions ont été ce qu'on pouvait attendre. Personne ne pense que les États-Unis veuillent laisser les Vietnamiens décider eux-mêmes de leur sort. La question est de savoir si le grain semé germera. On peut penser que la réponse est affirmative, faute d'une autre issue ». Le Général, comme souvent en Conseil, est d'autant plus laconique que le sujet lui paraît important. GdG : « Sihanouk avait mobilisé tout le Cambodge, qui avait très volontiers répondu à l'appel. C'était (il cherche le mot) sensationnel ! « Ce fut un discours clair. Nous ne pouvons empêcher les choses de s'étendre. Mais il fallait marquer nettement la seule voie possible, celle que nous avons prise nous-mêmes — dans des circonstances différentes. » « C'est la première fois que je suis traité de chien par des Pékinois » Conseil du 27 octobre 1966. Couve donne pour la première fois des nouvelles de la Révolution culturelle qui fait rage en Chine. De Gaulle écoute et ne dit rien. La même scène va se passer aux Conseils du 11 janvier 1967, du 1er février, où Couve doit rendre compte de l'hystérie anticapitaliste, c' est-à-dire anti-occidentale, qui a saisi la foule, et des incidents qui ont eu lieu à l'ambassade de France, lapidée par les « gardes rouges ». Pas davantage le 8 février, quand Couve annonce que notre conseiller commercial, Robert Richard, et sa femme ont été empêchés de longues heures de sortir de leur voiture couverte de crachats, et qu'à la suite d'échanges de protestations, les relations entre la France et la Chine sont « détériorées pour longtemps ». Même silence le 15 février, quand Couve peut annoncer que les manifestations devant notre ambassade ont cessé ; et encore le 8 mars 1967, quand paraît s'esquisser un retour à la normale, grâce à une certaine reprise en main par Chou En-lai. Silence encore, du moins en Conseil, quand un cortège de « gardes rouges » défile en mai 68 à Pékin avec des banderoles : « Non à la tête de chien de De Gaulle. » Le Général se contente de nous dire avec amusement, en nous serrant la main : « C' est la première fois que je suis traité de chien par des Pékinois. » Silences retentissants. Lui qui est naturellement à l'aise chaque fois que l'Histoire entre en convulsion, le voici muet. Je crois qu'il encaisse très mal ces défaillances de la Chine : elle gâche, dans son tohu-bohu interne, le rôle international qu'il s'attendait à lui voir jouer ; elle remet en cause la pertinence du choix qu'il avait fait quand il avait voulu que la France soit la première puissance occidentale à échanger des ambassadeurs avec une capitale que toutes les autres tenaient à bout de gaffe. Elle lui a manqué. 1 L'empereur Hailé Sélassié a fait une visite officielle en France en juillet 1959. Toujours pas de commentaire du Général. IV « PLUS LA SITUATION PARLEMENTAIRE EST INCERTAINE, PLUS LE GOUVERNEMENT SE DOIT D'AGIR » Avril 1967 - Mai 1968 Chapitre 1 « LES FRANÇAIS AURAIENT VOTÉ CONTRE RICHELIEU » Conseil du 8 mars 1967. Le premier tour des élections législatives a eu lieu dimanche. On avait tellement annoncé dans la presse la victoire quasi certaine de l'opposition, que les résultats ont laissé les commentateurs interdits. Dans les journaux, les radios et les télévisions, les journalistes proclament leur stupeur1. Depuis, les vedettes de la majorité sortante, croyant donner du courage à leurs partisans, se répandent sur les antennes en chants de victoire. En entrant dans la salle du Conseil, les ministres ont la mine réjouie et échangent congratulations et confiants encouragements. Quand on s'assied, l'ambiance devient plus sérieuse, et les propos plus pondérés. Frey analyse le premier tour des élections : « Dans l'ensemble, c'est la stabilité. Nous pouvons espérer conserver tous ou presque tous nos élus parisiens. « Pour le second tour, un très faible déplacement de voix peut produire des changements sensibles, mais on peut escompter un certain effet d'entraînement d'un tour sur l'autre. C'est lorsque le régime paraît en cause que nous faisons le plein de nos voix. Il est difficile en revanche de se défendre contre les surenchères de l'opposition dans le domaine économique et social. Le thème à exploiter d'ici le 12 mars est donc la stabilité et la continuité du régime. « Il nous faut une doctrine ouvrière claire, attrayante et décidée » GdG. — Je félicite ceux d'entre vous qui êtes élus et j'encourage ceux qui restent en lice. « Pour ce qui nous concerne (voilà un nous qui l'englobe dans ses députés et ses électeurs), la situation est ce qu'elle était en 1962, avec même une amélioration infime. De même, pour les communistes. Quant à la Fédération, elle se maintient. Ont perdu sensiblement les gens du centre, qui pourtant n'avaient guère à perdre 2. « Mais il est vrai que la question ouvrière n'a pas été réglée, dans le Nord, dans le Pas-de-Calais, en Lorraine industrielle. Là, l' adhésion s'atténue et cela tient à ce que notre doctrine ouvrière n'est pas suffisamment affirmée. Il nous faut une doctrine ouvrière claire, attrayante et décidée. La condition ouvrière, c'est plus important encore que le niveau de rémunération. « Inversement, il y a un ébranlement des situations acquises au sud de la Loire. Nous y apparaissons comme une force neuve, une force de rénovation et d'innovation. L'élection de Cahors3 (il regarde dans ma direction) fait apparaître clairement que ce sont les communistes qui font la loi dans l'opposition. Celle-ci devient totalitaire. Cela simplifie le choix et le simplifiera de plus en plus. « Si, comme on peut l'espérer, la Ve République l'emporte, il n'y aura pas de crise de régime. Dans le cas contraire, c'est le peuple qui trancherait finalement la crise. Cela pourra prendre quelque temps et quelques péripéties. Debré. — Mon général, vous insistez sur le fait que l'adhésion se joue sur la condition ouvrière. C'est une notion qui n'est pas claire pour beaucoup de gens. GdG. — La condition ouvrière ? Mais elle est faite pour une large part de la dignité des travailleurs. Quand la dignité est reconnue, quand elle s' affirme, la condition ouvrière s'améliore. C'est la question ouvrière qui, avec le désarmement atomique, conditionne désormais les grandes questions de notre temps. » Les regards se croisent, s'interrogent. Oui, il a bien dit le désarmement atomique. Il revient sur ce sujet, déjà évoqué dramatiquement il y a quelques minutes, sur la communication de Couve 4. Tout de même, placer la condition ouvrière au même niveau d'idéal et de difficulté d'atteinte, c'est assez inattendu. Matignon, dimanche 12 mars 1967. Le soir du second tour, nous sommes réunis à Matignon dans le bureau du Premier ministre, où l'Intérieur nous répercute les résultats envoyés par les préfets. Très vite, nous comprenons que la soirée sera éprouvante. Les mauvaises nouvelles se succèdent. Sur les lignes où nous totalisons les élus de la majorité sortante et ceux des oppositions, les chiffres n'arrivent pas à départager les camps. Tantôt c'est une ligne qui passe en tête, tantôt c'est l'autre. Tard dans la nuit, elles s'immobilisent à égalité, et c'est de Wallis et Futuna qu' arrive enfin le soulagement d'avoir une voix de majorité... Mais, au long de cette attente, l'anxiété nous taraude. Nous réagissons comme si l'avenir de la Ve République se jouait ce soir, comme si les 485 élections de députés l'emportaient sur l'élection présidentielle. Personne n'ose dire, comme le Général me l'a dit, qu'une courte défaite offrirait la chance de faire une démonstration inédite — que la Constitution peut marcher sans majorité. Nos réflexes restent ceux du régime parlementaire. « Il y a eu des événements. Il en faut pour donner du piquant à l'existence » Conseil du 15 mars 1967. Nous arrivons assez déconfits au Conseil : le second tour a renversé bien des espérances. Parmi nous, Couve, Messmer, Sanguinetti, Charbonnel, ont mordu la poussière. La majorité est si étroite qu'elle en devient incertaine. Mais le Général ouvre la séance par une plaisanterie qui sent la poudre. GdG : « Il y a eu des événements depuis notre dernière rencontre. Il en faut pour donner du piquant à l'existence, ne serait-ce qu'à l'existence du gouvernement. » Le même esprit offensif, presque guilleret, se manifeste à nouveau quand Couve, qui figure parmi les ministres battus 5, rend compte des réactions étrangères : « La satisfaction la plus grande s'est exprimée dans les pays les plus proches : Grande-Bretagne, Benelux, Italie. Les Anglais espèrent que notre résistance vis-à-vis de leur entrée dans le Marché commun pourrait être infléchie. Il y a une certaine satisfaction mêlée d'appréhension aux États-Unis et en Allemagne. On a relevé l'échec du ministre des Affaires étrangères, sans aller jusqu'à en escompter un infléchissement de notre ligne. GdG. — Il vous appartiendra dans la suite de décevoir nos rivaux et de réconforter nos amis. » Une chose est sûre au moins : Couve, malgré son échec électoral, gardera son poste. La parole est maintenant à Roger Frey, pour son analyse de ce catastrophique second tour : « La stabilité foncière du corps électoral n'a pas empêché que, par l'effet de multiples transferts, la répartition des sièges soit modifiée. La Ve République perd 73 sièges et en gagne 33. Le retrait du communiste en faveur d'un candidat de gauche pourtant moins bien placé a plusieurs fois atteint le but recherché. D'une façon générale, la discipline de vote à gauche a été strictement observée. Les voix des rapatriés nous ont fait perdre de 7 à 10 sièges. Les pronostics ont créé un climat d'optimisme excessif qui s'est retourné contre nous. Edgar Faure : « Les rapatriés pèsent lourd » Edgar Faure. — La période électorale dure depuis avant l'élection présidentielle. Une psychologie d'ensemble s'est installée, où le mécontentement a eu la part belle. Les croque-mitaines ont disparu : les communistes ne sont plus staliniens, la laïcité n'est plus aussi virulente. Les rapatriés pèsent lourd. Et la candidature unique ne nous laisse aucune réserve pour le second tour. Mais enfin, il y a deux mois, on nous disait : que ferez-vous s'il vous manque 15 ou 20 ou 50 sièges ? Eh bien, nous les avons. Joxe. — Devant un front populaire renforcé, les inquiétudes vont reparaître. Il y a des terres MRP à reconquérir. Il nous faut reprendre contact avec la base. Foyer. — On le sentait bien : les électeurs ne pensaient qu'à leurs agacements du moment. Fouchet. — Les voix ouvrières perdues dans l'Est ne l'ont pas été seulement à cause de la crise de la sidérurgie, à cause de la conjoncture. L'essentiel tient à l'angoisse quant à la stabilité de l'emploi. Et puis, la civilisation d'abondance crée l'endettement et l'envie. AP. — Le mode de scrutin est hypersensible et amplifie les moindres changements d'humeur. 40 % des sièges perdus l'ont été à cause d'une variation de 1 % dans la circonscription. Le travail personnel des députés compte énormément. L'arrondissementier actif dispose de 15 à 20 % de voix qui lui sont personnelles. Dumas. — Même là où il n'y a pas de chômage, il y en a la crainte ; c'est une psychose. D'autre part, l'animosité de l'opposition pousse aux extrêmes. Il faudrait peut-être détendre l'atmosphère. (Pompidou approuve du chef). Nungesser6. — Les jeunes nous apportent moins de voix ; la Fédération leur donne l'impression de quelque chose de nouveau. Il y a un sentiment de frustration, du fait que rien ne remonte de la base vers le sommet. Boulin. — Au premier tour, les Français ont voulu confirmer le régime. Sur les résultats, ils ont cru que c'était largement acquis. Au second tour, ils ont exprimé leur mécontentement. Sanguinetti (battu, mais nullement abattu). — Le succès de la gauche est fait de la résurgence des communistes. Les communistes et la Fédération se vouent à la défense des structures anciennes. Leurs jeunes sont déjà des vieux. Pisani. — Nous manquons de cadres politiques à la base. Nous représentons à la fois la stabilité, c'est-à-dire le passé, et la menace d'une société nouvelle. Nous perdons des deux côtés. La Fédération, elle, était à la fois le nouveau, l' "union de la gauche", et la promesse de maintenir les avantages acquis. Couve. — Comme il n'y a plus de problème national, il reste les griefs quotidiens. Il n'y a pas eu d'avalanche, mais la tendance traduit un certain mécontentement. C'est dans la nature des choses. Debré. — La France est conservatrice depuis des années ; or, nous sommes en pleine phase de mutation. Il en résulte une inquiétude larvée. Nous avons vécu quinze mois de campagne électorale, avec une presse nationale, régionale, locale, professionnelle, confessionnelle qui, semaine après semaine, met au débit du gouvernement tous les griefs de chacun. Malraux : « Quant aux jeunes, prenons garde ! » Malraux. — Nous avons une majorité mieux assurée que nous ne l'escomptions il y a cinq ans. La question est de savoir si la conjonction qui s'est opérée en face de nous durera ou pas. Il faut tenir assez longtemps pour que ce bloc contre nature se dissocie, et il se dissociera, un peu plus tôt, un peu plus tard. L'enjeu est énorme. « Il faut une politique sociale plus généreuse : il faut distribuer nos caisses pleines. Quant aux jeunes, prenons garde ! « Le gaullisme est le destin de la France. Tout ce qui est en face, ce sont des combinaisons. Pas un contradicteur n'a compris ce que le général de Gaulle tente depuis tant d'années. À nous de faire en sorte que la réalité gaulliste soit mieux comprise. Billotte. — Les jeunes ne nous donnent pas plus de 20 % de leurs suffrages. La prochaine fois, ce sera grave. Ils ne veulent pas qu'on leur parle de stabilité, mais de mouvement. Ils veulent participer à la préparation de leur avenir. Par-ti-ci-per. (Il martèle les syllabes. Pompidou fait la grimace : il accepte les piques, il n'aime pas qu'on insiste lourdement.) Jeanneney. — Depuis des années, l'État donne l'impression qu'il s'occupe de tout, et pourtant les candidats de la Ve République gardent la majorité : ce n'est pas si mal. Le gouvernement concentre sur lui la mauvaise humeur. Il s'occupe de trop petites choses ; le ministre qui doit trancher sur le licenciement d'un ouvrier ! Ce n'est pas raisonnable. Il faut accroître les responsabilités locales. La mode des clubs 7 est significative. Il faut donner à la jeunesse l'occasion de discuter. Missoffe. — La nouvelle génération de jeunes a pris conscience de sa force. Elle tend à considérer qu'on a des devoirs vis-à-vis d'elle et qu'elle n'a pas de devoirs vis-à-vis du pays. Elle entre dans la vie active plus tard qu'autrefois, et la période où elle n'est pas encore insérée et encadrée est propice aux comportements excessifs et irrationnels. Charbonnel (battu en Corrèze). — Je me suis heurté au mécontentement d'un monde agricole encore imprégné de poujadisme. Il y a sur le terrain une administration en dissidence ; les instituteurs, les postiers, les facteurs sont les militants de l'opposition. Marcellin. — Je voudrais saluer la bonne organisation de la campagne : elle a été la mieux organisée depuis la Libération. Les interventions sur le plan national ont été excellentes (Pompidou boit du petit lait) ; tout a été fait en temps voulu. Toute la rancœur des intérêts était contre nous, et pourtant nous avons la majorité absolue. Les Français savent au fond que beaucoup a été fait. Depuis dix ans, jamais les Français n'ont tant voté, et ils ont toujours donné leur confiance au général de Gaulle. Si ce n'est pas un triomphe, c'est quand même un succès. Pompidou : « Le mythe abusif de la gauche a ressuscité » Pompidou. — Laissons de côté les explications de détail, comme la saison, qui porte à s'ébrouer, ou les déclarations d'impôt, qui sont tombées juste avant. Mais c'est vrai, les rapatriés nous ont fait perdre une dizaine de sièges dans le Midi. « Le fond de l'affaire est la coalition de tous les partis contre nous. Quand le général de Gaulle n'est pas directement en cause, le pourcentage d'adhésion diminue sensiblement. « En 62, le pourcentage s'est élevé à 37 %, et à la surprise générale, cela a suffi à balayer les oppositions. Nous avons réussi à maintenir ce pourcentage, et même à l'améliorer un peu. C'est miraculeux. Mais les accents de triomphe après le premier tour ont eu un effet désastreux. Il ne faut donc pas se demander pourquoi nous avons perdu des voix, mais pourquoi nous en avons gagné. « Ce qui a été dit à propos des voix ouvrières est inexact, Goguel l'a montré. Ce qui nous a fait défaut surtout, ce sont les catégories menacées : agriculteurs, petits commerçants, salariés des mines, de la sidérurgie, des chantiers navals. Tout ce que nous avons fait pour les aider n'a servi de rien. La peur est plus forte que les satisfactions obtenues. Mais là où les choses vont normalement, nous n'avons pas perdu de voix ouvrières. (Autrement dit : ce n'est pas un problème de "condition ouvrière " contrairement à ce que répète le Général, mais de conversion économique.) « Que faire ? La droite est irréconciliable. On peut reprendre un peu sur la classe paysanne, sur les commerçants, avec la TVA. Mais nous sommes pris dans la difficulté, parce que nous avons en face de nous à la fois une velléité de changement, et un désir profond de revenir en arrière. « Ce qui est fâcheux, c'est que le mythe abusif de la gauche a ressuscité. C'est un mythe ! Dans le Midi, la gauche, c'est la réaction la plus totale. Roland Dumas avait pour suppléant le président du comité Tixier- Vignancour. Il faut détruire ce mythe. Le travail politique des députés compte autant que le travail du gouvernement : c'est ainsi que nous avons sauvé le Rhône, le Finistère. « Mais ne parlons pas à tort et à travers de politique sociale. Ou c'est de la phraséologie, ou c'est une entreprise de très longue haleine. « La hantise du changement prend le dessus et nous disperse » GdG. — La bataille électorale n'est ni belle ni exaltante. Vous en restez marqués. Ce que vous gardez à l'esprit est assez mélancolique. « Pourtant, au total, avons-nous reculé par rapport à 62 ? Non. Nous avons même quelque peu augmenté le pourcentage. Le fait est là, bien que le corps électoral se soit accru de trois millions et demi d'électeurs. Nous en avons ramassé deux millions. Les communistes, un million. « Voilà les faits. Ils sont d'autant plus frappants que le pays n'avait que de petits soucis. Il n'était menacé ni du dedans ni du dehors, il n'avait pas à se mesurer sur l'État, sur la France, sur le général de Gaulle. « Le pays est en mutation. Cela l'engage à des confrontations verbales. C'est le génie du socialisme, du communisme, que de les cultiver et de s'y sentir à l'aise. Mais, depuis 1940, qui donc a changé quelque chose à l'état social, à l'éducation nationale, et même à l'agriculture ? Il n'y a que nous. Je me suis fait jadis l'effet d'être le seul révolutionnaire. Ça reste vrai. Le pays est bouleversé par la mutation que nous accomplissons. Alors, quand la peur disparaît, la hantise du changement prend le dessus. La peur nous rassemble, la hantise nous disperse. « La Fédération est apparue comme quelque chose de neuf. Le colonel de La Rocque, c'était neuf aussi. Le RPF, c'était neuf. Mendès, c'était neuf. La nouveauté passe. Et puis, il n'y a là que des mots. Les opposants peuvent s'agiter sur la place publique, ils ne peuvent pas changer les choses. Pour les changer vraiment, il n'y a que nous. « Ça ne plaît pas à tout le monde. Mais ce n'est pas nouveau, ça. Pensez à la situation de la France sous Louis XIII et Richelieu. Si on avait voté alors, les Français auraient voté contre Richelieu ! « Nous n'en sommes pas là. Il y a une majorité à l'Assemblée nationale, et c'est l'Assemblée nationale de la nouvelle Constitution. Le gouvernement y a la primauté, il a l'initiative des lois, et il peut se servir de la peur d'un retour devant les électeurs. « La majorité est étroite, plus que je ne le pensais. Je n'avais pas imaginé que nous perdrions plus de vingt sièges. Mais les autres, ils n'auraient pu réunir qu'une majorité négative, une majorité d' opposition. Elle est sans avenir. « Cela dit, nous aurions pu faire mieux. Quant à l'organisation, quant au choix des candidats. Mais vous savez, quand 35 sièges ont été perdus ou gagnés sur 20 000 voix, il est vain d'interpréter. « L'essentiel, demain, est que notre audience ne diminue pas, que d'autres voix ne nous échappent pas, que les électeurs nouveaux viennent à nous, que les opposants soient divisés dès qu'il faut agir — mais agir, ils n'y pensent même pas ! Mitterrand, Mendès, Guy Mollet, aucun ne dit au pays ce qu'il s'agit de faire. Il ne faut pas leur passer la France. « Quant à la majorité, pour Dieu, qu'elle reste cohérente ! Il n'est pas question d' opprimer les députés, mais ce serait une mauvaise action nationale que de porter atteinte à la solidarité de la majorité. « En définitive, le pays a son destin entre les mains. Il choisira son destin. Jusqu'ici, le pays ne s'est pas trahi lui-même. Merci, messieurs. Il y aura Conseil mercredi prochain. » « Alors, vous les avez gagnées, vos élections ! » Au moment de nous serrer la main, le Général, goguenard, dit à Edgar Faure et à moi : « Alors, finalement, vous les avez gagnées, vos élections ? C'est dommage, on aurait vu comment on peut faire fonctionner la Constitution. » Et il passe au voisin. Edgar et moi restons quelques minutes à décoder le message. Evidemment, ce regret paradoxal signifie qu'une défaite législative aurait permis de faire jouer tous les ressorts de la Constitution qui permettent de gouverner sans majorité à l'Assemblée. Mais jusqu'où les députés se seraient-ils prêtés à l'exercice d'assouplissement des reins qu'il leur aurait imposé ? 1 Jacques Fauvet, dans Le Monde du mardi : « Il arrive qu'on se trompe dans les pronostics, mais comme cette fois-ci, jamais. » Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans L'Express : « C'est la première fois dans l'histoire de France qu'on voit, pour la troisième élection législative consécutive, la même majorité triompher. » 2 Les pourcentages des suffrages exprimés sont, pour la majorité sortante 37,8 % (comme en 1962), pour le PC 22,5 % (contre 21,8 %), pour la Fédération de la gauche démocrate et socialiste 18,8 % (contre 20 %) et pour les centristes 12,8 % (contre 17 %). 3 Face à Jean-Pierre Dannaud, Maurice Faure ne pourra gagner au second tour qu'en s'alliant avec les communistes. Cf. supra, Ire partie, ch. 12, p. 94. 4 Voir supra, IIe partie, ch. 13, p. 173. 5 Candidat à Paris dans le VIIe arrondissement, face à Frédéric-Dupont. 6 Roland Nungesser, secrétaire d'État au Logement. 7 C'est la belle époque du club Jean Moulin, fondé en 1958. Chapitre 2 « LE GOUVERNEMENT REPREND SA TCHE ET SA ROUTE » Conseil du 12 avril 1967. Première séance du nouveau gouvernement. Nous avons tous plus ou moins l'impression d'être comme des rescapés après un accident de la route évité d'extrême justesse. Le Général, lui, est aussi serein qu'à l'ordinaire. GdG : « Le gouvernement reprend sa tâche et sa route. Je salue les nouveaux venus, et aussi les anciens, qu'ils aient ou non changé de fonction. La composition de ce gouvernement satisfait le chef de l'État. Il y a dans le gouvernement tout ce qu'il faut pour diriger, agir, conduire la politique de la France. » À la fin du Conseil, Frey, nouveau ministre des Relations avec le Parlement, rappelle quelques directives permanentes, qui visent toutes à pousser les ministres à veiller à leurs bonnes relations avec le législatif : « Il faut s'attendre à des débats difficiles. Il est souhaitable que les ministres soient souvent au banc du gouvernement. Il est impératif qu'ils soient à Paris du mardi au vendredi soir. » Pompidou confirme vigoureusement ces consignes, et en ajoute deux autres : « Que les ministres limitent leurs interventions à la télévision. Le public se lasse, lorsqu'il entend un ministre par jour. Il est saturé d'inaugurations de foires ou de ponts. Vous êtes libres, bien sûr, de vos déplacements à l'intérieur. Avertissez le préfet, et aussi les parlementaires de la majorité, sinon le préfet le fera, mais il sera obligé, lui, d'avertir aussi les députés de l'opposition. Enfin, de grâce, pas d'escortes et de motards ; les gens ne le supportent pas. (Quelle sagesse !) « Je ferai une déclaration de politique générale au Parlement le 18 avril. « Je mettrai l'accent sur les problèmes économiques et sociaux, en les reliant aux problèmes de conjoncture, mais surtout aux nécessités liées au Marché commun et à la libération des échanges internationaux. Notre économie connaît une révolution nécessaire. Elle a des conséquences humaines, comme l'urbanisation, la transformation de l'agriculture, la décadence des exploitations familiales dans les régions pauvres. On en vient finalement à la grande question de la protection sociale de la nation, qui dépasse celle de la Sécurité sociale, et qui ne peut pas être appréhendée en termes comptables. Nous sommes l'un des pays où le budget social est le plus élevé. Jusqu'où peut-on aller ? Dans l'ordre du dialogue, nous devons nous efforcer de favoriser la forme paritaire de la discussion. Une action sur le patronat sera nécessaire à cet égard. « Quant à l'intéressement des travailleurs, beaucoup de bêtises ont été dites. En 62, c'est moi qui, dans ma déclaration liminaire, ai annoncé la création de la commission Mathey1. Le rapport Mathey a été assez négatif. Nous sommes convenus de renvoyer l'affaire après les élections. Le moment est donc venu de faire un pas en avant. Dans ce domaine aussi, beaucoup dépendra du développement de l'esprit d'association entre les partenaires sociaux. » En somme : ne disons pas de bêtises — mais qui cela vise-t-il, en dehors de Capitant et Vallon ? Une commission a occupé le terrain pendant cinq ans : en 1967, il faut faire « un pas » — mais lequel ? Le Général, c'est une surprise, va être économe de suggestions — comme s'il réservait aux tête-à-tête le soin d'aiguillonner son Premier ministre. « Il ne faut pas qu'on monte des organisations pour plus tard » GdG : « On connaît la situation. Pas de menace, ni au dedans, ni au dehors. La situation politique est assez indéterminée. Quand rien n'oblige les Français à se rassembler, ils sont plus portés à la discussion qu'à l'action. Il faut donc être vigilant. « Le grand phénomène est la transformation de notre monde, et l'adaptation de la France à ce monde transformé. À cause de la concurrence et du génie de notre temps, les structures industrielles et agricoles changent. Tout change corrélativement, ce qui pose la question de l'emploi et celle des rapports entre ceux qui produisent. Le ministre de l'Économie a rappelé les impératifs financiers. Il y a aussi les impératifs sociaux ; le gouvernement doit s'en occuper vigoureusement. « Il faut faire un effort pour l'information. Il ne s'agit pas de s' excuser, de répondre à toute attaque, mais de saisir le pays des réalités, qui sont complexes et difficiles. « Pour le gouvernement, cela veut dire agir. Quant à la majorité, elle est la majorité, et elle est le seul élément avec lequel on puisse agir dans le pays. Quant au reste (il veut dire l'opposition), il ne peut qu'accumuler les griefs. « La majorité a des devoirs envers elle-même. Elle ne doit avoir qu'une organisation dans le pays. Il ne faut pas qu'on monte des organisations pour plus tard, pour après ; vous voyez ce que je veux dire, soit dit en passant (Joxe murmure : "C'est toujours ce qui est dit en passant qui est le plus important"). Puisque tout le monde a été élu sous une seule étiquette, il ne doit plus y avoir qu'une étiquette. Sans quoi, ce serait une escroquerie vis-à-vis du suffrage universel. » Cela, c'est pour Giscard — qui n'est plus à la table du Conseil, et n'écoutera pas le conseil, en choisissant de faire bande à part avec ses « Républicains indépendants ». « Les pleins pouvoirs sont de toutes les Constitutions » Conseil du 26 avril 1967. Exceptionnelle précaution, ce matin : c'est quand nous sommes assis autour de la table du Conseil, qu'on nous distribue un projet de loi d'habilitation à légiférer par ordonnances. C'est une très grande nouveauté, par l'ampleur du champ couvert : du jamais vu depuis le putsch des généraux. Pompidou : « Nous devons prendre des mesures d'urgence dans l'ordre économique et social. Elles nous sont imposées par l'imminence de l'ouverture des frontières et par la conjoncture économique du pays. Nous ne pouvions pas agir avant les élections. Nous sommes déjà à la fin du premier mois de la présente session. Nous ne pourrions faire passer des textes que par les moyens d'astuce et de contrainte que la Constitution nous donne... GdG. — ... astuces qui n' ont pas eu de plus vigoureux défenseurs que les anciens Présidents de la IVe... Pompidou. — Ils ont aussi voulu la procédure par ordonnances, qui a l'avantage de créer moins de frictions quotidiennes. Le budget occupera la session d'automne. Il ne resterait que la session de printemps 1968, ce serait trop court. « Enfin il est bon que le gouvernement manifeste sa volonté d'agir, de prendre ses pleines responsabilités. Le Parlement pourra prendre les siennes : sur le débat d'habilitation, sur les lois de ratification qui seront déposées à l'automne et débattues à la session de printemps2. J'ajoute que la discussion budgétaire permettra d'aborder une bonne part du contenu des ordonnances. « Le débat, après examen du Conseil d'État, pourrait venir dans la semaine commençant le 9 mai (sourires entendus autour de la table : c'est le 9 mai que nos suppléants prendront nos sièges et pourront enfin voter, ce qui fera la vingtaine de voix nécessaires pour réunir la majorité). Pisani. — On ne peut empêcher que la procédure n'apparaisse comme l'aveu que nous ne pouvons compter sur notre majorité. Il faut déposer le texte bien entendu, mais en mesurer la gravité politique. (Même si le propos est dit avec l'intensité qui est naturelle à Pisani, personne n'y voit l'amorce d'une démission.) Guichard 3. — Le texte évoque des choses graves et des choses plus légères. Jusqu'ici, la question des reconversions industrielles avait été traitée autrement, sur le terrain, par la voie réglementaire. Sur d'autres sujets, la discussion sera difficile : la question de la participation pose un problème politique dans la structure actuelle de la majorité. (Il pense évidemment aux voix de blocage dont disposent les giscardiens.) Frey. — Avant le 9 mai, il y a l'examen en commission, et nous y serons battus. Debré. — Nous n'avons pas le choix. La participation, cela fera des difficultés, mais il faut trancher, et seul le gouvernement peut trancher. L'opposition nous dit sans cesse : vous ne ferez rien, vous êtes paralysés. À ce défi, il faut répondre par un défi contraire. Edgar Faure. — Je suis entièrement d'accord sur le fond et la forme. Pour l'intéressement, il faudrait préciser que cela peut s'appliquer aussi à des entreprises agricoles. Jeanneney. — J'ai étudié la question à fond. Nous ne pourrons pas réformer la Sécurité sociale sans passer par les ordonnances. Il y a trop d'imbrication du législatif et du réglementaire, trop de passions, trop de groupes d'intérêt concernés. Marcellin. — La procédure est la bonne. Sur l'intéressement, je suggère une formule plus générale, et que l'on précise bien que l'on ne veut pas porter atteinte aux responsabilités des chefs d'entreprise. GdG. — Les commentaires de M. Marcellin ont leur valeur, ils pourront être présentés quand nous en serons aux textes. » Schumann, Michelet et Joxe soutiennent chaleureusement la procédure, et Pompidou conclut. Pompidou : « Le recours aux ordonnances ne doit pas être dramatisé. Ce sera la huitième fois depuis 1959, même si cette fois l'ensemble est plus impressionnant. M. Guichard a soulevé le problème posé par le mélange de législatif et de réglementaire. Il nous est nécessaire pour composer un programme équilibré, où la générosité atténue la rigueur. GdG. — Nous sommes bien d'accord. Ce texte est un tout. C'est l'expression d'une politique. Il y avait les raisons d'opportunité, de calendrier. Il y a aussi une question politique. Plus la situation parlementaire est incertaine, plus le gouvernement se doit d'agir. Au reste, les pleins pouvoirs sont de toutes les Constitutions ; ils émanent d'une vieille sagesse parlementaire. Cette sagesse qui éclairait M. Guy Mollet quand, dans le passé, il voulait que les pleins pouvoirs soient exercés sous le contrôle personnel du Président de la République. « Bon, il appartient à chacun de prendre ses responsabilités. Par exemple celle d'une motion de censure. » Tout se passera bien. Certes, Edgar Pisani démissionnera du gouvernement le 29 avril, à la surprise de ceux qui l'avaient entendu, sombre mais calme, au Conseil du 26 — première étape d'un parcours qui le conduira au vote de la censure en mai 68 et à son passage dans l'opposition. Mais les Républicains indépendants de Giscard voteront la loi : Georges Pompidou est allé leur parler, et cette marque de considération a suffi. Pompidou : « Je crois l'heure venue de libérer les prix » Conseil du 7 juin 1967. Michel Debré expose que l'état de l'économie est moins brillant que prévu : « L'inflation ne réglerait rien, mais il faut un effort de soutien. Je propose des mesures qui facilitent les crédits, pour les collectivités locales, pour les HLM, qui accélèrent la dépense publique, et donc les mises en chantier des commandes dépendant de fonds publics, qui étendent encore le déblocage des prix industriels. Pompidou. — Pour ma part, je serais allé plus loin : je crois l'heure venue de libérer les prix. Mais je me range au sentiment prudent de M. Debré. GdG. — Je n'étais pas loin de partager l'avis du Premier ministre. Mais nous avons demandé l'avis du gouverneur de la Banque de France, qui répond à celui de M. Debré. » Le Général se croit obligé d'invoquer une autorité — ce qui est rarissime. Sans doute serait-il tenté par l'aventure de la libération des prix. Mais il s'incline devant la compétence du gouverneur. Cette fois, c'est Pompidou qui voyait juste et loin. Attendrait-il d'être aux commandes de l'Elysée pour entreprendre le processus ? « Il faut arrêter cela dans l'œuf, comme toujours ! » Conseil du 5 juillet 1967. Frey dresse le bilan de la session de printemps : « Le Parlement a adopté 44 lois. Il n'y a pas eu besoin d'un seul vote bloqué. On peut dire que la majorité était un peu, comment dire, branlante. Mais l'opposition, agressive au départ, s'est finalement montrée absentéiste. Debré. — Peut-être, mais l'atmosphère est quand même inquiétante. Il y a des risques d'indiscipline au sein de la majorité. L'opposition vote comme un seul homme, la majorité est trop individualiste. Les commissions font de la démagogie et surenchérissent l'une sur l'autre... Joxe. — Absolument... Debré. — M. Pompidou les a tancés, mais ils vont oublier pendant les vacances. J'ai des craintes pour le vote du budget. Il ne faut surtout pas laisser se développer une idée qui est en train de se répandre : que le vote des lois puisse être délégué par l'Assemblée aux commissions. GdG. — C'est contraire à la Constitution ! Il faut arrêter cela dans l'œuf, comme toujours ! Edgar Faure (le parlementaire classique se réveille). — Les commissions sont dominées par quelques spécialistes. Les débats en seraient faussés. Ce serait un abandon de l'Assemblée par elle-même. GdG. — La situation est connue : c'est celle de la faiblesse et de la division de la majorité. Elle peut aller jusqu'à compromettre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Si le budget n'était pas voté cet automne, il serait promulgué quand même, comme le prévoit la Constitution. Bien sûr, il vaut mieux que la discipline de la majorité permette d'éviter d'en venir là. Il faut que la discipline s'améliore. Il n'y a pas d'autre majorité. Mais de toute façon, la France aura son budget. » Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics : tiens, c'est le motif même du recours à l'article 16. Une fois de plus, le Général montre sa force, pour ne pas avoir à s'en servir. Je comprends de mieux en mieux pourquoi il n'a pas aimé mon discours de Montcuq 4. 1 Plus exactement, il a annoncé la création d'une commission ; c'est plus tard, en 1965, qu'elle a été constituée et que sa présidence a été confiée à Raymond Mathey, conseiller-maître à la Cour des comptes. 2 Le Parlement doit en effet, avant les ordonnances, autoriser et cadrer cette procédure ; et après les ordonnances, les ratifier, comme il ratifie les traités. 3 Olivier Guichard est entré au gouvernement comme ministre de l'Industrie. 4 Voir supra, Ire partie, ch. 12, p. 94. Chapitre 3 « NOUS VOULONS DÉPASSER LA LUTTE DES CLASSES » Dès la première réunion du gouvernement, après les élections de mars 1967, on constate que l'affaiblissement de la majorité a dopé les syndicats : le printemps sera chaud. Conseil du 12 avril 1967. Jeanneney expose la situation sociale : « Les conflits de la région lyonnaise, à Rhodiaceta notamment, se sont apaisés. L'agitation se déplace vers la Lorraine et vers Saint-Nazaire. Jeanneney : « Cette grève a quelque chose de messianique » « Aux Chantiers navals, la direction était prête à se montrer accommodante et pourtant la grève est très dure ; c'est une des plus longues qu'on ait connues. Les grévistes pensent que l'État ne laissera jamais les Chantiers aller à la ruine. Il n'y a pas d'inquiétude pour l'emploi. C'est une grève de prospérité. Elle a quelque chose de messianique. L'idée règne à Saint-Nazaire, et surtout à la CFDT, que l'on mène le combat de tous les salariés de France et d'Europe. Cela dit, il y aura demain après-midi une rencontre au ministère. Je compte informer les syndicats que je suis prêt à leur sauver la face, s'ils acceptent les ultimes concessions de la direction. Sinon, ils n'auront rien. Pompidou. — À Saint-Nazaire, nous avons une cause de grève tout à fait classique : ils veulent obtenir les mêmes avantages que les ouvriers de Dassault. Quant aux grèves qui mettent l'emploi en avant, elles sont purement politiques. » Le Général se tait. Hésite-t-il entre l'interprétation « classique » de Pompidou, et la perception originale de Jeanneney ? Et si perspicace, pouvons-nous dire a posteriori. Conseil du 19 avril 1967. Jeanneney : « Paris reste calme, et à Lyon cela s'apaise, mais à Saint-Nazaire, en Lorraine, à Dunkerque chez Usinor, c'est grave. Pour Saint-Nazaire, nous avions trouvé un accord avec les syndicats, sous réserve d'une consultation de la base. Le référendum a donné 86 % contre la reprise du travail. La solidarité avec les grévistes est réelle, même si elle résulte de méthodes de terreur. En Lorraine, la préoccupation de l'emploi est plus fondée. Cela a commencé avec les mines de fer et ça s'est étendu à la sidérurgie. Selon le préfet, le mouvement est encadré par des éléments venus du dehors. Pompidou. — L'information comme l'action doivent varier selon les cas. Celui de la Lorraine est spécifique. Il faut le surmonter en s'occupant de l'ordre public et de la liberté du travail. À Saint-Nazaire, c'est de la déraison pure et simple. L'accord signé à Paris n'a pas résisté à la frénésie locale. Le gouvernement doit se retirer. La grève finira bien par cesser. Mais il faut que les uniformes soient le moins visibles possible. On est en face d'une sorte de Commune assiégée. Isolons les conflits, puisque la CGT s'efforce de les réunir. « Ne nous excitons pas » GdG. — Ne nous excitons pas. Il y a 100 000 grévistes pour dix millions de travailleurs au travail. Le plus grave, c'est la Lorraine. Elle mérite qu'on s'en occupe. Il y a une affaire lorraine spécifique, qu'il faut reprendre complètement, ou accélérer. Il ne faut pas donner le sentiment qu'après la reprise du travail, on va s'en tenir là. Le fond de l'affaire, c'est que les mineurs ne savent pas ce qui les attend dans un avenir plus ou moins proche. « À Saint-Nazaire, on a fait la gaffe de laisser Dassault augmenter ses mensuels et les aligner sur Paris. On a les conséquences. Mais il faut marquer un coup d'arrêt. « Pour l'information, ne comptons pas sur les journaux, mais d'un côté sur l'ORTF, et de l'autre côté sur l'action locale de nos représentants, qui ne doivent pas aider la démagogie. La majorité doit faire son devoir. » « Ne nous excitons pas » : le Général et son Premier ministre sont sur la même longueur d'ondes, avec peut-être une nuance. Le Général veut relativiser l'effet global sur l'opinion publique. Pompidou est plus attentif au traitement séparé des crises. Surtout, il perçoit le péril que représente cette exaltation que Jeanneney a qualifiée de messianique. Éviter de mettre en présence les excités et « les uniformes »... Rétrospectivement, on voit ce qu'il y avait de répétition générale, un an à l'avance et sur un théâtre de province, de la dramaturgie de Mai 1968. Jusqu'à la méthode de Pompidou, nouveau Fabius Cunctator1. « Nous n'avons pas créé les comités d'entreprise pour s'occuper seulement des sapins de Noël » Conseil du 25 avril 1967. Jeanneney insiste sur les soubresauts de violence dans les fins de grève : « Nous sommes en présence de mouvements qui tiennent aux divisions et donc aux surenchères syndicales et aussi à l'inexpérience d'ouvriers qui, depuis quinze ans, ont perdu la pratique de la grève et ne savent pas la terminer. GdG. — Il faut informer les salariés. En permanence, il faut qu'ils soient au courant de la vie et des problèmes de l'entreprise. C'est bien pour cela que nous avons créé les comités d'entreprise, et pas seulement pour s'occuper des sapins de Noël et des colonies de vacances. Mais ils ne jouent pas le rôle que l'on peut attendre d'eux. » Conseil du 3 mai 1967. Jeanneney : « C'est l'apaisement. À Saint-Nazaire, les mensuels ont accepté les propositions qui leur avaient été faites il y a trois semaines. Ils ont donc perdu trois semaines pour rien. » Le Général revient sur sa frustration : « L'information doit s'organiser mieux qu'elle ne l'est, non seulement vis-à-vis du grand public, mais aussi à destination des salariés eux-mêmes. Il faut faire comprendre que notre économie vit au milieu de la concurrence, et qu'elle ne peut y échapper. » Il respecte trop les ouvriers pour douter que, bien informés, ils ne se rendent pas à « l'évidence ». « Nous voulons un enjeu qui intéresse à la fois le capital et le travail : c'est l'investissement » Conseil du 12 juillet 1967. Il est rare que ce soit le Premier ministre qui présente un projet. Mais Pompidou a sans doute décidé que, compte tenu de l'impatience du Général et aussi pour contrôler le processus, c'était à lui de s'engager sur la participation des travailleurs. Pompidou : « Nous nous lançons dans une réforme qui trouve son origine dans le discours du général de Gaulle à Saint-Étienne 2. L'objectif a été alors posé : c'est, contre la lutte des classes, l'association des travailleurs aux résultats de l'entreprise. L'ordonnance de 1959 en a ouvert la possibilité aux entreprises. Le régime était facultatif et on se contentait d'incitations fiscales. Mais on n'a pas constaté beaucoup d'entrain. Les réticences viennent aussi bien du patronat que des syndicats : ce qui intéresse les uns et les autres, c'est le salaire. Il y a eu un rebondissement, avec le vote de l'amendement Vallon. Nous avions monté la commission Mathey, qui nous a donné un rapport consciencieux, mais décevant. (Et pour cause : il a conclu à l'abandon de la réforme proposée.) « En quoi consiste notre projet ? D'abord, à créer un régime obligatoire, pour les entreprises d'une certaine importance, plus de cent salariés. En dessous, on resterait dans le facultatif. « Ensuite, on proposerait un choix entre trois formules. Distribution d'actions de l'entreprise ; cela ne concerne que celles qui sont cotées en Bourse. Ou bien, création d'un fonds d'investissement de l'entreprise, sur lequel les salariés auraient un droit, sous forme d'obligations. Ou bien encore, remise aux salariés de titres d'un fonds national, qui investirait ces capitaux dans des entreprises uniquement françaises : l'inconvénient est qu'on s'éloigne un peu de la stricte participation des travailleurs à leur entreprise, mais c'est le seul moyen d'étendre le système aux petites et moyennes entreprises. « Deux principes : il n'y aura pas de cogestion ; et comme c'est de l'argent qui va à l'investissement, le salarié n'en aura pas la disposition immédiate : il y aura un délai de quelques années. « Restent deux problèmes. Sur quelle base asseoir le calcul des sommes revenant aux salariés ? Je crois que la seule possible est le bénéfice fiscal. M. Debré cherche une autre formule, mais je suis sceptique. Et entre les trois formules, qui fera le choix ? Les intéressés eux-mêmes, par voie de convention. Mais sera-ce dans le cadre des comités d'entreprise, ou bien dans une discussion avec les syndicats ? Debré. — Sur le bénéfice fiscal comme base de calcul, je suis réticent, en effet. Je crains le contentieux, et que ce soit une déception pour tout le monde. C'est pourquoi je cherche d'autres solutions. Edgar Faure. — C'est une grande partie politique et philosophique qui se joue sur cette réforme. La lutte des classes ne nous a que trop encombrés, depuis si longtemps. Il faut aboutir, et pour aboutir il faut des formules simples et empiriques. La diversité est une bonne chose, elle répond à ce qu'il faut souligner : cette réforme a un caractère à la fois irréversible dans ses intentions et expérimental dans ses manifestations. GdG. — M. Edgar Faure a très bien dit ce qu'il fallait dire. Les syndicats exploitent la lutte des classes. Nous voulons dépasser la lutte des classes. La lutte des classes a le salaire pour enjeu ; elle y trouve un objet commode de contestation. Nous voulons un enjeu qui intéresse à la fois le capital et le travail : c'est l'investissement. Et j'ajoute que, on le constate déjà, dans les entreprises où les travailleurs sont intéressés aux résultats, cela augmente le rendement. « Maintenant, il faut aboutir. Quel est le calendrier ? Pompidou. — Le texte du projet d'ordonnance doit pouvoir être présenté au Conseil des ministres du 31 juillet et, après passage au Conseil d'État, adopté par le Conseil des ministres du 9 août. » « Il s'agit de créer un ordre social nouveau » Conseil du 31 juillet 1967. Calendrier tenu : nous avons sous les yeux le texte du projet d'ordonnance. Il ne s'écarte pas des lignes définies le 12 juillet. C'est le bénéfice fiscal qui a été retenu pour calculer l'assiette. L'examen de ce texte bien préparé ne suscite guère de débat, et le Général conclut en revenant, une fois de plus, sur une profession de foi qui lui est chère. GdG : « Avec cet intéressement aux bénéfices de l'entreprise, ainsi affirmé et prescrit en faveur des travailleurs, on peut attendre une amélioration réelle de la productivité. « Je vous remercie. Cette ordonnance a demandé beaucoup de travail et nous en apprécions la qualité. Derrière toutes ces dispositions, il s'agit de créer un ordre social nouveau 3. » Ce n'est pas un nouvel ordre, mais un nouveau désordre qui, quelques mois plus tard, va pousser le Général à aller plus loin, et à inquiéter plus vivement encore la double opposition des syndicats et du patronat. « Couper le courant, ce n'est pas la grève ! C'est un abus » Conseil du 22 novembre 1967. Jeanneney : « La rentrée sociale est calme, peut-être parce que la situation de l'emploi se détériore quelque peu. Le nombre des demandeurs augmente au rythme de trois mille environ par mois. Missoffe. — Le pourcentage de jeunes parmi les chômeurs s' accroît. 30 % des sans-emploi sont des garçons de 17 à 21 ans. Chirac. — Il me semble que le chiffre de 30 % est exagéré. Missoffe. — La vérité est bien 30 %. Pompidou. — La CGT a voulu faire manifester contre nos projets sur la Sécurité sociale. Ça a échoué. Elle a dû revenir sur ses consignes. Au sujet de l'emploi, la situation n'est pas satisfaisante. C'est un phénomène général — aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne fédérale. Il y a un ralentissement des économies occidentales. Le mécontentement s'accroît, même s'il n'y a pas de manifestations. Il est bien normal que les jeunes demandent des emplois ! Et pour qu'ils en trouvent, il faut faire attention. Par exemple, notre ordonnance interdit aux jeunes de travailler plus de quarante heures. Eh bien, c'est très gênant pour recruter. Il faut assouplir cette règle. » Trente ans après, je retrouve, avec surprise, tant Mai 1968 nous a paru soudain, ces indications d'une conscience du mécontentement sous-jacent, cette attention à la situation particulière des jeunes. Conseil du 13 décembre 1967. Guichard : « La grève des services publics est inégalement suivie. Aux P et T, c'est l'échec total. La situation est normale à la SNCF et à la RATP. Mais à l'EDF, 75 % de grévistes. Cette nuit, il y a eu 25 % de réduction du courant, ce matin, 32 %. Les usines fonctionnent, sauf exceptions, comme Berliet ou Rhodiaceta. GdG. — Couper le courant : ce n'est pas la grève ! C'est un abus. » 1 Fabius le Temporisateur (275-203 avant J.-C.), nommé dictateur après le désastre de Trasimène, arrêta les progrès foudroyants d'Annibal par la tactique prudente qui lui valut son nom. Les Romains étaient humiliés de cette temporisation. Mais la victoire finale lui donna raison. 2 Prononcé place des Ursules à Saint-Étienne, le 4 janvier 1948 (Discours et Messages, t. II, p. 163-168). Le Général est alors chef du Rassemblement du peuple français. Georges Pompidou sait que, pour de Gaulle, les grandes orientations qu'il a définies hors du gouvernement l'engagent autant que s'il avait été au pouvoir. 3 L'expression rappelle Vers un ordre social chrétien, titre de l'ouvrage dans lequel, en 1907, le marquis de La Tour du Pin (1834-1924) définissait une doctrine associant organiquement le capital et le travail. Chapitre 4 « NOUS N'ALLONS QUAND MÊME PAS LEUR REMBOURSER LA BAGATELLE ! » Conseil du 24 mai 1967. Lors des dernières élections législatives, comme déjà pendant l'élection présidentielle, la « pilule » a été l'un des sujets favoris de la gauche. La pression politique est forte et chacun comprend qu'il faut « vider la question ». Le moment est venu. Jeanneney fait une communication sur le contrôle des naissances : « Le gouvernement doit prendre position face aux propositions de Lucien Neuwirth et du Haut Comité de la population. Dans quel sens réformer la loi de 1920 ? C'est elle qui a doublé l' interdiction traditionnelle de l'avortement par une interdiction de la propagande et de la vente de produits anticonceptionnels. On voit bien pourquoi cette loi a été adoptée, mais elle n'a pas atteint son but et la natalité n'a pas cessé de baisser entre les deux guerres. Pour l'avortement, le Haut Comité réfléchit à la manière d'élargir quelque peu le champ de l'avortement thérapeutique. La proposition Neuwirth ne s'occupe que de la pratique anticonceptionnelle. « Pourquoi la question se pose-t-elle avec plus d'acuité depuis quelque temps ? Parce que les produits oraux et le stérilet se sont beaucoup perfectionnés. Parce que la préoccupation exacerbée du niveau de vie pousse les ménages à limiter le nombre des enfants. Parce que les sociologues et les médecins ont mis en lumière les notions de " famille heureuse", d' "harmonie du couple". Même la position de l'Église a changé ; elle reconnaît la légitimité du désir de limiter les naissances, même si elle n'admet que les moyens naturels. Enfin, parce que les partis se sont emparés de la question et l'exploitent à des fins électorales. « Il faut tenir compte de considérations philosophiques, morales et religieuses. Mais pour la France, le général de Gaulle tient à mettre au premier plan les considérations démographiques. (Jeanneney aussi, apparemment, puisqu'il a huit enfants.) « Nos démographes ont mis en évidence que, depuis trois ans, le taux de natalité ne se maintient à un taux honorable que par le fait des immigrés et des enfants non souhaités. Nous avons donc une inquiétude légitime. « Quel serait l'effet du développement des contraceptifs ? Sans doute une diminution du nombre des avortements, mais au total une diminution de la natalité qu'on apprécie à 5 %. « Je pense qu'il ne faut pas faire obstacle à la proposition de loi Neuwirth, mais qu'il faut l'accompagner par une politique nataliste plus accentuée, avec des avantages marqués pour le troisième et le quatrième enfant. Et bien sûr, il faut protéger ce qui existe : le coefficient familial, contre les services des Finances qui y sont hostiles ; les allocations familiales. « Que chacun de vous se prépare donc en conscience à ce débat d'une haute importance » GdG. — Le sujet est capital. Je suggère que nous en restions là pour aujourd'hui et que nous reprenions la discussion plus à loisir au prochain Conseil. Sur la proposition Neuwirth, la position que le gouvernement prendra doit être positive, mais entourée de grandes précautions. En tout état de cause, une loi implique une action nataliste plus accentuée, pour un ensemble de raisons nationales et internationales. Que chacun de vous se prépare donc en conscience à ce débat d'une haute importance. Pompidou. — Dans ces conditions, je souhaite que les conclusions qui viennent d'être esquissées par le général de Gaulle soient soumises à une discrétion absolue. » Étrange situation... Le Général a déjà révélé à ses ministres la conclusion principale : la réponse donnée à la proposition Neuwirth sera « positive ». Mais pour que le débat reste libre, il importe que l'on fasse comme s'il n'avait rien dit. Malraux : « La répression est inefficace » Conseil du 7 juin 1967. GdG : « Je n'ai pas besoin de vous rappeler le contenu de l'excellente communication de M. Jeanneney. Le débat est ouvert. (Son regard cherche un ministre brise-glace.) Monsieur le ministre du Plan? Marcellin. — Le véritable débat est sur la pilule, question que j'avais étudiée à fond comme ministre de la Santé. Je rappelle qu'une commission de médecins avait pris une position très réticente. Nous ne sommes pas assurés de son innocuité. Je suis donc absolument opposé à sa mise en vente libre, et très réservé quant à son usage sur ordonnance. Missoffe. — Je ne suis pas d'accord avec M. Marcellin. Nous devons autoriser la pilule. Mais attention au rôle essentiel de l'information ! Au Japon, faute d'information, la pilule n'a pas fait baisser le nombre d'avortements. Pour faire monter la démographie, il faut surtout s'occuper d'une politique du logement. Gorse 1. — Oui à la pilule, bien sûr. D'ailleurs, elle est déjà beaucoup plus répandue que vous n'imaginez. Elle vient sous le manteau, à partir des pays limitrophes qui l'ont déjà admise. AP. — On ne peut aller contre le désir de la femme d'être libérée de l'obsession des grossesses non désirées. Mais puisque les grossesses non désirées assurent la progression de la démographie, il faut compenser la contraception par une politique nataliste vigoureuse. Et puis... la crainte de la grossesse était le commencement de la sagesse. On risque d'assister à une libération explosive des mœurs. La mise en vente de procédés anticonceptionnels devrait être strictement placée sous contrôle médical. Joxe. — Le texte Neuwirth est solide. J'ai tout de même une réserve sur l'usage inconsidéré d'appareils intra-utérins, qui peut être générateur de cancers. » Messmer, Bettencourt, Bord, Chirac, Chamant adhèrent à la proposition Neuwirth, en soulignant plus ou moins fortement la contrepartie d'une politique nataliste. Billotte : « Je me rallie aux conclusions de M. Jeanneney. Toutefois, la situation démographique des départements et territoires d' outre-mer est particulière. Surtout pas de propagande nataliste ! Il faut au contraire insister sur les moyens de limiter les naissances. Je souhaite être étroitement associé à l'élaboration de la loi générale et des décrets d'application. Malraux. — La répression est inefficace. Il faut une politique nataliste de grande envergure. « La politique du logement doit s'adapter à nos objectifs natalistes » Debré. — J'observe que l'accord est fait sur deux réalités : la nécessité de remplacer la loi de 1920, qui est morte ; la nécessité d'une politique nataliste. Mais la combinaison d'une politique de régulation des naissances et d'une politique nataliste efficace est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir. La régulation des naissances va accentuer le déclin déjà inscrit dans les courbes démographiques. C'est pourquoi je crois qu'il faut être plus strict : contrôle de la mise en vente, pas de publicité, pas de remboursement par la Sécurité sociale. De l'information, oui, mais sur quoi ? Pas sur la pilule et sur la régulation des naissances ! Sur une conception de la vie familiale qui montre que c'est normal d'avoir quatre ou cinq enfants. Cela doit commencer dès l'école. Je crois moins aux allocations familiales : elles n'ont plus d'effet quand les salaires sont élevés. Frey. — Actuellement, les produits anticonceptionnels existent, mais ils sont réservés aux riches. C'est antisocial. Le remboursement est donc nécessaire. Fouchet. — Je ne me rallie pas sans beaucoup de réticences à la proposition Jeanneney. Il faudrait beaucoup d'information, mais une information saine. Il règne de plus en plus un climat d'érotisme, pour ne pas dire de pornographie, qui est choquant. La pilule va se retrouver dans le cartable de nos écolières. Gorse (mezza voce). — Elle y est déjà ! GdG. — Je note que vous attachez tous beaucoup d'importance à l'information. Guichard. — J'approuve les conclusions de M. Jeanneney. Pour soutenir la natalité, les allocations familiales restent très incitatrices, surtout en milieu rural. Guéna. — Nous devons accepter cette loi, que l'opinion publique attend. Pour l'avortement, c'est ennuyeux de passer à côté du problème, mais je suis moins sûr de l'opportunité d'une loi. Nungesser. — L'incidence du logement sur la natalité mérite qu'on y insiste. Actuellement, le logement est un frein. GdG. — Nous retenons que la politique du logement doit s'adapter à nos objectifs natalistes. Pompidou : « La situation actuelle repose sur l'hypocrisie » Boulin (relayant Debré). — Nous sommes en train de favoriser à la fois une politique antinataliste et une politique nataliste. Il y a là une contradiction qui peut brouiller l'information, et en plus toutes les deux coûteront beaucoup d'argent. Duvillard. — Parmi les inconvénients, il ne faut pas sous-estimer une certaine émotion dans l'opinion, en raison à la fois des réticences médicales et des réserves de l'Église. Ortoli. — La décision est inévitable, mais je la regrette. N'oublions pas que le redémarrage de l'économie après la guerre a été lié au redressement de notre démographie. Couve. — Je me rallie au point de vue équilibré de M. Jeanneney, mais ne nous leurrons pas, contrecarrer la baisse de la natalité sera plus facile à dire qu'à faire. Schumann. — Je remercie M. Jeanneney d'avoir si fortement lié la réforme de la loi de 1920 et l'affirmation d'une politique de natalité. Je crois pour ma part à l'efficacité des incitations par les allocations familiales. Je souhaiterais que nous élaborions un plan de redressement démographique analogue à celui que le député Debré avait exposé à la tribune de l'Assemblée 2. Michelet. — Notre responsabilité est engagée et je préférerais un projet de loi gouvernemental plutôt qu'une proposition parlementaire. De toute façon, c'est une loi de régression. La femme est une personne, elle va devenir une chose. C'est pourquoi je souhaite des mesures contre le développement de l'érotisme. L'opinion est sensible sur ce sujet. Les bienfaits que nous avons obtenus de la loi Debré peuvent être annulés par la loi Neuwirth. Pompidou. — La situation actuelle repose sur l'hypocrisie. Les pilules sont en vente. Il s'agit d'éviter qu'elles restent un privilège, et de mieux contrôler cette vente. Nous ne pouvons pas ignorer l'évolution des mœurs. On ne peut aller là contre. « Projet ou proposition de loi ? Les parlementaires ont droit à l'initiative. Faut-il le leur contester ? Non, au contraire. « Vous avez abordé beaucoup de sujets connexes, mais on ne peut pas tout traiter dans le même texte : la régulation des naissances, l'érotisme, la natalité. Gardons aussi un espace largement ouvert à la réglementation. « Quant à l'avortement, il pose un problème différent, dont il faudra que le gouvernement se saisisse, la ligne de pensée reposant sur l'idée que l'avortement doit conserver un caractère strictement thérapeutique. « Sur la politique d'ensemble que le gouvernement devra définir, ne confondons pas politique familiale et politique nataliste. Ce que nous avons en vue, c'est bien une politique nataliste. « Les mœurs se modifient ; nous n'y pouvons à peu près rien » GdG. — Les mœurs se modifient ; cette évolution est en cours depuis longtemps ; nous n'y pouvons à peu près rien. En revanche, il faut accentuer notre politique nataliste. Par quels moyens ? Ce sera en particulier dans le domaine du logement, sans pour autant contester la valeur des allocations familiales. « Comme M. Michelet, je pencherais vers la procédure du projet de loi, car le gouvernement ne peut pas et ne doit pas éluder ses responsabilités. « Quant à l'aspect religieux, croyez bien que j'y suis sensible. J' ai posé la question au Pape, et il m'a répondu qu'il se ferait entendre bientôt sur ce sujet qui est complexe et difficile 3. « Il faut, comme le Premier ministre l'a rappelé, laisser au gouvernement la faculté d'agir largement par décret. « Il ne faut pas faire payer les pilules par la Sécurité sociale. Ce ne sont pas des remèdes ! Les Français veulent une plus grande liberté de mœurs. Nous n'allons quand même pas leur rembourser la bagatelle ! Pourquoi pas leur rembourser aussi les autos ? (Il a fait rire pour détendre l'atmosphère, mais elle est restée lourde. Il pousse un soupir.) « Enfin, puisqu'il le faut, adoptons ce projet, en l'accompagnant de mesures qui soutiennent la natalité française. » A-t-il jamais pris une décision plus à contrecœur ? Mais, précisément parce qu'elle est douloureuse, elle doit être assumée. Mme de Gaulle : « Alors, c'est vrai, vous allez interdire les minijupes ? » Orly, mercredi 6 septembre 1967. À la suite du Général et de Couve, j'entre dans la cabine de la Caravelle qui va nous emmener en Pologne. Mme de Gaulle, selon son habitude, est déjà discrètement installée. Dès qu'elle me voit, elle se lève et m'interpelle avec une sorte de jubilation : « Alors, c'est vrai, vous allez interdire les minijupes ? » Hier soir, répondant sur Europe 1 aux questions des auditeurs, j'avais dit à une mère de famille qui me sommait de le faire : « En effet, je ne suis pas sûr que, dans les lycées et collèges mixtes, les minijupes incitent les garçons à bien travailler ! Mais de là à les interdire... Cela demande réflexion. » Le titreur de Paris-Jour, ce matin, ne s'est pas embarrassé de nuances. Il a annoncé sur la largeur de la « une » : « Peyrefitte va interdire les minijupes. » J'explique doucement à Mme de Gaulle que je crains de n'en avoir pas le pouvoir : « Du temps de Napoléon, voire de Jules Ferry, un pareil interdit était peut-être concevable. Je doute qu'il le soit aujourd'hui. Il n'y a plus d'uniformes dans les lycées. Comment lutter contre la mode ? » Je vois une profonde déception se marquer sur le visage de Mme de Gaulle. J'ai dû baisser fortement dans son estime. Je me retourne. Le Général est là, silencieux. Il a tout entendu. J'imagine — ou plutôt je sens — qu'il approuve celle que les Français appellent avec attendrissement Tante Yvonne. Elle a bien compris que la minijupe deviendra le signe distinctif des « filles libérées » ; tout comme, aux Antilles, le madras noué à gauche signifie « cœur à prendre », tandis que, noué à droite, il écarte les invites : « cœur pris ». Les jeux amoureux entre lycéens et lycéennes vont sûrement s'en trouver encouragés. Pourtant, le Général sait qu'il serait aussi vain de prétendre interdire cette évolution que de vouloir arrêter la marée en écartant les bras. C'est bien ce qu'il a dû penser quand, après les assauts de Pompidou, de Jeanneney et de Neuwirth, il s'est rendu à leurs raisons. 1 Georges Gorse, retour de son ambassade à Alger, a succédé en avril 1967 à Yvon Bourges au ministère de l'Information. 2 Le 12 juillet 1963, sous la forme d'une question orale qu'il avait longuement développée. 3 L'encyclique Humanae vitae sur la régulation des naissances ne paraîtra qu'en 1968. Chapitre 5 « PUISQUE DES FEMMES SONT OFFICIERS, ELLES DOIVENT L'ÊTRE À PART ENTIÈRE » Dans ces années 60, la société bouge de toutes parts. Ni la pilule ni Mai 68 ne résument ce mouvement multiforme et universel, qui fait céder les habitudes immémoriales sous de nouvelles impatiences. La décennie du Général se superpose paradoxalement à la décennie dont les « hippies » sont le symbole. Sa décennie est de style sévère, positif et intense. La leur est rieuse, nieuse et légère. Lui veut « moderniser la France ». Eux se flattent d' « être modernes ». Ces changements divers, venus de loin, affleurent parfois au Conseil des ministres. Le Général réagit, à sa façon. « Le personnel féminin de l'armée n'est guère favorisé » Conseil du 8 mars 1967. Messmer fait une communication sur la gestion du personnel militaire. Le Général se contente d'un seul commentaire, qui ne manque pas de nous surprendre. GdG : « Je constate que le personnel féminin de l'armée n'est guère favorisé en fait d'avancement. C'est regrettable. Il faudra remédier à cette situation. Puisque des femmes sont officiers, elles doivent l'être à part entière. » Le Général a donné le droit de vote aux femmes en 1945. De même que les femmes sont des citoyennes de plein droit, de même, dès lors qu'elles ont choisi d'exercer des responsabilités professionnelles, elles doivent y avoir accès et succès comme les hommes. « La poste restante aux mineurs de plus de quinze ans » Conseil du 12 octobre 1966. Si le Général peut nous déconcerter en devançant l'évolution sociale, il le peut aussi en exprimant un conservatisme qui nous paraît quasi désuet. Marette présente un projet de loi qui autorise les mineurs à se faire adresser du courrier poste restante. GdG : « Ne pourrait-on limiter la poste restante aux mineurs de plus de quinze ans ? Marette. — La caractéristique des vacances modernes est qu'on se promène sans adresse. Des millions de lettres demeurent en souffrance. Dumas. — De nombreux touristes apprécieraient la mesure. Debré. — Je m'étonne qu'il faille passer par la loi pour un pareil texte. GdG (Debré a mis le doigt sur son obsession : les débordements parlementaires). — En effet, cela mériterait examen du point de vue constitutionnel (il regarde Pompidou). Mais (une hésitation) tout compte fait... je crois qu'il vaut mieux aller devant le Parlement. Et s'il y a un amendement pour réduire aux mineurs de plus de quinze ans, il faut l'accepter. » Surprise, de voir le Général préférer, dans le doute, la voie parlementaire. Je le soupçonne de penser que sa méfiance trouvera de la compréhension dans des assemblées de pères de famille. « La jeunesse devient internationale » Conseil du 5 juillet 1967. Missoffe fait le point sur les loisirs des jeunes, le développement des chantiers de jeunes, des échanges franco-allemands, franco-anglais, etc., des campus internationaux. GdG : « La jeunesse devient internationale. » Il ne se doute pas que cette internationalisation lui causera quelques soucis à même époque l'an prochain. « Les étrangers les étalent bien, les vacances » Conseil du 27 septembre 1967. La société est-elle devenue celle de la « civilisation des loisirs » qu'on nous annonce depuis des décennies ? En tout cas, le Général écoute avec beaucoup d'attention la communication de Pierre Dumas sur le bilan de la saison touristique. Quand il a terminé, le Général l'interpelle : « Et l'étalement des vacances ? Vous ne nous en avez pas parlé. Pourtant, les étrangers les étalent bien, eux. Pourquoi pas nous ? » Dumas donne quelques chiffres qui montrent très peu de changement par rapport à l'année dernière. Mais Pompidou intervient : Pompidou : « Il vaut mieux ne pas trop en parler. On parle d'étalement, et ça aboutit à l'allongement. En revanche, il faut étaler les pointes de transports. C'est un vrai problème, et on doit pouvoir le traiter. » Au fond, tous les deux se méfient des vacances. Ils ne diffèrent que sur la méthode. Le Général pense à la productivité, à la mise en panne de la France au mois d'août. Pompidou pense à la pression syndicale et sociale qui ne cesse de trouver des moyens de grignoter le travail. « Il n'y a aucune bonne raison pour que l'ORTF soit privée de publicité » Conseil du 18 octobre 1967. Gorse fait une communication sur l'introduction de la publicité à la télévision et à la radio : « Ce sera durement ressenti par la presse. Elle ne manque pas de le faire savoir. Quant au Parlement, nous devons passer par lui, à cause de l'amendement Diligent1. Nous insisterons naturellement sur l'utilisation de ces nouvelles recettes : suppression des zones d'ombre, généralisation de la couleur, augmentation de la durée des programmes, extension de la deuxième chaîne, lancement d'une troisième chaîne, etc. Debré. — J'approuve entièrement. Est-ce qu'une partie de la recette ne devrait pas aller à l'économie générale ? (Quel inspecteur des finances lui a ainsi suggéré de transformer la publicité en impôt ?) Pompidou. — Il faut faire valoir que c'est une mesure moderne, qui va de soi. Cela fera de la publicité pour les marques françaises ; elles s'en trouveront mieux. Quant à la presse, nous verrons à arranger ses affaires. GdG. — La vérité est qu'il n'y a aucune bonne raison pour que l'ORTF soit privé de cette ressource ! Ne vous laissez pas entraîner à des restrictions et à des concessions. Ni à je ne sais quelles compensations envers la presse. Il faudrait que ces messieurs se rendent compte qu'un jour, avec les satellites, les émissions étrangères pourront être captées chez nous, et qu'elles ne se priveront pas de faire de la publicité pour le Coca-Cola et le whisky. » « Le Pape dirait que seul Dieu est juge du moment » Conseil du 24 avril 1968. Jeanneney nous parle de la mort et des transplantations d'organes. Le sujet est d'actualité. Il y a quelques mois, le 3 novembre 1967, en Afrique du Sud, le professeur Barnard a réussi la première greffe du cœur : « Le moment de la mort est difficile à préciser. Elle frappe divers organes successivement. Tant qu'il ne s'agit que du permis d'inhumer, ce n'est pas grave. Mais la question des transplantations, donc des prélèvements d'organes, modifie le problème. Depuis 1947, un décret permet de déroger à la règle des vingt-quatre heures, pour certains établissements hospitaliers ; une circulaire a défini des critères de la mort, mais ce n'est plus à jour. J'ai saisi l'Académie de médecine. Hier, en comité secret, elle a décidé que l'encéphalogramme plat était le critère décisif. J' ai l'intention de signer la circulaire qui entérine tout cela. « Bien d'autres problèmes se posent, notamment celui de l'accord de la famille. Est-il acquis s'il n'y a pas opposition ? Sans doute faudrait-il une loi. Je vais constituer une commission pour étudier ces questions déontologiques graves. Mais d'ores et déjà, vous devez savoir que des greffes du cœur peuvent et vont se faire. On s'y prépare à Paris, à Lyon. La plus grande discrétion est nécessaire, car les journalistes sont à l'affût de tout renseignement. (Jeanneney est bien informé : quatre jours plus tard, le 28 avril, le professeur Cabrol fera la première greffe du cœur en France.) GdG. — Le sujet est délicat. Il faut éviter tout abus. Pompidou. — Je pense à cette phrase de Bossuet : "Me sera-t-il permis d'ouvrir aujourd'hui un tombeau devant la Cour ? " Ce problème de la mort doit être pris sous tous les angles : médical bien sûr, mais aussi juridique, moral, religieux. Il est nécessaire que votre commission comporte de hautes personnalités scientifiques, juridiques et religieuses. Missoffe. — Il faudrait faire apparaître le côté altruiste, généreux. On pourrait susciter un volontariat du don d'organe. Fouchet. — Je ne peux m'empêcher d'éprouver un sentiment de gêne. Quand le fil du téléphone est coupé, ça ne veut pas dire qu'il n'y a personne à l'autre bout. Un jour, nous ressusciterons. Avec quel cœur ? C'est une question métaphysique. Le chrétien que je suis regrette que le Pape ne dise pas quand l'homme est mort. GdG. — Le Pape dirait que seul Dieu est juge du moment. Michelet. — Les condamnés à mort peuvent-ils donner leurs organes librement ? Ou sont-ils privés aussi de cette liberté ? GdG. — Vos observations ont bien marqué la complexité de ce sujet. Les décrets et circulaires que vous préparez seront-ils suffisants ? Vous aurez à nous le dire, et s'il faut une loi sur les dons d'organes, on en fera une. » Le Général n'a pas un mot pour admirer la prouesse technique ; il ne se laisse pas emporter par l'enthousiasme médical. Il n'est pas loin d'éprouver le sentiment de gêne de Christian Fouchet. Et comme pour la poste restante à l'usage des adolescents, son premier réflexe est protecteur. On ne guillotine pas une femme : elle a quelque chose de sacré. La dépouille d'un mort, aussi, a quelque chose de sacré. Mais enfin, si c'est pour communiquer de la vie... Ainsi, à petites touches, le Général réagit aux évolutions, tantôt pour y résister, tantôt pour y pousser. En tout cas, fixer des règles qui touchent à des éléments si subtils et qui peuvent évoluer, cela ne revient pas au seul gouvernement et à ses fonctionnaires, mais au peuple et à ses élus. 1 Amendement voté en 1960 qui disposait qu'une loi serait nécessaire pour introduire la publicité de marques à la télévision. Chapitre 6 « IL Y A UNE ÉBULLITION POLITIQUE » Salon doré, 1er septembre 1967. AP : « L'émotion soulevée par votre voyage au Québec commence à se calmer. Comment jugez-vous, avec le recul, cette hystérie de critiques ? GdG. — Elle prouve, s'il en était besoin, que la presse soi-disant française suit aveuglément la presse anglo-américaine. Personne n'a songé à suivre la presse québécoise, qui exultait. « Les politichiens français, nous savons à quoi nous en tenir. Nous n'en attendions pas mieux. Sauf de Giscard, qui aurait pu se dispenser de son communiqué. » Du Mexique, Giscard, à la mi-août, a envoyé une déclaration blâmant « l'exercice solitaire du pouvoir ». En janvier 1966, il n'a pu admettre qu'on lui retire le ministère des Finances, où il s'était si bien imposé qu'il finissait par en apparaître comme le propriétaire. Pourtant, Pompidou lui a offert le nouveau grand ministère de l'Équipement, qui était à sa taille, c'est-à-dire fort important. Il l'a refusé. Mais Giscard ne peut rendre le Général responsable de cette décision. Pompidou l'a prise seul, estimant ne pouvoir tenir son rôle de chef du gouvernement si le ministre des Finances mène sa politique à sa guise. Sans doute Giscard pense-t-il que le Général a tiré le premier, avec son « On ne gouverne pas avec des mais », ridiculisant une attitude critique qui se voulait courtoise. Giscard a attendu que le Général soit fragilisé pour lui assener ce coup. Le Général ressent cela comme une agression de la part de celui qui a été l'un de ses principaux ministres, et surtout dans un moment où le scandale international est tel que les figures de la majorité auraient dû au moins garder le silence. En juillet 1968, l'UDR obtenant à elle seule la majorité absolue à l'Assemblée, l'éviction de Giscard de la commission des Finances fut la réponse du berger à la bergère. La rupture était consommée. Le Général en paiera le prix lors du référendum... Pompidou : « Giscard scierait la branche sur laquelle il veut grimper » Matignon, samedi 23 septembre 1967. Pompidou est détendu. Avant que nous parlions boutique, il évoque deux personnages qui ne laissent pas de déranger ses perspectives. Pompidou : « Giscard d'Estaing est un faux frère, mais il n'ira pas jusqu'à la rupture car il scierait la branche sur laquelle il veut grimper. C' est le mot que j'avais employé dans mon interview dans L'Express1, puis j'ai rayé et j'ai mis "monter" à la place, car "grimper", ça fait quand même un peu trop "singe". Il veut essayer à tout instant de nous déborder. « Remarquez, Giscard ne devrait rien pouvoir faire pendant les années qui viennent, puisqu'il veut se présenter à la fois comme l'homme qui a maintenu la stabilité, et donc l'héritier naturel du gaullisme, et comme l'homme du dialogue et donc porteur des espérances de l'opposition, en tout cas de ceux qui ne se sentent pas proches de nous. « Au fond, il n'est pas dangereux, mais à condition de l'avoir à l' œil et de ne pas se laisser faire par lui. « Pas question de confier à un proche de Giscard une enquête sur les bourses agricoles, car il s'arrangerait pour faire savoir au monde paysan que le problème des bourses agricoles a été réglé par lui. Or, pour l'élection présidentielle, il peut être dangereux justement s'il arrive à capter la faveur des paysans. Il ne suffira pas qu'il ait pour lui les clients de Lecanuet du genre tixiériste, Algérie française, rapatriés, antigaullistes, patrons, etc. Il sera dangereux s'il fait basculer les paysans de son côté. Il faut donc éviter tout ce qui pourrait accroître son crédit du côté de l'agriculture. » (Le Premier ministre laisse clairement entendre qu'il est prêt à tout pour donner satisfaction aux agriculteurs...) Le voici lancé maintenant sur Edgar Faure : « Il fait des indiscrétions dirigées pour montrer qu'il est humain, compréhensif, favorable à l'agriculture, en face de Debré qui ne veut rien comprendre. S'il obtient satisfaction, il dira : "Je l'ai emporté sur Debré." S'il n'obtient pas satisfaction, il dira : "C'est Debré qui ne veut rien entendre." Dans un cas comme dans l'autre, il sera gagnant. Mais il n'ira pas plus loin vers la rupture. Il est resté trop longtemps hors du pouvoir. Remarquez que, dans ses indiscrétions dirigées, il ne dit jamais rien, ni contre le Général, ni contre moi. Il me ménage. Il a raison. « D'autre part, ce n'est pas un matamore. Son tempérament le poussera toujours à éviter la rupture. Il n'avait pas voulu prendre l'Éducation nationale en 1962 parce qu'il avait peur de se mettre trop de monde à dos. Il ne prendra pas de position extrême pour l' agriculture. Ce qu'il souhaite, c'est que dans un an, quand le Marché commun agricole sera entré en vigueur, c' est-à-dire au mois de juillet 1968, il puisse se retourner vers un autre ministère plus important — mais lequel ? — et reprenne alors sa marche en avant. » « Je regrette qu'on fasse un peu plus d'inflation » Conseil du 24 janvier 1968. Debré : « Depuis l'automne, nous sommes dans une meilleure phase d'expansion. Il y a une certaine reprise des exportations et des investissements privés. Pourtant, le taux d'expansion de 1968 sera inférieur à celui que prévoyait le Plan : 3,5 ou 4 % au lieu de 5 %. « Pouvons-nous, en ce début 1968, utiliser des moyens budgétaires ou monétaires pour au moins nous approcher du taux de croissance de 5 %, tout en restant maîtres de la masse monétaire ? Je propose d'agir à la fois sur les investissements et sur la consommation. Anticipons la hausse des allocations familiales. Augmentons les crédits HLM. Réduisons l'impôt pour les revenus imposables les plus bas. Pour les investissements, déduisons la TVA, donnons des crédits plus faciles pour les régions défavorisées, accélérons les procédures d'emprunt pour la construction. « Le total des moyens nouveaux serait de trois milliards ; on ne peut pas faire moins pour que cela ait de l'effet. Si, en mai-juin, il fallait intervenir de nouveau, on verrait. GdG. — Ces propositions devront être formulées demain et après-demain. Je tiens à voir les choses dans le détail. On dira seulement, aujourd'hui, que le gouvernement s'est saisi d'un plan destiné à favoriser la reprise que l'on constate déjà. Jeanneney. — Il y a une capacité productive inemployée. Je me réjouis qu'on s'occupe de la mobiliser. Trois milliards, est-ce assez ? Cela ne fait même pas un point de PNB, 0,70 %. Le problème est que l'immobilité de notre main-d'œuvre et la sclérose patronale risquent de nous faire très vite tomber dans l'inflation. Il est donc bien venu de se fixer rendez-vous en mai, pour voir si l'on peut sans risque accroître encore la relance. « Je m'interroge aussi sur la réduction de l'impôt sur le revenu. Le célibataire qui touche 3 700 francs par mois va bénéficier de la réduction, mais pas le ménage qui a des enfants et touche 4 600. Il vaudrait mieux dire que le seuil de déclenchement dépend de l'impôt et non du revenu. GdG (impressionné). — Nous retenons vos observations. Edgar Faure. — Les propositions de M. Debré sont techniquement très bonnes, mais, psychologiquement, elles n'atteindront pas leur objet. Il n'y a rien là de très frappant. Il faudrait du nouveau. Ce que propose M. Jeanneney est intéressant. Pompidou. — Sur l'ensemble, je dirais que c'est équilibré. Il faut présenter ces mesures simplement. Pas de grandiloquence : après tout, ces trois milliards ne rendent même pas ce qui a été pompé pour le redressement de la Sécurité sociale. GdG. — L'ensemble est approuvé. Pour répondre à la conjoncture, le gouvernement prend des mesures conjoncturelles. Ces mesures n'empiètent pas sur les réformes qui sont à l'étude : politique familiale, réforme de l'impôt, politique du logement. Mais ces mesures sont importantes en elles-mêmes. Nous recherchons un effet. Il faut qu'on voie et qu'on localise des conséquences visibles. Il faut du spectaculaire, surtout pour le logement, pour les régions en reconversion comme le Nord et la Lorraine. Cela dit, je regrette qu'on fasse un peu plus d'inflation. » « Un certain régime, bâti sous l'inspiration de qui vous savez » Conseil du 6 mars 1968. Ce matin, à la fin du Conseil, sans que rien dans l'ordre du jour ou les débats en ait donné l'occasion, le Général fait une déclaration qui frappe chacun parce qu'elle est assez inhabituelle. GdG : « Il y a une ébullition politique. Il faut en prendre la mesure, et ne pas se mettre sur le même plan que les opposants. Les opposants n'apportent rien de constructif et de pratique, mais une contestation permanente et des polémiques. « Le gouvernement doit s'affirmer en faisant ce qu'il y a à faire. « Faire de la France un pays industriel, qu'elle n'était pas. En utilisant l'Europe et la concurrence pour forcer nos industriels à aller de l'avant. En développant la démographie, qui avait pris un bon essor en 1945, et qui se ralentit. En associant les travailleurs, seule possibilité de la conciliation sociale et source de prospérité à terme pour les entreprises. « L'indépendance : il n'y a que nous qui pouvons la faire et nous la faisons ; c'est notre droit, il faut nous en emparer. « Tout cela implique un certain régime, celui qui a été bâti sous l'inspiration, comme on dit, de qui vous savez. Le seul régime, après cent cinquante ans de péripéties, qui nous permette de réaliser ce qu'il faut réaliser. Il faut s'affirmer en la matière, et carrément. « On peut additionner des griefs et faire de la démagogie. Mais ce n'est plus possible de bâtir une action gouvernementale là-dessus. Ce n'est pas possible. Donc ça n'aura pas lieu. « La seule question qui se pose est l'action du gouvernement. Un gouvernement qui agit sur tous les problèmes essentiels et qui est le seul à pouvoir agir. Le reste n'a vraiment pas d'importance. « Voilà ce que je voulais dire au gouvernement. Qu'il soit le gouvernement. Il est seul à pouvoir l'être. Il est le seul à l'être. Qu'il le soit pleinement. « Il ne faut pas non plus cacher son drapeau. Du reste on ne le cache pas. La Ve République a été créée dans un certain esprit, pour accomplir des tâches définies. « Nous devons répondre à la fameuse critique qui nous est faite. "La Ve République procède du 13 mai." Eh oui. De l'effondrement de la IVe, comme la IIIe procédait de l'effondrement du Second Empire. Elle procède d'une situation que la IVe République n'a pas été capable de maîtriser. » « La réforme électorale est prise en considération » Conseil du 3 avril 1968. Fouchet fait une communication sur la lutte contre la fraude électorale. « Je propose quelques mesures pratiques. Les changements de résidence doivent être mieux suivis. Le vote par correspondance est souvent suspect : 1,5 % des votes sur le continent, 14 % en Corse. On peut le moraliser par l'affichage en mairie. Les sanctions seront aggravées. Nous avons étudié la question des machines à voter : c'est coûteux et compliqué. De plus, on n'en fabrique pas en France. On pourrait les expérimenter et en encourager la fabrication. Nungesser. — Les sanctions, c'est important bien sûr, mais ce qui est plus important, c'est le dépouillement. Quand il n'y a que les communistes autour de la table, la fraude est facile. GdG. — La réforme est prise en considération. On verra si on peut la compléter. Il faut, en effet, que les militants de tous les candidats soient représentés aux bureaux de vote et surveillent l'opération. » Pendant que le gouvernement s'ingénie à perfectionner l'outil démocratique, des militants révolutionnaires s'apprêtent à pousser le cri fameux : « Élections, piège à cons. » Mais qui, parmi les ministres, peut imaginer que, dans moins de deux mois, les électeurs vont être convoqués pour trancher une crise de régime ? « Notre 1er mai sera marqué par le Conseil et le muguet » Conseil du 17 avril 1968. À la fin du Conseil, Pompidou pose une question inédite. Pompidou : « Il y a un problème pour le Conseil du mercredi 1er mai. Que fait-on ? GdG (interloqué). — Je ne vois pas quelles obligations gouvernementales il y aura le 1er mai pour ne pas faire le Conseil des ministres. Fouchet. — Mais le 1er mai, mon général, vous recevez le muguet. GdG. —Ah oui, le muguet... (Rires.) C'est très important, mais quelle que soit l'importance de cette cérémonie, elle ne me paraît pas incompatible avec le Conseil des ministres. On s'arrangera seulement pour que les deux manifestations ne se déroulent pas au même moment, mais se succèdent. Notre journée du 1er mai sera marquée par le Conseil et par le muguet. » Ainsi devait s'ouvrir ce terrible mois de mai, avec des fleurs — si au Conseil suivant, une autre incompatibilité n'était apparue. Conseil du 24 avril 1968. GdG : « À propos du 1er mai, il paraît que réunir le Conseil ferait mauvais effet. Nous ferions fi de la fête du Travail. On ne fait pas fi d'une fête religieuse en ne respectant pas le dimanche. Mais enfin... Le prochain Conseil est fixé au 30 avril après-midi. » La fête du Travail sera donc chômée par le gouvernement, qui entre ainsi dans ce mois de mai avec un peu d'hésitation, sous des auspices incertains. « Freiner la mauvaise croissance des dépenses de fonctionnement » Conseil du mardi 30 avril 1968. Le budget de 1969 se prépare. C'est la dernière communication de Michel Debré avant que les accords de Matignon ne bouleversent tout. Debré : « Si nous voulons respecter l'objectif de croissance de 5 %, nous ne pouvons pas prévoir un budget parfaitement équilibré. Il faut se résoudre à un déficit, le problème est de bien le calculer. Je crois qu'on peut accepter 4 à 5 milliards. GdG. — Ce n'est pas brillant, mais c'est acceptable. Je regrette que le budget doive comprendre un déficit. La conjoncture nous y oblige, c'est-à-dire la nécessité de la croissance et la réduction occasionnelle des ressources. Raison de plus pour s'attaquer à l'augmentation massive de nos dépenses de fonctionnement. Il faut freiner cette mauvaise croissance. » Faire des économies sur les « services votés » que l'on reconduit d'un budget à l'autre sans examen critique, ç' avait été une idée de Debré. Elle n'a guère avancé. Le Général la rappelle, comme un espoir qui compense sa déception de devoir admettre un déséquilibre budgétaire, si petit soit-il. Au même Conseil, Pompidou nous avertit : « Il va y avoir un débat sur la motion de censure 2 et il ne sera pas facile. Je souhaite que tous les ministres économiques et sociaux, MM. Jeanneney, Faure, Ortoli, Guichard, Marcellin, Chirac, préparent avec le plus grand soin leur intervention, qu'ils puissent défendre notre bilan et contre-attaquer sur les perspectives d'avenir. » Ainsi le 30 avril, veille de mai, le gouvernement et l'opposition sont d'accord sur un point : le centre de leur débat est sur l'économique et le social. C'est un débat... académique, dont l'issue politique ne fait de doute ni pour l'un ni pour l'autre. 1 Le Premier ministre a répondu dans L'Express aux propos tenus par Valéry Giscard d'Estaing sur « l'exercice solitaire du pouvoir ». 2 Une nouvelle motion de censure a été déposée par la FGDS, pour le 13 mai 1968, sur la politique économique et sociale. V « LA FRANCE EST DANS UNE SITUATION EXCEPTIONNELLE, CAR ELLE NE DÉPEND DE PERSONNE » Avril 1967 - Mai 1968 Chapitre 1 « JE NE VEUX PAS D'UNE ZONE ATLANTIQUE » Conseil du 26 avril 1967. Adenauer est mort, à 91 ans. Le Général s'est rendu à ses funérailles. GdG : « Nous n'étions pas allé saluer Adenauer pour faire de la politique, mais nous avons eu des conversations. Le Chancelier Kiesinger semble ressentir péniblement la pression des États-Unis, mais nul ne sait jusqu'où ira sa résistance aux prétentions américaines. Le Président Johnson lui avait annoncé sans ménagement le retrait de la moitié de l'aviation américaine d'Allemagne, tout en lui demandant de plus en plus d'argent ! M. Wilson donne le sentiment d'être prêt à prendre position sur le Marché commun, sous forme de déclaration d'intention, ou de candidature. Je l'ai engagé à ne pas se presser. J'ai dû être compris. Je ne suis pas sûr d'être suivi. « Le cortège de grands personnages du monde entier autour du Chancelier défunt avait une signification évidente. J' ai essayé de la mettre en relief auprès du Chancelier Kiesinger, pour l'encourager dans sa résistance aux pressions américaines. » C'est sa réponse, pour nous seulement, au geste que Lübke1 a forcé, en mettant la main de De Gaulle dans celle de Johnson, devant les caméras déchaînées. Il n'a pas dû s'y prêter avec beaucoup plus de bonne grâce qu'il n'en avait mis à serrer la main de Giraud à Casablanca sur l'injonction de Roosevelt. « Le comité auquel vous pensez » Conseil du 10 mai 1967. L'imagination fertile d'Edgar Faure l'a conduit à un faux pas : « Lors de notre dernière réunion à Bruxelles, nous avons eu un échange de vues à propos de la mise sur pied d'un comité qui, auprès de la Commission, l'assisterait dans la gestion du marché agricole. GdG (réagit vivement). — L'assisterait ? Qu'entendez-vous par là ? Le comité auquel vous pensez ne pourra jouer son rôle auprès de la Commission que s'il est en dehors d'elle, s'il est auprès des représentants permanents, et qu'il n'est pas coiffé par la Commission. Couve. — Il serait sans précédent et inconcevable que ces hauts fonctionnaires puissent se réunir sous la présidence de la Commission, puisque, à Bruxelles, c'est leur gouvernement qu'ils représentent. GdG. — Cela va de soi. Edgar Faure. — Je prends acte. » Il paraît clair qu'Edgar Faure a voulu faire aboutir, à sa façon accommodante, une idée dont il était d'autant plus fier qu'elle était acceptée avec empressement par nos partenaires, puisqu'elle allait dans le sens de la plus grande pente ; mais il est victime de la vigilance du Général. « Votre observation est prématurée » Conseil du 21 juin 1967. La Commission, ce sont des hommes, et puisqu'il y a désormais une commission unique des trois communautés, le renouvellement est général : le gouvernement français doit nommer les trois membres auxquels il a droit. Pompidou propose un renouvellement général, mais, pour l'un des postes, différé : il s'agit de Rochereau, ancien ministre de l'Agriculture, qui sera candidat au Sénat dans trois mois. Les deux membres nouveaux à nommer immédiatement seraient Raymond Barre et Jean-François Deniau, remplaçant Marjolin et Roger Reynaud 2. Schumann (fidèle aux liens de la démocratie chrétienne) : « Il est dommage de se priver des services de Reynaud. Ne pourrait-on pas prévoir d'ores et déjà qu'il succéderait à Rochereau ? GdG (hostile par méthode aux nominations anticipées). — Je note votre observation, mais elle est prématurée. Jeanneney. — Je me félicite du choix de Raymond Barre. C'est un gaulliste sûr et un économiste de premier ordre. Je suis convaincu qu'il aura dans la Commission autant d'autorité morale que Marjolin. » « Nous avons ressenti un véritable progrès vers nous de la politique allemande » Conseil du 9 août 1967. Couve rend compte du voyage du Général en Allemagne, les 12 et 13 juillet : « Il a confirmé le changement très positif par rapport au gouvernement Erhard. Ils sont très ouverts, très coopératifs. Ils approuvent les ouvertures que nous avons faites vers l'Est et voudraient nous accompagner dans cette voie. Cette politique va être encouragée par l'accord qu'ils mettent au point avec la Tchécoslovaquie. Brandt s'apprête à se rendre en Roumanie. GdG. — Ils s'aperçoivent qu'ils ont toutes les raisons de marcher, comme nous, vers la détente avec l'Est, pour autant qu'ils peuvent. Cela peut donner une réalité à l'Europe des Six. Au point de vue politique, elle se découvre dans les rapports pratiques avec l'Est. » Conseil du 7 février 1968. Couve : « Les relations franco-allemandes ont une nouvelle fois failli être victimes d'une dépêche3. L'agence DPA a rapporté des propos insultants que Brandt aurait tenus lors d'une réunion électorale, à l'égard du général de Gaulle : "assoiffé de pouvoir", etc. Nous avons attendu le démenti, qui est venu tard, et de la part non du gouvernement fédéral, mais du parti social-démocrate. Ensuite seulement, le service de presse fédéral a donné des propos une version différente, que des enregistrements confirment. Nous avons réagi ; j'ai convoqué l'ambassadeur. L'agence de presse s'est excusée. L'incident a mis l'accent sur des divergences de la politique allemande. GdG. — C'est bien mal tombé. Est-ce que c'est tombé exprès en ce moment, où nous préparons notre réunion franco-allemande semestrielle ? Je n'en sais rien. Le démenti a mis bien du temps à venir. Mais enfin, c'est réglé, nous n'insistons pas. Leur politique intérieure a des méandres difficiles à suivre. Tout cela résulte d'une situation qui n'est pas commode. Nous avons ressenti un véritable progrès vers nous de la politique allemande, dans la conception de la Communauté et dans les rapports avec l'Est. » La longanimité du Général à l'égard de l'Allemagne paraît, ces temps-ci, à l'épreuve des pires incidents. Il sait gré à Kiesinger d'avoir su manœuvrer contre les pressions anglaises et américaines. Et il ne tient aucun compte d'un mot de trop, sur une estrade, de Willy Brandt, qui avait peut-être bu une chope de trop. « Le Marché commun, c'est un tarif extérieur commun » Conseil du 6 mars 1968. Couve : « Le Conseil ministériel du 29 février s'est surtout occupé des négociations du GATT. Nous entrons dans la discussion des arrangements, et je pense que l'Angleterre va accepter d'y entrer aussi... GdG. — Si les Anglais entrent, les complications vont commencer ! Couve. — Pour le GATT, Brandt va préparer un mémorandum. La République fédérale pousse vigoureusement à la réduction des droits. Elle serait intéressée par une zone de libre-échange complète. Mais la Commission sera de notre côté, parce que nous sommes plus dans l'esprit du Marché commun. GdG. — Nous n'acceptons pas ce glissement vers une zone de libre-échange, que le GATT transforme inévitablement en une zone atlantique. Nous ne voulons pas d'une zone atlantique ! Le Marché commun, c'était et ça doit rester une communauté dont les membres abaissent leurs droits de douanes mutuellement, mais qui s'entourent ensemble d'un tarif extérieur commun. Le Marché commun, c'est un tarif extérieur commun. Les Américains veulent faire entrer le Marché commun dans une vaste zone où ils exerceront sans difficulté leur hégémonie économique, comme ils exercent leur hégémonie militaire et politique dans l'OTAN. » « Les Américains ne pensent qu'à se protéger » Conseil du 17 avril 1968. Debré : « Non sans mal, nous avions réussi à trouver une position commune des Six sur la révision de l'accord du GATT. Il y aurait une légère accélération de la diminution des droits, mais en contrepartie les États-Unis s'engageraient à ne pas décider de nouvelles mesures protectionnistes. Nous avons été très fermes. L'Allemagne, assez souple. La Hollande, qui ne voulait pas parler de conditions, s'est résignée. Tout cela pour rien : les Etats-Unis ont refusé et ils vont prendre des mesures protectionnistes. GdG. — Je ne pensais pas que les Six se mettraient d'accord, et pourtant ils l'ont fait. Mais ça n'a servi à rien. Comme prévu, les Américains ne pensent qu'à se protéger. C'était inscrit sur le mur. » « Vous avez bien présidé » Conseil du 24 avril 1968. Couve rapporte sa dernière conversation avec Willy Brandt : « Nous avons parlé des difficultés de la négociation agricole. J'ai marqué qu'il fallait en finir avant le 1er juin. Il invoque la lourdeur de la charge financière que tout cela représente pour l'Allemagne. GdG (sombre). — Si c'est ainsi, nous ne désarmerons pas le 1er juillet. » (Pas de prix agricoles fixés le 1er juin — pas de désarmement douanier le 1er juillet sur les produits industriels. Donnant, donnant, et bloquant, bloquant.) Conseil du 8 mai 1968. Trois jours de réunion des ministres de l'Agriculture, à Luxembourg. Edgar Faure : « L'attitude de la Commission a compliqué les choses. Mansholt ne voulait pas revenir sur ses propositions. J'ai dû prendre les responsabilités d'un Président européen. J'ai fini par faire accepter l'idée qu'on pourrait avant le 1er juin trouver un accord sur les principes, et que la rédaction détaillée se ferait dans le reste du mois. La Commission veut freiner la production laitière. On pourrait admettre une légère réduction par rapport à 1966. Je veux bien en prendre la responsabilité vis-à-vis de nos agriculteurs. J'ai été applaudi à leur congrès, je veux dire celui de la FNSEA. Je ne peux pas cacher qu'ils m'accordent un certain crédit. Dans les années à venir, nous devrons faire une politique de non-hausse des prix, et si possible de légère réduction. J'ai proposé un système qui laisserait à la charge des États une partie des stocks antérieurs. GdG. — Merci. Vous avez bien présidé. » Ainsi, de compromis en compromis, la Communauté économique européenne est ce « calvaire » dont on ne cesse de gravir la pente. Mais l'attachement du Général à cet édifice ne se dément pas. La candidature anglaise, les négociations du GATT, la crise monétaire ne font que le renforcer. Il y a un esprit et une logique du Marché commun. C'est une entreprise concrète, une bataille permanente, mais la France y joue un rôle éminent, comme l'Allemagne, avec laquelle, grâce à cette communauté d'entreprise, elles s'éloignent toutes deux à grands pas de la tragédie où elles s'entre-tuaient. 1 Président de la République fédérale allemande. 2 Syndicaliste de la CFTC. 3 En 1870, la « dépêche d'Ems » fut à l'origine de la guerre franco-prussienne. Chapitre 2 « LA CANDIDATURE ANGLAISE ? L'ENTRÉE PURE ET SIMPLE N'EST NI PURE NI SIMPLE » Conseil du 1er février 1967. C'est avant même les élections législatives de mars 1967, que tout un chacun annonce perdues pour de Gaulle, que s'amorce une nouvelle tentative du cabinet britannique. Couve relate la visite à Paris du Premier ministre travailliste, Wilson, et de Brown, secrétaire d'État au Foreign Office. « Dès la première conversation, les Anglais nous ont affirmé que leur premier souci était l'indépendance. Ils attachent un grand prix à l'indépendance technologique et soulignent que leur apport à l'Europe serait de ce point de vue décisif, face à l'Amérique. Il faut bien constater que M. Wilson a complètement changé sa position depuis sa dernière visite. Mais cette évolution est-elle à son terme ? Wilson et Brown écartent l'idée d'une simple association, qu'ils paraissent considérer comme réservée aux pays sous-développés, et donc insultante. Ils prétendent en outre qu'il n'y aurait pas à tout changer dans le Marché commun pour qu'ils y entrent. Cela dit, ils soulignent que la politique agricole de la Communauté ne peut leur être appliquée telle quelle. Nous ne les avons pas contredits. Ils s'emploient à démontrer que leur situation financière est saine, et qu'ils ne feraient pas courir de risques au Marché commun ; ce sur quoi nous avons fait des observations. Au total, il n'y a pas eu de conclusion. Il n'est pas sûr encore qu'ils poseront vraiment leur candidature. « Ils tourneraient le Marché commun à leur façon » Pompidou. — L'évolution est en effet frappante. Les Anglais semblent prendre conscience des difficultés pratiques qui se poseraient, dans le domaine agricole surtout. M. Wilson a pris grand soin de ne pas apparaître en demandeur. Peut-être sont-ils moins déterminés qu'ils ne veulent bien le dire. GdG. — Le ministre de l'Agriculture peut-il préciser la dimension des changements à attendre, si la Grande-Bretagne entrait dans le Marché commun ? Edgar Faure. — La question centrale est celle des prix agricoles. Nous ne pourrions pas laisser les produits circuler librement, tant que les niveaux de prix ne seraient pas comparables au nôtre. GdG. — Donc, cela retarderait la libre circulation des produits agricoles ? Edgar Faure. — Pas forcément. On pourrait progresser entre les Six. Et appliquer aux Anglais les règlements agricoles progressivement, par tranches. GdG (interrogeant Debré du regard). — Et comment se présente la question monétaire ? Debré. — Il n'y a pas de Marché commun concevable avec les Anglais dans le système monétaire actuel. Ils ne peuvent répondre de la situation de la livre au-delà de novembre. On risque de les voir demander à la fois leur entrée dans le Marché commun et l'aménagement de leur dette. » Le Général estime que ces deux avis d'experts, sollicités par surprise, ont suffisamment éclairé les ministres. Il se réserve de conclure. GdG : « J'ai retiré de ces conversations des impressions mêlées. Sans doute les Anglais montrent-ils des dispositions nouvelles et sympathiques. Mais dès que l'on entre dans le sujet, dès que l'on parle de l'agriculture, dès que l'on parle de la livre sterling, on constate que les Anglais, s'ils forçaient la porte du Marché commun, en bouleverseraient la donne. Ils en deviendraient, pour mille raisons, l'élément dominant, et le tourneraient à leur façon. « Faut-il remettre en chantier l'ensemble de la construction ? » « Sans doute, l'Angleterre se prêterait-elle à des arrangements pour la période transitoire, mais ce serait en vue d'accéder à la position dominante. Ce serait, non pas pour s'adapter au Marché commun tel qu'il est, mais bien pour se mettre en situation de le transformer et d'y occuper la première place en jouant sur les deux tableaux de leur appartenance au Marché commun, d'une part, au monde anglo-saxon, d'autre part. « Voilà l'angle sous lequel nos partenaires et nous devons envisager le problème. Il ne peut pas être résolu, à beaucoup près, par la seule signature de l'Angleterre. La question est en réalité la suivante : faut-il que l'Angleterre reste à l'écart du Marché commun, moyennant une association mutuelle ? Ou faut-il remettre en chantier l'ensemble de la construction ? Debré. — Même une association peut présenter des dangers. Avant d'en lancer l'idée, il faudrait en mesurer toutes les implications. GdG. — L'essentiel est de ne pas se laisser entraîner, comme nous l'avons fait en 1962, dans une interminable négociation de détail. Mais aussi de faire comprendre qu'il n'y a pas de solution facile, et que l'entrée pure et simple n'est ni pure ni simple. » Conseil du 3 mai 1967. Finalement, le cabinet Wilson a décidé de franchir le pas. Il a attendu le résultat de nos élections législatives : même si de Gaulle est toujours à son poste, la minceur de sa majorité parlementaire peut faire espérer qu'il se montrera plus arrangeant. C'est le moment de forcer la porte. Wilson l'a annoncé aux Communes hier. Couve : « Le Premier ministre a écrit au général de Gaulle pour le prévenir de cette démarche. Le Général lui a répondu aussitôt. C'est une grande affaire qui commence. Les discussions avec nos partenaires commenceront à Rome. GdG. — Il n'y a pas encore de démarche formelle, et le gouvernement n'a donc pas de décision à prendre. Mais s'il y a dès à présent des observations, je vous invite à les présenter. » Malraux : « Est-ce l'Angleterre qui entre dans le Marché commun, ou le Marché commun qui entre dans l'Angleterre ? » Voici donc un tour de table qui commence, à l'improviste. À Malraux de se lancer le premier. Malraux : « Ou bien il n'y a, du côté de l'Angleterre, que des apparences de changement. Ou bien il y a des changements profonds. Dans ce cas, lesquels ? Ou, pour dire les choses autrement, est-ce l'Angleterre qui entre dans le Marché commun, ou est-ce le Marché commun qui entre dans l'Angleterre, c'est-à-dire dans les États-Unis ? Debré. — Il faut que l'Angleterre prenne position sur l'essentiel. Un, la livre sterling. Ils veulent faire de Londres la place financière de l'Europe ; ils cherchent un soutien pour leur zone. Deux, les relations avec le Commonwealth. Cela dit, s'il y a échec de la négociation, il y aura des contrecoups politiques. Edgar Faure. — Il est difficile de déceler les intentions réelles de la Grande-Bretagne. La question agricole est ardue, mais non pas insoluble. La question monétaire est réelle : une communauté économique appelle une solidarité monétaire 1 ; avec la livre sterling, ça peut poser problème. La question politique est sérieuse. Il y a des arguments contre. Comme disait Georges Bidault, "l'Angleterre n'est jamais indépendante des États-Unis plus de quinze jours". Il y a plusieurs arguments pour : les Anglais nous aideraient à mettre fin au mythe de la supranationalité ; nous pourrions les aider à s'affranchir des États-Unis ; il y a un préjugé favorable de l'opinion. En 1963, il était nécessaire de rompre la chaîne. Aujourd'hui, il faut user d'arguments plus pragmatiques. Michelet. — On peut redouter une manœuvre des Anglais contre le général de Gaulle. Pour la déjouer, il y aura beaucoup de précautions tactiques à prendre, à cause de l'opinion, qui est favorable aux Anglais. Schumann. — Sur le fond, l'entrée de l'Angleterre est incompatible avec la politique agricole commune. Il n'y a pas d'autre voie que l'association. Sur la tactique, il ne faut pas que la France s'isole. » Billotte, Joxe, Marcellin, Messmer, moi-même, nous réfugions tous dans la solution de l'association. Jeanneney parle à contre-courant. Jeanneney : « Je souhaite que l'Angleterre vienne rompre le tête-à-tête franco-allemand, et que l'espace économique européen s'élargisse. L'absence du parti communiste serait une bonne contagion. Notre position de principe devrait donc être favorable. Nous n'avons pas à nous déclarer au départ pour l'association, mais à montrer et regretter que les difficultés viennent de la Grande-Bretagne. On pourrait s'adapter, et essayer de ne pas bouleverser le mode de vie des Anglais. « Ce n'est pas à nous de dire aux Anglais leurs difficultés » GdG. — Le mode de vie des Anglais, il sera certainement affecté. Leur alimentation changera, et elle leur coûtera plus cher. Il y a beaucoup de difficultés, mais au départ nous voyons cette demande avec sympathie. Et d'ailleurs, ce n'est pas à nous de dire aux Anglais leurs difficultés. Laissons-les les exposer tout seuls. Pompidou. — L'idée que la Grande-Bretagne fait partie du continent européen gagne du terrain outre-Manche. Tant mieux. Mais quant à nous, nous avons seulement à considérer les avantages et les inconvénients, pour nous et pour le Marché commun, de l'adhésion anglaise. « Derrière l'adhésion anglaise, il y a d'autres adhésions à prévoir inévitablement. Or, un Marché commun à douze ou quinze ne pourrait fonctionner qu'au prix d'un renforcement de la Commission. Comme nous n'en voulons pas, on assisterait nécessairement à la déliquescence de la Communauté, et du Marché commun agricole. Ce n'est vraiment pas le but recherché. « Le bon sens consiste à constater que l'Angleterre est en Europe sans y être encore tout à fait. Il faudrait donc trouver un moyen terme. Mais il vaut mieux ne pas employer le terme d'association, qui a pris dans la pratique un tour péjoratif. Et il vaudrait mieux que l'idée soit lancée par d'autres que par nous. GdG. — Comment concilier les Anglais comme ils sont et la Communauté comme elle est ? Un jour peut-être, les Anglais en seront venus au point d'entrer dans le Marché commun. Mais visiblement, ils n'en sont pas là. Cela vaut pour l'agriculture, pour le mouvement des capitaux, pour la question monétaire. Ce sont là des difficultés concrètes et insurmontables dans le Marché commun tel qu'il est. Il est concevable d'entreprendre quelque chose de nouveau, qui tienne compte de ce que sont les Anglais. Il est vrai qu'il y a un mouvement des Anglais vers l'Europe. Il est vrai que cela peut les conduire à prendre sur eux, à se transformer. En attendant, on ne voit pas pourquoi on ne s'entendrait pas sur un accord de bon sens économique, grâce à des abaissements de tarifs. Il n'est pas sûr que les Anglais n'y voient pas leur avantage. « Quant à la politique, elle a été à l'origine de l'entreprise européenne. Il s'agissait de confondre d'abord les intérêts économiques, puis de réunir les intérêts politiques. Peut-être en viendra-t-on là. Il y a, du fait de l'envahissement américain de plus en plus ressenti, un petit vent nouveau qui souffle dans ce sens. Mais justement, de ce point de vue, l'Angleterre a une position spéciale ; elle est liée à l'au-delà des mers, elle est attelée aux Américains. Elle n'est pas dans la même position politique que les Six. « Peut-être évoluera-t-elle ? Il est souhaitable que le jour vienne où l'Angleterre pourra prendre sa place en Europe. Mais ce jour n'est pas encore venu. En l'attendant, le bon sens est l'association, quelque nom qu'on lui donne. Nous n'avons pas à renoncer du jour au lendemain à ce que nous avons bâti avec nos cinq partenaires, si laborieusement. Attendons la démarche anglaise et l'accueil des autres. Nous verrons alors ce que nous avons à faire. » « Je souhaite que vous puissiez chacun faire vos observations » Conseil du 10 mai 1967. À la fin du Conseil, le Général nous surprend encore : « Vous n'avez pu tous vous exprimer lors du dernier Conseil, à propos de l'Angleterre et de l'Europe. Je souhaite que vous puissiez chacun faire vos observations. » C'est Gorse qui le premier saisit l'occasion. Gorse : « Il s'agit de savoir si les Anglais ont évolué depuis 1963, et si, nous-mêmes, nous avons évolué. La tactique et l'information sont donc capitales. Déjà, on nous impute d'avance la responsabilité de l'échec. Il y aurait donc quelque inconvénient à lancer prématurément l'idée de l'association. » Missoffe et Ortoli font écho à Gorse, Ortoli ajoutant que « l'association n'est peut-être pas une si bonne sortie de secours : elle peut comporter des avantages très importants pour la Grande-Bretagne, mais des inconvénients très sérieux pour nous. Guéna. — Au fond, nous continuons de nous interroger sur une double arrière-pensée. Kennedy avait souhaité l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun pour qu'elle y surveille la France et l'Allemagne ; les Anglais voulaient entrer dans le Marché commun pour le diluer en une zone de libre-échange. Ces arrière-pensées ont-elles disparu ? Guichard. — L'entrée de l'Angleterre aurait des avantages pour notre industrie. Ils ont une industrie très concentrée et qui fait beaucoup de recherche. Nous pourrions préparer leur entrée par des accords de coopération technique et scientifique. Cette entrée nous équilibrerait vers l'Ouest, elle pourrait être un puissant stimulant à l'industrialisation de l'Ouest. Fouchet. — L'Europe des Six a-t-elle intérêt à absorber un pays doté d'une puissance financière telle qu'il drainera la substance du Marché commun ? » Bourges, Boulin, Dumas plaident pour le wait and see : ne pas donner l'impression que la Grande-Bretagne est éconduite a priori. Bettencourt : « De conversations avec l'ambassadeur du Royaume-Uni et avec d'autres Anglais, je tire la conviction que pour eux, l'entrée de la Grande-Bretagne va de soi. C'est dire que nous aurons des problèmes face à l'opinion. La position que nous aurons à prendre sera lourde à porter, parce que, aux yeux de nos partenaires, elle sera décisive. Chirac. — La solution peut être l'association, à condition de l'entourer de suffisamment de précautions. Il faut saisir l'opinion française de la contradiction entre l'adhésion de la Grande-Bretagne et le développement de l'Europe. « En définitive, on en passera par où la France le voudra. Ce n'est pas une situation désagréable » GdG. — Je vous remercie, messieurs. Notons tout d'abord que, pour le moment, il n'y a pas de décisions diplomatiques à prendre. « Mais quand le moment de la décision viendra, tout dépendra de la France. Alors, sur quoi nous décider ? « Le mouvement qui porte l'Angleterre à regarder l'Europe d'un œil nouveau n'a rien pour nous que de satisfaisant. Nous avons longtemps souffert de l'insularité du Royaume-Uni. S'il se tourne vers l'Europe, nous n'avons pas à le repousser. « Mais le Marché commun est encore inachevé. Ce qui a été déjà construit l'a été à grand-peine. Cela repose sur un équilibre d'intérêts laborieusement accordés. Il faut comprendre et faire entendre que l'entrée de l'Angleterre, accompagnée de son cortège, ferait naître autre chose que le Marché commun. Il appartient aux Six de dire s'ils en sont d'accord, s'ils veulent faire cette autre chose avec les Anglais. « S'ils n'en sont pas d'accord, on peut attendre que l'Angleterre fasse de son côté, pour elle-même, ce qui sera nécessaire pour se mettre un jour sur le même pied que les Six, et fasse alors, dans un avenir dont l'époque reste encore incertaine, son entrée dans le Marché commun. « En attendant, l'association est un dispositif prévu dans le traité de Rome. Mais il ne faut pas se laisser faire sur ce terrain-là non plus. Ce n'est encore qu'une hypothèse d'école. « En définitive, on en passera par où la France le voudra. Ce n'est pas une situation désagréable. Pompidou. — La présentation qui sera faite de notre décision est très importante. GdG. — Oui. Il ne faut pas se refuser à étudier le problème, étant entendu que le problème, c'est de faire tout autre chose que le Marché commun tel qu'il est. Pompidou. — Il ne serait pas mauvais que M. Gorse, avec le concours des spécialistes, montre que l'adhésion de la Grande-Bretagne porterait atteinte à de nombreux intérêts français catégoriels. » Ainsi se termine, sur une consigne plutôt négative, un tour de table étalé sur deux Conseils. A l'égard de l'Angleterre, la méfiance domine largement. Mais c'est comme si l'on se méfiait aussi du Général. Le refus de 1963 a laissé des traces. Les ministres n'osent pas le dire, mais ils ne cachent pas en privé — presque tous — que le Général a été alors trop brutal. Le Général n'écoute que partiellement les conseils de prudence de ses ministres. Le 16 mai 1967, dans sa conférence de presse, il développe longuement les points d'achoppement. Certes, il termine en s'écriant : « De quel cœur la France accueillerait cette historique conversion ! » Mais on a compris que, pour lui, une conversion ne saurait être l'effet ni d'une illumination subite, ni de vagues désirs, ni d'une bonne volonté paresseuse. Au moins avait-il écarté toute idée d'un veto. « Il y aurait des réactions à l'Est » Conseil du 12 juillet 1967. Le 30 mai, à Rome, pour commémorer le dixième anniversaire du traité, les chefs d'État et de gouvernement se sont réunis. De Gaulle a fait écarter une proposition néerlandaise, selon laquelle la prise en considération de la demande anglaise serait décidée sur-le-champ. C'est au Conseil des ministres des Affaires étrangères de traiter cette question. Ils ont commencé d'en parler à Bruxelles le 11 juillet. Couve rend compte le lendemain : « J'ai développé notre position. Nos partenaires ont dit dans l'ensemble que les problèmes existaient, mais que, pour les identifier, il fallait engager les discussions. Les Allemands se sont montrés fort modérés. Selon la procédure du traité, nous avons demandé à la Commission un rapport et nous en attendrons le résultat. GdG. — Nous insistons sur le fond de l'affaire : il faudrait renoncer au Marché commun tel qu'il est. La réaction des États-Unis est facile à prévoir : elle consisterait justement, grâce aux Anglais, à transformer le Marché commun en zone de libre-échange, qui serait en fait conduite par les États-Unis. Est-ce que les Russes regarderont cela sans bouger ? Par contrecoup, il y aurait sans doute des réactions à l'Est, une crispation qui n'irait pas dans le sens de la détente. » Le Général charge la barque... L'argumentation est paradoxale, et la presse le relève aussitôt : si l'on pense que l'entrée de l'Angleterre affaiblit la Communauté, comment cette Communauté affaiblie pourrait-elle faire peur aux Soviétiques ? Mais de Gaulle devine que, la nature ayant horreur du vide, cette zone de libre-échange serait une zone de libre parcours pour les intérêts américains — et c'est cela qui déstabiliserait une détente fondée, en Europe, sur l'émergence d'une Europe autodéterminée. « Cela craquera pour la livre et pour l'Angleterre » Conseil du 25 octobre 1967. Couve : « Les premières discussions approfondies ont été assez confuses. Nos partenaires sont désorientés par la façon dont nous avons posé le problème : non pas un oui ou un non aux négociations, mais un débat sur l'état de l'Angleterre. Nous avons pu exposer clairement et tranquillement notre point de vue, sans que la discussion prenne jamais un tour dramatique. GdG. — Tout dépend des Anglais. Il est évident qu'actuellement, la négociation ne peut pas s'ouvrir. Vous avez été très efficace. La France est la seule qui ait une position réelle. Les autres ont des souhaits, des velléités, et on ne peut rien construire sur des souhaits ou des velléités. » « Tout dépend des Anglais. » Le 10 mai, il nous avait dit : « Tout dépendra de la France. » Il s'est rendu compte qu'il était dangereux de porter seul le poids de la décision. Les Anglais ont pris l'initiative. C'est à eux de montrer jusqu'où ils sont prêts à aller. Conseil du 15 novembre 1967. La candidature anglaise est trahie par la livre sterling. Debré : « La livre est dans une position très difficile. La Banque d'Angleterre ne peut plus emprunter. Les Anglais demandent le secours des banques centrales. Nous avons accepté : il ne fallait pas se singulariser. Mais nous avons posé une condition : l'Angleterre devra nous rembourser dans les quarante-huit heures si elle exerce encore son droit de tirage sur le FMI. GdG. — On ne peut pas maintenir un système monétaire international fondé sur des déficits. Cela craquera pour la livre et pour l'Angleterre. » Au Conseil qui suit, le 22 novembre 1967, la livre a craqué. Debré commente : « Je crois plutôt à l'échec qu'au succès de leur dévaluation. La Grande-Bretagne paie les frais de la politique américaine. Dans quelques mois, la hausse des prix aura annulé la moitié des effets de la dévaluation. Quant au franc, notre situation est bonne. Notre dette est infime. Nous avons des réserves. Vous avez décidé, mon général, de ne pas dévaluer. GdG. — Tout le monde l'a décidé ; c'est évident, vous l'avez décidé ! (Rires.) Debré. — La presse anglaise vous accuse d'avoir provoqué la chute de la livre. GdG. — Tout vaut mieux que d'être plaint. » De Gaulle a la satisfaction concise. Il doit parler le 27 novembre, dans une conférence de presse annoncée de longue date. Il y reprend encore une fois l'argumentation du 16 mai, avec la preuve de la dévaluation britannique entre les mains. « Le fait est inévitablement accompli » Conseil du 20 décembre 1967. La veille, à Bruxelles, l'adhésion britannique a été une seconde fois renvoyée sine die. Les Cinq ont admis la thèse française selon laquelle il fallait l'unanimité, non seulement pour accepter une nouvelle adhésion, mais aussi pour ouvrir les négociations. Willy Brandt a pesé pour que l'affrontement soit évité. L'adhésion « reste à l'ordre du jour », mais les négociations n'auront pas lieu. Couve : « On avait promis des drames ; on a fini dans le désaccord, mais pas dans la crise que voulait la Grande-Bretagne. L'atmosphère a même été amicale et détendue, tout le contraire de ce qu'ont laissé entendre à l'extérieur des déclarations de bravoure. GdG. — M. Couve de Murville a mené l'affaire avec précision, adresse et fermeté. Le fait est inévitablement accompli. La parole est maintenant aux Anglais. On va voir s'ils vont faire l'effort nécessaire pour pouvoir présenter leur candidature. J'en doute. Je crains même que leur situation générale n'aille en se dégradant encore. En tout cas, tant que le parti travailliste restera au pouvoir. Ils ne sortiront du marasme que lorsqu'un gouvernement conservateur tout neuf prendra les rênes. Quant à nos partenaires du Marché commun, c'est à eux de choisir. Veulent-ils l'Europe ? Nous sommes disponibles pour la resserrer. » 1 Parole prophétique. Chapitre 3 « LES ISRAÉLIENS N'ONT RIEN À NOUS DEMANDER ET NOUS N'AVONS RIEN À LEUR DONNER » Le printemps 1967 s'achève au Proche-Orient dans la guerre des Six Jours. Au printemps 1966, déjà, Malraux, de retour d'Egypte, où il est allé préparer l'exposition Toutankhamon, avait ramené l'impression d'une fournaise. Ce fut du grand Malraux, que de Gaulle, aussi fasciné que le dernier venu de ses secrétaires d'État, écoutait intensément. Conseil du 13 avril 1966. Malraux : « L'Égypte découvre que son passé n'est pas seulement Saladin, mais Ramsès. Les Romains ont détruit la Gaule avant de la reconstruire, mais la France ne serait pas ce qu'elle est si elle n'avait pas été gauloise avant d'être romaine. Les Égyptiens aussi se découvrent enfants de leur passé. Ils se découvrent pharaoniques, et grâce à la caution de Paris. « J'ai vu Nasser. Il ne croit plus au tiers-monde. Est-ce que le tiers-monde existe encore, quand on peut bombarder impunément le Vietnam tous les matins ? Le tiers-monde, c'est l'inefficacité. La Ligue arabe est morte. Comment existerait-elle ? Elle n'a pas d'ennemi commun. Pas même Israël. « Israël a un budget de guerre dément, qui fait de lui le satellite inéluctable de ceux qui l'aident. Israël est une plaie au flanc de l'Égypte. « Nasser a peur de Guy Mollet ? » « L'Égypte ? Nasser la voit talonnée par sa démographie. Comment mettre dans la tête des paysannes que les pilules existent, et dans la tête des paysans que les tracteurs existent ? Nasser avait cru qu'il ferait l'Egypte sur un parti. Il n'a pas su faire le parti et sa seule structure, c'est l'armée. Mais s'il faut employer l'armée à faire des exercices contre Israël, elle ne peut pas en même temps être le levain dans la pâte. Il m'a dit : "J'ai fait un pays, je n'ai pas fait un État." « Nasser n'a pas pu réussir un relèvement du niveau de vie. Quant à la culture... Dans un village près d'Assouan, j'ai vu une magnifique maison de la culture, mais rien dedans, de pauvres photos. On a construit une maison de la culture, mais pas ce qu'il faudrait pour qu'elle existe. « Pour l'Égypte de Nasser, la France, c'est deux choses : la Révolution française, et la fascination de votre personne et de votre destin. « Pourquoi la Révolution française, et pas la Révolution russe ? Parce que les problèmes de l'Égypte sont ceux de 1788 en France, non ceux de 1916 en Russie. GdG. — Vous voulez dire que leur prolétariat n'est pas industriel ? Malraux (coupé dans son élan, approuve d'un grognement et devient plus pratique). — Nasser tiendrait beaucoup à vous recevoir en Egypte et à venir en France. Il m'a dit : "Des parlementaires français en visite au Caire m'ont assuré que je serais bien reçu. Par le général de Gaulle, j'en suis certain. Mais par les autres ? " GdG. — Les autres ? Qui est-ce donc ? Il a peur de Guy Mollet 1 ? » « Les Israéliens vont-ils rompre le blocus par la force ? » Conseil du 24 mai 1967. Une crise qui risque fort de conduire à la guerre est en train de se nouer. « Cela a commencé, rappelle Couve, par des incidents entre la Syrie et Israël. La Syrie a invoqué la protection de la Russie, qui l'en a assurée. Là-dessus, Nasser a cherché à remettre en cause la libre circulation dans le golfe d'Akaba, c'est-à-dire en fait l'acheminement du pétrole iranien vers le port israélien d'Eilat. Pour ce faire, il a obtenu d'U Thant le retrait du cordon de "casques bleus" installé sur le territoire égyptien ; il a poussé ses troupes sur la frontière ; et, le 22 mai, il a décidé et réalisé le blocus du golfe. GdG. — Les Israéliens vont-ils rompre le blocus par la force ? Nous n'avons pas à les y encourager. Un conflit ouvert au Proche-Orient serait une absurdité, qu'il faut d'abord tenter d'écarter. « Ensuite, il faudra favoriser un règlement. Notre position est que la responsabilité de la paix en Orient, comme au Vietnam, comme à Chypre, appartient aux quatre puissances. Nous devons les appeler à se concerter. C'est ce que font les Anglais en envoyant Thomson à Washington et Brown à Moscou. Mais la différence est que nous, nous ne prenons pas d'avance position sur le fond 2. « En 1957, la France avait fait une déclaration 3. Mais elle était alors toute chaude encore du malheur de l'expédition de Suez et très portée à épouser les yeux fermés les causes israéliennes. Depuis, les choses ont changé. Couve. — La difficulté sera d'amener les Russes à la consultation. Jusqu'ici, ils se sont systématiquement dérobés. GdG. — C'est pourquoi nous devons accentuer notre action dans l'intérêt de la paix. Nous ne prendrons de responsabilités de guerre que s'il y a guerre. Quant aux raisons alléguées pour y avoir recours, nous ne croyons pas que l'approvisionnement d'Israël en pétrole iranien soit pour lui une question de vie ou de mort. » « Celui qui ouvrirait le feu n'aurait ni notre approbation ni notre appui » Conseil du 2 juin 1967. Couve montre comment, en une semaine, la situation s'est dangereusement tendue. « Le front arabe s'est consolidé, la Jordanie ayant rejoint la Syrie et l'Égypte. Hier, deux ministres durs ont rejoint le gouvernement israélien : Begin et Dayan. La Russie continue de ne pas se prêter à une concertation à Quatre, même si elle ne paraît pas pousser à la guerre. Le problème est de savoir ce que sera finalement l'attitude d'Israël, qui est actuellement perdant. Réagira-t-il par les armes, comme le souhaite son opinion publique? » Le Général prend la parole, qu'il entrecoupe de silences. Il donne à son propos ce ton grave qui ne trompe pas. Sa déclaration ne sera pas seulement pour nous : « 1. Nous n'avons pas d'engagement dans cette affaire, vis-à-vis de personne. Les choses ont changé depuis 1957 (en clair : nous ne sommes plus les alliés d'Israël). « 2. Chacun des États en cause a le droit de vivre, y compris Israël. « 3. Le pire serait l'ouverture des hostilités. Celui qui ouvrirait le feu, où que ce soit, n'aurait ni notre approbation ni notre appui. « 4. Il y a les problèmes : celui du golfe d'Akaba, qui ne sera pas tranché par des formules juridiques ; le problème des réfugiés, jamais réglé depuis 1947 ; les problèmes de voisinage (il doit penser surtout à Jérusalem). Ces problèmes ne peuvent pas être réglés sur le plan interne. Ils doivent l'être sur le plan international, ce qui implique l'accord des Quatre. C'est ce que nous avons dit ; et nous maintenons, nous, notre position. Elle est fondée sur le droit international. Si le droit international est violé par tout le monde, eh bien, il y aura la guerre. » Dès le début de l'après-midi, l'AFP diffuse la version écrite que de Gaulle donne après le Conseil à Gorse, et qui sème la consternation dans un Israël au comble de l'excitation : « La France n'est engagée à aucun titre ni sur aucun sujet avec aucun des États en cause. De son propre chef, elle considère que chacun de ces États a le droit de vivre. Mais elle estime que le pire serait l'ouverture des hostilités. En conséquence, l'Etat qui le premier et où que ce soit emploierait les armes n'aurait ni son approbation ni, à plus forte raison, son appui. Au cas où la situation actuelle d'expectative pourrait être maintenue et où une détente de fait se produirait en conséquence, les problèmes posés par la navigation dans le golfe d'Akaba, la situation des réfugiés palestiniens et les conditions de voisinage des États intéressés devraient être réglés au fond par des décisions internationales. » « Nous allons demeurer les champions de la concertation entre les Quatre » Conseil du 7 juin 1967. Le Conseil se réunit alors que la guerre 4, déclenchée à l'aube du lundi 5 juin, en est à son troisième jour et que déjà, sur le terrain militaire, la partie est gagnée par Israël : la bataille de chars dans le Sinaï se déroule à son avantage, l'aviation égyptienne est détruite, Gaza est prise, l'armée jordanienne évacue précipitamment la Cisjordanie. GdG : « Nous avons proposé que les Quatre Grands se rencontrent. Les Russes n'ont pas accepté et doivent s'en mordre les doigts. Les Israéliens ont évidemment pris les devants, et à mesure que les opérations se déroulaient, les Russes ont changé d'attitude. Voici les messages que j'ai échangés avec Kossyguine, sur le téléphone vert (il nous les lit). Maintenant, où en sommes-nous ? Rien n'est réglé. Une série de négociations va s'ouvrir. Mais nous allons demeurer les champions de la concertation entre les Quatre, en vue d'un examen des problèmes pratiques : les réfugiés, la circulation dans le golfe d'Akaba, les rapports de voisinage. Il faut aboutir à un accord qui soit garanti par les Quatre. « M. Couve va parler à l'Assemblée cet après-midi ; l'opposition aurait été mieux inspirée en choisissant un autre que M. Guy Mollet pour lui répondre. » En effet, selon le règlement, la « déclaration sans débat » que fait Couve à l'Assemblée ne sera suivie que d'une intervention, dont va se charger celui qui voulut et rata l'expédition de Suez en 1956... « Que les Français, dans cette affaire, voient leur intérêt national avant tout » Conseil du 15 juin 1967. Les armes se sont tues. Couve fait l'inventaire de « cette crise internationale extrêmement grave qui se prolongera longtemps » : « Les Arabes, dans l'amertume de leur déroute, ne peuvent que durcir leur attitude. La Russie, qui a subi une défaite diplomatique, encourage les Arabes dans leur durcissement, pour rétablir son prestige. Israël entend se dispenser du concours des Nations Unies. GdG. — Je voudrais que les Français, dans cette affaire, voient leur intérêt national avant tout. Quand nous avons prôné la modération, les Arabes nous ont écoutés. Pas les Israéliens, que nous avions pourtant prévenus contre les succès militaires initiaux que leur assuraient leur armement, leur expérience, leur cohésion et leur situation sur le terrain. J'avais mis en garde Abba Eban 5 avec la plus grande netteté dans notre entretien du 24 mai. « Aujourd'hui, le fait de leur victoire est là. Mais nous ne pouvons admettre d'entériner des conquêtes territoriales. Les Israéliens ne voudront lâcher ni Gaza, ni Charm-el-Cheikh, ni les étendues du Sinaï, ni les rives du Jourdain, ni les hauteurs du Golan. Or les Arabes ne peuvent accepter ces conquêtes. Il y a donc un armistice, mais pas la paix. « Le spectacle des réfugiés arabes mourant de soif et sans recours est tragique. Il y a un vrai ghetto arabe à Gaza. Les conséquences morales et politiques du drame pèseront lourd. « Au Conseil de sécurité, nous avons manœuvré avec sagesse. Il va y avoir l'Assemblée générale, où l'on va constater une émotion énorme, notamment dans le tiers-monde. Ce ne sera pas drôle pour les Américains. Nous avons bien fait d'accepter les premiers cette réunion 6. Il fallait un exutoire. « Ce drame du Moyen-Orient a rouvert une période de guerre froide qui peut aller très loin. « Pour le pétrole et le canal, il y a des questions pratiques graves. « Quant à la suite, nous n'avons aucune raison de prendre parti, quels que soient les sentiments. On ne recouvrera pas la paix avant très longtemps, car ce n'est pas avant très longtemps que les États en cause se rapprocheront. Les Israéliens n'ont rien à nous demander et nous n'avons rien à leur donner. Nous nous efforcerons en revanche, dans la mesure convenable, de secourir les Arabes moralement et de garder leur confiance péniblement recouvrée. « Alors, il y a l'opinion française ! Elle ne nous encourage pas ! Ce n'est pas nouveau. Quand une question de politique internationale grave est en cause, jamais les Français n'ont vu juste pour commencer. Mais on ne fait pas une politique en suivant l'opinion publique. L'opinion finit toujours par se rallier à une politique, à condition qu'elle soit bonne. » « Nous tenons pour nuls et non avenus les résultats militairement obtenus surplace » Conseil du 21 juin 1967. Pour une fois, c'est Pompidou qui fait le point de la situation internationale, car Couve est au Proche-Orient. Kossyguine, en route pour les Nations Unies, est passé par Paris. « Tout en affirmant sa volonté de paix, et sans exclure que les Quatre puissent jouer un rôle dans l'intérêt de la paix, il a pris une position très dure quant au retrait des Israéliens. C'est à l'ensemble de la politique des États-Unis qu'il s'en est violemment pris. En fait, les Russes sont dans l'embarras. Et les Chinois, en faisant exploser leur première bombe thermonucléaire, ajoutent à leur embarras. GdG. — Kossyguine est engagé dans une opération colossale qui embrasse le monde entier. Il est rassis dans ses jugements, pas excité, mais très déterminé en face des Américains. Il nous a informés à l'avance de sa position aux Nations Unies. Il nous a prévenus du refus qu'il opposerait à l'invitation de Johnson de venir le voir à Washington 7. En réalité, le fait de la guerre s'étend sur le monde. L'origine, la cause, c'est l'intervention américaine au Vietnam, une intervention massive et sanglante, mais inévitablement stérile. « C'est d'elle qu'est sortie la secousse de la bombe H en Chine8, et l'accélération des armements chinois. C'est d'elle qu'est née la crise du Proche-Orient, les Israéliens ayant misé sur les Américains et les Arabes sur les Russes. « Pour nous, nous avons pris fermement position contre l'intervention américaine au Vietnam et contre la guerre au Proche-Orient. Nous avons donné tort aux Israéliens, qui ont ouvert les hostilités. Nous tenons pour nuls et non avenus les résultats militairement obtenus sur place. Faute de quoi, si l'on avalise ces actes de guerre, on va à la guerre mondiale. « Quant à un arrangement pacifique au Proche-Orient, il ne deviendra possible qu'au prix de l'événement mondial que sera la fin de la guerre au Vietnam par le départ des Américains. Alors, nous participerons activement à un accord des Quatre sur un règlement de paix au Proche-Orient. Pour ménager cette éventualité, nous devons nous garder de tous entraînements idéologiques ou sentimentaux. C'est ce que notre représentant dira aux Nations Unies pour situer le problème sur son vrai terrain. Et je serais surpris que cette position ne recueille pas un assentiment général. » « Je crois de toute mon âme à la nécessité de garder les mains libres » Conseil du 5 juillet 1967. Mais force est bien de constater, la semaine suivante, que les États-Unis ont réussi à sauver leur mise à l'Assemblée générale de l'ONU. Israël n'y a pas été clairement condamné, sauf pour l'annexion de Jérusalem. Le Président Johnson et Kossyguine se sont finalement rencontrés, ni à New York ni à Washington, mais à mi-chemin, en terrain quasi neutre, dans une université du New Jersey. Les conversations ont été aussi longues qu'infructueuses. GdG : « Une nouvelle fois, nous constatons l'impuissance de l'ONU. Elle n'a adopté ni l'une ni l'autre des deux résolutions présentées. Mais même si la résolution yougoslave9, que nous avons soutenue, avait été votée, cela n'aurait rien changé. Les Israéliens n'auraient pas obtempéré. « Quant à nous, nous avons pris une position conforme à ce que nous avions dit dans le secret de nos entretiens avec les uns et les autres. « L'état de guerre continue. Un règlement direct entre les adversaires est hors de question. Certes, le roi de Jordanie, victime directe, et le plus convenable en même temps, ne refuserait pas, à l'échéance, une conversation avec Israël, mais il est dépassé. « La tension internationale va donc se prolonger très longtemps. « Kossyguine nous a vu à son retour des États-Unis, comme il l'avait fait à l'aller. À propos des grands sujets — Vietnam et Moyen-Orient — lui et Johnson ne se sont mis d'accord sur rien. Ils se mettront cependant sans doute d'accord pour intervenir ensemble sur le seul sujet où ils ont un intérêt commun : la non-prolifération atomique. Au moins se sont-ils convaincus l'un l'autre qu'ils ne veulent pas se faire la guerre. « Je crois de toute mon âme à la nécessité, pour nous Français, de garder les mains libres et de nous en tenir à des positions simples. On ne fait pas la guerre. On respecte le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Pour le reste, nous devons être prêts. » « Peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur » Le 27 novembre 1967, dans sa conférence de presse, il reviendra longuement sur cette crise. Beaucoup n'en retiennent que trois qualificatifs du peuple juif, en oubliant ou feignant d'oublier leur contexte. Avant d'en venir aux causes et aux suites de la guerre, le Général est remonté aux origines de la création d'un « foyer sioniste en Palestine », puis de l'État d'Israël. Devant ce fait nouveau, il évoque les « appréhensions » de certains, et la confiance des autres. « Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu'alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur, n'en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu'ils formaient depuis dix-neuf siècles. » Tel était le versant de l'appréhension. Mais de Gaulle évoque aussi le versant de la confiance : « Un capital considérable d'intérêt et même de sympathie s'était accumulé en leur faveur, surtout, il faut bien le dire, dans la Chrétienté ; un capital qui était issu de l'immense pouvoir du Testament, nourri par toutes les sources d'une magnifique liturgie, entretenu par la commisération qu'inspirait leur antique malheur et que poétisait, chez nous, la légende du Juif errant, accru par les abominables persécutions qu'ils avaient subies pendant la Deuxième Guerre mondiale et grossi, depuis qu'ils avaient retrouvé une patrie, par leurs travaux constructifs et le courage de leurs soldats10. » Comment ne pas voir à travers ces lignes l'admiration de De Gaulle pour ce peuple de si longue durée, pour cette histoire qui résiste à toutes les séductions, réductions et persécutions de l'Histoire ? Quant aux trois célèbres qualificatifs, ah, qu'il eût aimé qu'on pût les appliquer au peuple français ** ! 1 Guy Mollet, président du Conseil, a organisé avec Eden en 1956 une expédition franco-britannique contre l'Égypte. Il est encore en 1966 secrétaire général du parti socialiste (SFIO). 2 Le gouvernement britannique a fait le 22 mai une déclaration proposant la réunion des Quatre pour décider le rétablissement de la circulation dans le golfe d'Akaba : c'est adopter le seul point de vue israélien. Même Washington était plus prudent dans ses déclarations. À l'inverse, l'URSS approuvait hautement la position égyptienne. 3 En mars 1957, le gouvernement français avait fait une déclaration favorable à la liberté de navigation dans le golfe d'Akaba, précisant que toute violation de cette liberté ouvrirait à Israël un droit de légitime défense et de riposte. 4 Qu'on appellera « guerre des Six Jours ». 5 Ministre des Affaires étrangères israélien ; en chemin vers Washington, il s'est arrêté à Paris. 6 Elle avait été demandée par les Russes. 7 Quand Kossyguine quitte Moscou le 16 juin, pour Paris et les États-Unis, il est beaucoup question d'une rencontre avec le Président Johnson. Mais Kossyguine refuse d'aller à Washington, et Johnson ne veut pas aller le voir à New York. 8 Elle a explosé le 17 juin 1967. 9 Le projet de résolution yougoslave enjoignait à Israël de retirer ses forces de tous les territoires occupés depuis le déclenchement de la guerre. La France l'a voté. Mais le bloc des États-Unis, des pays d'Amérique latine (sauf Cuba), des pays de l'Alliance atlantique (sauf la France), de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande l'a empêché d'atteindre la majorité des deux tiers. 10 Discours et Messages, t. V, p. 232-233. ** Trois mois avant cette conférence de presse, de Gaulle était à Auschwitz (cf. ch. 5, p. 297) : on l'avait oublié. J'ai eu l'occasion de souligner que, contrairement à ce qui est souvent dit et écrit, de Gaulle, dans ses Mémoires de guerre, n'est pas silencieux sur ce qu'il appelle précisément, les trois fois qu'il en parle, une persécution : « Au cours de l'été [1941], s'aggravait la persécution des Juifs, menée par un "commissariat" spécial de concert avec l'envahisseur. » « Au cours de l'hiver 1942-43, redoublait la persécution des Juifs, malgré l'indignation publique, les protestations des évêques — comme Mgr Saliège à Toulouse, le cardinal Gerlier à Lyon — et la réprobation du pasteur Boegner, président de la Fédération protestante de France. » « Pendant la même période [1943], s'étalent les honteuses horreurs de la persécution juive » (p. 37, 89 et 170 in tome Il de l'édition Plon). Ce rappel, publié par Le Point (27 juin 1998), complétait le dossier paru dans cet hebdomadaire la semaine précédente, et qui faisait connaître au grand public trois textes de 1940 où de Gaulle condamnait la législation antisémite de Vichy et la disait nulle et non avenue comme « tout ce qui a été faussement fait au nom de la France depuis le 23 juin » (message du 15 novembre à l'American Jewish Congress). L'un de ces trois documents, une lettre, datée du 22 août 1940, du Général à Albert Cohen, futur auteur de Belle du seigneur, avait été déniché par ma fille Christel dans les archives de l'écrivain. Elle est reproduite dans le tome 12 des Lettres, notes et carnets de De Gaulle, p. 289. Je remarque que le même mot de persécution y est employé : la France victorieuse fera « justice des torts portés aux collectivités victimes de la domination hitlérienne, et, entre autres, aux communautés juives qui, dans les pays momentanément soumis à l'Allemagne, sont malheureusement en butte à l'intolérance et aux persécutions ». La vraie question, sur tous ces textes, est de savoir pourquoi ils ont été obstinément occultés. Chapitre 4 « ON NE PEUT PLUS FONDER LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL SUR LE DOLLAR ET SUR LA LIVRE » À l'automne 1967 éclate la crise du dollar. Mais le Général nous avait déjà prévenus lors du Conseil du 6 octobre 1966. GdG : « La dévaluation du dollar est inéluctable. Les Américains n'y échapperont pas, du fait de la persistance du déficit de leur balance des paiements. Un jour ou l'autre, ils devront mettre fin à la convertibilité du dollar en or. Cette hypocrisie prendra fin. » « Il va y avoir des secousses » Conseil du 4 janvier 1968. La dévaluation de la livre a démontré aux yeux de tous la fragilité d'un système monétaire international qui ne repose plus que sur le dollar, lequel ne respecte pas les règles que devrait lui imposer sa responsabilité de monnaie de réserve, sa « convertibilité ». Debré : « Le déficit de la balance des paiements américaine s'aggrave. Le Congrès réclame un programme de défense du dollar, mais ne vote pas les mesures fiscales proposées par Johnson pour le défendre. Les Américains instituent un contrôle des changes larvé. Ils vont faire pression pour des droits de tirage spéciaux. Nous allons essuyer les conséquences de leur déflation, après avoir subi celles de leur inflation. Pompidou. — En prenant ces mesures, ils reconnaissent leurs torts. C'est leur système qui nous inonde de dollars. Le résultat, c'est que nous allons devoir cette année réanimer l'économie. GdG. — Les Américains ont pris des mesures, mais elles sont insuffisantes. Il va y avoir des secousses, contre lesquelles il faudra nous prémunir. Tout cela révèle l'infirmité du système monétaire international. La Grande-Bretagne et les États-Unis ne prennent pas les moyens de leurs responsabilités planétaires. Nous devons nous concerter avec la République fédérale ; il y a une solidarité franco-allemande dans cette circonstance, et il nous faut la maintenir et la manifester. Pour ce qui nous regarde, nous devrons prendre des mesures internes de relance. Il faut s'employer à accélérer l'activité. » « Où est la confiance aujourd'hui ? Sur quoi l'établir demain ? » Conseil du 20 mars 1968. La crise monétaire bat son plein. Debré : « C'est la fuite devant le dollar. Les détenteurs de capitaux se reportent sur l'or, sur les devises européennes, dont ils font des achats massifs. Seule la pression politique des États-Unis empêche le Japon, l'Allemagne, l'Italie de vendre leurs dollars. En juin 67, les mouvements ont pris une telle ampleur, que l'on a fait régner le plus grand secret sur ce qui se passait. Mais la dévaluation de la livre a tout révélé. « Du coup, les États-Unis, avec le soutien des banques centrales, ont supprimé en pratique la convertibilité du dollar en or, tout en la maintenant en théorie1. Les apparences sont sauves, mais le lien entre l'or et le dollar n'est plus établi. Le pool de l'or des sept grandes banques centrales a été dissous, il n'y a plus de marché officiel de l'or. « Que faire ? La position française a été définie en 1965 par le général de Gaulle. Il s'agit de revenir à une solution internationale rationnelle, du type de celle qui avait été instaurée à Bretton Woods, en tenant compte de l'évolution. Les États-Unis veulent la démonétisation de l'or et le dollar-roi, relayé par un FMI réorganisé. L'Allemagne et l'Italie acceptent ce rôle du FMI, en prétendant que le droit de veto européen sera une garantie. La Grande-Bretagne est dans une situation terrible, mais sa position se rapproche de la nôtre. « Le 29, on se réunit à Stockholm pour discuter du FMI et des droits de tirage spéciaux. Les Six sont divisés et nous sommes isolés. GdG. — Le combat sera difficile. Pour la tactique, on verra. Nous souhaiterions connaître le sentiment de M. Edgar Faure. Edgar Faure. — Il faut s'opposer à l'impérialisme, mais je ne suis pas partisan de l'or. La démonétisation de l'or, c'est l'avenir, c'est conforme aux exigences de l'économie moderne. J'irais volontiers vers une monnaie internationale abstraite. Les références économiques modernes devraient la permettre. GdG. — On peut cependant douter de la stabilité d'une telle construction monétaire. Debré. — La monnaie est un phénomène politique ; ce n'est pas seulement une affaire économique et technique. Le système proposé par Mendès France (il préfère ne pas avoir l'air d'attaquer Edgar Faure) n'est pas imaginable aujourd'hui. Edgar Faure. — Je parlais d'orientations. L'application immédiate peut être différente. GdG. — Toute monnaie a besoin de confiance. Où est la confiance aujourd'hui ? Sur quoi l'établir demain ? Jeanneney. — Les monnaies papier ont toujours été abstraites, c'est inévitable. Mais derrière l'abstraction, il y avait toujours la discipline de l'or. On peut avoir une monnaie totalement abstraite, sur le plan national, parce qu'il y a une responsabilité politique. Mais pour une monnaie internationale, il faudrait un gouvernement international. Quant à la conjoncture, nous courons un risque : que le franc s'apprécie. Ce serait redoutable. Il faut l'éviter, il faut même éviter qu'on y pense. Une façon de l'empêcher serait d'acheter des dollars. Mais il faut trouver autre chose, des techniques d'intervention qui nous évitent d'absorber des dollars. Par exemple, en intervenant sur le marché de l'or. » L'un après l'autre, les ministres donnent des avis divers, que Couve ne résume pas mal. « L'or, c'est le juge » Couve : « Il y avait deux monnaies de réserve. Après l'effondrement de la livre, il n'y en a plus qu'une, le dollar. Depuis quelques années, nous avons demandé la réévaluation de l'or, ce qui permettait aux États-Unis de régler leur dette, conservait la convertibilité du dollar, et créait une abondance monétaire favorable à l'économie. Cela n'a pas été fait. Maintenant, il y a les problèmes. Un : au jour le jour, il ne faut pas laisser monter le franc. Deux : pour les solutions à terme, il ne faut rien dire de trop simpliste ; l'or est essentiel, mais pas suffisant ; il n'est qu'un moyen de règlement des balances internationales. Trois : il y a le problème du crédit international, qui, lui, se règle au FMI, c'est inévitable ; les droits de tirage spéciaux, ce n'est pas absurde en soi ; mais il faut les pratiquer de façon objective, en échappant à la politique. Quatre : il y a la question de la cohésion à maintenir entre les Six. Pompidou. — L'or n'est ni le métal le plus précieux, ni le plus stable. Mais il est depuis longtemps la base de l'ordre monétaire international. Il en est le policier. GdG.—Et le juge... « Nous agirons selon nos intérêts, c'est la seule façon de ne pas nous tromper » Pompidou. — Le problème est celui de la convertibilité. Les États-Unis devront réévaluer l'or tôt ou tard. Que faire ? Il faudra en rediscuter, mais je partage les opinions de M. Couve de Murville. Que dire ? Restons prudents dans l'expression et positifs. GdG. — Il faut des moyens d'échange. Il faut un système international dans lequel on ait confiance. Le système du Gold Exchange Standard est virtuellement terminé. Il ne faut pas essayer de le prolonger artificiellement. On ne peut plus fonder les choses sur le dollar et sur la livre. Il faut un nouveau système. Ce système nouveau doit être bâti sur un fondement solide. Il y en a deux possibles : l'or, qui a pour lui l'expérience ; et quelque chose d'abstrait — mais pour cela, il faudrait un gouvernement international singulièrement fort. « Actuellement, seul l'or est possible. Mais l'or ne suffit pas. Il faut organiser le crédit international, et donc restaurer le FMI en tant qu'autorité impartiale. « Concrètement, les États-Unis et la Grande-Bretagne doivent absolument rétablir leur balance des paiements. La Grande-Bretagne a commencé et elle n'est pas dans une mauvaise voie. Les États-Unis ne sont pas encore passés aux actes. « Il faut essayer de dégager une position commune des Six. « À l'égard des empiétements actuels — je veux parler du Kennedy Round — nous agirons selon nos intérêts, c'est la seule façon de ne pas nous tromper. » Debré : « Une soumission aux États-Unis totale et humiliante » Conseil du 3 avril 1968. Debré : « Les Américains sont arrivés à la réunion de Stockholm avec pour objectif d'en faire une étape vers la démonétisation de l'or, c'est-à-dire d'aller vers une zone dollar universelle. J'ai plaidé la discipline des monnaies. On ne m'a répondu que par le silence. Je me suis trouvé abandonné par nos partenaires européens. La soumission des délégués étrangers aux Etats-Unis a été totale et humiliante. GdG. — Notre position politique est à la fois excellente et difficile. Excellente, car tout le monde voit bien qu'il n'y a que l'or ou le dollar ; il y a une prise de conscience. Difficile, parce que le système est vicié par la subordination aux Américains, consentie par tous nos partenaires. » Mais pour lui, ce n'est pas une information. 1 Le Président Nixon supprimera officiellement, le 15 août 1971, la convertibilité du dollar en or, suspendue en fait trois ans plus tôt. Chapitre 5 « QUAND ON EST POLONAIS ON A FOI DANS LA FRANCE » Juin 1967. Le Général m'avait désigné, pour l'accompagner dans sa visite d'État en Pologne, à la place de Couve de Murville obligé de rester à Paris à cause de la gravité de la crise entre Israël et les pays arabes. Puis, cette crise débouchant sur la guerre des Six Jours, le Général à son tour a renoncé au voyage polonais, qui a été reporté en septembre. Août 1967. Pour ce voyage normal, Couve entend revenir à la normale : il accompagnera le Général. Or, pour une raison que j'ignore, le Général, bousculant la tradition, décide que je ferai aussi partie du voyage, le premier qui le conduise dans une « démocratie populaire ». Couve s'incline de fort mauvaise humeur. C'est la première et la dernière fois que le Général se fait accompagner en visite officielle par deux ministres. Couve tient à ce privilège. Il a obligé le malheureux Billotte, présent en Côte des Somalis et en Calédonie, à prendre des avions de lignes étrangères et à passer par l'Afrique du Sud et l'Australie pour se rendre de Djibouti à Nouméa, alors qu'il suppliait qu'on lui permît de rester dans l'avion à Phnom Penh. Le Général, saisi par Billotte, avait arbitré en faveur de Couve. C'est cette ténacité, dans les petites choses comme dans les grandes, qui avait fait de Couve, selon le Général, « le meilleur ministre des Affaires étrangères depuis Vergennes ». Pompidou a respecté la même règle. En revanche, à partir de Giscard, les Présidents ont pris l'habitude de se faire accompagner par plusieurs ministres, même dans leurs visites officielles. « Les Polonais sont meilleurs musiciens que nous » Salon doré, 1er septembre 1967. J'ai demandé audience au Général pour préparer les conversations que, comme ministre de l'Éducation nationale, je vais naturellement avoir avec mon homologue polonais ; et surtout celles que je vais avoir au Québec avec le Premier ministre Daniel Johnson, puisque je quitterai le Général, avant la fin de sa visite en Pologne, pour essayer d'apporter des suites concrètes au « Vive le Québec libre! » 1. AP : « La situation du français en Pologne n'est pas brillante. Il n'y a plus qu'un jeune Polonais sur cinq qui apprenne le français à l'école. Évidemment, la situation du polonais en France est marginale et les Polonais en prennent prétexte pour ne rien faire en faveur du français. GdG. — Vous devriez demander au moins l'égalité avec l'anglais et l'allemand ! Il n'y a aucune raison pour que nous soyons si loin derrière. (Un silence.) Je sais bien que nous ne pouvons pas rattraper tout de suite la place écrasante que le français avait autrefois dans le pays. » (Sa voix exprime plus que de la tristesse : une véritable souffrance, comme chaque fois qu'il se heurte à une manifestation du déclin français.) Il reprend : « Il faudrait voir comment nous pourrions lever les obstacles. Ne peut-on pas faire des efforts dans l'Université ? Il doit bien y avoir des chaires de polonais dans l'enseignement supérieur ? AP. — Jusqu'à ces dernières années, il y avait en France sept chaires d'enseignement de langue et littérature polonaises. Il n'y en a plus que trois aujourd'hui. GdG. — Vous avez un si gros budget que vous devriez pouvoir en distraire quelque peu pour organiser des échanges de professeurs ; vous devriez pouvoir envoyer des professeurs français en Pologne et recevoir en France des professeurs polonais. AP. — C'est réalisable. Mais ça n'ira pas loin. Il y aurait une façon efficace de lever l'obstacle de la faiblesse de l'enseignement polonais en France : ce serait d'accepter ce que nous demandent les Polonais, à savoir développer l'enseignement du polonais, au niveau du primaire et même du secondaire, dans les départements où il y a une forte communauté polonaise, comme le Nord et le Pas-de-Calais. Mais il y a sans doute un danger. GdG. — Naturellement, faites attention ! Si vous enseignez le polonais aux immigrés polonais, vous allez freiner leur assimilation ! Or, ce sont d'excellents éléments. Ils sont intelligents et travailleurs. Ils s'assimilent très facilement. À la génération suivante, on ne peut pas les distinguer. Nous ne pouvons pas payer les progrès du français en Pologne par des progrès du polonais en France qui feraient repartir les Polonais ! AP. — D'autant que le gouvernement polonais fait une intense propagande dans la communauté polonaise en France pour les rapatrier en Pologne. J'ai été quelque temps consul de France à Cracovie. Il y avait 50 000 doubles nationaux inscrits au consulat. Ils étaient revenus en Pologne, croyant au paradis socialiste que leur décrivait la propagande polonaise en France. Ils ont été privés de leur passeport français dès leur entrée en Pologne et maintenant ils sont pris au piège : impossible de repartir. GdG. — Je ne savais pas. En tout cas, il vaut mieux éviter de faire quoi que ce soit qui puisse contrarier leur assimilation. En revanche, quels inconvénients y aurait-il à faire venir des musiciens polonais dans les conservatoires français, à commencer par celui de Paris ? Les Polonais sont meilleurs musiciens que nous. Ça ne nous coûterait pas grand-chose. Et ça flatterait les Polonais que nous fassions appel à des professeurs de musique de chez eux. » Jablonski : « Vous pouvez être sûr que tous les Polonais regardent leur Pape » Les conversations à Varsovie avec mon collègue polonais Jablonski ont été positives ; mais je n'ai pas été en mesure d'observer leur effet. Je n'ai revu cet interlocuteur que le 22 octobre 1978 à Rome. Nous étions assis côte à côte sur la place Saint-Pierre, représentant nos pays à l'« intronisation » du pape Jean-Paul II. Il était devenu entre-temps Président de la République. Il se penche vers moi : « En ce moment, le spectacle est retransmis en direct par la télévision polonaise. Vous pouvez être sûr que tous mes compatriotes regardent leur Pape. Ceux qui n'ont pas la télévision se seront arrangés pour aller chez des voisins. » Il ne bronche pas quand Jean-Paul II lance son audacieux appel aux peuples d'Europe de l'Est, pour qu'ils abattent le rideau de fer : « N'ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes ! » Ni quand Jean-Paul II se lève pour relever le cardinal Wyszynski, le rude adversaire du gouvernement polonais qui, comme tous les autres cardinaux, est venu s'agenouiller devant le nouveau pontife. Quand Jean-Paul II se met à parler en polonais, Jablonski ne peut réprimer un sanglot. La fierté nationale, même chez un vieux communiste, l'emporte sur la prévention devant un « ennemi de classe ». « Nous nous rongions, parce que le gouvernement ne nous autorisait pas à prendre part aux combats » En vol, 6 septembre 1967. La Caravelle nous emporte vers la Pologne. Dès que l'avion a atteint son altitude de vol, le Général appelle Couve. Ils restent un long moment à travailler sur des textes. Notamment le communiqué final. (« Il faut toujours savoir comment on va finir avant de commencer », m'a dit un jour le Général.) À peine Couve a-t-il rejoint sa place près de moi, que le Général me fait venir. Pourquoi m'avait-il choisi en juin pour pallier l'absence de Couve, et pourquoi m'a-t-il maintenu en septembre alors que celui-ci est présent ? Je n'ose le lui demander, mais je suis bien décidé à le faire parler sur la Pologne. Qu'est-elle pour lui, dans sa mémoire et dans ses projets ? AP : « Puis-je vous demander quel souvenir vous gardez de la Pologne quand vous y étiez dans l'état-major de Weygand 2 ? GdG (irrité). — Je n'étais pas du tout dans l'état-major de Weygand ! » (Le détestait-il déjà, ou projette-t-il sur ce lointain passé le ressentiment qu'il a voué à Weygand depuis juin 40 ?) Il se radoucit : « J'étais affecté, avec d'autres officiers français, auprès de la division de chasseurs polonais du général Haller. Je venais de passer deux ans et demi en captivité3. J'avais hâte d'aller rattraper le temps perdu. Haller s'était bien battu sur notre front avec ses hommes, il devait rentrer dans son pays qui était envahi par les bolcheviks. C'était une occasion à ne pas rater. J'ai donc demandé et obtenu au printemps 1919 de me joindre à ces chasseurs, comme membre de la mission d'assistance militaire envoyée par le gouvernement français pour aider l'armée polonaise de Pilsudski. En réalité, cette armée n'existait pas, il fallait la constituer. Nous avons donc été envoyés comme instructeurs à l'école d'infanterie de Rembertow. Au début, nous nous rongions parce que le gouvernement français ne nous autorisait pas à prendre part aux combats. « Tout dépend des chefs, selon qu'ils sont des chefs ou des lavettes » AP. — Comment se déroulait-elle, cette guerre ? GdG. — Elle n'avait rien de commun avec celle de l'Ouest. C'étaient des bandes qui allaient et venaient, comme si elles n'avaient pas reçu d'instructions. L'assaillant d'hier battait en retraite aujourd'hui et attaquerait demain. C'étaient des harcèlements mutuels. Il n'y avait pas vraiment de front. Nous qui avions l'habitude des ordres rigoureusement transmis et exécutés, nous n'arrivions pas à nous y faire. Ni à enseigner l'organisation et la méthode aux officiers qui allaient partir au combat. Ils ne savaient rigoureusement rien. Heureusement pour eux, les bolcheviks n'en savaient pas davantage. AP. — Alors, vous n'avez pas combattu vous-même ? (Le Général me toise. J'ai gaffé.) GdG. — Si, quand même. Lors de mon second séjour, en 1920, Paris s'est décidé à nous permettre de nous battre et c'est ce que nous avons fait. (Il se tait. Autant il n'aime pas qu'on ne reconnaisse pas ses mérites, autant il déteste s'en targuer lui-même. Il faut changer de sujet.) AP. — Dans quel état trouviez-vous la population ? GdG. — La misère du peuple était affreuse. On voyait de longues queues devant les boulangeries pour recevoir un morceau hebdomadaire de pain noir. Des enfants affamés, des femmes hagardes, des hommes qui jetaient des regards de haine sur de rares voitures qui témoignaient d'une richesse indécente. Tout le petit peuple vivait au Moyen ge. Les paysans n'avaient pour toute fortune qu'un chariot, le podwoda, composé d'une large planche horizontale montée sur quatre roues et fermée par deux planches obliques. AP. — Entre 54 et 56, j'étais consul à Cracovie, ça n'avait pas changé, il n'y avait pas d'intermédiaire entre les berlines des officiels et ces chariots primitifs, qu'on y appelait furmanka. GdG. —Ah, vous étiez en poste à Cracovie ? (Il ne le savait visiblement pas et a même oublié que je le lui ai déjà dit. Ce n'est donc pas pour cela que je suis du voyage.) Les troupes réquisitionnaient les chariots, y mettaient leurs armes, des fusils de chasse avec des faux en guise de baïonnettes, leur barda. Les soldats les entouraient en marchant, comme les Vikings nageaient autour de leurs barques. AP. — Mais finalement, les Polonais l'ont emporté ? GdG. — C'est peut-être alors que j'ai le mieux compris le rôle du moral et l'influence des chefs. L'armée polonaise reculait sans cesse devant les bolcheviks, qui n'étaient guère que 200 000 brigands. Sa défaite paraissait inexorable. Puis ses chefs lui ont rendu courage, elle s'est ressaisie, elle s'est regroupée et a mis en fuite les cosaques de Boudienny. AP. — La population vous a aidés ? GdG. — Ne croyez pas ça. Les populations de l'Est de la Pologne, notamment les Ruthènes, étaient hostiles à tous les soldats, ceux de Pilsudski comme ceux de Lénine. La plupart d'entre eux ne voulaient donner aucun renseignement. Dites-vous que Kiev avait changé dix-huit fois de mains, alors on comprend que les populations soient fatalistes. AP. — Les Français l'étaient bien en 40... GdG. — Oui, et ça pourrait bien revenir. Tout dépend des chefs, selon qu'ils sont des chefs ou des lavettes. « Le rapprochement entre la France et la Pologne, c'est l'amorce » AP. — Est-ce que vous aviez été frappé par l'antisémitisme de la population ? GdG. — L'hostilité à l'égard des Juifs s'apercevait à vue d'œil. Les bolcheviks, en avançant, installaient des soviets avec le concours des Juifs du ghetto, et quand ils ont reflué, les Polonais se sont vengés avec des fusillades expéditives et le saccage des ghettos. AP. — Les Polonais ont-ils été conscients du coup de main que leur ont donné les officiers français ? GdG. — Après coup, je ne sais pas, mais sur le moment, oui. Quand les troupes polonaises se débandaient, tout le monde se demandait : "Que va faire la France ?" Les bobards circulaient : "Foch va arriver", "la France remobilise ". Quand on est Polonais, on a foi dans la France. » Quand je reprends ma place, je demande à Couve : « Finalement, le Général verra-t-il le cardinal Wyszynski ? Couve. — C'est la question principale. Le cardinal exige de le recevoir dans la primature. Mais les dirigeants polonais s'y refusent. Ils permettraient seulement que le cardinal se rende à notre ambassade, parce qu'ils savent bien qu'il n'acceptera jamais de se déplacer. On a tout essayé. Ils sont aussi intraitables les uns que les autres. Le primat considère que les autorités communistes sont illégitimes, que de Gaulle a tort de les légitimer et que lui-même, s'il acceptait cette rencontre, les légitimerait encore plus. Ça m'étonnerait qu'on puisse trouver un terrain d'entente. Enfin, l'essentiel n'est pas là. AP. — L'essentiel, c'est quoi ? Couve. — De désengager l'Europe du système des blocs, d'accentuer l'ouverture des pays de l'Est, mais en reconnaissant comme un fait acquis l'intangibilité des frontières. » Varsovie, 6 septembre 1967. À 16 heures 30, la Caravelle se pose doucement sur l'aéroport d'Okacie. À l'accueil : Ochab, président du Conseil de l'Etat (c'est-à-dire Président de la République), Cyrankiewicz, Premier ministre, Rapacky, ministre des Affaires étrangères. Échange d'allocutions assez convenues. Ce qui ne l'est pas, c'est l'enthousiasme populaire qui se déchaîne bientôt. Le Général se rend au palais Wilanov, qui lui est affecté pendant son séjour. Puis, place de la Victoire, il dépose une gerbe sur la tombe du soldat inconnu polonais. Chaque déplacement attire la foule, spontanée, désordonnée, chaleureuse. On n'a jamais vu ça ici. On n'a jamais vu non plus, et de loin, un tel concours de peuple pour un visiteur étranger, m'assure Druto, l'ambassadeur polonais à Paris : ni depuis la guerre, ni probablement avant. La masse rompt les cordons de police, traverse la file des voitures. Le Général est encerclé. Chacun veut le toucher, toucher un pan de sa veste. Consternation des officiels polonais. Au fil des heures, d'un déplacement à l'autre, comme par l'effet d'un bouche à oreille, la foule augmente. À la fin du dîner offert par le Président Ochab, le Général frappe son coup de gong : « Le rapprochement entre la France et la Pologne, c'est l'amorce du rapprochement entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, artificiellement séparés ; c'est la confirmation de la détente qui va conduire à l'entente, puis à la coopération. Cette évolution entre nos deux pays ne peut manquer de jouer un rôle d'entraînement en faveur de la paix. » « C'est à la Pologne millénaire que j'ai l'honneur de rendre visite » Le cardinal Wyszynski fait remettre au Général une lettre par laquelle il lui souhaite la bienvenue, accompagnée d'une plaque gravée représentant la Vierge noire de Czestochowa. Arnauld Wapler 4, avec qui je vais prendre un verre à sa résidence après le dîner officiel, interprète cette lettre, si amicale soit-elle, comme une fin de non-recevoir. Le cardinal est intraitable. Il ne verra pas l'invité de ce régime illégitime, lui, la seule autorité légitime à la tête de la Pologne, lui le successeur des primats qui, à l'époque de la royauté élective, entre la mort d'un roi et l'élection de son successeur, assumaient la charge d'interrex, de roi intérimaire. La solution souhaitée par le Général était toute simple : il suffisait qu'il fût à Varsovie pour la messe du dimanche. Il aurait ainsi pu, tout naturellement, saluer le primat dans sa cathédrale, avant ou après la messe. C'est à quoi le gouvernement polonais n'avait pas voulu consentir. Jeudi soir, le Général pèsera ses mots pour rédiger sa lettre de réponse au cardinal, sans la moindre allusion à la tristesse que lui inspire une intransigeance que mieux que tout autre il peut comprendre : « J'ai été très sensible aux vœux de bienvenue que vous m'avez adressés par votre lettre du 6 septembre. Soyez certain que ce que vous dites des liens si anciennement établis entre nos deux nations chrétiennes correspond à mes propres sentiments. C'est à la Pologne millénaire, qui a connu comme la France, et récemment en même temps qu'elle, tant de grandeur et tant d'épreuves, que j'ai l'honneur de rendre visite, avec l'espoir que l'amitié des deux peuples en sortira renforcée. » Hervé Alphand m'a dit l'autre jour : « Je ne peux pas entendre de Gaulle ou le lire sans avoir la gorge serrée. Il faut que je me force pour ne pas me laisser aller à pleurer. » C'est exactement ce que je ressens en entendant le Général qui dresse haut sa tête au-dessus du maître du Kremlin comme de celui de la Maison Blanche, et qui ne peut la dresser face à l'un que parce qu'il l'a dressée face à l'autre. Les super-grands ne l'impressionnent pas. Pour lui, ce qui est au-dessus de tous les grands, si grands soient-ils, c'est la liberté des peuples. Il appelle les Polonais à retrouver leur fierté nationale et leur indépendance. Et les Polonais, comme tous ces peuples auxquels il s'adresse ou vers lesquels il porte sa voix, l'écoutent dans la ferveur. « Vous êtes un peuple qui doit être au premier rang » Jeudi 7 septembre 1967 à 10 heures, le Général, Couve à sa droite et moi à sa gauche, faisons face à Ochab, flanqué de Cyrankiewicz et de Rapacky. Les deux Présidents s'accordent pour admettre le caractère intangible de la frontière Oder-Neisse entre Allemagne et Pologne, et pour affirmer que l'Allemagne ne saurait disposer en propre d'armes nucléaires. GdG : « Les frontières polonaises doivent rester ce qu'elles sont. À propos de la division de l'Allemagne, une solution doit être recherchée d'abord par les Allemands et dans le cadre d'une entente entre les Européens de l'Ouest, de l'Est et du Centre. La France est dans une situation exceptionnelle, car elle ne dépend de personne. Sa politique d'indépendance, de paix et de coopération n'est pas une politique facile, dans un monde où existent deux très grandes puissances, dont le poids se fait sentir aussi bien dans l'économie et les techniques que dans la politique. « La France a toujours voulu la Pologne alors que d'autres ne l'ont pas toujours voulue. À nos yeux, vous êtes une réalité populaire, solide, respectable et puissante, dans un monde qui doit être d'équilibre et d'indépendance ; vous êtes un peuple qui doit être au premier rang. » « Cracovie, capitale historique de la grande et chère Pologne » Vendredi 8 septembre 1967. De bon matin, nous quittons Varsovie pour Cracovie. Le Président Ochab accompagne le Général. L'Iliouchine 18 atterrit à l'aéroport de Cracovie à 11 heures. En mettant le pied sur le sol, le Général déclare : « Je suis heureux de me retrouver à Cracovie, que j'ai visitée il y a quarante-sept ans. » Aux souhaits de bienvenue du maire de Cracovie, il répond: « J'ai dit que j'étais heureux et honoré, parce que Cracovie est la capitale historique de la grande et chère Pologne. Par-dessus tous les obstacles qui peuvent exister, nos peuples se retrouvent. Ils sont faits pour vivre ensemble et coopérer à l'avènement d'une Europe tout entière. » Les quinze kilomètres qui séparent l'aéroport de Balice du château de Wawel — la résidence des rois de Pologne jusqu'au XVIIe siècle, où nous sommes hébergés — sont bordés d'une foule délirante. J'ai déjà raconté 5 ce que fut la visite de De Gaulle à l'université Jagellon de Cracovie. Comment les autorités avaient décidé que son discours à la jeunesse étudiante serait prononcé devant une cour déserte, et comment en effet, imperturbable, il parla pour les quelques doyens de faculté en toge. Il parlait de dignité, de liberté et d'avenir comme si une foule de jeunes l'écoutait, comme si son discours allait franchir les frontières, comme si la Pologne n'était pas toujours bâillonnée. Mais une nouvelle déception nous attend. Après avoir visité rapidement le château et la citadelle, nous nous rendons à la cathédrale. Le Général s'attendait à ce que les honneurs lui en soient faits par le cardinal Wojtyla, archevêque de Cracovie... Hélas ! sur le parvis attend un chanoine, représentant le tout nouveau cardinal6 qui s'est fait excuser. Étant consul de France à Cracovie, j'avais connu un jeune professeur du séminaire qui ne passait pas inaperçu. L'abbé Wojtyla avait la stature d'un bûcheron des Carpates, robuste, massif, inentamable. Il n'en avait pas moins l'esprit délié d'un intellectuel. Surtout, il émanait de sa personne un rayonnement exceptionnel. Certes, pas un instant l'idée de son destin futur ne m'effleura. Mais ce prêtre qui conduisait les jeunes sur les champs de ski ou les chemins d'escalade de Zakopane m'apparaissait comme l'image même de la foi de la Pologne, sans cesse meurtrie par l'Histoire, de partage en sujétion, mais toujours inébranlablement elle-même. Sachant que j'allais accompagner le Général en Pologne et que nous irions à Cracovie, dont Karol Wojtyla était devenu l'archevêque, je me faisais une joie de le retrouver. Mais le cardinal Wojtyla ne voulut pas se dissocier le moins du monde du muet boycottage décidé par le primat. Je ne pus donc le revoir. Il nous manque cette photographie de Wojtyla et de De Gaulle échangeant leurs regards, cette image qui serait devenue si émouvante, de la rencontre entre deux des géants de ce siècle. Géants si proches : deux libérateurs de leur peuple ; deux champions d'une Europe pacifiée, réunie et affirmée, deux combattants de la « querelle de l'homme ». « Vous ne décollerez pas » Cracovie, samedi 9 septembre 1967. De bon matin, je suis dans l'appartement du Général qui me donne ses instructions pour ma mission au Québec 7. GdG : « Quand partez-vous ? AP. — Dès que votre cortège s'ébranle, je prendrai l'avion. » Le Général regarde par les fenêtres de son salon au-delà du méandre de la Vistule qui coule sous le rocher de Wawel et il me dit : « Vous ne décollerez pas. » Il ne cessera jamais de m'étonner. On dit qu'il a la vue basse, qu'il ne s'intéresse pas à l'intendance et voici qu'il m'annonce qu'à cause du brouillard, mon avion ne partira pas. Pour moi, je n'avais même pas pris conscience qu'il y eût un problème. De fait, quand je quitte le Général, on m'annonce que l'aérodrome est fermé pour la matinée. Je décide donc de me joindre au cortège qui part pour Auschwitz. Nous parcourons lentement les vestiges du camp d'extermination. Un monument rappelle la mémoire des 80 000 hommes, femmes et enfants de France qui ont disparu ici. Le Général y dépose une gerbe. Sur le Livre d'or du camp, il écrit : « Quelle tristesse, quel dégoût, et malgré tout, quelle espérance humaine ! » Le silence nous étreint. Le Général poursuit son chemin vers la Silésie et je le quitte pour regagner Varsovie. De Gaulle à Auschwitz : il n'y est pas pour lancer un message, mais pour accomplir un parcours. Nulle publicité ne sera faite à sa démarche. Elle fait partie de ces actes par lesquels il se rend présent à lui-même toute l'Histoire, glorieuse ou douloureuse. « Leur gouvernement n'est pas un gouvernement national » Conseil du 13 septembre 19678. Couve analyse ce voyage en Pologne, rempli d'émotions et de frustrations, le premier que le Général ait fait dans une démocratie populaire. Les contacts avec le gouvernement ont été positifs ; mais l'accueil des Polonais a dépassé l'imaginable, « enthousiaste de bout en bout, des foules immenses partout, à Varsovie, à Cracovie, en Silésie — plus encore qu'au Québec. GdG. — La venue de De Gaulle a été pour les Polonais une occasion de se révéler à eux-mêmes. C'était frappant, évident. Ils n'ont pas souvent l'occasion de manifester spontanément et de façon nationale. Nous leur avons donné cette occasion et ils l'ont saisie. « Leur gouvernement n'est pas un gouvernement national ; c'est un gouvernement communiste lié à l'Union soviétique. Gomulka souffre d'être tenu ; mais il ne peut faire autrement. Ce que le pouvoir conserve de national, c'est la phobie à l'égard de l'Allemagne. Ce que la Pologne a vécu pendant la dernière guerre a été féroce ; et ces atrocités venaient après d'autres humiliations, plus anciennes, mais dont le souvenir ne s'est jamais perdu (il pense aux partages du XVIIIe siècle). « Ils sentent bien qu'il y a l'Europe, qu'il ne faut pas s'hypnotiser sur la seule République démocratique allemande et sur leur crainte que l'Allemagne cherche à se réunifier et à remettre en cause la frontière Oder-Neisse. Ils osent à peine se souvenir que la Pologne est en Europe. Nous le leur avons dit et ce que nous leur disons les fait réfléchir. « J'ai fait dire au cardinal Wyszynski que je souhaitais le rencontrer. Il a répondu qu'il ne pouvait pas s'associer à l'accueil officiel, et nous avons compris que, s'il le faisait, ses difficultés avec le gouvernement polonais seraient plus manifestes. Je ne pouvais aller le voir dans sa résidence, comme il l'avait proposé, même si les anciennes institutions polonaises donnaient l'intérim au primat de l'Église. » Cette visite aurait publié avec éclat que l'intérim était ouvert. Pour lui, il l'était en effet. Et cette vérité allait, vingt ans après, par la détermination de Jean-Paul II, libérer la Pologne. 1 Voir infra, VIe partie, ch. 7, p. 355. 2 Le général Weygand est le chef de la mission française d'assistance militaire à la Pologne, en guerre avec la Russie bolchevique (1919-1920). 3 Blessé à Verdun, fait prisonnier, le capitaine de Gaulle a passé dix-sept de ses trente-deux mois de captivité dans la forteresse d'Ingolstadt, réservée aux prisonniers récalcitrants (cinq tentatives d'évasion à son actif). 4 Ambassadeur de France à Varsovie. 5 C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 5. 6 Mgr Wojtyla a été créé cardinal le 22 juin 1967 par le Pape Paul VI. 7 Voir ci-dessous, VIe partie, ch. 7, p. 355. 8 Encore en mission au Québec, je n'assiste pas à ce Conseil. Je suis donc ici les notes de Donnedieu de Vabres (secrétaire général du gouvernement de 1964 à 1974) et de Tricot (secrétaire général de la présidence de la République de juillet 1967 à avril 1969). Chapitre 6 « C'EST UN PAS VERS LA PAIX » Conseil du 31 janvier 1968. Au Vietnam, l'offensive du Têt est une surprise. Elle se déclenche, alors même que Couve nous expose une situation bien incertaine : « Il y a comme une recrudescence des actions militaires américaines. De son côté, le Nord-Vietnam se dit prêt à négocier. Les Américains risquent d'y trouver motif à durcir leur action. GdG. — Pourtant, les Américains ont fait un petit pas. Et les bombardements pourraient cesser, s'ils avaient la certitude que le Nord-Vietnam n'envoie plus de monde dans le Sud. » Mais « du monde », le Nord-Vietnam en a envoyé, et assez pour bousculer les armées américaine et sud-vietnamienne. « La perspective de l'emploi de bombes atomiques se précise » Conseil du 21 février 1968. Les Américains ont réussi à stopper l'offensive du Têt et à reprendre le contrôle des villes. Mais la tragédie du conflit vietnamien s'intensifie. Couve rend compte de la dernière visite à Paris d'U Thant : « L'impression qui se dégage incline au pessimisme. Les discussions sont impossibles. La guerre prend des formes nouvelles. GdG (sombre et laconique). — Plus ça s'aggrave, plus ça devient fou, plus la perspective de l'emploi de bombes atomiques se précise. On en parle de plus en plus. Si les Américains ne s'en sortent pas, ça peut amener n'importe quel réflexe de leur part. Difficile d'imaginer qu'ils résistent à certaines impulsions. Johnson n'y résisterait pas. D'ailleurs on ne peut savoir qui commencerait. Qui, quand, comment ? Les Nord-Vietnamiens, les Nord-Coréens ? Les Chinois ? Espérons qu'on ne le saura jamais ! Mais le risque est grand. » Conseil du 28 février 1968. Couve présente la déclaration du secrétaire général U Thant sur le Vietnam : « Tout ce qu'il a dit correspond à nos vues. GdG. — Il affirme que les bombardements doivent cesser pour que les négociations puissent commencer. C'est ce que nous pensons et disons depuis le début de ces bombardements. Plus cela va, plus la paix mondiale est en cause. La prolongation de la guerre comporte de gros risques et pas seulement pour ceux qui la font. Cela sera dit, ou plutôt redit, publiquement. » « J'y ai vu le commencement de la retraite » Conseil du 3 avril 1968. Pourtant, soudain, le cours des choses va sembler s'infléchir. Pour la première fois, l'offensive du Têt a montré aux Américains les plus lucides qu'il n'y avait pas, en effet, de solution militaire. Johnson, dans une allocution télévisée le 31 mars, vient d'annoncer un arrêt partiel des bombardements. Il a offert au Nord-Vietnam de s'asseoir à une table de conférence. Couve : « Sa décision a eu un grand retentissement, mais surtout aux États-Unis. Elle ne peut manquer de préluder à un changement dans leur politique. GdG. — Le retentissement est à l'intérieur de l'opinion, et c'était bien à elle que Johnson pensait d'abord. C'est un politicien. On s'est beaucoup occupé du retentissement de la décision dans ce qu'il est convenu d'appeler l'opinion. Les conséquences électorales, les réactions de la presse. Voilà ce que cette espèce de gens voient en pareille matière, voilà ce qui les préoccupe. « Personnellement j'y ai vu autre chose. J'y ai vu le commencement de la retraite. La " désescalade ", c'est le commencement de la retraite. Et c'est bien comme ça que ça a été senti dans le monde entier. « Il est vrai que ce qui paraît au-dehors, l'arrêt des bombardements, a été partiel et conditionnel. Et donc cela ne suffira certainement pas, vis-à-vis du Vietnam du Nord. « Mais enfin, c'est un pas vers la paix, dont on ne peut méconnaître l'importance, le prix qu'il a coûté. Je l'ai ressenti comme tel. « Tout compris, compte tenu des crispations qui paralysent, je considère ce que Johnson a fait comme un acte de raison, comme un geste de courage politique. » Ce même 3 avril, le Vietnam annonce qu'il accepte le principe de conversations immédiates et directes avec les États-Unis. Conseil du 8 mai 1968. Couve : « La diplomatie a saisi la chance que la décision de Johnson avait présentée. Des discussions souterraines ont eu lieu. Elles ont abouti, le 3 mai, à la décision d'une rencontre entre les deux adversaires, et que cette rencontre aura lieu à Paris. Elle doit s'ouvrir le 10 mai. Il faut lui offrir les facilités nécessaires. L'ancien hôtel Majestic convient pour ce genre de réunions. Tout le monde n'a pas été content de ce choix ; les Américains auraient préféré, semble-t-il, qu'on mette à la disposition des négociateurs un château dans les environs de Paris. GdG. — Nous n'avions pas demandé qu'ils viennent. Ils s'installeront là où nous leur proposerons de le faire. » Ainsi vont s'ouvrir à Paris le 10 mai, rive droite, ces conversations pour lesquelles de Gaulle s'est tant battu ; pendant que, rive gauche, des militants formés dans les « comités Vietnam de base » partent à l'assaut du « pouvoir gaulliste ». VI « LE QUÉBEC, C'EST NOTRE DEVOIR DE NOUS EN MÊLER » Octobre 1961 - Juillet 1968 Chapitre 1 « UN JOUR OU L'AUTRE, LE QUÉBEC SERA LIBRE » En fin juillet 1967, le monde entier apprendra que de Gaulle encourage l'émancipation du Québec. La vague de stupeur déferlera. Non seulement sur les nations anglo-saxonnes, puis sur l'Europe. Non seulement sur le tiers-monde, où l'on n'avait jamais entendu parler de ce pays-là. Non seulement sur l'opposition en France, qui n'aurait pas espéré pareille aubaine. Non seulement sur la presse parisienne et provinciale. Mais sur les parlementaires de la majorité. Sur les ministres du cabinet Pompidou eux-mêmes. Pourtant, ceux qui, parmi ces derniers, avaient appartenu aux gouvernements du précédent septennat, auraient dû éviter de s'étrangler. Avaient-ils eu des distractions, quand le Général recevait le Premier ministre du Québec en 1961, ou pendant les Conseils des ministres des années suivantes ? S'ils avaient été plus attentifs, peut-être auraient-ils vu venir le grain. Peut-être aussi, dans les semaines qui précédèrent la visite décisive, une préparation de l'opinion, par des « indiscrétions calculées », aurait-elle pu éviter le choc frontal de la vague. Parmi les pages d'histoire que Charles de Gaulle a écrites, voici l'une des plus mal connues et des plus mal comprises, et pourtant des plus révélatrices. On n'en a retenu qu'une exclamation, alors que celle-ci fut l'aboutissement d'une longue maturation. C'est un des plus audacieux défis qu'il ait lancés : on y retrouve l'opiniâtreté, l'ambiguïté, le mystère, la capacité de forcer la note pour produire un effet que plus de modération aurait manqué. « Vous êtes les Canadiens français » Élysée, Salon des Beauvais, 5 octobre 1961. Le Général prononce à la fin du dîner un toast époustouflant. Il s'adresse à Jean Lesage, Premier ministre de la province de Québec, reçu avec les égards que le protocole réserve aux chefs d'un État souverain 1. Tout occupé en ce moment à défendre l'idée d'un partage de l'Algérie 2, je ne peux qu'être sensible à la chaleur qu'il témoigne à ces Français d'outre-Atlantique, alors que les Français d'outre-Méditerranée semblent le laisser plus froid : « Vous êtes le Québec ! Vous êtes les Canadiens français ! Il n'y a pas de temps écoulé qui ait pu effacer du cœur de notre peuple la nostalgie de ceux de ses enfants qu'il avait laissés là-bas voici tantôt deux cents ans... » Quand il parle de « notre peuple », avec lequel il se confond, le Général pousse un peu fort : les Français ignorent tout du Québec. « " Je me souviens ! " c'est la devise du Québec. En le voyant en votre personne, la France vous en dit autant. » Ces dîners officiels dans le Salon des Beauvais sont souvent compassés. Ce soir, on sent le souffle de l'Histoire. Au café, Louis Joxe me dit avec bonhomie : « Ne vous fatiguez pas à répandre vos idées sur le partage de l'Algérie. Le Général ne va pas se laisser prendre les pieds dans un nouveau piège en Algérie, quand sa grande pensée, vous l'avez bien entendu, est de réveiller le fait français dans le monde, pour faire équilibre aux Anglo-Saxons. » Comédie-Française, 6 octobre 1961. Cette soirée, par son protocole et sa symbolique, amplifie la soirée d'hier. Le programme porte : Comédie-Française soirée de gala honorée de la présence de S.E. M. Jean LESAGE Premier Ministre de la Province de Québec Dans les invitations, est glissé un carton : « S.E. M. Lesage, Premier Ministre, et les membres du gouvernement de la Province de Québec honorant ce gala de leur présence, les invités sont priés de vouloir bien occuper leur place avant 21 heures. » Il n'échappe pas aux connaisseurs que ce sont les formules usitées pour les visites officielles des chefs d'État. À l'entracte, Geoffroy de Courcel m'entraîne vers le foyer. Je lui fais remarquer que le programme comporte Le Chandelier d'Alfred de Musset et Une visite de noces de Dumas fils. S'agirait-il du mariage de la France et du Québec, et le Général tiendrait-il le chandelier ? Courcel n'est pas d'humeur à plaisanter : « Je ne crois pas du tout que le Général, en accordant au Premier ministre du Québec des honneurs exceptionnels, cède à un caprice. Il a les yeux ouverts sur les mouvements profonds des sociétés de ce temps. Il est sans doute, une fois de plus, en avance d'un demi-siècle sur nous, pauvres mortels. » Nous rejoignons Lesage, ainsi que deux de ses collègues, Gérin-Lajoie, ministre de l'Éducation, et René Lévesque3, ministre des Ressources naturelles. Ils sont « le gouvernement de la Révolution tranquille ». Ils ne doutent pas du succès du mouvement spontané de réveil du peuple québécois, qu'ils accompagnent et s'efforcent d'amplifier. Quant au Général, il engage résolument un processus, comme eût dit Claudel, de mutuelle co-naissance : il voudrait que le nouveau Québec et la France nouvelle naissent l'un à l'autre. C'est comme si, après avoir laissé tomber nos compatriotes pendant deux siècles, nous les redécouvrions. « Je n'aurais eu qu'un mot à dire pour que la Belgique éclate » Salon doré, après le Conseil du 3 septembre 1962. Couve de Murville a commenté au Conseil les tensions internes entre les deux communautés linguistiques de la Belgique. Le Général me dit : « Après la guerre, je n'aurais eu qu'un mot à dire pour que la Wallonie demande son rattachement à la France et que la Belgique éclate. Mais justement, ce mot, je n'ai pas voulu le dire. » Ce mot, voudra-t-il le dire pour le Canada ? Je n'ose le lui demander. Il y a au Canada et en Belgique des problèmes comparables d'incompatibilité entre deux peuples. Mais le Général ne semble pas les assimiler l'un à l'autre. À creuser, si l'occasion s'en présente... « Les Français se rebelleront contre les Anglais » Conversation au cours d'un voyage en Champagne, 24 avril 1963. Tandis que notre autorail longe les vignobles, je dis au Général : « Voilà un vin inimitable et que pourtant on imite partout : en Crimée, en Australie, en Californie. GdG. — Staline a eu le mauvais goût de me porter un toast avec du champagne russe. Les Canadiens, en 60, ont cru me faire plaisir en me faisant boire du champagne canadien, à Toronto. C'était un comble. Je leur ai dit : "Il faut autant de courage pour fabriquer du champagne au bord des Grands Lacs, qu'il en faudrait pour transporter les Grands Lacs en Champagne." Ils ont pris ça pour un compliment. C'étaient des Canadiens anglais. » Il reprend, au bout d'un instant : « En réalité, les Canadiens anglais ne comprennent pas les Canadiens français. On peut même dire qu'ils ne les aiment pas. Et réciproquement. Depuis deux siècles qu'ils vivent ensemble, ils ne se sont pratiquement pas mélangés. Ce n'est pas maintenant qu'ils vont le faire, alors que partout on assiste au réveil des nationalités. Un jour ou l'autre, les Français se rebelleront contre les Anglais. Du moins au Québec, puisque partout ailleurs au Canada, ils sont minoritaires... Pourquoi aurions-nous donné l'autodétermination aux Algériens, et pourquoi les Anglais ne l'accorderaient-ils pas aux Français du Canada ? » Il conclut : « Un jour ou l'autre, le Québec sera libre. » « Québec libre », les deux mots qui vont faire le tour du monde sont déjà là, quatre ans et trois mois à l'avance. « Un homme qui confond dans le même geste sa foi de chrétien et son amour de la France » En mai 1963, comme je parlais au général Catroux du recteur français de Saint-Pierre-Port, à Guernesey, qui prétendait bien le connaître, il me confirma vivement : « En prenant ses fonctions, ce prêtre a trouvé son église et son presbytère délabrés. Les paroissiens de langue française s'étaient détournés du sanctuaire de Notre-Dame du Rosaire vers les églises britanniques de l'île. Il a dû emprunter pour restaurer les bâtiments ; mais tant que ses dettes ne seront pas remboursées, son église ne pourra être consacrée. J'ai conté au général de Gaulle l'histoire de cette église, qui avait été construite avec l'aide personnelle de Charles X. Je lui ai dit : "Le Charles d'alors a contribué à la construction de cette église. Il serait beau que le Charles d'aujourd'hui contribue à sa restauration." J'étais sûr de sa réaction. « Le Général a aussitôt fait tenir à cet abbé son obole personnelle, qui prenait en charge l'autel de granit rose. Il m'a dit : "Je suis touché par l'entreprise d'un homme qui confond dans le même geste sa foi de chrétien et son amour de la France." Eh bien, c'est exactement cela qui l'attire dans les Canadiens français. Vous verrez, il n'aura de cesse qu'il n'ait fait un coup d'éclat pour nous rapprocher d'eux. » « Je crois bien qu'il y aura une République française du Canada » Salon doré, après le Conseil du 7 mai 1963. Moins de deux ans après sa première visite, Lesage est de retour. Je suis convoqué à une réunion préparatoire que le Général doit présider le surlendemain, mais un déplacement à Bonn m'empêchera d'y assister. Je profite de notre entretien pour m'en excuser — et pour lui demander ce qu'il attend de la visite de Lesage. GdG : « Ah oui, effectivement, j'ai prévu un Conseil restreint. C'est une question très importante. Le Canada français est en pleine évolution et en plein développement. Un jour ou l'autre, il se séparera du Canada anglais, parce que ce n'est pas dans la nature des choses que les Français du Canada vivent éternellement sous la domination des Anglais. « Bien sûr, il est naturel qu'ils forment une Confédération, et que cette Confédération règle les problèmes de leur vie commune. Mais aucun des deux peuples ne doit être sous la dépendance de l'autre. Je crois bien qu'il y aura une République française du Canada. Ce jour-là, la question de ses rapports avec la France revêtira une importance particulière. « Bien sûr, le jour où nous ferons une réunion des peuples de langue française 4, le Canada français y aurait sa place de choix. AP. — Ne va-t-on pas dire que vous avez abandonné l'Algérie après toutes nos autres colonies, mais que vous allez maintenant reconquérir le Canada ? GdG. — Qu'on dise ce qu'on voudra. « La francophonie est une grande idée, mais il ne faut pas que nous soyons demandeurs » « La francophonie est une grande idée, il faudra qu'un jour ou l'autre elle aboutisse. Je ne le verrai sans doute pas. Il ne faut pas que nous soyons demandeurs. Il faut que le projet vienne du dehors, que ce soit mûri par des pays où on parle français et qui ne craindront pas d'affirmer leur attachement à la culture française. Mais il suffirait que nous fassions des avances dans ce sens, pour qu'on nous taxe de néocolonialisme. « Ce qui serait raisonnable, c'est de créer une assemblée périodique et consultative qui reprenne l'idée du Sénat de la Communauté, et qui permette à des délégations des Parlements des États africains de venir chaque année, par exemple à Paris, de manière à débattre des problèmes communs. Voyez, un peu comme l'Assemblée du Conseil de l'Europe : ce que nous faisons à Strasbourg avec seize autres pays, pourquoi ne le ferions-nous pas à Paris, au moins une fois par an ? Ce serait logique. Beaucoup le souhaitent. Mais il faut tenir compte de la démagogie anticoloniale. « Raphaël-Leygues 5 s'était beaucoup occupé de cette question l'an dernier. Il avait parcouru tous les Etats d'Afrique en essayant de susciter cette idée. Il avait rencontré beaucoup de sympathie, mais aussi quelques réticences. Finalement, presque tous étaient prêts à y venir, à condition que la guerre d'Algérie soit finie. Houphouët et Senghor étaient prêts à prendre eux-mêmes l'initiative dès la fin de la guerre d'Algérie. Elle a pris fin et ils n'ont pas pris l'initiative du tout. En réalité, tous ces hommes d'État africains sont tellement démagogues, qu'ils ont peur de se retrouver en tête à tête avec des Blancs. Alors, ils n'accepteront jamais de recréer une structure où ils seraient face à face avec les Français : ça les fait trop penser à l'association du cheval et du cavalier. On leur a tellement répété qu'ils s'étaient laissé exploiter, et que s'ils étaient pauvres, c'est que nous les avions pillés... Ils ont peur de prêter le flanc à l'accusation de se faire exploiter encore. « Alors, le jour où l'Algérie se sera calmée, où le Maroc et la Tunisie s'y mettront aussi, et puis aussi le Vietnam, le Laos, le Cambodge et puis le Liban, peut-être même la Syrie si elle a cessé de s'acoquiner avec Nasser... Et puis, Haïti, et puis, pourquoi pas, le Canada français, puisqu'il y a un peuple français en Amérique, et qui aurait toutes les raisons de se trouver dans cet ensemble... Alors, le jour où ces conditions seront réunies, nous pourrons faire une réunion des chefs d'État et de gouvernement de tous ces pays. Puis une assemblée de langue française, qui repose sur la libre volonté de tous les États qui en seront membres. Elle ne pourra pas avoir un aspect politique trop accentué. Ce sera une assemblée purement consultative, où l'on parlera en français et où l'on sera content de se retrouver entre gens qui parlent français, qui participent à la même culture et à la même civilisation, qui entretiennent la même langue et qui veulent la voir se développer. Ce sera une assemblée culturelle, économique et sentimentale. Il ne faudra pas en attendre l'élaboration d'une politique commune. Pourtant, elle pourra rendre de bons services. Mais ce jour-là n'est pas venu. » 1 Le Premier ministre « provincial » est venu ouvrir à Paris la « délégation générale du Québec » — embryon, pour le Québec et aux yeux du Général, d'une relation diplomatique. 2 C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 11. 3 Futur Premier ministre du Québec entre 1976 et 1985. 4 C'est en 1986 seulement, du fait de l'hostilité d'Ottawa à la présence du Québec, que cette réunion s'est réalisée, avec les « sommets de la francophonie ». 5 Notre ambassadeur en Côte d'Ivoire. Chapitre 2 « LE CANADA FRANÇAIS N'EST PAS SORTI DE L'ÉPOQUE COLONIALE » Conseil du 29 mai 1963. Couve et Messmer relatent la dernière session de l'Alliance atlantique à Ottawa — et ils évoquent l'un et l'autre le Canada français. Messmer est le plus incisif des deux. Pour lui, les rapports entre Français et Anglais traduisent une disparité choquante entre les communautés. Couve est beaucoup plus réservé — et, derrière lui, le Quai est franchement hostile aux idées du Général. Après ses deux ministres, le Général revient sur le sujet : « Je suis frappé, moi aussi, du caractère colonial que conserve le Canada français. Notamment, il n'est pas sorti de l'époque coloniale pour son économie et pour ses classes sociales. Son industrie, son commerce, sa banque sont entre les mains des Anglo-Saxons ; et de plus en plus, entre les mains des Américains, qui en détiennent 60 %, avec une tendance à l'augmentation de ce pourcentage. « Jusqu'à maintenant, ça ne choquait personne : il en était ainsi depuis deux siècles. Donc, ça se prolongeait sans dégâts. Aujourd'hui, une partie des Canadiens français, qui ont quand même fait des études et nourrissent des ambitions, trouvent que c'est choquant, que ça ne doit plus durer. « Ce sentiment est plus important que les manifestations pseudo-terroristes1. Simplement, elles trouvent un écho dans l'esprit et dans le cœur des Canadiens français et britanniques. Messmer (comme s'il n'y avait pas de ministre des Affaires étrangères ; mais celles-ci sont-elles vraiment étrangères ?). — Il n'y a pas longtemps, quand les Canadiens français pensaient à la France, c'était à celle du XVIIe siècle. Aujourd'hui, quand ils pensent à la France, c'est à celle du général de Gaulle. Ça nous posera quelques problèmes. Des problèmes financiers : ils ne manqueront pas de nous demander des investissements, des facilités. Mais surtout des problèmes psychologiques et politiques. GdG. — Pourquoi ne pas apporter une plus grande aide financière française au Québec ? Lesage nous demande : "Pourquoi n'assurerait-on pas le montage d'autos françaises au Québec ? Pourquoi les firmes françaises sont-elles si réticentes à investir chez nous ?" Giscard. — Nous nous heurterons à la concurrence américaine ! Aujourd'hui, les capitaux qui investissent au Canada sont entièrement américains. Nos entreprises considèrent qu'investir au Canada revient à vouloir investir sur le marché américain. Avant de prendre pied sur ce marché, elles demandent à réfléchir. Même Renault, avec toute sa puissance, n'a pas d'usine de montage aux États-Unis. « Tâchez de trouver un type à la coule » Pompidou. — Le rôle de la finance américaine est grandissant. Les Québécois ne s'en tireront que par les nationalisations. C'est un réflexe inévitable, quand on se trouve dans une pareille situation de domination. C'est un réflexe anticolonial, comme celui qu'a eu Nasser en nationalisant la Compagnie de Suez. D'ailleurs, il n'y a que l'État qui puisse faire des industries. Le Québec vit sur ses matières premières et sur son électricité. GdG. — Les Québécois sont de plus en plus mal à l'aise. Ils sont en train de devenir des révoltés. Ils seront de plus en plus tentés par le plastic, si Ottawa n'accepte pas de les affranchir. « Depuis deux ans qu'ils ont ouvert une délégation générale du Québec en France, quels contacts ont-ils pris ? Giscard. — De modestes réalisations sont en cours. Par exemple, Air Liquide se développe. Il y aura une exposition française à l'automne prochain. GdG. — En tout cas, j'insiste pour qu'on nourrisse les Canadiens français de tout ce qu'ils demandent à absorber. Notamment (en se tournant vers moi) en matière d'émissions de radio et de télévision. » À l'issue du Conseil, le Général me précise : « Il n'y a pas de véritables relations entre les Canadiens français et anglais. Les Canadiens anglais sont ingénieurs, chefs d'entreprise, administrateurs, financiers. Les Canadiens français restent le plus souvent paysans, ouvriers non qualifiés, balayeurs, garçons d'ascenseur ou encore avocats, notaires et curés. » Pratique, il me donne ensuite une instruction précise : « Dites ! Pour la radio, vous devriez faire quelque chose ! Il faut absolument que notre radiotélévision ait en permanence un représentant à Montréal ou à Québec. Il pourrait faire des reportages sur ce qui se passe chez les Français d'Amérique. Il faut qu'il nous abreuve en informations sur le Canada français et qu'il abreuve les Français du Canada d'informations sur la France. Il y a là une grande mission à accomplir. Tâchez de trouver un type à la coule 2. » « Personne ne m'a demandé d'aller à Montréal » Conseil du jeudi 29 août 1963. Giscard demande l'assentiment du Conseil pour la participation française à l'Exposition universelle de Montréal en 1967. Giscard : « Quels que soient les doutes sur l'utilité pour nous de cette exposition — mon doute est profond —, il est difficile de se dérober, puisqu'il s'agit de Montréal. Notre participation ne se justifie pas vraiment pour des raisons commerciales, mais elle est inévitable pour des raisons politiques. Pompidou. — Auparavant, il y aura, cet automne, l'exposition particulière que la France organise à Montréal. Les Canadiens invitent un grand nombre de membres du gouvernement à aller à cette première exposition. M. Malraux doit déjà y aller, ce qui donnera un éclat considérable à notre présence. Les autres ministres ne doivent répondre à ces invitations qu'avec mesure. Mais il n'est pas souhaitable non plus que nous donnions l'impression que nous souhaitons que personne n'y aille. GdG. — Personne ne m'a demandé d'y aller. » Il a esquissé une moue qui feint le dépit. Nous avons souri : il est invité en tant d'endroits que, s'il était invité pour cette exposition mineure, il ne pourrait que la refuser. Mais Pompidou me dit à la sortie : « L'ambassade du Canada invite les ministres français à tour de bras. C'est pour éviter que de Gaulle n'y aille. Elle est terrifiée à cette idée. Je la comprends. » « Deux cents ans de fidélité à la France » Après le Conseil, le Général me laisse voir, encore une fois, combien sa vision de la politique est historique : « Nous n'irons pas fêter à Montréal, en 1967, le centenaire de la Confédération canadienne, comme le voudraient les Anglais du Canada et les fédéraux. Si nous y allons, ce sera pour fêter deux cents ans de fidélité des Canadiens français à la France. « Il n'est pas question que notre participation soit incluse dans une présentation européenne, comme pour l'exposition de Seattle. Nous ne nous confondons pas. C'est une grande affaire française. Il ne va pas falloir perdre de temps. Nous avons participé à de précédentes expositions. Comment ne le ferions-nous pas à Montréal, qui est la deuxième ville française au monde ? » Il a l'art de retourner les situations : en 1763, ce ne sont pas pour lui deux cents ans de lâchage français de ce côté-ci de l'Atlantique qui commencent, mais deux cents ans d'affirmation française en Amérique du Nord. 1940 l'éclaire sur 1763 : un désastre, mais aussitôt le début d'une résistance. Une résistance hors du sol national. Ce qu'il a conduit de Londres, seul, sans appuis, expatrié, les Français du Canada l'ont accompli collectivement, mais eux aussi sans appuis et expatriés. 15 septembre 1963. Au téléphone, Saint-Légier3 me prévient : le Général a écrit en marge d'une note sur la visite officielle en France de Lester Pearson4 : «Le Canada français deviendra nécessairement un État et c'est dans cette perspective que nous devons agir. » Et l'on croit que de Gaulle a improvisé en 1967, en cédant à l'ivresse de la foule... 1 En mars 1963, s'est constitué le Front de libération du Québec (FLQ), adepte de l'action violente. Dans la nuit du 28 février au 1er mars 1963, trois cocktails Molotov avaient été lancés sur des casernes de Montréal, sans grands dommages, les projectiles ayant fait long feu. 2 J'ai aussitôt prié Robert Bordaz, directeur général de la RTF, de trouver le « type à la coule ». Il a nommé Pierre-Louis Malien correspondant permanent de la RTF au Canada, avec résidence à Montréal. Bordaz alla l'installer lui-même sur place, en compagnie de son directeur de cabinet, Édouard Balladur. Malien s'acquittera de sa tâche avec zèle et efficacité. 3 René de Saint-Légier, conseiller diplomatique au secrétariat général de l'Élysée. Nous étions liés depuis que je l'avais connu comme stagiaire de l'ENA. 4 Lester Pearson, Premier ministre fédéral du Canada de 1963 à 1968. Chapitre 3 « QUAND M. MALRAUX PARLE D'AUTONOMIE, IL FAUT COMPRENDRE INDÉPENDANCE » Conseil du 23 octobre 1963. Malraux revient d'inaugurer l'exposition française de Montréal. Il a les intonations caverneuses des grands jours. Malraux : « Au Canada, un seul problème, l'autonomisme québécois » Malraux : « L'immense enthousiasme qui entoure cette exposition française et qui m'a accueilli n'est pas tout à fait naturel. Il y a au Canada un seul problème : l'autonomisme québécois. La réalité de l'autonomisme est beaucoup plus forte qu'on ne l'imagine de loin. Elle empoigne toute la vie politique. Il n'y a aucune concomitance entre le mouvement vers l'autonomie et le "Crédit social ", qui est un mouvement poujadiste né en Colombie britannique, tout à fait différent, qui a eu un grand succès, mais qui n'en aura plus. « Le mouvement autonomiste est encore à peu près exclusivement universitaire. Mais les sentiments sont à peu près généraux. L'état d'esprit des Canadiens français est celui d'une minorité qui veut cesser de l'être. Des universitaires, des étudiants, des instituteurs ont jeté des bombes et continuent. L'enseignement est entre les mains de l'Église. Malgré la puissance de l'Eglise, ce sont les fils des professeurs et des membres du gouvernement, ce sont les neveux des évêques, qui participent à ce mouvement. « Devant les tribunaux, ils adoptent la même attitude : « 1. Nous sommes Français (ce qui n'est pas vrai) ; « 2. Nous sommes autonomistes ; « 3. Vous n'avez qu'à nous condamner : morts, nous serons des héros. « C'est farfelu, violent, mais limité. Pour ce qui est du sentiment, le gouvernement du Québec, qui est antiterroriste, éprouve à leur égard un attendrissement permanent ; on les condamne assez peu. « Ce mouvement repose sur quelques idées : « 1. Nous avons été colonisés, nous le sommes, nous ne voulons plus l'être. On a donné l'indépendance au Sénégal, il n'est pas normal qu'on ne donne pas l'indépendance au Québec. « 2. Ressentiment profond à l'égard des Anglais, qui méprisent les Canadiens français. Les journaux anglais détruisent tous les matins ce que le gouvernement fédéral essaie d'entreprendre. « Traditionnellement, les Français, c'est le prolétariat, les paysans, les curés, les notaires. Aujourd'hui, les autonomistes, ce sont des universitaires, des chimistes, des techniciens. Le théoricien de l'autonomisme, Chapuis, est un scientifique. Malraux : « La colère des Canadiens français est devenue si grande... » « C'est une idéologie de réaction, de ressentiment. On ne se soucie pas des problèmes concrets. Chapuis s'inspire de Mein Kampf, mais sans l'antisémitisme ni les camps de concentration. Il est passionné, simplificateur, dramatique. "Nous sommes une minorité. Il n'est pas normal que nous ne puissions nous exprimer que dans le Québec, où nous sommes une majorité. Il faudrait que partout, au Canada, nos droits soient reconnus à égalité avec ceux des Anglais. Il est intolérable de recevoir les discours du général de Gaulle par les agences de presse en anglais et retraduits ensuite en mauvais français. (Rires autour de la table.) « "Les manuels français sont très bêtes, puisqu'ils sont traduits de l'anglais et ne sont pas adaptés à notre culture. Tout cela n'est pas supportable." « La colère des Canadiens français est devenue si grande qu'ils ont maintenant la volonté d'être autre chose que des hommes en colère. « La position du gouvernement d'Ottawa est d'être compréhensif. Il voit la gravité de ce mouvement. Il se rend compte que, s'il y a sécession, la Colombie britannique va rallier les États-Unis ; il ne restera du Canada que les Grands Lacs. Il est donc prêt à reconnaître les droits des Français. Il souhaiterait aller aussi loin que possible, à condition qu'il n'y ait pas de séparatisme. Il ne condamne pas l'autonomisme comme immoral, mais comme non viable en pratique. « La position du gouvernement du Québec est la même que celle du gouvernement fédéral et du gouvernement de Londres. C'est un gouvernement de juristes, d'avocats. Il ne se pose jamais les questions fondamentales — le destin du monde — ni les questions économiques. Il veut simplement savoir si on reconnaît les droits moraux des Québécois, et comment. « Le mouvement autonomiste rencontre une sympathie modérée chez le Premier ministre Lesage, et plus vive dans les mairies. « Les Canadiens français, ce sont deux millions d'hommes dispersés et quatre millions d'hommes récupérables. Au Québec, c'est la concentration du prolétariat. Le cadre de leur vie n'est plus en majorité rural. Le maire de Montréal est violemment autonomiste 1 et pro-français. Les sujets d'humiliation des Canadiens français sont nombreux et le maire connaît les sentiments de sa population. Les journaux anglais jettent de l'huile sur le feu. Être lié aux Français à Montréal, c'est être lié à des gens "pas bien". « La position anglaise : s'opposer à l'autonomisme, parce qu'il n'est pas viable. Il impliquerait une baisse écrasante du niveau de vie dans le Québec, qui n'aurait pas d'autres ressources que de devenir américain. L' anti-américanisme peut devenir un ciment des Canadiens. Mon discours sur la culture, le Premier ministre Lesage l'a tiré dans un sens anti-américain. Les thèses que j'ai exposées sont pourtant les mêmes qu'à New York avec Kennedy à côté de moi. « L'anti-américanisme que professe Lesage est destiné à procurer un terrain de rencontre avec le Fédéral : il lui permet de se rapprocher du gouvernement d'Ottawa sans être traité de collaborateur. L'anti-américanisme est le masque d'un rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autonomistes purs ne sont pas antiaméricains. La population non plus. Le principe de la nation canadienne française est dans un sentiment d'hostilité qui est tout entier tourné contre les Canadiens anglais. Mais ils ne sont pas ennemis du style de vie américain. Ce dont ils rêvent, c'est que les gratte-ciel de Montréal appartiennent à des Canadiens français, ou à un État canadien français. (Pendant que Malraux vaticine, le Général, tantôt se tourne vers lui, à sa droite, comme charmé, tantôt regarde droit devant lui.) Malraux : « La France a une grande partie à jouer » « À Montréal, notre exposition est impressionnante. Elle est considérée comme la plus séduisante qu'on y ait jamais vue. Elle montre la supériorité écrasante de l'industrie française, en tout cas sur la dernière exposition soviétique. Il faudrait au Québec une usine de montage d'autos, de Caravelles. La France devenue un grand pays industriel, c'est pour eux une révélation. La clé de leur enthousiasme, c'est la résurgence évidente de la France, car ils la sentent en harmonie avec leur propre résurgence. « Mais ils ont aussi de l'enthousiasme pour Marie Bell 2. L'attrait de la culture française est qu'elle est, pour les Canadiens français, la justification de leur différence et de leur identité. Nous devons faire confiance aux Français du Canada pour que nous fassions ensemble quelque chose qui ait une signification française dans l'avenir du monde. « Deux inconnues. L'Église n'a excommunié aucun de ces révolutionnaires autonomistes. Les syndicats seconderont-ils ce mouvement ? Utiliseront-ils l'élément irrationnel ? Adopteront-ils une position révolutionnaire, comme les syndicats français, ou imiteront-ils les syndicats des États-Unis ? La structure économique est américaine. « Le gouvernement du Québec évoque la tradition des années 1890 de chez nous. Il lutte contre une Église non évoluée. C'est du combisme sans Combes. « Que peut-on faire ? Si nous voulons apporter une aide, c'est par la formation des techniciens. Il leur faudrait davantage de cadres techniques d'inspiration française. Il y a des techniques où la France occupe le premier rang. Il faudrait faire venir le plus grand nombre possible d'étudiants en France, pour que, dans huit ou dix ans, ils prennent la direction du pays. « Nous avons tendance à croire que le Canada jouit de ses grands espaces. C'est faux. Sa population est massée dans un ruban le long de la frontière des États-Unis. Il faut faire étudier par de vrais spécialistes ce qui peut être fait pour le Grand Nord, qui devrait être le champ d'élection de nos techniciens. « La France a une grande partie à jouer. Elle ne doit plus être seulement le passé du Canada, mais une part de son avenir. « Le Canada français : une réalité qui veut rester française » Le Général (qui a goûté de bout en bout). — Je vous remercie. C'est aussi intéressant que possible. « Le Canada français, il faut le prendre comme il est, c'est-à-dire pour une réalité qui veut rester française. « Quand M. Malraux parle d'autonomie, il faut comprendre indépendance. Cette indépendance me paraît inéluctable à plus ou moins long terme pour trois raisons : «1. Une entité nationale qui a pu tenir pendant si longtemps et qui, tout à coup, se réveille, ne peut que s'affranchir un jour ou l'autre. Je ne sais pas si ce sera dans dix, vingt ou quarante ans, mais il faudra bien que le Canada français devienne indépendant et par conséquent secoue, violemment ou pas, la position de dépendance dans laquelle il se trouve. « 2. Le Canada français a été colonisé par les Anglais. Il est entièrement dominé par les Anglo-Américains. Cette colonisation est de plus en plus pénible et il va falloir que les sentiments d'humiliation et de révolte qu'elle a fait naître trouvent leur issue dans un mouvement politique. « 3. Il y a un élément qui joue dans le même sens, c'est la réapparition de la France, qui provoque quelques secousses. La France était une nation endormie. Elle se réveille. Cela a aussi pour effet de réveiller ceux qui se sentent Français de cœur et qui se mettent à regarder vers elle. Nous ne pouvons tout de même pas nous en plaindre. « Quelle attitude adopter ? Nous n'avons aucune raison d'être hostiles à ce développement de la nation canadienne française. Certes, nous n'avons pas à prendre parti, en tant qu'État, pour l'évolution qui porte le Québec vers l'indépendance. Mais nous n'avons pas de raisons de nous en affliger, ni de faire croire que nous nous en affligeons, ni de la controverser. « Il faut nous préparer au contraire à un avenir prévisible, à plus ou moins longue échéance : l'indépendance du Québec. » Missoffe 3 signale que quatre cents familles d'agriculteurs rapatriés d'Algérie voudraient s'installer au Québec. GdG : « Cela ne présente pas d'inconvénients. Il ne faut pas s'y opposer, mais y aider si vous le pouvez. » Il serait hostile à ce que des pieds-noirs partent pour l'Argentine ou le Chili, ce qui serait « une perte de substance française4 ». Mais il ne voit qu'avantage à ce qu'ils aillent renforcer la substance française du Canada. « Naturellement, pas un mot de tout ça » Après le Conseil, le Général reprend pour moi : « Cet État canadien français, étant donné qu'il est là où il est et comme il est, il est fort probable qu'il devra instituer une conjonction organique avec le Canada non français, c'est-à-dire à la fois avec le Canada anglais et avec toutes ces terres vierges dont a parlé Malraux et qui devraient être en quelque sorte une terre de colonisation commune aux Canadiens anglais et français. Cette conjonction, nous n'y sommes évidemment pas défavorables. « Le fait américain est là. Il est écrasant, tout le long de ce Canada qui se cherche. Mais pourquoi ce fait américain devrait-il conduire à la disparition de l'entité française du Québec ? « Naturellement, il peut y avoir un risque de protectorat de la part des États-Unis, et aussi un risque de révolte devant la dépendance dans laquelle les Américains sont toujours enclins à mettre leurs protégés. Donc, si les Américains aident le Canada, raison de plus pour que nous aussi l'aidions sur le plan culturel, technique et économique. « Les Français du Canada sont en danger dans leur identité. Nous devons leur venir en aide. Qui a inventé le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ? La France. Oui, c'est notre devoir d'aider les Québécois à disposer d'eux-mêmes. « Ce qui se passe au Canada ne fait que confirmer l'utilité et la justesse de notre politique nationale. Plus nous proclamons l'indépendance des nations, plus nous devenons le chef de file de ceux qui en ont assez de se laisser dominer soit par les Américains, soit par les Russes. » Le Général se rend compte de l'énormité de tout ce qu'il vient de dire en Conseil des ministres, puis dans notre tête-à-tête. Comme s'il se ressaisissait, il conclut : « Naturellement, pas un mot de tout ça. Le moment n'est pas encore venu de dévoiler nos batteries. Contentez-vous de broder sur le thème : impressions satisfaisantes ; succès de l'exposition française de Montréal, qui a fait l'objet d'une véritable manifestation d'amitié franco-canadienne. Malraux a été surpris de ce qu'il a vu, et notamment du développement économique, culturel et social du Québec. Grand désir de voir multiplier les relations avec la France sur le plan culturel et économique — ce qui ne peut pas nous désobliger. » 1 Jean Drapeau, maire de Montréal de 1960 à 1986, n'était pourtant ni violent ni autonomiste. 2 La grande tragédienne de la Comédie-Française. 3 Alors ministre des Rapatriés. 4 Cf. C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 17. Chapitre 4 « LE PEUPLE CANADIEN FRANÇAIS VA VERS L'INDÉPENDANCE ET ON NE L'EN EMPÊCHERA PAS » Conseil du 22 janvier 1964. Couve rend compte de la visite en France du Premier ministre du Canada, Pearson : « Il venait de faire une visite aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il était normal qu'il fasse de même en France, une des deux "nations mères ". C'était pourtant la première fois. « Pearson est préoccupé de la recrudescence du mouvement qui se développe dans la province de Québec. Si les Canadiens ont fait cette fois exception au monopole anglo-saxon dans leurs relations internationales, c'est parce qu'il existe maintenant un problème international. Et pourquoi Ottawa a-t-il laissé Lesage rendre visite à deux reprises au gouvernement du général de Gaulle ? C'est parce que Lesage est le meilleur soutien du Premier ministre Pearson, le plus capable d'apaiser le séparatisme en satisfaisant la revendication d'identité. « Atmosphère amicale, chacun avec ses préoccupations. Conclusion : le problème des francophones du Canada est presque officiellement posé. Pompidou. — Il est dans notre intérêt de favoriser les investissements français au Canada. Mais les projets américains portent sur 750 millions de dollars ! Ce n'est pas la même échelle ! On aboutit à une mainmise financière totale des États-Unis sur l'économie canadienne. Nous ne sommes pas de taille ! « Le peuple canadien français a l'impression d'être relégué » GdG (comme s'il n'avait pas entendu son Premier ministre). — J'ai l'impression, ce n'est pas surprenant, d'une situation tendue et donc d'un gouvernement canadien en porte à faux. Le fait canadien est différent de ce qu'il fut. Les Français du Canada n'aimaient pas les Anglais, mais s'accommodaient de se trouver dans une situation soumise. On mettait de temps en temps un Saint-Laurent ou un Laurier 1 quelconque à la tête du gouvernement d'Ottawa, ça ne changeait rien ou presque, mais ça sauvait les apparences. « Le peuple canadien français va vers l'indépendance. Il ose constater qu'il a été colonisé. Il a même l'impression d'être relégué 2. L'appel de la France nouvelle ne peut manquer d'agir sur les esprits. Le Canada est un pays fédéral qui a envie de cesser de l'être. Il y aura sur l'emplacement du Canada une communauté française et une qui ne le sera pas. L'entité du Canada français va se manifester de plus en plus, on ne l'en empêchera pas. « Ça met le gouvernement Pearson dans une situation peu claire. Dans les rapports du Canada avec la France, il voudrait à la fois que nous l'aidions dans son équilibre actuel — qui n'a pas d'avenir ! —, et que nous contrôlions le mouvement propre des Français au Canada, de manière qu'il ne prenne pas un tour violent. « Tout ça est contradictoire. Les conversations ont été amicales, mais inévitablement embarrassées. Nous avons des choses à faire au Canada. Plus dans le Canada français que dans l'autre. De toute façon, ce ne sera pas gigantesque. « Il y a un fait gigantesque, écrasant : c'est la présence des États-Unis. Sous toutes les formes : économique, technique, financière, culturelle, universitaire, etc. «La Grande-Bretagne s'efface, les États-Unis resserrent leur étreinte. Le Canada actuel, tout en ne repoussant pas les investissements américains, est profondément insatisfait. « Le Canada, qui ne sera plus fédéral mais confédéral, se concertera pour défendre l'indépendance de l'ensemble. Tout ça s'éclaircira peu à peu, au fur et à mesure que le Canada français ira vers l'indépendance. » « Francophone ? Ahglophone ? Il y a des Français et des Anglais » Conseil du 11 mars 1964. Couve : « Dupuy, ambassadeur du Canada à Paris, va prendre sa retraite et devenir commissaire général de l'Exposition universelle qui se tiendra à Montréal dans trois ans. C'est un francophone et non un anglophone qui est mis à la tête de l'exposition de Montréal. GdG (vivement). — Francophone ? Anglophone ? Nous ne sommes pas obligés, entre nous, de parler ainsi. Il y a des Français et des Anglais. Un point, c'est tout. (Foin de cette hypocrisie au sein du Conseil.) Couve. — À l'extérieur, ça serait mal vu. (Il veut bien constater un fait : la langue parlée. Il veut oublier la cause de ce fait : l'origine ethnique.) « Dupuy sera remplacé par Jules Léger, diplomate de carrière, le frère du cardinal-archevêque de Montréal. C'est l'élément le plus distingué des Canadiens français. » (Couve a rectifié ; mais « à l'extérieur » il dirait : francophone.) Au Conseil du 2 décembre 1964, Leduc est nommé ambassadeur de France à Ottawa. Le Général commente : « Par la force des choses, il devient notre ambassadeur auprès du Québec, en attendant le jour où le Québec et la France seront en mesure d'échanger des ambassadeurs. Il faut que notre ambassadeur au Canada s'adapte à ce fait nouveau. Il doit prendre en charge l'évolution du Québec et l'évolution de nos rapports avec le Québec. » Pompidou : « Il faut se méfier ! Le Général se laisse emballer » Jeudi 12 novembre 1964, ambassade du Canada à Paris. Jules Léger, l'ambassadeur du Canada, donne une réception en l'honneur de Jean Lesage, Premier ministre du Québec, venu à Paris pour la première fois. Seuls Malraux, Fouchet et moi représentons le gouvernement. Nous apprenons que plusieurs autres ministres se sont excusés. S'ils n'ont pas daigné venir, c'est sans doute parce qu'ils sont surchargés, comme nous le sommes tous ; mais peut-être aussi parce qu'ils ne mesurent pas l'importance que le triangle Paris-Ottawa-Québec revêt dans l'esprit du Général, alors que nous trois la connaissons bien. Lesage, en aparté, me donne l'impression d'être en arrière de la main. Certes, il a fait les premiers pas dès 1960 en dépêchant, à sa prise de fonction, un de ses ministres à Paris pour permettre l'ouverture d'une délégation générale du Québec. Mais il n'entend pas qu'on le prenne pour un indépendantiste. Il me précise qu'il l'a dit carrément au Général3. Celui-ci, provocateur à son habitude, lui avait assené : « Tout ça finira par l'indépendance, sous une forme ou sous une autre. » Il lui a répondu nettement : « Il n'en est pas question. » Pompidou, auquel je raconte ce dîner le lendemain matin, me confirme : « Il faut se méfier ! Le Général se laisse emballer. Lesage m'a dit catégoriquement qu'il était fédéraliste. S'il souhaite ouvrir les fenêtres sur la France et sur le monde, c'est pour calmer le prurit séparatiste. » Le Premier ministre me met en garde contre l'activisme de Xavier Deniau, qui a créé un comité France-Québec à l'Assemblée nationale dans un esprit indépendantiste, et contre Philippe Rossillon 4, qui mène une action clandestine. Gérin-Lajoie : « On veut se distinguer des " maudits Français " » Paris, mardi 2 mars 1965. Paul Gérin-Lajoie, ministre de l'Éducation du Québec, me rend visite. Il est tout heureux d'avoir pu signer un accord avec Christian Fouchet pour une coopération franco-québécoise en matière d'enseignement. Jusqu'au bout, il s'est demandé si cette convention pourrait aboutir. Le gouvernement fédéral « faisait des pieds et des mains » pour qu'elle prenne la forme d'un simple procès-verbal de réunion de fonctionnaires. Pas question d'accepter un « accord » au sens du droit international public : ce serait permettre à une province d'usurper une prérogative du Fédéral. Ottawa a fini par s'incliner. Le Québec a eu l'idée de faire précéder le protocole d'un préambule dans lequel figurait le général de Gaulle : personne n'oserait plus l'en sortir. Ainsi fut fait. Le préambule se réfère à « l'entretien entre M. le Président de la République française et M. le Premier ministre du Québec, le 12 novembre 1964, à Paris ». Le système d'échanges qu'organise ce texte est sacralisé par cette invocation. Ottawa a dû se contenter de préciser qu'il s'agissait d'une « entente », terme qui n'avait pas la portée d'un « accord ». Naturellement, j'ai fait accueillir Gérin-Lajoie dans la cour du ministère par mon chef de cabinet ; et je suis allé à ses devants. Gérin-Lajoie me raconte : « Tous les ministres français ne se conduisent pas aussi chaleureusement que vous. J'ai rendu visite à votre collègue de la Coopération. L'huissier m'a demandé de remplir une fiche. Je lui ai dit que j'étais le ministre de l'Éducation du Québec et que j'avais rendez-vous avec le ministre. Il m'a répété, agacé : "Remplissez la fiche." J'ai obéi. Après un long moment, j'ai fini par être introduit chez le ministre, qui m'a reçu plus que fraîchement : "Les Canadiens français se comportent en Afrique francophone comme des phacochères dans un magasin de porcelaine. Ils n'ont pas compris qu'il vaut mieux passer par le réseau de conseillers français, qui dépendent de moi. Ils parlent joual et dégradent le français des Africains. Pourquoi ne les envoyez-vous pas en Afrique anglophone ? " » J'ai peine à croire qu'un ministre français puisse tenir de pareils propos. Mais il est vrai que tous les membres du gouvernement ne ressentent pas l'attraction singulière du Général pour les Canadiens français. Gérin-Lajoie me raconte la conversation qu'il vient d'avoir avec le Général : « Je lui ai parlé du mouvement d'intellectuels qui pousse à favoriser le joual au détriment du français. Un chanteur comme Robert Charlebois, un auteur dramatique comme Michel Tremblay, aiment écrire dans ce dialecte, ce qui leur vaut des succès populaires. On veut aller au peuple, en parlant comme le petit peuple. On veut se distinguer des "maudits Français ", qui ont des manières parisiennes et qui parlent pointu. Selon ce que nous appelons " la gau-gauche ", il ne faut pas élever les enfants au-dessus de la condition de leurs parents, ce qui traumatise les parents, déracine les enfants et creuse un fossé infranchissable. Votre Général avait l'air interloqué. AP. — J'imagine ! Alors, il faudrait se mettre au joual et rejeter le français ? Gérin-Lajoie. — Il y a des associations qui militent pour introduire le joual à tous les degrés d'enseignement et je me heurte à elles. Je voudrais au contraire expurger l'enseignement des expressions vicieuses et imposer le français standard, que nous appelons aussi, pour éviter le reproche de parisianisme, le français correct d'ici. » Gérin-Lajoie m'explique qu'il doit procéder à l'aggiornamento de l'enseignement, en veillant à ce que les manuels soient écrits en « français standard ». Il a besoin dans son combat d'un renfort d'enseignants français. « Ce sont les retrouvailles d'un morceau du peuple français et de la France » Conseil du 3 mars 1965. Couve : « Depuis six mois, nous étions en discussion avec les autorités québécoises pour un accord culturel. C'est chose faite. Donc, les relations officielles entre la France et le Québec se développent. Une commission permanente franco-québécoise va être chargée de les promouvoir. GdG. — J'ai vu Gérin-Lajoie hier. Cette "entente", comme ils disent, est importante en soi, pour notre coopération et pour l'avenir international du Québec. C'est la première fois que le Québec signe un accord avec un autre État. Ce sont les retrouvailles d'un morceau du peuple français et de la France. « Gérin-Lajoie a insisté auprès de moi pour que nous leur envoyions des puéricultrices, des jardinières d'enfants, des instituteurs : " Vous avez les meilleures écoles maternelles du monde. Or, au Québec, les gens qui ont fait des études supérieures parlent en bon français ; mais les gens du peuple ont de plus en plus tendance à parler joual — c'est ainsi qu'ils prononcent cheval — et ils se coupent du français international. C'est dès les premières années qu'il faut apprendre le bon français aux Québécois." Il compte donc sur nous. » « Allez-y mollo » Salon doré, après le Conseil. AP : « À propos de l'accord avec le Québec, quel commentaire souhaitez-vous que je fasse ? GdG. — Dites que le Conseil a été heureux de ratifier cette entente. Elle organise les liens qui ont commencé à exister entre le Québec et la France. Il ne faut pas forcer trop, les fédéraux d'Ottawa sont nerveux. Nous irons pas à pas. Allez-y mollo. « Mais dites-vous bien ceci : une minorité ne peut à la longue sauvegarder sa personnalité que si elle est majoritaire sur un sol (il m'avait tenu exactement le même propos quand il m'avait incité à écrire sur la partition de l'Algérie). « Les Québécois ont la chance miraculeuse d'être majoritaires à 80 % en face des Anglais sur le territoire du Québec. Ce sont eux qui peuvent imposer leur volonté sur le territoire. Pour rester eux-mêmes. Pour se perpétuer. Pour éviter de se confondre. Pour ne pas se faire submerger. « C'est curieux, ce que m'a dit Gérin-Lajoie. Il y a un double mouvement dans le peuple québécois. Après s'être multipliés par cent en deux siècles — ils sont passés de soixante mille à six millions — ils connaissent un réveil digne d'admiration ; mais en même temps, la langue des Québécois peu instruits se dégrade. S'ils ne se remettent pas dans le courant du français universel, ils vont se créoliser. Jamais, ni en public, ni même avec ses interlocuteurs québécois, le Général ne fera allusion à cette face du problème : il sent d'instinct ce que cela aurait de vexant pour le peuple québécois. Paraître donner des leçons de bon français provoquerait à coup sûr une violente réaction d'amour-propre blessé, mais je suis sûr, parce qu'il en a parlé à plusieurs reprises en petit comité, qu'il s'en soucie. « Les malheureux Canadiens français qui sont dispersés dans les autres provinces sont partout minoritaires, et le plus souvent en toute petite minorité. Dans une ou deux générations, ils auront disparu. C'est pourquoi le Quai d'Orsay est aveugle en voulant jouer le Canada plutôt que le Québec. Les provinces à dominante anglaise, c'est-à-dire 9 sur 10, sont destinées à devenir totalement anglaises. Le Canada à dominante française, c'est-à-dire le Québec, a seul une chance de rester français. Il peut alors devenir un pôle de ralliement pour les Français dispersés à travers l'immensité du territoire canadien. Il sera leur patrie tutélaire. » Le Général se lève et me raccompagne lentement : GdG : « Il n'y a que les Québécois qui puissent s'émanciper. Dans les autres provinces, les Canadiens français sont trop faibles. Ce sont les Québécois qui tiennent la solution en main. En quelques années, ce qui n'était qu'une province est devenu un État. Lesage et son parti ont gagné les élections avec le slogan : "Maîtres chez nous. " Ils ont pris la charge de l'éducation des mains du clergé. Ils ont constitué des ministères, une fonction publique. Ils se sont assuré la maîtrise des ressources hydroélectriques. Ils ont affirmé leur personnalité française. Ils ont réalisé beaucoup en peu de temps. C'est la preuve qu'ils sont portés par la volonté populaire. Donc, ils ne s'arrêteront pas en si bon chemin. » 1 Sir Wilfrid Laurier (1841-1919), Premier ministre fédéral de 1896 à 1911. Louis Stephen Saint-Laurent (1882-1973), Premier ministre fédéral de 1948 à 1957. 2 Il emploie le même terme pour les musulmans algériens et pour les Canaques de Nouvelle-Calédonie. Voir IIIe partie, ch. 5, p. 213. 3 Le Général l'a reçu à déjeuner le même jour. 4 Philippe Rossillon, rapporteur général du Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française. Chapitre 5 « LE CANADA FRANÇAIS MEURT S'IL SE REND, IL VIVRA S'IL REFUSE DE SE RENDRE » Salon doré, après le Conseil du 29 septembre 1965, le Général revient sur la communication de Joxe qui, faisant l'intérim de Couve en déplacement à New York, a parlé de l'éclatement de la Fédération d'Aden et du conflit du Cachemire. « Les Anglais, c'est leur manie, ces fédérations à la gomme » GdG : « Regardez. Toutes les fédérations que fabriquent les Anglais ratent les unes après les autres : Fédération d'Aden, Fédération de l'Inde (avec le Cachemire, devenu pomme de discorde entre l'Inde et le Pakistan), Fédération de Rhodésie, Fédération d'Afrique orientale, Fédération de Malaisie, Fédération de Chypre, Fédération de la République arabe unie. AP. — C'est un art que nous n'avons pas su pratiquer dans l'Union française. Est-il pour cela mauvais ? GdG. — Ce n'est pas un art, c'est un artifice ! Ça ne marche pas ! Et la Fédération du Canada ne se porte guère mieux. Mais non ! (Avais-je eu l'air étonné ?) « Les Anglais, c'est leur manie. Ils ont été obligés de lâcher le pouvoir, ou du pouvoir, mais alors ils ont fabriqué ces fédérations à la gomme, de manière à avoir les moyens d'intriguer à l'intérieur, en organisant la zizanie. Toujours, diviser pour régner. Ils ont bien commencé à jouer, conformément à leurs calculs, dans ces fédérations bancales. Mais ça ne marche plus. Pour une raison très simple, c'est qu'ils n'ont plus ce qu'il faut pour jouer. Autrefois, ils jouaient avec la cavalerie de Saint-Georges. Et puis, ils ont joué avec la flotte. Mais leur flotte, tout le monde s'en fout. Et l'argent, ils n'en ont plus. Comment voulez-vous qu'ils jouent avec l'argent et la flotte, entre l'Inde et le Pakistan ? Comment voulez-vous qu'ils jouent à Chypre avec l'argent et la flotte, entre les Turcs et les Grecs ? Ils n'ont plus ce qu'il faut. Ils ne peuvent pas jouer non plus en Rhodésie. AP. — Ils envoient quand même leur flotte à Aden. GdG. — Oui. Ils envoient encore un porte-avions, en dernier recours... » « L'avenir du Canada français, c'est l'indépendance » Il reprend, après un silence : « Au Canada, la Fédération ne va pas beaucoup mieux. Un jour ou l'autre, elle éclatera. L'avenir du Canada français, c'est l'indépendance. AP. — Les Anglais ne sont pas seuls à créer des fédérations. Dans notre mouvance, également, la Fédération du Mali a éclaté : le Sénégal d'un côté, le Soudan de l'autre. GdG. — Nous n'y étions pour rien ! Au contraire, nous ne l'avions pas approuvée ! Nous avions simplement laissé faire, mais nous n'avions pas pris parti. C'était une affaire d'Africains. Il fallait qu'ils la règlent entre eux. Cette fois, au Canada, c'est une affaire entre des Français et des Anglais. C'est-à-dire, en final, entre la France et le mastodonte anglo-saxon. C'est donc notre devoir de nous en mêler, pour empêcher les Français d'être écrasés. » Pompidou : « L'engouement du Général pour le Québec est une sorte de folie gratuite » Conseil du 10 novembre 1965. Couve : « Un mot sur les élections canadiennes, qui nous intéressent, au moins indirectement. « Le résultat n'est pas du tout conforme à ce qui était attendu. Le gouvernement fédéral aura contre lui la majorité des Anglais. Il gouverne avec la presque totalité des Français et une minorité d'Anglais. Ça ne facilitera pas la solution du problème du Québec. GdG. — Vous dites que ça ne facilitera pas la solution du problème du Québec ? Oui, dans l'immédiat. Mais ça posera le problème du Québec d'une façon plus vigoureuse. Le Québec ira tôt ou tard à l'indépendance. » Couve ne répond pas, mais il me glisse à la sortie : « Le Général cherche l'éclat. Il se trompe. » Ce mot est terrible. N'est-il pas injuste ? Les éclats du Général et la courtoisie flegmatique de Couve ne s'excluent pas. C'est leur alliage qui est efficace. Je suis quand même un peu effaré : « Que voulez-vous dire ? Couve. — La passion du Général pour le Québec ne peut conduire à rien de bon. Notre devoir est de le retenir sur cette pente. » Pompidou se joint à nous. Il a dû entendre la dernière phrase de Couve et laisse tomber avec son éternel sourire, sa cigarette au coin de la bouche : « L'engouement du Général pour le Québec est une sorte de folie gratuite. » C'est le thème de la fidélité infidèle : pour bien servir le Général, il faut savoir s'opposer à lui... « Ottawa fait tout pour mettre des bâtons dans les roues de la "Révolution tranquille " » Je suis le Général dans son bureau. Les propos subversifs de son Premier ministre et de son ministre des Affaires étrangères m'ont-ils poussé à le provoquer ? AP : « Le Québec est responsable de sa propre éducation, de sa propre culture, du type de société qu'il veut choisir au sein de la Fédération canadienne. N'est-ce pas en somme ce que vous aviez voulu promouvoir au sein de la Communauté franco-africaine, le self-government ? GdG. — Quand nous avons créé la Communauté, je n'ai rien fait pour interdire à nos territoires d'outre-mer de devenir indépendants. Ils avaient pour ça deux moyens. Soit en refusant d'y entrer ; soit après y avoir séjourné quelque temps, histoire de ménager les transitions. La situation au Canada est bien différente. Ottawa, tout en faisant semblant hypocritement de favoriser la "Révolution tranquille" des Québécois, fait tout pour leur mettre des bâtons dans les roues. AP. — Le Quai d'Orsay considère qu'il nous faut jouer le Canada et non une province. Les communautés francophones, d'un océan à l'autre, sont avides de culture française, se pressent à l'Alliance française, se suspendent à nos consulats... GdG. — Ce sont bien des idées du Quai ! Dites-vous qu'un Québec fort et maître de ses décisions est le seul moyen de permettre la survie des Canadiens français, non seulement au Québec, mais hors du Québec. Si jamais les Français se font bouffer au Québec, ils se feront bouffer beaucoup plus vite encore là où ils sont éparpillés. Croyez-moi, il faut être maître chez soi pour survivre ! Au Québec, les Canadiens français peuvent être maîtres chez eux. » Il garde un instant le silence, puis reprend : « Pensez donc, ils sont six millions, perdus au milieu d'un océan de deux cent cinquante millions d'Anglo-Saxons ! Comment voulez-vous qu'ils résistent, s'ils ne forment pas le carré et si nous ne faisons pas la jonction avec eux ? (Le vocabulaire militaire revient de lui-même, dans une situation de péril.) AP (dans un sourire). — La garde meurt et ne se rend pas. GdG (n'appréciant nullement l'allusion à Waterloo, il me cloue au sol). — C'est le contraire ! Le Canada français meurt s'il se rend. Il vivra s'il refuse de se rendre. » « La Belgique, ça n'a rien de commun ! » La tentation est forte de revenir sur la Belgique 1. AP : « Mais si vous encouragez le Québec à s'émanciper, n'allez-vous pas en faire autant avec la Wallonie ? GdG. — Non, non ! La Belgique, ça n'a rien de commun ! Les Français du Québec sont trop isolés, trop menacés par la masse anglo-saxonne pour pouvoir continuer à vivre en Français s'ils n'obtiennent pas d'être souverains. Les Wallons sont à nos frontières, ils peuvent aisément maintenir leur langue et leur culture sans risquer d'être étouffés. « Et puis, si le Québec s'émancipe des Anglais, ce ne sera pas pour se placer sous la souveraineté française. Tandis que si la Wallonie se sépare du royaume, elle demandera aussitôt à nous être rattachée. Il en serait peut-être de même pour des frontaliers, les minoritaires du Jura par rapport au reste de la Suisse2, ou les Valdôtains par rapport à l'Italie. « Des Wallons m'avaient déjà demandé de les annexer à la fin de la guerre. Je n'ai pas voulu donner suite à leur démarche. En 45, il fallait respecter les frontières que nous a léguées l'Histoire, sauf les frontières des pays vaincus. C'est ce qui a été fait. La Belgique, il ne faut pas y toucher. Mais que les Wallons s'organisent pour défendre leur langue et leur culture, pour éviter que les Flamands ne leur marchent sur les pieds, nous n'y voyons aucune espèce d'inconvénient... Ou alors, il faudrait que les Flamands rendent la vie impossible aux Wallons, et qu'alors les Wallons se jettent dans nos bras. Mais nous n'avons surtout pas à bouger. Ce serait trop facile de nous accuser de vouloir nous arrondir aux dépens de la Belgique. Alors qu'au Québec, nous n'avons aucun avantage direct. » Le Général se lève et, de son pas lourd, me raccompagne à la porte : « Voyez-vous, Peyrefitte, les faits sont têtus et les peuples aussi. Il est absurde de faire fi du sentiment national. On ne manipule pas les nations comme on joue au Meccano, comme on échafaude des châteaux de cartes. Les États qui sont des constructions artificielles et qui gomment les frontières des peuples ne sont que des vues de l'esprit. » 1 Voir plus haut, ch. 1, l'entretien du 3 septembre 1962. 2 Allusion à la revendication des habitants du Jura suisse, alors minoritaires dans le canton essentiellement germanophone de Berne. En fait, ils voulaient se séparer de Berne, non de la Suisse. C'est ce qu'ils obtinrent enfin en 1978, en constituant un nouveau canton de la Confédération. Chapitre 6 « VOUS ME VOYEZ TRAVERSER L'ATLANTIQUE POUR ALLER À LA FOIRE ? » Juin 1966. J'apprends par Burin que le Général a été déçu de la chute du gouvernement Lesage, qui avait si bien conduit la « Révolution tranquille 1 ». Mais, mieux informé, il s'est accommodé du succès de l'Union nationale. Daniel Johnson, dont le père est d'origine, non anglaise, mais irlandaise et catholique, et qui est lui-même tout à fait Canadien français, reprend à son compte la revendication de Lesage, contrairement à l'idée que l'on se faisait jusque-là de son parti, qui avait pratiqué si longtemps l'immobilisme avec Duplessis. Il est même plus nationaliste que Lesage, ainsi qu'en témoignent sa devise électorale et son livre : Égalité ou Indépendance. Le bilinguisme préconisé par le gouvernement fédéral de Lester Pearson n'est qu'une chimère. Toutes les désillusions convergent sur Johnson et le poussent à aller plus loin que Lesage. Alors, tant pis pour Lesage, vive Johnson ! Le Général ne lui reproche qu'une chose : de porter un nom anglais. « Il ne pourrait pas s'appeler Lafleur, comme tout le monde ? » « La francophonie prendra un jour le relais de la colonisation » 11 septembre 1966, dans l'avion au-dessus du Pacifique. Le Général me dit : « Maintenant que nous avons décolonisé, notre rang dans le monde repose sur notre force de rayonnement, c'est-à-dire avant tout sur notre puissance culturelle. La francophonie prendra un jour le relais de la colonisation ; mais les choses ne sont pas encore mûres. Le Québec doit être une pièce maîtresse de la francophonie. Il ne faut pas qu'il se laisse étouffer par le Canada sous prétexte du prétendu bilinguisme, qui n'est qu'une ruse pour obliger les Français à parler anglais, tandis que les Anglais se dispenseront d'apprendre le français. Et alors, on verra ce qu'on peut faire pour donner un coup de main au Québec. AP. —Avez-vous l'intention de visiter l'exposition de Montréal ? GdG. — Sûrement pas ! Le Québec est devenu une marmite en ébullition. Si j'y vais, il faudrait que je me promène à Montréal et à Québec. Ma visite ne passerait pas inaperçue. Ça pourrait même faire exploser la marmite. J'ai autre chose à faire que ça. Ou alors, il faudrait me borner à l'Exposition. Mais vous me voyez traverser l'Atlantique pour aller à la foire ? « Le Canada tel qu'il est encore » Décembre 1966. Saint-Légier me prévient d'une apostille du Général en marge d'un télégramme de notre ambassadeur à Ottawa : « Nous pouvons avoir de bonnes relations avec l'ensemble de l'actuel Canada. Nous devons en avoir d'excellentes avec le Canada français. » Étonnante continuité de De Gaulle, me fait-il observer. Trois ans plus tôt, le 4 septembre 1963, il avait écrit en marge d'une note sur la visite du Premier ministre du Canada : « Nous pouvons développer nos rapports avec le Canada tel qu'il est encore. Mais nous devons avant tout établir une coopération particulière avec le Canada français et ne pas la laisser noyer dans l'ensemble des deux Canadas. » Mais en trois ans, le Québec est devenu à Paris une pomme de discorde dans le petit monde diplomatique. Le Quai d'Orsay, en corps, ne cache pas son hostilité à la prédilection gaullienne pour le Québec. En revanche, un « lobby québécois » réunit quelques prosélytes du Québec : René de Saint-Légier, conseiller diplomatique, et Gilbert Pérol, chargé de la presse, à l'Élysée ; Jean-Daniel Jurgensen, directeur d'Amérique, et Martial de La Fournière, au Quai d'Orsay ; le député Xavier Deniau ; Philippe Rossillon, secrétaire général du Haut Conseil de la langue française, et mon conseiller diplomatique Bernard Dorin. « Un État fondé sur notre défaite d'autrefois » Saint-Légier me raconte en riant que Leduc, notre nouvel ambassadeur à Ottawa, a transmis, sur le ton de l'approbation, l'invitation du gouvernement d'Ottawa à célébrer le « centenaire du Canada ». Ottawa s'est en effet servi de ce centenaire pour obtenir que l'Exposition universelle de 1967 se tienne à Montréal. Leduc a suggéré au Général d'adresser des vœux au gouvernement canadien pour l'année de ce centenaire. Le Général a rugi : « Le centenaire du Canada, c'est comme si on voulait fêter en 1989 le bicentenaire de la France ! Le Canada a été fondé il y a plus de quatre cent vingt ans, quand Jacques Cartier en a pris possession au nom de François Ier. Après notre défaite en 1759, il y a eu un siècle d'asservissement et, depuis 1867, une subordination institutionnelle. Nous n'allons pas commémorer cette malheureuse date de notre histoire ! » Il a apposé sur le télégramme l'apostille : « Il n'est pas question que j'adresse un message au Canada pour célébrer son " centenaire ". » Suit cette notule : « Nous n'avons à féliciter ni les Canadiens, ni nous-mêmes, de la création d'un État fondé sur notre défaite d'autrefois et sur l'intégration d'une partie du peuple français dans un ensemble britannique. Au demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire. » « Si j'y vais, ce sera pour faire de l'Histoire » Février 1967. Saint-Légier me prévient que le Général est décidé à se rendre au Québec sur le Colbert, frère du De Grasse ; à remonter le Saint-Laurent ; à débarquer à Québec sur les traces de Jacques Cartier, avant de se rendre à Ottawa. Secret absolu, tant que les élections ne sont pas passées, car la seule annonce de la manière dont le Général compte organiser son itinéraire peut provoquer un clash avec Ottawa. Dans la Caravelle au retour de Cherbourg, 29 mars 1967. Après le lancement du sous-marin Redoutable, Messmer et moi nous asseyons dans la Caravelle aux côtés du Général. Avant que les moteurs ne se mettent en marche, Messmer l'interroge : « Alors, mon général, vous vous rendrez au Québec ? GdG. — J'ai reçu trois invitations : l'une du maire de Montréal, Drapeau ; l'autre du gouverneur général, Vanier ; la troisième, du Premier ministre québécois, Johnson. Je n'aurais sûrement pas accepté les deux premières. Mais il est probable que j'accepterai la troisième. Dans ce cas-là, je n'irai pas au Québec pour faire du tourisme. Si j'y vais, ce sera pour faire de l'Histoire. » Dire qu'il se répète tant en petit comité, et que ses propos publics vont stupéfier. « Il ne faut que des drapeaux du Québec ! Il en faut partout ! » Visite de Johnson, 18 mai 1967. Daniel Johnson, Premier ministre du Québec, fait une visite officielle à Paris pour préparer celle du Général au Québec. Une guerre des drapeaux éclate entre l'ambassade du Canada, qui exige qu'à l'accueil d'Orly il n'y ait que le drapeau fédéral à feuille d'érable, et la délégation générale du Québec, qui ne veut que les fleurs de lys de l'étendard québécois. Couve de Murville tranche : « Il n'y aura pas de drapeaux du tout ! » Le Général, alerté par le « lobby québécois », casse la décision de son ministre des Affaires étrangères : « Il ne faut que des drapeaux du Québec ! Il en faut partout ! » Ce qui est fait. À l'arrivée à Orly, Johnson déclare : « Je souhaite que ce voyage nous débarrasse de ce sentiment de claustrophobie dont nous souffrons au Québec. » Johnson poursuit les mêmes objectifs que Lesage, mais il y ajoute un message politique : la visite officielle du Général au Québec sera entourée par son gouvernement d'un éclat exceptionnel, pour permettre au gouvernement provincial de négocier de nouvelles relations avec le Canada anglais et de transformer la Constitution en conséquence. Mai 1967. Le Général l'appelle « Monsieur le Président », tout court, comme s'il était plus que Premier ministre provincial. Il proclame : « Peuple exemplaire et très cher, en lequel, sur la terre où il vit et dont avec courage il développe les ressources, nous voyons un rameau du nôtre. » Qu'est-ce qui est le plus étonnant : la capacité du Général de prêter à tous les Français une vision qu'il est presque seul à avoir ? Ou la capacité du monde journalistico-politique français à rester aveugle et sourd devant tant de signes précurseurs d'une action internationale qui se prépare ? « Asseyez-vous là, cher ami » Parc des Princes, dimanche 21 mai 1967. Daniel Johnson et le Général doivent assister au Parc des Princes à la finale de la coupe de France 2. Nous sommes de la partie, Joxe, Fouchet et moi. Nous arrivons à la tribune du Parc des Princes quelques minutes avant le Général, qui amène Daniel Johnson dans sa propre voiture. Des fauteuils d'osier nous attendent. Le chef du protocole, Bernard Durand, a disposé des cartons sur les fauteuils qui entourent le fauteuil, plus grand, réservé au Général : Joxe, garde des Sceaux, à sa droite, et moi à la sienne ; Fouchet, ministre de l'Intérieur, à sa gauche et Johnson à la sienne. « Comment, dis-je à Bernard Durand, vous placez le Premier ministre après les trois ministres français ? — Bien sûr, me répond le chef du protocole, péremptoire : le Premier ministre d'une province passe après des ministres d'un État souverain. » Joxe a un sourire malicieux : « Nous allons voir. » Ce n'est pas long. Accompagné de son hôte, le Général arrive ; Bernard Durand lui indique son fauteuil. Sans hésiter, le Général désigne à Johnson la place à sa droite : « Asseyez-vous là, cher ami. » (Il ne s'est pas contenté du geste, il a pris Johnson par le bras. A-t-il aperçu, sur ce fauteuil, le carton au nom de Joxe ?) Joxe, Fouchet et moi n'avons plus qu'à exécuter un ballet pour nous replacer dans notre propre ordre protocolaire. Le ballon, comme par un fait exprès, est envoyé en plein dans la tribune et manque heurter le Général. Burin des Roziers se jette en avant pour l'en protéger, le Général le lui reprend et, d'un geste majestueux, le lance sur la pelouse, sous les applaudissements des spectateurs. « Le seul avenir possible pour le Canada français, c'est de devenir souverain » Rue Le Tasse, vendredi 23 juin 1967. Pauline Vanier3 demande à nous voir d'urgence, ma femme et moi. Elle vient prendre un verre. Le général et Mme de Gaulle l'ont invitée à un déjeuner dans l'intimité. Encore sous le choc de la mort récente de son mari, elle n'a pas caché combien celui-ci avait été déçu que l'Élysée refusât de le recevoir comme un chef d'État. « Georges, nous dit-elle, aurait été encore plus blessé, s'il avait vécu quelques semaines de plus, en constatant que le Général avait réservé ces honneurs à Johnson, le mois dernier, alors qu'il n'est que Premier ministre d'une province. » Pauline Vanier est une grande dame. Elle prétend qu'elle a dans ses veines du sang français, anglais et « peau-rouge ». Je doute un peu de cette dernière ascendance. Ce qui est sûr, c'est qu'elle parle aussi parfaitement le français que l'anglais — avec juste ce qu'il faut d'accent pour montrer qu'elle est canadienne. Si tous les Canadiens étaient aussi à l'aise qu'elle dans l'une et l'autre langue, il n'y aurait au Canada aucun choc de cultures. Elle s'est rendu compte, au cours de ce déjeuner qui a été fort pénible, que le Général prenait parti pour l'indépendance du Québec. Elle a essayé en vain de le retourner. Il a maintenu son point de vue : « Le seul avenir possible pour le Québec, c'est de devenir souverain. Ça finira comme ça un jour ou l'autre. » Elle n'a pu cacher son émotion au Général ; elle est partie de l'Élysée en larmes. Elle me supplie d'essayer de le convaincre de renoncer à ce funeste projet. Avec l'affection respectueuse que je lui porte, je ne lui cache pas que, tout en la comprenant, je ne crois pas pouvoir y réussir : « Le Général est un bloc de granit », lui dis-je. 23 juillet 1967. La veille de l'arrivée du Général, Johnson déclare dans une conférence de presse que la visite du Président français va permettre au Canada anglais de « prendre conscience du fait français » et aux Québécois de « se reconnaître comme un groupe distinct ». Il développe avec netteté une thèse qui s'oppose à celle d'Ottawa, mais sans se confondre avec celle du Général. Le nationalisme n'est pas l'indépendance. Le Québec veut entreprendre des négociations avec le gouvernement fédéral, non pour se séparer du Canada, mais pour permettre aux Québécois de s'épanouir dans le domaine de l'éducation, de l'économie et de la culture. Le Canada ne connaîtra la paix intérieure qu'en respectant ses deux cultures. « Une élite, c'est la base de tout ; le reste suivra » Tout a été pensé de manière à faire de ce voyage un symbole. De Gaulle remontera le Saint-Laurent, comme l'avait fait Jacques Cartier quatre cent vingt-quatre ans plus tôt. Il a choisi le croiseur baptisé Colbert — du nom de celui qui a organisé l'administration de la Nouvelle-France. Il a accosté à l'Anse-au-Foulon, où a débarqué l'ennemi de Montcalm, Wolfe, dont il gommera le souvenir. Les dépêches d'agence, que je me fais porter dès qu'elles tombent, montrent que l'atmosphère est déjà chaude. À l'Anse-au-Foulon, pendant que les musiciens à bonnets à poils jouent le God Save the Queen, la foule québécoise chante à tue-tête La Marseillaise et crie : « Vive la France ! » La question du Québec se pose avec éclat entre la France et l'Angleterre. Comment de Gaulle va-t-il s'y prendre ? Québec est pavoisé de drapeaux tricolores et fleurdelisés et de banderoles : « Vive de Gaulle », « France — Québec — Liberté », « France libre — Québec libre », « Décolonisation ». Le Général, répondant au maire de Québec, Gilles La Montagne, salue sa ville comme « capitale du Canada français ». Façon de dire qu'elle est non seulement la capitale des Canadiens français qui habitent au Québec, mais aussi de ceux qui sont éparpillés dans les neuf autres provinces. Le Général ajoute : « Il s'affirme ici une élite français-canadienne ; c'est la base de tout, c'est l'essentiel. Tout le reste suivra. » Le Général est élitiste sans vergogne. Pour qu'un peuple progresse, il faut qu'il ait des élites dignes de lui. Si elles s'affirment, le peuple les suivra. « Toute la France vous entend et vous aime » Les 270 kilomètres entre Québec et Montréal sont appelés le Chemin du Roy parce que les colons français espéraient la venue du roi de France et croyaient qu'il emprunterait cette voie. La légende rêvée devient histoire vécue. Des arcs de triomphe ont été érigés à l'entrée des villes et des villages. Trois cent mille drapeaux français et québécois ont été distribués — et aucun drapeau canadien. De grandes fleurs de lys bleues, séparées de deux mètres, ont été peintes tout du long sur la chaussée. Les dépêches d'agence tombent. Sainte-Anne-de-Beaupré est lieu de pèlerinage depuis 1650 : des marins bretons, échappés par miracle à une tempête dans l'estuaire du Saint-Laurent, y ont construit une chapelle votive. Aujourd'hui, une vaste basilique suffit à peine à contenir les fidèles. Le recteur accueille le Général comme « sauveur, héraut de la culture humaine et chrétienne de la France dans le monde entier ». Le cardinal Roy, primat du Canada, salue en lui « l'héritage de foi, de fidélité et de courage du peuple français dont nous sommes tous sortis ». Le Général communie. Geste rarissime4, geste symbolique : il communie avec la foi de ce peuple en Dieu et en la patrie. Dans la nef, à son entrée et à sa sortie, les fidèles l'acclament. À Trois-Rivières, de Gaulle promet : « Vous saurez exaucer votre vœu ; vous serez ce que vous voulez être, maîtres de vous. » 24 juillet 1967. D'un discours à l'autre, le Général répète : « Toute la France vous regarde. Elle vous entend, elle vous aime. » Il touche au point sensible. Il a compris que le peuple québécois se morfondait dans sa solitude et avait besoin d'affection. Évidemment, il a raison pour ce qui est de la réalité québécoise. Il a tort pour ce qui est de la réalité française : les Français se moquent éperdument du Québec. Mais, selon son principe, il faut « faire comme si ». Pancartes : « Québec, pays français », « Le Québec aux Québécois », « Notre État français, nous l'aurons ». Le Général a découvert au Canada une hostilité des Anglo-Saxons qui le blesse. Les journaux canadiens-anglais réduisent la portée du voyage. The Globe and Mail parle d'un « accueil calme et réservé », Toronto Telegram d'un accueil « moins qu'enthousiaste ». Canadiens anglais, ne vous inquiétez pas, le Président français rend visite à Clochemerle. Ce comportement de la presse le conforte évidemment dans sa résolution. Les mots qu'employait le Général entre nous depuis cinq ans comme une vérité d'évidence, il les fait éclater au grand jour sous les acclamations populaires : « Vous souhaitez vous affranchir, nous ne pouvons que vous encourager. » « Comment ne favoriserions-nous pas votre résolution à vous affirmer et à vous émanciper ? » « Vive le Québec libre ! » Au journal télévisé, images fortes du discours du Général au balcon de l'hôtel de ville de Montréal. Le plus frappant, c'est d'entendre et de voir l'enthousiasme de la foule et celui de l'orateur se répondre et entrer en résonance. « Vive le Québec libre ! » Le cri de ce soir n'a rien ajouté au message qu'il a égrené pendant les deux jours précédents — à savoir que la France accorde sa caution à la volonté des Québécois de disposer d'eux-mêmes. Mais l'association de termes en eux-mêmes anodins, Québec et libre, dégage une énergie extraordinaire. Quatre mots lancés à la foule ont créé une onde de choc qui se répercute sur tout le Canada et dans le monde entier. Montrer du doigt l'hégémonie américaine autant que l'hégémonie soviétique, dénoncer les États-Unis à Phnom Penh, c'était déjà audacieux. Pourtant, il n'était jamais allé aussi loin qu'en allant aux portes des États-Unis encourager les Québécois à desserrer le corset culturel et économique dans lequel leurs puissants voisins anglo-saxons les étouffent. Il a effectué le geste réparateur qu'il estimait nécessaire pour compenser deux siècles d'abandon. Dans la presse internationale, le scandale est énorme. Surtout, évidemment, la presse anglophone. Le Times n'hésite pas à écrire : « Il faut nous résigner à supporter les provocations du Président de la République française pendant le long et triste déclin de ses facultés. » À l'éclat du cri lancé par le Général, s'ajoute l'éclat du voyage écourté. Que le Général n'ait pas accepté qu'on trouve « inacceptable » ce qu'il a dit, c'était cohérent. Pourtant, l'annulation brutale des cérémonies préparées dans la capitale fédérale va donner encore plus d'écho au scandale de la formule. Mais comment le Général ne se serait-il pas décommandé à Ottawa ? Le ministre des Affaires extérieures canadien, Paul Martin, s'était aussitôt décommandé pour le dîner offert par le Général au pavillon français de l'Exposition de Montréal. Montréal, 25 juillet. Lors de la visite du Général à l'Exposition, la foule massée reprend en chœur : « Vive le Québec libre ! » Pompidou : « C'est l'occasion de montrer une solidarité sans faille » Orly, 27 juillet 1967, 3 heures 30 du matin. L'ensemble de l'aérogare est plongé dans la nuit. L' « isba », où nous nous retrouvons, est illuminée comme si l'on voulait fêter la circonstance. Pompidou, le premier à saisir le moment où la loyauté à l'égard du Général doit s'affirmer haut et fort, a battu le rappel. Il nous a fait téléphoner à tous par Jobert ce message : « Il ne faut surtout pas manquer ce retour du Général, malgré l'heure incommode : c'est l'occasion de montrer une solidarité sans faille. » Tous les membres du gouvernement sont là. À une seule exception : Edgar Faure a fait savoir par son cabinet qu'il désapprouvait les propos du Général à Montréal et le manifesterait par son absence. Côte à côte, les ministres échangent leurs impressions. Au moins la moitié, me semble-t-il, sont franchement troublés. Pompidou a simplement l'air de s'amuser. Tel ministre, gouailleur, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : « Le Vieux, il ne tourne plus rond. » « Il a perdu la tête ! » dit un autre. « Il a été grisé par la ferveur de la foule », dit un troisième. Plusieurs approuvent : « Il a été gagné par cet accueil délirant. » Et pourtant, il serait bien singulier que le Général se fût laissé emporter par les acclamations populaires. Le 24 juillet 1967, son émotion ne pouvait dépasser celle du 25 août 1944, quand il traversait la foule enthousiaste de Paris libéré et qu'il refusait sèchement de céder aux injonctions de Bidault : il avait décidé de ne pas proclamer la République, puisqu'il l'avait emportée avec lui et qu'elle n'avait jamais cessé d'exister. Il avait décidé de proclamer le Québec libre, puisqu'il estimait que ce peuple n'était plus libre depuis deux cents ans. L'appel à la liberté du 24 juillet n'était pas plus improvisé que l'appel à la résistance du 18 juin. C'était le résultat d'une longue réflexion, transformée en résolution inébranlable. « L'essentiel, c'était d'aller au fond des choses ; nous y sommes allé » Non loin de nous, d'un côté, quelques membres de l'ambassade du Canada, l'air lugubre et le maintien emprunté ; de l'autre, les membres de la délégation du Québec, rayonnants. Quand le Général arrive, il feint l'étonnement en nous apercevant : « Comment, vous, si nombreux ! Ce n'est pas une heure pour se lever, ou pour ne pas se coucher ! Il ne fallait pas vous déranger à cette heure-ci, ce n'est pas raisonnable ! » Nul doute, cependant, qu'il aurait été affecté si nous ne l'avions pas conforté par notre présence massive. Après nous avoir serré la main individuellement, il nous fait mettre en cercle autour de lui et se met à nous parler comme un maître à ses élèves au cours d'une excursion botanique : « Je me suis rendu au Québec pour aider les Québécois à échapper à leur situation subordonnée. Le Québec s'est réveillé, la France s'est redressée. Il fallait bien que les Français s'éveillent à leur tour à la question québécoise. Il est vrai que la presse ne nous aide pas dans ce sens et (dit-il en se tournant vers Gorse) la radio et la télévision non plus, d'après ce qu'on me dit. Enfin, tout ça, ce sont des péripéties. L'essentiel, c'était d'aller au fond des choses ; nous y sommes allé. « Je n'aurais plus été moi-même si je ne l'avais pas fait » « Ce voyage a provoqué une sorte de choc. Un choc auquel ni les Canadiens français qui m'accueillaient, ni moi-même ne pouvions rien. Un choc élémentaire. Tout le monde en était saisi. On ne pouvait pas se contenter de périphrases. Il ne fallait pas tourner autour du pot. Nous avons dissipé les arrière-pensées. Il fallait répondre à l'appel de ce peuple. Je n'aurais plus été moi-même si je ne l'avais pas fait. « Le peuple du Québec est en train de se libérer. Il était dans une situation humiliante d'infériorité dans son propre pays, construit par ses ancêtres. C'était une situation typiquement coloniale. Il en a pris de plus en plus conscience au cours des dernières années. Ma visite a en quelque sorte cristallisé tous les sentiments. Les Québécois, maintenant, se sont rassurés sur eux-mêmes. Ils ont la volonté de parler et de vivre chez eux en français, de prendre leur destin en main, d'être maîtres chez eux. Le Québec est français, je crois bien, pour toujours. » Quand il nous quitte, il me glisse : « Il faut que je vous voie. Pouvez-vous venir demain ? — C'est-à-dire aujourd'hui ? — Voyez avec Tricot. » Nous restons encore là, saisis par cette foi à déplacer les montagnes. Je vais vers Couve, qui est en retrait et me semble maussade. Il se contente de me dire, laconiquement : « Eh bien, voilà ! — Et vous, qu'en pensez-vous ? — Il a eu tort. » J'essaie d'en savoir davantage. Il finit par me lâcher : « Il doit bien savoir que l'indépendance du Québec est impossible. Ça ne peut déboucher que sur un désastre. » « Que diriez-vous si je leur criais : " Vive le Québec libre ! " » Je rejoins ensuite l'amiral Philippon 5, en tenue blanche à boutons d'or : « Vous croyez que c'était une improvisation ? » Il sourit et me raconte : « Oh, je ne crois vraiment pas ! Sur le pont du Colbert, pendant la traversée de l'Atlantique, il était venu se dégourdir les jambes, il m'a dit qu'il était en train d'écrire les discours qu'il allait prononcer : "Que diriez-vous si je leur criais: Vive le Québec libre ?" Je lui ai répondu : "Oh, vous n'allez pas faire ça, mon général ! — Eh bien, je crois que si ! Ça dépendra de l'atmosphère." » Le cortège va s'ébranler. Je propose à Jean-Daniel Jurgensen6 de le ramener à Paris. C'est un vieil ami ; il peut me donner des informations de l'intérieur de l'équipe. Je lui demande si le Général a su qu'avec la formule « Québec libre », il reprenait à son compte le slogan des partisans du « Rassemblement pour l'indépendance nationale » (RIN), comme l'en soupçonne la presse anglo-saxonne. A-t-il voulu encourager cette formation séparatiste ? Ou a-t-il commis une erreur de bonne foi, parce qu'il ignorait que cette expression faisait partie du vocabulaire indépendantiste ? La réponse de Jurgensen est catégorique. Selon lui, le Général ignorait l'existence même du RIN. Lui qui a toujours dénoncé le système des partis en France, il n'allait pas se mettre à la remorque d'un quelconque parti québécois. Il voulait, par-delà les militants et porteurs de pancartes, lancer un message au peuple québécois, auquel il donnait une portée générale à la face de l'univers. Jurgensen me raconte qu'il a compris lui-même dès son premier voyage le problème du Québec. Il était venu y passer un week-end avec sa femme pendant une session de l'Assemblée générale des Nations Unies. A Montréal, qui ressemblait à une quelconque ville américaine, ils étaient descendus dans un hôtel où tout le monde parlait anglais. À Québec, le portier de l'hôtel Château-Frontenac leur a refusé une chambre qu'ils avaient demandée en français. Ils se sont alors adressés en anglais au concierge, qui leur en a aussitôt trouvé une. Il me confie : « Au départ de Montréal, le Général m'a fait venir près de lui dans l'avion. Je lui ai dit : "Vous avez payé la dette de Louis XV." Il a repris la formule, je crois qu'elle lui plaisait bien. » Jurgensen avait trouvé le mot qui pouvait le plus toucher le Général, gavés d'histoire qu'ils étaient tous deux. Le Général a ajouté : « Louis XV avait bien les moyens d'envoyer d'autres troupes après la mort de Montcalm, pour permettre à Lévis de l'emporter sur les Anglais. Il a eu la légèreté de céder à la dérision de la Cour, qui se moquait comme Voltaire de " quelques arpents de neige vers le Canada ". Il a abandonné nos soixante mille colons à leur sort. C'est une action peu honorable. Il fallait l'effacer. » 1 Le gouvernement libéral de Jean Lesage avait pris le pouvoir au Québec en juillet 1960, après plusieurs décennies du régime conservateur de Duplessis. Lesage a démissionné le 9 juin 1966. 2 Qui oppose l'Olympique Lyonnais et Sochaux. 3 Veuve depuis mars 1967 du général Vanier, longtemps ambassadeur du Canada auprès du général de Gaulle à Londres, à Alger puis à Paris, ensuite gouverneur général du Canada. Liée à ma femme, elle est la marraine de notre fille aînée. 4 Lors de ses déplacements officiels, le Général assiste à la messe mais ne communie jamais. Il l'a fait pourtant le dimanche 26 juin 1966, à Leningrad. Discrètement interrogée alors que la messe avait déjà commencé, Mme de Gaulle a répondu que le Général communierait. Il n'a pu que recevoir l'hostie que l'officiant vint lui présenter. Le Général communiera publiquement de nouveau le dimanche 10 septembre 1967, à Gdansk, lors de son voyage en Pologne. 5 Chef d'état-major particulier du général de Gaulle. 6 Directeur d'Amérique au Quai d'Orsay. Chapitre 7 « ON NE FAIT AVANCER L'HISTOIRE QU'À COUPS DE BOUTOIR » Salon doré, 29 juillet 1967. Le surlendemain, le Général me reçoit pour me donner ses instructions. Je passe d'abord voir Saint-Légier. Il est en train de classer les télégrammes amoncelés sur son bureau. Ils ont été adressés au général de Gaulle par des Canadiens exaspérés ou enthousiastes. Les premiers sont rédigés en anglais, ou plus rarement en mauvais français ; les seconds en bon français. Je suis introduit dans le Salon doré. GdG : « Voilà ! On ne fait avancer l'histoire qu'à coups de boutoir. Dorénavant, les Canadiens anglais ne pourront plus faire comme si le problème du Canada français ne se posait pas. « J'ai pris acte de la chose française, qui s'était manifestée avec éclat. La journée du Chemin du Roy avait démontré que les Français du Canada communiaient avec le Président français. C'était saisissant. Je n'ai été qu'une étincelle. » « Entretenir le mouvement pour qu'il devienne irréversible » Il relève la tête. C'est le chef militaire qui parle, comme s'il commandait toujours une division blindée : « Il faudrait que, dans les quinze jours ou trois semaines, vous vous rendiez au Québec. Nous avons fait une percée. Maintenant, il faut occuper le terrain. Je vous en charge. Les Québécois ont besoin de professeurs, d' instituteurs, de puéricultrices. Il faut qu'ils se remettent dans le circuit du français universel. Ils le souhaitent, mais ils n'en ont pas les moyens par eux-mêmes. Les ententes que nous avons signées avec eux ces dernières années vont dans le bon sens, mais c'est encore très insuffisant. Il faut leur prêter massivement nos enseignants, accueillir massivement leurs étudiants. Enfin, réfléchissez à tout ça. C'est votre affaire. Il faut tout couvrir, l'éducation, la culture, la technique, la recherche scientifique, la jeunesse, la télévision. Et quand ce programme sera prêt, vous irez le présenter à Johnson. AP. — Je comprends la manœuvre et je suis tout disposé à l'exécuter. Mais dans quinze jours ou trois semaines, je ne vois pas comment. Rien n'est prêt. La Fonction publique et le Budget vont être en vacances, comme toute la France. Je n'arriverai pas à élaborer un programme substantiel, sans avoir tenu plusieurs réunions interministérielles. Il me paraît impossible d'accomplir cette mission avant septembre. GdG (après quelques secondes : il n'aime pas qu'on lui résiste). — Enfin, voyez, mais ne perdez pas de temps ! Il vous faudrait mettre au point un accord cadre, pour que tout le monde comprenne que ce que j'ai dit, ce n'était pas du vent, que c'était l'annonce d'une réalité bien concrète. Les Français du Canada ont compris le sens de ma visite. Ils ont repris confiance en eux. C'est un moment qui sera peut-être fugitif. Il faut donner une forte impulsion et entretenir le mouvement, pour qu'il devienne irréversible. « Voyez ce qu'on peut développer : des bourses pour nos grandes écoles, pour des infirmières, que sais-je. Pas de paroles en l'air ! Des mesures concrètes d'application immédiate. Pour une fois, il faut que l'intendance suive, et même vite. (Les instructions pratiques ainsi données, il reprend de la hauteur.) « J' ai bousculé le pot de fleurs. Mes adversaires et mes faux amis ne me le pardonneront pas de longtemps. Mes vrais amis s'en réjouiront. » « Nous étions pauvres et nous avions l'essentiel en nous » On dirait qu'il a besoin de se rassurer, en tout cas de s'assurer : « Ce n'est pas moi qui ai incité les Québécois à faire la "Révolution tranquille ". C'est Lesage qui, dès sa prise de pouvoir, est venu nous demander l'appui de la France pour défendre le fait français. C'est lui qui a souhaité l'ouverture d'une délégation générale du Québec à Paris, pour que nous ayons des relations directes sans passer par Ottawa. C'est lui qui a insisté pour que cette délégation ait le statut diplomatique 1. « Notre devoir est d'aider les Québécois à ne pas se dissoudre. Dans l'immensité anglophone, c'est le danger qu'ils courent. Vous savez, la domination anglo-saxonne prolifère comme une algue. Les Anglais et l'administration fédérale campent chez les Québécois comme dans une colonie. « Il y a deux siècles que la France a contracté une dette envers les Français du Canada. Ce que j'ai essayé de leur donner, c'est confiance en eux-mêmes ; confiance dans la Nouvelle-France ; confiance dans la France d'Europe ; confiance dans le concours qu'elles peuvent mutuellement se porter. Mais cette confiance a besoin d'être alimentée. Pour que ma visite n'ait pas été un feu de paille, il faut apporter des bûches au foyer. Ils ne croiront à l'aide promise que si elle se concrétise rapidement. AP. — Avons-nous les moyens de leur apporter l'aide qui leur serait nécessaire ? GdG. — Nous n'avons pas besoin d'être riches pour être entendus. Il y a un honneur à être pauvre. Gilles de Rais avait pris comme devise, pour entraîner ses hommes : Gloire et richesse. Mais Jeanne d'Arc répliquait : "L'homme qui parle ainsi est le dernier des hommes." Gloire et richesse, c'est aussi ce que Bonaparte promettait à l'armée d'Italie. Nous avons choisi, pour la France libre, Honneur et Patrie : nous étions pauvres et nous avions l'essentiel en nous. « Ce n'était pas mûr » AP. — Pourquoi, quand vous êtes allé au Québec en visite officielle en avril 1960, le public était-il partout tiède et clairsemé, y compris à Montréal ? Et pourquoi aujourd'hui, une telle ferveur ? GdG. — Ce n'était pas mûr. AP. — Qu'est-ce qui a mûri, entre-temps ? GdG. — En 60, des rapports directs entre le Québec et la France ne s'étaient pas encore établis 2. Le gouvernement Lesage a installé une maison du Québec à Paris. Nos rapports sont devenus plus fréquents. Et surtout, le peuple québécois a compris qu'il avait besoin de disposer de lui-même. AP (têtu). — Quand même, le contraste entre le public froid de 60 et ces foules délirantes, c'est bizarre. GdG. — Vous savez, pendant ces sept années, le Québec s'est réveillé. Il ne veut plus seulement survivre, il veut s'affranchir. Ce qui s'est produit, c'est l'avènement d'un peuple qui entend devenir maître de son destin. Et puis, pendant le même temps, la France s'est affirmée, elle a appliqué le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, elle est devenue le porte-parole des peuples qui veulent jouir de ce droit. Alors, ces deux évolutions se sont conjuguées. » « Il aurait suffi que je claque des doigts pour que la Wallonie demande son rattachement à la France » Je l'amène une nouvelle fois sur la question belge, évoquée voici deux ans 3. Il est moins définitif qu'alors. AP : « Vous ne croyez pas que les Wallons, après les Québécois, pourraient bien maintenant être tentés aussi de s'émanciper ? GdG. — Peut-être. La Belgique est un État fragile. Mais le problème n'est pas le même qu'au Canada. La Wallonie et la Flandre s'équilibrent à peu près. Il n'y a pas de risque, apparemment, que l'une opprime l'autre. « Je sais bien qu'après la Libération, il aurait suffi que je claque des doigts pour que la Wallonie demande son rattachement à la France. Mais justement, j'estimais qu'il ne m'appartenait pas de claquer des doigts. Il aurait fallu que les Wallons ou leurs représentants légitimes prennent l'initiative. La France n'avait pas à payer une dette comme au Canada. Un moment, j'avais songé à faire un voyage qui aurait commencé à Gand, je me serais arrêté à Dinant où j'ai été blessé en 14 4, à Namur, capitale de la Wallonie, j'aurais descendu la Meuse jusqu'à Liège, dont Michelet disait qu'elle était plus française que la France. Ç'aurait été comme le Chemin du Roy au Québec. Mais j'ai résisté à la tentation. « Notez bien que depuis mon retour aux affaires, une de mes premières initiatives a été d'inviter le Roi et la Reine des Belges 5. On ne m'a jamais rendu l'invitation. On avait trop peur, sans doute, des manifestations populaires en Wallonie. » Il reprend, après quelques secondes : « J'avais reçu une délégation de Wallons, bien décidée à préparer le rattachement. Elle m'avait expliqué que les Flamands étaient de plus en plus arrogants et finiraient par faire d'eux-mêmes sécession. C'est peut-être comme ça que ça finira. « La Wallonie existe, mais il n'y a pas une nation wallonne, les Wallons n'ont jamais cherché à devenir un État. Ils demandent à être intégrés au sein de la République française, dont ils ont déjà fait partie. C'est tout autre chose que, pour les Québécois, de s'émanciper de la domination anglo-saxonne. « Beaucoup de Wallons pensent qu'ils seraient mieux traités par la France que par la Flandre. C'est probable. Ils retrouveraient au sein de la France la fierté d'appartenir à une grande nation, la fierté de leur langue et de leur culture, le goût de participer aux grandes affaires du monde et de se battre pour de grandes causes humaines. « Toutes choses qu'ils ont perdues dans leur association contre nature, imposée par les Anglais, avec les Flamands qui ne les aiment pas et qu'ils n'aiment pas. Pour les besoins de l'unité de la Belgique, on a raboté ce qu'ils avaient de différent. Ils en sont frustrés. « Il y a un malaise belge, comme il y a un malaise canadien. Il ne faut pas exclure qu'il aboutisse à une crise, surtout au cas où l'équilibre entre les deux fractions viendrait à se rompre. « Rien n'est définitivement perdu dans la vie des peuples » AP. —Alors, qu'avez-vous dit à cette délégation ? GdG. — Les Wallons avaient envie de se jeter dans les bras de la France. Mais, à la fin de la guerre, nous avions suffisamment de difficultés avec les Anglais et les Américains pour ne pas rajouter celle-là. Alors, j'ai renvoyé mes visiteurs à un avenir plus lointain. Je leur ai dit que l'histoire des peuples est longue, qu'ils durent plus longtemps que toutes les constructions artificielles qu'on peut leur imposer. Et que le jour où la Wallonie, par la voix de ses représentants légitimes, ou de préférence par référendum, déciderait d'être rattachée à la France, nous leur ouvririons les bras de grand cœur. « Vous savez, conclut-il, rien n'est jamais définitivement perdu dans la vie des peuples, si leurs dirigeants ne s'abandonnent pas aux fausses fatalités de l'histoire. » En me raccompagnant, il me dit lentement, avec un sourire qui ressemble à une lumière intérieure : « Il y a l'immense résistance des choses. On ne la surmonte qu'en secouant les habitudes et en en créant de nouvelles. Ce n'est pas en quatre jours qu'on peut gommer deux siècles de soumission. Il faut rendre maintenant la France présente au Québec et le Québec présent en France. À vous d'y travailler. » Il ne me déplaît pas d'aller me promener dans cette fourmilière qu'il a bousculée. Jamais je n'admire autant le Général que quand il fait ses coups d'éclat pour porter témoignage au nom des petits peuples qui aspirent à plus de liberté. Il lance le cri des peuples perdus, des peuples sans voix. Il est seul à le faire, sans doute parce qu'il est seul à pouvoir le faire. « La question est que le peuple français du Canada ait la pleine disposition de lui-même » Après l'audience, je vais revoir Saint-Légier. D'après les premiers sondages, la réaction de la population québécoise paraît avoir obéi à trois dominantes : vive approbation des encouragements donnés par le Général à l'émancipation du Québec et à l'affirmation de sa personnalité ; satisfaction à l'annonce que les rapports franco-québécois allaient devenir toujours plus étroits ; mais réticence marquée devant l'appellation de « Français du Canada » dont avait usé le Général : « Nous ne sommes pas Français, nous sommes des Nord-Américains parlant français. » Le gouvernement québécois avait suspendu sa réaction. Il attendait le verdict de l'opinion. Il se prononce avec une vigueur accrue par son retard : « Courageux et lucide, le général de Gaulle est allé au fond des choses... Le Québec n'a jamais été une province comme les autres. Ce fait élémentaire, que d'aucuns au Canada trouvent difficile à accepter, le monde entier maintenant le connaît. On ne pourra plus logiquement s'opposer à ce que se nouent des liens plus étroits entre le Québec, la France et d'autres pays francophones. » Notre ambassadeur a télégraphié d'Ottawa que le gouvernement canadien « ne lui fait pas grise mine », mais il précise qu' « il n'en existe pas moins une profonde blessure » ; il ne sait combien de temps elle mettra à « se cicatriser ». De Gaulle a inscrit dans la marge : « La question n'est pas que la blessure de M. Lester Pearson soit cicatrisée ; la question est que le peuple français du Canada ait la pleine disposition de lui-même. » Sur son bureau, s'amoncellent des extraits de journaux et des télégrammes individuels. Un journal anglophone de Montréal avoue : « De Gaulle a brisé la coquille de solitude qui entoure le Québec. Pour une fois, les millions de Canadiens français ont entendu, en français, des paroles d'affection6. » Et le Premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Robert Stanfield, invite ses compatriotes anglophones « à comprendre la situation du Canada que le geste de De Gaulle a révélée, et à modifier leur attitude ». Ces réactions contrastent avec le déferlement d'incompréhension, d'hostilité et de ricanement qui emporte la presse française. « J'ai pris en charge cette passion unanime et évidente » Conseil du 31 juillet 1967. C'est le premier Conseil des ministres après son retour. Couve narre avec une discrète émotion ce qu'il a vu. Puis le Général prend la parole. GdG : « Il y a longtemps qu'on me pressait d'aller au Canada, c'est-à-dire au Canada français. Comme il y avait l'exposition de Montréal, on m'a invité : le gouvernement fédéral, le maire, et Johnson. « Me voilà donc parti. Je savais bien qu'il y aurait des manifestations, mais je ne savais pas quelle en serait l'ampleur. Ça a été réellement un déferlement français, une ampleur unanime. Le fait français qui s'est manifesté était éclatant, beaucoup plus que je ne l'avais imaginé. « Une autre chose était évidente. Le Canada français n'admet plus le système où il est enfermé. « Après notre départ, il y a deux cent quatre ans, pendant cent quatre ans les Français ont été gouvernés par les Anglais. Repliés sur eux-mêmes, s'enfermant dans leurs fermes, ils ont gardé leur langue, leur identité, avec passion. Mais la France ne prenait avec eux aucun contact. «En 1867, il y eut l' " acte de l'Amérique britannique". En réalité, l'autorité restait aux mains des Anglais. « Le peuple ne veut plus de cette domination dans laquelle il est encore. Ils ne l'ont pas rejetée absolument, parce qu'ils n'avaient pas encore pris conscience d'eux-mêmes. « Trois thèmes ont été développés, soit par nos interlocuteurs, soit par nous-mêmes. « 1. Ils sont un morceau du peuple français. « 2. Il faut qu'ils prennent en main leur destin. « 3. Pourquoi la France ne s'est-elle pas occupée de nous ? « Certes, notre gouvernement royal avait sur les bras les guerres du continent, il ne pouvait plus envoyer une escadre outre-mer. Mais surtout, il y a eu un renoncement des cadres, des élites. Le fond même de la population française n'était pas intéressé. Il y a eu des personnalités, Champlain, Montcalm, comme aux Indes Lally-Tollendal ou Dupleix. Mais la masse ne s'y intéressait guère. Et quand nous sommes partis, les capacités sont rentrées en France. Seul le populo est resté. « Ils étaient 60 000 alors ; ils sont six millions et demi. Ils ont un sentiment profond : pourquoi la France nous a-t-elle laissés tomber pendant si longtemps ? « J'ai pris en charge cette passion unanime et évidente. Puisque j'étais la France, j'ai parlé sans équivoque. « Je n'ai pas dit : "Révoltez-vous." Il faudra qu'ils fassent des arrangements avec les Anglais. Il y a la proximité des Américains. Ils doivent faire partie d'un ensemble, et qui s'entende avec ses voisins. Mais sur la base de la liberté, de l'indépendance. Ils vont vers la constitution d'un État. Après quoi il y aura des arrangements, confédéraux ou autres. « Le gouvernement fédéral ne pouvait pas laisser passer cela. Ils ont fait ce communiqué après lequel il était impossible d'aller à Ottawa. « Il y avait une opération que depuis deux cent quatre ans la France se devait de faire. Cette opération a été faite. Elle aura des conséquences, dans la mesure où le Canada français le voudra, et il le veut. La France n'a pas à tirer de conséquences. Elles le seront au Canada, au point de vue international et national. « Comme c'était une opération française, elle a déclenché la fureur de tout ce qui est anglo-saxon, qui a été touché au plus vif. Il y a eu du côté anglais une immense hypocrisie. Ils ont voulu dissimuler la situation, donner le change, faire croire que ce n'était pas comme ça, alors que c'était comme ça. C'est naturel. « Ce qui n'est pas naturel, ce qui est inimaginable, c'est l'attitude de la presse française ou soi-disant telle. « J'ai dit que le Québec devait être libre. Il le sera. « C'est la France toute seule qui pendant deux cent cinquante ans a créé et peuplé le Canada, lui a donné son âme et son esprit. On ne peut pas se désintéresser du Canada. On ne peut considérer le Canada au même titre que les autres pays. « Les choses ne sont pas réglées. Elles commencent seulement. « Un dernier mot, sur les universités canadiennes françaises. Elles ne se sont consacrées à l'industrialisation que très tard. Mais on y trouve une jeunesse ardente ; ces jeunes sont résolus à devenir patrons de leur propre pays. » « Ah ! Je pensais que vous aimiez la France ! » Rue Le Tasse, 3 août 1967. Pauline Vanier 7 est venue dîner chez nous ce soir. Il suffit de la voir pour mesurer la difficulté de l'entreprise du Général. À peine assise, elle éclate en sanglots : « Comme je suis heureuse que Georges soit parti à temps pour ne pas vivre cette tragédie ! Depuis la France libre, il avait une admiration sans borne, une véritable dévotion pour de Gaulle. Et toute sa vie, il n'a eu qu'un but : construire un Canada uni, travailler pour le rapprochement des deux communautés. Il n'aurait pas supporté cette épreuve ; je remercie Dieu de la lui avoir épargnée. » Quand elle a séché ses larmes, elle revient aux souvenirs de la guerre : « Les Canadiens anglais étaient gaullistes, parce qu'ils soutenaient le combat du Général contre Hitler. Mais les Canadiens français étaient pétainistes, parce que le Maréchal leur semblait personnifier la vieille France, celle d'avant 1789, à laquelle la Nouvelle-France était restée fidèle, tandis que la France de la Révolution et de la République l'avait trahie. « Ça a été le combat de mon mari, pendant ces années-là, de faire comprendre au Québec et à Ottawa que le vrai représentant de la France de toujours, de celle qui s'était battue pour la liberté, c'était de Gaulle. « Il a fini par convaincre Mackenzie King de rompre avec Vichy en lui répétant que le " gouvernement de Pétain avait été conçu dans le péché de trahison". Ce langage passait très bien avec les Canadiens français. » Elle remonte jusqu'à son premier souvenir de De Gaulle, en juillet 1940. Après l'armistice, son mari, ministre plénipotentiaire du Canada en France, avait quitté Paris avant de recevoir un poste à Londres. Tous deux éprouvaient un vif désir de rencontrer le Général. Ils furent les premiers Canadiens qu'il ait rencontrés à Londres. Elle se trouvait placée à côté de lui au cours d'un dîner. Elle lui explique qu'elle s'occupe, à la Croix-Rouge, des militaires français blessés à Dunkerque. De Gaulle la coupe : « J'imagine que vous les encouragez à se rallier à moi. » Elle lui répond qu'elle est obligée, à cause des fonctions de son mari, de rester neutre. De Gaulle lui réplique : « Ah ! Je pensais que vous aimiez la France ! » « C'est la première fois que je le voyais, c'est la première fois qu'il m'a fait pleurer, mais ce n'était pas la dernière. » Pompidou : « Une gaffe regrettable » Matignon, jeudi 31 août 1967. Pompidou me demande de venir lui parler de l'avancement du dossier et de mon prochain voyage au Québec. Pompidou : « Je suis très favorable à la francophonie. Je dirai même plus que le Général, qui a peur de provoquer une réaction hostile de la part des pays colonisés. Il répète : "Donner et retenir ne vaut. Il ne faut pas avoir l'air de les recoloniser." Je n'ai pas ces scrupules. Je vois souvent Senghor, qui ne cesse de m'en parler. C'est sa grande pensée, ça devrait être la nôtre. « Mais je crains que le discours de Montréal n'ait été une gaffe regrettable, qui va susciter des antagonismes et non des ralliements et compromettre la mise sur pied de l'ensemble francophone. » C'est pourtant Pompidou qui a eu le réflexe filial de battre le rappel des ministres pour qu'on ne puisse pas douter de la solidarité sans faille du gouvernement. Pompidou : « Tout ça, qu'est-ce que ça peut nous rapporter ? Seulement des ennuis » Pompidou : « Qui emmènerez-vous avec vous ? AP. — Les fonctionnaires avec lesquels nous allons travailler d'ici à la fin du mois pour préparer un programme. Ce sera technique et non politique. Pompidou. — Vous voulez rire ! Après le voyage du Général, tout est hautement politique. Je ne vous recommande pas d'emmener Rossillon. C'est un extrémiste, qui nous mettrait à dos la terre entière. Une vraie chance que le Général ne l'ait pas emmené dans sa visite. Il aurait bien trouvé quelque bombe supplémentaire à lui refiler. Le gouvernement canadien le considère comme un dangereux espion. Ce n'est pas le moment de lui donner une couverture officielle. Si vous l'emmenez, vous ne pouvez pas imaginer ce qu'il sera capable de faire. » Je n'avais pas de raison d'emmener Rossillon, qui ne participait pas aux réunions préparatoires de mon voyage. Mais curieusement, j'apprendrai, au cours de mon séjour au Québec, que cet activiste talentueux de la francophonie s'y trouve en même temps que moi et a joué un rôle majeur pour la prise de contact avec les Acadiens. Pompidou reprend : « Les formules du Général sur le peuple juif et sur le Québec libre, ces drames en série, c'était si facile à éviter ! Puisqu'il écrit tous ses textes, il avait dû écrire aussi ceux du Québec. Il aurait bien pu me les faire lire. J'aurais pointé mon doigt dessus et il n'aurait pu qu'accepter ma mise en garde. Mais il est comme un enfant qui joue avec des allumettes en se cachant des adultes. » (En mai 1962, après l'incident du « volapük 8 », il m'avait dit : « Il suffirait qu'il montre le texte de ses conférences de presse, puisqu'il les écrit et réécrit quatre ou cinq fois, à Couve, à vous ou à moi ; et nous repérerions aussitôt ce qui va faire un drame. Mais il est trop orgueilleux pour nous soumettre un texte. » Le ton se fait plus critique : pour lui, ce n'est plus de l'orgueil, c'est de l'enfantillage.) Il ajoute, comme s'il surmontait une hésitation : « Tout ça, qu'est-ce que ça peut nous rapporter ? Seulement des ennuis. Mais il a l'impression de faire avancer l'Histoire par un événement phare. » Oui, « à coups de boutoir ». « Le Québec s'est réveillé et la France a resurgi » Conseil du 23 août 1967. Couve dresse le bilan des relations franco-québécoises : éducation, culture, économie, finances. Il se réjouit de ce qui marche, déplore ce qui ne marche pas, comme s'il avait adhéré sans réserve aux idées du Général sur les « Français du Canada ». Le Général reprend : « Le fait français du Canada est maintenant sur la table, sentimentalement et politiquement, sur place et en France. C'est une situation presque unique au monde : un pays dont une partie de son peuple est ailleurs. » Le Général n'y va-t-il pas un peu fort ? Les Britanniques n'ont-ils pas laissé une partie de leur peuple aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande ? Et la France n'avait-elle pas laissé une partie de son peuple en Algérie, avant que les Algériens ne la forcent au rapatriement ? « Jadis, poursuit-il, les Français du Canada s'étaient laissé cantonner hors du progrès. Maintenant, ils sont bien décidés à rattraper leur retard et à mettre les bouchées doubles. Le Québec s'est réveillé et comme la France, de son côté, a resurgi, les Québécois se tournent vers la France. C'est un fait considérable ; nouveau à cause de leur propre évolution, et peut-être aussi de la nôtre. « Nous ne pouvons pas coopérer avec le Québec comme avec n'importe quel autre pays ; ce cas unique doit être privilégié. En plus, il nous faut aider les Québécois à se constituer un État et une fonction publique. Il faut les doter d'une École nationale d'administration. Quant à l'économie, nous n'avons aucune véritable relation avec le Québec. Les patrons français, comme toujours, ne se soucient nullement de l'intérêt national. Ils préfèrent investir aux États-Unis ou en Ontario, alors que nous devrions créer une véritable osmose économique avec le Québec. Nous pouvons l'aider à se développer dans l'énergie atomique, l'industrie aérospatiale, l'électronique, l'informatique. Les Québécois ne voudraient pas être condamnés à un tête-à-tête avec la NASA américaine. » Maurice Schumann propose d'admettre le Québec dans la préparation du futur satellite de communication « Symphonie ». Edgar Faure propose une coopération de l'Institut national agronomique. Un Conseil restreint dressera un programme détaillé et chiffré avant mon départ pour le Québec. « Il ne faut pas que vous alliez à Ottawa ! » Ma petite équipe a bien travaillé, ce mois d'août9. Trois douzaines d'actions pratiques ont été imaginées, depuis l'institution du dépôt légal de toute publication dans les Bibliothèques nationales des deux pays, jusqu'à la création d'un Office franco-québécois pour la jeunesse sur le modèle de l'Office franco-allemand ; en passant par la création d'un centre franco-québécois pour le développement pédagogique, d'un autre pour l'enseignement technologique, d'un autre pour la recherche scientifique. Des chercheurs québécois seraient admis au CNRS dans les mêmes conditions que les chercheurs français. Après plusieurs réunions interministérielles, nous avons retenu 25 actions. Le 1er septembre 1967, un Conseil restreint les entérine. Le nombre des enseignants français envoyés au Québec passerait de cent à mille en trois ans, de même que les bourses offertes aux étudiants québécois pour la France. Salon doré, le même jour, le Général, en tête à tête, a hâte d'en venir au fond de l'affaire, qui est politique ; un fond où la forme compte pour beaucoup. GdG : « Il ne faut pas que vous alliez à Ottawa ! Prenez vos dispositions en conséquence ! Il y a trop peu de temps que l'incident s'est produit. Les Canadiens anglais m'ont manqué. Il faut leur faire comprendre qu'on n'agit pas ainsi. Ils se fermaient les yeux devant le fait français ; ce n'est pas ma faute si ce fait français s'est révélé. N'ayez pas l'air de vous excuser en allant les voir à Ottawa. AP. — Il y a une bonne raison pour me rendre à Québec, où va se tenir la Biennale de la langue française, et à Montréal, puisqu'il y a l'Exposition. GdG. — Naturellement ! Sans vous croire pour autant obligé d'aller dans la capitale fédérale ! D'ailleurs, il n'y a aucune raison pour que les ministres français qui iront à Montréal ou à Québec à l'avenir fassent un pèlerinage à Ottawa. Tout récemment, un ministre canadien est venu commémorer le vingt-cinquième anniversaire du commando de Dieppe, mais il n'est pas venu à Paris. Pourquoi voudrait-on faire plus qu'eux ? (Rien ne lui échappe.) « Naturellement, le Quai d'Orsay ne se fait pas à tout cela. Ces gens-là sont anglophiles. Ils ont peur de faire prévaloir l'intérêt français. D'ailleurs, ça ne date pas d'hier. C'est pourquoi, depuis deux cents ans, on ne s'était jamais occupé des Français du Canada. » Il revient sur un thème plusieurs fois abordé, qui est pour lui si central qu'il ne craint pas de se répéter : Ottawa fête cette année le centenaire de la « soi-disant confédération canadienne ». « En réalité, ce n'est pas une confédération, c'est une fédération, qui prétend être seule souveraine, qui dénie toute souveraineté aux provinces et qui a placé les Français dans une position humiliante. Il y a toujours quelque Laurier ou Saint-Laurent pour servir de marionnette. Mais ce sont les Anglais qui tirent les ficelles. « Dans cette fausse confédération, les provinces ne sont pas souveraines » AP. — Dans vos allocutions du Québec, vous n'avez pas abordé ces notions de "confédération" ou de "fédération". GdG. — Ce ne sont pas des thèmes pour des discours de plein vent. On a quand même bien compris que je ne suis pas allé au Québec pour fêter le centenaire de la Constitution canadienne, mais pour sceller les retrouvailles de la France d'Europe et de la France d'Amérique. Dans cette fausse confédération, les provinces ne sont pas souveraines. Le propre d'une confédération, c'est d'être composée d'États souverains, qui peuvent faire sécession. Le vocabulaire du XIXe siècle était encore flou. Ce qui est aujourd'hui souhaitable, c'est que le Québec forme une confédération, au sens moderne du mot, avec les provinces anglophones qui, si elles le souhaitent, pourraient former entre elles ce qu'elles sont déjà, c'est-à-dire une fédération. « Sur la base de cette souveraineté reconnue préalablement, le Québec pourrait mettre en commun avec les provinces anglophones des compétences particulières — économiques, monétaires, sécurité commune — comme la France accepte ou acceptera de le faire dans le cadre européen. Mais d'abord, il faut que le Québec change de statut. Si le Québec est fort, les Canadiens français de tout le Canada relèveront d'autant mieux la tête. AP. — Il y a un signe qui ne trompe pas. Parmi les nouveaux immigrants au Québec — d'Europe centrale, d'Allemagne, d'Italie, de Grèce —, neuf sur dix choisissent de s'assimiler à la minorité anglophone plutôt qu'à la majorité francophone. Ils ont compris que la minorité était dominante et que la majorité était dominée. GdG. — Parbleu, les Anglais font pression sur eux dans ce sens ! Même au Québec. Le Canada est formé de deux entités distinctes, l'une qui est un morceau du peuple français, l'autre qui est un morceau du peuple anglais, avec en plus des immigrants qui sont aussitôt dirigés vers cette seconde entité ! Les Français y détiennent une capacité politique, et c'est leur chance. Leur seule chance. » « Le Québec libre » : ce n'est pour lui ni la révélation d'une réalité, ni la prédiction d'un avenir inéluctable. C'est un objectif ; un appel. Et c'est aux Québécois de se donner cet objectif, de répondre à cet appel. « Il faut ouvrir au Québec des fenêtres sur le monde » Au cours d'un Conseil des ministres, le Général avait lancé au secrétaire d'État à la Coopération, Jean Charbonnel : « Il ne s'agit pas seulement de coopérer avec les Africains ! Il y a les Canadiens français ! D'une façon générale, ce qui a droit à notre aide prioritaire, c'est la francophonie, qui doit être une de nos grandes entreprises. » Aussi ai-je prêté l'oreille à Dorin, quand il a attiré mon attention sur la prochaine conférence bi-annuelle des ministres de l'Éducation français et africains 10, qui doit se tenir à Libreville en février 1968. Je signale cette circonstance au Général : « Nous pourrions y faire inviter le Québec. Ce serait lui mettre le pied à l'étrier pour une existence internationale. GdG. — Vous avez raison ! Ce serait important. (Il est rare qu'il donne aussitôt son approbation à une idée qui ne vient pas de lui, mais celle-ci lui convient si bien !) AP. — Soit comme membre à part entière, soit du moins comme observateur. GdG. — Mais non ! Pas comme observateur ! Comme membre à part entière ! Expliquez à Johnson l'intérêt que cette invitation représente pour le Québec et nous ferons ensuite le nécessaire avec le Gabon. Il faut ouvrir au Québec des fenêtres sur le monde. Le seul moyen pour un peuple d'exister, c'est d'entrer de plain-pied dans le concert des nations. Le Québec existera quand il participera librement à des conférences internationales. Tâchez de l'introduire dans cette conférence des ministres de l'Éducation. Il a l'étoffe d'une nation souveraine ; il en a la cohésion culturelle ; il s'est affirmé en quatre siècles de lutte contre la nature, contre les Indiens, contre les Anglais. » Il renforce sa conviction par une poussée d'irritation : « La conduite de notre presse est scandaleuse. Que les Anglo-Saxons aient réagi comme ils l'ont fait, c'est assez naturel : ils ne peuvent pas souffrir que la France parle à voix haute. Mais que les bourgeois français leur emboîtent le pas, c'est bien la preuve de leur rage à vouloir effacer la France à tout prix. « En fait, le gouvernement d'Ottawa est dans la main des Canadiens anglais. Ce n'est pas lui qui représente réellement les Canadiens français dispersés à travers le Canada, c'est le gouvernement du Québec, à condition qu'il se renforce et devienne souverain. » Il tire de ce principe une conséquence pratique : GdG : « Nous allons changer le statut du consulat général de France à Québec. Il était dépendant de notre ambassade. Sa correspondance devait transiter par Ottawa. Il faut qu'il communique directement avec Paris, sans passer par l'ambassade. Le climat d'Ottawa est tel qu'un ambassadeur aura toujours peur de déplaire aux autorités auprès desquelles il est accrédité. En attendant que nous ayons un ambassadeur à Québec, il faut que notre consul général nous informe et agisse de manière indépendante. » Il se lève, pour marquer que l'entretien est terminé : « Désormais, il ne faut plus ni de France sans le Québec, ni de Québec sans la France. » Sur le seuil du Salon doré, il me répète : « Et surtout, vous n'allez pas à Ottawa ! N'allez pas faire de courbettes devant Mister Martinne, qui se fait appeler Monsieur Martin au Québec. » « Il n'est pas nécessaire d'en parler au Quai d'Orsay » Cracovie, 8 septembre 1967. À l'issue du dîner officiel, le Général, avant de se retirer dans son appartement du château royal de Wawel, m'avise : « C'est bien demain que vous partez pour le Québec ? Venez une heure avant le départ du cortège, il faut que je vous voie, je vais écrire à Johnson une lettre que je vous remettrai. » Cracovie, 9 septembre 1967, 8 heures 30. Il me remet une lettre manuscrite, dans une enveloppe non cachetée qu'il a inscrite au nom de « S.E. Monsieur Daniel Johnson, Premier ministre du Québec ». Je fais mine de la clore. « Non, non, vous la lirez. Et vous ferez bien de la recopier, je n'en ai pas de double. À votre retour, vous donnerez cette copie à mes aides de camp, ils s'en débrouilleront pour les archives. Mais pour le moment, il n'est pas nécessaire d'en parler au Quai d'Orsay » (traduire : « Je vous interdis d'en parler à Couve »). Je la recopierai soigneusement dans l'avion. Il l'a écrite à la main hier soir, mais ne l'a pas datée de Cracovie. Les termes en sont pressants : « 8 septembre 1967. « Mon cher Premier ministre, « Il semble bien que la grande opération nationale d'avènement du Québec, telle que vous la poursuivez, soit en bonne voie. L'apparition en pleine lumière du fait français au Canada est maintenant accomplie dans des conditions telles que — tout le monde le sent — il y faut des solutions. On ne peut plus guère douter que l'évolution va conduire à un Québec disposant de lui-même à tous égards. « Pour notre Communauté française, c'est donc — ne le pensez-vous pas ? — le moment d'accentuer ce qui est déjà entrepris. Dans les domaines financier, économique, scientifique et technique, mon gouvernement sera incessamment en mesure de faire au vôtre des propositions précises au sujet de notre effort commun. Pour ce qui est de la culture et de l'enseignement, M. Peyrefitte, à qui je confie cette lettre, vous indiquera ce que le gouvernement de Paris est prêt à faire tout de suite et qui est assez considérable. « Laissez-moi vous répéter que j'ai été touché jusqu'au fond de l'âme par l'accueil que m'a fait le Québec et quelles satisfactions m'ont données notre rencontre et nos entretiens sur le sol du Canada français, succédant à ceux de Paris. « En vous demandant de présenter à Mme Daniel Johnson mes très respectueux hommages, auxquels ma femme joint ses meilleurs souvenirs, je vous prie de croire, mon cher Premier ministre, à ma très haute et amicale considération. » « Il faut créer des faits accomplis ! » Le Général me précise ce qu'il attend de moi. D'abord, une mission qui deviendra publique à son terme : « Négociez avec le gouvernement du Québec des accords de coopération étroite. Enfin, tout ce que vous avez préparé et que le Conseil des ministres a entériné avant notre départ pour la Pologne. » Ensuite, une mission secrète. Le Général prend sa respiration, comme quand il veut dire quelque chose d'important : « Et puis, je voudrais proposer à Johnson d'établir entre le Québec et la France la même organisation qu'entre la France et l'Allemagne. Il n'y a aucune espèce de raison pour que nous ayons des relations moins étroites avec les Québécois, les seuls Français habitant massivement en dehors de la France, qu'avec nos ex-ennemis héréditaires. Alors, il faudrait qu'une fois par an, le Premier ministre et les principaux ministres du Québec viennent à Paris nous rencontrer, et que, six mois plus tard, le Président et le Premier ministre français, avec les principaux ministres, rendent la visite au Québec. AP. — Il y a une différence avec l'Allemagne fédérale, c'est qu'elle est un État indépendant, dont le gouvernement est souverain ; alors que le Québec est une province d'un État fédéral et que le gouvernement provincial n'est pas libre de ses mouvements. GdG. — Justement, pour l'aider à avancer, il faut créer des faits accomplis ! Les Québécois voudraient bien être un pays souverain, mais ils ne savent pas comment s'y prendre. Alors que les visites que nous nous rendrions mutuellement feraient naître des habitudes nouvelles. « Ce n'est quand même pas comme si nous déclarions la guerre au Canada ! Le Canada est tenu en main par les Anglais ou par des Français collaborateurs. Nous n'avons aucune raison d'avoir avec lui des rapports d'hostilité. Mais il faut bien qu'il se rende compte que les Canadiens français ont des raisons de se sentir plus proches de la France que les Canadiens anglais. « Ce que nous sommes prêts à faire au point de vue politique est beaucoup plus considérable encore que ce que nous allons faire dans les domaines techniques. Pour cette partie-là de votre mission, il vous faut sonder Johnson tout en essayant de le convaincre. Tâchez de pousser les feux. Mais n'en parlez à personne. » À commencer, évidemment, par le chef du Quai d'Orsay, qui est en train de prendre son petit déjeuner dans le même château de Wawel, à quelques mètres de nous. Il est curieux que le Général me demande de court-circuiter Couve pour cette mission spéciale, alors qu'il y ajuste un an, en septembre 1966, il l'avait chargé de se rendre à Québec et de proposer à Johnson la création d'une Commission permanente de ministres français et québécois, qui serait chargée de gérer les relations entre « les deux communautés françaises ». Il ne s'agissait encore que de transposer le système de la Commission franco-soviétique. C'était moins audacieux que de copier le système franco-allemand ; mais il s'agissait bien, tout de même, d'organiser des liens directs entre « les deux communautés françaises », et donc de court-circuiter Ottawa... Couve s'était acquitté scrupuleusement de cette mission délicate et avait même, lui si modéré dans son expression, fait à Québec des déclarations publiques qui allaient vigoureusement dans ce sens. Pourquoi le Général se cachait-il, un an plus tard, de son ministre des Affaires étrangères qui, comme toujours, lui avait été parfaitement loyal ? Probablement après le « Québec libre », avait-il senti que Couve désapprouvait ce « mot de trop ». Je lui fais remarquer qu'en appliquant au Québec les institutions de la coopération franco-allemande, il serait amené à y retourner lui-même chaque année, ce qui n'irait pas sans soulever des difficultés avec le Canada. GdG : « Justement, nous allons proposer au Québec une coopération bilatérale de plus en plus étroite, qui aboutira de facto à ce que la France traite le Québec comme un État souverain. « Chaque visite sera le moyen de réchauffer les sentiments. Pour que le monde avance, il faut des moments d'exaltation qui répondent aux aspirations profondes des peuples. » Ainsi, le long du Chemin du Roy, puis du haut du balcon de l'Hôtel de Ville de Montréal, le Général avait déclenché la phase un de l'opération qu'il caressait depuis au moins six ans. À son retour à Paris, il a déclenché la phase deux : une ambitieuse coopération bilatérale. À Cracovie, il déclenche la phase trois : aboutir à ce que la France traite le Québec comme un Etat souverain. 1 Le Quai d'Orsay s'est récrié, puis, sous la pression de l'Élysée, s'est incliné. La délégation générale du Québec aura tous les privilèges des ambassades, mais ne sera pas inscrite dans la liste diplomatique. 2 Le Général ne doit pas savoir que, dès la fin du XIXe siècle, le Québec avait installé une agence à Paris. 3 Voir supra, l'entretien du 3 septembre 1962 (ch. 1, p. 305) et celui du 10 novembre 1965 (ch. 5, p. 329). 4 Le 15 août 1914, le lieutenant de Gaulle a été fauché par un tir de mitrailleuse allemande en menant sa section à l'assaut du pont de Dinant. 5 Le roi Baudouin de Belgique et la reine Fabiola, mariés en décembre 1960, sont venus en voyage officiel en France du 24 au 27 mai 1961. 6 Montreal Star, 1er août 1967 ; cité dans P.-L. Mallen, Vivre le Québec libre, Plon, 1978, p. 251. 7 Voir plus haut, ch. 6, p. 334. 8 C'était de Gaulle, t. I, IIe partie, ch. 7. 9 Notamment Bernard Dorin, le plus apte par sa connaissance du terrain à trouver des idées nouvelles pour amplifier la coopération franco-québécoise. 10 Cette conférence réunissait deux fois par an les ministres de l'Éducation nationale de l'Afrique francophone et de la France, une fois en Afrique, l'autre à Paris. Chapitre 8 « MON AMI JOHNSON » Dimanche 10 septembre 1967. À Dorval, aéroport de Montréal, je mets pour la première fois le pied sur la terre canadienne. Dans cette Amérique du Nord où je ne connaissais que l'écrasante présence des Anglo-Saxons, je reçois un choc en plein visage. Le ministre chargé de m'accueillir, Marcel Masse, ayant quelques minutes de retard, le porteur, le policier, le chauffeur de taxi, lorsque je m'adresse à eux en anglais, hochent la tête pour me faire comprendre qu'ils ne parlent pas cette langue, et me répondent en français. Mais Marcel Masse arrive et nous voici filant vers Montréal. Il me dit en baissant la voix que Johnson vient d'être victime d'une « petite attaque cardiaque » et qu'il garde la chambre à l'hôtel Bonaventure, à côté de l'Hôtel-Dieu, où son frère cardiologue le soigne. C'est un secret d'État. Johnson, qui reste étendu en pyjama toute la journée, s'habillera pour le dîner auquel il me convie tout à l'heure. Il ne pourra pas participer les jours prochains à nos entretiens. Il se contentera de signer le procès-verbal de nos accords, pour lesquels il nous fait toute confiance. Inquiet pour ma mission secrète, j'obtiens l'assurance que je pourrai le voir en tête à tête au cours de mon séjour. Le dîner a lieu dans un vieux restaurant de Montréal, vestige précieusement conservé de la Nouvelle-France. Marcel Masse et Claude Morin, les deux ministres avec lesquels je vais surtout travailler, sont présents, mais muets. Les premiers mots de Johnson sont pour me parler de la visite du Général, comme s'il en était encore ébloui : « Elle a été un immense succès. Nous aurions dépensé des milliards de dollars en relations publiques, que nous n'aurions pas fait le début du commencement de ce qu'il a obtenu par son coup d'éclat. Il a posé la question du statut du Québec d'une manière telle qu'on ne pourra pas revenir dessus. « Pour nous Québécois, ce voyage restera toujours inoubliable. S'il n'avait pas crié " Vive le Québec libre ! ", le monde n'en aurait rien su ; et même nous, nous aurions fini par gommer nos souvenirs, alors que nous les ranimons sans cesse en discutant, que ce soit pour approuver ou même pour désapprouver. AP. —Avez-vous interprété ces quatre mots comme prenant acte de votre Révolution tranquille et de l'émancipation qu'elle vous a déjà permise ? Ou bien comme une manière de vous inciter à prendre dorénavant votre destin en main ? Si le Québec est devenu libre, ce n'est qu'une constatation. S'il lui reste à le devenir désormais, c'est une exhortation. Johnson. — C'est les deux à la fois. Les Québécois savent bien qu'ils ont été longtemps tenus par le peuple vainqueur dans une situation coloniale et qu'ils sont en train de s'en arracher ; mais ils avaient besoin d'être encouragés ; et ils ne pouvaient pas l'être plus qu'ils ne l'ont été. » Mais il me dit aussi : « Vous savez ce que, pendant deux cents ans, nous n'avons pas pardonné aux Français ? Ce n'est pas seulement qu'ils nous aient abandonnés. C'est qu'ils nous aient sacrifiés au profit des Antilles et des comptoirs de l'Inde. Le sucre et les épices, ça rapportait plus que les fourrures des trappeurs. Ça, nous ne l'avons pas oublié. » Il rêve tout haut à ce qui aurait pu se passer au XVIIe siècle, si Louis XIII et Louis XIV n'avaient pas été aussi sectaires : « Dire que les soixante mille paysans français, abandonnés à eux-mêmes au traité de Paris de 1763, descendaient de six mille paysans de l'Ouest de la France qui s'étaient décuplés en un siècle et qui sont le seul apport de la France au Canada ! Quel dommage que Richelieu et ses successeurs aient interdit aux huguenots de s'installer au Nouveau Monde ! Un demi-million de protestants persécutés n'auraient pas été obligés de chercher refuge à l'étranger et de s'y noyer, si on les avait laissés coloniser l'Amérique du Nord. « Le Royaume-Uni et les Pays-Bas facilitaient l'immigration outre-Atlantique à tous leurs dissidents. En France, la monarchie absolue a refusé cette issue à ses "religionnaires ", elle les a bannis et dispersés ! Alors que la Nouvelle-France, du Saint-Laurent jusqu'à la Louisiane, était une terre presque vierge à peupler ! Toute cette substance française a été perdue pour la France ! (Il reprend l'expression du Général ; ils ont dû aborder ce thème dans leurs tête-à-tête.) Elle aurait dominé sans mal les Anglais de Nouvelle-Angleterre. Ce sont au contraire les Anglo-Saxons qui nous dominent, à quarante contre un, parce que nos souverains ont été intolérants jusque dans l'exil. Si nos bons rois avaient été mieux avisés, les premiers hommes sur la Lune n'auraient pas parlé anglais, mais français. » Le Premier ministre refait ainsi l'histoire avec des « si ». Je joue à l'accompagner un instant dans cette reconstruction rétrospective : « Sans compter que nos six mille colons du XVIIe siècle étaient surtout de pauvres croquants, alors que le demi-million de protestants émigrés ou chassés de France étaient riches de savoir-faire technique, économique, financier. » Marcel Masse me raccompagne à l'aéroport de Dorval, où un petit avion va m'amener à Québec. Il me raconte : « Sur le Chemin du Roy, à chaque arrêt, le Général saluait le Premier ministre du titre : "Mon ami Johnson" ; celui-ci rayonnait comme s'il venait d'être sacré à Reims. » La puissance d'évocation et de rêve qui émanait des propos du Général faisait revivre toutes les splendeurs du passé commun, pour en effacer les médiocrités. Lundi 11 septembre 1967. Dans mon lit du Château-Frontenac, je suis réveillé de bonne heure par un coup de téléphone du ministre canadien des Affaires extérieures. Il a fait lui-même le numéro, de peur que je ne me dérobe devant sa secrétaire. « Ici Paul Martin. (Comme le Général me l'avait suggéré, la prononciation diffère suivant l'interlocuteur.) Je vous appelle d'Ottawa. J'apprends que vous êtes arrivé hier soir au Canada. Naturellement, nous vous attendons dans la capitale fédérale. » Il doit se contenter de ma réponse dilatoire. Il insiste : « Certains nuages, qui se sont élevés au-dessus des relations entre nos deux pays, seraient aussitôt dissipés. » Michel Debré est allé à Ottawa et à Québec en janvier 1967 pour y recevoir un doctorat honoris causa. Il a demandé à voir Martin, ministre des Affaires extérieures, qui n'a pas cru devoir le recevoir, bien que Debré soit ancien Premier ministre et ministre en exercice de l'Economie et des Finances. Et voilà que le même Martin me conjure de venir le voir après mon passage à Québec. Le « Québec libre » a fait merveille. Autour d'un tapis vert, Jean-Jacques Bertrand, vice-président du Conseil, ministre de l'Éducation et de la Justice, Jean-Noël Tremblay, ministre des Affaires culturelles, Marcel Masse, ministre d'Etat à l'Éducation, Claude Morin, sous-ministre des Affaires extérieures ; face à eux, moi-même, entouré d'une forte délégation de hauts fonctionnaires, dont Jean Basdevant 1. Johnson, en mai dernier, avait bien averti le Général qu'il ne viendrait « pas dans un pays sous-développé qui attendrait de lui des cadeaux, mais pour quelque chose de beaucoup plus important : permettre au Québec d'atteindre ses objectifs au sein du Canada ». Je ne voulais donc pas déballer nos propositions comme on déballe des présents en arrivant, mais laisser mes interlocuteurs exprimer eux-mêmes leurs attentes. Pendant la première séance, nous jouons à cache-cache. Je cherche à éviter de leur imposer d'emblée les deux douzaines de programmes retenus. De leur côté, s'attendant à une offre de projets élaborés, les Québécois, qui n'en ont préparé aucun, attendent que nous exposions les nôtres. Je finis donc par plonger ; les Québécois nous montrent qu'ils ont beaucoup d'idées, mais qu'ils ne les conçoivent que comme complément ou amendements de celles que nous aurons exposées. Du reste, le Québec n'a encore qu'une administration embryonnaire. C'est seulement en 1964 que le ministère de l'Éducation a été créé. Le directeur de la coopération internationale au ministère des Affaires culturelles a pour tout personnel une secrétaire. Marcel Masse me glisse à l'oreille : « Presque personne, soit dans l'administration, soit parmi les élus, n'a l'expérience des relations internationales. En accélérant les choses, de Gaulle oblige les Québécois à apprendre sur le tas. » Intermède acadien, mardi 12 septembre 1967. De bon matin, Dorin m'annonce que quatre Acadiens campent dans le hall de l'hôtel Frontenac. Il me suggère de les recevoir pendant l'heure libre que me laissent les entretiens avec la délégation québécoise. Il n'a pas l'air surpris de leur arrivée ; je soupçonne qu'il y est pour quelque chose. Adélard Savoie, recteur de la nouvelle université de Moncton, Euclide Daigle, éditeur de l'Évangéline, unique journal acadien, le docteur Léon Richard, président de la Société nationale des Acadiens, et Gilbert Finn, son vice-président, entrent dans ma suite. Ils se présentent comme les chefs de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick et comme les porte-parole aussi de celle de Nouvelle-Écosse : trois cent mille descendants, fidèles à la France, des premiers colons arrivés au Canada aux XVIe et XVIIe siècles. Ils exposent leur supplique. Ils ont été heureux de voir le Président de la République française s'intéresser au Canada français. Ils ont vibré à tous ses discours. Ils ont été bouleversés par son cri « Vive le Québec libre ! ». Mais ils ont regretté qu'il n'ait même pas fait allusion aux Acadiens. Ces quatre mousquetaires me conjurent d'intervenir auprès du Général pour qu'il accepte de les soutenir dans le combat qu'ils mènent pour la survie des Acadiens. « Le Président de Gaulle a voulu effacer l'oubli que Louis XV avait fait au traité de Paris de 1763. Mais nous, nous avons été oubliés cinquante ans plus tôt par Louis XIV, au traité d'Utrecht de 1713 2. Et pourtant, nous avons toujours été fidèles à notre origine française. Puissiez-vous obtenir du Président français qu'il fasse un geste pour nous, comme il l'a fait pour le Québec ! AP. — En somme, vous regrettez qu'il n'ait pas dit: " Vive l'Acadie libre ! " — Ah, s'il avait pu le dire ! » Ils me remettent une lettre fort bien tournée pour le président de la République, où ils rappellent leur histoire tragique ; ils n'y font pas allusion aux délaissements qu'ils viennent de m'exposer amèrement, mais font état, au contraire, de l'appui occasionnel reçu de la France, « notre mère patrie et celle de la province de Québec », bastions de vie française en Amérique. Pourtant, ils ne jouissent pas « de tous les droits auxquels peut prétendre un peuple chargé d'histoire ». Qui donc a pu leur souffler que le Général a horreur des quémandeurs et des jérémiades ? Ils se contentent de présenter des « suggestions 3 ». AP : « Je ne peux pas m'engager en son nom, mais je vous promets de lui parler de votre démarche et de lui remettre votre lettre en mains propres. Je serais bien surpris s'il ne vous invitait pas tous les quatre à Paris, pour que vous lui parliez vous-mêmes de l'Acadie. » 13 septembre 1967. Les entretiens franco-québécois aboutissent à un succès complet. Parmi les propositions que nous faisions à nos interlocuteurs, il en est toutefois une qu'ils ont écartée aimablement. Quand nous leur avons offert des bourses pour que des étudiants québécois viennent dans nos écoles de commerce et de gestion, ils m'ont fait comprendre qu'ils considéraient les Français comme de mauvais vendeurs et de mauvais gestionnaires. Leurs étudiants ne rêvaient que des business schools américaines. À cette exception près, la délégation québécoise et, par téléphone, Daniel Johnson lui-même, acceptent avec empressement les 25 autres actions prévues et s'engagent à y consacrer des moyens financiers identiques à ceux de la France. « D'égal à égal » : le Premier ministre y tient absolument. Les crédits doivent être décuplés en trois ans. Nous prévoyons même la création d'un satellite franco-québécois de communications. Sous le couvert de cet accord-cadre, les visites au Québec de ministres et de hauts fonctionnaires français devraient s'accélérer4. Il me reste à accomplir la mission politique. Johnson : « C'est la première fois que le Québec participerait à une conférence internationale » Montréal, 13 septembre 1967. Le fils de Daniel Johnson m'accueille dans l'entrée de l'hôtel Bonaventure. Il me conduit au plus haut étage et s'efface. Il avait été prévenu que je souhaitais voir son père sans témoins. Une infirmière est à portée de la main et l'Hôtel-Dieu juste à côté de l'hôtel. Le Premier ministre me reçoit en robe de chambre dans un jardin d'hiver qui surplombe la ville. Son visage accuse une grande fatigue. Il commence par me remercier du protocole sur lequel ses ministres et moi sommes en train de nous mettre d'accord, et qui répond entièrement à ses vœux. « Pendant le long sommeil de l'ère Duplessis, m'indique-t-il, les intellectuels souhaitaient une ouverture sur le monde, c'est-à-dire, dans leur esprit, sur la France. Mais le peuple ne voyait pas l'avantage qu'il y avait pour le Québec à se rapprocher de la France. Beaucoup de Québécois gardaient du ressentiment à l'égard d'un pays qui les avait abandonnés pendant deux siècles et qu'au fond, ils connaissaient bien mal. Les politiciens 5, même s'ils récusaient pour eux-mêmes ce préjugé, n'osaient pas le combattre, de crainte de heurter l'opinion. Depuis juillet, cette prévention a disparu et je ne crois pas qu'elle revienne. Ça, c'est un acquis essentiel. » Il revient ensuite avec un vif intérêt sur l'ouverture que j'avais faite auprès de son ministre Marcel Masse, à propos de la conférence annuelle des ministres de l'Éducation de France et d'Afrique francophone, embryon d'une future organisation de la francophonie. Il est séduit par la perspective d'élargir l'horizon international du Québec. Lui-même avait déjà songé à inviter cette conférence à Québec pour 1968. Le projet a capoté, Ottawa opposant son veto absolu. Il n'en est que plus perméable à l'idée que son ministre de l'Éducation soit invité à Libreville. « C'est la première fois que le Québec participerait à une conférence internationale. Les fédéraux nous feront sûrement des histoires. Mais c'est un bon terrain pour nous. L'éducation est une compétence exclusive des provinces : il n'y a pas de ministre de l'Éducation fédéral et le Québec est la seule province francophone. Ça devrait nous aider à guérir la claustrophobie dont nous sommes affligés. » Cette première affaire a été évoquée avec beaucoup de sérénité. Il n'en est pas de même de l'autre. Johnson : « Tout ça va trop vite » Quand j'explique à Johnson comment se déroulent les conversations semestrielles franco-allemandes, qui pourraient servir de modèle à des entretiens réguliers franco-québécois, son visage trahit l'émotion, puis la crainte, enfin l'affolement. Il porte la main à son cœur. Je m'arrête de parler, craignant une nouvelle attaque, et m'apprête à appeler en renfort Johnson junior, qui attend dans une pièce voisine. Il laisse passer quelques minutes, en massant son cœur. Puis il reprend : « Alors, ça veut dire qu'avant six mois, j'irais à Paris avec mes principaux ministres et que six mois plus tard, le Président viendrait ici avec les siens ? AP. — En quelque sorte ! » Johnson reprend, après un nouveau silence : « Tout ça va trop vite ! Trop vite ! Nous sommes un peuple de paysans. Nous ne changeons nos habitudes que lentement. Ce que vous me proposez, c'est une guerre-éclair. » L'état dans lequel cette perspective l'a mis m'empêche pour le moment d'insister. Quand Johnson reprend son souffle : « Il faut aller doucement, pas à pas, dit-il. Aussi loin qu'il faudra pour obtenir l'égalité. Mais en évitant de mettre en danger le Canada et à plus forte raison de le faire éclater. » Son état de santé, s'il le fallait, le confirmerait dans cette stratégie précautionneuse. Il lit et relit la lettre du Général que je viens de lui remettre. Il me recommande de ne pas la rendre publique, pas plus qu'il ne rendra publique sa réponse. Johnson : « Le Président va trop vite pour nous... il brûle les étapes. Si nous hâtons le pas comme il le souhaite, ce serait l'aventure. Tout va déjà trop vite ! Mon souci n'est pas d'accélérer, mais de ralentir. « Un sommet tous les six mois ? De Gaulle au Québec tous les ans ? (Il garde un instant le silence, tant cette idée seule le terrifie.) « Sa visite a fait progresser de vingt ans la position du Québec face au reste du Canada. Elle a fait naître aux yeux du monde le Québec, qui n'existait pas encore. Mais recommencer l'an prochain !... Ça a fait tant d'histoires avec Ottawa. Il vaut mieux commencer en envoyant le ministre de l'Éducation du Québec à Libreville. Ça fera moins d'histoires. (Il reprend son souffle.) Enfin, je vais réfléchir. Mais je vous en conjure, ne parlez de ça à personne ! À aucun de mes ministres ! Ils ne savent pas garder un secret. Les uns s'emballeraient, d'autres s'indigneraient, Ottawa en profiterait pour faire un drame ! » Je rassure le Premier ministre : c'est justement pour qu'il soit seul dans la confidence que j'ai demandé à le voir en tête à tête et qu'aucun de mes propres collaborateurs n'est au courant. J'aborde d'autres sujets pour lui laisser retrouver ses esprits, puis revenir doucement sur le projet. Je lui marque avec patience les progrès qu'a permis peu à peu le mécanisme de la coopération franco-allemande, en consolidant la réconciliation de deux pays si longtemps hostiles. « Un mécanisme semblable permettrait à deux communautés de même souche qui se sont ignorées pendant deux siècles, de faire des progrès aussi décisifs pour leurs retrouvailles. « Il n'est pas nécessaire de prendre tout de suite une décision pour fixer la périodicité des entretiens franco-québécois. Mais peut-être pourrait-on glisser, dans le protocole que nous allons signer, le principe de rencontres régulières au plus haut niveau 6. « Vous pourriez rendre sa visite au Général l'hiver prochain ou au début de 1968. Vous déciderez alors tous les deux quelle suite il conviendra de donner à ce projet. » Daniel Johnson acquiesce. Il répète, comme pour s'excuser de sa pusillanimité : « Ça va trop vite ! Ça va trop vite ! « Le Général est allé au-delà même de ce que nous souhaitions. Nous sommes favorables à un Québec fort dans un Canada uni. Un Canada dans lequel le Québec se sentira bien dans sa peau et où le besoin d'indépendance s'éteindra de lui-même. Nous voulons plus d'autonomie non pour aller vers la séparation, mais pour éviter la séparation. » « Il faut que je leur parle » 14 septembre 1967. Le maire de Montréal, Drapeau, m'accueille au bas des marches de son Hôtel de Ville : « Je vais vous faire faire pas à pas le chemin qu'a parcouru M. de Gaulle7 le 24 juillet. Je l'ai accueilli à sa descente de voiture. Nous avons gravi ce grand escalier. Je lui ai demandé s'il n'était pas fatigué de cette journée si dense et si émouvante. Il m'a répondu : " Pas du tout", comme si ce genre de parcours, au contraire, décuplait son énergie. Je l'ai amené dans mon bureau que voici, où je lui ai demandé de signer le livre d'or. Voyez, c'est là. Je vais vous demander de le signer à la page suivante (je m'exécute). Là-dessus, il m'a dit : "Il faut que je salue la foule." Je l'ai donc conduit au balcon, oui, ce balcon. « J'étais tranquille. J'avais insisté, quand les envoyés de l'Élysée étaient venus préparer le voyage, pour qu'il n'y ait pas de discours au balcon. Je savais que M. de Gaulle allait marcher sur des œufs. J'avais peur qu'il en casse. On peut toujours se laisser entraîner par une foule. Alors, j'avais obtenu que le discours ait lieu sur la terrasse à l'arrière de l'Hôtel de Ville, loin de la foule, devant six cents invités triés sur le volet. Le matin, comme je me méfiais d'un accident, j'ai fait mon inspection. J'ai vu qu'un micro avait été installé sur le balcon, contrairement à mes ordres. J'ai fait aussitôt appeler le technicien. Je l'ai réprimandé pour son zèle intempestif et lui ai ordonné d' enlever le micro. « M. de Gaulle salue la foule en levant les bras. Une immense acclamation jaillit. Il me dit : "Il faut que je leur parle. — C'est impossible, Monsieur le Président, il n'y a pas de micro." Par infortune (sic), le technicien du matin était de nouveau là, comme un diablotin, et il dit : "Je l'ai caché derrière le rideau, mais je peux le remettre en marche" ; et, en deux gestes, il le fait, avant que j'aie eu le temps de réagir. C'est ainsi que M. de Gaulle a prononcé son discours. Quand un accident est pour arriver, il est pour arriver. » Drapeau répète cette formule fataliste. Il a fait tout ce qu'il a pu pour éviter l'accident. Mais le destin voulait que l'accident arrivât. Il m'entraîne ensuite vers la terrasse sur l'arrière, où il avait fait installer six cents chaises sous un dais, pour faire attendre les principaux « notables » de Montréal. « Le son avait été retransmis. Ils avaient tous des mines consternées. » Septembre 1967. À mon retour, je fais part de mes impressions à Couve, puis à Pompidou : « Ce que les Canadiens ne sont pas près d'oublier, c'est que le peuple québécois français a communié, de Québec à Montréal, dans une grande liturgie patriotique. Ce fut une révélation non seulement pour les Canadiens anglais et pour le monde entier, qui se désintéressaient jusque-là de ce voyage folklorique ; mais pour les Canadiens français eux-mêmes, qui ne se doutaient pas encore de la puissance de leur rancune envers les Anglais et de leur enthousiasme envers le représentant de la France. Évidemment, il faudra détendre les relations avec le Canada. Mais le temps y pourvoira. Et le bilan pourrait bien ne pas être négatif. » Devant cette expression en forme de litote, Couve et Pompidou, que je m'attendais à voir rechigner, m'écoutent avec attention, sans émettre aucune réserve. « Nous y retournerons, nous nous y sentons un peu chez nous » Conseil du 20 septembre 1967. Je rends compte de mon voyage, en me gardant d'évoquer la proposition secrètement présentée à Johnson. Le Général va s'en charger. GdG : « Vous avez constaté un réveil, qui a pu être aidé par le réveil français. Il y a eu un ébranlement décisif. Les voilà partis. Où vont-ils ? Vers l'indépendance ? Pourquoi pas ? Ce qui n'exclut pas des arrangements locaux, un Marché commun ou autres procédés. Mais avec une identité française qui serait un État. Nous voyons une communauté française qui a rejoint la communauté principale. Cette communauté ne se développera qu'en relation avec la première. « Pourquoi ne pas accepter de faire avec les Français du Canada ce que nous faisons avec les Allemands ? Ce que nous faisons avec les Allemands, il ne manquerait plus que ça que nous ne le fassions pas avec eux ! Nous aurions une rencontre deux fois par an. « Nous y retournerons. Nous avons déjà constaté que nous nous y sentons un peu chez nous... » 1 Directeur général des Affaires culturelles et techniques au Quai d'Orsay. 2 Le traité d'Utrecht mettait fin à la guerre de Succession d'Espagne en installant un Bourbon sur le trône d'Espagne, mais en renforçant la vocation maritime et coloniale de l'Angleterre : l'Espagne lui cédait Gilbratar et Minorque ; la France, Terre-Neuve et l'Acadie. 3 Notamment : aider l'université de Moncton par l'envoi de professeurs, de livres, de matériel pédagogique et par l'octroi de bourses à des étudiants acadiens ; appuyer financièrement et techniquement le journal Évangéline, qui a le plus grand mal à survivre ; fournir un ciné-bus pour soutenir la culture française dans toutes les localités du Nouveau-Brunswick où vivent des Acadiens ; favoriser la création d'une école privée française en Acadie ; aider les Acadiens à ouvrir une délégation générale à Paris sur le modèle de la délégation générale du Québec. 4 Elles n'allaient pas manquer de le faire. À commencer par celle de François Missoffe, venu mettre en marche l'Office franco-québécois de la Jeunesse. 5 En québécois, ce mot, comme l'anglais politician, n'est pas péjoratif. 6 En effet, un texte revêtu de nos deux signatures évoquera des « rencontres régulières au plus haut niveau ». Sans plus de précisions. Il faudra attendre 1977 et le gouvernement de René Lévesque pour qu'elles prennent corps, sous forme de visites alternées des deux Premiers ministres. 7 Cette tournure, péjorative en France, est normale au Canada, où la prééminence du pouvoir civil sur les militaires est fortement établie. Chapitre 9 « JOHNSON NE SAIT PAS FORCER LE DESTIN » Salon doré, 21 septembre 1967. En préambule à notre entretien, je remets au Général la lettre que les Acadiens m'ont remise à son intention ; je commence à me faire l'interprète de leur détresse. Il m'arrête aussitôt. Parce qu'il connaît sur le bout des doigts les moindres détails de la gesta Dei per Francos ? Pas seulement : il a sous les yeux une copie de cette lettre. Preuve surprenante de l'efficacité du « lobby » québécois 1. « Les Acadiens, c'est incroyable qu'ils aient surmonté tant d'épreuves ! » GdG : « Je vais leur écrire pour prendre acte de leur demande et pour les inviter à venir en France. Il faut que leur fidélité soit récompensée. C'est incroyable, qu'ils aient traversé et surmonté tant d'épreuves ! C'est une autre communauté française, plus petite certes que les Québécois, mais pas moins admirable. Qu'ils soient restés si fidèles à leur culture, c'est vraiment pour la France une cause de fierté. Nous allons leur organiser un séjour ici. Je vais les inviter à déjeuner avec les commensaux idoines 2, à commencer par vous. » Le Général reprend les principales requêtes qu'ils présentent. « Tout ça ne m'a pas l'air bien terrible. Si la France n'était pas capable de répondre à ces demandes, elle ne serait plus la France. AP. — Pourtant, eux-mêmes ou leurs prédécesseurs, depuis des dizaines d'années, ont présenté des demandes analogues ; et la France n'y a jamais répondu. GdG. — C'est que la France n'était plus la France. » Je n'ai pas l'impertinence de faire observer au Général que, depuis huit ans qu'il est au pouvoir, l'administration française n'a pas été plus efficace que dans les décennies précédentes 3. GdG : « Alors, au Québec, vous avez dû voir beaucoup de monde. Quelles ont été vos impressions ? AP. —Après huit jours d'entretiens sur place avec des témoins de votre visite, il me semble que, si elle a eu tant d'effet, c'est parce qu'elle a donné aux Québécois confiance en eux-mêmes. C'était une société d'Ancien Régime, placée sous l'autorité du clergé et dépendante des Anglais. Elle s'était recroquevillée sur elle-même. Elle n'osait pas se mesurer avec la communauté anglaise. Elle était inhibée. Pourtant, elle s'éveillait ; la Révolution tranquille l'avait montré. Mais elle n'en avait pas pris pleine conscience. Vous le lui avez révélé. « Un vrai chef aurait aussitôt tiré parti du succès » GdG. — Et vos entretiens avec Johnson, comment ça s'est passé ? » Je résume l'accord complet sur mes 25 propositions, ainsi que sur l'invitation à adresser pour la conférence de Libreville au ministre de l'Éducation du Québec. Le Général a l'air vivement satisfait. AP : « En revanche, l'idée d'adopter le système de rencontres semestrielles au sommet, à la manière franco-allemande, fait peur à Johnson. Il a refusé qu'on l'inscrive en noir sur blanc et a seulement accepté une vague allusion à des rencontres au plus haut niveau. GdG.—Ah bon ! » (Quand le colonel Passy avait annoncé au Général la mort de Jean Moulin, il avait répondu par ce même « Ah bon ! » Et Passy ajoutait : « Je suis sûr que si on lui avait annoncé ma propre mort, il aurait dit : "Ah bon ! " ») Le Général reprend : « Comment expliquez-vous ça ? AP. — Les hommes politiques québécois naviguent au doigt mouillé en fonction des sondages. » Je raconte que Lesage, en tant que leader du parti libéral d'opposition, s'apprêtait à faire à l'Assemblée nationale du Québec un discours hostile au Général, bien qu'il ait été l'initiateur du rapprochement franco-québécois. Quand il a vu que les enquêtes d'opinion étaient massivement favorables à celui-ci, il a changé complètement de discours. Lévesque lui-même, de tendance indépendantiste, était d'abord réticent, puis il s'est mis, en fonction de l'opinion, à être tout à fait favorable. GdG : « Vous le dites vous-même, ma visite a créé des circonstances favorables, il fallait en profiter. L'opinion varie souvent, dans une démocratie. Les esprits sont volatils, surtout en période de mutation rapide. Un vrai chef aurait aussitôt tiré parti du succès. Johnson n'est pas un chef. AP. — La réalité sociologique du Québec est complexe. GdG. — Qu'est-ce qu'elle a donc de si complexe ? AP. — Il y a 20 % d' anglophones, qui refusent de parler français. Il y a une mince couche d'anciens élèves des universités anglaises ou américaines, comme Trudeau, qui s'expriment parfaitement en français, tout en ayant la mentalité des anglophones. Ce sont les Montréalais britanniques, qui ont joué un rôle prédominant dans la construction du Montréal moderne. « Il y a une autre couche diamétralement opposée, comme Jacques-Yvan Morin et Parizeau, qui ont étudié au collège Stanislas de Montréal et dans les universités françaises. Ils méritent pleinement l'appellation dont vous usez de "Français du Canada", bien qu'ils soient parfaitement bilingues. « Enfin, il y a la masse québécoise, qui reste fidèle au français et rebelle à l'anglais. Elle est souvent peu instruite ; elle baragouine l'anglais et parle français à sa façon. Ceux-là ne se ressentent pas eux-mêmes comme Français. GdG. — Ce sont ceux-là qui disent : " les maudits Français " ? AP. — Il me semble que l'état d'esprit des Québécois à l'égard des Français est ambivalent. Ils s'irritent souvent de notre air de supériorité, de notre comportement arrogant. Mais cette expression de " maudits Français " commence à devenir une simple plaisanterie. « Johnson perd un temps précieux » GdG. — La démocratie a ses avantages et ses inconvénients. Les politiciens québécois ont peur d'être en avance sur le sentiment populaire, alors que leur devoir est de lui montrer le chemin. Ils restent craintifs. Votre Johnson n'est pas plus audacieux que Lesage. (Il disait "Mon ami Johnson" quand il était satisfait de le voir participer à la grande communion patriotique. Il dit " Votre Johnson" quand il le trouve timoré.) AP. — Les Québécois sont moins craintifs depuis votre passage. Vous leur avez donné foi en eux-mêmes. Ils commencent à comprendre qu'ils sont en train de devenir un peuple comme les autres, capable de se doter d'un État souverain, alors que seuls, jusque-là, quelques téméraires osaient l'imaginer. GdG. — Il y a des circonstances où l'histoire devient fluide. J' ai contribué à créer ces circonstances. Dans la foulée du réveil québécois et du choc psychologique de mon voyage, il fallait aller vite. Johnson perd un temps précieux. Il n'a pas compris que ce sont les hommes qui font l'Histoire. Il était en position de faire l'Histoire. Il y renonce. Il fallait donner un coup d'accélérateur. Il donne au contraire un coup de frein. C'est un politicien de province. AP. — Le temps donnera sans doute de l'audace à ceux qui ne sont pas encore audacieux. GdG (lentement). — La réponse qu'il vous a faite prouve qu'il ne sait pas forcer le destin et qu'il n'est pas un homme d'État. Il suppute les réactions que vont avoir X ou Y. Il n'a pas compris que X et Y se laisseraient bousculer, s'il allait franchement de l'avant en s'appuyant sur le sentiment populaire. C'est un petit bonhomme. AP. — Il doit sentir dans l'opinion des courants contradictoires. Tout ça est fragile. Johnson est le reflet de cette fragilité. GdG. — Tant qu'ils resteront aussi pusillanimes, ils n'en sortiront pas... Les suites de ma visite sont compromises... Il n'y a pas de plus grand malheur pour un peuple que d'être vaincu. Ce peuple a tellement vécu dans l'écrasement de la défaite pendant deux siècles, qu'il reste toujours aussi craintif. Tant qu'ils n'auront pas complètement relevé la tête, ils s'enliseront dans l'immobilisme. » Son énergie a quand même besoin de s'appuyer sur des signes positifs — ou sa combativité, de se mesurer à une lutte qui n'ira pas sans âpreté : « Enfin, c'est déjà quelque chose, qu'il s'intéresse à la conférence des ministres de l'Education francophones. Il faut que le Québec prenne sa place au sein de sa famille naturelle, celle de la communauté des pays de langue française. Cette place, c'est le moment pour lui de l'acquérir. Quand il l'aura acquise, personne ne pourra la lui enlever. » Malraux : « Il y a toujours un de Gaulle avant de Gaulle » Après le Conseil du 27 septembre 1967, Malraux me retient quelques instants : « Ce qu'il y a d'extraordinaire avec le Général, c'est sa cohérence dans l'espace et dans le temps. Il y a toujours un de Gaulle avant de Gaulle. Si vous creusez un peu, vous trouverez toujours une phrase, un geste de lui qui annonce une phrase, un geste, très postérieurs et qu'on avait crus sur le moment improvisés. Saviez-vous que le Général, à la radio de Londres, s'est adressé aux Canadiens français six semaines après le 18 juin ? Retrouvez ce texte 4. En somme, le Canada français était un modèle et un espoir pour la France quand elle était au fond de l'abîme. La France est un modèle et un espoir pour les Canadiens français quand elle se redresse. Il y a vingt-sept ans de ça ! De Gaulle est un bloc de marbre. » « Ottawa ne serait pas actuellement désirable à la conférence de Libreville » Fort de l'empressement de Daniel Johnson pour que le Québec participe à la conférence de Libreville et de la ferme approbation du Général, j'ai saisi officiellement Couve de Murville de ce projet. Il y est résolument opposé ; il me le dit ; son collaborateur intime Jacques de Beaumarchais me le répète. Leduc, notre ambassadeur à Ottawa, adresse télégramme sur télégramme pour mettre en garde contre le conflit que provoquerait inévitablement une telle invitation. La direction d'Afrique-Levant suggère un moyen terme : que le gouvernement fédéral soit simultanément invité ; ou que le ministre québécois reçoive seulement, dans un premier temps, le statut d'observateur. Mais si le Québec est cantonné dans ce statut, il est probable qu'il n'en sortira jamais. S'il obtient celui de membre, il sera difficile de le lui retirer. Le fait accompli s'imposera. Il ne reste qu'à faire trancher le différend par le Général. Le « lobby québécois » fonctionne à merveille, via Dorin et Saint-Légier. Comme prévu, une apostille présidentielle tranche la question de façon décisive sur la note présentée : « Il y a lieu d'aider le Québec à participer à la conférence de Libreville ; par contre, Ottawa n'y serait pas actuellement désirable. « Charles de Gaulle, « 27.12.67. » Bon gré mal gré, Couve ne peut que donner suite. Il prescrit à Maurice Delauney, notre ambassadeur à Libreville, de faire inviter par le Gabon le nouveau ministre québécois de l'Education, Jean-Guy Cardinal, et lui seul. L'ambassadeur prévient le 10 janvier que l'invitation est partie par la poste le 5 janvier. Les jours passent sans que la lettre parvienne. Les Québécois, très soucieux, nous interrogent quotidiennement. C'est seulement à la fin du mois que nous apprenons les raisons de ce retard : l'invitation gabonaise a été envoyée à l'ambassadeur du Gabon aux États-Unis, compétent pour le Canada auprès duquel son pays n'a pas d'ambassadeur. Elle a été réexpédiée à « Monsieur le Ministre des Affaires étrangères du Québec, Québec, Canada » — un ministre qui n'existe pas. Une intelligente secrétaire, le 30 janvier, retire l'enveloppe... de la corbeille destinée à la réexpédition vers Ottawa. Elle la transmet au cabinet de Daniel Johnson. Jean-Guy Cardinal saute dans l'avion de Paris. Ensemble nous arrivons le 3 février à Libreville. Il était temps. Pierre Elliott Trudeau 5, secrétaire parlementaire du Premier ministre Lester Pearson, avait pris les devants en parcourant l'Afrique francophone. Il avait rencontré les deux pionniers de l'idée francophone en Afrique, Senghor et Bourguiba, et d'autres Présidents, comme Ahidjo, Président du Cameroun — francophone et anglophone à la fois, tout comme le Canada. À chacun, il avait fait la leçon : le gouvernement fédéral a seul compétence constitutionnelle pour traiter avec l'étranger ; en outre, il parle au nom de tous les Canadiens français, alors que le Québec ne compte qu'une partie d'entre eux. « Quand ce tapis a été tissé, vos ancêtres étaient encore en France » Orly, 7 janvier 1968. Les quatre mousquetaires d'Acadie atterrissent à Orly. Le gouvernement leur a offert le voyage. André Bettencourt et moi les attendons à l' « isba », avec une délégation de hauts fonctionnaires. Nous les conduisons à l'hôtel Crillon. Leur joie et leur émotion font plaisir à voir. Le protocole de la visite, dont a été chargé André Bettencourt, a été organisé en fait par Rossillon. Le tapis rouge est déroulé. Samedi 20 janvier 1968. Les quatre Acadiens sont accueillis à l'Élysée par un piquet d'honneur de la Garde républicaine, après avoir été conduits à l'Arc de triomphe pour déposer une couronne sur la tombe du Soldat inconnu. Avant d'entrer dans le bureau du Général, ils ont eu le temps de me dire qu'ils étaient à la fois heureux et épuisés. Ils ont passé la première semaine à Paris, où ils sont allés de réception en colloque, finissant par être tellement fatigués qu'ils se relayaient pour permettre aux uns de se reposer à l'hôtel pendant que les autres se dévouaient ; puis, pour le week-end, un avion du GLAM les a déposés à Nice et on les a promenés sur la Côte d'Azur et en Provence. La deuxième semaine, Toulouse et Caen. Ils sont fourbus. Je me demande si on n'en a pas fait un peu trop, et si eux-mêmes n'en sont pas aussi gênés que surpris. Mais leur émotion éclate quand ils sont introduits auprès du Général. Celui-ci s'enquiert de leur séjour et énumère leurs nombreuses demandes sans aucun papier sous les yeux6. Il me demande de veiller à aider cette petite communauté à se maintenir : permettre à son journal Évangéline de survivre, envoyer des professeurs dans l'université de Moncton et ses collèges ; accueillir des étudiants avec des bourses. Mais il se garde bien de les exhorter, comme il l'a fait aux Québécois, à « disposer d'eux-mêmes », à « prendre en main leurs destinées ». Il sait que pour eux, bien qu'ils soient plus dangereusement soumis à la prépondérance étrangère que les Québécois, il n'y a pas d'autre issue que d'essayer de cultiver leur langue. Il constate que chacune des requêtes a trouvé sa réponse. Il ajoutera au crédit public ouvert à l'Evangéline une somme de 25 000 dollars qu'il prélèvera sur la cassette de l'Elysée. « Est-ce tout ? » conclut-il. Non : ils osent demander des photos dédicacées. Pourtant, m'expliqueront-ils au café, on les avait prévenus que le Général ne donnait jamais d'autographes. En passant du salon à la salle à manger, nous foulons un tapis de Savonnerie à fleurs de lys. Le Général, qui leur avait demandé chemin faisant à quand remontait l'arrivée de leurs ancêtres en Nouvelle-France, s'arrête et leur fait remarquer la date : « Quand ce tapis a été tissé, vos ancêtres étaient encore en France. » L'émotion est si forte, que l'un des mousquetaires ne peut réprimer un sanglot. « Vous sentez le vieux pays en vous » Le Général reprend : « Votre démarche montre que vous avez toujours la même affection pour notre commune patrie. Vous sentez le vieux pays en vous et la France aujourd'hui vous sent en elle. » L'émotion renaît à la fin du déjeuner, quand le Général porte son toast : « Après plus de deux siècles et demi où nous fûmes séparés, voici que nous nous retrouvons entre Acadiens et Français de France. Ah, Messieurs, ah, mes amis, quelles épreuves nous avons les uns et les autres subies, pendant tout ce temps-là ! Les Acadiens, longuement persécutés dans cette terre de la Nouvelle-France, où Champlain avait fondé à Port-Royal le premier établissement français du Canada ! Les Acadiens qui, ensuite, en avaient été chassés, mais qui étaient revenus à force de courage et de ténacité ! Les Acadiens qui, grâce à la fécondité miraculeuse et aux sacrifices admirables de leurs mamans françaises, sont aujourd'hui deux cent cinquante mille quand ils étaient deux mille à l'origine ! Tandis que l'incroyable fidélité de leurs pères a fait en sorte que, par la langue, l'esprit, la religion, le caractère, ils sont restés aussi Français que jamais... Nous sommes les uns et les autres, désormais, debout, bien vivants, remplis d'espérance. Nous allons renouer des liens de Français à Français. » Hélas ! Les obstacles allaient se multiplier. Une délégation générale de l'Acadie à Paris, calquée sur celle du Québec ? Le gouvernement fédéral n'eut pas de peine, dès le départ du Général, à noyer ce projet : l'Acadie n'était pas une province, comme le Québec ; et le Nouveau-Brunswick ne désirait nullement ouvrir une délégation générale à Paris. Une maison de la culture française à l'université de Moncton ? Les autorités universitaires du Nouveau-Brunswick n'appréciaient pas l'idée que cette maison serait propriété de l'État français et qu'elles n'auraient pas droit de regard sur sa gestion. L'envoi de coopérants français à Moncton ? Ils avivèrent les inquiétudes : ces étudiants, qui venaient de participer à la fronde de Mai 68, ne souhaitaient apparemment qu'une chose, c'est de réussir à Moncton ce qui avait tourné court à Paris ; les Acadiens eux-mêmes réclamèrent leur départ. Le ciné-bus ? Il fut livré, mais alors qu'il s'apprêtait à faire la tournée des écoles du Nouveau-Brunswick, les autorités scolaires, vexées de n'avoir pas été consultées, s'y opposèrent comme à une ingérence caractérisée ; le beau ciné-bus fut remisé dans un garage. Les délégués de l'Acadie revinrent à Paris en avril 1969 pour essayer de surmonter ces difficultés. Au lendemain du retrait du Général, ils essuyèrent une rebuffade au Quai d'Orsay. Ils voulurent faire appel à l'Élysée, mais Alain Poher venait de s'y installer ; ils furent éconduits. Les voilà de nouveau seuls. Triste démonstration de ce que n'avait cessé de proclamer le Général. La coopération de la France avec le Québec, dont le gouvernement était seulement composé de Canadiens français, pouvait prospérer et contribuer à l'émancipation de la nation québécoise. Dans des provinces maîtrisées par les Anglais, la coopération avec des communautés minoritaires était vouée à l'échec. Daniel Johnson : « Allez-y fort ! » Libreville, Gabon, 3 février 1968. J'arrive à Libreville en compagnie de Jean-Guy Cardinal. Il est tout pénétré de l'importance historique de son geste : « J'ai l'impression d'ouvrir une piste dans la forêt. » À son départ de Québec, il a été tout étonné d'entendre Johnson, d'ordinaire si prudent, lui dire : « Allez-y fort ! » Le Premier ministre comptait bien que ce geste allait créer un précédent pour donner au Québec la maîtrise de ses relations internationales dans les domaines de sa compétence. Bernard Dorin, arrivé quelques jours plus tôt à Libreville, avait veillé à faire hisser des drapeaux québécois, à la place des drapeaux canadiens à feuille d'érable... qui flottaient déjà devant les bâtiments officiels. Ouverte à Paris en mai dernier, la guerre des drapeaux se concluait à Libreville de la même façon. Dorin a veillé à ce que Cardinal bénéficie des mêmes honneurs que moi : nous sommes hébergés dans deux suites symétriques, au palais présidentiel ; tous deux placés sur l'estrade pour la cérémonie d'ouverture; tous deux faits grands officiers de l'Ordre gabonais. Dans le salon de l'aéroport, je tiens une conférence de presse où je me félicite de l'heureuse initiative du gouvernement gabonais et où Cardinal insiste sur le vif intérêt du Québec pour les problèmes d'éducation en Afrique francophone. Le lendemain, le Président Bongo, en ouvrant la séance inaugurale, salue la présence du ministre québécois et le fait applaudir en signe de bienvenue. La « percée » que le Général avait faite au Québec s'élargit. Après avoir acquis une notoriété mondiale, le Québec acquiert une personnalité internationale, certes modeste, mais réelle. Couve : « Étant donné la position prise par qui vous savez... » Jules Léger, ambassadeur du Canada à Paris, ne manque pas, dès mon retour à Paris, de venir m'exprimer son émotion. Léger : « Je n'aurais jamais demandé audience au ministre français de l'Éducation nationale pour lui parler d'éducation, puisque c'est chez nous une compétence exclusive des dix provinces, donc du Québec. Mais vous venez de jouer un rôle éminent dans une conférence internationale, où vous avez introduit le Québec comme s'il était un pays souverain. Votre démarche à Libreville vous fait entrer dans la grande politique planétaire (sic). « Encore le mois dernier, le général de Gaulle a estimé devoir prendre des accords avec des individus venus d'Acadie, qui ne représentaient guère qu'eux-mêmes, en court-circuitant et le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial. Nous n'avons pourtant pas émis de protestation. En effet, si surprenante que fût cette démarche, elle allait dans le sens que nous souhaitons : que la France s'intéresse à d'autres provinces que le Québec. « Mais cette fois, l'entorse que vous faites à la Constitution canadienne est bien plus grave et nous ne pouvons pas la laisser passer. « Le gouvernement fédéral, en effet, est seul compétent pour la politique étrangère. C'est à lui que revient exclusivement la responsabilité de signer des traités ou même des accords avec l'étranger et de représenter le Canada. Nous avions accepté en 1965 qu'une entente sur l'éducation et une autre sur la culture soient signées entre des ministres français et québécois, mais seulement parce qu'Ottawa avait donné préalablement son agrément aux projets de ces ententes, parce qu'il les a ensuite ratifiées par un accord cadre, et parce que le mot entente n'a pas de portée juridique. « J'avais prévenu mes collègues francophones de Paris que les communications avec les gouvernements provinciaux devaient passer par Ottawa. Peut-être n'avez-vous pas mesuré à quel point une invitation faite à l'étranger à un ministre québécois sans passer par le gouvernement fédéral est en contradiction avec les principes fondamentaux du Canada. » Cet homme si policé n'est pas loin de s'emporter. Il se lève, probablement pour se calmer, et marche de long en large dans mon bureau. Il va jusqu'à me dire que les tensions entre Paris et Ottawa n'auront qu'un temps. Sous-entendu : le temps où de Gaulle reste au pouvoir... Je lui fais observer que les tensions entre Ottawa et Québec sont très antérieures aux tensions entre Ottawa et Paris, les secondes ne faisant que refléter les premières. Il ne nous appartient pas d'ajouter à ces difficultés, mais la « Révolution tranquille » date déjà de huit ans et la France n'y était pour rien : le général de Gaulle s'est contenté de prendre acte du désir d'émancipation des Québécois ; il a estimé ne pas pouvoir s'y dérober. L'ambassadeur en vient aux conséquences pratiques : « Le Gabon, en traitant directement avec une province, a fait un geste qui bafoue les règles de la Constitution canadienne comme celles du droit international. Bien sûr, rien n'indique que le gouvernement français ait fait une quelconque pression sur le gouvernement gabonais pour qu'il invite le ministre québécois de l'Éducation. (Un sourire.) Il ne saurait donc s'agir de mettre en cause le maintien des bonnes relations entre la France et le Canada. Il n'en est pas de même avec le Gabon. Nous demanderons que notre ambassadeur au Cameroun, qui devait être accrédité à Libreville, ne présente pas ses lettres de créance. « Dans un souci de compromis, mon gouvernement est disposé, pour la conférence de Paris qui va faire suite à celle de Libreville et pour les réunions à venir des ministres francophones de l'Éducation, de confier au ministre québécois de l'Éducation la présidence de la délégation canadienne, qui représenterait l'ensemble du Canada. » Je rends compte à Couve, sur l'interministériel, de la démarche de Léger. Il me répond flegmatiquement : « Je crains qu'il n'y ait pas grand-chose à faire, étant donné la position prise par qui vous savez... » « Le coup de Libreville » est une grande première. Ottawa, n'osant rompre avec la France, rompt avec le Gabon. Et la contre-attaque du Canada est foudroyante : il envoie une mission pour distribuer 40 millions de dollars aux pays d'Afrique francophone — dont il ne s'était jamais occupé jusque-là... « Nous reconnaîtrions immédiatement le Québec comme État souverain » Après le Conseil des ministres qui suit la démarche de Jules Léger, je la résume au Général. Celui-ci, serein, me déclare : « Ne vous inquiétez pas. Que le Canada suspende ses relations avec le Gabon, ou même qu'il les rompe, n'a aucune importance, ni pour le Gabon, ni pour la France. Les Canadiens menacent le Gabon parce qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas menacer la France. Ils doivent bien deviner que, s'ils rompaient leurs relations avec nous, nous reconnaîtrions immédiatement le Québec comme État souverain. Et ce serait bien le diable si une douzaine d'États africains ne nous suivaient pas. « Les Canadiens précipiteraient donc l'accession du Québec à l'indépendance. Ils veulent empêcher le Québec de jouir du prolongement international de ses attributions internes ? Ils ne se rendent pas compte que leur position est anachronique. Le Québec a conquis à Libreville une place que nous n'allons pas lui laisser perdre. Pas question d'adopter pour la conférence de Paris d'autres dispositions que pour celle de Libreville 7. » 25 avril 1968. Trudeau est devenu Premier ministre. Un durcissement s'est aussitôt manifesté; l'un de ses premiers actes a été de demander que le Canada soit invité à la conférence de Paris. Le Quai d'Orsay est tenté de saisir l'occasion du changement de Premier ministre pour faire baisser la tension entre Ottawa et Paris. Il propose d'adresser une invitation au gouvernement fédéral. L'Elysée refuse sèchement. Au Conseil qui suit, le 30 avril, le Général, craignant qu'au dernier moment un délégué canadien ne se présente, me recommande, en tant que président de cette conférence, de ne l'accepter en aucun cas : « N'hésitez pas à faire un incident. Nous n'allons pas plier le genou devant Trudeau, qui est un adversaire acharné de la France, un ennemi de la chose française au Canada. » Au moment de prendre congé des ministres, le Général me précise encore, en me serrant la main: « Naturellement, le ministre québécois n'est pas observateur, mais membre à part entière de la conférence des ministres de l'Éducation. » Je l'ai assuré qu'il n'y avait aucune ambiguïté. Il n'y en avait pas dans mon esprit, mais un porte-parole du gouvernement, traduisant la position des services tant du Quai d'Orsay que du ministère de la Coopération, désigne malencontreusement Cardinal comme « observateur francophone ». Le Général charge alors Gorse, ministre de l'Information, de faire sèchement une mise au point. Début juillet 1968. La santé de Daniel Johnson, de plus en plus précaire, l'a amené à reporter sa visite en France d'avril à mai, puis de mai à juillet. Elle doit se dérouler autour du 14 juillet. Il sera hébergé au Trianon, où il n'a été précédé que par le prince Philip. Il assistera ensuite au défilé des Champs-Élysées aux côtés du Général ; le drapeau fleurdelisé du Québec sera hissé au niveau des trois couleurs. Mais cet accueil royal n'aura pas lieu. Johnson vient de subir une nouvelle attaque cardiaque. Depuis, le Québec a suivi son chemin et la France le sien. Ils n'ont pas toujours été parallèles. La résolution québécoise a connu des hauts et des bas. L'appui français ne s'est jamais démenti, mais il n'a jamais non plus retrouvé la capacité d'entraînement que le Général lui avait donnée. Les diplomates ont trouvé des formules de diplomates, que nos Présidents ont avalisées. Avec Giscard, ce fut: « non ingérence mais non indifférence » — une double négation qui faisait enrager Gilles Vigneau ; je le vois étendre ses bras comme un oiseau impuissant à voler : « Ce que nous attendons de vous, c'est que vous soyez positifs; c'est que vous nous aimiez et que vous nous aidiez. » Avec Mitterrand, ce fut : « relations normales avec le Canada, relations spéciales avec le Québec ». Pour être normales avec l'un, elles ne devaient pas être trop spéciales avec l'autre... Je ne crois pas que Gilles Vigneau y ait mieux trouvé son compte de poète et de patriote. Pourtant, il reste de la déflagration gaullienne un rayonnement qui ne faiblit pas. Dans l'histoire des Français du Canada, il y a l'avant 1967 et l'après 1967. C'est vrai quant à l'image du Québec au-dehors : grâce à de Gaulle il a obtenu un statut de quasi-État pour ce qui concerne ses relations avec la France et avec tous les pays de la communauté francophone. C'est vrai dans sa conscience de lui-même: le Québec a trouvé la force d'imposer par une loi interne le français comme unique langue officielle. Cette fameuse « loi 101 8 », garantie essentielle de la pérennité québécoise, son promoteur, le ministre Camille Laurin, m'a dit: « C'est à de Gaulle que nous la devons. S'il n'avait pas fait son esclandre, jamais Ottawa et les Canadiens anglais ne s'y seraient résignés. » Le Québec sera-t-il jamais libre, au sens où l'entendait de Gaulle? De Gaulle prophète se sera-t-il trompé? Sa ferveur l'a-t-elle emporté sur son jugement? Mais on l'a vu, il avait imaginé aussi que le Québec pourrait ne pas aller jusqu'au bout de son «réveil». Et s'il a fait « comme si» la volonté d'indépendance était à la hauteur des difficultés à surmonter, son réalisme lui a fait envisager l'échec. Il était coutumier de ce double regard, et jusque dans le feu de son engagement le plus intense. Lors du traité franco-allemand, tout en chantant avec Adenauer le duo d'une amitié historique, n'envisageait-il pas froidement un renversement d'alliance si les Allemands ne signaient pas ? Sur tout ce qui lui paraissait essentiel, jamais son pessimisme ne l'a amené à renoncer et jamais son volontarisme ne l'a aveuglé sur les chances du pire. 1 Après l'audience, j'ai appris que cette lettre avait été inspirée par Rossillon, qui s'est rendu au Nouveau-Brunswick pour pousser les chefs de la communauté acadienne à me rencontrer, tout en leur recommandant de présenter leur démarche comme une idée qui leur serait venue spontanément. Rossillon, qui en avait pris copie, l'avait déjà remise à Saint-Légier, qui l'avait placée dans le dossier du Général. 2 Expression familière du Général pour « convives appropriés ». 3 Dans sa conférence de presse du 27 novembre 1967, où il développe les perspectives de la coopération avec le Québec, il a ce coup de chapeau aux Acadiens : « À cette œuvre, devront participer tous les Français du Canada qui ne résident pas au Québec. Je pense, en particulier, à ces deux cent cinquante mille Acadiens implantés au Nouveau-Brunswick et qui ont, eux aussi, gardé à la France, à sa langue, à son âme, une très émouvante fidélité. » 4 Allocution du 1er août 1940. Il y est dit notamment : « L'âme de la France cherche et appelle votre secours, parce qu'elle trouve dans votre exemple de quoi ranimer son espérance en l'avenir. » 5 Qui deviendra Premier ministre fédéral quatre mois plus tard et le restera jusqu'en 1984, avec une brève interruption en 1979. 6 Les bourses pour les étudiants acadiens seront portées, de une dans l'année en cours, à 56 ; 20 000 ouvrages seront expédiés à l'université de Moncton et à quelques collèges ; 31 coopérants, essentiellement enseignants, seront affectés à la province ; un ciné-bus sera expédié ; le journal Évangéline recevra 500 000 dollars, ainsi que du personnel et du matériel dernier cri ; le consulat de France à Moncton s'enrichira d'un service culturel. 7 En fait, les conférences de Libreville en février et de Paris en avril 1968 seront suivies d'un bras de fer qui ne prendra fin que dix-huit ans plus tard. Pierre Elliott Trudeau, devenu Premier ministre en avril 1968 en éliminant Lester Pearson de la « chefferie » du parti libéral, fera obstacle à ce que le Québec, en tant que tel, participe aux activités de la francophonie. Un compromis permettra enfin l'organisation du premier sommet en 1986. Le gouvernement fédéral sera présent comme représentant le Canada sur le plan international ; le Québec sera présent à part entière pour les questions de son ressort — éducation et culture —, et seulement comme observateur pour les autres questions; il en sera de même pour le Nouveau-Brunswick et l'Ontario, dont la participation banalisera ainsi celle du Québec. 8 Adoptée le 26 août 1977, la loi 101, « Charte de la langue française », établit le français comme unique langue officielle du Québec. Son auteur principal est Camille Laurin (1922-1999), l'un des fondateurs du Parti québécois en 1968, nommé en décembre 1976 ministre d'État au développement culturel dans le gouvernement René Lévesque. VII « ALORS, VOS ÉTUDIANTS, ILS CAVALENT TOUJOURS ? » 12 avril 1967 - 28 mai 1968 Chapitre 1 « SAUF IMPRÉVU, VOUS AUREZ CINQ ANNÉES DEVANT VOUS » Jeudi 6 avril 1967. Un coup de fil de Pompidou m'apprend que je quitte la Recherche pour l'Éducation nationale: ni les dosages, ni les états d'âme de ses ministres ne l'encombrent. C'est vraiment lui, maintenant, le chef du gouvernement. Le Général ne me redirait sans doute pas aujourd'hui ce qu'il me disait en avril 1962 1 : « Le chef du gouvernement, c'est moi. » L'Éducation nationale, pour moi comme pour tout le monde, se confond depuis quatre ans et demi avec la forte personnalité de Christian Fouchet. Le ministre et les enseignants ne faisaient pas bon ménage. Mais plus il était attaqué, plus le Général paraissait le défendre et le public l'apprécier. Pourtant, de l'intérieur, il était clair que de Gaulle n'était pas satisfait de la façon dont les réformes étaient conduites. Par Fouchet, ou par Pompidou, ou par les deux. Son irritation affleurait parfois en Conseil des ministres. Un échange m'a frappé. Je le recherche dans mes notes. « Des filières qui déboucheront sur des avenues, non sur des impasses » Après une communication de Fouchet sur l'encombrement de l'enseignement supérieur au Conseil du 20 novembre 1963, le Général nous fait une déclaration qui n'est sûrement pas improvisée : GdG : « Tout le monde se rend compte de l'importance primordiale de l'Éducation nationale, notamment dans l'enseignement supérieur. Il est nécessaire que ce problème soit résolu, comme nous avons résolu précédemment d'autres problèmes plus difficiles que celui-là. Chacun constate qu'il y a de plus en plus d'étudiants en lettres et qu'il y a beaucoup moins d'étudiants en sciences, beaucoup moins de futurs ingénieurs ou techniciens supérieurs, qu'il n'en faudrait. « Il est donc indispensable d'inverser la tendance. Il faut que l'orientation dans les lycées et la sélection d'entrée dans les facultés permettent de grossir ou de réduire les effectifs. Le Plan est fait pour cela. Il n'est pas fait pour pronostiquer ce qui se passera si l'on continue tout simplement à suivre la ligne de pente, mais pour faire en sorte que les choses se passent conformément aux besoins de la société. Autrement dit, il faut que les étudiants soient acheminés vers des filières qui déboucheront sur des avenues, non vers des filières qui déboucheront sur des impasses. « Il est indispensable d'améliorer la prévision, notamment pour les effectifs. Il est étrange que l'Éducation nationale ne connaisse jamais à temps le nombre des étudiants qu'elle va recevoir. (Se tournant vers Fouchet :) Il est bien de dire ce que vous venez de dire, mais il faut le dire à temps. Il aurait été nécessaire de canaliser l'afflux, de ne pas le laisser se déverser comme une inondation. Pourquoi permettre que les universités soient envahies par des étudiants qui n'ont rien à y faire ? Tous ceux qui veulent y entrer, y entrent. Ils s'y assoient s'ils trouvent à s'asseoir. Ils embouteillent tout le système universitaire. Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu'ils font là, si ce n'est de bénéficier des avantages multiples que le contribuable leur consent et de se dérober devant les responsabilités de la vie active. Ils ne veulent pas sortir de l'adolescence. «Vous constituez cette commission au bout d'un an. Il y a longtemps qu'elle aurait dû l'être. Elle doit faire des propositions, notamment sur les jeunes qu'on n'est pas obligé de recevoir dans l'enseignement supérieur. Vous devez lui donner et vous donner des délais précis et limités. Dès que le problème aura été débroussaillé, nous organiserons enfin la sélection, qui aurait dû l'être depuis des années et des années. » 1963 ! Quatre ans ont passé, et j'ai l'impression que cette exhortation m'est destinée. Fouchet a écarté le calice. Ai-je été nommé pour le boire? La sélection dans l'Université reste à organiser. L'orientation dans les lycées aussi. La planification des enseignements, tout autant. Mais si Fouchet, avec son énergie peu commune et son absolue fidélité au Général, n'y a pas réussi, n'est-ce pas à cause de la formidable résistance des gens et des choses ? La réponse m'est donnée quelques heures plus tard, quand, avant de me passer ses pouvoirs devant les chefs de service rassemblés, Fouchet me donne ses conseils en tête à tête : « Surtout, gardez-vous d'enfourcher les dadas du Général sur l'orientation et la sélection. Ils lui ont été inspirés par un technocrate, un nommé Narbonne 2. Pompidou et moi sommes des libéraux. Nous nous sommes refusés à imposer aux jeunes un avenir choisi par l'État. Vous connaissez le Général. On ne le sert bien que si on le protège contre lui-même. » « Vous prenez la tête d'une armée » Salon doré, 13 avril 1967. Aussitôt après m'avoir nommé à l'Éducation nationale, le Général me convoque. GdG : « Vous voilà à la tête d'un immense secteur. « À la Recherche, vous avez bien fait. Seulement, vous n'aviez pas le commandement direct. Vous donniez des impulsions et des instructions à des organismes qui étaient placés sous votre tutelle, mais qui étaient autonomes et dont la responsabilité quotidienne ne vous incombait pas. C'étaient des satellites qui gravitaient autour de vous. Cette fois, vous prenez la tête d'une armée. Bien sûr, vous avez une administration, une hiérarchie, un secrétaire général, des directeurs. Mais c'est vous seul qui commandez. Vous êtes comptable d'un million de fonctionnaires et de dix millions d'élèves et d'étudiants. C'est beaucoup plus que les armées, qui ne font plus guère que 500 000 hommes. A quoi s'ajoute que les armées obéissent. Tandis que je ne suis pas sûr que vos doyens et vos professeurs vous obéissent. » Le Général attache toujours de l'importance à l'organisation du commandement. Il a parfaitement senti la différence entre la structure des deux ministères : un ministère léger de mission d'un côté, le plus gros mastodonte de la République de l'autre. Mais il ne m'a pas fait venir pour un cours de comparaisons administratives, pas plus qu'il ne m'a choisi pour des talents supposés de gestionnaire : il se rassure sur ce point, en observant que les fonctionnaires obéissent, ou doivent obéir. « Il faut remettre les enseignants dans la nation » Il reprend : « La tâche est gigantesque et commande l'avenir de la nation. Je pourrais la résumer en un mot : l'orientation. Bien sûr, on a commencé à faire quelque chose dans ce sens. On a posé les principes. On a prévu des bachots spécialisés. On a décidé la création de collèges qui permettent aux enfants de toutes origines d'aspirer à toutes les destinations. On a créé les lycées et collèges techniques. Je ne sais pas très bien si on a suffisamment avancé dans cette voie. On a créé les instituts universitaires de technologie. En tout cas on les a créés sur le papier. Je voudrais bien savoir si on est allé très au-delà. On a spécialisé les enseignements. Mais on n'a pas empêché jusqu'à maintenant les jeunes Français de se ruer dans des facultés où, en réalité, beaucoup d'entre eux n'ont rien à faire et rien à espérer. AP. — Nous aurons un million d'étudiants quand les Anglais n'en auront que 250 000 et les Russes 400 000. GdG. — Justement, ce qu'il faut c'est, non pas briser le flot, mais le canaliser, le conduire vers une issue positive. C'est une tâche gigantesque. Ce sera difficile. AP. — D'autant plus difficile que le corps enseignant est encore rebelle à ces idées. Il s'enferme dans un ghetto. GdG. — Les enseignants se sont toujours considérés comme hors de la nation. Il faut les remettre dans la nation. Il faut leur faire comprendre qu'ils font partie intégrante de la réalité nationale et qu'ils doivent eux aussi s'y adapter. Sinon quel gaspillage! Quel gâchis! Quelle perte d'énergie ! AP. — On pourrait d'autant mieux désenclaver le ministère qu'on l'installerait dans de nouveaux locaux, par exemple dans ceux que l'OTAN libère, à la Porte Dauphine. Cela présenterait l'avantage psychologique de briser les vieilles habitudes. GdG. — Je ne suis pas contre. Ce serait peut-être plus adapté que cette idée biscornue d'une tour à la place de la prison de la Santé. Sans doute faudra-t-il que nous fassions une réunion pour trancher cette question. Je suis de très près les problèmes de l'Éducation nationale. Je voyais régulièrement M. Fouchet. Nous avons pris, ici même en Conseil à l'Elysée, toutes les grandes décisions qui s'imposaient. Faites-vous donner les relevés de décisions et les notes manuscrites que j'ai moi-même faites à M. Fouchet sur ce sujet. Vous verrez ainsi dans quel esprit nous avons fait tout cela. « L'école et l'université sont inaptes à se réformer elles-mêmes. C'est à vous de les entraîner » AP. — Vous souhaitez que je vienne vous voir selon une périodicité régulière ? GdG. — Régulière non, vous verrez vous-même, et puis il m'arrivera de vous convoquer. Mais il faudra aussi que nous fassions une réunion au sujet de l'orientation. C'est vraiment ce qui reste à faire. Donner à la jeunesse une destination conforme à l'intérêt national. Faire en sorte que les réformes qui restent encore sur le papier entrent en vigueur. Informer les parents et les élèves des choix qui se présentent à tous. Faire en sorte que chacun trouve la voie qui correspond à ses moyens propres. Mais laisser une certaine souplesse: il peut se trouver qu'à 14 ans on soit très brillant et qu'à 19 on soit éteint, ou, inversement, qu'à 14 ans on ne paraisse rien donner et qu'à 19 on s'affirme. Il ne faut pas que les cloisonnements soient trop rigides et il faut permettre les dérivations. « Au fond, le problème de la quantité est pratiquement réglé. C'est bien, mais il faut passer maintenant à la mutation de la qualité ; c'est une tout autre affaire. L'école et l'université sont sclérosées. Elles sont inaptes à se réformer elles-mêmes. C'est à vous de les entraîner. AP. — Il faudrait que les enseignants et les enseignés se laissent entraîner. Il n'y a pas de domaine où paraisse s'appliquer mieux la participation que vous préconisez tant. GdG. — Nous sommes en début de mandat législatif. Sauf imprévu toujours possible, vous avez cinq années devant vous, les cinq années qui restent de mon mandat présidentiel et les cinq années de l'Assemblée qui vient d'être élue. En cinq ans, on peut en faire des choses, même s'il faut faire évoluer les âmes ! » Ainsi, il y a quinze mois, il m'annonçait qu'il ne ferait qu'entamer son mandat puis se retirerait, « dès qu'il aurait assuré le coup », notamment pour la bombe H. Et voici qu'il dévoile devant moi les perspectives d'un entier quinquennat... « C'est pas la guerre-éclair » Il reprend, craignant sans doute de m'avoir ouvert de trop longues avenues : « À la prochaine rentrée, il faudrait que vous marquiez des changements. AP. — Je m'en suis soucié dès hier. Le secrétaire général du ministère m'a ri au nez: à partir de la fin mars, on ne peut pas changer une virgule à la rentrée qui suit. Ma première rentrée sera celle de septembre 68. » Celle que je ne ferai pas. Le Général fait la moue: « Fin mars ? C'est pas la guerre-éclair. » 1 Le 18 avril 1962, voir C'était de Gaulle, tome I, IIe partie, ch. 5. 2 Jacques Narbonne, professeur agrégé de philosophie, chargé de mission puis conseiller technique au cabinet du Président de la République, depuis février 1959. Chapitre 2 POMPIDOU : « JE N'ENCASERNERAI PAS LA JEUNESSE FRANÇAISE » Matignon, vendredi 21 avril 1967. Jusqu'à hier, tout le temps du Premier ministre a été occupé par la préparation de sa « déclaration de politique générale », prononcée devant l'Assemblée le 18, puis par le débat. Le voici soulagé, mais ayant pris la mesure de la tension parlementaire. AP: « J'ai un peu regretté que vous ne parliez pas de l'Éducation nationale dans votre déclaration de lundi. Pompidou. — Oui, mais j'ai montré que le sujet était d'importance, puisque, dans ma réponse aux orateurs, j'ai annoncé un débat particulier. Il aura lieu à votre convenance, dans la deuxième quinzaine de mai ou dans la première de juin, quand vous aurez fait le tour des questions et que vous vous sentirez prêt. AP. — J'espère que vous pourrez intervenir dans le débat, ne serait-ce que pour marquer qu'il faut intégrer l'Éducation nationale dans la vie économique et sociale de la nation. Pour dire que la formation des jeunes, en vue d'une profession, en vue de leur place dans l'existence, c'est dans le droit fil de votre politique. Pompidou: « Les nominations, ce sont les syndicats qui les font » Pompidou. — Je suis entièrement d'accord avec vous, mais attention, c'est de la dynamite. Je ne vous conseille pas de dire cela comme ça aux enseignants. Ils pousseraient des cris de goret. Ils considèrent qu'ils doivent dispenser une culture humaniste et gratuite, et ne pas s'occuper de débouchés et autres soucis mercantiles qui caractérisent un gouvernement capitaliste. C'est un thème à ne pas développer, même si on le pense juste, et je le pense juste, tout autant que vous-même. AP. — Je souhaite naturellement que vous saisissiez cette occasion pour affirmer votre appui. Fouchet m'a dit, à plusieurs reprises, combien il avait été soutenu, dans ses moments difficiles, par le fait que vous aviez annoncé publiquement qu'il était là pour très longtemps et que vous ne le sacrifieriez pas aux clameurs. Pompidou. — Tout à fait d'accord. Vous savez, Fouchet a eu une tâche plus difficile que vous ne l'aurez. Il ne connaissait pas les problèmes alors que vous les connaissez déjà bien. Il ne connaissait pas le milieu alors que vous le connaissez. Il n'avait pas de diplômes universitaires alors que vous en avez. Il a une stature et un style militaires qui ont indisposé les gens contre lui; il a donc provoqué une allergie collective du corps enseignant. « Ça l'a amené à lâcher du lest et en lâcher beaucoup trop, à mon avis. Il a même fait du déviationnisme et n'a pas tenu la ligne que je lui avais demandé de tenir. « Dours 1 avait de bonnes relations avec les syndicats et c'est bien nécessaire. Peut-être leur a-t-il trop donné : peut-être leur était-il trop favorable ! Mais il avait l'avantage de garder avec eux un bon contact. Il faut que votre directeur2 fasse de même ; à moins que vous ne choisissiez quelqu'un qui soit spécialisé dans ce genre de contact, qui ait de préférence l'accent du Midi et des intonations et des manières rocailleuses. (C'est le portrait de Dours !) Les syndicats, il faut les voir, passer beaucoup de temps avec eux, négocier, renégocier, accepter de perdre des journées entières. « Il faut que vous receviez une fois, vous-même, le Syndicat national des instituteurs, la Fédération de l'Éducation nationale, les grands syndicats et même les petits, de manière à ne pas donner l'impression de favoriser l'un au détriment de l'autre. Moi-même, je reçois une fois par an la FEN. Mais je me garde bien de négocier avec eux. Faites de même. Écoutez-les, mais que la négociation soit le travail de votre cabinet. Vous ne vous imaginez pas la situation. Il y a vraiment un grand courant à remonter. Les nominations, en fait, ce sont les syndicats qui les font. Je ne me fais aucune illusion à cet égard. Si vous arrivez à changer la situation! Pompidou : « Le bachot, je vous en supplie, qu'il n'y ait pas de drame ! » AP. — Fouchet a tout de même fait beaucoup de travail, ne serait-ce qu'en écartant les cadres d'autrefois de l'Éducation nationale. Pas un des directeurs actuels n'était là au moment de son arrivée. Ils paraissent tous de bonne qualité et dévoués à l'État. C'est immense. Pompidou. — Oui, ils m'ont l'air bien dans l'ensemble. Mais j' ai des réserves sur Aigrain 3 . Il a de grandes qualités d'intelligence, mais il va trop dans le sens du courant des professeurs de l'enseignement supérieur. Il ne faut pas se laisser entraîner. « Il faut être sur le qui-vive tout le temps. Tenez, le bachot. Je vous en supplie, qu'il n'y ait pas de drame! Je tremble avec ces enseignants. Ils sont d'une extrême légèreté ; ils ne savent pas s'organiser. Attention aux fuites. Attention à l'excessive dureté des sujets. Les recteurs et les professeurs ne se rendent pas compte. Ce sont des enfants. AP. — J'ai déjà commencé à regarder les conditions de la rentrée. Pompidou. — Il faudra bien que les recteurs se débrouillent (façon aimable de me dire de me débrouiller moi-même). Dites-le-leur. Ils n'auront pas un sou de plus. Il faut qu'ils se tirent d'affaire dans le cadre du budget 1967. AP. — Mais la prolongation de la scolarité de 14 à 16 ans crée des besoins 4. Pompidou. — Oui, on m'a obligé à prendre cette décision. Ça ne me paraissait pas presser tellement. Enfin, maintenant que c'est décidé, il faut bien l'appliquer. En tout cas, il faudrait une circulaire pour les inspecteurs d'académie extrêmement compréhensive et arrangeante. Les dérogations sont faites pour régler les problèmes. Ne nous faisons pas d'illusions ; les deux tiers des enfants de 14 à 16 ans sont déjà scolarisés, le tiers qui n'est pas scolarisé, on n'arrivera pas en faire des phénix. Ce qu'il faudrait, c'est qu'ils fassent tranquillement l'apprentissage comme si de rien n'était, mais qu'ils suivent des cours, deux heures par semaine, d'orthographe ou de calcul. AP. — Il y a de grandes réformes de fond qui doivent être entreprises. Dans l'enseignement primaire, par exemple, il faudrait briser le principe de la départementalisation des instituteurs, pour y substituer un cadre régional, et même, si possible, national. Et faire en sorte que les futurs instituteurs passent leur bac au lycée. Pompidou. — Je suis d'accord. Mais ce sera difficile, et il faudra négocier avec le SNI. Il faut voir si ça ne diminuerait pas le recrutement. Une fois qu'on a eu son bac dans un lycée, est-ce qu'on souhaite devenir instituteur? Les instituteurs sont comme les curés; ils veulent former les jeunes recrues dès le plus jeune âge. Si vous leur arrachez les premières années, vous leur arrachez les yeux. C'est à voir. Et puis, faites attention. Les écoles normales, c'est le "legs républicain", c'est une "conquête démocratique". Vichy a voulu les supprimer. Si on fait quelque chose, en tout cas, que ce ne soit pas la même chose que Vichy... » Pompidou : « En réalité, le ministre, c'était moi » Il meuble un silence d'une volute de fumée. Puis il reprend, baissant la voix : « Pendant quatre ans, j'ai beaucoup travaillé pour l'Éducation. En réalité, le ministre, c'était moi. Je ne pouvais pas ne pas m'en occuper beaucoup, étant donné l'importance des problèmes qui se posaient, étant donné les difficultés auxquelles se heurtait Fouchet et le mauvais accueil qui lui était fait. Et puis, nous avions une législature si tranquille que je pouvais m'occuper d'affaires techniques, au premier rang desquelles l'Éducation. Et je me sentais attiré vers ce domaine. « En revanche, maintenant, je ne vais plus pouvoir m'en occuper. Je vais être submergé par les questions politiques. La législature sera délicate à mener et les rapports avec le Parlement dévoreront mon temps. D'autre part, la situation économique et sociale va être difficile et va probablement le devenir de plus en plus. Michel Debré a de grandes qualités de dynamisme et d'énergie. Malheureusement, c'est un impulsif. Il lui a manqué un stage dans les banques. Il se fait avoir régulièrement par ses services. « J'ai eu le tort d'accepter, en 1963-1964, que le Général, sous l'influence de Giscard d'Estaing, prenne des positions rigoristes sur le budget et sur l'or. Nous en sommes maintenant prisonniers. Il faudra bien faire machine arrière. Il faudra bien qu'il y ait une impasse. Il faudra bien accepter un peu d'inflation. « Donc l'essentiel de ma tâche, ce sera la politique et l'économie. Alors, je vous fais confiance. D'ailleurs, dites-vous bien qu'il n'y a plus de grandes réformes à faire. Il faut simplement digérer celles que nous avons faites. L'Éducation nationale, prenez-la en main. Simplement, tenez-moi au courant de temps à autre, en venant me voir par exemple une fois par mois, davantage si les affaires le demandent. AP. — Il ne faudrait pas que je donne l'impression d'être seul, et qu'après avoir consacré beaucoup de temps et beaucoup de force à l'Éducation nationale, vous vous en désintéressiez aujourd'hui. Il faut qu'on ait le sentiment que Matignon et la rue de Grenelle ne font qu'un. Sinon, tout va voler en éclats. » Il m'en donne l'assurance. Je crois deviner aussi, bien qu'il ne le dise pas, qu'il ne veut plus s'occuper de l'Éducation nationale parce qu'il se dit que le problème est réglé, puisqu'on a réformé le bachot et la licence. J'aborde le sujet dont m'a parlé le Général : l'orientation. Pompidou : « Je sais ce qu 'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire avec l'Éducation nationale » Pompidou (je le vois se rembrunir) : « Je devine ce qu'il vous a dit. Narbonne l'a convaincu qu'il fallait faire l'orientation et la sélection. C'est sa marotte. L'affaire est délicate. Je suis un libéral. Je n'encasernerai pas la jeunesse française. Les orienteurs, psychologues et sociologues professionnels ne doutent pas de leur science, mais moi j'en doute. L'État intervient déjà dans suffisamment de choses. L'orientation ne doit pas être du rôle de l'État! Ça doit être le rôle des parents, éclairés et conseillés par des gens compétents, c'est-à-dire les instituteurs et les professeurs de ces enfants. Un point c'est tout. Quant à la planification, on ne peut pas plus faire marcher les enseignants que les enseignés en colonnes par quatre. » En somme, comme pour Fouchet, la « fidélité infidèle ». À l'opposé, mes conversations avec le secrétaire général Pierre Laurent 5 me montrent que la thèse autoritaire a en lui un partisan résolu, et en relation directe avec l'Élysée. Le goût du Général pour la planification et la discipline est un atout puissant pour imposer cette thèse. Je suis frappé de la confiance que, malgré cela, Pompidou semble garder. C'est d'abord une confiance en lui-même; le ballottage y a sûrement joué un rôle. Il sait que le Général, malgré ses idées très arrêtées sur l'orientation et la sélection, s'en remet à lui pour l'application. Pompidou ne doit pas manquer de lui suggérer, sans en avoir l'air, ce qu'il me dit sans ambages : « J' ai enseigné longtemps, je connais les défauts et les qualités des enseignants, je sais ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas faire avec l'Éducation nationale. Le Général, ce n'est pas son monde, ce n'est pas son affaire. Il le sait bien, d'ailleurs. Il a le complexe du saint-cyrien en face du normalien. Faites-moi confiance. » Sous-entendu : « Ne l'écoutez pas, n'écoutez que moi. C'est mon domaine réservé. » 1 Jean Dours, préfet, directeur du cabinet de Christian Fouchet à l'Éducation nationale. 2 Pierre Pelletier, déjà directeur de mon cabinet à la Recherche scientifique, a accepté de me suivre dans la même fonction à l'Éducation nationale. 3 Pierre Aigrain, directeur des enseignements supérieurs depuis 1965. 4 Décidée en 1959, elle s'applique aux enfants qui commençaient alors leur scolarité à 6 ans. Ils atteignent 14 ans en 1967. Ils seront donc tous maintenus à l'école. 5 Pierre Laurent, conseiller d'État, est secrétaire général du ministère depuis que cette fonction a été créée, en 1963. Chapitre 3 « IL FAUT RÉGLER CE PROBLÈME DE L'ORIENTATION UNE FOIS POUR TOUTES » Dès mon arrivée, j'examine les projets de texte préparés par le Secrétaire général. Ce que je découvre me donne une mauvaise impression. Comme si l'on pensait que l'orientation serait autoritaire ou ne serait pas, on a imaginé une sorte de conseil de révision, qui statuerait souverainement : « bon pour le lycée classique ou moderne », « bon pour le lycée technique », « bon pour le collège technique », « bon pour le redoublement » ou « bon pour la vie active ». À la fin de la terminale, d'autres commissions trancheraient de même : « bon pour la faculté des sciences, de droit, des lettres, ou de médecine et de pharmacie », « bon pour l'IUT », « bon pour les classes préparatoires aux grandes écoles », « bon à rien ». Les premières conversations que m'offrent mes audiences de nouveau ministre avec associations et syndicats, et peut-être plus encore ma réaction personnelle de père de famille, me convainquent que, tel quel, le système prévu est inapplicable. Il provoquerait une rébellion des associations de parents, que les syndicats d'enseignants s'empresseraient de soutenir. Je crois que l'orientation ne doit pas être isolée. Elle n'est que la circulation des élèves dans un univers scolaire que, depuis longtemps déjà, je crois devoir être réformé de fond en comble. J'arrive rue de Grenelle avec des idées où se mêlent mon expérience des collèges anglais 1, la lecture attentive des bulletins de « DJS » — Défense de la jeunesse scolaire 2 — qui bataille sur le front de la rénovation pédagogique, et mes propres souvenirs d'enfance. J'ai tant admiré le soin avec lequel mon père et ma mère, enseignants, secouaient l'apathie de leurs élèves, s'ingéniaient à empêcher qu'ils ne s'ennuient, les faisaient dialoguer, cherchaient à les intéresser à tout instant par des recherches et des découvertes nouvelles. Je crois au primat de l'éducation sur l'instruction. Je suis attaché à la pédagogie active et souhaite qu'elle s'étende massivement dans les enseignements primaire, secondaire et supérieur. L'objectif étant la rentrée 1968, cela me laisse un peu de temps pour consulter, imaginer et amender. Pompidou : « Être un éducateur, ça ne s'apprend pas comme ça » Matignon, 25 mai 1967. Je viens convaincre Pompidou de donner quelques minutes de son temps au débat sur l'enseignement qui va s'ouvrir. Je lui ai préparé le schéma d'une brève intervention. Il le parcourt rapidement. Pompidou : « Oui, c'est bien. Je n'ai qu'une observation à faire : je ne crois pas à la priorité à l'éducation sur l'instruction. Être un éducateur, ça ne s'apprend pas comme ça. Faire de l'éducation au lieu de l'instruction, c'est chez la plupart remplacer l'enseignement sérieux par du verbiage. » Il me questionne un peu sur ce que je vais dire. Puis : « Profitez donc du débat pour ouvrir des avenues sur les réformes que vous comptez faire, de manière à peser sur les réflexions de vos services. Ils sont tous contre les réformes, ils les sabotent ouvertement. Mais, comme ils sont républicains, ils ont du respect pour des déclarations d'intention qui seront accueillies avec faveur par l'Assemblée nationale. C'est une façon de les entraîner malgré eux. Sinon, les services s'arrangeront pour qu'il y ait de plus en plus de professeurs, de plus en plus d'étudiants, de plus en plus de locaux, de plus en plus de vacances, de plus en plus d'années d'études, qu'on reste étudiant jusqu'à 50 ans avec 10 mois de congé par an. » Nous rions de bon cœur. Il esquisse les réformes qui lui semblent possibles et utiles: « La suppression du cadre départemental pour les instituteurs, et vous partagez mon idée là-dessus, vous me l'avez dit. Davantage de bourses en faveur des agriculteurs. Quant à la sélection qu'il faudra faire, je crois que le plus simple est de dédoubler le bachot actuel au profit d'un simple certificat de fin d'études secondaires, et d'un examen d'entrée dans les facultés. Regardez ça. « L'enseignement supérieur lui-même, il n'y a plus grand-chose à faire. Il faut vous occuper du 3e cycle, surtout pour alléger les thèses de doctorat qui, en lettres, deviennent une maladie ; et transformer l'agrégation qui ne devrait plus recruter les professeurs de l'enseignement secondaire, mais de l'enseignement supérieur, en tout cas des classes préparatoires aux grandes écoles et du premier cycle de l'enseignement supérieur. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il faut aussi s'occuper de sauvegarder, coûte que coûte, les grandes écoles. La réforme Fouchet pose des problèmes aux classes préparatoires. Il faut régler ça. » Pompidou : « 18 heures qui font 24, je ne suis pas hostile » Matignon, jeudi 31 août 1967. Je plaide pour mon budget, sans grand succès. Pompidou: « Je vous fais confiance pour vous tirer d'affaire avec ce budget. J'adopte comme politique d'attendre de voir si les ministres crieront. S'ils ne crient pas, on laisse faire. S'ils crient, on verra. Pour ces questions que vous me signalez, voyez Debré et vous ferez appel à mon arbitrage si vous n'arrivez pas à vous mettre d'accord. AP. — Que j'obtienne ou non satisfaction, de toute manière nous ne pourrons pas continuer très longtemps à jouer avec ces cartes. Il faut changer les cartes. Nous sommes trop à l'étroit. Je songe à une réforme qui consisterait à réduire de 60 à 45 minutes la leçon, comme c'est le cas dans divers pays. Le certifié, qui fait 18 heures, continuerait à les faire, c'est-à-dire qu'au lieu de faire 18 leçons il en ferait 24. La croissance, au lieu de la faire porter sur des emplois de professeurs nouveaux, nous la ferions porter sur ce qui manque essentiellement, le maillon intermédiaire entre le professeur et le chef d'établissement, par exemple un directeur pédagogique pour trois classes. Pompidou. — Oui, j'ai vu une note dans ce sens: 18 heures qui font 24, je ne suis pas hostile. Je suis d'accord pour qu'on étudie la question. Il me semble qu'il faudrait limiter l'affaire au premier cycle de l'enseignement secondaire. AP. — Oui, en tout cas dans un premier temps, à titre expérimental. » Pompidou : « Il faut humaniser l'orientation » Matignon, samedi 23 septembre 1967. AP : « La rentrée universitaire sera difficile. On s'aperçoit que la réforme Fouchet coûte cher en encadrement. On a promis un meilleur encadrement, et on a maintenu les trois heures d'enseignement pour un professeur ou un maître de conférences. Le résultat, c'est du sous-encadrement, et nous aurons du mal à tenir. Pompidou. — Les services se sont trompés. On m'a affirmé que la réforme ne coûterait rien. Il s'avère qu'elle coûte très cher en encadrement. Mais pas en locaux. On ne sait que faire de la place, tant on a construit ! » Cette dernière idée est bien ancrée en lui. Elle me donnera beaucoup de mal par la suite. J'aborde le problème dont j'ai commencé à faire le tour : l'orientation dans l'enseignement secondaire. Je lui dis combien je me méfie d'une approche trop technocratique. Pompidou : « Bien sûr, il faut faire attention. Il faut humaniser l'orientation. Le Général, agité par Narbonne, voudrait croire qu'on peut annoncer d'avance que tant de Français seront ajusteurs et tant de Français dentistes, et imposer un choix autoritaire. Mais, en même temps, on ne peut pas éternellement reculer devant l'obstacle. Il ne faudrait plus perdre trop de temps. Quel serait votre timing, comme disent ces pauvres Anglais ? AP. — Je propose de procéder en deux étapes: on crée tout de suite l'Office d'orientation, l'Institut de formation, les mécanismes administratifs, pour pouvoir démarrer, au moins partiellement, à la rentrée 1968. Et plus tard, mais avant la rentrée 1968, on adopterait un texte sur les méthodes d'orientation, ce qui permettrait de les repenser dans une perspective de rénovation de la pédagogie. » Le Premier ministre me donne son accord. Je lui parle de Capelle, dont j'apprécie les positions, qui connaît bien la maison 3, et que je souhaite employer. Le Premier ministre fait la moue: « Ne lui confiez pas un service à diriger, il a des idées mais ce n'est pas un organisateur. AP. — Je pensais plutôt lui confier la direction d'une commission de réflexion. Pompidou. — Si vous y tenez... » Pompidou veut bien que l'on dise que l'enseignement avant 1962 tournait mal, mais il est très attaché à l'idée que maintenant l'enseignement va bien. J'ai l'impression que le titre du livre de Capelle, L'école de demain reste à faire, lui apparaît comme une insulte personnelle. « Tout ça n'a que trop traîné, beaucoup trop » Conseil restreint du mardi 14 novembre 1967. Mon scénario n'a pas fonctionné. La mise au point des textes créant les outils administratifs (l'office national, les services académiques, les centres d'information et d'orientation, les professeurs-conseillers) a mis plus de temps que je ne pensais. La pression est vive, au-dessus et au-dessous de moi, pour que les principes de l'orientation elle-même soient fixés sans plus attendre. Et de fait, les consultations nécessaires, des syndicats, des associations de parents, du Conseil supérieur de l'Éducation nationale, du Conseil d'État, réclament que l'on puisse décrire la coquille, mais aussi ce qu'il y aura dedans. Nous voici donc réunis autour du Général, avec un projet de texte sur la table. GdG : « Il faut en sortir. Tout ça n'a que trop traîné, beaucoup trop. On a pris des décisions, mais il n'y a pas eu de mise en forme jusqu'à présent. Va-t-on maintenant y arriver ? L'orientation est indispensable. D'ailleurs, elle entre dans l'esprit des gens. Il faut l'y faire entrer davantage encore en créant des faits irréversibles. AP. — Cette orientation qu'il faut faire, il ne faut pas la faire n'importe comment. Il faut prendre de grandes précautions. C'est explosif. Elle va à l'encontre de deux tendances puissantes : « 1. Un désir généralisé d'aller vers l'enseignement long, de préférence classique, considéré comme ouvrant les portes de la réussite. Le technique apparaît comme une voie inférieure. Il s'agit d'un contexte sociologique difficile à modifier. « 2. D'autre part, le sentiment profond que la décision sur l'avenir d'un enfant est une liberté fondamentale, un droit sacré des familles ; cela apparaît au public comme le rôle des familles de faire un pari sur l'enfant. Qu'une commission administrative se réserve ce pari, ce sera considéré par l'opinion comme une intolérable intrusion autocratique et technocratique. GdG. — Si vous voulez que tout le monde soit d'accord, vous n'y arriverez jamais. On ne progresse que par des faits accomplis auxquels les gens finissent par s'adapter. Il ne faut pas avoir peur, ni biaiser. Il faut y aller fermement, et tout le monde finira pas se faire à ces nécessités. AP. — Le dernier texte que vous avez signé à cet égard, celui du 6 janvier 1959, affirme un principe contraire, à l'article 10: "La famille reste libre de sa décision. " En outre, ce type d'orientation n'a été adopté nulle part et n'a, nulle part, fait ses preuves. En Russie, il y a un système de concours, mais pas de commission... « Nous prenons des décisions quand il y a problème » GdG (me coupant vivement). — Si, si, cela existe ailleurs. En Russie, c'est un système de concours beaucoup plus contraignant et beaucoup plus impératif puisqu'il n'y a pas de recours possible. Le système russe est incomparablement plus dur que celui que nous voulons instaurer. L'orientation, telle que nous souhaitons la mettre en place, est au contraire un long travail de réflexion sur la personnalité de l'enfant ; elle est plus libérale, plus coopérative. Si vous voulez mettre le système soviétique à la place du système souple que nous envisageons, vous verrez que ce sera beaucoup plus dur. « Nous avons vécu des siècles avec un système d'enseignement où on met à la porte ceux qui ne suivent pas. Et tout le monde s'en accommodait. « Mais les conditions ont profondément changé depuis 1959. Le système qui avait été alors mis en place a échoué. Il faut donc en mettre un autre en place. Si on ne fait rien, on est submergé. En outre, les progrès que nous avons faits au point de vue de l'implantation des établissements scolaires, les réformes de l'enseignement et l'évolution de la société conduisent aujourd'hui à une réponse nouvelle. (Sous-entendu ne me mettez pas en contradiction avec moi-même, c'est l'époque qui évolue.) AP. — La préparation de ce conseil a donné lieu, notamment dans les tout derniers jours, à un rapprochement des points de vue. Il ne reste plus guère que deux points importants à mettre bien au clair : « 1°) Le conseil d'orientation doit-il donner un avis ou prendre une décision? Je crois pour ma part inutile de qualifier de décision la délibération du conseil de l'orientation quand les familles en sont d'accord. Réservons cette notion de décision autoritaire au dernier stade de l'escalade, quand il y a désaccord. GdG. — Bien sûr. Pas la peine de parler de décision quand il n'y a pas de problème. Nous prenons des décisions quand il y a problème. » Cet arbitrage me convient et me soulage. J'en sollicite un deuxième, dont je devine ce qu'il sera, mais pour en avoir le cœur net. « La question est tranchée » AP: « 2°) Au cas où il n'y a pas accord entre les familles et la délibération du conseil d'orientation, y aurait-il recours devant une commission ou examen d'appel ? Chacune des deux formules a ses avantages. Mon prédécesseur, et je crois aussi le Premier ministre, avaient une préférence pour la formule de l'examen, non pas par laxisme, mais au contraire pour éviter tout laxisme, craignant que la commission d'arbitrage ne soit l'objet de pressions et d'interventions, alors que l'examen a un caractère anonyme et strict auquel tout le monde est habitué. Au surplus, il ne saurait s'agir que d'un examen d'appel. Ne le passeraient que les enfants à propos desquels il y aurait litige et il ne donnerait un résultat favorable que dans une proportion très faible. À l'encontre de cette thèse, on peut dire que l'examen a le défaut de donner une réponse par succès ou échec, et qu'il est fâcheux d'assimiler à un échec l'affectation au technique. GdG. — Faire un examen, c'est contraire à ce que nous avons voulu. Cela ne tient pas compte de l'observation des élèves, de l'existence d'un dossier, qui donne une idée plus juste qu'un examen passé à la va-vite. Et puis il ne faut pas diriger vers le technique les recalés d'un examen. Pompidou (ne voulant pas donner l'impression au Général qu'il traîne les pieds, et qu'il est à l'origine de ma question). — Je considère la question comme tranchée depuis le Conseil qui s'est tenu à l'Élysée en 1966. Je le dis simplement pour mémoire, parce qu'il n'est pas question dans mon esprit de revenir sur cette décision: je considérais l'examen comme un moyen intéressant parce qu'il permet de faire jouer un réflexe traditionnel de respect. Un examen peut montrer qu'il y a des talents qu'on a méconnus. (Pompidou a libéré sa conscience, mais il s'inscrit dans la continuité des arbitrages du Général.) GdG. — La question est donc tranchée, ce sera une commission. L'orientation est bien une orientation, pas le résultat d'un examen. « Qu'est-ce que c'est que les parents d'élèves ? Les parents des mauvais élèves ? » « Il faut régler ce problème de l'orientation une fois pour toutes: il faut vouloir l'orientation, il ne faut pas composer avec cette décision; il ne faut pas biaiser. Il faut aller carrément de l'avant. « Vous ne voulez pas de l'expression : " le Conseil d'orientation décide ", mettez donc "le Conseil d'orientation se prononce au vu du dossier ". (La formule que je proposais — " le Conseil délibère au vu de... " — lui paraît insuffisante. Il délibère, certes, mais il se prononce — même s'il ne décide pas. La langue française est pour lui un nuancier où il sait choisir sa nuance.) « Il faut que l'organisation du conseil d'orientation soit précisée par décret. Il s'agit d'une institution importante qui ne doit pas être remise en cause par des arrêtés trop faciles à changer. Il faut mettre dans le décret le rôle des orienteurs, leur origine, comment ils sont choisis et leur destin, ce qu'ils deviendront. « La question de choisir les orienteurs est très importante. Il ne faut pas se laisser entortiller par des psychanalystes et autres fumistes qui ne font qu'encombrer le monde sans déboucher sur rien, avec en plus des arrière-pensées et essentiellement celle de nous embêter. Non, ce qu'il nous faut, ce sont des gens sérieux ayant fait leurs preuves au point de vue pédagogique, des hommes qui comptent, des hommes sur lesquels on puisse compter en tant qu'hommes. « Quant à vos parents d'élèves, je me demande bien pourquoi vous les mettez. Qu'est-ce que c'est que les parents d'élèves? Les parents des mauvais élèves ? Toutes ces associations, ce sont des groupes de pression, comme les associations d'anciens combattants. Il ne faut pas que les parents puissent participer à la délibération sur l'avenir de leurs propres enfants. Il ne faut pas qu'ils puissent faire pression pour qu'on ouvre les vannes. AP. — Ne nous dissimulons pas qu'au moment où les conseils de révision disparaissent de la vie militaire, nous introduisons les conseils de révision dans la vie scolaire. Même dans les conseils de révision, la porte reste ouverte. Comme les maires assistent au conseil de révision, les parents choisis doivent être des sortes de témoins. GdG. — Mais alors pourquoi faudrait-il les prendre dans les associations ? Elles ne seront là que pour nous embêter. AP. — Il y a deux grandes associations: l'une, majoritaire, qui effectivement ne cherche qu'à nous embêter, l'autre, minoritaire, qui nous est favorable, et si nous mettons deux parents, il pourrait y avoir un représentant de chaque association, ce qui serait une façon de mettre l'association minoritaire au niveau de la majoritaire. D'ailleurs nous ne sommes pas obligés de faire appel à des associations. « "Épanouissement ", c'est grandiloquent » GdG. — Une remarque encore. Votre histoire d'"épanouissement" à l'article 1. C'est bien grandiloquent. Pourquoi ne mettez-vous pas "développement" ? AP. — Je me permets d'insister. La présentation de ces textes est très importante. La notion d'épanouissement est capitale. Le mot rassurera sur notre état d'esprit positif. En outre, je crois profondément qu'il n'est pas inexact, car un enfant ne peut s'épanouir que dans un milieu conforme à ses aptitudes. GdG (sans me répondre). — Et puis, il faut que le décret précise les organismes, la composition du conseil d'orientation et les principes sur le statut des orienteurs. Le choix des orienteurs, leur qualité, c'est essentiel. Pompidou. — Il faudra vraiment faire attention à la présentation du texte. Les gens sont hostiles à l'affectation dans des établissements dont ils ne voudraient pas. Ainsi, en Auvergne, ils ne sont pas contents du transfert de leurs élèves dans un CEG même assez proche, car le CEG, c'est l'internat, et ils préféreraient que leurs gamins restent jusqu'à 16 ans à l'école primaire du village. GdG. — Je ne sais pas ce qui se passe en Auvergne, mais en Haute-Marne, ils acceptent bien que leurs gosses soient ramassés et transportés à Chaumont! » Le Conseil s'achève sur une nouvelle discussion à propos des associations de parents d'élèves. Pompidou: « Ce ne sont pas des parents de mauvais élèves, mais des professionnels de la représentation des parents d'élèves. GdG. — C'est comme l'UNEF. Toutes ces associations, c'est vous qui les faites en les reconnaissant. AP. — On m'accuse plutôt de les défaire en ce moment-ci, parce que je viens de signer une circulaire interdisant aux associations de parents d'élèves d'avoir leur siège dans des établissements, ce qui leur permettait d'avoir toutes sortes d'avantages, notamment de pouvoir timbrer leur courrier gratuitement, etc. GdG. — Comment est-ce possible ? C'est un abus scandaleux. Comment pouvez-vous tolérer des choses pareilles? Les syndicats ne vous suffisent pas. Il faut maintenant que ce soient les parents qui noyautent l'administration ! AP. — Justement, je ne les tolère pas. Mais ça ne se passe pas tout seul. À chaque jour suffit sa peine. » À la sortie, Donnedieu de Vabres, Tricot et moi, nous nous interrogeons sur l' « épanouissement ». Le Général a-t-il tranché pour ou contre? Je propose que l'on supprime le substantif, mais que l'on mette le verbe: « permettre aux élèves d'épanouir leur personnalité... » C'est développement qui finira par être inscrit sur la table du décret. Le Général avait raison: épanouissement était grandiloquent, et développement, plus sobre. Mais épanouissement était comme un mot de code qui aurait désarmé quelques oppositions. Peut-être est-ce parce qu'il le savait que le Général fut si attentif à éviter la « grandiloquence ». 1 Voir Le Mal français, p. 367, où je décris le choc ressenti lors d'un séjour à Eton en 1947. 2 Association animée par un trio : Marcel Bataillon, administrateur honoraire du Collège de France, le docteur André Berge, médecin et psychologue, François Walter, conseiller-maître à la Cour des comptes. 3 Jean Capelle, né en 1909, recteur de 1949 à 1957, directeur de l'INSA de Lyon de 1957 à 1961, directeur général de l'organisation scolaire de 1961 à 1964, et alors professeur à la faculté des sciences de Nancy. Chapitre 4 POMPIDOU : « JE SUIS SURPRIS QU'IL N'Y AIT PAS PLUS DE DRAMES » Le 12 octobre 1967, deux jours avant le Conseil restreint, j'ai fait devant l'Inspection générale un discours qui présentait pour la première fois publiquement mon objectif de « rénovation pédagogique ». Depuis l'été, je réunis en effet régulièrement dans mon bureau un « groupe de travail ». Dans la plus grande discrétion, nous avons affiné, éprouvé et complété les idées avec lesquelles j'étais arrivé rue de Grenelle. Nous avons travaillé à en faire un ensemble cohérent. Certaines portent sur les méthodes, d'autres touchent à l'organisation scolaire ou au service des enseignants. Nous aboutissons à un plan de rénovation qui comporte 27 points, d'inégale portée certes, mais dont le tout constitue un bouleversement 1. Je suis convaincu que l'orientation a sa place dans cet ensemble, et qu'ainsi présentée la réforme peut recevoir le minimum de consentement nécessaire. « C'est toujours la pagaille » Élysée, jeudi 30 novembre 1967. Ce soir, de Gaulle reçoit toute l'Éducation nationale. Nous avons passé beaucoup de temps à composer un échantillon de la « base ». En plus des obligatoires — directeurs, recteurs et présidents —, j'ai tenu à ce que le Général puisse rencontrer des chefs d'établissement et des enseignants « ordinaires ». Le Général, auprès duquel je me tiens (et cette fois je n'ai pas manqué d'être à l'heure !), accueille chacun à la porte du Salon des Colonnes. La file est interminable, mais pour rien au monde le Général n'imaginerait de se soustraire à cette obligation du maître de maison. Une fois la main serrée, les invités se pressent dans le Salon. Nous avons prévu de constituer des groupes — facultés, grandes écoles, primaire, collèges, technique, etc. — afin que le Général puisse ensuite aller de l'un à l'autre, pour un contact qui soit le plus fructueux possible. Mais dès que commence sa tournée, notre subtil dispositif cède et il n'y a plus de général que la cohue! Chacun se presse pour dire son mot ou écouter celui d'un plus chanceux. L'Élysée a-t-il jamais connu désordre plus chaleureux ? Le Général, qui, lui, a mémorisé ses repères, accomplit le trajet prévu, et, aux endroits convenus, lance ses questions : « Alors, les maternelles, comment ça va ? » Et ceux qui se trouvent là sont bien en peine de lui répondre. Le Général en prend son parti et me glisse avec un sourire: « Alors, l'Éducation nationale, c'est toujours la pagaille. » « Vos prévisions, c'est le Plan » C'est avec une certaine confiance que je prépare la réunion du Conseil supérieur de l'Éducation nationale, qui doit examiner les projets de décret sur l'orientation. Je reçois, quelques jours avant, mes principaux interlocuteurs, à commencer par James Marangé. Il « salue le dialogue » qui s'engage avec la FEN. Hors de mon cabinet, les propos sont moins positifs, et la séance du Conseil supérieur n'est pas facile. J'y présente et défends la réforme. Des amendements sont adoptés. Faut-il les rejeter, au motif que cet organe ne donne que des avis ? Je crois que certaines questions posées méritent une réponse. Ainsi s'ouvre une période un peu floue, où j'essaie d'obtenir des modifications et où Matignon comme l'Élysée trouvent que je traîne inutilement les pieds. Conseil du 10 janvier 1968. Je fais le point de l'orientation pour mes collègues. Sans entrer dans les péripéties de leur élaboration, je donne l'esprit des textes. Je conclus: AP : « Les facteurs individuels — les aptitudes — et les facteurs collectifs — l'évolution des emplois — doivent être intégrés dans l'orientation. Jeanneney. — La difficulté, c'est la prévision de l'emploi, non seulement en termes d'effectifs, mais même en termes de qualifications. Il faut prévoir à cet égard une dizaine d'années à l'avance. Il ne sera pas facile de répondre aux questions de l' ONIOP 2 ! GdG. — Mais enfin, il ne faut pas inventer tout toujours. Vos prévisions, elles existent: c'est le Plan. Ou alors, à quoi sert-il ? AP. — D'autant plus que, au stade actuel de la réforme, il s'agit plutôt d'orienter entre des niveaux d'études — cycle long ou court — que de s'orienter dans le maquis des spécialités professionnelles. Jeanneney. — Alors, s'il ne s'agit pas d'orientation professionnelle, il vaudrait mieux rayer "professionnelle" du sigle de l'ONIOP. AP. — C'est quand même une orientation professionnelle dans la mesure où on a le choix entre des types de formation intellectuelle qui débouchent sur le professionnel. Chirac. — L'orientation professionnelle, c'est capital. Je pensais que la mission de l'ONIOP serait plus poussée de ce côté-là. Je souhaite qu'il fasse bien de l'orientation professionnelle. GdG. — Ne confondons pas tout. L'académie, les services académiques, ils ne faisaient rien en ce domaine parce qu'ils n'existaient pas. Ils vont exister et ils devront faire beaucoup. Mais ils ne peuvent pas tout faire. Il ne faudrait pas trop demander aux professeurs orienteurs qui restent des universitaires. Le placement, ce n'est pas leur affaire. « Cette réforme était depuis longtemps nécessaire et attendue. La voici enfin, il faut l'approuver et la faire réussir. Il faudra veiller à certains points. « La connexion entre le Plan et l'orientation. Il faut une articulation entre l'orientation universitaire et le placement professionnel. Mais il ne faut pas les confondre. « Le choix des orienteurs. Cela doit être capital. Il faudra bien les choisir, mais aussi bien les former. Les orienteurs ne doivent pas être des gens de parti pris. Ils doivent avoir fait d'abord leurs preuves comme pédagogues. Ils ne doivent pas faire carrière comme orienteurs, ni rester indéfiniment dans cette fonction. «Les parents d'élèves, ou plutôt les associations de parents d'élèves, ce n'est pas la même chose. Il ne faut pas se laisser influencer par leurs pressions. Ils ne font pas partie des commissions, mais ils y assistent. Ils sont consultés. Le ministre veillera à ce qu'ils n'empiètent pas. » Pompidou : « L'Éducation nationale, je m'en suis beaucoup occupé » Matignon, mardi 16 janvier 1968. Lors des vœux du Nouvel An, Pompidou m'a glissé un mot que je prends sur le moment pour une plaisanterie : « Je me demande si nous pensons la même chose en matière d'Éducation nationale. » À la réflexion, je m'inquiète de l'inquiétude qui perce sous le propos. J'ai souhaité un entretien pour en avoir le cœur net, et c'est aussi son souhait. Si nos idées ne concordent pas en tout, ce que je sens bien, je préfère ne pas commencer par développer les miennes, et de courir ainsi le risque d'une réaction expéditive. En revanche, s'il m'explique sa pensée, je trouverai toujours le moyen de m'y adapter. AP: « Le plus simple, lui dis-je, serait peut-être que vous me disiez ce que vous avez en tête. » Il a dû s'y préparer, car il se lance aussitôt. Pompidou: « En effet, nous ne devons rien nous cacher l'un à l'autre. Cela fait maintenant six ans que nous sommes ensemble. Vous êtes un des seuls à être entré au gouvernement en même temps que moi et à ne jamais en être sorti. (En fait, le seul avec Pierre Dumas.) J'ai une grande confiance en vous et dans ce que vous faites. Mais c'est vrai que je ne sais pas très bien ce que vous avez l'intention de faire ni où vous voulez en venir. « Mes idées à moi en matière d'Éducation nationale ? Elles sont simples. Je n'en avais pas beaucoup en entrant au gouvernement. Je ne me suis pas occupé de ce problème dans la première année, je devais apprendre mon métier et il y avait beaucoup d'autres problèmes plus urgents encore. Puis j'ai nommé M. Fouchet. C'était une idée du Général. Moi, je n'aurais pas pensé à lui. Une fois qu'il était là, il était essentiel qu'il y reste longtemps parce que le ministère avait souffert d'une instabilité du fait des circonstances: démission de Boulloche, départ de Joxe pour l'Algérie, démission de Sudreau3. Il était essentiel de laisser le même ministre pendant longtemps. Il m'est vite apparu qu'il fallait que je m'en mêle de près. Je m'en suis donc beaucoup occupé. Je n'avais pas d'idées préconçues. Que l'on fasse deux cycles ou trois cycles dans l'enseignement secondaire, ça m'était égal. J'étais prêt à accepter beaucoup de choses. Mais les choses se sont peu à peu dessinées et voici les grandes lignes de ce qui m'a paru essentiel. Pompidou : « Les enseignants, coûte que coûte, il faut les agiter » « D'abord, remuer ce corps enseignant. Ce sont des gens conservateurs et même réactionnaires, comme les petits épiciers ou les petits cultivateurs. Ils appartiennent aux catégories de la nation les moins tournées vers l'avenir, les moins adaptées au progrès. Coûte que coûte, il faut les agiter et les faire évoluer. « Et puis, mettre les établissements d'enseignement à la portée de l'enseigné, de manière à démocratiser vraiment l'enseignement, d'où notre effort de construction, la multiplication des CES, des CEG, des IUT, etc. « Ne pas allonger la durée des études ou, en tout cas, ne pas aller vers l'inflation qui consiste en ce qu'on débouche de plus en plus tard dans la vie active avec des diplômes de plus en plus longs à conquérir. « Je suis violemment, mais alors violemment hostile au tronc commun. Cette hostilité m'est venue en 1947, figurez-vous, quand je suis entré au Conseil d'État. On m'a demandé alors de suivre une série de cours au Centre des hautes études administratives. J'ai eu un professeur communiste, dont j'ai oublié le nom, et qui nous exposait ses théories, notamment à propos du plan Langevin-Vallon. Le tronc commun, ce n'était pas compliqué : on livrait les classes de la 6e à la 3e à l'enseignement primaire, c'est-à-dire à un corps d'enseignants d'extrême gauche qui allait former les enfants à sa façon. C'est de cela que je ne veux à aucun prix; je ne m'y prêterai jamais. À 10 ou 11 ans, on peut parfaitement distinguer les enfants qui sont doués et qui peuvent recevoir un enseignement classique et les enfants qui profiteront mieux d'un enseignement de type fin d'études primaires. Même si on les met côte à côte dans le même collège, pour ménager les facilités de transfert, en gros, on sait bien ce qui se passera. J'ai bien vu mes camarades de 6e qui étaient de bons élèves, ils le sont restés. Ceux qui ne l'étaient pas ne le sont pas devenus. Alors il faut donner tout de suite un enseignement secondaire à ceux qui peuvent le recevoir. « En matière d'enseignement supérieur, il ne faut pas confondre les lettres et les sciences. Il ne faut pas copier systématiquement dans les facultés des lettres des réformes faites pour les facultés des sciences. Et puis, il faut qu'il y ait priorité à l'enseignement sur la recherche. Pompidou : « Il y a un poison dans cette Éducation nationale : les syndicats » « Il y a un poison dans cette Éducation nationale : ce sont les syndicats. Il n'y a pas de véritable autorité. Ils usurpent cette autorité, puisqu'elle n'est pas exercée par les fonctionnaires de responsabilité. Les recteurs et inspecteurs d'académie n'ont pas d'action réelle. On est proviseur parce qu'on n'a pas réussi comme professeur et parce qu'on se faisait chahuter4. Alors comment voulez-vous qu'ils soient des patrons respectés et obéis ? Ce sont les syndicats qui font l'avancement. Ils envoient une lettre aux enseignants : "Nous prenons note de ce que vous nous avez demandé et nous espérons vous donner satisfaction." Puis une seconde lettre : "Nous avons le plaisir de vous faire savoir que, conformément à votre souhait, nous avons obtenu que...", ou bien : "Nous n'avons pas pu cette fois... mais nous gardons bonne note, etc." Le système est tel que les enseignants sentent et savent qu'ils ont tout à attendre des syndicats et rien de l'administration. « Au niveau de l'enseignement supérieur, ce n'est pas mieux, et quelquefois c'est pire puisque la cooptation est toujours de droit. Par exemple : il n'est pas possible d'être professeur de géographie à la Sorbonne si on n'est pas communiste. Le jour où vous refuserez un professeur de géographie qui vous sera imposé par George et Dresch 5, parce qu'il est communiste, vous marquerez votre autorité sur l'université. « Nous abusons des examens. Je suis très favorable à leur suppression dans toute la mesure du possible, puisqu'ils sont générateurs de bachotage, de fraudes, etc. Il faudrait voir pour le bachot comment on peut faire en sorte que le certificat d'études secondaires, que vous appelez bachot, ait une valeur qui ne varie pas trop d'un établissement à l'autre : " Ah ! vous êtes bachelier de Louis-le-Grand, très bien, je vous prends tout de suite." "Ah ! vous êtes bachelier de Saint-Joseph de Fouilly-les-Oies, eh bien vous allez d'abord passer un examen." « L'administration : elle avait profondément besoin d'être réformée. Elle a commencé de l'être avec un secrétaire général qui a une forte personnalité. Une amélioration certaine s'est marquée. Mais il ne faut pas s'en tenir là. Le déménagement6 doit être l'occasion d'un renouvellement profond des structures et des hommes. Il faut que vous vous débarrassiez de tas de gens qui ne sont pas faits pour l'administration moderne et auxquels vous ferez comprendre qu'ils s'ennuieraient à l'OTAN. Il faut que vous fassiez appel à du personnel venu de l'extérieur. Sinon vous vous heurterez toujours à des gens qui diront : "On ne peut rien faire, car si on pouvait le faire, nous l'aurions déjà fait." « Une dernière chose: j'ai horreur des sociologues, des psychologues, des psycho-sociologues et des psycho-pédagogues. Ce sont tous des fumistes ou des communistes. Pompidou : « Quand on fait quelque chose, il y a toujours des drames » « Voilà, en gros, ce que je pense sur les grandes lignes d'action pour celui qui est à la tête de l'Éducation nationale. Je voudrais savoir ce que vous pensez, en face de ces préoccupations essentielles. « Je ne vous cache pas d'ailleurs que je suis un peu surpris qu'il n'y ait pas plus de drames. Ce n'est pas bon signe! En règle générale, quand on fait quelque chose, il y a toujours des drames. Vous savez que je vois beaucoup mes amis d'autrefois, mes camarades qui sont presque tous normaliens. Je les interroge à votre sujet. Ils ont été très contents de votre nomination et tiennent d'ailleurs sur vous des propos flatteurs. Mais ils ajoutent : "Nous ne savons pas bien ce qu'il veut faire. Sans doute veut-il gagner du temps ? Et nous nous interrogeons." « Comment ne voulez-vous pas que je m'interroge aussi ? Mais je vous connais bien. Vous voulez temporiser parce que c'est dans votre nature et que vous ne voulez rien faire d'irréfléchi. Je sais que vous avez une volonté d'action. Mais je voudrais savoir sur quoi la faire porter. Quant à moi, pratiquement : « 1°) Je pense qu'il faut faire une révision de la carte scolaire. « 2°) Je pense qu'il faut faire une carte universitaire, créer des établissements, mais limiter la compétence de ceux qui existent, arriver à une spécialisation des universités. « 3°) Il faut créer des IUT en grand nombre, développer tout ce qui a trait à la formation professionnelle et technique, tenir compte, dans l'implantation de ces établissements, de la géographie locale des spécialisations correspondantes. « 4°) Mettre en place l'orientation et instituer un barrage à l'entrée des facultés. » Je mesure la distance qui sépare ses positions de mes convictions. Mais je ne les crois pas incompatibles. Comme lui, je pense qu'il faut « faire évoluer », sinon « agiter », les enseignants. Il a surtout l'impatience de voir déboucher des mesures concrètes. Je ne manque pas de projets. Plutôt que de prolonger la conversation en les lui développant, je lui précise mon calendrier. Sur la rénovation pédagogique, j'ai rassemblé assez de matériaux pour réunir une commission que je confierai au recteur Gauthier. Sur l'entrée dans l'université, j'ai beaucoup avancé et je suis prêt à en parler avec lui et avec l'Elysée. Nous convenons d'un déjeuner à Matignon, qui nous réunira le 30 janvier avec nos collaborateurs et mes correspondants de l'Élysée. Sur l'orientation enfin, les décrets sont en phase finale. Mais je voudrais soumettre une dernière fois au Général le problème du rôle des parents dans les conseils d'orientation. Pompidou, sans s'engager sur le fond, accepte la démarche. Mais sachant que le Général s'irritera de cette ultime remise en cause de son arbitrage, il tient à lui en parler lui-même, et j'apprécie qu'il veuille bien s'en charger. Je lui préparerai un argumentaire. 1 Ce document est reproduit en annexe 1. 2 Office national d'information et d'orientation professionnelle. 3 Boulloche, ministre de janvier à décembre 1959 ; Joxe, de janvier à novembre 1960 ; Sudreau, d'avril à octobre 1962. Il aurait pu ajouter Guillaumat (novembre 1960 - février 1961) et Paye (février 1961 - avril 1962). 4 C'était souvent le cas à l'époque où Pompidou était professeur. 5 Pierre George, Jean Dresch, « patrons » universitaires de la géographie. 6 Dès mon arrivée au ministère, j'ai repris le dossier d'un déménagement du ministère, et obtenu son transfert dans les locaux de l'OTAN, place Dauphine. Le transfert sera décommandé après Mai 1968. C'est aujourd'hui l'université Paris-Dauphine. Chapitre 5 « POUR CETTE RÉNOVATION PÉDAGOGIQUE, JE VOUS APPUIERAI» Matignon, mardi 30 janvier 1968. Au déjeuner de Matignon je n'arrive pas sans biscuits. Depuis l'été, ma conviction est faite: la sélection que me demandent le Général et Pompidou, elle doit n'être qu'une facette d'une rénovation absolument nécessaire. On pourrait aussi bien l'appeler autonomie de recrutement. Les facultés jouissent de cette autonomie pour le recrutement de leurs enseignants. Pourquoi ne pas l'étendre à celui de leurs étudiants? C'est le cas dans la plupart des universités du monde développé et libéral. Et cela crée une sorte de contrat entre l'étudiant et l'université — un engagement réciproque qui débouche sur la réussite. J' ai commencé de distiller mes idées pendant l'automne, dans la tournée qui m'a mené d'université en université, en octobre et novembre, prenant occasion des « séances solennelles » où doyens et professeurs en toge célèbrent leur rentrée annuelle. À Clermont-Ferrand, j'ai affirmé, le 14 octobre 1967 : « Faute d'une diversification et d'une orientation, l'enseignement supérieur continuerait de fonctionner comme une machine à exclure. » À Besançon, le 13 novembre 1967, j'ai déclaré: « Tout se passe comme si notre université organisait un naufrage pour repérer les meilleurs nageurs, qui seuls échapperont à la noyade. » Mais il ne s'agit pas de s'opposer à la « vague démocratique ». « L'élitisme n'est pas une réponse raisonnable », ai-je dit encore à Clermont. Partout je montre l'ampleur de la transformation nécessaire, dans les structures et les méthodes. À Orléans, le 3 novembre 1967, j'avertis : « Devant la jeunesse, une jeunesse qui refuse le tout-fait, une jeunesse ironique, vous êtes, nous sommes tous, non pas des distributeurs de certitudes, mais des professeurs d'inquiétude. » J'enfonce le clou à Besançon : « Il y a un fait nouveau : la jeunesse échappe au monde scolaire et universitaire où nous l'enfermons ; elle tend à s'organiser en dehors de lui. » À Rouen, je dénonce les « turbo-profs », qui, pressés de regagner Paris, concentrent leurs heures de cours sur une journée, et laissent à eux-mêmes les étudiants. Ici et là, je critique les cours magistraux et l'individualisme des enseignants. On m'écoute poliment. Mais cette mise en cause des habitudes de l'Université n'est pas du goût de ceux qui s'en croient la cible, sans bien sûr me rendre populaire auprès des étudiants, qui ne lisent pas mes discours! En Mai, bien des professeurs accusés de mandarinat diront: « C'est la faute à Peyrefitte », comme si les étudiants avaient eu besoin de moi pour découvrir la désinvolture de l' appareil universitaire à leur égard. Cela a compté dans la solidarité paradoxale que tant d'universitaires ont montrée à l'égard des étudiants, s'efforçant de détourner vers le pouvoir politique la colère qui montait contre eux. Ainsi, pour moi, l'orientation n'est qu'une des façons, pour les universités, de renouveler leur prise en charge des étudiants. Il n'est pas question de contraindre les étudiants à suivre des études dont ils ne voudraient pas; ni que l'État se mette à les trier, comme des colis dans une gare de marchandises. Pourquoi ne généraliserait-on pas le système qui fonctionne, à la satisfaction générale, pour les grandes écoles, pour les classes préparatoires, pour les IUT, pour les écoles commerciales et professionnelles ? Chaque faculté serait libre d'accepter ou de refuser des bacheliers qui souhaitent s'y inscrire. Leurs effectifs seraient formés par la rencontre de deux libres volontés. Selon un système inspiré de celui qui fonctionne en Grande-Bretagne, et que j'ai fait étudier sur place par Bourricaud et Moret 1, début décembre, chaque élève de classe terminale, avant même de passer le baccalauréat, se porterait candidat à quatre ou cinq établissements. Cette « pré-inscription » permettrait aux lycéens de réfléchir sérieusement à leur orientation, et aux facultés de se faire une idée des flux qu'elles auront à traiter. Cette orientation suppose une transformation du baccalauréat. L'examen ponctuel et dramatique serait remplacé par un « bac bilan » constitué tout au long des années de lycée. La diversification des voies offertes au bachelier accompagnerait cette réforme. Le nombre de places dans les facultés (enseignement long) devrait décroître ; celui des instituts universitaires de technologie (enseignement court) s'accroître : 225 000 places de plus en trois ans, ce qui permettrait d'absorber la moitié des bacheliers de 1967. Ceux qui seront refusés dans tous ces établissements devront entrer dans la vie active. Mais il leur serait offert « l'Université ouverte » — enseignement par correspondance, cours du soir —, qui leur permettrait d'obtenir les mêmes diplômes, fût-ce sur une plus longue durée. Ainsi seraient conciliées une planification des enseignements au niveau national et une totale liberté de recrutement au niveau de chaque établissement. Pour faire mûrir mon projet, j'ai décidé de créer une commission que nous appellerons d'un mot anodin « commission sur les examens », ou, du nom de son président, commission Capelle. Plusieurs conversations avec ce grand universitaire m'ont fait mesurer la fermeté avec laquelle il voulait contribuer à cette œuvre d'assainissement. Nous nous mettons d'accord sur un certain nombre de noms, en veillant à diversifier les profils et les images. Je les pressens ensuite un à un, et ne les nommerai qu'après m'être assuré qu'ils sont fermement partisans de la sélection 2. Pompidou : « Du bon sens, bien nécessaire à ce poste » Ma démarche n'est pas exactement celle de Pompidou. Il redoute que je ne lâche la proie pour l'ombre, en abaissant la barrière du baccalauréat avant d'être sûr que les facultés élèvent assez haut la leur. Mais comme notre objectif est le même, et le même que celui du Général, je poursuis mon chemin. Ainsi notre déjeuner consiste surtout à échanger des idées, des informations et des craintes. Je suis du moins assuré de mon dispositif: la commission Capelle sera incessamment en état de marche. Et dès demain au Conseil des ministres sera décidée la nomination du directeur des enseignements supérieurs, Philippe Olmer, remplaçant Pierre Aigrain, promu délégué général à la Recherche scientifique. « Je suis très content de cette double nomination, me dit Pompidou. Aigrain est avant tout un chercheur, un imaginatif, et Olmer me paraît avoir du bon sens, et c'est bien nécessaire à ce poste. » Pompidou : « Tout ça, c'est un peu de votre faute » Matignon, mardi 30 janvier 1968, après le déjeuner. Pendant que la sélection chemine ainsi, le cours de l'orientation a subi une sérieuse secousse. J'ai mis un peu de temps à préparer l'argumentaire promis à Pompidou. Le Général s'est étonné du temps que les décrets mettaient à lui parvenir. Il les a réclamés impérieusement. Pressé par l'Élysée, je me suis vu obligé de lui envoyer directement le projet de décret, et tel que je le souhaite. Le Général, non préparé, prend l'affaire très mal. Du coup, ses conseillers techniques me renvoient la décision, négative, du Général, sous la forme d'un projet de décret complètement récrit sur de nouvelles bases. C'est la catastrophe. Comment signer un décret dont le texte, amendé ou pas, diffère profondément de celui qu'a examiné le Conseil supérieur de l'Education nationale? Quand nous nous levons de table, je demande à Pompidou un instant d'entretien en tête à tête. Il m'emmène dans son bureau. Je lui dis la surprise et la peine que j'ai eues de me voir retourner un texte totalement différent du mien. Pompidou : « Tout ça, c'est un peu de votre faute. D'abord, parce que vous avez saisi le Général avant que j'aie pu lui en parler, de sorte que les positions étaient prises et que je ne pouvais plus rien faire... AP. — Mais je ne pouvais plus attendre. Depuis une semaine, l'Élysée me tarabustait pour avoir le texte. J'ai fini par l'envoyer le même jour que je vous ai remis l'aide-mémoire, mais en suppliant d'attendre, pour en parler au Général, que vous ayez vous-même eu le temps de lui en parler. Pompidou: « Ne parlez pas au Général de la confiance qu'il doit vous faire » Pompidou. — Et en plus le texte que vous avez envoyé proposait votre formule, ce qui a eu pour don de l'irriter. AP. — Mais j'avais joint une note indiquant que la seule différence essentielle avec les intentions manifestées par le Général consistait dans la formule concernant les parents, sur laquelle j'appelais expressément son attention. Pompidou. — Vous avez atermoyé. À force de vouloir gagner du temps, vous avez provoqué une impatience. Le Général a eu l'impression que vous vouliez, à l'esbroufe, lui faire signer un texte en contradiction formelle, sur un point capital, avec les instructions qu'il vous avait données. AP. — Vous savez bien que ce n'est pas le cas. Je ne prends pas l'affaire au tragique, mais ou bien on me fait confiance, ou bien on ne me fait pas confiance. Je ne peux pas me laisser imposer un texte qui n'a rien à voir avec celui qui a eu l'accord du Premier ministre et des ministères intéressés, qui a été débattu devant le Conseil supérieur, qui a été amendé en tenant compte ou non, selon une procédure interministérielle, des amendements proposés par le Conseil supérieur. Pompidou. — Je vous soutiendrai à fond dans cette affaire. Vous ne pouvez pas vous laisser imposer un texte nouveau. C'est désobligeant vis-à-vis de vous. Aussi vis-à-vis de moi. Cela ne peut pas être accepté. Vous avez ma confiance. Mais ne parlez pas au Général de la confiance qu'il doit vous faire. Il n'en fait à personne. Cela fait partie de ses théories. Il me l'a dit à moi-même à plusieurs reprises. Il estime que le rôle du Président de la République n'est pas de faire confiance au Premier ministre, mais de le contrôler et par conséquent, dans une certaine mesure, de le suspecter. Il estime de même que le rôle du Premier ministre est de contrôler les ministres et donc de les suspecter. Il me reproche de ne pas le faire suffisamment. La notion de confiance est une notion sentimentale qui n'entre pas du tout dans son univers. Alors ne lui parlez pas ce langage et n'ayez pas l'air de mettre enjeu votre poste. La question n'est pas là et tout doit s'arranger autrement. Je vous soutiendrai complètement. Je vous soutiendrai à fond pour tout, pour la rénovation pédagogique, pour la sélection, pour tout ce que vous voulez faire. Mais ne prenez pas le Général de travers. AP. — Je dois dire que j'ai été un peu frappé de la conjonction entre cette preuve de méfiance qui venait de l'Élysée et la preuve, sinon de méfiance, du moins d'une certaine crise de confiance, que j'ai cru voir dans les interrogations affectueuses que vous m'avez faites la dernière fois 3. Pompidou. — Il n'y avait absolument aucun rapport entre les deux. Je peux vous assurer que l'Élysée n'était pour rien dans mes réflexions. Mais soyez sans crainte, je ne vous suspecte pas et je ne vous laisserai tomber en aucun cas. » L'explication était nécessaire. Je rassure d'ailleurs Pompidou sur les suites: « J' ai vu Tricot ce matin et nous sommes convenus de reprendre ensemble la rédaction, en toute sérénité, et naturellement sans l'amendement que je souhaitais sur la question des parents ! De ce pas je vais à l'Élysée où le Général m'a convoqué. Pompidou. — À propos, je n'ai pas voulu le dire devant tout le monde, mais faites attention à votre commission Capelle, elle va vous éclater entre les doigts. Vous ne pouvez pas écarter Zamansky 4, le seul qui nous soutienne! Et puis, ce Monod est un fou, un primaire. Il dit n'importe quoi. C'est un scientiste comme on en faisait à la fin du XIXe siècle. Laurent Schwartz, lui, je ne sais pas 5. Mais tous ces gens-là sont totalement déséquilibrés. Ne mettez pas les pleins feux sur cette affaire, ça risque de vous échapper. AP. — Bien sûr. Nous parlerons discrètement d'une "Commission sur les examens dans l'enseignement supérieur ". Et le rapporteur est un membre de mon cabinet. Pompidou (à demi rassuré). — À la bonne heure. » « Les doyens vont plier » Salon doré, mardi 30 janvier 1968. Dans la voiture qui m'emmène à l'Élysée, je réfléchis à la façon de prendre l'entretien. Je sais que le Général voudra faire le point sur l'orientation. Cela risque de prendre un temps précieux pour aborder deux sujets qui me tiennent à cœur et dont je ne sais absolument pas ce qu'il peut penser. À peine assis, je le devance et prends la parole. AP : « Mon général, je voulais vous parler de deux réformes profondes que je compte engager cette année si vous en êtes d'accord. Elles ont fait l'objet d'études approfondies par des groupes de travail restreints, mais il va falloir passer maintenant au stade plus officiel des commissions et l'opinion publique en sera saisie. Je ne voudrais pas aborder cette phase sans avoir votre accord sur les orientations principales de ces deux réformes. GdG.— Allez-y. AP. — La première est celle des facultés. Mon prédécesseur a fait une réforme des études. La question de la sélection, elle, est en chantier, et je sais que vous y tenez. Mais il me semble qu'elle n'est qu'un aspect d'un mal plus profond. Ce n'est pas seulement pour l'entrée que les facultés sont une institution où on a tous les droits, et aucune obligation. C'est le système de l'irresponsabilité généralisée. Pour le recrutement, on prend ce qui vient. Pour les programmes, on enseigne ce qu' on veut. Pour les débouchés, se placent ceux qui peuvent. À ce système d'irresponsabilité doit se substituer un système de responsabilité. Le système doit commencer à être amendé au niveau des effectifs, par une sélection progressive et par une diminution progressive des stocks d'incapables. « 1) Régulation des flux. On pourrait procéder par étapes. On ôterait progressivement au bac la vertu qu'il a pour le moment d'ouvrir toutes les portes de l'enseignement supérieur. L'important serait d'affirmer le principe de la liberté laissée aux établissements de choisir leurs recrues. « 2) Ensuite, le "déstockage ", l'élimination des inaptes en généralisant la règle des deux ans en trois 6 à tous les niveaux et dans tous les ordres d'enseignement. « 3) Enfin, ces mesures négatives devraient être accompagnées de mesures positives. (Je développe : accélération de la construction des IUT ; transformation des collèges universitaires 7 en facultés ; cours à temps partiel de l' " Université ouverte". Le Général m'écoute avec une grande attention et reprend mon exposé point par point.) GdG. — La régulation des flux : je veux bien, mais vous n'y arriverez pas si vous n'imposez pas une règle à tous. Les doyens vont plier. Pas M. Zamansky, mais les autres. La démagogie va l'emporter. On n'aura pas le courage de faire des barrages. Il faut que vous imposiez des règles valables pour tous et qui imposent ces barrages. « Et si vous faites votre bac-bilan (je ne lui en ai pas parlé, mais je constate qu'il est bien informé) qui sera forcément dispensé d'une manière plus généreuse, vous risquez d'être emporté par le flot, parce que vous aurez enlevé la seule digue qui existe à l'heure actuelle. Ne réduisez pas la valeur du bac tant que vous ne serez pas assuré de la valeur plus solide de ce que vous aurez mis à la place. « Quant à l'élimination, il vous faut une règle absolue. Il ne faut pas que ce soit laissé à la décision de chacun, sinon ce sera la pagaille et la lâcheté. « Quant à vos voies de dérivation, je veux bien, mais il faut que l'enseignement par cours du soir ou par correspondance soit sanctionné par un examen sérieux, sinon ce serait une façon, pour les tire-au-flanc, de passer leur examen sans se fatiguer à aller aux travaux pratiques. AP. — Mais naturellement cette voie de rattrapage ne serait ouverte qu'à ceux qui pourraient justifier d'un travail effectif. Par un système de "crédits8" à l'américaine, on fractionnerait l'examen et ces travailleurs pourraient ainsi se rattraper et bénéficier d'une promotion sociale. GdG. — Oui, je veux bien. Je suis d'accord sur ces principes, mais ne vous faites aucune illusion, tout cela ne marchera que si vous l'imposez. L'autorité doit venir d'en haut. Les hommes sont des lâches et des démagogues. Les doyens ne tiendront pas devant la marée. Nous devons tenir à leur place. AP. — Certes, mais il y a dans l'enseignement secondaire et supérieur des hommes raisonnables qui estiment souhaitable la substitution du système de la sélection au système anarchique actuel. Ces hommes, nous pourrons en rassembler quelques-uns dans une commission et nous servir d'eux, à la fois pour préciser et affiner le projet et pour nous servir de caution, ce qui n'est pas inutile dans le milieu universitaire. GdG (très au courant). — Je veux bien ; mais M. Capelle, comment voulez-vous qu'il dirige convenablement cette commission, alors que, du temps où il était chez Fouchet, il n'a jamais poussé vers la sélection ? AP. — Si j'ai pensé à lui, c'est qu'il a publiquement pris parti en faveur de la sélection. GdG. — Mais pourquoi n'en a-t-il rien fait quand il était responsable ? AP. — On ne peut pas l'en rendre responsable. La commission qui a préparé la réforme Fouchet avait travaillé dans une tout autre perspective. Lors d'une de ses premières séances, Fouchet avait déclaré : "Il faut partir d'une hypothèse de base : nous ne touchons pas au principe selon lequel l'entrée est libre dans les facultés." Comment reprocher à Capelle de n'avoir rien fait dans le sens de la sélection, puisque le principe inverse avait été posé ? GdG. — Mais comment a-t-on pu dire des choses pareilles ? Il était évident, dès ce moment-là, qu'on ne résisterait pas à la poussée si on ne prenait pas des mesures de sélection. C'est absurde d'avoir travaillé dans ce sens ! Alors soit pour Capelle ! Mais pourquoi éliminez-vous Zamansky, le seul qui ait dit courageusement ce qu'il pensait de cette affaire ? AP. — Je n'ai rien contre Zamansky, avec lequel j' ai des rapports amicaux. Mais il a clamé si fort sa doctrine sur ce sujet, que si on le met en avant, on provoquera aussitôt une levée de boucliers. On donnera l'impression que la commission est faite pour faire accepter ses idées. GdG. — Peut-être, mais Zamansky a du courage et les autres n'en ont pas. On ne peut pas l'en punir. Il faut trouver un moyen de l'associer à ce jeu. AP. — Je suis tout à fait disposé à le faire participer à la commission comme consultant permanent, mais je pense qu'il y a avantage à ne pas se servir de lui comme d'une étiquette. « On ne peut pas compter sur la routine pour corriger la routine » GdG. — Soit. Vous vouliez me parler d'un autre sujet ? AP. — C'est de pédagogie, mon général. GdG. — Ah, la pédagogie... AP. — Elle n'a guère changé depuis les Jésuites du XVIIe siècle : cours magistral, devoirs à la maison, humanisme, orner et embellir l'esprit, tout cela dans un milieu protégé. Or, trois phénomènes ont bouleversé cette pédagogie : la démocratisation, qui nous donne des élèves différents ; la concurrence de la vie, audiovisuel, cinéma, télévision, qui crée un milieu différent ; le progrès technique et pédagogique, qui a mis au point des méthodes différentes. « Je crois nécessaire de passer à la généralisation de ce progrès, en développant quelques formules qui ont fait leurs preuves. Les méthodes actives, qui bouleversent les rapports maître-élèves ; l'audiovisuel ; le mi-temps, qui nous fera des enfants plus vigoureux, plus sportifs, plus résistants ; la rénovation des enseignements de base et des programmes. (Comme je vois que son regard m'interroge, je développe un peu chacun des points.) GdG (très satisfait). — Oui, oui, il faut faire tout cela. Pour cette rénovation, allez-y carrément. Je vous appuierai. N'hésitez pas. Il faut foncer. « Mais n'oubliez pas une chose : dans tout cela, tout est question d'autorité. On ne remplace pas l'autorité par autre chose. On ne peut pas compter sur l'autorité des autres. On ne peut pas rattraper au niveau inférieur ce qu'on n'aura pas eu le courage de proclamer au niveau supérieur. On ne peut pas compter sur la routine pour corriger la routine. Il faut marquer les directions fermement et catégoriquement si l'on veut que le reste suive. « C'est comme l'orientation. (Il y vient.) Il faut y aller. Il faut que ce soit le corps enseignant qui prenne ses responsabilités et qui ne cherche pas à s'en défaire sur d'autres, c'est-à-dire sur les parents. C'est le point sur lequel je sens que vous n'êtes pas tout à fait d'accord avec moi. J'insiste. Il n'y aura pas d'orientation si les professeurs ne se décident pas enfin à orienter, eux qui sont les meilleurs juges et qui sont impartiaux et responsables. Il ne faut pas qu'ils se reportent sur d'autres de la responsabilité de prendre des décisions qui leur incombent. Il faut renforcer leur action et ne pas s'occuper des parents, si ce n'est pour les associer et pour entendre leurs avis. Il ne faut pas laisser les professionnels de la représentation des parents d'élèves influencer les professeurs. AP. — J'ai essayé de vous convaincre de l'opportunité de maintenir la participation à part entière des parents d'élèves dans les conseils d'orientation. Je n'y ai pas réussi. Je le regrette. Mais je n'insiste pas. Je m'incline devant votre verdict et l'appliquerai très loyalement. « La combinaison de ces trois grandes réformes va sûrement faire bien des vagues dans le courant de l'année à venir. Je crois que ces réformes sont nécessaires et qu'elles seront salutaires, mais il ne sera pas commode de les faire passer. GdG. — N'ayez pas peur. Allez-y. » Pompidou : « Je constate que Peyrefitte est encore plus démagogue que Fouchet » Matignon, vendredi 2 février 1968. Je sonde Jobert 9 sur le soupçon que je ne ferais rien, sous prétexte de « ne pas faire de drame ». Il me le confirme très loyalement. Pompidou lui aurait dit : « Et moi qui ai reproché à Fouchet d'être démagogue, je constate que Peyrefitte est encore plus démagogue que Fouchet. Avant tout il veut arranger les choses et il veut éviter les drames. » « Je sens de nouveau les mêmes oppositions entre le Premier ministre et vous, qu'il y avait entre le Premier ministre et Fouchet. Le déjeuner de l'autre jour en a été la démonstration évidente. Le Premier ministre pense à un barrage très simple : le bachot est remplacé, d'une part par un examen de fin d'études secondaires ; d'autre part, par un examen d'entrée propre à chaque faculté et que chaque faculté est libre d'organiser en fonction de son nombre de places et de sa spécialité : ou bien examen de dossier, ou bien examen classique, ou bien simple entretien, ou bien recrutement sur titres, etc. AP. — Mais je ne rejette pas du tout cette solution ! Seulement, nous ne pouvons pas y passer du jour au lendemain sans une évolution. Cette évolution, il faut l'amorcer dès cette année et l'étendre au cours des années suivantes par une diminution progressive de la valeur du bachot et une augmentation corrélative de l'autonomie de recrutement des différents établissements d'enseignement supérieur. Jobert. — Oui, mais ce genre de propos prudents étaient exactement ceux que Fouchet tenait il y a quatre ans au cours d'un déjeuner pareil à celui de mardi ; le Premier ministre tenait les mêmes propos que je viens de vous dire ; or, à force de propos prudents, on n'a rien fait. Voilà pourquoi le Premier ministre se pose des questions et se demande si vous voulez vraiment faire la sélection. Il se croit, comme moi, reporté quatre ans en arrière. AP. — Je suis convaincu qu'on ne peut avancer réellement qu'en faisant des percées, des avancées qui sont présentées comme des expériences. En profitant d'un nouveau site comme à Luminy 10, ou de la transformation d'un collège universitaire. On leur dira, vous voulez devenir faculté, très bien mais ce sera de telle et telle façon. « La seule manière de faire progresser le corps enseignant est de prouver le mouvement en marchant et de faire des vitrines en grand nombre, de manière à créer une émulation et une concurrence. » Jobert me dit comprendre et approuver la méthode. Mais le soupçon de Matignon est-il vraiment levé ? « L'allégement des programmes, oui » Conseil du 28 février 1968. Encouragé par la confiance que le Général m'a témoignée, je mets en train la commission de rénovation pédagogique que préside le recteur Gauthier11. Et je fais inscrire une communication au Conseil sur le sujet. AP : « La réforme de l'enseignement engagée depuis 1959 a profondément modifié les cadres de l'organisation scolaire, le contenant. Pour donner tout son sens à cette œuvre, il faut s'occuper du contenu. « Les méthodes pédagogiques n'ont guère évolué depuis le siècle dernier, ni même depuis le XVIIe siècle. Or, rien n'est plus difficile que de faire changer l'esprit et les méthodes. « La démocratisation amène dans l'enseignement secondaire des enfants culturellement défavorisés ; ils ne sont pas justiciables des méthodes qui réussissaient auprès des enfants culturellement favorisés. « La concurrence de la vie — cinéma, télévision, bandes dessinées — soumet le pédagogue à rude épreuve. Il y a tout un phénomène de rejet de la vie scolaire telle qu'elle est aujourd'hui. «L'accélération de l'évolution du savoir dévalue l'ambition encyclopédique. L'érudition, si même on y arrive, est vite périmée. Il vaut mieux développer la capacité d'adaptation, la force de caractère, l'esprit d'initiative, le sens de l'équipe, bref des qualités d'éducation. « Pour entrer dans les détails, une commission va se mettre au travail à partir de demain. Son objectif est celui-ci : ouvrir l'école à la vie et la vie à l'école. « Les méthodes existent. J'indique ici des directions de recherche, non des décisions. « Les méthodes audiovisuelles, le film éducatif et documentaire ont d'immenses ressources. Combien de cours d'histoire avons-nous oubliés, alors que les images du Cuirassé Potemkine sont gravées dans notre mémoire ? « La transformation de la relation pédagogique. Il faut mettre fin au monologue du cours magistral qui sévit même au collège. Le dialogue, les pratiques, la participation active à la vie de la classe doivent le remplacer. « Le mi-temps pédagogique. La capacité d'attention à des disciplines intellectuelles a ses limites : 3 ou 4 heures par jour, divisées en séances plus courtes, de trois quarts d'heure, c'est ce qui semble le plus efficace. L'autre moitié du temps serait consacrée à des activités concrètes, aux sports, à des activités socioculturelles. « La coordination des différents enseignements par un travail en équipe des maîtres. Cela se fait à l'étranger, dans le privé. C'est une nécessité que va renforcer notre réforme de l' orientation. « Allégement et actualisation des programmes. Il s'agit moins d'ailleurs de réformer les programmes que de les suivre dans un autre esprit. L'enfant se demande pourquoi il doit apprendre les guerres puniques ou le théorème de Pythagore, sauf si on lui montre que l'histoire est un éternel recommencement et que Tabarly ne gagne sa course qu'avec son sextant. « Quelles méthodes pour la mise en place de cette rénovation générale ? Sur le plan financier, il faudra à la fois éviter d'y voir une source d'économies possibles — par le mi-temps par exemple ; et de surajouter le coût des méthodes nouvelles au coût des méthodes traditionnelles. « Sur le plan pratique, le mot d'ordre est progressivité. Dès cette rentrée, je prévois une école primaire par département, un établissement secondaire par académie, comme lieu d'une expérience pilote. Pas question de faire un prototype si compliqué et si coûteux que jamais la série ne suivra. Chercher plutôt un effet de boule de neige, et assurer ainsi un rythme de croissance rapide, qui aboutira à la généralisation dans le cadre du Ve Plan. GdG. — On reviendra sur tout cela plus tard, quand vos études seront plus avancées. Le mi-temps scolaire... nous y sommes déjà dans le mi-temps, puisque les vacances occupent la moitié de l'année. Alors le mi-temps de ce mi-temps, ça fera un quart de temps. Il faudra que vous raccourcissiez les vacances. On en discutera quand les études seront plus avancées. AP. — Il faudra remodeler l'ensemble du temps scolaire, et dans ce cadre, diminuer la durée des vacances. Pompidou. — Pour résumer la proposition de M. Peyrefitte, c' est plus de travail pour les maîtres et moins pour les élèves. GdG. — Sur la nécessité de rénover la pédagogie, tout le monde est d'accord. L'allégement des programmes, oui. Sinon un allégement total, du moins un allégement différencié et qualitatif, personne ne le conteste. Sur le problème soulevé par le Premier ministre, il serait bon en effet que les professeurs prennent une part plus grande et les élèves une part moindre. « Cette question essentielle, il est bon que vous vous en soyez saisi et que vous en ayez saisi le Conseil. Vous nous en reparlerez quand vous pourrez déboucher sur des décisions, et nous pourrons nous engager. » 1 François Bourricaud (1922-1991), professeur de sociologie à la faculté des lettres de Nanterre; Philippe Moret, maître-assistant d'anglais à l'École normale supérieure, respectivement conseiller technique et chargé de mission à mon cabinet. 2 Voir supra, ch. 4, p. 396. Outre le recteur Capelle : Bouisset (représentant permanent de l'Inspection générale), Denisse (président du Centre national d'études spatiales), Duvernet (inspecteur d'académie), Fourastié (économiste), Géminard (inspecteur général), Giraudon (proviseur), Lichnerowicz (professeur au Collège de France), Niveau (recteur de Grenoble), Mme Picard, depuis Alice Saunier-Seïté (directrice du collège littéraire universitaire de Brest), Touraine, mon camarade de promotion à Normale et vieil ami (bien que fort orienté à gauche, il souhaite fortement que soit enfin instituée une régulation des flux dans l'enseignement supérieur), Vermot-Gauchy (démographe). 3 Le 16 janvier, voir ch. 4, p. 404 et suiv. 4 Marc Zamansky, doyen de la faculté des sciences de Paris de 1961 à 1970. 5 Les noms de Jacques Monod et de Laurent Schwartz avaient été évoqués pour faire partie de la commission. Voir aussi ch. 21, p. 552. 6 Un cycle de deux années d'études doit être accompli en trois années au plus. 7 Hors du chef-lieu de chaque académie, les nouvelles implantations universitaires se font sous forme de collèges littéraires universitaires (CLU) ou de collèges scientifiques universitaires (CSU), dont l'enseignement s'en tient au premier cycle. 8 On parlerait aujourd'hui d'unités de valeur. 9 Michel Jobert, directeur du cabinet du Premier ministre (1966-1968). 10 Près de Marseille. 11 Henri Gauthier, ancien recteur-adjoint de Paris (1966-1967), directeur de la pédagogie, des enseignements scolaires et de l'orientation en 1967. Chapitre 6 CARNET DE ROUTE DE L'AGITATION OCTOBRE 1967 - MARS 1968 Nanterre, octobre 1967. À Nanterre, depuis la rentrée de la faculté des lettres, un groupe d'étudiants, au nom de la « paix au Vietnam », se livre à une agitation quotidienne, organise réunion sur réunion, distribue des tracts. Ils se servent de slogans que personne ne récuse, pour légitimer leur désordre. Que préfèrent-ils au fond : la paix au Vietnam ou les délices du désordre ? Quartier latin, 10 novembre 1967. Hier soir, une manifestation violente s'est déroulée rue Soufflot. Trois mille étudiants très énervés criaient : « Non à la sélection ! » Nullement à cause des projets sur lesquels nous réfléchissions encore très secrètement, mais à cause de l'afflux de candidats à la préparation du certificat préparatoire aux études médicales. J'appelle Dannaud1 : « N' êtes-vous pas préoccupé des heurts violents qui se sont produits hier soir rue Soufflot avec la police ? Avez-vous des informations sur ces groupements extrémistes dont on dit qu'ils ont organisé et animé ces violences ? Dannaud. — Mais oui. La préfecture de police les a à l'œil et établit des fiches quotidiennes. Je peux lui demander de vous les envoyer. » À partir de ce jour, je reçois quotidiennement cette précieuse information, comme l'Elysée, Matignon, l'Intérieur et la Justice. On ne peut pas en relire la collection 2 sans admirer l'exactitude de leurs informations, la finesse de leurs analyses, et le degré de pénétration dans le milieu estudiantin dont elles témoignent. Nanterre, 17 novembre 1967. Une assemblée des étudiants de sociologie de Nanterre décide une grève. Il s'agit d'un problème technique mineur, que toute université raisonnablement autonome aurait réglé en quelques jours. Avant la réforme Fouchet, on collectionnait des « certificats de licence » ; depuis la réforme, on fonctionne par années d'études. Il faut donc des dispositions transitoires, qui traduisent les certificats en années. Il reste naturellement une zone d'incertitude. Ma position est que les facultés doivent trancher elles-mêmes ce contentieux résiduel. Mais certaines facultés, certains départements — c'est le cas en philosophie et en sociologie à Nanterre — connaissent une forte pression des étudiants. Les autorités se tournent vers le ministère pour savoir jusqu'où on peut aller. Le ministre renvoie la faculté à ses responsabilités. Le résultat de ce va-et-vient entre la faculté et le ministère est une certaine pagaille, et beaucoup d'irritation chez les étudiants. Chez qui ne manquent pas ceux qui savent saisir une occasion de mettre en cause l'Université de classe et la société répressive. Le problème se pose et se résout dans toutes les facultés de France, mais c'est à Nanterre seulement, et dans le département de sociologie, qu'il prend de l'ampleur. Le 17 novembre, les étudiants de sociologie lancent une grève qui s'étend les jours suivants. À la revendication d'équivalences généreuses s'ajoute celle d'une représentation étudiante dans les conseils de faculté et de département. Le mouvement est plus ou moins récupéré par l'UNEF, qui à Nanterre est contrôlée par les communistes, et aussi par les étudiants de la « Communauté chrétienne ». Après une dizaine de jours de débats, d'extension de la grève, de cours perturbés par des discussions, d'une rencontre entre Grappin 3 et 2 000 étudiants dans le grand amphithéâtre, le doyen autorise, avec mon aval, des « comités de liaison ». Missoffe : « C'est une peccadille ; laisse tomber » Nanterre, lundi 8 janvier 1968. La note de la préfecture de police souligne qu' « une cinquantaine d'étudiants ont poussé quelques cris hostiles à l'adresse de M. Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports ». Elle prête à un certain Cohn-Bendit ce propos : « La construction d'un centre sportif est une méthode hitlérienne, destinée à entraîner la jeunesse vers le sport, pour la détourner des problèmes réels, alors qu'il faut avant tout assurer l'équilibre sexuel de l'étudiant. » Elle précise : « Le susnommé s'est déjà fait remarquer à la faculté de Nanterre pour sa participation active à toutes les manifestations qui s'y sont déroulées. Ses conceptions personnelles paraissent l'orienter dans la voie de l'anarchisme le plus total, puisque aussi bien il s'est distingué en œuvrant pour le sabotage des élections du conseil d'administration de la "Fédération des groupes d'études de Nanterre ". » Une occasion passe : il faut la saisir. J'appelle Missoffe : « Le type qui t'a agressé hier est allemand4. Un principe de base est qu'un étranger séjournant en France doit rester neutre. Tu ne peux pas laisser insulter la République à travers toi. Il faut engager une procédure pour l'expulser5. Missoffe. — Tu veux rire ! Expulser un étudiant parce qu'il m'a adressé quelques mots un peu vifs ? J'ai fait rigoler tout le monde en lui disant que, s'il avait des problèmes sexuels, il n'avait qu'à plonger dans la piscine. AP. — Mais il a repris la parole pour dire que ta réplique était typiquement hitlérienne. Missoffe. — C'est une peccadille. Laisse tomber. » J'appelle Dannaud et lui explique que Missoffe veut passer l'éponge, mais que je ne suis pas de son avis. J'insiste pour que Cohn-Bendit soit expulsé, même si Missoffe ne veut pas se mettre en avant, ce que je comprends très bien. Après discussion, Dannaud me conseille de passer par le canal du commissariat de police de Nanterre : « C'est lui qui prendra l'initiative de traduire Cohn-Bendit devant la Commission des expulsions de la préfecture de police. Prenons-le comme une affaire de routine. Nous faisons le nécessaire. » Caen, 18 janvier 1968. En visite à l'université de Caen, j'entre dans le vaste amphithéâtre où tous les enseignants sont réunis. Au moment où j'arrive à la tribune, accompagné du recteur et des doyens, un léger bruit venu d'en haut me fait lever les yeux. J'ai à peine le temps de me demander ce qui se passe, qu'un œuf vient s'écraser sur la manche de mon voisin. Imperturbables, nous ouvrons la séance. Un ami me dira : « À quelques centimètres près, vous deveniez le ministre aux œufs pourris comme Guy Mollet a été l'homme des tomates d'Alger ! » Le militant gauchiste imaginatif qui avait su grimper dans les combles, s'insinuer dans l'espace d'un faux plafond, ramper jusqu'à notre verticale et calculer sa trajectoire avec assez d'adresse, ne fut ni rattrapé ni même recherché. Une agression qui a des allures de farce : une certaine violence est entrée dans mon paysage. Fouchet : « Nanterre, ce sont des gamineries » Nanterre, 27 janvier 1968. La procédure d'expulsion de Cohn-Bendit suit son cours ; mais ce n'est pas un cours tranquille. À Nanterre, plusieurs dizaines d'enragés se sont réunis hier pour réclamer à hauts cris qu'elle soit suspendue. Le doyen Grappin a demandé au commissaire de police de Nanterre d'envoyer un car d'agents de police pour mettre fin à ces perturbations. Les gardiens de la paix, à peine débarqués, se sont vus entourés d'une foule hostile. Ils ont décampé au plus vite, sous les quolibets d'un millier d'étudiants. Grappin est vivement frappé par cet incident. Selon lui, les perturbateurs n'étaient que quelques-uns au début, mais la masse des étudiants les a « suivis dès que la police est arrivée ». Lui-même, pour avoir appelé la police, s'est fait conspuer : « Grappin nazi». L'ancien résistant6 encaisse douloureusement cette insulte. La présence de la police joue le rôle d'un catalyseur : elle est la condition nécessaire et suffisante pour créer de la solidarité entre étudiants... Les analystes de la préfecture de police redoutent que « la concurrence qui oppose les diverses formations de gauche, à l'intérieur de la faculté, ne (soit) pas faite pour apaiser les esprits mais risque au contraire de provoquer une dangereuse escalade ». J'appelle Fouchet dès le matin. Il prend l'incident avec philosophie. Il en a vu d'autres, pendant les quatre ans et demi qu' il a passés à l'Éducation nationale. « Et j'en verrai d'autres. Parlez-moi des violences à propos de la manifestation ouvrière qui a eu lieu à Caen. Ça, c'est une vraie bagarre et ces ouvriers de vrais bagarreurs. Ça me préoccupe vraiment. Mais Nanterre, ce sont des gamineries. » Paris, février 1968. Bourricaud 7, bon connaisseur des universités étrangères, me dit : « Ne vous plaignez pas de l'agitation de nos étudiants. Nous sommes sans doute un des pays du monde où ils sont le plus tranquilles. Ce qui s'est passé aux États-Unis, au Japon, en Allemagne, en Italie, s'est étendu en Espagne, en Belgique, en Hollande. Voyez les pays de l'Est, l'Amérique latine. Partout, les étudiants contestent. Souvent, ils le font avec une violence incroyable. Cohn-Bendit déclare qu'ils ne veulent pas réformer la société, ils veulent la détruire. Estimez-vous heureux que chez nous, ils se contentent de paroles. » Paris, février 1968. Les CAL— Comités d'action lycéens — commencent à créer de l'agitation dans les lycées de la région parisienne. Ils font preuve d'une agressivité nouvelle. Au nom de la « paix au Vietnam », ils revendiquent bruyamment le droit à l'expression politique dans l'établissement. Il y a eu des incidents à Buffon, et à Condorcet, d' où un élève a été renvoyé. Nanterre, mardi 13 février 1968. L'agitation nanterroise a son foyer principal dans la résidence universitaire. Les militants de la FRUF 8, l'association des résidents, sont en pointe. Ils ont décidé que, dès demain, le règlement intérieur ne serait plus appliqué et que des piquets d'étudiants assureraient « la libre circulation » chez les filles et chez les garçons, à tous les étages : ainsi la résidence sera-t-elle à la fois libérée et occupée par les militants. « Vos résidences, c'est l'anarchie » Conseil du 14 février 1968. J' ai fait inscrire une communication, sans annonce aux collègues ni compte rendu par le porte-parole, sur l'agitation étudiante, notamment dans les résidences universitaires. Je souhaite la garder secrète pour ne pas donner des armes à ceux qui recherchent un affrontement entre le gouvernement et les étudiants, entre le régime et la jeunesse. AP : « Le phénomène n'est pas spécifiquement français, mais international. On constate depuis plusieurs mois, surtout depuis plusieurs semaines, une vague d'agitation souvent violente — Allemagne, Japon, Venezuela, Prague, Madrid, Amsterdam, Québec, Montréal, Rome, Louvain, Alger. Cette agitation n'a épargné au cours des derniers mois ni les États-Unis, ni l'Union soviétique, dans des protestations contre les condamnations d'écrivains, ni la Chine, avec son université de Pékin, "fer de lance" de la révolution culturelle. « Certains de ces mouvements s'inscrivent en quelque sorte dans une tradition. À Madrid et à Prague, c'est une forme de lutte pour la liberté politique. À Louvain et à Montréal, c'est une revendication linguistique, c' est-à-dire nationale. D'autres ont un caractère nouveau. Elles font, dans des sociétés libérales et prospères, l' apologie de la violence comme affirmation de soi, comme mode de contestation ou d'action sur les événements. Trois thèmes sont utilisés pour rameuter : la liberté sexuelle, pudiquement appelée " liberté de circulation " ou " droit de visite " ; la volonté d'être les maîtres dans l'espace universitaire (" les gardes rouges " de Louvain — les partisans de " Rudi le Rouge " à Hambourg) ; l'affaire du Vietnam. « Quelle est la situation en France ? Il y a eu des incidents à Nanterre, à Nantes, à Clermont-Ferrand, en 1967, au nom de la lutte pour l' abrogation du règlement intérieur. La FRUF lance une semaine d'agitation sur le même thème, agitation qui doit se traduire par l'intrusion massive de garçons dans les pavillons des filles et de filles dans les pavillons des garçons. Ça a commencé hier à Nice, on a crevé les pneus et assiégé la maison du directeur de la résidence. Ça va se poursuivre ces jours-ci. « Le thème de la liberté de circulation, du droit de visite, n'est avancé en priorité que parce qu'il permet mieux que tout autre de rallier les hésitants. Mais ils tiennent aussi au droit illimité de réunion et d'expression, à des locaux affectés aux organisations syndicales ou politiques d'étudiants, à la gestion totale des crédits d' animation culturelle. « Le langage est nouveau : il faut, je cite, "paralyser progressivement le bon fonctionnement de l'Université, car accepter ce bon fonctionnement, c'est accepter la survie d'un système à la mesure des besoins actuels de la classe dominante". « Dans les lycées aussi, un essai de cristallisation se développe, avec la création de "Comités d'action lycéens " en vue d'une campagne d'action nationale sur le thème "non au lycée-caserne, liberté d'expression". « Ces minorités activistes sont pour l'essentiel dans l'obédience des Jeunesses communistes révolutionnaires, les JCR, qui sont une branche des trotskistes, et des communistes dits léninistes et en fait prochinois. « Le parti communiste hésite encore à suivre ou à précéder. On peut noter par exemple que le maire communiste de Nanterre a indiqué au doyen Grappin que le PC n'était pour rien dans les manifestations d'il y a deux semaines. Mais il paraît évident que si les choses devaient prendre de l'ampleur, le PC éviterait de se laisser déborder sur sa gauche. « Face à cette situation, et s'agissant de la liberté de circulation, il est malsain de prolonger une situation où le fait et le règlement s'accordent si peu. On a compté une fois les filles qui sortaient le matin d'un pavillon de garçons où elles n'avaient pas le droit d'entrer le soir : 132 ! Il vaut donc mieux se rapprocher de la réalité. Un nouveau règlement intérieur serait fondé sur une double distinction : garçons et filles, majeurs et mineurs. En aucun cas les garçons n'auraient le droit de visite chez les filles même majeures, les visites des filles majeures chez les garçons majeurs seraient seules autorisées. Tout le monde devrait être rentré chez soi à minuit. Quant aux mineurs et mineures, les parents seraient appelés à prendre leurs responsabilités en demandant, s'ils le veulent, le statut de majeur pour leur fils ou leur fille. « Pour l'avenir, l'expérience prouve que l'isolement des campus est facteur de macération et d'agitation, à défaut de pouvoir en faire des campus du type anglo-saxon où les professeurs vivent parmi leurs élèves. Il est bien préférable que les résidences universitaires soient intégrées dans un milieu urbain. « Enfin, après m'être entretenu avec le ministre de l'Intérieur, j'ai adressé hier aux recteurs des instructions précises sur les conditions d'appel éventuel aux forces de l'ordre. GdG. — Vos résidences, de toute façon, c'est l'anarchie. Ce mouvement d'agitation tient à la faiblesse des responsables. Tout le monde se couche. Personne n'a le courage de résister. Et le règlement n'est pas respecté. Vous proposez une solution, bien, mais elle ne sera pas mieux respectée. Si vous prenez des mesures, attendez la fin du mouvement, sinon rien ne sera appliqué. Fouchet. — L'agitation ne se circonscrit pas aux résidences. Nous voyons apparaître chez les jeunes des mouvements organisés et brutaux, mais insaisissables. Cette brutalité est un fait nouveau. Le parti communiste se sent débordé sur sa gauche. Avec lui, on peut se mettre d'accord pour l'ordre. Mais avec eux ? Pompidou. — Il y a un peu de confusion et il faut distinguer. Il y a les problèmes particuliers des jeunes. Les campus agglomèrent les jeunes hors des villes. Si on fait des campus, la liberté sexuelle est inévitable. C'est la liberté des mœurs, comme chez les Scandinaves. Il faut que le ministre de l'Éducation nationale fasse une politique de campus, ou alors, il faut mélanger les étudiants à la vie de la ville. AP. — La politique des campus, elle est faite, hélas ! Tout ce qu'on a construit dans les années récentes, ce sont des campus. Il y en a déjà 23... Pompidou. — Il y a un climat de contestation, de violence ; c'est le fait de la jeunesse d'aujourd'hui. Et il y a un mouvement d'extrême gauche, trotskiste. On le retrouve à l'étranger. Il y a des moyens et des organisations. Elles agissent de façon concertée et simultanée. Contre ce mouvement, il ne faut hésiter en aucun cas à y aller fermement. » Nanterre, mercredi 14 février 1968. Selon la police, la jonction s'est opérée entre militants de l'UNEF et militants de la FRUF, sur un objectif commun : « obtention des libertés syndicales et politiques ». Une manifestation en ce sens est prévue demain, dans le « hall B », à midi, heure de sortie des examens partiels, ce qui assure un large public : il pourrait y avoir un millier d'étudiants. La préfecture, curieusement, semble renvoyer à l'administration la responsabilité des désordres éventuels : « La moindre fausse manœuvre pourrait déclencher la violence et donner du poids aux incitations des extrémistes. » Ces incitations sont pourtant bien inquiétantes : « Les étudiants du CLER 9 prônent une irruption massive des protestataires jusque dans le bureau du doyen. » Le soir du 14, sur instructions du directeur de la résidence, « les responsables des loges ont laissé faire : une centaine de militants ont fait sauter les portes des deux pavillons de filles et sont entrés en force. Ils y sont restés jusqu'à 22 heures 30, mais une minorité est restée toute la nuit pour garantir la "liberté de circulation "... » Nanterre, jeudi 15 février 1968. La manifestation a eu lieu, classiquement bruyante. Mais après, comme cela avait été annoncé, une soixantaine d'enragés du CLER ont enfoncé deux portes donnant accès à la tour de l'administration. Ils sont montés jusqu'au 4e étage. « M. Grappin est alors sorti de son bureau. Ils lui ont remis une pétition qu'il a refusé de signer. » Le courage physique de Grappin ne m'étonne pas. Les militants se sont retirés en lui annonçant que désormais ils le comptent comme une des cibles de leur guérilla. Irrités par cette résistance, ils descendent, vont chercher du renfort au restaurant de la cité — c'est l'heure du déjeuner — et se retrouvent à 300 dans un amphi. Le professeur de psychologie qui arrive pour y faire son cours demande la parole et reçoit quolibets, injures et œufs durs. Cohn-Bendit : « Croyez, Monsieur le ministre, que je le regrette » Paris, samedi 17 février 1968. Dannaud m'annonce la mauvaise nouvelle : la commission d'expulsion a statué négativement hier sur la demande concernant Cohn-Bendit. Son avocat, Me Sarda, avait invoqué le jeune âge, la maladresse. Son client, disait-il, « retiendra la nuance de réserve qu'il doit respecter ». Cette nuance, je le crains, restera assez vive... Me Sarda n'avait pas eu à forcer son talent. Il pouvait se contenter de produire l'échange de lettres intervenu entre « M. Cohn-Bendit » et François Missoffe. Voici celle de l'étudiant, d'un style aussi peu « enragé » que possible10. « Monsieur le Ministre, « Vous savez que je suis menacé d'expulsion, pour différents motifs, mais il est évident que la demande est surtout fondée sur les propos que je vous ai adressés lors de votre visite à la faculté de Nanterre. « Je crois qu'il y a eu à cette occasion un malentendu et c'est à vous-même que je tiens à adresser cette lettre. « Je vous ai demandé pourquoi votre rapport passait complètement sous silence les questions sexuelles, alors qu'il aborde tous les aspects socioculturels des problèmes de la jeunesse. Vous m'avez répondu qu'il s'agissait là de questions individuelles, comme les problèmes religieux. Je vous ai répliqué que tout sociologue estime que la sexualité est une question sociale. Vous m'avez alors répondu que chacun pouvait les résoudre et que la piscine de Nanterre permettait justement de se défouler. « J'ai eu le tort de vous répondre trop laconiquement que cette réponse, qui substitue le sport à la sexualité, entrait dans les théories des Jeunesses hitlériennes. « Il est évident qu'il n'était pas question pour moi de vous traiter d'hitlérien. Le malentendu consiste dans le fait que cette réflexion théorique ait pu être considérée comme une attaque personnelle, voire comme une insulte à votre égard. « Croyez, Monsieur le Ministre, que je le regrette et je serais navré si vous le considériez comme tel. » Le signataire ne regrettait ni ne retirait rien de ce qu'il avait dit 11. Il regrettait seulement qu'on l'ait mal compris, par excès de laconisme. À quoi François Missoffe répondit, magnanime, le 8 février : « J'avais personnellement totalement oublié votre intervention lors de ma visite à Nanterre... Le mieux serait que vous veniez me voir un jour au ministère. Nous pourrons y avoir une conversation personnelle, comme j'en ai, croyez-le, avec énormément de jeunes quelles que soient leurs opinions. » Dannaud me fait observer que la commission pouvait difficilement donner un avis d'expulsion à un jeune homme maladroit et laconique qu'un ministre invitait à venir le voir, même s'il ne s'était pas rendu à cette aimable invitation. Je lui fais remarquer que l'avis de la commission ne lie pas son ministre ; il me répond que celui-ci ne passera sûrement pas outre. Nanterre, dimanche 18 février 1968. Comme pour me faire regretter davantage la non-expulsion de Cohn-Bendit, la note d'aujourd'hui de la PP définit avec subtilité l'action de ce personnage : « Depuis le début de l'année et sans avoir jamais dépassé plus de quinze membres, le groupe d'étudiants anarchistes a tenu la gageure d'être plus ou moins directement à l'origine de tous les incidents qui sont survenus et d'avoir saboté les réactions syndicales consécutives aux événements qu'ils avaient eux-mêmes créés. (...) Leur critique totale, leur complet irrespect de toute autorité et leurs interventions constantes ont accusé les contradictions des diverses tendances de l'AFGEN 12. » La fiche reproduit la « Grappignole », « chant de guerre des Polonais de Nanterre », dont la dérision vise surtout ceux qui sont les plus proches des étudiants : Grappin, mais aussi Touraine et Lefebvre... 17-18 février 1968. Trois cent cinquante ultra-gauchistes de la JCR ont participé, à Berlin, aux journées internationales de « solidarité avec la révolution vietnamienne », les 17 et 18 février. Ils se sont mis à l'école de la SDS de « Rudi le Rouge ». Ils mettront bientôt en pratique les leçons apprises ; leur agressivité antipolicière est remarquée par la préfecture, ainsi que leurs techniques, inédites encore sur le pavé parisien : surveillance des dispositifs policiers par des estafettes à mobylette, action démultipliée par petits commandos, « pas sauté », etc. Cela leur vaudra des succès sur une police ici ou là dépassée. Pompidou : « Traiter les manifestants en douceur, au lieu de déchaîner des colères de bébé » Matignon, 21 février 1968. Des manifestations multiples sont annoncées pour clôturer les « journées anti-impérialistes » : les « Comités Vietnam de base », prochinois, veulent défiler sur les Champs-Elysées ; Fouchet leur refuse l'autorisation. En revanche, il autorise une manifestation de l'UNEF et de la JCR au Quartier latin, le préfet de police se faisant fort d'en discuter les modalités avec les organisateurs. Le défilé du Quartier latin est tranquille. Mais les maoïstes ont bravé l'interdiction. Refoulés des Champs-Élysées, ils se dirigent vers l'ambassade du Vietnam, écartent comme fétu de paille les quelques gardiens en faction et, en un clin d'œil, couvrent la façade de graffitis rouges, hissent le drapeau vietcong, avant de s'envoler quand la police arrive enfin en force. Pompidou me dit le surlendemain, 23 février 1968, en sortant d'un Conseil restreint à l'Élysée : « Il est fort quand même, ce Grimaud. Il administre la preuve qu'il est préférable de négocier avec des manifestants pour obtenir d'eux l'engagement qu'ils soient corrects, plutôt que d'interdire les manifestations et se retrouver avec des coups tordus que personne n'avait prévus. C'est ce qu'il faut faire : dédramatiser, temporiser, traiter les manifestants en douceur, au lieu de déchaîner des colères de bébé. Voilà un préfet de police comme je les aime. » Nanterre, samedi 24 février 1968. Il faut que je me rende compte sur place de ce qu'est ce Nanterre dont on parle tant. Mais si je préviens de ma venue, les autorités voudront m'attendre. Il s'ensuivra à coup sûr du chahut, peut-être des bagarres. L'incident Missoffe suffit. Je décide donc ce samedi après-midi d'y aller incognito. Arrivé sur les lieux, mon chauffeur, un Africain, accepte de laisser sa voiture et de m'accompagner. Nous nous promenons longuement à pied entre le restaurant, les résidences universitaires, la piscine, les amphithéâtres et les salles de cours. Les étudiants sont rares. Ils ne me reconnaissent pas. La construction de la bibliothèque n'est pas encore achevée. La mise en chantier du centre socioculturel, que j'avais annoncée en mai dernier à l'Assemblée, après accord de Michel Debré, n'est pas encore commencée, le contrôleur financier bloquant obstinément les crédits. Est-ce cet environnement qui pousse les étudiants à la révolte ? Est-ce le sentiment d'y être en quelque sorte abandonnés, livrés à eux-mêmes ? Est-ce que l'environnement des professeurs et des assistants est trop lointain ? Ou au contraire est-il trop proche ? Comment ne pas s'interroger sur le contraste entre le calme de la faculté de droit, sur le même campus, où professeurs et étudiants sont modérés, et l'agitation chronique des sciences humaines, et particulièrement de la sociologie, où enseignent quelques éminents professeurs de révolution ? Quel paradoxe encore, que glisse à la dérive une faculté où tant de maîtres étaient venus autour de Grappin, avec leur enthousiasme et leur prestige : Jean Bastié, François Bourricaud, Éric de Dampierre, Henri Lefebvre, Annie Kriegel, Robert Merle, René Rémond, Paul Ricœur. Tous désireux d'innover dans cette université neuve. Amiens, samedi 16 mars 1968. Le colloque d'Amiens, comme l'an dernier le colloque de Caen, agite beaucoup de bonnes idées. Les syndicats y occupent cependant davantage le terrain. Le nouveau secrétaire général du SNESup 13, Alain Geismar, fait un discours remarqué, qu'il termine en faisant planer la menace d'une solution « dans la rue ». Paris, dimanche 17 mars 1968. Selon la note de la préfecture, une assemblée générale des Comités d'action lycéens rassemble une centaine de délégués. Paris, mardi 19 mars 1968. Dans la nuit du 17 au 18, trois établissements américains (deux banques et les bureaux de la TWA) ont été plastiqués. Aujourd'hui des groupes mobiles14, casqués, armés de gourdins, ont provoqué les forces de police dans le quartier de l'Opéra. L'un d'eux a cassé des vitrines de l'American Express. Quelques-uns de ces militants ont été ramassés par la police : parmi eux un seul étudiant, Langlade, dont j'apprends bientôt qu'il est inscrit à Nanterre. Nanterre, vendredi 22 mars 1968. Ce Langlade est une aubaine pour Cohn-Bendit. C'est le chaînon manquant entre l'agitation nanterroise et la violence urbaine qui depuis le début de février, à Paris et hors des facultés, met aux prises une police un peu surprise et des révolutionnaires décidés mais marginaux. Cohn-Bendit rassemble tout ce que Nanterre compte d'enragés pour organiser une « riposte » à la « répression policière ». Il propose d'occuper un lieu symbolique. Après discussion, ce sera le tour de l' administration, couronnée au huitième étage par la salle du Conseil de la faculté. C'est chose faite à 20 heures. Les révolutionnaires s'installent joyeusement autour de la table de ce saint des saints universitaire. J'en suis rapidement informé. Contact pris avec Fouchet, il est décidé que les forces de police interviendront à 2 heures du matin : les enragés se sont piégés eux-mêmes. Mais, prévenus, ils s'éclipseront à 1 heure 45. Non sans s'être baptisés «Mouvement du 22 mars », référence au « Mouvement du 26 juillet » de Fidel Castro. Le manifeste du Mouvement, rédigé dans la nuit, déclare notamment : «Pour nous, l'important est de pouvoir discuter ces problèmes à l'Université et d'y développer notre action. » Quels problèmes ? L'offensive du capitalisme en mal de modernisation et de rationalisation. La répression de la classe dominante. Le but est l' « université critique », sur le modèle berlinois 15. Fouchet : « Les franchises universitaires sont un tabou » Paris, samedi 23 mars 1968. J'appelle Fouchet : « Le coup de filet a été déjoué. Mais on peut encore prendre le plus gros poisson. Nous n'aurons pas la paix tant que ce Cohn-Bendit restera en France. Il exerce une véritable fascination sur ses camarades. Il faut absolument l'expulser. Ça fait plus de deux mois que je le demande. Il trouve d'instinct les mots et les situations qui mettent les rieurs de son côté. Les jeunes le trouvent marrant ; il a fait toutes sortes de coups pendables et on n'en a jamais tiré les conséquences. Cette fois, il faut en tirer une. Fouchet. — Quand on a passé quatre ans et demi à l'Éducation nationale, on sait que les franchises universitaires sont un tabou. L'espace universitaire est tabou. Tout universitaire et tout étudiant sont tabous. Ce que vous reprochez à Cohn-Bendit, il le fait dans le cadre de l'université. Il faut donc que les universitaires se mouillent. Vos doyens et vos professeurs, je les connais comme si je les avais faits. Ils voudraient que le gouvernement et la police prennent les mesures d'autorité qu'ils n'ont pas le courage de prendre. Quitte, ensuite, à nous reprocher les bavures qu'ils auront provoquées. Il faut les obliger à prendre leurs responsabilités ! Je vous promets de l'expulser dès que la juridiction universitaire aura prononcé son exclusion car, à ce moment-là, il cessera d'être protégé par les franchises universitaires, pas avant. » Je ne peux que me résigner à accepter le pacte qu'il me propose : expulsion du territoire contre exclusion de l'université. La balle est dans mon camp. L'expulsion directe n'aurait pas empêché des protestations. Mais elle aurait eu l'avantage du fait accompli. Elle aurait privé les protestataires de leur chef charismatique. La longue procédure d'exclusion le met au contraire en posture héroïque et lui permet de mener la danse à sa façon. Je n' ai pas fait appel de Fouchet à Pompidou. Celui-ci, plus tard, me dira l'avoir regretté 16. Plus tard, je m'en suis voulu de ne pas l'avoir fait. Mais comment imaginer vraiment ce qui allait se passer ? Même les chefs des formations subversives n'imaginaient pas à quel point ils allaient réussir. Quiconque était revêtu d'une autorité se reposait sur le mol oreiller de... l'absence de doute. Nous avions toute confiance dans la solidité de l'État que le Général avait rebâti. Quelques étudiants le feraient trembler, alors que les trois quarts de l'armée et la majeure partie de la classe politique n'y avaient pas réussi ? Cette hypothèse était insensée. Grappin : « Je n'ai aucun moyen si ce n'est la fermeture de Nanterre ! » Paris, lundi 25 mars 1968. J'appelle le recteur Roche 17 : « Mon collègue de l'Intérieur est disposé à expulser Cohn-Bendit car il est étranger ; mais, par respect pour les franchises universitaires, il estime que c'est à la juridiction universitaire de parler la première. » Le recteur paraît effrayé de cette perspective : « Il faut s'assurer que le conseil d'université se décidera effectivement à le condamner. Ce n'est pas gagné d'avance. En tout cas, c'est une procédure lourde que nous ne pouvons pas mettre en train avant les vacances de Pâques 18. D'autant plus que je vais faire une mission d'études aux Etats-Unis. Mais nous pourrions envisager cette procédure pour la fin avril. » J'appelle Grappin. Je me fais l' avocat des réticences du ministère de l'Intérieur à employer ses moyens de répression classiques : « C'est dans le campus, avec vos collègues, qu'il faut essayer de rétablir les choses. Grappin (accablé). — Mais je n'ai aucun moyen si ce n'est la fermeture de Nanterre ! Que voulez-vous que je fasse sur les émotions de ces garçons et de ces filles ? Que voulez-vous que je fasse sur la politique américaine au Vietnam ? Que voulez-vous que je fasse avec mes quarante appariteurs dont la moitié sont branlants ? Que voulez-vous que je fasse avec mes enseignants dont la moitié, et sans doute davantage au niveau des maîtres-assistants et assistants, trouvent que les gauchistes ont raison et en tout cas sont bien décidés à ce qu'on ne leur fasse aucun mal ? AP. — La seule façon efficace d'agir, c'est de frapper à la tête. La tête, c'est Cohn-Bendit et la dizaine des agitateurs les plus excités qui l'entourent. Le marché que j'ai conclu avec mon collègue de l'Intérieur, vous l'avez en main. Si vous établissez une dizaine de dossiers pour cette dizaine d'agitateurs, nous avons de bonnes chances d'obtenir leur exclusion de l'université, et Fouchet s'est engagé, dans ce cas, à expulser immédiatement Cohn-Bendit. Grappin (il garde un instant le silence ; je le sens comme écrasé par la difficulté dans laquelle je le mets). — Puisque vous me le demandez, je vais réunir une dizaine de dossiers, mais ça ne garantit pas que la juridiction universitaire va accepter de les sanctionner. Et ça ne garantit pas non plus qu'ils ne vont pas rameuter des camarades ! Ça nous en promet de belles. » Il me fait l'effet d'être désespéré : « Déjà l'an dernier, à la rentrée 66, quand j'ai vu cette marée humaine qui avançait dans les halls sans me reconnaître et même me voir, je me suis dit : ils vont nous écraser. Nous n'étions pas faits pour accueillir quinze mille étudiants dans des conditions aussi précaires. À Paris, la masse est tempérée par l'absentéisme : ils vont au bistrot, dans la rue et au cinéma. Ici, ils sont comme des otages. Les trajets sont trop longs pour retourner à Paris entre deux cours. Depuis cette rentrée, les choses n'ont fait qu'empirer : maintenant nous ne contrôlons plus rien. On a dépassé de beaucoup le stade de la contestation. On en est à celui de la pré-révolution. Les enragés ont regroupé et enflammé tous les gauchistes. Ils ont leur place forte, les pavillons de la résidence. Ils ont maintenant pris l'habitude d'interrompre les cours dans les amphithéâtres. Les professeurs ne voient pas d'autre solution que de fermer la faculté. En tout cas, il va falloir suspendre les enseignements deux ou trois jours, chaque fois que l'atmosphère deviendra irrespirable. AP. — Justement, vous avez été amené à prendre toute cette année des responsabilités qui ne sont pas celles d'un doyen. Il va y avoir, côte à côte, à la rentrée, la faculté de lettres, celle de droit, un Institut d'études politiques, un IUT. Pour administrer cet ensemble, ne croyez vous pas qu'il faudrait un vice-recteur, dont toute la tâche serait de veiller à la vie quotidienne et au bon ordre de cet ensemble, chaque doyen étant rendu à sa tâche naturelle, c'est-à-dire la gestion des enseignements ? Grappin. — Quel soulagement ce serait pour moi ! J'y avais pensé moi-même, je ne demanderais que ça. » Les incidents se poursuivent à Nanterre, qui opposent maintenant les marginaux de tous bords — communistes, gauchistes, légalistes de la FNEF, fiers-à-bras d'Occident19. L'accumulation et l'imprévisibilité des menus incidents de cette guérilla suffisent à troubler la vie normale de la faculté et de la résidence. « Des mouvements subversifs, ces gamins, ces rigolos ? » Salon doré, 25 mars 1968. Le Général m'interroge. Je le sens, non pas inquiet, mais intrigué. GdG : « Pourquoi ces étudiants s'agitent-ils autant ? Qu'est-ce qui les fait courir ? AP. — Ce sont des marxistes qui considèrent que les communistes sont des révolutionnaires en peau de lapin. Eux, ils sont les vrais. Ils veulent faire la révolution, et pas seulement en parler. Ils la veulent tout de suite, et pas aux calendes grecques. GdG. — Leurs manifs, faut-il les tolérer ou les interdire ? AP. — Tout dépend. Il me semble qu'il faut les interdire dans l'enceinte de l'université, qui doit rester neutre. Mais hors de l'université, à la Mutualité ou même dans la rue, on peut les tolérer, si l'on peut s'assurer avec les organisateurs que leurs cortèges ne dégénéreront pas. Mais ce n'est pas mon affaire, c'est celle de Fouchet et de Grimaud. Eux, ils sont plutôt pour la tolérance. GdG. — Et vous, que voulez-vous faire pratiquement ? AP. — Que puis-je faire ? Les autorités universitaires, le recteur et les doyens, répugnent à prendre les mesures de force — qu'ils n'auraient d'ailleurs pas les moyens d'appliquer — s'ils ne trouvent pas un consensus dans les conseils d'université. Or, les professeurs sont divisés, faucons et colombes. Le système de l'université libérale repose sur l'idée que chacun, professeur ou étudiant, respecte les règles, joue le jeu. Or, justement, ils ne respectent rien, ils provoquent l'autorité. L'Université ne dispose pas de défenses immunitaires pour se protéger de ces gens qui veulent la détruire. GdG. — Alors, que proposez-vous ? AP. — Il me semble que la police et la justice devraient pouvoir faire le nécessaire. Elles nous ont efficacement débarrassés de l'OAS ; pourquoi ne nous débarrasseraient-elles pas des gauchistes ? Elles ont les moyens de les accabler de perquisitions, de filatures, d'écoutes téléphoniques, de saisir leurs archives, bref de les pourchasser, de les paralyser, de leur faire peur. Ça n' est pas mon domaine, mais à quoi sert la Cour de sûreté de l'État, si ce n'est pas à éliminer les mouvements subversifs ? Or, ce sont des mouvements subversifs. GdG. — Vous croyez ? Ces gamins ? Ces rigolos ? Enfin, j'en parlerai au Premier ministre. » Nanterre, jeudi 28 mars 1968. Les professeurs excédés soutiennent la décision du doyen de fermer Nanterre jusqu'à lundi prochain, d'autant plus qu'est annoncée pour le 29 une grande « journée anti-impérialiste ». Nanterre, vendredi 29 mars 1968. Les gauchistes de Nanterre renoncent à forcer les portes fermées de la faculté, mais ils se transportent à Paris et, bien que le recteur Roche ait fait fermer les accès du grand amphithéâtre de la Sorbonne, ils y pénètrent à l'aide de fausses clés. Ils y tiennent séance, et annoncent que la grande journée du 29 est reportée au mardi 2 avril — toujours à Nanterre. Fermeture provisoire de Nanterre, transfert de l'agitation à la Sorbonne : étrange anticipation de la séquence du 3 mai, mais sur un mode mineur, dont nous nous accommodons. Pompidou : « Ça ne peut pas continuer comme ça ! » Déjeuner à Matignon, lundi 1er avril 1968. Le Général, comme promis, a dû parler à Pompidou : mais la boucle se referme sur moi. Pompidou (irrité) : « Écoutez, j'ai été étudiant autrefois. J' ai défilé, j'ai manifesté, j'ai même fait le coup de poing. Mais jamais je n' ai vu de pareils désordres. Ça ne peut pas continuer comme ça ! Il n'est pas possible d'accepter que des commandos d'énergumènes interrompent un cours ou occupent un bâtiment universitaire pendant la nuit. » Je lui apprends ce dont nous sommes convenus, Fouchet et moi. Nous préparons les dossiers d'une dizaine d' « enragés ». Dès la fin des vacances de Pâques, la commission disciplinaire, puis le conseil d'université seront convoqués et Fouchet s'est engagé à expulser Cohn-Bendit dès qu'il serait exclu de l'université. En revanche, Pompidou se montre beaucoup plus libéral sur ce qui peut se passer dans les chambres des résidences : « Laissez-les donc fricoter ensemble. Pendant ce temps-là, ils ne pensent pas à nous faire des ennuis. Et pourquoi donc voulez-vous que chacun rentre chez soi à minuit ? C'est justement le moment où ça devient le plus agréable ! AP. — En somme, votre méthode envers eux, c'est celle de Sganarelle à l'égard des jeunes femmes qui trompent leur mari. Il n'est pas bon de vivre en sévère censeur ; On gagne les esprits par beaucoup de douceur... Pompidou éclate de rire et poursuit du tac au tac : Et les soins défiants, les verrous et les grilles Ne font pas la vertu des femmes et des filles 20. Je ris aussi, mais j'ajoute quand même : « Entre la douceur sans limite et les verrous, le mari trompé a peut-être intérêt à essayer les soins défiants. » Je lui raconte qu'il y a quelques semaines, un soir où une réunion sur ce problème s'était prolongée, j'arrive fort en retard chez Wladimir d'Ormesson qui a organisé un dîner autour de François Mauriac. Je m'excuse en racontant : « J' ai de graves ennuis avec un rouquin. Et puis, les garçons, dans les résidences, ne pensent qu'à une chose, c'est à sauter les filles. Mais comment les en empêcher ? » François Mauriac de son souffle de voix proclame alors : « L'important, c'est d'être vertueux ! » Il répète : « Rien n'est aussi important pour la jeunesse que d'être vertueuse ! » Pompidou : « Sans doute, mais est-ce à l'État d'imposer la vertu ? » 1 Jean-Pierre Dannaud, agrégé de philosophie, directeur de cabinet de Christian Fouchet, ministre de l'Intérieur. J'entretiens avec lui une vieille complicité normalienne. Bien qu'il soit mon aîné de cinq promotions, il m'appelle cérémonieusement « Monsieur le Ministre » dans le service ; même si nous nous rattrapons en privé par une franche gaieté. 2 Ces archives ne sont pas accessibles. Les extraits que je reproduis sont tirés de mes archives privées. 3 Pierre Grappin, doyen de la faculté des lettres de Nanterre (1964-1968). 4 La note de la préfecture signale que Cohn-Bendit est « de nationalité allemande » et fournit le numéro de sa « carte de résident temporaire ». 5 L'expulsion se fonde sur l'article 23 du code administratif : « L'expulsion peut être prononcée par arrêté du ministre de l'Intérieur si la présence de l'étranger sur le territoire français constitue une menace pour l'ordre public ou le crédit public. » 6 Arrêté, il n'a échappé aux camps de déportation qu'en sautant d'un train. 7 Voir note p. 410. 8 Fédération des résidents universitaires de France, très orientée à gauche. 9 Comité de liaison des étudiants révolutionnaires : organisation des trotskistes « lambertistes », rivale des JCR de Krivine. 10 Elle est datée du 6 février. 11 Dans son excellent livre, Le Grand Bazar (Paris, Belfond, 1975), Daniel Cohn-Bendit évoque l'incident du 8 janvier et « la manière particulièrement fasciste d'esquiver la discussion » dont aurait témoigné Missoffe. Il ajoute, sans signaler son humble lettre, que « la procédure d'expulsion contre moi fut engagée mais tourna court » (p. 31). 12 L'Association fédérative des groupes d'études de Nanterre, organe étudiant qui comprend des membres élus de l'UNEF et de la MNEF. 13 Syndicat national de l'enseignement supérieur, considéré comme proche du parti communiste ; majoritaire chez les assistants, minoritaire chez les professeurs. 14 On sait aujourd'hui que ces groupes appartenaient à la JCR. 15 Tract d'avril 1968 publié par Adrien Dansette, Mai 1968 (Paris, 1971), p. 416-418. 16 Voir VIIIe partie, ch. 6, p. 595. 17 Jean Roche, recteur de l'académie de Paris de 1961 à 1969. 18 Elles commencent le samedi 6 avril et durent jusqu'au lundi 22 avril. 19 Le mouvement Occident, adepte d'actions musclées, est à la fois antigaulliste et anticommuniste. 20 L'École des maris, acte III, scène 5. Chapitre 7 « ÉVITER LA SUBMERSION » Conseil restreint, jeudi 4 avril 1968. Le moment est venu. Le Général en Conseil restreint doit arrêter le dispositif de la sélection. J'expose mon plan, que chacun autour de la table connaît déjà. Un Conseil interministériel présidé par Pompidou à Matignon le 26 mars a permis de mieux localiser les points d'accrochage. Le Premier ministre ne souhaite pas que des « quotas » d'entrée soient affichés. Il préfère un système plus discret : les recteurs donneraient aux facultés « des indications précises mais non officielles » sur les effectifs à accueillir. Je me rallie à cette fragile hypocrisie. La conception du baccalauréat nous oppose aussi : Pompidou veut maintenir cette barrière qui tient encore ; je souhaite en faire peu à peu un outil d'orientation, façonné pendant tout le second cycle. Mais cette évolution sera longue et le bac tel qu'il est peut servir provisoirement : je suis prêt à m'incliner, non sans défendre mon idée devant le Général. Plus délicate est la question d'un examen d'appel, pour les bacheliers refoulés au vu de leur dossier. Pompidou y tient, parce qu'un examen « ne se discute pas1 ». Je le redoute, car sa rigidité met en cause la souplesse informelle d'un contrat entre l'université et l'étudiant, souplesse qui me semble seule pouvoir humaniser la rudesse de la sélection. « L'intention est bonne, la réalisation est douteuse » Le Général ouvre la discussion sur le sujet le plus simple : le « déstockage ». GdG : « L'intention est bonne, la réalisation est douteuse. Qui va prendre la décision de ne plus réinscrire les inaptes confirmés ? Vos universitaires. Vont-ils le faire ? Ne donneront-ils pas des dérogations à tout le monde ? Pompidou. — Sur le vocabulaire, évitons de parler de stock et de déstockage ; ce ne sont pas des marchandises. Sur le fond, je partage votre inquiétude. On peut durcir le système, en réservant les dérogations au recteur sur proposition du doyen, dans des cas précisément énumérés : maladie, etc. Il n'y a rien sur les manquements à la discipline, les procédures d'expulsion. AP. — Ce serait un autre décret. Je peux y réfléchir. GdG. — Bien. Passons au point principal : l'entrée à l'université. Debré (partant en guerre le premier). — D'abord, une observation de caractère général. Il y a en France deux fois trop d'étudiants par rapport à la population, et même par rapport au nombre de jeunes. Il y en a deux fois moins en Angleterre ; de même en Allemagne occidentale. Cette Université en expansion folle est un danger pour la nation. Il faut dès cette année diminuer le nombre des étudiants. AP. — Il ne serait pas raisonnable de vouloir diminuer de moitié le nombre des étudiants en France. Ce qui est raisonnable, c'est de freiner la croissance trop rapide que nous connaissons depuis une dizaine d'années et de la freiner encore plus dans les disciplines qui manquent de débouchés. C'est déjà une énorme révolution des mentalités. Nous pouvons indiquer la voie, fixer les principes, entreprendre une mise en pratique progressive. Stopper l'inflation, oui ; mais nous ne pouvons pas entreprendre une déflation brutale ! « On ne peut pas interdire à des bacheliers de s'inscrire en faculté, sans leur donner une contrepartie ; à savoir, la possibilité, tout en entrant dans la vie active, d'étudier à temps partiel, par correspondance, par moyens audiovisuels et par cours du soir, ce qui est beaucoup moins coûteux par étudiant que les études ordinaires. Debré : « Le bac est une immense injustice » Debré. — Moins coûteux, c'est à voir, cela va créer un appel d'air. On va s' y inscrire en foule, on demandera des moyens, ce sera une relance de l'inflation universitaire. C'est vrai qu'on ne peut à la fois fermer les facs à des bacheliers et ne pas s'occuper d'eux. Mais il ne faudrait pas aboutir à quelque chose qui coûte plus cher que ce gaspillage. « Le bac, vous le maintenez mais vous lui enlevez sa valeur. Je comprends qu'on fasse évoluer le bac vers un bilan de scolarité, un certificat de fin d'études. Mais alors on abaisse le seul barrage qui existe. Organiser un examen d'entrée, c'est matériellement très difficile. Et en plus ça créera une année préparatoire forcément. Ce serait l'inflation garantie ! Fixer des quotas ? Mais sur quels critères ? Il faudrait diversifier les facultés, faire des universités de technologie, mais c'est coûteux, très coûteux ! (Je le sens négatif et incertain, cela me peine.) Pompidou. — La question est celle de l'entrée dans l'enseignement supérieur. On ne peut décider la suppression du baccalauréat comme système d'accès. Ce serait brutal. D'ailleurs, on ne peut traiter 180 000 candidats à l'entrée des facultés. Donc j'approuve tout ce qui concerne l'orientation préparée dans les mois qui précèdent le bac, la "préinscription ". En juin, le bac permet un premier tri. Les bacheliers pourraient entrer dans l'enseignement supérieur s'ils ont une mention ou s'ils sont très jeunes, ou s'ils ont eu la moyenne dans toutes les disciplines correspondant à leur orientation — et à Paris s'ils y habitent. Cela ferait 30 % des bacheliers environ. Les autres envoient leur dossier : les établissements décident. Pour ceux qu'aucune faculté ne reçoit, on peut prévoir un examen d'entrée dans les facultés où il reste des places. « Quelles sont les voies de dérivation ? Il y a les formations des chambres de commerce : d'accord. Il y a les IUT : il faut les développer, mais ils ne doivent pas être le refuge des recalés. Ils devraient avoir l'image de semi-grandes écoles. « Alors votre université à mi-temps ? J'y suis hostile, sauf pour ceux qui ont eu un emploi pendant au moins trois ans. Dans ce cas, ça devient de la promotion sociale. « Il faut que l'examen de rattrapage pour entrer dans les facultés soit situé en septembre, ce qui conduit à supprimer la seconde session du bac. Sinon on verrait se recréer des propédeutiques. Debré. — Ce n'est pas la première fois qu'on voudrait supprimer la session de septembre ! Mais le bac est une immense injustice, et on vous obligera à rétablir la seconde session. AP. — Le bac est une immense injustice parce qu'il est ponctuel. On peut l'améliorer progressivement. Nous pouvons le transformer petit à petit en un bac-bilan qui, précisément, faciliterait l'orientation des jeunes et la décision des facultés. Je suis d'accord pour affiner les critères de choix : la mention, la moyenne obtenue ; on peut d'ailleurs combiner ces critères. Mais j'insiste sur la nécessité d'ouvrir l'université à temps partiel. Elle ne nous coûtera pas plus cher, mais moins cher. Puisque ceux qui y seront admis sont actuellement admis dans des facultés à temps plein. C'est un prix de consolation indispensable. Nous en avons l'embryon dans l'enseignement par correspondance de Vanves. « Pourquoi démolir le bac ? » Pompidou. — Il ne s'agit pas seulement de faire des économies. Nous voulons éviter que les gens travaillent pour rien. Votre truc, c'est de la formation professionnelle... AP. — On n'ouvrirait ces universités que pour certaines disciplines et en posant des conditions, dont la première serait naturellement d'être bachelier. Debré. — L'université à temps plein, c'est déjà une université à temps partiel ! Qu' est-ce que ce sera ! GdG. — Pourquoi démolir le bac ? (Il n'a pas apprécié mon idée d'une évolution du bac-examen vers un bac-bilan.) C'est une barrière, et cela crée une émulation. On peut l'utiliser comme critérium, avec des conditions d'âge. On peut aussi tenir compte des notes par discipline. Et pour les autres, l'aptitude est appréciée par les conseils d'universités, avec votre système de pré-inscription. « En revanche, les universités à temps partiel, je n'y crois pas. Je préfère que l'on fasse passer un examen à un petit nombre, au bout de deux ou trois ans dans la vie professionnelle. Il faudra une session du bac en septembre. Pompidou. — J'insiste pour qu'il y ait un examen qui permette de revenir sur la décision négative de l'université. AP. — Je suis contre l'examen d'appel. Il ferait tout sauter. On peut interroger les candidats douteux, avec des épreuves adaptées, ou dans un entretien, mais pas un examen formel. Il ne faut pas recréer un bachotage. Pompidou. — Les entretiens sont trompeurs. AP. — N'oublions pas que, pour être refusé, il aura fallu que quatre jurys, dans quatre facultés, aient dit : non ! En compensation de mes rigueurs, il faut quelque chose de présentable : les universités à temps partiel. Adoptons au moins le principe. Pompidou. — Dans cette université à temps partiel, vous allez avoir un monde fou. Précisons que ce ne peut être que pour le droit et les lettres. Et qu'elle ne prépare pas à la licence ! AP. — Je veux bien. GdG. — Pas de diplômes universitaires ! » « Ce sera un immense progrès, de ne plus subir » Le Général résume ses décisions : « Le baccalauréat est maintenu et sa valeur conservée. Pour entrer en faculté, les candidats feront des vœux formels. L'admission sera de plein droit pour ceux qui auront obtenu le bac dans de bonnes conditions de niveau ou d'âge. Pour les autres, leur aptitude sera appréciée par un jury propre à chaque établissement, éventuellement avec des épreuves de vérification. La création de nouveaux IUT sera accélérée. Des possibilités nouvelles de formation seront offertes aux jeunes gens non admis dans l'enseignement supérieur. Pour l'organisation de la scolarité, les propositions du ministre sont acceptées, mais les dérogations ne seront accordées que par les recteurs. « Au total, ce sera un immense progrès, d'orienter vers des voies diverses, adaptées, et de ne plus subir. Un projet de loi est donc préparé pour cette session. » J'ai sauvé le principe de l'université ouverte, mais en vidant beaucoup la coquille. Pompidou a fait adopter l'idée d'une entrée de droit pour les meilleurs bacheliers : ça ne me gêne pas. J'ai réussi à éviter l'invention d'un examen d'appel, qui ruinerait ma démarche, fondée sur le contrat. Le Général, suivant Debré, semble avoir maintenu la seconde session, qui complique tout. Après le Conseil restreint, je monte dans la voiture du Premier ministre. Il me donne son accord pour le départ proche du secrétaire général et son remplacement. Je lui expose un nouveau projet — une université modèle, sélective et compétitive, qu'on ouvrirait dès la rentrée 1968, avec des enseignants volontaires et des étudiants de qualité, décidés à roder ensemble un nouveau programme d'enseignement supérieur : « Pourquoi ne pas choisir de l'ouvrir à Nanterre ? De toute façon, il faut y faire d'importants travaux, effacer les traces de déprédations, semer des pelouses, planter des arbustes et des massifs de fleurs, de manière à agrémenter cet environnement sinistre. On en profiterait, à la faveur des vacances, pour "nettoyer la casbah", c'est-à-dire la résidence, où logent toutes sortes de gens indésirables. On ne reprendrait à la rentrée que les étudiants qui auront passé avec succès leurs examens, et on trierait sur le volet les étudiants de première année. On traiterait le premier cycle comme les classes préparatoires dans les lycées. Ce serait une université expérimentale, un centre d'excellence dont le modèle progressera en boule de neige les années suivantes s'il réussit. » Pompidou a l'air très intéressé. Une fois sa voiture arrêtée dans la cour de Matignon, il y demeure ; le chauffeur et l'inspecteur s'éclipsent. Il réfléchit un moment, puis conclut : « Pour les années suivantes, nous verrons. Mais je suis d'accord pour que vous preniez vos dispositions pour la rentrée à Nanterre 2. » Jobert : « Le Premier ministre ne veut pas entendre parler d'une loi positive » Samedi 20 avril 1968. Le relevé des décisions du Conseil restreint du 4 avril a été rédigé d'une manière qui me paraît restrictive. Dans l'espoir de faire revenir le Général et Debré sur leur position, je demande à voir Pompidou avant le Conseil des ministres du 24 avril, où je dois faire une communication sur la sélection. Mais le Premier ministre me fait dire qu'il est surchargé par le débat sur la motion de censure à l'Assemblée nationale à propos de la publicité à la télévision. Je me résous donc à lui écrire. Il faut absolument obtenir que soit accepté le principe de la création de l'université à temps partiel. Le résultat est une lettre de six pages. J' ai tourné ma plume dans l'encrier tout mon dimanche et je l' ai fait taper et retaper en le corrigeant ce matin trois fois : 22 avril 1968. « Monsieur le Premier ministre, « L'affaire de l'accès aux facultés est grave. La sélection rompt avec une tradition enracinée en France, avec un principe affirmé avec force devant le Parlement par votre prédécesseur, et par vous-même encore en juin dernier, celui de l'entrée libre des bacheliers dans les facultés (textes ci-joints). « Le tournant que nous nous apprêtons à prendre, nul n'est plus convaincu que moi qu'il est nécessaire de le prendre. Mais il ne faut pas s'en dissimuler les périls. Si le baccalauréat est devenu un mythe national, c'est qu'il permet les "grandes espérances". Il ouvre à des familles modestes, en nombre de plus en plus grand, la porte du rêve — celui de la promotion définitive ; aux familles bourgeoises, il garantit la stabilité pour la génération suivante. « Nous risquons de déclencher une panique : panique des étudiants et des lycéens ; panique des parents ; panique des universitaires, qui ont déjà peur de leurs étudiants. Comme l'affaire de l'introduction de la publicité à la télévision, qui provoque une motion de censure mais n'intéresse que le petit clan de la presse écrite, laisse le public indifférent, par rapport au sort du baccalauréat, considéré comme la clé de l'avenir social de tant de jeunes ! « Plus j'y réfléchis, plus je pense que nous ne pouvons écarter de l'université une partie des bacheliers, sans proposer pour ceux-là une compensation. « Nous devons offrir quelque chose de positif dans le domaine de la formation permanente, qui n'est toujours pas organisée : une formation de complément, par correspondance, cours du soir ou stages limités de "recyclage ". Cette formation existe en grand dans tous les pays socialistes (les deux tiers des "étudiants" soviétiques ne le sont qu'en ce sens-là) et dans les pays libéraux (États-Unis, Angleterre, Suède). En France, nous l'avons jusqu'à présent abandonnée, pour l'essentiel, à l'initiative d'entreprises qui se parent de l'épithète d' "universitaire", voire d' "universelle", et dont la prospérité indécente montre qu'elles répondent à un besoin. « Je ne crois pas que nous ayons la capacité psychologique, politique, et j'irais jusqu'à dire morale, d'écarter des facultés une partie des bacheliers qui y seraient entrés de plein droit, sans leur offrir en contrepartie une certaine formation qui leur permette d'envisager avec plus de sérénité l'entrée dans la vie professionnelle, bref, qui leur laisse une espérance. » La suite de ma lettre montre comment, en pratique, pourra s'instituer cet enseignement universitaire de rattrapage à temps partiel. Il en existe d'ores et déjà un, c'est la capacité en droit : « Dès lors que la capacité sert aujourd'hui aux lycéens recalés du baccalauréat, je ne vois pas comment nous pourrions demain l'interdire aux bacheliers recalés de l'université. » À propos de la formation permanente, j'écris : « L'organisation de la formation permanente est une nécessité économique. Elle se fera tôt ou tard3. Pourquoi ne nous en donnerions-nous pas l'avantage, à un moment particulièrement opportun 4? » La réaction de Pompidou, communiquée par Jobert, est brutale. Jobert : « Ce n'était vraiment pas le moment. Le Premier ministre est en plein débat parlementaire sur l'introduction de la publicité à l'ORTF. De toute façon, il ne veut pas entendre parler d'une loi positive, d'une loi créant des types d'enseignement nouveaux. Il la trouve, ce sont ses mots, " outrageusement réglementaire ". Même les dispositions sur le bachot peuvent passer sans une loi. La loi n'a jamais dit que le bachot permettait de continuer des études en faculté. Le baccalauréat est exigé pour les facultés. Il n'est pas dit qu'il est suffisant. » Comme je sais que le Général, par principe, est le premier à refuser une loi là où le décret peut suffire, il apparaît qu'on s'achemine vers une décision inattendue : il n'y aura pas de loi sur la sélection. Cependant, la lettre semble avoir atteint son but : persuader Pompidou de la nécessité d'un volet « positif ». Mais avec bien des réserves. Jobert me rapporte ces propos : « Dites à Peyrefitte que je ne peux répondre soit oui soit non. Il faut préciser les moyens. Tout ce qu'on peut dire, c'est que des débouchés seront organisés pour les bacheliers qui souhaiteraient compléter leur formation générale en vue d'une formation professionnelle. La formation permanente, qu'on en fasse une thèse d'envolée lyrique, mais que ce ne soit que cela. » « Éviter le gaspillage des jeunes » Conseil du 24 avril 1968. L'approbation des « mesures individuelles » me donne la parole pour présenter la nomination du premier directeur de l'ONIOP, André Bruyère5. Le Général tique, car les décrets instituant l'Office ne sont toujours pas sortis. GdG : « Naturellement, vous ne ferez paraître sa nomination qu'après la publication des décrets. » Pompidou le convainc que c'est une affaire de quelques jours et qu'il est bon de mettre officiellement Bruyère au travail 6. Mais j'attends surtout le moment des communications. De la mienne sur la sélection, rien ne doit percer avant que je réunisse les instances qui sont censées inspirer nos décisions. On ne peut mettre la commission Capelle devant le fait accompli : je dois en faire mon alliée en lui montrant que le gouvernement suit ses recommandations. De même pour les présidents des doyens des cinq facultés, accompagnés de leurs assesseurs, dont il faut que j'obtienne l'accord, alors qu'ils ne se doutent de rien 7. M'adressant à l'ensemble des collègues, en un moment où l'agitation étudiante commence à diffuser un énervement politique, je rappelle les tenants et les aboutissants de la réforme en cours. J'en décris les modalités, lesquelles sont encore ouvertes : « Avant le baccalauréat, des opérations d'information et d'orientation et la constitution d'un dossier scolaire ; après le baccalauréat, l'inscription automatique de certains bacheliers ; pour les autres, l'examen du dossier scolaire par des jurys d'établissement ; pour les cas douteux, un examen de vérification. « Le contrôle de l'accès aux facultés n'est pas une politique malthusienne, mais la condition d'une politique d'expansion universitaire. Il ne s'agit pas de restreindre le nombre total des entrées dans les diverses formes des enseignements supérieurs ; il s'agit de normaliser leur croissance, souhaitable dans des limites raisonnables. Notre pays doit pouvoir supporter une charge d'étudiants dont le nombre total soit en augmentation régulière, à la condition toutefois que cette charge soit convenablement répartie entre des enseignements qui puissent correspondre conjointement aux aptitudes des étudiants, et aux nécessités nationales. GdG. — Éviter la submersion, et le gaspillage, c'est ce qu'il faut faire. La submersion8 des universités. Et le gaspillage des jeunes qui entrent dans les facultés, mais qui ne sont pas aptes à y réussir, qui n'aboutissent pas. C'est une grande affaire que d'en dégager les facultés. « Il y a aussi ceux qui, sur le moment, ne sont pas admis en faculté : ils pourraient avoir la possibilité d'un recours. Pour eux, il faut ouvrir des facilités pour obtenir une formation supérieure, mais pratique — une formation professionnelle supérieure. « Quant aux IUT, ils ont pris un bon départ. Ils sont de plus en plus appréciés. Il faut qu'ils aient leur caractère bien à eux. Ils ne sont pas des succédanés des facultés. Pompidou. — Nous sommes pragmatiques. On n'élève pas une barrière. On ne fait pas un examen classique. On réalise une orientation, qui est fonction à la fois des capacités individuelles et des possibilités d'emploi. « Dans l'utilisation des crédits, on crée des IUT de façon massive, mais il n'est pas question d'ouvrir de nouvelles facultés ou de nouveaux collèges universitaires. Ça doit être bien clair. D'une façon générale, il faut remettre un peu d'ordre dans l'enseignement supérieur. Et je le dis une fois de plus : se montrer ferme à Nanterre. Debré. — Je suis d'accord sur les principes d'ensemble. Sur l'université à temps partiel, j'admets l'idée, mais il est indispensable que les dépenses de fonctionnement soient compensées par des économies ailleurs. Pas de dépenses supplémentaires ! GdG. — Il faut bien qu'à la fin des fins on se préoccupe de resserrer ces voies d'accès. » L'après-midi, je réunis la commission Capelle. Je lui montre que les conclusions vers quoi elle s'oriente coïncident avec celles de mon rapport au Conseil restreint du 4 avril. Touraine participe aux débats avec une réticence marquée. « C'est ce qu'il fallait dire » Le soir, émission télévisée intitulée « États généraux de l'orientation », dont je suis le principal invité, en compagnie des représentants des associations de parents d'élèves, que domine le célèbre Me Cornec. Émission très pédagogique, qui fait comprendre clairement le pourquoi et le comment de l'orientation en fin de troisième, la nécessité de faire coïncider avec les besoins de la société les différentes branches de l'enseignement secondaire et supérieur. Il y a des jours où le courant passe, et d'autres où il ne passe pas. Ce soir, il passe. Les jours suivants, on apprend que l'audience a été forte et que l'émission a remporté du succès auprès du public. Cessent comme par enchantement les attaques des associations de parents d'élèves et des syndicats d'enseignants contre l'orientation. Mais comme toujours, le verdict qui importe le plus aux membres du gouvernement est celui du Général, téléspectateur impitoyable. L' aura-t-il vue ? En entrant dans la salle du Conseil des ministres, le 30, le Général me dit simplement : « C'était bien, l'autre jour, sur l' orientation. C'est ce qu'il fallait dire. » Pompidou : « Tout devrait être fait par règlement » Matignon, lundi 29 avril 1968. Ce matin, longue et bonne conversation avec Pompidou, qui était bien nécessaire pour dissiper les malentendus. AP : « Ma lettre vous a fait penser que je voulais ouvrir le parapluie. Quelle erreur ! Comme vous êtes surchargé et que je n'arrivais pas à obtenir une audience, Jobert m'a conseillé de vous faire une lettre. Peut-être était-elle trop longue et maladroite ? En tout cas, elle n'avait pas pour but de dégager ma responsabilité. Pompidou. — Ah, je comprends ! On ne m'avait pas dit que cette lettre était destinée à remplacer une conversation. Je préfère cela. Je ne demande pas mieux. C'est moi qui m'excuse. » Il poursuit, à propos de la loi sur la sélection : « Le débat sur la motion de censure9 a montré qu'une loi est à écarter pour le moment. Si on veut faire une loi attrayante, qui puisse passer, on y mettra des éléments rassurants mais d'ordre réglementaire. Le Général est extrêmement ferme sur ce point, vous le savez, et je ne le serai pas moins que lui. Et si on fait une loi purement négative pour supprimer les droits directement attachés au baccalauréat, alors on n'obtiendra pas de la faire voter. Les giscardiens sont frondeurs. Nous aurons des amendements. Dans ce climat, la loi ne passera pas. Ou alors, il faudrait poser la question de confiance, c'est-à-dire inciter à une motion de censure. Or, je n'arrête pas de dire à l'opposition: "Laissez-nous travailler ! Ne faites pas de motions de censure à jet continu ! " « Dans le domaine de l'éducation, tout devrait être fait par règlement, on ne devrait pas dépendre de l'Assemblée. AP. — Je ne vois que trois types de mesures que nous pouvons faire sans loi. D'abord le " déstockage " (il a un mouvement d'impatience) — oui, je sais, vous n'aimez pas le mot et moi non plus, mais nous nous comprenons : il s'agit de rendre les études plus exigeantes, plus effectives. Pompidou. — Sur le fond, je suis d'accord bien sûr. Je trouve convaincante votre démonstration selon laquelle les effectifs des facultés sont à peu près égaux à la somme des bacheliers des huit dernières années qui y sont entrés, preuve qu'en moyenne, les étudiants restent huit ans en faculté. AP. — Ensuite, on peut prendre des mesures de régulation des flux, vers les diverses branches créées, à mesure de leur création. «Enfin, on peut élever la barrière financière à l'entrée des facultés, tout en multipliant les bourses, demi-bourses, quarts de bourses. On se servira de la politique des " œuvres " pour inciter vers les voies de dérivation que l'on souhaite favoriser ; et pour décourager l'entrée dans les voies longues. Pompidou : « Que les décrets soient pris pendant l'été » Pompidou. — Finalement, ce sont les étudiants des classes moyennes qui sont les plus sérieux. Les fils de bourgeois ne travaillent pas beaucoup ; pour les fils d'ouvriers ou de paysans, c'est très aléatoire ; ce qui compte en définitive, ce sont les fils de petits fonctionnaires, d'instituteurs, d'employés. C'est eux qu'il faut pousser vers les études supérieures. Vous aviez bien raison de dire à l'Assemblée qu'il faut passer par une étape. Vous aviez eu tort de citer Paul Bourget10, ce vieux réactionnaire. Mais c'est profondément juste. Sauf exception, les fils d'ouvriers ou de paysans ne sont pas directement capables de faire des études supérieures. Il faut qu'une génération passe là-dessus. » Il pourrait invoquer son exemple, et moi le mien : nous sommes tous les deux les enfants d'une « étape », petits-fils de paysans, fils d'enseignants. Pompidou conclut sur ce point : « Que les décrets soient pris pendant l'été. Je préfère les faire sortir le 15 juillet plutôt que le 15 août : les gens commencent à rentrer vers le 20 août et l'agitation s'amplifierait. « Naturellement, il faudrait que cet effort de remise en ordre se situe, non dans une perspective malthusienne, mais dans une perspective d'expansion. Je vous donne donc le feu vert pour annoncer que l'on construira les campus de Verrières et de Villetaneuse. » Il finit donc par se rallier à mes propositions. Il conclut : « Nous sommes bien d'accord. Pour la sélection, ne faisons pas de loi. Faisons des décrets. Choisissons la voie moyenne entre la thèse autoritaire et la thèse libérale : c' est-à-dire dans le sens du Conseil restreint entériné par le Conseil des ministres, mais en tenant compte des observations de votre lettre. Vous préparez ces décrets pour mon retour d'Orient et vous en expliquerez la philosophie au cours du grand débat à l'Assemblée qui aura lieu, comme convenu, les 14, 15 et 16 mai, que vous soutiendrez et auquel je participerai. » Comme ce retour et comme ces dates résonnent aujourd'hui d'autres échos que n'y mettaient nos projets ! 1 C'avait été aussi sa position pour la procédure d'appel, en fin de 3e. Mais le Général avait arbitré en faveur d'une commission (voir plus haut, ch. 3, p. 398-399). 2 Je poursuivrai l'idée d'une « université pilote » comme président de la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée, et j'aurai le bonheur de la voir reprise par Olivier Guichard, ministre de l'Éducation nationale de 1969 à 1972. Il la fera sienne, l'imposera : ce sera l'université technologique de Compiègne. Mais elle ne fera pas boule de neige... 3 Elle sera faite sous la présidence de Georges Pompidou, par le gouvernement Chaban-Delmas. 4 J'envoie une copie de cette lettre à Tricot, pour qu'il la montre au Général, et une autre, en termes semblables, à Michel Debré. 5 André Bruyère, inspecteur général de l'enseignement technique, conseiller technique à mon cabinet. 6 Assez de jours passeront pour que, Mai survenant, les projets de décrets organisant l'orientation soient suspendus, puis oubliés. Edgar Faure réunira commissions sur comités, mais se gardera d'aboutir. Olivier Guichard reprendra pour l'essentiel le dispositif que j'avais mis sur pied et c'est dans l'ensemble celui qui fonctionne encore. 7 Je les convoque par télégramme du 23 avril pour une réunion à mon cabinet le 26 avril. Ce sont les présidents élus par l'ensemble des doyens de chacune des cinq facultés. 8 Et non la subversion comme semble l'avoir entendu Bernard Tricot (Mémoires, 1994, p 282). 9 Sur la question de la publicité à la télévision. 10 Défendant le budget de l'Éducation nationale, le 26 octobre 1967, j'avais invoqué L'Étape, célèbre roman de Paul Bourget (1902). Chapitre 8 CARNET DE ROUTE DE L'AGITATION AVRIL 1968 Nanterre, lundi 1er avril 1968. Nanterre rouvre. Réouverture quasi symbolique, puisque les vacances de Pâques commencent samedi. Mais les symboles, chacun s'évertue à les façonner à sa guise. Les étudiants sont accueillis par un message du doyen, qu'il leur diffuse par haut-parleurs : « La liberté d'expression n'est pas contestée, mais elle doit être réglée. » Une salle de réunions sera à la disposition des organisations étudiantes, qui en géreront l'emploi dans une commission où elles seront toutes représentées. Une demi-heure plus tard, une centaine de gauchistes choisissent un amphithéâtre pour y proclamer : « Les locaux dont nous avons besoin, nous les prendrons. » Nanterre, mardi 2 avril 1968. Deux meetings bien différents ont cristallisé la contradiction nanterroise. Un meeting des « enragés ». Il commence dans l'obscurité. La colère monte. La police note les propos enflammés de Cohn-Bendit : « Si dans dix minutes le courant n'est pas rétabli, nous tiendrons le meeting dans la salle du Conseil de la faculté... Il n'y aura plus de réunions d'information à la faculté, mais des réunions politiques... Le doyen demande que le travail universitaire et la préparation aux examens puissent se dérouler normalement. C'est justement à quoi nous disons non... Accepter la culture dispensée par l'Université bourgeoise, c'est accepter de participer à l'exploitation capitaliste. La science est-elle neutre parce qu'on la proclame neutre ? Elle a participé à tous les massacres de notre époque, que ce soit sous Hitler, Staline ou Johnson. La neutralité est au service de la bourgeoisie puisqu'elle cautionne la fidélité au système social existant. Il faut dénoncer le caractère cynique et répressif de la science bourgeoise. » Le journal Combat, sous la signature de C. C., avait naguère traité Cohn-Bendit, de « forcené », de « tas de fumier ambulant ». Voilà le même signataire sous le charme : « De ce visage de Danton adolescent et germanique sortait une voix d'une douceur surprenante qui contrastait avec la violence des propos 1. » Cohn-Bendit cède alors la parole à Carl-Dietrich Wolf, président du SDS, le mouvement révolutionnaire des étudiants ouest-allemands ; il traduit le discours au fur et à mesure : « Faites ici, conclut le révolutionnaire allemand, ce que nous avons fait à Berlin, la Kritische Universität. » Son discours est scandé par des applaudissements, des bans et des slogans qui ressemblent à des airs de cha-cha-cha : « Guevara Che-Che » ou « Ho ! Ho ! Ho ! Ho Chi Minh ! » Dans le deuxième amphithéâtre se déroule un meeting rassemblant également un millier d'étudiants, mais modérés, venus proclamer leur volonté de travailler dans le calme et de contraindre les « enragés » à se soumettre : Didier Gallot, président de la Corpo de droit de la FNEF, a déclaré : « Il faut montrer qu'il n'y a pas seulement des étudiants barbus et chevelus qui veulent éviter les examens de fin d'année. La montée de l'agitation depuis quinze jours n'est pas fortuite, elle est la même sur l'ensemble de l'Europe. La présence d'un étudiant allemand ce matin au meeting des "enragés " était tout à fait inadmissible. Les " enragés " demandent la liberté d'expression. Leur liberté d'expression, c'est la dictature. Vous apportez la preuve que la masse des étudiants n'est pas derrière 300 agitateurs. » Il demande que les agitateurs soient renvoyés. Le département d'histoire, de son côté, prend une résolution énergique : « Il signifie à l'administration supérieure que les historiens et géographes ne pourront accepter longtemps d'assurer leur enseignement dans les conditions scandaleuses et dégradantes qui règnent actuellement. » La « résolution » ajoute un message à mon adresse : on s'indigne que le Grand Maître de l'Université cautionne dans ses déclarations les thèses de groupuscules extrémistes et conteste la valeur de notre enseignement. C'est une allusion à mes discours de l'automne et aux propos que je tiens chaque fois qu'on m'interroge sur les radios : les étudiants ont autant raison de demander une réforme de la vie universitaire, que les gauchistes ont tort de la rendre impossible. La presse diverge. Le Figaro, Le Parisien libéré, Paris-Jour prennent franchement position pour les étudiants modérés. « Dans les couloirs, on voyait des filles et des garçons accepter des tracts et partir en haussant les épaules, en affirmant : "On en a marre de leurs réunions, de leur vacarme, qu'ils aillent faire cela ailleurs" 2. » « Les étudiants qui n'ont pas d'autre ambition que de travailler pour tenter de passer leurs examens se montrent de plus en plus excédés par l'agitation politique entretenue dans la faculté 3. » En revanche, Combat ne cache pas sa sympathie pour les « révoltés ». « Le terme d' "enragés" est peut-être excessif lorsqu'il s'adresse à des jeunes gens dont la révolte naît de l'inquiétude et dont les idéaux ne vont pas sans générosité... Les adultes et particulièrement les responsables de l'éducation devraient montrer un peu plus d'inquiétude à l'égard de la jeunesse qui n'a pas de raison d'être le reflet exact de celle de ses pères. (...) Mais peut-être une société a-t-elle l'Université qu'elle mérite. Et au-delà de l' Université, c'est la société qu'il faut remettre en question. » Le doyen Grappin est encouragé par la réunion des étudiants modérés et par la motion des professeurs d'histoire. Bourricaud me fait le récit écrit de la journée et en tire les conclusions : «Match nul et "suspense": telle est l'impression de M. Grappin sur la journée. Le pire a été évité. L'essentiel pour le doyen, c'est que les choses se soient déroulées dans le calme, sinon dans l'ordre. Tout se passe comme si des contacts avaient été pris d'une manière officieuse et pour élaborer un modus vivendi. Les manifestants s'engageaient à se contenter des salles qui leur étaient concédées, sans prétendre, comme ils en avaient d'abord manifesté l'intention, se répandre à leur guise dans toutes les salles et dans tous les amphis. Ce gentlemen's agreement ayant été respecté, une sorte de coexistence s'établit entre les deux facultés, celle de Cohn-Bendit et celle du doyen Grappin. » Cohn-Bendit : « Nous voulons être libres sans permission » Nanterre, mercredi 3 avril 1968. Le doyen Grappin fait une déclaration hier soir à Europe 1 sur les examens : « Dussions-nous avoir 500 gardes mobiles sur le campus, ils se dérouleront comme prévu à la faculté. Des contrôles sévères seront exercés dans les salles d'examens. Les incidents qui se sont produits à plusieurs reprises ces derniers temps à l'occasion d'examens partiels de sociologie ne recommenceront pas. » Pendant ce temps, 27 des 31 maîtres-assistants de français demandent le maintien de la franchise universitaire à l'intérieur de la faculté, s'opposant à toute implantation ou intervention de la police sur le campus. Comment éviter que le bon fonctionnement des institutions universitaires soit troublé, si on se refuse d'avance à faire appel aux forces de l'ordre ? Un nouveau meeting a lieu le soir : « Nous ne voulons pas la permission d'être libres, nous voulons être libres sans permission », déclare Cohn-Bendit. « La culture, c'est la récupération de la créativité comme marchandise », déclare un autre orateur. Il glorifie les graffiti : « Désormais, les murs de la faculté doivent devenir des pages blanches, où la poésie, c'est-à-dire la violence créative de chacun, pourra s'exprimer. » Sorbonne, vendredi 5 avril 1968. Le matin, le Premier ministre et moi nous retrouvons à l' amphithéâtre Richelieu. Après le président de l'Association Guillaume Budé, Jacques Heurgon 4, et Pierre-Henri Simon 5, nous prononçons nos discours sur le latin et le grec. J'ai l'impression que nous parlons du sexe des anges. 110 rue de Grenelle, le même jour. L' après-midi, réunion dans mon bureau sur la remise en ordre de Nanterre et le maintien de l'ordre dans les facultés parisiennes. Je fais parler Grappin sur la situation à Nanterre, sur le rapport de forces entre Cohn-Bendit et Gallot, sur l'attitude du « marais ». Grappin : « La semaine dernière, j'étais pessimiste, c'est pourquoi j'ai pensé qu'il n'y avait pas d'autre moyen que de fermer la faculté pendant trois jours ; mais la manière dont s'est déroulée cette semaine, sans violences ni même incidents, me rend plus optimiste. » Le recteur Roche l'approuve chaudement et estime qu'il en est de même à Paris. Cette longanimité me trouble. Je fais remarquer que les « enragés » étaient 50 le 26 janvier, 150 le 22 mars et 300 en ce début d'avril, capables de réunir un meeting de 1 000 étudiants qui se déchaînent en entendant un meneur révolutionnaire allemand. Pourquoi ne pas profiter des vacances de Pâques qui commencent pour réaliser une action de force, en fermant la résidence ? Le recteur et le doyen, appuyés par Laurent et Olmer, conviennent que la résidence est un élément de faiblesse sur le campus. C'est là que naissent ou se replient les mouvements. Mais le nettoyage de la résidence serait impossible actuellement sans casse. Il faut le faire pendant les grandes vacances. L'action qui doit être engagée dès la fin des vacances de Pâques devant la commission de discipline et le conseil de l'Université de Paris paraît le maximum envisageable. Elle débouchera sur l'exclusion de l'université d'une quinzaine d' « enragés » et sur l'expulsion vers l'Allemagne de Cohn-Bendit. Ce serait un fort coup d'arrêt. On ne peut aller plus loin avant la dispersion de l'été. Le doyen Grappin formule deux propositions : 1) créer un corps universitaire du maintien de l'ordre : des hommes suffisamment robustes pour jouer dans le campus le rôle des gardiens de la paix dans la rue ou des videurs dans les boîtes de nuit ; 2) instituer une commission disciplinaire propre à chaque campus et munie des pouvoirs qui sont dévolus jusqu'à présent au seul conseil d'université, trop nombreux, et dont la procédure est trop lourde. Ces deux propositions rencontrent mon entière approbation. On convient que les délais nécessaires pour les textes, les crédits et les signatures empêcheront ces deux innovations de voir le jour pour la rentrée de Pâques ; elles sont à ajouter à l'ensemble des mesures qui devront être mises en œuvre dès la fin juin : nettoyage de la résidence, expulsion des clandestins, affectation d'une partie de la résidence à l'enseignement, changements dans le statut de la résidence et du campus. Quant aux examens, ils se passeront au Palais des Sports ou au CNIT. Ceux qui refuseront de se présenter aux examens seront rayés du bénéfice des œuvres et refusés à Nanterre à la rentrée. Ceux qui perturberaient les examens feront l'objet d'une procédure de flagrant délit et exclus définitivement de l'Université. Paris, samedi 6 avril 1968. Le secrétaire général de la police, Jacques Aubert, nous informe qu'un dossier constitué sur Cohn-Bendit à propos de l'affaire de la Cinémathèque 6 doit permettre de servir de fondement à une opération d'expulsion. Nous lui confirmons que nous n'y verrons naturellement aucune objection. Paris, vendredi 12 avril 1968. Pelletier, mon directeur de cabinet, rappelle Aubert pour savoir où l'on en est. On lui indique que la police a été amenée à négocier avec Cohn-Bendit pour obtenir que la manifestation, décidée pour protester devant l'ambassade d'Allemagne contre l'attentat de Dutschke 7, se déroule dans le calme. Il est impossible d'expulser quelqu'un avec qui on négocie. Paris, jeudi 18 avril 1968. Domerg 8 se plaint auprès de Pelletier du laxisme de Grappin. Il souligne que si cette ligne de conduite se poursuit, on sera devant une situation irréversible. Pelletier lui répond que les mobiles des agitateurs dépassent de loin le cadre de l'université : en définitive, la fermeté, c'est l'envoi de 500 CRS à Nanterre ; la décision nous échappe. La fiche de police de ce jour annonce que l'UNEF appelle à manifester demain soir au Quartier latin. Elle se joint ainsi à l'initiative de la JCR de Krivine. On peut s'inquiéter de ce rapprochement entre l'UNEF et la JCR, c'est-à-dire les gauchistes les plus actifs et les plus proches des « enragés ». Au cours d'un meeting tenu à Nanterre, Cohn-Bendit a reproché au parti communiste français de « soutenir les étudiants et le Vietnam uniquement par de belles paroles », et a annoncé que la manifestation de demain au Quartier latin « sera marquée d'actes de violence ». L'Union des étudiants communistes prépare une autre manifestation pour le lundi 22 avril « contre l'agression américaine au Vietnam ». Il est d'ailleurs singulier que nous soyons prévenus par la préfecture de police de meetings qui se tiennent dans des bâtiments universitaires. Je prie Pelletier de demander au recteur et aux doyens de nous prévenir de meetings qui deviennent parfaitement inacceptables. Vendredi 19 avril 1968. C'est à la fois la rentrée universitaire, après les congés de Pâques, et la rentrée protestataire. Au Quartier latin, une manifestation spontanée rassemble de 1 500 à 2 000 militants conduits par Cohn-Bendit, Krivine et les animateurs des CAL — les Comités d'action lycéens. Sept drapeaux rouges en tête, trois drapeaux noirs en queue. Ils se promènent dans tout le Quartier latin, comme pour en prendre possession. Quelques projectiles sont lancés contre une voiture de la police. Le ministère de l'Intérieur n'en paraît pas ému. Seize professeurs de la faculté des lettres de Nanterre, ceux qu'on appelle les « faucons », signent une motion qui laisse planer la menace d'une grève si l'ordre n'est pas rétabli : ainsi la seule résistance envisagée ou envisageable, ce serait de rester chez soi ! Les faucons ne sont pas près de s'abattre sur leur proie. Sorbonne, dimanche 21 avril 1968. Assemblée générale extraordinaire de l'UNEF, tenue de 15 heures à minuit dans une annexe de la Sorbonne. C'est la grande explication entre deux tendances devenues inconciliables. Au terme d'une journée de violences, verbales ou non, seule l'intervention de la police a permis de séparer les adversaires. C'est sous sa protection que les délégués de l'UNEF ont quitté la salle à minuit, sans avoir pu achever leurs travaux. Le président de l'UNEF, Perraud, a donné sa démission pour « raisons de convenances personnelles ». En fait, parce que le bureau national le trouve trop mou. L'actuel vice-président, Sauvageot, auquel on ne fait pas le même reproche, le remplacera provisoirement jusqu'à la prochaine assemblée générale, prévue pour juin. Nanterre, lundi 22 avril 1968. La rentrée bat son plein ! Un examen partiel de sociologie se passe dans le désordre. Une fiche de la PP raconte : « Dans la première heure, les étudiants ont composé en communiquant entre eux et, vers 15 heures, le professeur a annoncé que l'examen se ferait avec le secours des polycopiés. Ces documents ont été acheminés jusqu'aux candidats par les soins des responsables de l'UNEF et chacun a pu ainsi poursuivre son travail avec le cours sous les yeux. » Grappin reprend son conseil en main : il obtient de sa quinzaine de « faucons » qu'ils retirent leur motion. Point d'ultimatum, donc, et point de menace d'une absurde grève symbolique. 22-25 avril 1968. Au Quartier latin, Occident saccage le siège de l'UNEF le 21, les locaux du Comité Vietnam national le 22 et lance une grenade dans les bureaux de l'UNEF le 24. Le 23, les gauchistes répliquent en saccageant les locaux de la FNEF et récidivent le 25. Un étudiant, adhérent de la FNEF, Hubert de Kervenoaël, est molesté, blessé et volé. Il porte plainte contre Cohn-Bendit, qui serait le chef du commando. Tantôt à Paris, tantôt à Nanterre, celui-ci est devenu une vedette : ses colères parsemées de facéties enfièvrent les amphithéâtres et provoquent les fous rires. Comme les professeurs sont ternes et ennuyeux en comparaison ! Paris, mardi 23 avril 1968. La note de la préfecture de police de ce jour revient sur l'assemblée générale de l'UNEF. Elle remarque drôlement : « Le 17 mars pour une réunion à Colombes, le bureau national de l'UNEF avait dû recourir aux bons offices des communistes orthodoxes pour mettre en échec les entreprises des militants du CLER 9. Paradoxalement, ce furent ces mêmes militants du CLER qui, le 21 avril, assurèrent le service d'ordre de l'assemblée générale. Ce renversement permet de mesurer les progrès, en quelques semaines, des éléments révolutionnaires au sein de l'UNEF, dont ils détiennent pratiquement la maîtrise. » Cette situation inquiète le rédacteur de la note, qui paraît souhaiter une reprise en mains par le PC. Nanterre, même jour. Le comité d'organisation du « Mouvement du 22 mars » écrit au doyen Grappin : « Monsieur le Doyen, le Mouvement du 22 mars a décidé de tenir le vendredi 26 avril un meeting général. En conséquence, il occupe à partir de 14 h l' amphithéâtre B1, seul capable de contenir tous ses membres. Nous vous prions donc de veiller à assurer la libre disposition de cet amphithéâtre. » Ainsi, Cohn-Bendit envoie ses ordres au doyen, il choisit ses amphithéâtres : le doyen Grappin n'aura qu'à s'exécuter. Nanterre, vendredi 26 avril 1968. Dans l'après-midi, à Nanterre, Cohn-Bendit empêche la tenue d'une conférence du député communiste Juquin — dans un amphithéâtre où 150 étudiants se sont réunis, mais où les communistes orthodoxes sont minoritaires. Cohn-Bendit a accueilli Juquin qui lui a serré la main : « Quel événement, un communiste qui serre la main d'un homme de gauche. » Juquin a répondu : « Je ne serre pas la main d'un homme de gauche, mais d'un étudiant. » Il n'a pas pu parler et a dû quitter les lieux, blanc de rage, en disant aux journalistes : « Je reviendrai, je vous l'assure. » En revanche, Cohn-Bendit laisse se dérouler, dans l'amphi surnommé Che Guevara, une conférence de Laurent Schwartz. Celui-ci a débuté ainsi : « Camarades, les révolutions commencent toujours grâce aux étudiants. » Ensuite Cohn-Bendit l'a traité de « salaud » en raison de sa prise de position en faveur de la sélection dans les facultés. Laurent Schwartz confie à une journaliste de France-Soir, Nicole Duhot : « Je n'y comprends rien ; je me demande ce que veulent ces étudiants. » Le savent-ils eux-mêmes ? Claude Gambiez du Figaro nous rapporte des propos de Cohn-Bendit : « De nombreuses divergences éclatent de toute part. Les manifestations vont aller en régressant, à cause des examens, parce que les étudiants ont peur d'être recalés. » Cohn-Bendit doute de réussir à boycotter les examens. Mais voici un appui qui vient des enseignants. La section SNESup-Sciences humaines de Nanterre vote une motion de ralliement à « l'université critique » à l'allemande : « Le mouvement étudiant exprime une crise réelle et générale de nos sociétés. L'Université actuelle se caractérise comme une Université de classe. (...) La pratique critique universitaire est inséparable d'une pratique critique sociale généralisée. Elle doit s'articuler sur tous les autres aspects de la lutte révolutionnaire de classe, donc en premier lieu sur les luttes ouvrières. » Vendredi 26 avril 1968. À Nanterre, le Mouvement du 22 mars diffuse un Bulletin n° 5494 bis (sic) fort explicite sur l'idéologie et les arrière-pensées des « enragés ». Après vingt pages qui exaltent les luttes anti-impérialistes, les luttes dans les pays de l'Est, la culture créative, l'université critique, et vilipendent le conservatisme, les faux révolutionnaires et la répression policière, le Bulletin donne la recette du cocktail Molotov. Pompidou : « Qu'attend-on pour expulser Cohn-Bendit ? » 15 heures. Les gauchistes ont expulsé un professeur d'anglais et ses étudiants d'un amphithéâtre pour y tenir une manifestation. Est-ce la goutte d'eau ? Le Premier ministre me fait demander d'agir avec une extrême fermeté. Il a dit à Domerg : « Qu'attend-on pour expulser Cohn-Bendit ? » Pelletier rappelle à Domerg qu'après l'occupation de la tour administrative par les « enragés » le 22 mars, Fouchet n'a accepté de procéder à une expulsion que si elle est précédée d'une exclusion de l'université, procédure lourde et lente. Elle est précisément en cours, mais n'aboutira que vers le 10 mai. Pelletier appelle Nanterre pour savoir où en est Grappin de la constitution des dossiers d'exclusion pour le conseil de discipline. Grappin n'est pas là. C'est l'assesseur, Beaujeu, qui répond. Il ignore tout d'une procédure d'exclusion. Ainsi, Grappin, qui sait que son conseil de faculté est hostile à toute mesure de ce type, n'aura pas osé prévenir son propre assesseur de la procédure qu'il était chargé de mettre en œuvre. Et c'est un homme courageux... déporté par les Allemands à cause de son courage. Pelletier appelle le recteur Roche, et lui demande de porter plainte contre la publication de la recette du cocktail Molotov. 16 heures 15. Pelletier rend compte à Matignon. Jobert va actionner la place Beauvau et la place Vendôme sur la plainte de Roche, qui doit permettre de connaître officiellement les noms des responsables du Bulletin. Ce qui doit permettre une double action disciplinaire et pénale contre eux. 16 heures 30. Roche fait savoir à Pelletier que la plainte est déposée entre les mains du procureur. Samedi 27 avril 1968. En fin d'après-midi, à Chambéry où je viens d'arriver pour un colloque sur la planification de l'enseignement supérieur, j'apprends avec stupeur par Pelletier qu'on s'apprête à libérer Cohn-Bendit arrêté ce matin près de son domicile sur la plainte de Kervenoaël et sur celle de Roche. Je rappelle aussitôt Joxe : « Mais comment pouvez-vous relâcher Cohn-Bendit maintenant que vous le tenez ? Ce Kervenoaël a osé faire ce que ni les autorités universitaires, ni la police, ni la justice n'ont osé depuis trois mois. La police judiciaire cuisine Cohn-Bendit toute la journée, et elle n'arrive pas à retenir des griefs sérieux contre lui ? C'est qu'elle ne veut pas les trouver. » Joxe le prend d'un peu haut : « Nous ne sommes pas dans une République bananière. Pour arrêter quelqu'un, il faut des preuves de sa culpabilité. Ce Kervenoaël prétend que Cohn-Bendit l'a menacé de mort, mais Cohn-Bendit le nie. Dans la bagarre où Kervenoaël a été blessé et volé de son portefeuille, Cohn-Bendit assure qu'il n'est intervenu que pour lui porter secours. Quant à la recette du cocktail Molotov qui figure sur une page d'un bulletin de son groupuscule, il dit avec un grand éclat de rire que c'est un canular. AP. — Mais le canular, c'est de raconter à la police qu'il n'a voulu faire qu'un canular ! Il a diffusé à des milliers d'exemplaires le moyen de mettre le feu à des véhicules, qui est couramment employé par ses amis du SDS allemand. D'après ce que m'ont dit mes policiers, cette recette est la bonne 10 ! Elle serait canularesque si elle proposait de mélanger de l'eau et de la farine, mais elle indique comment il faut mélanger de l'essence et du sable et même quelle est la longueur de la mèche. Ça n'a rien d'un canular. C'est un acte terroriste caractérisé. Et la Cour de sûreté de l'État n'est-elle pas faite pour poursuivre ce genre de délit ? Ça fait près de quatre mois, depuis le début de janvier, que je réclame son expulsion et chaque fois on trouve des prétextes pour ne pas le faire ! Mais est-ce qu'il faut s'entourer de tant de précautions pour expulser un étranger installé en France comme chef d'un mouvement révolutionnaire ? » Joxe met fin à l'entretien : « Écoutez, je viens d'avoir longuement Fouchet, et Pompidou lui-même qui partage mon sentiment. Pompidou vient de me le dire textuellement : "Nous ne pouvons pas nous donner le ridicule d'incarcérer un étudiant qui a fait un canular." » Découragé, je raccroche. Si j'appelle Fouchet, il va me dire qu'il s'en tient toujours à notre contrat, c'est-à-dire qu'il expulsera Cohn-Bendit dès que celui-ci aura été condamné par la juridiction universitaire, puisque ce qu'on lui reproche se déroule dans l'enceinte universitaire. Et si j'appelle Pompidou, il ne pourra pas se déjuger après avoir rendu un pareil verdict. Il n'y a vraiment rien à faire. Ce Cohn-Bendit est décidément insaisissable ! Matignon, lundi 29 avril 1968. Après avoir traité du calendrier des réformes, j'évoque avec Pompidou le calendrier de l'agitation. AP : « Mon plan est de tenir jusqu'à la mi-juin, en essayant d'éviter le pire, mais en prenant toutes dispositions pour faire intervenir la police si les étudiants en viennent aux mains. Pendant ce temps, la procédure disciplinaire suivra son cours, et quand Cohn-Bendit, avec ses sept camarades, aura été sanctionné par le conseil de l'Université et déchu de sa qualité d'étudiant, il sera raccompagné à la frontière. » Pompidou me laisse l'impression d'être très prudent, alors qu'il m'avait la semaine dernière marqué son vif agacement du fait des troubles de Nanterre : « Oui, Fouchet et Joxe m'ont appelé samedi à propos de Cohn-Bendit. Il était difficile de le retenir puisqu'on n'avait pas de preuves évidentes. » Pour la rentrée, je lui indique les mesures auxquelles je pense : — évacuer la résidence universitaire, la détacher de la faculté de Nanterre et y ouvrir un IUT ; — décharger Grappin des fonctions de vice-recteur qu'il occupe en fait ; à la rentrée, mettre à la tête de l'ensemble universitaire de Nanterre un recteur-adjoint à poigne. Pompidou approuve chaleureusement ces deux projets. 1 Combat du 3 avril 1968. 2 Paris-Jour du 3 avril. 3 Le Parisien libéré du 3 avril. 4 Jacques Heurgon, professeur de langue et littérature latines à la faculté de lettres de Paris. 5 Pierre-Henri Simon, de l'Académie française. 6 Le 8 février 1968, Henri Langlois, administrateur brouillon, a été remplacé à la tête de la Cinémathèque française. Il mobilise ses amis et admirateurs. La manifestation de soutien du 14 mars 1968 dégénère en violentes échauffourées, auxquelles Cohn-Bendit a participé. 7 La veille, 11 avril 1968, Rudi Dutschke, « Rudi le Rouge », figure emblématique du gauchisme allemand, a été victime d'un attentat. Il est gravement blessé. Dutschke mourra en 1979. 8 Henri Domerg, agrégé, inspecteur de l'académie de Paris, conseiller technique du Premier ministre pour les affaires d'éducation. Il est le beau-frère de Georges Pompidou. 9 Les trotskistes de la tendance Lambert, opposés à la JCR de Krivine. 10 Dans Le Grand Bazar, Cohn-Bendit écrit : « À l'époque, ils avaient remplacé la porte en bois du bâtiment administratif de Nanterre par une porte enfer, après qu'on l'avait occupé. Alors on avait écrit dans le Bulletin : " Contre les portes en fer, utilisez les cocktails Molotov" , et on avait donné la recette du cocktail » (p. 32). Pour lui, la chose était donc bien claire. Chapitre 9 POMPIDOU : « COMME DIT LE GÉNÉRAL, DÉBROUILLEZ-VOUS » Mercredi 1er mai. C'est la première fois qu'on voit reparaître un défilé du 1er Mai depuis 1954, l'année de Dien Bien Phu, où la tradition avait été interrompue. Quelques drapeaux noirs, symboles de l'anarchie, flottent dans le ciel parisien, ce 1er mai 1968. Mais ce ne sont que des drapeaux ! Les syndicats sont paisibles. En fin d' après-midi, Pompidou me téléphone sur l' interministériel : « Vous savez peut-être que je pars demain matin pour l'Iran et l'Afghanistan. (Cette manière ironique de supposer que je ne suis pas au courant ne me plaît pas ; et sa longue absence me préoccupe.) AP. — Naturellement. Je me propose de venir vous saluer à Orly. Pompidou. — Non, non, ça n'en vaut pas la peine, nous ne pourrions pas nous parler. Faisons-le maintenant. AP. — J'en suis très satisfait, car je ne suis pas sans inquiétude. Pompidou : « Les universitaires ne vont pas se dégonfler ? » Pompidou. — Vous aussi ? Il y a des gens dans mon entourage qui sont inquiets de me voir partir pour dix jours. Je ne vois pas pourquoi je décommanderais ce voyage. Nous n'avons jamais été dans une situation aussi bonne : aucun risque de motion de censure, aucune agitation sociale, aucune inquiétude du patronat, aucun préparatif des syndicats avant l'automne. Il n'y a que vos "enragés" de Nanterre qui s'agitent. C'est le moment de réagir fermement. AP. — Fermeté, je ne demande que ça, c'est plutôt dans mon tempérament, mais fermeté par quels moyens ? Avec quel bras séculier ? Nous sommes dans une situation que personne ne peut gérer. Le maintien de l'ordre et la police des facultés appartiennent au doyen. La preuve a été faite à Nanterre même, fin janvier, que si on faisait appel à la police, les étudiants, "enragés" ou pas, se rassemblaient pour la bouter hors du campus. De toute façon, le conseil des professeurs y est hostile, et Grappin ne veut rien faire contre ses collègues. Qui peut empêcher les "enragés" d'envahir les amphis ? Le doyen, son assesseur et leur petit personnel en sont totalement incapables. Des appariteurs musclés ? Les Finances ne veulent pas en entendre parler, en tout cas pas avant la rentrée. Pompidou. — Écoutez, je ne peux pas entrer dans les détails... Je vous signale seulement un élément nouveau qui devrait vous permettre de secouer l'aboulie générale. Les communistes, qui sont nos adversaires partout, deviennent cette fois nos alliés ! C'est un changement considérable. Il faut en profiter. AP. — Ce que j'espère, c'est qu'au prix de deux ou trois jours de suspension de cours de-ci de-là, comme il y a un mois, nous pourrons atteindre le mois de juin. Et alors, tout est paré pour "nettoyer la casbah" de la résidence universitaire, pour ne pas maintenir à Nanterre les "enragés" qui se seront fait remarquer, ou les étudiants qui auront été collés ou ne se seront pas présentés aux examens. Pompidou. — Tâchez d'agir vite. La volte-face des communistes est une occasion à ne pas rater. AP. — Justement, nous allons vers une épreuve de force. Huit "enragés" parmi les plus excités vont recevoir demain, ou au plus tard après-demain, une lettre recommandée qui leur a été adressée hier, les inculpant et les convoquant devant la commission disciplinaire à la Sorbonne le 6 mai, avec jugement définitif par le conseil de l'Université le 10 mai. Pompidou. — Avez-vous pris vos précautions ? Les universitaires ne vont pas se dégonfler ? AP. — Mais oui, je reçois personnellement un par un les principaux membres de la commission disciplinaire, à commencer par le rapporteur, Flacelière1. Le 10 mai, ces " enragés " devraient être exclus de l'université et en conséquence, dès le 11 mai, Cohn-Bendit expulsé, selon le pacte conclu avec Fouchet. Ce qu'on peut craindre, évidemment, c'est qu'ils suscitent un tumulte avant de se laisser condamner. Pompidou : « Quand les communistes sont avec nous, nous n'avons rien à craindre » Pompidou. — Justement, ne reculez pas ! J'ai des informations très précises, vous voyez ce que je veux dire, sur l'attitude des communistes à leur égard. Ils ne pardonnent pas à Cohn-Bendit d'avoir empêché Juquin de parler et de l'avoir chassé de l' amphithéâtre de Nanterre, ni d'avoir traité Laurent Schwartz de " salaud" parce qu'il est favorable à la sélection. Les " enragés " ont commis là deux fautes majeures. Le PC est décidé à les matraquer. Regardez de près L'Huma de demain matin. Alors, c'est le moment d'être ferme. Quand les communistes sont avec nous, nous n'avons rien à craindre. AP. — Je ne demande pas mieux, mais je vous rappelle que j'ai demandé maintes fois à l'Intérieur d'expulser Cohn-Bendit. Vous avez vous-même consenti à le libérer, alors qu'il y avait, à mon avis, dix motifs plutôt qu'un pour le placer en garde à vue. Pompidou (agacé). — Vous n'êtes pas ministre de l'Intérieur ni de la Justice. Vous êtes ministre de l'Education nationale. Ne cherchez pas à prendre vos collègues à revers. Ni Fouchet, ni Grimaud, ni à plus forte raison Joxe n'estimaient possible d'arrêter Cohn-Bendit ; ils considéraient que son arrestation exacerberait les troubles au lieu de les calmer. Il faut donc que les universitaires prennent leurs responsabilités, ce dont ils ont horreur. C'est à vous de les mettre au pied du mur. AP. — Flacelière m'a promis de faire une réquisition "foudroyante" contre Cohn-Bendit et ses acolytes. Mais il ne peut pas me garantir le vote de ses collègues. Je fais ce que je peux, mais je peux très peu. Je suis convaincu que nous ne nous débarrasserons pas de ces trublions tant qu'on n'y mettra pas les moyens de souveraineté, y compris la Cour de sûreté. Les professeurs ne sont pas faits pour ce travail. » Pompidou, visiblement mécontent, conclut : « Écoutez, c'est votre affaire ; comme dit le Général, débrouillez-vous. » Mes réponses l'irritent. Comme nous tous, il est ballotté, selon les dernières informations et les derniers interlocuteurs, entre sa profonde tendance libérale, qui consiste à faire confiance aux jeunes et particulièrement aux étudiants, et son horreur du désordre, qui lui fait souhaiter des hommes à poigne et des mesures radicales. Il oscille d'une impulsion à l'autre. Il me fait précisément ce reproche, mais déteste que ce reproche puisse lui être fait. Marchais : « Ces pseudo-révolutionnaires doivent être énergiquement combattus » Paris, jeudi 2 mai 1968. Ce matin, j'écoute une intéressante interview de Raymond Aron par Yves Mourousi sur France Inter 2. Raymond Aron : « J'ai tendance à croire que les étudiants français se sentiraient quelque peu humiliés s'ils n'avaient pas, eux aussi, leurs révoltés. Je dis les étudiants, car je ne suis pas sûr que l'on assiste au même mouvement de révolte dans la jeunesse ouvrière. (...) Les deux meneurs allemands, Dutschke et Cohn-Bendit, semblent avoir cette particularité que l'on attribue quelquefois aux Allemands de prendre terriblement au sérieux des activités qui ne sont pas si sérieuses que cela. » Sur le terrain, la journée commence sous le signe des affrontements entre militants d'extrême gauche et d'extrême droite. À 7 heures 45, on a pénétré dans le local du Groupe d'études de lettres de la Sorbonne, qu'utilisent des étudiants d'extrême gauche. On y a mis le feu et déposé la signature des militants d'Occident sur les murs : une croix celtique. Personne n'a vu ces incendiaires, dont le feu, vite étouffé dans ce local, va tout embraser. Curieusement, Occident, qui joue un rôle si décisif au début des troubles, va disparaître pendant tout le mois de mai et jusqu'à l'automne. Prudence ? Impuissance ? Connivence ? En signe de protestation, les Groupes d'études de lettres (FGEL) annoncent un meeting demain vendredi 3 mai, dans la cour de la Sorbonne : « Nous ne laisserons pas les étudiants fascistes maîtres du Quartier latin. » Mais ils prennent aussi la défense de Cohn-Bendit : « Jamais les étudiants ne permettront que la répression policière s'abatte sur un des leurs par le biais d'un tribunal universitaire. » En effet, huit étudiants contestataires, Cohn-Bendit en tête, ont reçu la lettre recommandée qui les convoque devant la commission disciplinaire pour le 6 mai. Eux-mêmes et leurs camarades comprennent vite que notre lourde machinerie leur offre une occasion de « nanterriser » Paris. Les enragés nanterrois ne seront pas jugés à Nanterre, où ils commencent à être isolés, mais à Paris, territoire où des forces fraîches peuvent alimenter la bataille. Nanterre, même jour. À Nanterre, le Mouvement du 22 mars a lancé une première journée de « lutte anti-impérialiste ». Un « service d'ordre » important rôde autour de la faculté, guettant l'arrivée des « fascistes ». Les « fascistes » ne montrent pas leur nez, mais les maos de la rue d'Ulm viennent offrir leur renfort : Cohn-Bendit les renvoie dans leur école. René Rémond tente de faire son cours. On lance un banc contre lui, on le hue, on l'expulse. Un bâtiment de la résidence est transformé en Fort-Chabrol. À 13 heures 45, un tract des « 22 mars » lance le mot d'ordre : « Hors de Nanterre les ratonneurs ! Les commandos fascistes seront exterminés. » Olmer et Roche se rendent à Nanterre en fin de matinée. Grappin ne voit pas d'autre solution que de suspendre les cours, comme en mars. On est à quinze jours des examens. La faculté peut à la rigueur rester fermée jusque-là : « D'ailleurs, après avoir marqué le coup, nous prévoyons de la rouvrir progressivement si la situation le permet. » Du bureau du doyen, Olmer me téléphone le projet de communiqué qu'ils ont préparé tous les trois : « Durant la journée du 2 mai, plusieurs cours n'ont pu avoir lieu du fait d'incidents délibérément créés et de menaces proférées envers des étudiants, des professeurs et des fonctionnaires de l'administration. Il apparaît à l'évidence que les libertés d'expression et de travail traditionnelles en usage dans les facultés sont ouvertement bafouées. En conséquence, après accord du ministre de l'Éducation nationale et du recteur de Paris, j'ai décidé de prendre les mesures suivantes : à partir du vendredi 3 mai 9 heures et jusqu'à nouvel ordre, les cours et travaux pratiques sont suspendus à la faculté de lettres de Nanterre. Ils seront progressivement rétablis, discipline par discipline. » Je donne mon accord en faisant rajouter : « Toutes mesures seront prises pour que, lors des examens prochains, il soit tenu compte de l'interruption momentanée des enseignements. » Dans l'après-midi, dans mon bureau, nouvelle réunion de travail sur Nanterre. Nous arrêtons les dispositions qui permettront aux six cents étudiants de sciences humaines, dispersés entre six salles extérieures, de passer leurs examens malgré le boycott annoncé. Les perturbateurs éventuels seront inculpés en flagrant délit et exclus de l'Université. Les absents seront considérés comme refusés à l'examen. De nouveaux « appariteurs », pour lesquels nous avons enfin obtenu des crédits, sont en cours de recrutement. Nous croyons encore que Nanterre restera Nanterre. Nous n'imaginons pas qu'il n'en sera plus question. Car le calendrier judiciaire et la fermeture administrative donnent à l'agitation nanterroise et parisienne rendez-vous au Quartier latin. Vendredi 3 mai 1968. Le coup de téléphone de Pompidou, avant-hier, s'éclaire : il connaissait d'avance la philippique de Georges Marchais dans L'Humanité de ce matin, « De faux révolutionnaires à démasquer ». Elle dénonce « les groupuscules » dirigés par « l'anarchiste allemand Cohn-Bendit ». « Ces pseudo-révolutionnaires doivent être énergiquement combattus... Le maître à penser de ces gauchistes est le philosophe allemand Marcuse, qui vit aux États-Unis ; pour lui, la jeunesse universitaire doit s'organiser pour la lutte violente... On ne peut pas sous-estimer leur malfaisante besogne, qui tente de semer le trouble parmi les jeunes. » À 15 heures 30, Narbonne, qui entre au Conseil d'État après sept années passées auprès du Général, vient me faire ses adieux. Il est soulagé : les décisions prises à l'Elysée le mois dernier pour la sélection couronnent les efforts qu'il avait si opiniâtrement déployés auprès du Général. Je lui explique qu'à mes yeux, plus que la sélection, c'est la compétition entre les universités qui peut changer les choses. Il est encore dans mon bureau, quand Pelletier entre, vers 16 heures, assez ému : « Roche me prévient qu'il a demandé au commissaire de police d'évacuer la cour de la Sorbonne. Trois ou quatre cents énergumènes, qui semblent venus de Nanterre, l'ont envahie. Un certain nombre d'entre eux brandissent des gourdins et des manches de pioches. » Comment blâmer un acte de fermeté, le premier accompli spontanément par les autorités universitaires depuis des mois que la situation se dégrade ? Narbonne parti, je rappelle néanmoins le recteur Roche pour lui demander des détails. Il est très calme : « Sous toutes les Républiques, d'innombrables opérations de police ont été faites dans les bâtiments universitaires de Paris pour mettre fin à des désordres. AP. —Avez-vous l'accord de vos deux doyens ? Le recteur. — Absolument. » Nous apprenons bientôt que les cars dans lesquels la police fait monter les expulsés, sans violence ni résistance, sont subitement attaqués par des jeunes qui se trouvaient à l'extérieur. Une longue soirée de violence s'ensuit — la première de ce beau mois de mai. Il y a un mystère de cette première nuit. Cette violence subite, ni la police, ni les chefs gauchistes ne l'ont vraiment comprise. La seule explication qu'ils aient imaginée et qu'ils ont accréditée consiste dans la solidarité soudaine qui avait transformé les jeunes, les badauds du Quartier latin, étudiants ou non, en « casseurs de flics ». L'agressivité de cette mobilisation spontanée n'en a paru que plus impressionnante. Elle a convaincu l'opinion publique que le peuple du Quartier latin s'était soulevé comme un seul homme contre l'intrusion de la police dans l'enceinte sacrée de l'université. Or il y avait une explication simple et je ne l'ai apprise que trente ans plus tard. Les enragés qui occupaient la cour de la Sorbonne avaient une armée de secours, et ils ne le savaient pas. C'étaient les lycéens des CAL ! Romain Goupil, l'un de leurs chefs, raconte dans son film-souvenir, Mourir à trente ans 3 : « Les étudiants, nos dirigeants, y sont [à la "journée anti-impérialiste"] dès 10 heures du matin, avec leurs barres de bois. Nous, les lycéens, on dit non, on n'y sera pas avant 4 heures et demie, après les cours. » Sages lycéens encore, qui ne manifestent qu'après la sortie... Mais militants résolus et organisés, prêts à en découdre avec les militants d'Occident — et qui, arrivant sur les lieux, voient leurs camarades embarqués dans les cars. Sans prévenir, ils tombent sur le dos des agents : « Avoir quinze ans, balancer des caillasses sur les flics et être protégés par la foule, le bonheur absolu ! Les flics étaient éberlués. Les dirigeants étudiants aussi. Ils étaient dans les cars et nous regardaient en se disant : "C'est pas possible, ça prend ! " » Ça prenait en effet, mais les militants des CAL avaient été la présure. Leur intervention décisive a complètement échappé à la police, et les « grands » ont dédaigné de mettre en valeur ce renfort inespéré de « plus petit que soi ». On n'a pas compris qu'une révolution ne se fait pas sans révolutionnaires, ni qui étaient les révolutionnaires de cette révolution-là. Ce témoignage montre avec une clarté aveuglante ce que la gentillesse ou la jobardise des Parisiens ne voulait pas voir : que l'incendie avait été allumé par de vrais incendiaires, sincères, convaincus, purs et durs. Des « ados » dont les parents vendaient sagement L'Humanité-Dimanche. Ils ont bu l'idéologie antibourgeoise au biberon et ont rejeté le communisme quand il leur a paru tristement petit-bourgeois. Du léninisme, ils avaient appris le mythe de l'avant-garde, la nécessité de l'organisation, les techniques d'action de groupe, la provocation violente, la guérilla urbaine. Ces guerriers de 68, si peu nombreux, si entraînants, ils revivent dans leur vérité à travers les images de Romain Goupil. 1 Que Pompidou connaît bien : Robert Flacelière est le directeur de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. À ce titre, il fait partie du Conseil de l'université de Paris, et de sa commission disciplinaire. 2 Ce texte, qui précède les événements, me paraît plus juste que le livre publié quatre mois plus tard par le même auteur, La Révolution introuvable, qui paraît réduire le mois de Mai à un vaste chahut d'étudiants. 3 Romain Goupil a conté son aventure et celle de ses camarades des CAL et de la JCR dans Mourir à trente ans, diffusé le 19 mai 1998 dans l'émission de Jacques Perrin, La 25e heure, l'heure des insomniaques, alors que ce document aurait mérité les heures de grande écoute. Les propos de Romain Goupil cités ici ont été recueillis par Michel Braudeau (Le Monde, 16 mai 1998). Chapitre 10 « C'EST UNE ÉMEUTE INSURRECTIONNELLE » Dimanche 5 mai 1968. Le Général a décidé de rester à Paris pour ce week-end, alors qu'il avait prévu de se reposer à Colombey. La Chevalerie 1 me joint à Provins après avoir joint Fouchet à Nancy. Le Général nous convoque avec Joxe, garde des Sceaux et Premier ministre par intérim, dans son bureau à 18 heures, pour parler de la situation consécutive à l'émeute de vendredi. « Il fallait enfin réagir ! Ça n'avait que trop attendu ! » Le Général est très calme. Il veut montrer qu'en l'absence du Premier ministre, il estime devoir s'occuper lui-même de questions qu'il laisserait à celui-ci le soin de régler seul, s'il était là. Nous sommes dans une situation ambiguë, où le rôle du Premier ministre, théoriquement tenu par l'intérimaire, ne l'est pas vraiment, et où le chef de l'État le remplit partiellement. Joxe annonce au Général les verdicts que la dixième chambre correctionnelle vient de prononcer : « L'audience de flagrant délit n'y est pas allée de main morte : sur treize manifestants traduits devant elle, quatre, dont deux non-étudiants, sont condamnés à deux mois de prison ferme, huit avec sursis, et un seul est relaxé. » Assez fier de lui, il souligne ce que cette sévérité a d'exceptionnel. Le Général manifeste une satisfaction modérée : « Enfin, c'est mieux que rien. Fouchet (porté à l'apaisement, en face d'un Général implacable et d'un garde des Sceaux content d'avoir obtenu des peines significatives). — L'important, c'est que ce châtiment, sans exemple depuis des années, ne provoque pas un réflexe de solidarité, voire de vengeance. GdG. — Vous estimez que c'est trop, d'avoir condamné quelques garçons avec sursis, et quatre, dont seulement deux étudiants, à deux mois de prison ferme, pour une émeute qui a duré cinq heures et où ces lascars se sont particulièrement fait remarquer ? Alors qu'ils étaient des centaines à bombarder des policiers avec toutes sortes de projectiles ? Vous trouvez ça excessif ? L'histoire de France est pleine d'émeutes qui n'ont pris fin que quand quelques dizaines d'émeutiers sont restés sur le carreau. » Il nous questionne sur le déroulement de la bagarre ; Fouchet et moi répondons alternativement. Le Général nous coupe : « Si la police n'avait pas évacué la Sorbonne vendredi, elle aurait dû l'évacuer samedi ou dimanche. Il fallait enfin réagir ! Ça n'avait que trop attendu ! On ne peut pas reprocher au recteur et aux doyens de s'être précipités, mais d'avoir trop longtemps traîné. » « En tout cas, vous ne rouvrez pas la Sorbonne » Le Général donne à Joxe et Fouchet des consignes de fermeté : « Pas de faiblesse ! Une fois de plus, il faut résister à ceux qui veulent s'attaquer à l'État et à la nation. Nous ne devons pas tolérer, maintenant que la France est en paix, des violences que nous n'avons pas acceptées dans les périodes les plus difficiles ! C'est vraiment regrettable que la sélection n'ait pas été réalisée au cours des dernières années ! Il y a dans l'université toutes sortes d'olibrius qui n'ont rien à y faire. » Le Général a sûrement raison dans le principe : il faut marquer que l'on ne peut impunément se rebeller contre la force publique en la criblant de projectiles. Mais depuis janvier, on voit tant d'exemples de la solidarité passionnelle qui s'établit entre jeunes dès que l'un d'eux est épinglé, ou dès que paraît un uniforme ! Je suis effrayé de l'immense fossé qui s'est creusé entre le monde adulte et celui des jeunes, comme de la solidarité qui s'établit entre les jeunes si le pouvoir adulte montre son nez. Et les émeutes dont l'histoire de France est pleine pouvaient bien se terminer par un massacre d'émeutiers. Mais qui l'envisagerait aujourd'hui ? Le peuple l'accepterait-il ? Le Général reprend, comme s'il devinait nos réticences à travers nos silences : « Ce qui est exceptionnel, ce n'est pas ces peines, qui sont assez légères, c'est surtout que des manifestants dans la rue bombardent des policiers avec des boulons et des pavés et les attaquent au corps à corps avec des manches de pioches. On est très au-delà de l'outrage à agents ou de la rébellion ! C'est une émeute insurrectionnelle ! N'importe qui, les étudiants comme les autres, a le droit d'exprimer ses opinions verbalement ; mais personne n'a le droit de le faire en joignant l'acte à la parole. Ce sont des agressions sauvages qu'on ne peut laisser s'instaurer dans ce pays. Il faut le marquer immédiatement, et avec la plus grande vigueur ! Fouchet (comprenant qu'il doit faire un pas vers le Général). — La défense des étudiants ne tenait pas. Ils ont tous raconté qu'ils ne s'étaient munis d'armes que pour répondre à une agression d'Occident. C'était peut-être vrai pour ceux qui étaient dans la cour de la Sorbonne, mais ce ne l'était évidemment pas pour ceux qui ont attaqué la police dans la rue. On a découvert dans leurs sacoches des provisions de projectiles et de gourdins. Ce n'étaient pas des enfants de chœur qui se sont mis à arracher les pavés et à bombarder la police en se protégeant avec des casques de moto. C'étaient des commandos, c'était un groupement armé 2. GdG. — Eh bien, il faut en tirer les conséquences ! Nous avons affaire à une organisation armée dont l'objectif est la subversion. (Se tournant vers moi.) En tout cas, vous ne rouvrez pas la Sorbonne ! Il faut la laisser fermée au moins quelques jours. AP. — Sauf pour la commission de discipline, qui entendra demain matin Cohn-Bendit et sept autres "enragés", et pour les candidats à l'agrégation de lettres, dont les épreuves commencent demain. C'est d'ailleurs pour protéger ces concours que le recteur a décidé hier la fermeture, avec mon accord. GdG. — Bien entendu, il faut assurer les examens déjà prévus. Mais que les cours ne reprennent pas tant que le calme n'est pas complètement revenu ! D'ici là (se tournant vers Fouchet), vous faites garder solidement le Quartier latin ! Faites en sorte que ces émeutes ne recommencent pas ! Si elles recommencent, allez-y franco ! AP. — La commission de discipline de l'université se réunit demain matin à la Sorbonne pour juger Cohn-Bendit et les sept autres inculpés. Ce serait étonnant qu'ils ne recommencent pas demain leur agitation, au moins autant qu'ils l'ont fait avant-hier. En plus, ils vont pouvoir crier pour de bon "Libérez nos camarades ! " « Mais enfin, ce Cohn-Bendit, qu'est-ce qu'il a pour lui ? » GdG. — Mais enfin, ce Cohn-Bendit, qu'est-ce qu'il a pour lui ? Comment s'y prend-il pour entraîner tant de jeunes derrière lui ? AP. — Il a un grand talent. Il est successivement badin, désinvolte, ange exterminateur des structures bourgeoises, au nombre desquelles il compte le parti communiste. C'est un révolutionnaire anarchiste et rigolard. Il veut tout détruire, et il le fait si gaiement que les radios le flattent et l'adulent. On m'assure même que les radios périphériques lui remettraient des enveloppes rondelettes pour s'assurer son concours. Ça mériterait d'être examiné de près. GdG (s'adressant à Joxe). — Ça ne m'étonnerait pas. Vous pourriez en parler à Gorse. Fouchet. — Il ne faut pas paniquer. Gardons notre sang-froid. Avec les étudiants, il ne faut jamais dramatiser. Leur colère monte comme une soupe au lait, mais elle retombe vite si on ne lui donne pas matière. GdG. — Quand un enfant se met en colère et passe la mesure, la meilleure façon de le calmer, c'est quelquefois de lui donner une taloche. Joxe. — Le problème, c'est que ce ne sont plus tout à fait des enfants et pas encore des adultes. « Quant à vous, il faut que vous expliquiez le fond des choses » GdG. — Nous n'avons pas à nous déterminer en fonction des humeurs passagères de ces bandes d'adolescents qui se laissent manipuler par des meneurs. Nous devons nous déterminer en fonction de nos devoirs à l'égard du pays. Monsieur le ministre de l'Intérieur, la police que vous commandez doit maintenir l'ordre avec rigueur. Il faut que force reste à la loi. Monsieur le ministre de l'Education nationale, le maintien de l'ordre n'est pas votre affaire, mais pour que les gogos ne se laissent pas manipuler par les "enragés", il faut que vous ouvriez le dossier de l'Université, que vous disiez ce qui a été fait pour elle, ce qui va être fait, les réformes que vous allez appliquer, l'orientation, la sélection. AP. — Pour parler de sélection, je crois qu'il vaut mieux attendre que l'année universitaire soit terminée. Ce que je peux annoncer, c'est l'orientation, la diversification des voies, la construction en cours de nouveaux établissements, la multiplication des IUT. GdG. — Quand il y a émeute, il faut que les situations soient nettes. Il faut que les émeutiers soient amenés à dire pourquoi ils font leur émeute. Il faut que le pouvoir sache ce qu'il veut, le dise, le fasse comprendre. Si le pouvoir n'est pas au clair avec lui-même, comment ceux qui lui obéissent le seraient-ils ? » Se tournant vers Fouchet et Joxe, il précise : « Il faut sanctionner immédiatement quelques coupables bien choisis. Et si les violences continuent, il faudra cogner dur et ramasser quelques dizaines ou quelques centaines de manifestants chaque fois. » S'adressant à Joxe, il précise : « Il faut régler tout ça en flagrant délit ! Veillez à ce que vos magistrats ne fassent pas traîner les choses ! La rapidité de la sanction est plus importante que la lourdeur de la peine. » Se tournant vers moi, il insiste : « Quant à vous, il faut que vous expliquiez le fond des choses, les réformes qui sont en cours, la sélection que nous allons organiser. Ouvrez complètement le dossier devant les Français, comme vous l'avez fait l'autre jour pour l'orientation. » Même dimanche 5 mai 1968. Le SNESup, réuni le soir, décide la grève des universités, partout. Geismar, son secrétaire général, dans les derniers mots de son discours au colloque d'Amiens, avait annoncé que la crise de l'université pourrait bien se dénouer « dans la rue ». La mise en garde se transformait en mot d'ordre. La crise change d'échelle, à l'initiative de cet étudiant prolongé en assistant 3. Au front commun SNESup, UNEF, gauchistes, je riposte par les paroles verbales d'un communiqué**. Le lundi 6, la commission du conseil de discipline présidée par Flacelière propose, comme prévu, des peines d'exclusion. Le conseil doit se réunir le 10 mai. Je ressens le besoin de desserrer l'étau d'une information exclusivement universitaire, parisienne et radiophonique. Que pense-t-on à Provins ? J'ai éprouvé depuis longtemps que l'état d'esprit de ma circonscription reflète fidèlement l'état d'esprit général. J'improvise un sondage d'opinion à ma façon, en appelant dix amis dont je connais le bon sens. Je leur demande que chacun, chaque soir, téléphone à dix personnes et les interroge sur la situation, fasse la synthèse de ces avis et me la répercute. Ces cent correspondants indirects devraient eux-mêmes recueillir une dizaine de réactions : cela fait mille sondés quotidiens. Dès samedi, j'ai mis en place mon réseau. La méthode n'est pas scientifique, mais je comprends vite qu'à Provins et donc en province, on ne se « solidarise » pas avec les manifestants, on ne trouve pas les gauchistes amusants, et l'on se demande quand l'ordre sera rétabli. « Pourquoi vous êtes-vous fait interroger par un enragé ? » Après le journal télévisé du soir, Yves Mourousi 4 m'interroge longuement. J'appelle à « mettre fin à l'escalade de la violence ». Je condamne les gauchistes et approuve la demande d'une grande réforme universitaire. J'essaie de montrer que je comprends la masse sans excuser la minorité. J'explique les réformes en cours. J'annonce de nouvelles constructions. Bref, je parle en ministre des jours presque ordinaires. Enfermé l'après-midi pour préparer cette intervention, je ne me rends pas compte que, pendant que je parle, la violence à nouveau se déchaîne au Quartier latin. Toute la journée, un cortège protestataire s'est baladé dans Paris, sous les yeux d'une police volontairement discrète, mais quand le soir il grossit et se rapproche de la Sorbonne, la police s'y oppose. Les affrontements, très violents, durent jusque vers minuit. Le fait nouveau est l'omniprésence des radios, qui, en direct, émeuvent leurs auditeurs et renseignent les acteurs. Beaucoup de Français, ayant à la fois branché la télé et le transistor, ont ressenti le décalage. Le Général est l'un de ces Français. Salon doré, mardi 7 mai 1968. Je suis convoqué le matin chez le Général. GdG : « Hier soir, votre passage à la télévision n'est pas bien tombé. Ce n'était pas bon. C'était clair, comme d'habitude, mais vous étiez sur la défensive. Il ne fallait pas vous expliquer longuement sur tous les problèmes de l'éducation. (C'est pourtant bien ce qu'il m'avait demandé : "ouvrir complètement le dossier".) Vous avez commenté vos réformes comme si vous aviez à vous en excuser. On aurait dit que vous n'étiez pas persuadé de votre bon droit. AP. — Les universitaires et les étudiants sont si sensibles, dans la crise que nous traversons, qu'il m'a semblé qu'il fallait éviter un ton arrogant, et se montrer ouvert au dialogue. GdG. — Le dialogue ! Comment voulez-vous dialoguer avec des enragés qui veulent tout foutre en l'air ? Le seul ton à prendre, quand il y a des émeutes dans la rue, c'est le ton du commandement ! À l'heure où l'insurrection se déchaîne, ce n'est pas le moment de se répandre en explications. Vous auriez dû, très vite, en peu de mots, stigmatiser ces excités, lancer un appel à la raison, prendre le public à témoin. AP. — Il faut éviter que la masse des étudiants, qui sont sérieux et travailleurs, ne se solidarise avec les enragés, du fait que la répression s'abattrait sur eux. La porte est étroite. GdG. — Mais non ! Il faut prendre la grosse voix, manifester votre indignation, celle du gouvernement, celle du populo, celle des Français. Et pourquoi vous êtes-vous fait interroger par un enragé ? Il avait l'air de vous faire des reproches. C'était encore un gauchiste ? AP. — Mourousi n'est sûrement pas un enragé ! Mais il est de ces jeunes journalistes formés à l'école américaine, qui donnent à leurs questions une tournure agressive, en opposition au style des interlocuteurs obséquieux d'autrefois. GdG. — Ce n'est plus le moment de s'expliquer, c'est le moment de fulminer. » Je ressens profondément la justesse du reproche du Général. S'il m'avait complimenté de mon émission de l'autre semaine sur l'orientation, où j'avais calmement ouvert le dossier, c'est qu'il ne se passait rien : nous avions tout notre temps. Un soir d'émeute, ce ton n'était pas approprié. Il fallait être cinglant. Mais curieusement, lui-même allait commettre la même erreur, le 24 mai. Pourtant, je demeure convaincu que, s'il faut en effet fulminer, il est encore possible de s'expliquer. Dans l'après-midi, je multiplie les entretiens. Peut-on enrayer l'escalade ? Comment ? Avec qui ? Hier, un de mes collaborateurs a reçu, à leur demande, et à leur surprise, un groupe d'élus communistes de la région parisienne, dont Juquin. Après l'éditorial de Georges Marchais, il était opportun de sonder leurs dispositions. Elles ne sont pas limpides. L'agitation s'aggravant, ils ne tiennent pas à paraître voler au secours du « pouvoir gaulliste ». Ils aimeraient bien que nous les débarrassions des gauchistes, mais ne le demandent plus qu'en catimini. Aujourd'hui L'Humanité n'a plus un mot contre eux. C'est le gouvernement qui est responsable de tout et ne cherche que « l'escalade de la répression policière ». Je reçois Noc à la tête d'une délégation de la Fédération des étudiants de Paris, la Corpo des sciences — la petite cohorte des « modérés ». Je leur annonce que je souhaite la reprise des cours à Nanterre et à la Sorbonne dès que le calme reviendra. À ma surprise, ils me font part de leurs doléances sur la brutalité de la police, comme s'ils étaient eux aussi atteints par le réflexe de solidarité qui rend la situation opaque et ingérable. Je reçois Marangé et Daubard5. J'éprouve aujourd'hui la force des liens assez confiants que nous avons établis depuis six mois. Je les sens prêts à m'aider, c'est-à-dire à aider l'Éducation nationale à retrouver ses esprits. Mais eux aussi s'en tiennent aux « trois préalables ». L'enjeu se cristallise et s'éclaire. Tout paraît tenir à la triple revendication : libération des étudiants arrêtés, plus d'intervention policière dans les locaux universitaires et à leurs abords, réouverture des facultés. Les plus enragés des gauchistes se sont ralliés à ce mot d'ordre en apparence si peu gauchiste, si modéré même. Mais les gauchistes savent, avec leur très sûr instinct de la révolution, que satisfaire ces revendications, ce serait déconsidérer l'institution judiciaire, déligitimer l'institution policière, et leur livrer tout l'espace universitaire. Geismar : « Nous venons de donner l'ordre de dispersion et il n'est pas suivi » Côté rue, mardi ressemble beaucoup à lundi. D'abord, dans l'après-midi, point de presse de Geismar : « Nous voulons bien négocier, après satisfaction de nos trois préalables. Pour montrer notre bonne volonté, la manifestation de ce soir sera la moins violente possible. » Effectivement, elle commence comme une grande promenade, que Grimaud laisse divaguer dans Paris. Elle franchit même la Seine. Un barrage l'arrête sur le pont Alexandre III — derrière, c'est l'Elysée. Qu'à cela ne tienne, le cortège tourne aussitôt vers la droite, passe devant l'Assemblée nationale sans l'honorer d'un regard, franchit le pont de la Concorde et, Cohn-Bendit en tête, remonte triomphalement les Champs-Élysées en chantant L'Internationale, jusqu'au tombeau du Soldat inconnu que plusieurs des « enragés » compissent gaiement, sans que nul les en empêche. Je suis resté dans mon bureau avec mes principaux collaborateurs. Nous apprenons par les radios que les manifestants retournent de l'Étoile au Quartier latin, où, comme hier, de violents affrontements recommencent à minuit. J'appelle Dannaud pour lui dire mon étonnement. «Nous sommes aussi étonnés que vous. Fouchet vient de pousser contre Grimaud la plus grande colère que j'aie entendue de sa bouche. Mais sans doute Grimaud n'a-t-il pas tort quand il dit qu'on ne peut contrôler une masse de jeunes excités comme on contrôle un défilé d'anciens combattants derrière leurs drapeaux. Le nombre des manifestants a beaucoup diminué, 7 000, mais leur agressivité a augmenté. » Vers minuit, Geismar demande à parler au téléphone avec le permanencier du cabinet. Je le prends moi-même. Geismar : « Nous venons de donner l'ordre de dispersion et il n'est pas suivi ; il ne peut pas l'être. Il y a 70 000 étudiants dans un état de grande exaltation, auxquels il est impossible de donner une consigne. AP. — D'après mes informations, ils seraient plutôt 7 000. Geismar. — Ça m'étonnerait. On ne peut pas les compter. Ce qui est sûr, c'est que des barricades vont s'élever rue Monsieur-lePrince. Des affrontements ont déjà eu lieu. Le sang va couler, si vous ne demandez pas à la police de se retirer. AP. — Comment voulez-vous que le gouvernement laisse des émeutiers maîtres de la rue ? Vous avez joué à l'apprenti sorcier, et vous êtes maintenant débordé. Geismar. — C'est vous seul qui pouvez intervenir. Annoncez que toutes les revendications des étudiants seront satisfaites, et alors ils se calmeront. AP. — Vous qui souhaitez que l'on surmonte l'immobilisme de certains éléments de l'Université, vous devriez permettre à l'État de remplir sa tâche, au lieu de l'en empêcher. Geismar. — Nous avons essayé de joindre Matignon et la Justice. Il n'y a personne nulle part. Quant à vous, vous refusez de faire ce que je vous demande. Il n'y a donc plus d'État ! AP. — Vous vous croyez sous la IVe République ? Il y a un État. Il fera son devoir. Faites le vôtre, qui n'est sûrement pas de souffler sur le feu pour appeler ensuite les pompiers. » Geismar, si extrémiste soit-il, est dépassé lui-même par de plus extrémistes et me demande mon aide pour les calmer... Étrange, cet incendiaire qui se voit entouré de flammes et qui crie au feu. 1 Directeur du cabinet de l'Élysée. 2 Point de lycéens pourtant parmi les manifestants interpellés. Les militants des CAL et de la JCR étaient entraînés à ne pas se faire prendre, et savaient courir vite. 3 Alain Geismar, alors âgé de 28 ans, est maître-assistant de sciences physiques à la faculté d'Orsay. Militant gauchiste de longue date, on apprendra plus tard qu'il a participé à Cuba en janvier 1966 à une fameuse réunion de la Tricontinentale. Il est aujourd'hui inspecteur général de l'Éducation nationale. ** Diffusé le dimanche 5 mai à 19 heures 45 : « Les événements (...) ont montré qu'au-delà d'une contestation normale dans une université en pleine mutation, des groupes organisés voudraient provoquer par la violence l'interruption du fonctionnement de certaines institutions universitaires. (...) « Un syndicat, en lançant un ordre de grève qui ne respecte d'ailleurs aucune des conditions légales de la grève, appelle à la légère les enseignants à abandonner leur mission au mépris des intérêts des étudiants et de la tradition de l'Université. « Quant à l'organisation d'étudiants qui invite ceux-ci à abandonner collectivement les cours et à déserter les examens, elle se dresse en fait contre l'une des garanties les plus fondamentales de l'Université, celle de la juridiction universitaire régulièrement élue et devant laquelle sont déférés quelques auteurs de troubles à l'intérieur de l'université. » 4 Ce jeune journaliste est entré à la télévision depuis quelques mois et y assure la rubrique enseignement. 5 Respectivement secrétaires généraux de la FEN et du Syndicat national des instituteurs. Chapitre 11 « L'UNIVERSITÉ N'EST PAS FAITE POUR ELLE-MÊME, MAIS POUR LE PAYS » Conseil du 8 mai 1968. Joxe est assis sur le fauteuil en face du Général. La séance est essentiellement consacrée à l'agitation estudiantine. AP : « Le gouvernement ne peut admettre que la sérénité indispensable à l'enseignement le cède à la violence. Il ne doute pas que l'immense majorité des enseignants et des étudiants partagent cette préoccupation, même si certains ont été, au cours des dernières journées, entraînés à des actes de désordre ou à de graves infractions préjudiciables aux intérêts mêmes qu'ils prétendaient défendre. « L'adaptation de l'Université aux exigences du monde moderne appelle des transformations profondes. Elles sont engagées et seront poursuivies. C'est une entreprise de vaste portée, qui requiert de l'énergie et de la persévérance. Dans l'immédiat, l'essentiel est de parvenir à ce que les cours puissent reprendre dans des conditions normales et d'assurer la liberté des examens et concours. Le gouvernement s'y emploiera. J'aurai l'occasion, cet après-midi à l'Assemblée, de développer sa position. » « L'orientation, la sélection, la planification ne peuvent pas être décidées par les universitaires » Le Général prend alors longuement la parole : « De la situation présente, il faut retenir deux choses. L'Université subit une mutation fondamentale. Dès que les lycéens devenaient bacheliers, l'université les accueillait. Ils allaient vers les disciplines qu'ils choisissaient eux-mêmes. Ils étaient en si petit nombre qu'il n'y avait pas de problème. Quand ils obtenaient leur licence, ils trouvaient toujours à s'employer. « Comme nous avons démocratisé, c'est un flot énorme qui arrive. L'Université va en être submergée. Il faut un changement complet. « On a l'habitude de garder tout le monde. On laisse les gens choisir la voie qu'ils veulent, sans se soucier de savoir si on n'entasse pas des gens dans des amphithéâtres où ils n'ont que faire. Beaucoup n'arrivent pas jusqu'au bout. Ils restent là, ils redoublent, ils triplent, ils essaient de suivre ou même ils n'essaient pas, ils ne débouchent sur rien. Les études s'allongent sans mesure. Est-ce qu'à 25 ans, on a sa place à l'université ? Non. Et donc on s'agite ! « Une refonte profonde de l'enseignement supérieur est à faire. Nous lui avons donné depuis dix ans des moyens énormes. Mais il n'a pas les moyens de la planification. Il ne faut pas hésiter à la lui imposer. Nous ne pouvons pas attendre du corps enseignant qu'il planifie lui-même. Ce n'est pas son état d'esprit. Il ne le fera pas. L'orientation, la sélection et la planification ne peuvent pas être décidées par les universitaires. C'est une responsabilité que l'État doit prendre. Le ministre de l'Éducation nationale est là pour trancher après toutes les consultations nécessaires et utiles. Nous n'entretenons pas l'Université pour elle-même, mais pour la nation. Il faut qu'elle fournisse des cadres au pays, au pays tel qu'il est et tel qu'il devient, non au pays tel qu'il était. Il faut un contrôle à l'entrée, une orientation, et l'élimination des inaptes. » Le Général martèle : « L'Université n'est pas faite pour elle-même, mais pour le pays. Un effort dans ce sens est en cours. Les incidents récents montrent que c'est de cela qu'il s'agit. L'enseignement supérieur doit être adapté aux réalités du pays. « Et puis, la seconde chose qu'il faut retenir, c'est une agitation permanente, et c'est donc la question de l'ordre public. » Sans développer davantage, il se tourne vers Fouchet — qui expose sa gestion des troubles. Il dit notamment : « Je crois qu'il y a une manipulation. Hier soir, au début de la manifestation dans le Quartier latin, il y avait des étudiants, mais encore plus de lycéens que d'étudiants. C'était encore tranquille. C'était comme un monôme traditionnel et bon enfant. Puis, peu à peu, les choses ont été prises en main par des gens beaucoup plus âgés, de trente ou quarante ans, qui manœuvraient littéralement leurs troupes, certains au sifflet. À partir de minuit, les lycéens étaient beaucoup moins nombreux, les adultes dominaient. La police a procédé à plusieurs centaines d'interpellations. Les deux tiers étaient des non-étudiants. « IL faut appeler les réservistes » GdG. — Si c'est nécessaire, qu'on vous envoie des renforts, des gendarmes, des CRS, des gardes mobiles de province, tous les renforts possibles. Il faut appeler les réservistes. On ne peut pas accepter que le désordre s'installe dans la rue ! Ce n'est pas possible ! La violence, c'est fini ! Fouchet. — Il y a un phénomène de fond. L'exploitation d'un prétexte, qui est l'entrée de la police dans la Sorbonne, a donné lieu à la mobilisation de tous ceux qui sont disponibles pour le désordre. Maintenir l'ordre, cela veut dire arrêter ceux qui sèment le désordre. L'UNEF est à la remorque des révolutionnaires. Quand ses dirigeants se sont aperçus qu'il y avait un risque qu'il y ait des morts, ils se sont éclipsés. Ne sont restés que des professionnels de la révolution, qui sont de remarquables organisateurs du désordre, qui encadrent les troupes qu'ils ont sous la main, savent très bien ce qu'ils veulent faire, sont solides et déterminés. « Sur les 160 000 étudiants de Paris, il n'y en a pas 5 % qui aient participé à ces manifestations ; et ce sont toujours les mêmes. La majorité des émeutiers ne sont pas des étudiants. Ce sont des gens qui veulent prendre leur revanche. On assiste à la montée à la surface d'éléments troubles que la société comporte en son sein. GdG. — Puisqu'il doit répondre à des questions orales cet après-midi à l'Assemblée, M. Peyrefitte devra dire comment le gouvernement voit l'organisation de l'Université pour que l'Université réponde à ce que le pays attend d'elle. Il faut parler net et clair et répondre aux questions que les gens se posent et qui vous seront posées. » Le communiqué que j'ai préparé est approuvé par le Général. Il confirme qu'un grand débat à l'Assemblée sur les problèmes de fond de l'Education nationale aura lieu la semaine prochaine, les 14, 15, et 16 mai, outre le débat de cet après-midi. L'UNEF dénonce aussitôt le « durcissement de la position du gouvernement. Il n'a même pas effleuré les trois exigences de l'UNEF1. Au contraire, il s'est permis de reparler de sélection et de dire qu'il est nécessaire de planifier l'enseignement. C'est une véritable provocation ». 1 À savoir (communiqué du 7 mai) : 1. Levée des poursuites administratives, judiciaires et universitaires ; libération des détenus. 2. Retrait des forces de police du Quartier latin ainsi que de tous les lieux universitaires et de leur environnement. 3. Réouverture de tous les établissements universitaires. Chapitre 12 « IL FAUT SAVOIR DONNER L'ORDRE DE TIRER » Salon doré, mercredi 8 mai 1968. Après le Conseil des ministres, le Général fait signe à Joxe, Fouchet et moi de le suivre dans son bureau. Il commence par nous montrer le télégramme que cinq prix Nobel, Mauriac, Monod, Kastler, Jacob, Lwoff, lui ont adressé : « Vous demandons instamment faire personnellement geste susceptible apaiser révolte des étudiants : amnistie des étudiants condamnés, réouverture des facultés. Profonds respects. » Il le commente sèchement : « C'est méprisable de démagogie. » Je me hasarde à répondre : « Mais ça va faire de l'effet. Les meneurs vont monter ça en épingle, les étudiants se sentiront encouragés à suivre les meneurs, et la mayonnaise va prendre un peu plus. » Le Général me foudroie du regard : « Quand une insurrection se déclenche, il ne faut pas chercher à amadouer les insurgés, il faut les réduire. Quand des opposants cessent de discuter et passent à l'émeute, on ne discute plus avec eux, on les coffre. AP. — Nous n'en sommes pas encore à l'insurrection, ce sont les émeutes du malentendu... Je vais essayer de le dissiper cet après-midi. GdG. — Ceux qui veulent mal entendre resteront sourds. Ne cherchez pas à leur faire plaisir, vous ne feriez que les renforcer. » Joxe et Fouchet restent muets. « Ramassez-en chaque fois quelques centaines, ils finiront bien par se calmer » GdG : « Mais enfin que veulent ces étudiants ? AP. — Chaque acte du pouvoir sert de prétexte à une revendication nouvelle. Vendredi dernier en fin d'après-midi, les émeutiers dans la rue protestaient contre l'interpellation de leurs camarades, réunis un peu plus tôt dans la cour de la Sorbonne. Et ceux-là avaient envahi la cour pour protester contre la convocation de Cohn-Bendit et de sept autres enragés de Nanterre devant la commission de discipline. Depuis lundi, les émeutiers revendiquent la libération de leurs camarades, condamnés dimanche à deux mois de prison. Ainsi de suite. Chaque fois, ce sont quelques dizaines de meneurs révolutionnaires qui remontent la machine, distribuent les tâches, inventent les mots d'ordre. GdG. — Il faudra bien que ça s'arrête ! Il faut une situation nette. Nous sommes prêts à entendre toutes les récriminations et toutes les propositions. Nous n'avons aucune raison de nous confondre avec des mandarins qui ne songeraient qu'à conserver des avantages acquis. Mais nous ne sommes pas prêts à accepter que la violence se déchaîne dans la rue. » Il se tourne vers Fouchet : « En cas d'émeute, ramassez-en chaque fois quelques centaines. Il faudra bien qu'ils finissent par se calmer. » « Vous avez l'air terrorisés devant ces gamins » Puis il reprend pour nous trois : « Vous avez l'air terrorisés devant ces gamins. Ils ne sont redoutables que dans la mesure où vous les redoutez. C'est une affaire mineure, qui doit être réglée par la fermeté ! Elle était réglée naguère à coups de bâtons blancs et de pèlerines. Il ne faut économiser ni les matraques, ni les grenades lacrymogènes. Joxe. — Nous sommes quand même en face d'un malaise de la société. Il y a une crise de la civilisation, qu'on retrouve dans beaucoup d'autres pays. Elle alimente une hystérie collective, qu'il faut calmer de toute urgence. GdG. — Tout ça, c'est des histoires. Les problèmes, s'il y en a, c'est à nous de les résoudre, ce n'est pas l'anarchie qui les résoudra ! Il y a toujours eu chez les étudiants des monômes et des turbulences. Cette fois, les turbulences sont plus violentes, parce qu'ils ont à leur tête des excités, qui perçoivent votre appréhension et qui en jouent. Soyez intraitables, et ils ne pourront plus en jouer. Joxe. — Pourquoi les jeunes sont-ils en colère ? Parce que quatre des leurs sont en prison, parce que huit autres sont inculpés et poursuivis devant la commission disciplinaire de l'université, parce qu'ils voudraient que les forces de police se retirent du Quartier latin. La question est de savoir comment supprimer les causes de leur colère. AP. — On peut faire un pas vers eux, pour montrer à l'opinion que nous ne sommes pas des brutes, mais expliquer que des mesures d'apaisement ne peuvent être que la contrepartie du retour au calme. « Si ça ne suffit pas, vous tirez dans les jambes » GdG. — Il y a peut-être au maximum un enragé pour 99 étudiants qui attendent que le gouvernement les protège. Ils se rangeront du côté du gouvernement si le gouvernement se montre résolu ; ils se laisseront terroriser par les enragés si le gouvernement faiblit. Et n'oubliez pas (se tournant vers Fouchet) qu'un ministre de l'Intérieur doit savoir, s'il le faut, donner l'ordre de tirer. » Nous nous regardons tous trois en écarquillant les yeux. Joxe : « Nous n'en sommes pas là ! Fouchet. — Avant d'en arriver là, il y a des moyens intermédiaires : les charges de police, les canons à eau, les matraques, les grenades lacrymogènes. GdG. — Eh bien, ne lésinez pas sur ces moyens-là. Mais sachez qu'à la fin des fins, l'État a une prérogative, celle d'abattre ceux qui veulent l'abattre. Vous faites les sommations, vous tirez en l'air, une fois, deux fois et, si ça ne suffit pas, vous tirez dans les jambes. » Nous ressortons en silence. Nous traversons le bureau des aides de camp pour qu'ils ne nous entendent pas ; puis, sur un signe de Joxe, nous nous arrêtons avant de franchir le seuil et nous mettons à chuchoter dans un coin. Joxe : « Naturellement, il ne pense pas un mot de ce qu'il a dit. Je le connais comme si je l'avais fait. Il a voulu nous couler du bronze dans la colonne vertébrale. Mais il sait bien que si on tirait, ce serait le meilleur moyen de déchaîner l'opinion contre nous et de flanquer le régime à terre. Seulement, il veut faire pression sur nous, pour que nous employions vigoureusement tous les moyens intermédiaires, de façon à ne pas utiliser le dernier moyen. » Joxe a probablement raison ; mais c'est quand même impressionnant. Tirer sur des étudiants ? Les polices américaine, japonaise, mexicaine et autres sud-américaines n'hésitent pas à tirer, y compris à l'intérieur des campus. Bourricaud me raconte qu'un de ses collègues de Berkeley, sociologue américain actuellement à Paris, lui a dit : « Face à des émeutiers aussi déchaînés, la garde nationale chez nous aurait aussitôt ouvert le feu et il y aurait déjà dix morts. » Palais-Bourbon, mercredi 8 mai 1968. L'Assemblée nationale consacre l'après-midi, de 15 heures à 20 heures, aux « manifestations étudiantes ». Presque toutes les interventions, au cours de cet après-midi, glosent sur l'inadmissible « occupation de la Sorbonne », cet espace inviolable et inviolé depuis des siècles. Je réponds que la Sorbonne n'a pas été occupée par la police, mais vidée de ses occupants ; que, sous tous les régimes, la police est entrée à la Sorbonne ; qu'il serait contradictoire d'opposer un tabou aux forces de l'ordre et de livrer les enceintes universitaires aux milices armées de toutes les factions ; que l'État ne peut tolérer l'occupation illégale des bâtiments publics. Personne ne fait objection à ma démonstration 1. Et pourtant, la légende demeurera : la police a profané le sanctuaire, ce qu'elle n'avait pas osé faire depuis cinq siècles. Sudreau, voulant peut-être m'épargner, dénonce comme cause de ces désordres le parti absurde, pris quelques années plus tôt, d'installer un campus sur le site de Nanterre : « On ne peut faire une faculté moderne, dit-il, dans un environnement délabré. » L'envie me démange de lui répondre qu'il a été lui-même l'auteur de ce choix. Mais comme je n'en suis pas tout à fait sûr et que je ne peux pas risquer de provoquer un incident de séance qui se retournerait contre moi, je me tais. Je ferai la mise au point, s'il y a lieu, après avoir dûment vérifié 2. On sent les deux côtés de l'hémicycle tentés par les deux solutions extrêmes : casser de l'étudiant comme on cassait du fellagha pendant la guerre d'Algérie ; ou capituler devant eux, puisqu'on a toujours raison quand on a vingt ans. Mais la plupart des députés sentent bien que ces deux solutions sont aussi simplistes l'une que l'autre, et qu'il faudrait en trouver une troisième : faire baisser la fièvre, pour qu'on puisse parler de choses raisonnables entre gens raisonnables. Fouchet : « On ne peut pas tenir à la fois les rues de Paris et les artichauts de Bretagne » Les heures passent. Fouchet, qui est venu me rejoindre au banc du gouvernement, est inquiet. Il me dit à l'oreille : « La manifestation qui va commencer au Quartier latin menace d'être violente. Les étudiants sont nombreux et très remontés. Mes troupes sont en nombre insuffisant. J'ai dû envoyer beaucoup de CRS et de mobiles dans tout l'Ouest 3. On ne peut pas tenir à la fois les rues de Paris et les artichauts de Bretagne. Essayez d'éviter l'affrontement ce soir. Il faudrait que vous prononciez rapidement des paroles apaisantes. » Il a évidemment raison. Qui gagne temps gagne tout. J'ajoute aussitôt, en marge de l'exposé que j'ai préparé, une annonce rassurante : « L'objectif a toujours été la reprise rapide des cours. Mais il est clair que ce qu'il s'agit de reprendre, ce sont des cours ; ce ne sont pas des manifestations de violence dans les amphithéâtres. Il est clair que l'on se trouverait dans une situation insoluble si l'agitation qui a amené la suspension des enseignements devait recommencer avec la reprise des cours. Par conséquent, une telle mesure ne peut pas être prise dans un climat de désordre et de violence. « D'autre part, cette mesure ne peut reposer que sur la confiance faite au corps enseignant, faite aux étudiants aussi, en ce qui concerne le maintien de l'ordre vis-à-vis d'éventuels agitateurs ou provocateurs, le maintien du calme indispensable au travail de l'université et au fonctionnement de ses institutions. Si ces conditions paraissent réunies, la reprise des cours à la faculté des lettres de Paris-Sorbonne et à la faculté des lettres de Nanterre pourrait intervenir dès que le recteur et les doyens concernés le jugeront possible, c'est-à-dire, je l'espère, que cette reprise pourrait commencer dès demain après-midi. » Ce texte, que Fouchet approuve, subordonne la réouverture à deux conditions : manifestation calme ce soir ; assurance que les conditions d'un déroulement normal des cours soient réunies. La « désescalade » est à ce prix. Je fais passer un extrait, une heure avant de le prononcer, à l'AFP ainsi qu'à France-Soir, qui, sous le titre nettement forcé : « La Sorbonne rouverte demain », en fera une édition spéciale vendue aux abords de la manifestation. Joxe : « Vous nous prenez pour des zozos ? » Un peu après 19 heures, Joxe revient de la cérémonie de l'Étoile, où le Général, entouré de mes collègues, est allé ranimer la flamme pour commémorer la victoire et purifier la tombe du Soldat inconnu, que les « enragés » ont souillée hier. Joxe a pris connaissance de l'édition spéciale de France-Soir : il appelle Pelletier, pendant que je suis à la tribune de l'Assemblée. Il est hors de lui : « Votre ministre est allé trop loin ! Le Général va être furieux ! Vous nous prenez pour des zozos ? » Je l'appelle à la fin de la séance ; les précisions qui lui manquaient l'apaisent vite. L'effet attendu se produit : la fièvre tombe aussitôt. La manifestation se déroule dans le calme. Mais la dispersion, demandée par l'UNEF et dont le mot d'ordre a été diffusé par les militants de la FER et de l'UEC, laisse un goût amer à de très nombreux manifestants, pour qui l'activisme de Cohn-Bendit, de la JCR et des CAL correspond beaucoup mieux à leur romantisme de lanceurs de pavés. Geismar le matin avait annoncé sur une radio : « Aujourd'hui on prend la Sorbonne. » Le soir, il se laisse convaincre par Sauvageot et sans doute la CGT qu'en effet il faut saisir l'occasion de la désescalade — qu'il n'est pas utile de prendre la Sorbonne ce soir, puisqu'elle sera ouverte demain. Cohn-Bendit a raconté 4 comment, après la dispersion, lui et ses camarades décidèrent de casser cette logique d'apaisement, de provoquer « l'épreuve de force » : « Nous n'avions pas d'objectif politique immédiat à défendre, mais un pari à gagner, celui de la force de l'autonomie du Mouvement. » Vers 2 heures du matin, Geismar vient à cette réunion des « 22 mars ». « Il a fait une autocritique, lui aussi a pleuré. » Il libère le gauchiste en lui. Le lendemain, à 8 heures, Cohn-Bendit retrouve Geismar au bureau du SNESup où se tient une réunion de tous les mouvements. Ils obtiennent ce qu'ils veulent : ouverture de la Sorbonne ou pas, la lutte continue. La JCR de Krivine se rallie à cette stratégie provocatrice, et Sauvageot suit, de plus ou moins bon gré. 1 Je n'ai pas de mal à invoquer les précédents. L'un de mes prédécesseurs, en 1936, les avait déjà inventoriés à l'intention du Parlement : « À plusieurs reprises au cours des dernières années, et notamment en mars 1921, en mars 1925, en décembre 1931, la veille de Pâques 1933, en novembre 1933, en mai 1934 et en janvier 1936, la police a été appelée par les doyens des facultés de lettres, de sciences et de droit, à rétablir l'ordre dans ces établissements. C'est au cours d'une séance du 25 mai 1908 que le conseil de l'université de Paris a déterminé les principes à suivre pour recourir à la force publique. M. Ernest Lavisse conclut que "MM. les doyens ne devaient se faire aucune sorte de scrupule de recourir à la force publique lorsque l'intérêt des études et le bon renom de l'université l'exigent". » Dans les quinze dernières années, la police a violé plusieurs fois ce tabou imaginaire : le 25 avril 1953, au début de 1958, en 1961, en février 1964. 2 Le ministre de la Construction qui avait attribué à l'université 32 hectares de terrain militaire à Nanterre, par décret paru dans le Journal officiel du 6 août 1960, était bien Pierre Sudreau. Et le ministre de l'Éducation nationale qui avait approuvé le plan masse des bâtiments universitaires de Nanterre en juillet 1962, était bien le même Pierre Sudreau. 3 Il y avait simultanément ce jour-là, dans les neuf départements de Bretagne et des pays de la Loire, des manifestations paysannes et une journée revendicative de tous les syndicats ouvriers. 4 Le Grand Bazar, p. 36 et suiv. Chapitre 13 « VOUS AVEZ EU TORT » Salon doré, jeudi 9 mai 1968. Le Général m'a convoqué pour cet après-midi. L'aide de camp qui m'a appelé ce matin ne me cache pas que j'aurai sans doute un mauvais moment à passer : « Il est irrité. » Je devine bien pourquoi. Mais le temps marche plus vite au Quartier latin que dans les agendas du pouvoir. Un rassemblement s'est tenu en début d'après-midi sur la place de la Sorbonne. Les radios rapportent les phrases incendiaires de Cohn-Bendit et Sauvageot : « Nous avons été joués ! Nous ne voulons pas reprendre nos cours et passer nos examens comme de sages petits étudiants ! Nous voulons occuper la Sorbonne jour et nuit, pour y faire la Révolution culturelle ! Demain, nous nous rassemblerons de nouveau ici et nous prendrons la Sorbonne d'assaut. » Ces rodomontades tonitruantes sont aussitôt reprises par un tract distribué l'après-midi aux étudiants et badauds du Quartier latin, et auquel radios et agences donnent un large écho : « Plus que jamais, la lutte continue ! On nous propose la reprise des cours, dans l'ordre et le calme, comme s'il ne s'était rien passé ! Pire encore, le contrôle de l'entrée des facultés par les flics et l'administration ! « La première manifestation de notre volonté reste : l'OCCUPATION DE LA SORBONNE. « Nous nous y rendrons, NON POUR REPRENDRE NOS COURS COMME DE SAGES PETITS ENFANTS, mais pour montrer dans les actes notre droit à exercer toutes les libertés politiques à l'intérieur de l'Université ! « Pour que la lutte ne se relâche pas, il faut que tous les jours nous poursuivions nos actions de masse. « [...] La Sorbonne sera occupée, les meetings s'y multiplieront jour et nuit. » Ainsi, les meneurs gauchistes veulent à tout prix reprendre l'escalade, que j'ai interrompue hier soir par l'annonce de la réouverture conditionnelle de la Sorbonne. Ils exigent une complète abdication des autorités. Ils veulent le pouvoir dans l'université. La « désescalade » est mal partie, me dis-je en montant les marches de l'Élysée. Comment pourrait-on commencer à rouvrir ce soir ou même demain ? « Le gouvernement donne l'impression de reculer » Quand j'entre dans le Salon doré, le Général ne vient pas à mes devants comme à son habitude. Il se contente de se lever de son fauteuil, de me serrer la main par-dessus son bureau et, me montrant impérieusement un fauteuil, m'assène : « Vous avez eu tort. » Et il me passe un savon vigoureux : « Je vous avais dit qu'il fallait se montrer sans faiblesse. Je vous ai répété hier matin, en sortant du Conseil, que toute concession serait prise pour une capitulation. Pourquoi avez-vous fait le contraire de ce que je vous demandais ? Le gouvernement donne l'impression de reculer. Il a l'air aux abois. C'est la pire des choses dans les moments de crise. » Le Général me fait passer, ou plutôt me jette par-dessus son bureau, le numéro de Combat de ce matin, qui titre sur la largeur de la une : « De Gaulle a cédé. » AP : « Mon général, vous avez vous-même été trahi par la presse assez souvent pour comprendre que je l'ai été aujourd'hui. Voici exactement ce que j'ai déclaré hier à l'Assemblée. » Je lui tends le Journal officiel, dont je me suis heureusement muni, en lui montrant du pouce le passage que j'ai souligné en marge : « Il est clair que l'on se trouverait dans une situation insoluble si l'agitation qui a amené la suspension des enseignements devait recommencer avec la reprise des cours. Par conséquent, une telle mesure ne peut pas être prise dans un climat de désordre et de violence. » Il chausse ses lunettes, lit, se détend : « À la bonne heure ! Les conditions que vous avez posées ne sont pas remplies ! C'est évident ! Donc, vous ne rouvrez pas la Sorbonne. Ce n'est pas nous qui changeons d'avis. Ce sont les anars qui repoussent nos propositions. Il vous suffit de l'expliquer. » « Qu'est-ce qui vous prouve que les communistes ne sont pas de mèche avec les gauchistes ? » Le Général s'est radouci. Comme il le fait quand il a piqué une colère et s'en veut d'y avoir cédé, il compense son irritation par un surcroît de bienveillance. GdG : « Mais enfin, expliquez-moi qui sont ces excités. Qu'est-ce qu'ils ont dans la tête ? AP. — Il y a dans les manifestants trois catégories. D'abord, les gauchistes, c'est-à-dire les "enragés" de Nanterre, les "Jeunesses communistes révolutionnaires" qui sont trotskistes, les "Comités d'action lycéens" qui sont dans leur mouvance au niveau du secondaire, les "maoïstes" ; ils sont très peu nombreux, mais fanatisés. Puis les communistes, beaucoup plus nombreux, qui sont en bisbille avec les gauchistes, mais qui ne veulent jamais se laisser dépasser. Enfin, une masse moins engagée, mais qui est tentée de se joindre aux gauchistes si on leur tape dessus. « Le problème est de ne pas laisser les gauchistes semer le désordre impunément, et en même temps, de ne pas les réprimer trop brutalement, sinon les communistes et la masse modérée voleront à leur secours. GdG. — Vous dites que les communistes sont en bisbille avec les gauchistes. Qu'est-ce qui vous prouve qu'ils ne sont pas de mèche ? AP. — Les gauchistes ne cessent d'insulter les communistes. Cohn-Bendit, le 1er mai, les a traités de "crapules staliniennes". L'Humanité, la semaine dernière, et les journaux soviétiques aujourd'hui encore, ont publié des articles très violents contre eux. GdG. — Que veut exactement ce Cohn-Bendit ? AP. — Il reproche aux communistes de s'être laissé digérer par la société bourgeoise, qu'il considère comme pourrie et inamendable. Ce qu'il veut, c'est détruire l'ordre établi, dont le parti communiste est un garant. C'est ainsi qu'il a chassé Juquin, député communiste, de Nanterre il y a quelques jours, et tout à l'heure encore, Louis Aragon sur la place de la Sorbonne. Il a insulté le professeur Kastler et le mathématicien Schwartz, hommes de gauche, qui pourtant voulaient les défendre, lui et ses amis. Pourquoi ? Parce que tous deux sont favorables à la sélection. GdG. — Et il réclame des réformes dans l'Université ? AP. — C'est le cadet de ses soucis. Il dénonce d'avance les réformes qui chercheraient à mieux adapter l'enseignement aux besoins de la société, puisque c'est cette société qu'il récuse. Il ne veut en rien se montrer complice de l'ordre établi. C'est sans doute pourquoi il exerce une fascination sur beaucoup de jeunes, qui n'avaient jamais imaginé un pareil culot. » « Ce qui les intéresse, c'est de flanquer la chienlit ! » Pendant notre entretien, La Chevalerie apporte au Général une dépêche AFP reproduisant les propos que viennent de tenir Cohn-Bendit et Sauvageot. Il la lit et me la tend. GdG : « Ils se fichent bien de leurs cours et de leurs examens ! Ce qui les intéresse, ce n'est pas le retour au calme et au travail, c'est de flanquer la chienlit ! Vous voyez bien qu'il ne faut pas céder ! Il ne faut pas leur faire confiance ! « Ils n'ont qu'un objectif, foutre en l'air le régime et le pays. Et les autres sont comme des moutons qui suivent les meneurs sans rien dire. Il faut d'abord rétablir l'ordre. C'est une affaire de rapport de forces. Vous avez donné l'impression que nous étions plus faibles qu'eux. Il faut leur montrer que nous sommes les plus forts. Nous n'allons pas céder à leur ultimatum ! AP. — Il est clair qu'après les déclarations de ces enragés, si nous rouvrions la Sorbonne sans condition, nous reconnaîtrions que l'insurrection a gagné. » Je pensais que le Général allait me parler de l'ouverture, aujourd'hui même, de la Conférence de la paix avenue Kléber. Il ne m'en souffle mot, mais je suis sûr qu'il ne pense qu'à ce contraste étrange. D'un côté, le triomphe de sa politique étrangère : que les Américains et les Nord-Vietnamiens aient décidé de se rencontrer à Paris pour essayer de découvrir les sentiers de la paix : quelle joie ! De l'autre, ces émeutes échevelées : quel écœurement ! Chapitre 14 « ON NE CAPITULE PAS DEVANT L'ÉMEUTE » Jeudi 9 mai 1968, fin d'après-midi. Je préviens Joxe et Fouchet de la position du Général, qui ne les étonne pas, et qu'ils estiment tous deux parfaitement justifiée par la violence verbale des meneurs cet après-midi. Ils considèrent que la réouverture de la Sorbonne est désormais du niveau du gouvernement et échappe à la compétence des autorités universitaires. J'en informe le recteur Roche, à charge de répercuter l'information sur les doyens des cinq facultés qu'il va réunir. Roche est pris à contre-pied. Il avait compté ferme, comme moi, sur l'issue positive de la désescalade. Au téléphone ce matin, dès mon arrivée au bureau, nous en avions ébauché l'économie : réouverture immédiate de Nanterre, réouverture plus progressive de la Sorbonne, à cause de la priorité donnée à l'agrégation — sa délicate machine ne tolère aucun à-coup — dont les épreuves se déroulent jusqu' à samedi. Roche a longuement réuni les doyens. À la mi-journée, j'approuve au téléphone leur communiqué, qu'ils publient à peu près au moment où Cohn-Bendit annonce que la Sorbonne ouverte sera une Sorbonne occupée, et où je pars pour l'Élysée : « Le recteur et les doyens de l'Université de Paris ont décidé de lever la suspension des cours. «Les cours, travaux pratiques, travaux dirigés, reprendront donc progressivement. Le recteur et les doyens appellent les enseignants et les étudiants à reprendre leur travail. Ils comptent sur les étudiants pour éviter tout incident et tout désordre. » Retour de l'Élysée, j'explique à Roche qu'on ne peut hélas ! compter sur les étudiants pour éviter tout incident et tout désordre, puisque leurs chefs annoncent et programment les incidents et les désordres : « Nous maintenons donc la fermeture de la Sorbonne en attendant le retour au calme. En revanche, les portes vont s'ouvrir à Nanterre, où aucun incident ne s'est produit depuis le 3 mai. » Je le sens troublé. J'attends de lui qu'il informe les doyens. Eux et lui ont-ils été moins attentifs que nous aux positions et aux provocations des chefs du mouvement anti-universitaire ? Vers 19 heures, le recteur déclare à l'AFP : « Je suis en conversation constante par téléphone avec le Ministre. Il connaît les positions très précises qu'ont prises l'Université et les doyens sur la réouverture de la Sorbonne, mais lui seul peut la rendre effective. Pour l'instant, c'est donc le statu quo. La décision des étudiants d'occuper les locaux a certainement modifié la position du Ministre. » Reste donc à publier une décision, que les autorités universitaires ne veulent manifestement pas assumer, ni même partager. Comme le Général m'a reproché d'avoir été trop long à la télévision lundi, je me borne à rédiger un bref communiqué. « Le recteur et les doyens ont arrêté ce matin des dispositions pour organiser immédiatement une reprise progressive des cours et travaux pratiques à la Sorbonne. Ils ont adressé un appel aux étudiants afin que soit évité tout incident et tout désordre. Or, un important rassemblement s'est formé devant la Sorbonne. Il y a été annoncé que la Sorbonne allait être "occupée" et qu'il y serait tenu "des discussions jour et nuit". Il ne s'agit nullement de retour au calme ni au travail. « Les conditions de la reprise des cours ne sont pas encore réunies. La Sorbonne restera donc fermée jusqu'au retour au calme. Le ministre met les organisateurs de telles manifestations en face des responsabilités qu'ils prennent en prolongeant cette situation. » Ai-je été trop laconique ? L'AFP a-t-elle été assez attentive ? Ce texte, dicté à 19 heures 20 de manière à faire l'ouverture des journaux parlés et télévisés de 20 heures, ne « tombe » sur les fils qu'à 20 heures 49, après les journaux et après le « bouclage » de la presse écrite. Les médias ont donné tant d'ampleur à l'annonce de la réouverture de la Sorbonne, la considérant comme acquise, et si peu à l'explication de la décision contraire, que l'opinion a l'impression d'une volte-face inexplicable de ma part. Les médias gomment le fait que c'est l'attitude des meneurs gauchistes qui oblige à renoncer à la réouverture annoncée. Le gouvernement donne l'impression de ne pas savoir ce qu'il veut, ou de le vouloir sans bonnes raisons. Vendredi 10 mai 1968. Cette journée du vendredi 10 mai est comme happée par la manifestation organisée à l'appel du Mouvement du 22 mars et des Comités d'action lycéens. Les Comités d'action lycéens commencent en fanfare. Tout comme pour les premières bagarres, celles du vendredi 3 mai 1, ils forment l'avant-garde. Avant 8 heures du matin, deux milliers de garçons et filles des Comités d'action lycéens se rassemblent place Clichy. Ils se subdivisent ensuite, sur un mot d'ordre, en plusieurs colonnes, pour aller débaucher les lycéens aux portes de tous les établissements de Paris. Ces lycéens qui ont déjà manifesté arrivent auréolés de prestige devant leurs camarades qui ne l'ont pas encore fait. Les troupes grossissent au fur et à mesure. Elles se rassemblent en fin de matinée à la gare Saint-Lazare et se donnent rendez-vous à Denfert-Rochereau pour la manifestation lancée par l'UNEF. Leurs cortèges sont parfaitement encadrés. Ce mouvement à travers Paris est superbement organisé. Pour la première fois, on voit des professeurs accompagnant leurs élèves. Les professeurs communistes qui, jusqu'au début de la semaine, mettaient en garde leurs collègues contre les « trublions », se sont mis à ameuter leurs élèves contre leurs collègues coupables de « lâcher les élèves ». Les proviseurs nous téléphonent pendant toute la matinée : « Que faire ? Tenter une opération en sens inverse, en demandant aux professeurs de dissuader leurs élèves de se mêler à des manifestations qui risquent d'être violentes et ne sont pas l'affaire des lycéens ? » C'est évidemment ce discours-là que j'encourage. Mais il n'est guère entendu : comment empêcher de tout jeunes lycéens de céder à la griserie de se mêler à de grands étudiants ? L'UNEF : « La lutte qui a commencé continuera » L'UNEF suit. Elle lance un mot d'ordre classiquement gauchiste : « La lutte qui a commencé continuera. Organisez-vous ! Les examens, instruments de sélection, ne seront plus tolérés. » Mais son but est avant tout d'élargir le mouvement en s'appuyant sur les syndicats ouvriers. Sauvageot, Séguy2 et Descamps 3 se sont réunis hier. Ils se réunissent à nouveau ce vendredi et on annonce dans l'après-midi une grande manifestation nationale pour lundi prochain 13 mai. Ce sera un rendez-vous général : CGT, CFDT, FEN, SNESup, UNEF. Seuls Force ouvrière et le SGEN sont restés hors du coup. Force ouvrière publie un communiqué embarrassé : elle se refuse à manifester « aux côtés d'une organisation politique, la CGT, que la majorité des étudiants a sévèrement jugée. » Le SGEN reste très modéré pendant toute cette période ; son secrétaire général honoraire, Vignaux, se tient en contact avec mon cabinet. Cependant, les activistes vont accélérer une histoire qui échappe aux appareils syndicaux. Face à l'extension du mouvement aux lycées, je recherche l'appui des associations de parents d'élèves. Des trois fédérations, deux publient des appels au calme et à la responsabilité des parents, dont le texte a été arrêté avec mon cabinet et que l'AFP diffuse dans l'après-midi4. J'adresse un télex aux recteurs, aussitôt rendu public. Le texte m'a été préparé par Lamicq, président de l'Amicale des proviseurs. « Ce matin, des groupes d'agitation ont essayé de perturber l'enseignement dans un certain nombre de lycées de la région parisienne, en établissant des piquets de grève ou en incitant les élèves à abandonner les cours. Je vous prie d'inviter tous les chefs d'établissement de votre académie à user de toute leur autorité pour préserver les élèves, mineurs confiés par leurs parents, contre des agitateurs ou des provocateurs qui cherchent à les entraîner dans des mouvements de rue ou même dans des manifestations de violence. En particulier, ils ne doivent en aucun cas reconnaître des "comités d'élèves" qui prétendraient se constituer. Il leur appartient de prévenir, et éventuellement de réprimer avec vigueur, toute tentative de trouble de la vie scolaire. » Capitant : « Il fallait maintenir l'ouverture annoncée » Je cherche aussi à obtenir des déclarations publiques d'autorités universitaires. Zamansky s'est proposé pour réunir des signatures prestigieuses sur un texte raisonnable. Mais il renonce vite, après avoir essuyé un refus de Lichnerowicz. Tout ce qu'on obtient, c'est un communiqué des doyens de pharmacie, qui se félicitent du « sang-froid » de leurs collègues et de leurs étudiants. Maigre récolte ! Même le soutien de la majorité n'est pas sans faille. Les gaullistes de gauche renâclent. Capitant m'appelle : « Il fallait maintenir l'ouverture annoncée de la Sorbonne et laisser aux étudiants la responsabilité du désordre. » Non content de s'exprimer au téléphone, il tient ensuite le même discours sur l'antenne de Radio-Luxembourg. David Rousset dit sur France-Inter qu'il est « avec les étudiants ». Lesquels ? Je téléphone à Joxe : « L'annonce de la réouverture de la Sorbonne n'a pas suffi à désamorcer l'agitation. Ne pourrait-on pas régler le sort des quatre prisonniers, qui solidarise les étudiants ? La solution la plus simple serait la mise en liberté provisoire. » Il en convient. Mais, sans doute par provocation, les quatre prisonniers n'ont pas fait appel, ce qui rend impossible leur élargissement. Il accepte de faire recevoir leurs avocats par de hauts magistrats, et ils sont en effet reçus dès l'après-midi. Il en ressort qu'une audience de la cour d'appel pourrait se réunir après un délai de cinq jours. On pourrait annoncer que des demandes de mises en liberté provisoire seraient examinées avec bienveillance. Il y a là des éléments de négociation. Je publie un bref communiqué destiné à atténuer l'effet du maintien de la fermeture à Paris : « La reprise des cours s'est effectuée ce matin à Nanterre. Si le calme se confirme, les cours et travaux pratiques suspendus ailleurs depuis vendredi dernier pourront reprendre. Les mesures nécessaires interviendront progressivement. Le ministre de l'Éducation nationale est en effet décidé à ne pas laisser des éléments irresponsables s'installer dans les facultés pour en empêcher le fonctionnement. » Un gauchiste : « Nos camarades aveuglés par les gaz de combat » Une dizaine de milliers d'étudiants et lycéens se réunissent à Denfert-Rochereau. C'est peu, certes, par rapport aux 160 000 étudiants de l'agglomération parisienne et autant de lycéens. Mais c'est beaucoup par rapport à ce qu'on est habitué à voir dans Paris. Pour chauffer cette masse juvénile, les orateurs, juchés sur le socle du Lion de Belfort, trouvent les thèmes appropriés. L'un engage le rassemblement à se rendre à la Santé, pour manifester sa solidarité avec « nos frères emprisonnés ». L'autre demande qu'on se porte vers l'hôpital Saint-Antoine, où sont soignés « nos camarades aveuglés par les gaz de combat et qui vont peut-être perdre la vue ». Et Cohn-Bendit exhorte la foule à susciter simultanément des troubles « partout dans la capitale », de manière que la police ne puisse plus savoir où donner de la tête. La manifestation de ce soir s'annonce dure. Peut-on risquer un affrontement qui a des allures de guerre civile, sans tenter d'abord des pourparlers de paix ? Ni Louis Joxe, ni moi ne l'avons cru possible. À moins de s'en tenir à une répression qui n'a pas l'appui de l'opinion parisienne et des médias, il faudra répondre d'une façon ou d'une autre aux trois points des leaders de l'agitation : libération des quatre détenus, évacuation du Quartier latin par les CRS et les gendarmes mobiles, réouverture des facultés. À 19 heures, je reçois, à ma demande, pour la seconde fois de la semaine, les deux dirigeants de la FEN, Marangé, son secrétaire général, et Daubard, secrétaire général du Syndicat national des instituteurs. Il m'a semblé qu'ils pourraient jouer les bons offices. Nous nous mettons rapidement d'accord sur le processus annoncé à l'Assemblée avant-hier et que le trio de meneurs a bloqué hier. Il faut que ceux-ci renoncent à leur menace d' « occuper la Sorbonne jour et nuit ». Les « trois préalables » posés peuvent être levés, si les conditions que nous prévoyons ensemble sont acceptées : contrôle des cartes d'étudiants pour les entrées à la Sorbonne, stationnement d'un car de gardiens de la paix dans la rue pour éviter l'irruption d'un commando, et maintien, pendant quarante-huit heures, d'un minimum de forces de l'ordre, jusqu'au retour au calme. Ils sont à peine repartis, vers 20 heures, que Joxe m'annonce au téléphone qu'il vient de charger Me Sarda, son ami de longue date, gaulliste de gauche, avocat de l'UNEF et du SNESup ainsi que de Cohn-Bendit, de négocier un accord. « Il a l'aval du "château". » Je le préviens que j'ai confié une mission de bons offices aux deux dirigeants de la FEN. Il renâcle : « On ne peut pas mener deux négociations en parallèle ! AP — Deux précautions valent mieux qu'une. Les chances d'aboutir ne sont pas grandes ! Les trois leaders sont plus enragés l'un que l'autre. Il vaut mieux courir ces deux chances à la fois. » Joxe : « Nous coordonnerons les pourparlers » Joxe se rend à mes raisons, mais en compensation, me prend en otage : il me demande de le rejoindre, de manière que nous nous trouvions côte à côte, si l'un de nos pêcheurs ramène son poisson : « Le plus simple est que vous veniez ici et nous coordonnerons les pourparlers. » Je me rends aussitôt place Vendôme. Nous arrêtons un scénario. J'appelle Roche pour lui demander de recevoir une délégation du SNESup et de l'UNEF qui lui sera amenée par Me Sarda. Il suffira qu'elle confirme son accord sur nos trois concessions et nos contreparties, et qu'elle l'annonce à la sortie. Le commissaire de police du Ve arrondissement est chargé d'aller chercher cette délégation autour de la Sorbonne et de la conduire jusqu'au recteur en franchissant le service d'ordre. Nous rédigeons la déclaration que devraient faire les représentants de l'UNEF et du SNESup après leur rencontre avec le recteur : « Devant l'affirmation de notre désir de voir les cours reprendre normalement à la Sorbonne et notre promesse de ne pas l'occuper, nous avons obtenu l'assurance que le ministère public ne fera pas d'objection à la demande de mise en liberté provisoire par les avocats des quatre manifestants incarcérés. » Cependant, Sarda nous informe que, par l'entremise de Michel Rocard, secrétaire général du PSU, des interventions ont été faites auprès de l'UNEF et du SNESup pour leur faire retirer leur menace d'occupation permanente de la Sorbonne, remplacée par un meeting « expiatoire », dans la cour de la Sorbonne. Me Sarda estime que les révolutionnaires cherchent une porte de sortie : « Ces messieurs sont très pressés. L'opération se ferait ce soir, au cours de la manifestation. Sauvageot retirerait publiquement la menace "d'occupation jour et nuit". En réponse, la police s'effacerait et laisserait les étudiants tenir meeting dans la Sorbonne. Ils s'engagent à sonner la fin de la récréation au bout de deux heures au maximum. » Nous ne disons pas non. Mais ce scénario aussi restera sans suite. À 22 heures 05, Geismar parle sur RTL : il refuse de négocier avec le recteur ; il attend des réponses. Le journaliste lui dit qu'il n'en aura pas s'il ne va pas les chercher. Geismar répond qu'il ne veut pas négocier « sous la pression des CRS ». Il affiche la position dure de celui qui ne veut de négociations qu'après la capitulation de l'adversaire. Il ne traversera pas le cordon de police pour aller parler au recteur ; c'est au recteur de le traverser. Et quand Chalin, le recteur-adjoint, propose, non sans courage, de le traverser justement, pour aller lui parler là où il se trouve, Geismar s'arrange pour faire échouer cette initiative en exigeant comme préalable public, sur l'antenne et en direct, ce qui ne pouvait être que le résultat d'une négociation discrète. Joxe : « Ça, ce n'est pas votre affaire » De son côté, Cohn-Bendit lance le mot d'ordre : « Nous occupons le Quartier latin, mais sans attaquer les forces de l'ordre. » Il fait cette proclamation juché sur l'une des premières barricades. Dès lors, celles-ci se multiplient. Ce n'est pas maintenant que les gauchistes vont diminuer leurs prétentions. Ils transforment le Quartier latin en Fort-Chabrol. Ils veulent en découdre. On ne les en empêchera plus. AP à Joxe : « Il est 23 heures. Vous pensez bien que, maintenant, ni les négociations dont vous avez chargé Sarda, ni les bons offices dont j'ai chargé Marangé ne peuvent plus aboutir. Joxe. — Le pire n'est pas toujours sûr ! Il ne faut pas désespérer. De toutes façons, Grimaud veut attendre que les gamins soient partis. Donc, il n'y a rien à changer au dispositif. Laissons encore une chance aux pourparlers. Ça ne change rien pour le nettoyage des barricades. AP. — Mais pourquoi faut-il attendre, pour réagir devant une barricade en train de se construire, une offensive générale contre toutes les barricades 5 ? Joxe. — Ça, ce n'est pas votre affaire, c'est celle de Fouchet et de Grimaud. D'ailleurs, je vais me rendre place Beauvau, pour arrêter avec Fouchet le dispositif des opérations de police. Il vaut mieux que vous restiez ici. En tout cas, une chose est sûre, je n'ai pas fait tirer à Alger sur les pieds-noirs, je ne ferai pas tirer à Paris sur les étudiants. » C'est l'évidence. Mais nous le répétons tant, que les meneurs ne peuvent guère se sentir dissuadés de leur audace. Me voici coincé à la Chancellerie. Je n'aime pas beaucoup me trouver isolé, dans un ministère qui m'est étranger, pendant que son titulaire sera dans un troisième ministère qui n'est pas le sien. Mais je m'incline devant l'autorité du Premier ministre par intérim. Touraine : « Ordonne à ta police de se retirer » Après 1 heure du matin, pendant que nous attendons avec de moins en moins d'espoir un signe de Sarda ou de Marangé, nous entendons sur notre transistor que Cohn-Bendit confère avec le recteur. Or, le recteur avait bien fait savoir qu'il ne pouvait recevoir Cohn-Bendit, inculpé numéro 1 traduit devant la juridiction universitaire. J'appelle Roche : « Que se passe-t-il ? Les radios annoncent que vous discutez avec Cohn-Bendit. Le recteur. — C'est impossible, Monsieur le ministre. AP. — Vous n'avez pas en face de vous un rouquin à visage rond? Le recteur — En effet, Monsieur le ministre. AP. — Monsieur le recteur, ne vaudrait-il pas mieux que nous poursuivions cette conversation dans un autre bureau ? (Il me rappelle du bureau à côté.) Le recteur — C'est un affreux malentendu. AP. — Il ne faudrait pas faire apparaître Cohn-Bendit comme celui qui tient le sort de cette nuit entre ses mains, ni lui donner le bénéfice de la négociation. » Cocasse quiproquo : au lieu des délégations attendues des deux organismes, UNEF et SNESup, responsables de la manifestation, voilà trois professeurs et trois étudiants qui se déclarent eux-mêmes sans mandat. Le recteur m'apprend le nom des trois professeurs : Touraine, Bacquet, professeur d'anglais à la Sorbonne, Motchane, professeur de physique à la faculté des sciences. Justement, Touraine demande à me parler : « Au point où tu en es, il n'y a plus qu'une chose à faire. Ordonne à ta police de se retirer. AP. — Ce n'est pas ma police, c'est la police de la République. Sous aucun régime, un gouvernement ne capitulerait devant l'émeute, ou alors, il ne serait pas digne de gouverner. Touraine. — Alors, nous n'avons plus rien à nous dire, il va y avoir des dizaines de morts et tu en porteras la responsabilité. AP. — La police ne tirera pas. Mais si tu veux qu'elle ne riposte pas à coups de grenades lacrymogènes, recommande à tes amis de ne pas la bombarder de cocktails Molotov. » Ai-je bien fait d'être rassurant ? Le Général me désapprouverait sans doute : « Il faut garder un silence effrayant. » Le recteur reprend la ligne. « Monsieur le recteur, lui dis-je, Cohn-Bendit demande l'impossible, sachant bien que nous ne pouvons pas l'accepter, pour qu'aucune négociation n'aboutisse. Il ne vous reste donc plus qu'à raccompagner vos visiteurs. » Place Beauvau, Fouchet, Grimaud et Joxe se mettent d'accord pour que l'ordre de nettoyer les barricades soit donné à 2 heures du matin. « Secret absolu ! Il faut que l'effet de surprise soit complet », me recommande Joxe quand il revient à la Chancellerie. Grimaud, qui a inspecté les lieux vers minuit et demi, estime qu'il dispose d'un bon créneau vers 2 heures. Avant, il y aura encore trop de monde. Après, plus on laisserait les irréductibles organiser le réduit, plus le nettoyage serait difficile et risquerait de devenir sanglant. Mes collaborateurs partagent mon sentiment : il est indispensable de ne pas laisser les ondes aux seuls émeutiers. Le silence du gouvernement devenant oppressant, un appel aurait au moins l'avantage de rassurer les auditeurs. Il me paraît essentiel d'annoncer l'assaut et de mettre chacun devant ses responsabilités. Je griffonne un appel : « Aucun gouvernement digne de ce nom ne laisserait un quartier de Paris se transformer en camp retranché. L'assaut sera donné dans un moment aux barricades qui viennent d'être dressées. Je vous conjure de ne pas vous livrer à des actions de force, qui de toute façon, n'empêcheront pas le service d'ordre de faire son devoir. Ne vous laissez pas prendre à ce jeu dangereux ! « L'Université et l'enseignement ne seront pas rénovés dans des affrontements de rue. Le gouvernement prendra des initiatives dans les prochains jours pour que toutes les revendications soient examinées avec bienveillance dans le dialogue et dans le calme, et que les transformations indispensables soient apportées à la vie universitaire. Étudiants, lycéens, ne cédez pas à la griserie de la violence ! Vous avez mieux à faire, nous avons tous mieux à faire, dans l'intérêt de l'Université et de la France ! » Je lis ce texte à Joxe, qui me donne son accord, mais me demande d'obtenir l'accord de Grimaud, « qui a la charge de la manœuvre ». J'appelle Grimaud, qui refuse net : un avertissement public n'a aucune chance d'aboutir à la dispersion des manifestants, et il enlèverait aux assaillants le bénéfice de la surprise, qui est essentiel. Joxe lui donne raison : « Ce n'est pas au pouvoir civil de compliquer la tâche de la police. » Vers 2 heures, quand les derniers métros ont emporté leur lot de gamins, la parole est à la force — celle de l'ordre et celle de l'émeute. Policiers, gendarmes et CRS font leur ouvrage. Les barricades sont emportées l'une après l'autre, sans les morts redoutés ou espérés. À 3 heures 15, je me rends à l'Intérieur, place Beauvau. Dans le bureau de Fouchet, très à l'aise, je retrouve Joxe, Debré, Gorse, et ceux qui ont vu le Général le plus tard dans la soirée : Tricot et Foccart. Dannaud va et vient entre son bureau et celui de son ministre. Fouchet donne des instructions à Grimaud, s'entretient au téléphone avec un « M. le professeur », dont il dit en raccrochant : « Kastler vient de se faire poliment tutoyer. » Grimaud : « Ainsi, vous protégez les gauchistes » Vers 4 heures 30, je rentre rue de Grenelle. Pouthier 6 m'y appelle pour me supplier d'obtenir que la police ne pénètre pas dans l'Ecole normale supérieure, rue d'Ulm, où refluent en rangs serrés des combattants, éclopés ou non, normaliens ou non. J'appelle aussitôt Grimaud pour lui demander de considérer l'École comme un sanctuaire. Un peu goguenard, il accepte de prescrire à ses hommes de s'arrêter au seuil de la grille, malgré l'immense envie qu'ils ont de procéder à des interpellations à l'intérieur de l'École : « Ainsi, vous protégez les gauchistes et les maoïstes les plus acharnés, ceux qui ont donné l'exemple pour dresser les barricades ! » À peine avais-je raccroché, que je prends soudain conscience de ma contradiction : me voilà pris en flagrant délit de vouloir sanctuariser le cloître de la rue d'Ulm, alors que j'ai démontré à l'Assemblée, voici deux jours, l'inanité de ceux qui prennent la cour de la Sorbonne pour un sanctuaire. À mon tour, j'ai cédé au travers corporatiste auquel cèdent les professeurs et étudiants de la Sorbonne : de croire que leur corporation est d'une autre essence, et peut donc vivre au-dessus des lois. La seule différence est que les chers professeurs ont convaincu la France entière, par radios et télévisions interposées, qu'on n'avait pas commis pareil viol de la Sorbonne depuis le Moyen ge ; alors que mon intervention discrète en faveur de Normale passe inaperçue. Je reçois de nouveau Marangé et Daubard, qui viennent me rendre compte de l'échec de leurs bons offices. Il y a des moments où le bon sens n'a pas droit à la parole. Pourtant, nous décidons ensemble de renouer les fils, en terrain neutre, à la Maison des instituteurs : Pelletier et Olmer y rencontreraient Geismar et Sauvageot, ce matin à 11 heures. La nuit a été blanche, pour les policiers, les manifestants et les ministres — à tous les niveaux. Sauf celui du Général. Assuré de la clarté avec laquelle, à son habitude, il a donné ses instructions de fermeté, téléphonées à Joxe et à Tricot, il est allé se coucher vers 23 heures. Pompidou : « Tenez bon, l'heure des concessions n'est pas encore venue » Pompidou aussi, de Kaboul, a donné ses instructions, en début de soirée. Joxe, frappé de leur formulation, me les répète, telles que Jobert vient de les lui communiquer au téléphone : « Tenez bon, l'heure des concessions n'est pas encore venue. » Joxe se demande : « Pompidou se réserve-t-il de faire les concessions à son retour ? » Quand les rues du Quartier latin ne sont que gravats et voitures brûlées, il reste à obtenir le plus difficile : le retour à l'ordre universitaire. La négociation a échoué ; elle n'était pas possible avec les enragés. Il reste à tenter de déborder la petite masse des excités par la grande masse des étudiants. Il faut ouvrir une perspective, faire une offre publique. C'est cette démarche que j'entends soutenir auprès du Général. « Faut-il faire venir la troupe ? » Samedi Il mai 1968, matin. Joxe m'appelle. Il m'apprend qu'il a fait réveiller le Général pour qu'il n'apprenne pas les événements de la nuit par la radio. Le Général a convoqué aussitôt, à 6 heures du matin, Joxe, Messmer et Fouchet pour parler du maintien de l'ordre. Il a posé d'emblée la question qui le concernait directement, comme chef des armées : « Faut-il faire venir la troupe ? » Messmer s'y est opposé avec force. L'armée d'aujourd'hui n'est plus adaptée aux missions de maintien de l'ordre. Si on fait appel à la Légion ou aux paras, ils n'hésiteront pas à tirer, et le pire risque d'arriver. Quant aux régiments formés de jeunes du contingent, il faut craindre au contraire qu'ils se solidarisent avec les étudiants. De son côté, Fouchet me raconte qu'en entrant dans le bureau du Général, il a lancé : « Dieu merci, aucun mort ! » Il ajoute : « Le Général n'a pas relevé, mais il doit quand même se rendre compte que c'était la meilleure nouvelle possible. C'est miracle que, dans une pareille émeute, la police s'en soit tenue à une intervention à la fois mesurée et massive. C'est miracle que les seuls blessés graves soient de son côté. C'est miracle que les officiers de police aient eu assez de sang-froid pour adapter à tout instant leur tactique. » Le Général lui a dit : « Il faut donner de la gnôle aux policiers ! Ce ne serait pas payer trop cher leur moral. Ils le méritent. » Façon de dire qu'il faut leur distribuer des primes. En leur offrant des compensations financières, on les aiderait à supporter la dureté des affrontements. L'ordre a été maintenu. Et les forces de l'ordre n'ont pas infligé aux émeutiers seulement une raclée, mais une leçon. L'État dispose de cent mille gendarmes et de cent mille policiers, dont la moitié seraient rapidement opérationnels, sans parler des réservistes. Il est donc absurde de tirer de cette nuit la conclusion que la prochaine manifestation se rendrait maîtresse de Paris. C'est pourtant ce qu'on croit à Matignon, et dont on va convaincre Pompidou à son retour. « Si nous nous déculottons, il n'y a plus d'État » Samedi 11 mai 1968. Pendant ce temps, des prises de position innombrables me parviennent, condamnant « les brutalités policières ». Jacques Droz, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne, me transmet une motion au nom de trois cents enseignants de la faculté des lettres, qui, « bouleversés par le massacre délibéré d'étudiants (sic), exigent la démission du recteur Roche, en qui l'Université ne peut se reconnaître ». Vers 10 heures, Marangé nous fait savoir que sa réunion de bons offices est reportée à 14 heures, et vers midi, que Geismar et Sauvageot se sont raidis et veulent un accord écrit avant tout contact... Le conseil de l'Université de Paris s'est réuni ce matin, sur le mode de la déploration. Il a prié le recteur et les doyens de demander d'urgence audience au chef de l'État, pour l'informer qu'il n'a plus confiance dans le ministre. Au cours de cette séance, je n'ai pas eu beaucoup d'avocats. Les doyens ne comprennent pas comment ce que j'avais annoncé solennellement à l'Assemblée nationale — ou du moins, la traduction simplifiée qui en avait été faite par la manchette de France-Soir — ne s'était pas réalisé. Ce qui prouve que le long coup de téléphone que j'ai eu avec le recteur à l'issue de mon entretien avec le Général n'a pas été répercuté 7. La Chevalerie m'appelle en fin de matinée : « Le Général a été l'objet d'une demande d'audience du recteur et des doyens, qui ont été chargés par le conseil de l'Université de Paris de se rendre en corps auprès de lui. Naturellement, le Général, qui sait dans quel esprit est effectuée cette démarche, ne recevra pas les doyens. En revanche, il s'entretiendra avec le recteur Roche en votre présence. Il vous recevra d'abord sans lui, puis il prolongera la conversation avec vous. Il vous attend à 18 heures. » Je ne peux qu'être reconnaissant au Général de l'élégance avec laquelle il me couvre. Avant de me rendre à l'Élysée, j'ai Joxe au téléphone. Cet après-midi, le Général a reçu successivement lui-même, Fouchet et Grimaud. Il me tient au courant : « Nous lui avons dit tous les trois que cette escalade est absurde et que la seule façon de l'arrêter, c'est de libérer les manifestants emprisonnés, de promettre une amnistie, de rouvrir la Sorbonne, de retirer les forces de police. » Le Général a été intraitable : « On ne capitule pas devant l'émeute ! On ne discute pas avec des émeutiers ! Si nous nous déculottons, il n'y a plus d'État ! Le pouvoir ne recule pas, ou il est perdu. » « Croyez-vous que la France profonde soit pour nous ? » Salon doré, samedi 11 mai 1968, 18 heures. À 18 heures précises, l'aide de camp me fait entrer. Le Général a les joues roses, comme lors de ses grandes contrariétés des dernières années : la démission des ministres MRP, la condamnation du général Salan à la simple détention, les résultats décevants du référendum institutionnel de 1962, le ballottage de 1965. GdG : « Alors, comment voyez-vous la situation ? AP. — Cette révolte se nourrit d'elle-même. Elle n'a pas d'autres buts que ceux qui sont nés de son déroulement : obtenir la réouverture de la Sorbonne, la libération des étudiants détenus, le retrait des forces de police. Les quelques milliers de manifestants de cette nuit n'ont que ces revendications-là. Ils sont soutenus par les riverains du Quartier latin, dont la sympathie leur était déjà acquise, ou qui ont été indignés par ce qu'ils appellent les "brutalités policières". GdG. — Que proposez-vous ? AP. — D'accepter les trois revendications des étudiants, mais simultanément d'exiger en contrepartie trois garanties : interdiction de toute nouvelle manifestation ; filtrage à l'entrée de la Sorbonne au profit des seuls étudiants ; maintien de quelques cars de police jusqu'à ce que la réouverture de la Sorbonne se soit effectuée sans incident et que le calme soit revenu. « Ainsi, nous ferons à la fois un geste d'humanité et de fermeté. Moins d'humanité, nous dresserions le public contre nous. Moins de fermeté, nous porterions un coup à l'autorité de l'État et ne pourrions plus colmater la brèche. Les dirigeants de la Fédération de l'Éducation nationale avaient accepté ce plan hier, mais les excités de l'UNEF et du SNESup l'ont refusé. Il n'y a plus rien à négocier. Ces dispositions raisonnables, il suffit de les annoncer publiquement et souverainement, et nous mettrons l'opinion de notre côté. Elle se sentira rassurée. « D'autant que l'opinion qui nous est défavorable est celle du Quartier latin, mais celle de la France profonde est pour nous. Elle le sera encore davantage quand elle verra ce soir les images des voitures brûlées. GdG. — Croyez-vous que la France profonde soit pour nous ? AP. — Il ne faut pas se laisser impressionner par le sondage fait pour France-Soir sur Paris. Je suis sûr que la France profonde ne partage pas ce sentiment. » (Je lui explique mes sondages quotidiens en Seine-et-Marne 8.) Il a l'air intéressé mais dubitatif : GdG : « Vous croyez ? AP. — J'en suis certain. Ce combat devant l'opinion, nous devrions le gagner si nous annonçons clairement la couleur. » « Vous êtes le recteur de Paris... et vous le restez » Le recteur Roche est introduit à 18 heures 15. Il a l'air stupéfait en m'apercevant. On ne l'avait donc pas prévenu qu'il serait reçu en ma présence ? Il lui sera difficile de s'acquitter de la mission dont l'ont chargé les doyens. Ce deuxième quart d'heure est surréaliste. Le Général se lève, l'accueille courtoisement, le fait asseoir : « Vous êtes le recteur de Paris ? » Roche, interloqué, répond après un bref silence et d'une voix hésitante : « Oui. GdG. — Et vous le restez ! » Le Général a-t-il eu vent des exhortations à démissionner qu'ont prodiguées au recteur, successivement Cohn-Bendit, Touraine et ses autres visiteurs de la nuit, et ce matin l'assemblée de la faculté des lettres ainsi que quelques-uns des membres du conseil de l'Université ? Il est clair que le Général ne souhaite pas avoir sur les bras une démission du recteur et qu'il veut le conforter dans son poste. Roche, reprenant ses esprits, dit au Général : « Certains ont demandé ma démission. J'ai pensé que ce serait un abandon de poste. J'ai refusé. » « Très bien », dit le Général, en opinant fortement. Le recteur : « C'est un coup de folie. Il ne faut pas céder. Mais il ne faut pas non plus que cette folie se propage. Les gens les plus calmes perdent leur sang-froid, les plus raisonnables ne savent plus ce qu'ils disent. L'ennui, c'est que la folie était, jusqu'à la semaine dernière, cantonnée dans la tête de quelques extrémistes ; maintenant, elle s'étend à des milliers d'étudiants, à des centaines d'assistants, de maîtres-assistants et même à des professeurs. » Le Général pose ensuite au recteur des questions sur Nanterre, sur la Sorbonne, sur ces derniers mois, sur la semaine écoulée. Pendant cet interrogatoire, je garde le silence, le recteur ne disant rien que je n'approuve entièrement. GdG : « Y avait-il des troubles précurseurs à la Sorbonne ? Vous doutiez-vous que la cour de la Sorbonne serait envahie ? Le recteur. — Mais non ! L'invasion de la cour est arrivée comme la foudre. Il y avait bien eu quelques incidents, quelques échauffourées entre étudiants d'extrême droite et d'extrême gauche, un début d'incendie imputé à l'extrême droite. Mais rien ne pouvait faire supposer une pareille mobilisation à la Sorbonne. Il n'y avait de problèmes qu'à Nanterre, que nous expliquions par un environnement déplorable, de mauvaises communications obligeant à passer sur place toute la journée, des conditions difficiles de travail. En dehors de Nanterre, il n'y avait pas de problèmes. » Au bout d'un quart d'heure, sans rien dévoiler de ce qu'il compte faire, le Général se lève : « Eh bien, Monsieur le recteur, je vous remercie de m'avoir éclairé. » Tout en me faisant signe de rester, il raccompagne aimablement son visiteur à 18 heures 30. « Alors, qu'est-ce qu'on fait ? » GdG : « Il est très bien, votre recteur... » Il se rassied : « Alors, qu'est-ce qu'on fait ? AP. — Pour les étudiants de bonne foi, le gant de velours. Pour les révolutionnaires, la main de fer. On efface tout et on ne recommence pas. » Je donne lecture du plan équilibré que j'ai écrit noir sur blanc. Les trois revendications des meneurs peuvent être satisfaites, si on les accompagne de mesures telles que les troubles ne puissent pas se renouveler : « 1) Libération des détenus et amnistie. Il suffit de déclarer que le parquet ne s'opposera pas à la demande de mise en liberté qui serait présentée par les quatre étudiants détenus. On peut annoncer qu'on déposera un projet de loi d'amnistie pour les désordres survenus entre le 3 et le 11 mai. Mais rassemblements et manifestations seront interdits jusqu'à nouvel ordre, à l'exception de celui qui est annoncé pour lundi, dont les grandes centrales syndicales assureront le service d'ordre. Si de nouveaux troubles se produisaient, la loi d'amnistie ne s'appliquerait pas aux perturbateurs ; leurs éventuelles cartes d'étudiants leur seraient retirées ; les étrangers pris sur le fait seraient expulsés de France. « 2) Réouverture de la Sorbonne. Oui, mais pour la reprise normale des cours et examens, non pour l' "occuper jour et nuit" en y tenant des meetings. Un filtrage sera organisé de manière à ne laisser entrer que les étudiants qui y ont normalement accès, ainsi que les enseignants et le personnel. « 3) Retrait de la police du Quartier latin. Oui, progressivement. Un car devra stationner dans la rue de la Sorbonne à proximité de l'entrée, pour faire barrage à un éventuel commando qui voudrait forcer la porte. La police devrait évidemment revenir de nouveau dans le Quartier latin si les désordres recommençaient. « Ainsi, nous satisfaisons aux trois revendications étudiantes ; nous prouvons notre bonne volonté ; nous leur ôtons tout prétexte à recommencer. Mais nous assortissons ces trois concessions de garanties sérieuses. La nuit dernière, les meneurs ont refusé ce compromis qui leur était proposé. Ils pourront difficilement le refuser si nous l'annonçons publiquement. Sinon, ils feraient la preuve de leur mauvaise foi et démontreraient que leur but est en réalité de faire la révolution ou du moins de flanquer la pagaille. « Enfin, une instance de " sages", groupant des autorités morales et spirituelles ainsi que des professeurs et étudiants, pourrait déterminer dans l'immédiat les conditions du retour au calme et au travail dans les facultés, et à plus long terme dessiner les grandes lignes d'une réforme du système universitaire. « Mais parallèlement, bien que ce ne soit pas de mon ressort, il me paraît nécessaire de mettre au point les parades immédiates, pour le cas où des tentatives de subversion viendraient encore à s'accentuer : état d'urgence, poursuites devant la Cour de sûreté pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, voire article 16 (en tout cas, la menace d'y avoir recours). » « Nous mettons votre plan au point, et le Premier ministre l'annoncera à la sortie » Le Général m'écoute sans m'interrompre. Il me fait préciser à nouveau chacun des trois points et leurs contreparties. Le triptyque des concessions limitées par leurs compensations lui convient visiblement. J'annonce alors la modeste carte que je tiens en réserve : « Mon général, je vous ai indiqué ce qu'il me paraît souhaitable de faire. Je comprendrais très bien que vous sentiez les choses autrement, mais alors, je craindrais de ne pas être l'homme de la situation. Si ce plan faisait apparaître que ma vision des choses est trop éloignée de la vôtre, ou si simplement vous estimiez qu'un autre que moi pourrait mieux contribuer au dénouement de la crise, mon portefeuille est naturellement à votre disposition. » Il a un léger sursaut, comme si j'avais prononcé une incongruité. Le bras droit du Général parcourt un quart de cercle, vif comme un coup de balai : « Non. Vous restez. Quand tout ça sera terminé, on fera un bilan et on verra si un autre secteur conviendrait mieux pour vous. Mais jusque-là, vous tenez bon ! » S'étant promptement débarrassé de cette hypothèse, il reprend : « Votre plan a l'avantage de nous donner le beau geste, mais en même temps de reprendre la main. » Il réfléchit un moment, le regard perdu dans le feuillage du parc. Il entre ensuite dans les détails : reprise des cours, modalités du filtrage, présence d'un car de police rue de la Sorbonne pour dissuader les perturbateurs... Il conclut : « C'est ce que nous allons faire. Jusqu'à la grève générale de lundi, il ne va rien se passer. Nous allons nous réunir ici demain matin. Nous mettrons ce plan au point et le Premier ministre l'annoncera à la sortie. » Il a l'air soulagé, comme s'il voyait clairement le moyen d'échapper à la fois à la reddition sans condition qui humilierait l'État, et au refus entêté qui bloquerait la situation. Il me raccompagne à 19 heures 15. 1 Grimaud a écrit que le 10 mai était « la première fois qu' on voyait entrer en scène ces jeunes acteurs » (En mai, fais ce qu'il te plaît, p. 143). Lui-même ne savait pas qu'ils avaient été les principaux acteurs du 3 mai (voir ch. 9, p. 465-466). 2 Secrétaire général de la CGT. 3 Secrétaire général de la CFDT. 4 Ce sont la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public, présidée par André Dubreuil, et la Fédération nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement public, général et technique, présidée par Raymond Desmaret, surtout présente dans le technique. En revanche, la Fédération dite Cornec, liée à la gauche, refuse de prendre position sur la grève des lycéens, et demande à ses adhérents de rejoindre le SNESup et l'UNEF. 5 Le préfet de police tirera la leçon de cette expérience et décentralisera les opérations entre les différents chefs d'unité pour les nuits de barricades du 24 mai et du 10 juin. « Étudiants, lycéens ! Écoutez-moi bien ! La conciliation à laquelle le gouvernement était disposé n'a pas pu aboutir dans le vacarme. 6 Pierre Pouthier, promotion 1948, secrétaire général de l'École normale supérieure. 7 Par la suite, je m'en suis entretenu avec plusieurs doyens. Ils n'avaient eu connaissance ni des conditions que j'avais posées devant l'Assemblée nationale à la réouverture de la Sorbonne, ni du refus opposé à ces conditions par Sauvageot et Cohn-Bendit. 8 Voir ch. 10, p. 471. Chapitre 15 POMPIDOU : « JE SUIS LE SEUL À POUVOIR REMETTRE LES COMPTEURS À ZÉRO » Samedi 11 mai 1968, 19 heures 15. Quand je prends congé du Général, Flohic 1, un transistor collé à l'oreille, me dit : « Le Premier ministre vient juste d'arriver à Orly. Il a dit aux journalistes qu'il a des idées bien précises. Je suppose qu'il va vous les exposer et en faire part au Général. » Je file rue de Grenelle. J'appelle Tricot pour le tenir au courant des conclusions du Général. « Je sors à l'instant de son bureau, me dit-il. Il m'a expliqué tout ça et m'a dit de prévoir une réunion dans son bureau pour demain matin, avec le Premier ministre, le garde des Sceaux, le ministre des Armées, le ministre de l'Intérieur, le ministre de l'Information et vous-même. Il m'a même dicté les grandes lignes du plan équilibré qui pourrait être retenu et que le Premier ministre annoncerait à la sortie. Il a parfaitement mémorisé ce que vous lui aviez dit. » Pompidou : « J'ai la chance d'être vierge » Matignon, samedi 11 mai 1968, 20 heures. Le Premier Ministre a convoqué Joxe, Fouchet, Messmer, Frey, Guichard, Gorse et moi. Presque toutes les nuits depuis huit jours, Joxe et Fouchet et, encore que le maintien de l'ordre ne me concerne guère, moi-même, ne nous sommes guère couchés avant 3 ou 4 heures du matin. Et la nuit dernière, nous ne nous sommes pas couchés du tout. Nous nous regardons : nous avons les traits tirés et le teint pâle, à côté d'un Pompidou frais et dispos malgré son voyage. On comprend que Joffre ait attribué la victoire de la Marne à ce qu'il avait bien dormi. Pompidou nous apporte sa sérénité. Il est impressionnant de sûreté de soi : « J'ai été tenu au courant au fur et à mesure. Le temps m'a paru long... Tout ça, c'est une crise d'hystérie. J'ai la chance d'être vierge. Je suis le seul en mesure de remettre les compteurs à zéro et de nous réconcilier avec les étudiants. » Pompidou, comme Grimaud, dit « les » étudiants. Bien qu'il y ait eu dans la rue, au cours de cette nuit de barricades, beaucoup de lycéens et encore plus d'individus n'ayant aucun lien avec l'Université, et moins de 5 % des étudiants de l'agglomération parisienne. Il a préparé, dans la Caravelle de retour, le texte d'une allocution qu'il nous lit, avec la phrase clé: « "J'ai décidé que la Sorbonne serait librement ouverte à partir de lundi. Les cours reprendront à la diligence du recteur et des doyens." Avez-vous des objections ? » Tout le monde reste muet. Joxe et Fouchet ont plaidé sans succès cette cause auprès du Général cet après-midi. Attendent-ils de voir si le Premier ministre sera mieux entendu ? Je me décide à rompre le silence : « D'abord, vos propositions seront insuffisantes aux yeux des manifestants. La réouverture de la Sorbonne est passée au second plan. Leur principale revendication, c'est la libération des quatre détenus. » Pompidou fait droit à cette objection et rajoute à son texte une phrase, que nous formulons ensemble : « La cour d'appel pourra, conformément à la loi, statuer sur les demandes de libération présentées par les étudiants condamnés. » Pompidou : « Quand ils auront beaucoup bavardé, ils finiront bien par se taire » AP : « Voilà pour les concessions. Mais s'il n'y a pas de contrepartie, votre clémence fera l'effet d'une capitulation. Il faudrait prendre des dispositions pour que la Sorbonne ne soit pas ouverte à tout le monde. Nous n'avons pas affaire à de bons petits étudiants qui ne demanderaient qu'à reprendre leurs cours et à passer leurs examens. Vous avez affaire à des révolutionnaires, qui veulent occuper la Sorbonne nuit et jour pour y faire la révolution. Si vous ouvrez librement la Sorbonne, vous ne pourrez plus les en déloger. Vous risquez de déclencher une avalanche. Pompidou. — Que voulez-vous qu'ils y fassent, jour et nuit ? Ils se fatigueront vite et ils fatigueront tout le monde, s'ils veulent faire des meetings à jet continu. Quand ils auront beaucoup bavardé, ils finiront bien par se taire. Non ! On fait confiance, ou on ne fait pas confiance. Si nous mettons des conditions à ce geste de clémence, nous supprimerons tout l'effet psychologique. Il ne faut pas mégoter. » Je reprends la parole pour exprimer ma crainte qu'une contagion se répande dans tout le pays. Pompidou : « Quelle contagion ? Les syndicats n'ont jamais été aussi tranquilles. Les communistes sont hostiles aux gauchistes. Ne vous inquiétez pas. Je sens mon affaire. » En somme, Pompidou pense que la partie « main de fer » de mon plan gâcherait la partie « gant de velours », qui seule doit être retenue. Pas de bâton, ni de menace de bâton : il faut se résoudre à donner seulement la carotte, et tout entière. Pompidou conclut : « Si les gauchistes veulent faire la foire, ça va retourner l'opinion contre eux. Notre meilleure carte, c'est la démonstration des conséquences déraisonnables de leurs actes. Nous allons ouvrir les portes librement. Laissons-les se débrouiller. » Pompidou : « Ma décision est prise ; il me reste à la faire approuver par le Général » Je fais quand même une dernière tentative. AP : « Pourquoi se presser ? Rien n'arrivera avant lundi après-midi. Je crains qu'ensuite, on n'évite pas la contagion à travers le pays. Il vaudrait mieux se donner le temps de peser les conséquences. Pourquoi ne pas attendre de nous réunir demain pour prendre ces décisions ? (Je ne me suis pas cru autorisé à annoncer ce que le Général venait précisément d'arrêter : une réunion dans son bureau demain matin.) Pompidou. — Non, non ! Il ne faut pas perdre une heure. J'étais même tenté d'indiquer déjà mes intentions en arrivant à Orly. Mais il fallait bien que je m'entretienne d'abord avec le Général. » Il reprend sèchement, sans qu'aucun de mes collègues ait ouvert la bouche : « Écoutez, ma décision est prise. Il me reste à la faire approuver par le Général et à l'annoncer. » Inutile d'insister. Pompidou est inflexible. Mais je ne doute pas qu'il se heurte tout à l'heure au Général, qui nous a refusé cette semaine ce que nous lui proposions dans ce sens, alors que nous l'entourions de fortes précautions dont le Premier ministre ne veut pas. Nous sortons. Joxe et Fouchet paraissent soulagés de voir le Premier ministre prendre spontanément sur ses épaules la solution qu'ils préconisaient. Joxe me murmure à l'oreille : « Va-t-il emporter le morceau avec le Général ? Ça va être intéressant. » Je rentre à mon domicile et passe quelques coups de téléphone en Seine-et-Marne. La tonalité de mon « panel » est toujours la même : « Surtout, ne mollissez pas ! » Samedi 11 mai 1968, 23 heures. Pompidou parle à la télévision. Je suis abasourdi. Il a fait approuver sa démarche. Le Général, deux heures plus tôt, m'avait donné son complet accord, avait confirmé cette décision à Tricot et s'apprêtait à la mettre en musique demain matin. Et il s'est rallié sans combat à une attitude diamétralement opposée ? Ou bien il est sous influence, lui dont on n'avait jamais pu dire qu'il l'était à l'égard de quiconque : l'influence d'un homme dont la compétence, l'énergie, la maîtrise de lui-même, l'impressionnent, et même l'intimident quand il s'agit de l'Université et des jeunes, domaines où il se sent moins sûr de lui. Ou bien, il n'est plus de Gaulle, mais un homme qui sent ses forces diminuer et qui est trop content de laisser à son second la responsabilité que celui-ci demande crânement à assumer. Je ne vois pas d'autre hypothèse. Il est vrai qu'il m'en donnera une troisième plus tard 2. Je suis consterné. Si l'on devait annoncer la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants condamnés, il aurait évidemment mieux valu le faire avant les bagarres de la nuit dernière. Comment les Français ne ressentiraient-ils pas cette volte-face comme un désaveu, par Pompidou, de son propre gouvernement et donc du Général lui-même ? 1 Capitaine de vaisseau François Flohic, aide de camp du Général de 1965 à 1969. 2 Voir VIIIe partie, ch. 3, p. 573, et ch. 6, p. 597. Chapitre 16 POMPIDOU : « LE GÉNÉRAL A CHANGÉ » Rue de Grenelle, dimanche 12 mai 1968. J'avais convoqué dans mon bureau les recteurs et les doyens de l'université de Paris à 9 heures, pour me préparer à la réunion de l'Elysée qui devait peaufiner mon plan équilibré, que Pompidou a jeté à la corbeille. Par force, notre rencontre matinale change d'objet. D'entrée de jeu, je précise que j'ai offert ma démission au Président de la République, qui l'a refusée. Je rappelle les péripéties des neuf jours écoulés : « Et maintenant, comment voyez-vous la suite ? » Zamansky, doyen des sciences, le plus optimiste, pense reprendre en main ses professeurs et ses maîtres de conférences, lesquels reprendraient en main les maîtres-assistants et assistants, et ceux-ci calmeraient les étudiants... Le doyen du droit, Barrère, est confiant : il suffit que chaque faculté se dote de quelques « appariteurs costauds », comme ceux dont il dispose et dont la vue suffit à tenir en respect des excités qui chez lui ne font pas nombre. Poitou, doyen des sciences à Orsay — mon camarade de promotion, très militant syndicaliste —, me déclare sèchement que, dans sa faculté, les cours reprendraient quand « le » syndicat l'aura décidé, mais pas avant. En revanche, Roche, Grappin et Durry ne se font aucune illusion : les activités universitaires ne reprendront pas avant l'été. La réouverture immédiate et inconditionnelle étant décidée, il n'y a qu'à attendre ce qui va se passer et qui ne pourra être que le déferlement des enragés. Mais ils ne reprochent pas au Premier ministre son choix : sa clémence devrait être, à la longue, payante. Nous parlons assez longuement des problèmes de la rentrée, de l'organisation universitaire. Au-delà des opinions exprimées par les uns et les autres, j'ai l'étrange impression que, ces grands universitaires comme moi, nous pressentons, sans encore nous le dire, que l'Université de France ne sera plus jamais ce qu'elle a été. Une nouvelle Université va naître. Nous n'en savons qu'une chose : ce sera dans la douleur. Plus je réfléchis à l'allocution du Premier ministre, plus je me persuade que je ne peux rester à mon poste. Édouard Balladur 1 me fait savoir dans l'après-midi que, pour le déroulement des débats parlementaires, Pompidou n'a pour le moment rien fixé. Mais il paraît exclu que les journées de mardi, mercredi et jeudi soient consacrées au débat sur l'Éducation nationale qui avait été programmé. Le Premier ministre s'oriente vers un débat à l'occasion d'une déclaration qu'il ferait mardi. Il va travailler cet après-midi à préparer son discours. La suppression de ce débat de trois jours qui allait sceller une année de travail me confirme, s'il en était besoin, dans la décision que j'ai prise in petto hier soir en entendant le Premier ministre. Il a décidé, malgré mes objections, une volte-face par rapport à l'action menée en son absence. Il l'a fait accepter par le Général. Je ne peux être l'homme de cette nouvelle politique, qui a déjà peu de chances de réussir, mais qui n'en a aucune si l'on garde les mêmes hommes. Jobert : « Votre démission ? Il n'en est pas question » Je lui écris à la main, sur mon papier à lettres personnel : « 9, rue Le Tasse « Paris, dimanche 12 mai. « Monsieur le Premier ministre, « Hier soir, vous avez fait un pari. Je vous en avais, auparavant, souligné les périls. Comme je souhaite que vous le gagniez ! Mais en restant au poste que j'occupe, je ne pourrais que diminuer vos chances. « J'ai respecté — tout en essayant, sans succès, de calmer les esprits — les consignes de fermeté que le Général nous avait données. « Maintenant que vous lui avez fait accepter une politique inverse de celle que j'avais reçu instruction d'appliquer et que bon gré mal gré je symbolise, il me paraît souhaitable qu'un homme nouveau prenne mon relais. « Je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, à mon fidèle dévouement. » Je fais porter cette lettre dans l'après-midi, à son domicile privé, quai de Béthune, par mon chauffeur et mon inspecteur. Celui-ci apprend que le Premier ministre passe le dimanche à Orvilliers ; il laisse la lettre au concierge, avec promesse de la lui remettre dès son retour. Lundi 13 mai 1968. J'appelle Joxe : « C'est quand même dommage que nous ayons raté cette négociation ! Il y a quelque chose d'absurde dans ce hiatus entre une nuit où on s'est battu pour refuser des concessions — et le lendemain soir où le Premier ministre, en rentrant, accorde toutes ces concessions sans coup férir ! Joxe. — Je vous l'ai dit, Pompidou m'avait interdit de faire des concessions. Il voulait être l'homme qui accordait ce que des méchants avaient refusé. Je ne sais pas ce qui va se passer dans les jours qui viennent. Mais je suis sûr d'une chose : Pompidou sera un jour Président de la République. » J'appelle Jobert : « Le Premier ministre vous a-t-il parlé de ma lettre d'hier ? » Il n'a pas l'air de comprendre. AP : « Vous a-t-il dit que je lui ai offert ma démission ? Jobert. — Votre démission ? Mais non, il n'en est pas question ! Il pense que vous allez l'aider à redresser la situation. » Je ne peux en rester là. Pompidou : « Nous ne sommes pas la république des boucs émissaires » Matignon, lundi 13 mai. Je lui confirme, par une lettre d'un style plus officiel, mon mot de la veille, et la lui fais porter par mon collaborateur Dorin au moment où il passe à table ; il me convoque pour 15 heures et balaie ma proposition. Pompidou : « Il n'en est pas question. Si vous partiez, on dirait que je vous rends responsable de la situation. Nous ne sommes pas la république des boucs émissaires. Tout ça sera retombé dans les quarante-huit heures. Tâchez maintenant de vous raccommoder avec les universitaires, qui vous reprochent l'entrée de la police dans la Sorbonne. » Je lui retrace l'histoire d'une « désescalade » sabotée par les leaders gauchistes. Je m'aperçois qu'il ne la connaît pas. Il s'étonne : « Ce n'est pas le Général qui vous a imposé cette décision ? » Je le détrompe. AP : « J'ai appris à croire ce que disent ces jeunes révolutionnaires. Vous verrez, dès ce soir, ils vont occuper la Sorbonne à leur façon, celle que nous avons déjà vue à l'œuvre à Nanterre. Pompidou. — De toute façon, nous n'aurions pas pu empêcher que la Sorbonne soit prise d'assaut. AP. — Comment a-t-on pu vous dire ça ? La manifestation de Denfert-Rochereau est certes impressionnante, mais elle est bien tenue en main par le service d'ordre de la CGT. Les gauchistes auraient été hors d'état d'entraîner la masse ; et s'ils avaient voulu s'en détacher, il y aurait eu peut-être une rude bagarre, comme nous en avons soutenu quatre, le 3, le 6, le 7 et le 10, mais ils n'auraient pas été gagnants. Pompidou. — Ils sont 200 000. On ne peut rien contre 200 000 manifestants déchaînés. » Je romps. Je préfère lui proposer quelques idées pour mettre l'université au travail sur d'autres bases que l' « université critique ». AP : « Je pense à un comité de sages, quelque chose comme la commission Massé pendant la grève des mineurs. On pourrait aussi introduire des représentants étudiants au sein de la commission Capelle ; et créer une structure nationale d'étude de la condition étudiante. Pompidou (comme distraitement). — Oui, peut-être, on verra plus tard. » Pompidou : « Tout ça sera terminé dans quarante-huit heures » Ensuite, je lui énumère, à l'intention des groupuscules étudiants, des mesures de sûreté à prévoir en cas de reprise des violences : état d'urgence, poursuite devant la Cour de sûreté pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, article 16. Il se récrie : « Mais vous êtes obsédé par les idées noires ! Penser à l'état d'urgence, à la Cour de sûreté, à l'article 16, à cause de ces gamins, mais c'est démentiel ! On dirait que vous n'avez jamais eu vingt ans ! Reprenez vos esprits ! Tout ça sera terminé dans quarante-huit heures ! AP (changeant de sujet). — Nous avions prévu pour cette semaine trois jours de débat sur l'Éducation nationale. Êtes-vous toujours d'accord dans le principe ? Puisque demain est réservé à votre déclaration, réduisons-nous les trois jours prévus à deux jours, ou reportons-nous à la semaine prochaine ? Pompidou (il a un instant d'hésitation). — Vous croyez que c'est bien le moment ? AP. — Oui, plus que jamais. Vous avez repris l'initiative par un geste spectaculaire. Mais l'initiative essentielle du gouvernement, c'est de définir les règles qui permettent de sortir du désordre. Pompidou. — Sur le fond, êtes-vous prêt ? AP. — Archi-prêt sur les trois grandes réformes que nous avons préparées depuis l'automne et qui n'ont encore fait l'objet d'aucun débat à l'Assemblée. Sur l'orientation dans le secondaire. Sur la rénovation pédagogique, à tous les niveaux d'enseignement. Sur la sélection et l'autonomie des universités. Simplement, sur ce dernier point, vous avez estimé qu'il ne fallait pas une loi mais un décret, et avec ce qui se passe, je ne peux que me rallier à votre décision. (Je le sens réceptif, j'insiste.) Il faut occuper les députés à autre chose qu'à courir les rues. Ma déclaration devra être limée au millimètre ; je la soumettrai évidemment à votre approbation. Elle pourrait servir de base à des auditions de la commission des Affaires culturelles, qui pourra entendre tous les responsables, universitaires et étudiants, syndicaux et patronaux. Ça entretiendrait le débat au Palais-Bourbon, là où il est légitime qu'il se déroule, et non dans la rue, ou dans des amphithéâtres dominés par les enragés. « Il faut que l'on offre aux étudiants de participer. Les enseignants n'en voulaient pas, mais maintenant qu'ils veulent rattraper le train, ils ne peuvent plus s'y opposer. L'Université napoléonienne doit éclater en universités autonomes — sous la conduite bien entendu de l'État, qui est seul capable de mener à bien la mutation. » Pompidou ne me répond définitivement ni oui ni non : « Il faut voir comment se passe la séance de demain après ma déclaration, et comment se présente la motion de censure. » Il est temps de conclure. Pompidou : « Ils ne vont tout de même pas nous foutre en l'air, dix ans après ! » AP : « Vous avez trop bien réussi à Matignon, si vous me permettez de vous le dire. Votre présence au sommet du pouvoir est très forte, votre capacité d'influencer le Général est incomparable. Votre absence a provoqué un déséquilibre dans la marche de l'État. Si vous aviez été là, les choses se seraient passées autrement. » Pompidou, très détendu, sourit : « Je vois ce que vous voulez dire. (Je n'en suis pas si sûr.) C'est vrai que, quand on doit se faire suppléer, on n'a pas tendance à chercher quelqu'un qui vous chauffera la place. » Il pense évidemment à Debré, par lequel il n'avait aucune envie de se faire remplacer ; de Joxe, en revanche, il n'avait pas à craindre qu'il le supplantât. Mais je ne pensais pas seulement à cela. Si Pompidou avait vécu au jour le jour la semaine précédente, il n'aurait pas fait la volte-face d'avant-hier soir. Pompidou baisse la voix : « Vous savez, tout ça ne serait pas arrivé si... Le Général a changé... » Deux fois — après le « peuple dominateur et sûr de lui », après « le Québec libre » — Pompidou m'a lâché un mot semblable ; deux fois, il a baissé la voix, bien que personne ne pût entendre : c'est sa façon de faire comprendre qu'il s'agit d'un propos secret. « Vous voyez, le Général n'est plus le même. Il a vieilli. Il n'a plus la même sensibilité aux conséquences des initiatives qu'il prend, à l'impact des propos qu'il tient. » S'il m'a répété ainsi ce jugement terrible, sans se souvenir qu'il l'a déjà prononcé devant moi, c'est qu'il a dû en dire autant à d'autres. Il est clair que, pour Pompidou, le moment approche de prendre la place du Général, dans l'intérêt du pays. Mais ce sont des expressions qu'il n'emploie qu'en tête à tête. Toute son attitude montre qu'il est obsédé par cette idée et qu'il estime de son devoir, comme un fils aimant, de jeter le manteau de Noé sur l'affaiblissement du Général. C'est une loyauté supérieure. Pourtant, en l'occurrence, est-ce lui qui a raison dans ses intuitions ? Je crois bien que c'est le Général. Affaiblissement, défaillance du Général ? S'il y a une défaillance dans la lucidité, elle me paraît complète dans la classe politique parisienne, y compris dans les cabinets ministériels ; et seuls y échappent, à mes yeux, le Général et les vieux grognards du RPF, auxquels il a inculqué le culte de l'autorité de l'État, dernier recours dans les épreuves. Jobert entre dans le bureau de Pompidou : de la place de la République à la place Denfert-Rochereau, il y a plusieurs centaines de milliers de manifestants. On brandit des drapeaux rouges et noirs. Des banderoles proclament : « Dix ans, ça suffit ! », ou : « 13 mai 58, 13 mai 68, bon anniversaire ! », ou : « Le pouvoir recule, faisons-le tomber ! » Des cris sacrilèges sont lancés : « De Gaulle aux archives », « De Gaulle à l'hospice ». Pompidou, rieur et incrédule, nous dit : « Ils ne vont tout de même pas nous foutre en l'air pour ce dixième anniversaire ! » Pompidou : « Vous ne parlez à personne de cette démission ! » En me raccompagnant à la porte de son bureau, il me redit d'un ton insistant : « Vos collaborateurs sont au courant de vos lettres ? AP. — Absolument pas. Pompidou. — Vous ne parlez à personne de cette démission, vous m'entendez ? Personne, même pas à votre femme ! » Fin comme l'ambre, il a senti que l'annonce, ou seulement la rumeur de cette démission, risquerait de porter ombrage à l'autorité dont il a besoin pour gagner son pari. 1 Maître des requêtes au Conseil d'État, conseiller technique auprès du Premier ministre depuis 1964. Chapitre 17 « NOUS ALLONS EN APPELER AU PEUPLE » Orly, mardi matin 14 mai 1968, 7 heures 15. Une petite moitié des ministres est à l' « isba » d'Orly : nous sommes venus saluer le Général, qui s'envole pour Bucarest. De la bouche de Fouchet, nous apprenons que nous avons failli nous déranger pour rien. Entre minuit et 1 heure du matin, il a adjuré le Général de renoncer à partir. Le Général a argué que l'opinion roumaine ne comprendrait pas qu'il y renonçât. Fouchet a répondu que l'opinion française comptait plus que l'opinion roumaine, dans un moment aussi dramatique. Là-dessus, Pompidou et Couve sont arrivés à l'Élysée : « Vous ne pouvez pas annuler cette visite d'État au dernier moment », a dit Couve. Et Pompidou : « Les difficultés sont derrière nous. Si vous renoncez à votre voyage, vous allez donner au contraire l'impression que ce n'est pas terminé, que les choses sont plus graves qu'elles ne sont. » « J'ai été tenté cette nuit de renoncer à partir » Pompidou arrive à l'isba, bientôt suivi du Général, qui nous serre la main et nous réunit en cercle autour de lui : « J'ai été tenté cette nuit de renoncer à partir. Mais ce voyage a beaucoup d'importance pour notre politique internationale, pour la détente. Si j'y avais renoncé, l'effet dans le monde aurait risqué d'être désastreux. Bucarest est à moins de trois heures de Caravelle. Il ne faut pas donner à l'agitation étudiante plus d'importance qu'elle n'en mérite. » Il précise à Gorse : « Je parlerai le 24 mai : vous pouvez l'annoncer. Je dirai au pays ce que je pense de cette agitation. » Pourquoi fixer un rendez-vous à la télévision aussi longtemps à l'avance ? Il avait déjà agi ainsi pour les barricades d'Alger et pour le putsch. Mais il se faisait attendre deux ou trois jours, non dix. Que se passera-t-il dans ces dix jours ? Ou bien, comme l'annonce Pompidou, tout sera retombé, et l'intervention sera inutile ; ou bien l'agitation se poursuivra, et nul ne peut encore dire si ce sera le bon moment d'intervenir. Évidemment, il veut que les gens se suspendent dans l'attente : « Que va-t-il bien pouvoir dire ? » C'est quand même singulier. Quand l'avion s'est envolé, Fouchet me tire par le bras et me propose de monter dans sa voiture, tandis que la mienne suivra. Se penchant à mon oreille pour ne pas être entendu de son inspecteur, il me glisse : « Pompidou, visiblement, veut être seul à tenir la barre. Le Général donne l'impression d'être ballotté, de pencher pour une décision, puis pour la décision contraire, de quart d'heure en quart d'heure. Je ne l'avais jamais vu hésitant comme ça. Il a fini par suivre l'avis de Pompidou, contre mon gré. » Après un silence, il ajoute : « Vous savez, je me demande si ce n'est pas vous qui aviez raison, quand Pompidou est rentré. Les syndicats se disent que le gouvernement s'est mis à genoux, que c'est le moment de revendiquer. Il n'y a pas de raison de se gêner. Pompidou s'est déculotté avec panache, mais il a quand même perdu sa culotte. Il aurait mieux fait de se donner vingt-quatre heures de réflexion. » Comme je comprends les hésitations du Général ! Vu de Sirius, il eût été dommage qu'il renonçât à un voyage où il pouvait semer des graines d'indépendance et lézarder un peu le bloc soviétique. D'ailleurs, s'il était resté, qu'aurait-il pu faire, dès lors qu'il avait donné carte blanche à Pompidou ? Mais, vue par l'opinion publique française, cette visite où le Général va se faire acclamer follement par les foules roumaines, et particulièrement par les étudiants de l'université de Bucarest, paraîtra surréaliste. Pompidou : « Tant que je serai là » Matignon, mardi 14 mai 1968. Je ne suis pas convoqué régulièrement aux réunions matinales autour de Pompidou sur le maintien de l'ordre : je ne m'en plains pas, ce n'est pas mon affaire. Aujourd'hui, pourtant, j'ai été invité. Pompidou, comme toujours parfaitement maître de ses nerfs, évoque, avec un humour teinté de gravité, les moments terribles où la troupe a tiré sur les manifestants : 1830, 1848, 1871, le 6 février... Il conclut cette brève échappée : « Voilà ce qui ne se passera jamais à Paris tant que je serai là. » Fouchet, Grimaud, Jobert le regardent. On sent passer entre eux un accord profond : si cette période ne comporte pas de page sanglante, ce sera largement dû à cette commune résolution. Palais-Bourbon, même jour. À 15 heures, je me rends devant le groupe gaulliste de l'Assemblée. Contrairement à mon attente, je suis reçu avec chaleur. Les colombes reconnaissent que j'avais été aussi loin que possible dans le sens de la main tendue. Les faucons, stupéfaits de voir que Pompidou est allé beaucoup plus loin que moi, se rendent compte que les choses sont moins simples qu'ils ne croyaient. Puis je rejoins Pompidou, qui a demandé à me voir avant le débat, dans le bureau réservé au Premier ministre. Pompidou : « Je sais ce que je vais dire pour commencer. Mais le débat va partir dans tous les sens. Il faudra que je conclue sur des perspectives concrètes et immédiates. Pour l'Éducation, comment les verriez-vous ? AP. — Je suis convaincu que nous pouvons rebondir sur la crise, en allant plus loin et plus vite que nous ne pensions aller. Pourquoi ne pas faire une déclaration solennelle, proclamant la nécessité d'une Université nouvelle ! Montrons que le ministère est prêt à discuter avec tout le monde des mesures à prendre. « Je vois trois principes de base: 1) l'autonomie de chaque université ; donc leur différenciation progressive ; 2) la participation des étudiants à la gestion universitaire, voire la cogestion ; 3) la reconsidération de la pédagogie, du contenu des études, des méthodes d'appréciation de la valeur des étudiants. Pompidou (il lève les bras au ciel). — Ce que vous proposez, c'est une révolution ! Vous voyez bien que ce n'est pas le moment. AP. — Ce qui est en route, c'est bien une révolution. Si elle ne se fait pas avec nous, elle se fera contre nous. Pompidou. — Le problème, c'est que tout ce qui viendra du ministère ou sera annoncé par votre bouche sera récusé. On déclarera que vous en êtes seulement venu là sous la pression de la rue. AP. — Il est facile de rappeler que j'ai multiplié les avertissements et les mises en garde, avant l'agitation étudiante ! J'ai montré que l'immobilisme nous conduirait à une explosion. D'ailleurs beaucoup de mandarins me le reprochent ! Pompidou. — Peut-être, mais vous aurez beau faire, vous apparaîtrez inévitablement comme à la remorque des étudiants révolutionnaires. AP. — Mais le comité des Sages, dont je vous ai parlé, servirait à dépersonnaliser la démarche. Il recueillerait les idées qui, inévitablement, vont venir de partout. Il faudrait d'ailleurs qu'il y ait autant de comités de réflexion qu'il y a d'académies, et que les autorités universitaires participent aux discussions en cours ou même, si possible, les organisent. Il est essentiel d'éviter l'impression que les réformes vont être concoctées et imposées de Paris. Pompidou (il secoue la tête). — Il faut que la fureur des révolutionnaires se déconsidère par ses excès. C'est ainsi que nous en sortirons. » Quelques minutes plus tard, il monte à la tribune, pour une remarquable déclaration, que vont suivre les interventions des orateurs de l'opposition, notamment de Mitterrand. En faisant l'historique de cette décade, Pompidou n'a pas dit un mot du Général, ni de Joxe, ni de Fouchet, ni de moi. Mais c'est comme un subtil désaveu de ce qui s'est fait en son absence. L'impression prévaut qu'il veut prendre lui-même les choses universitaires en main. Mitterrand attaque férocement : « Qu'avez-vous fait de l'État ?... Qu'avez-vous fait de la justice ?... » À Mendès France, à Sudreau, qui ont lancé leurs rafales, Pompidou répond point par point : « Nous avons mis en service depuis six ans plus de locaux universitaires qu'il n'en existait au total en 1962. » Mais il a su élever le débat, en des termes qui impressionnent profondément l'hémicycle : « Je ne vois de précédent dans notre histoire qu'en cette période désespérée que fut le XVe siècle, où s'effondraient les structures du Moyen ge et où, déjà, les étudiants se révoltaient en Sorbonne. À ce stade, ce n'est plus, croyez-moi, le gouvernement qui est en cause, ni les institutions, ni même la France. C'est notre civilisation elle-même. » Une sorte d'euphorie s'est répandue dans l'hémicycle et maintenant dans les couloirs. On savait combien Pompidou était populaire à l'Assemblée, non seulement parmi les députés de la majorité, mais, avec des nuances, parmi ceux de l'opposition, y compris les communistes. Sa bonhomie, sa compétence souriante, sa culture l'auréolent de sympathie. On savait aussi qu'il était aimé dans les classes moyennes. On ne le savait pas au point où la crise vient de le révéler. Son allocution de samedi a rencontré exactement les attentes de la classe politique. Et celle qu'il vient de prononcer a enchanté les journalistes autant que les députés. On l'aime d'être humain. On l'admire d'être habile et parfois profond. Son côté bon vivant rassure. Il ne cherche pas à contraindre, mais à persuader. On lui est vaguement reconnaissant d'être un complément contrasté de De Gaulle ; les uns aiment mieux le complément, les autres le contraste. Pompidou : « J'ai des sources sûres » À la suspension de séance qui suit le discours du Premier ministre, tandis que le flot des députés s'écoule vers la Salle des bronzes, je le complimente sur la hauteur à laquelle il a su placer son intervention. Je l'interroge aussi sur un passage de son discours qui m'a intrigué : « Vous croyez vraiment à une organisation internationale qui fomenterait des troubles à Paris ? Pompidou. — Si je l'ai dit du haut de la tribune, c'est que j'ai des sources sûres. » Pompidou aime user de formules dont ses familiers devinent le sens. Il ne parle jamais ni des services spéciaux, ni des écoutes téléphoniques. Mais nous savons qu'il est attentif aux informations apportées par ces sources qu'il ne faut jamais avouer. Il me l'a encore montré au début du mois, à propos de l'attitude des communistes. Quelques jours plus tard, j'apprends qu'on a la certitude de versements faits aux groupuscules révolutionnaires de Paris par l'ambassade de Chine à Berne, par la CIA et par Cuba ; sans compter quelques soupçons motivés du côté d'Israël et de la Bulgarie. Toujours par la Suisse. « Tandis que les possédants français font porter des valises de billets en Suisse, conclut mon informateur, d'autres valises en apportent autant à nos émeutiers. Un exemple de la circulation universelle du flouze. » Le « bourgeois » et l'antibourgeois se croisent et convergent. Le Général a suscité la colère simultanée des forces contraires qu'il défie de si haute façon. Mais fallait-il ainsi, en accumulant les défis, accumuler les orages ? Mercredi 15 mai 1968. Il règne une étrange atmosphère dans tous les ministères. Tout est suspendu à Pompidou. Aucun des ministres ne prend la parole, ni même de décision. Ils ne sont plus que des ombres portées. L'impression est profonde sur le public : un grand homme d'État a pris les choses en main. Mais est-il sain que toute l'activité de l'Etat se réduise à un one man's show ? Du reste, l'euphorie ne dure pas. Des nouvelles inquiétantes arrivent de l'Ouest : débrayages, séquestrations et occupations à l'usine Sud-Aviation près de Nantes hier, et aujourd'hui à l'usine Renault de Cléon, près de Rouen. Le rapport que me font mes collaborateurs des parlotes de la Sorbonne me laisse entrevoir qu'une faille peut apparaître entre les gauchistes, qui annoncent le boycott des examens, et la masse inquiète des étudiants. J'enregistre, pour plusieurs stations de radio un avertissement sévère : « Les examens et concours qui vont valider l'année universitaire seront organisés dans tout le pays selon les directives du ministère, adaptées aux circonstances locales par les recteurs et les doyens. Les étudiants qui ne les passeront pas, non seulement auront perdu leur année, mais ne seront pas réinscrits pour l'année suivante. (...) Il n'y a aucune raison pour que les faux étudiants qui ont déjà perdu leur année en faisant de la politique, et qui ont de bonnes raisons de craindre le résultat de ces examens, obligent les vrais étudiants à perdre eux aussi leur année. » Le résultat de cette déclaration ne se fait pas attendre. Le professeur Alfred Kastler me fait remettre en mains propres une lettre manuscrite. Elle commence fort gracieusement : « M. le Ministre, vous êtes supérieurement intelligent. Vous l'avez montré au ministère de la Recherche scientifique (...) et dans la première année de votre séjour rue de Grenelle (...) » Elle se termine plus brutalement : « Mais ce que vous pouvez dire maintenant, même si on ne peut que vous approuver dans le fond, ruine la valeur de ce que vous dites, par le fait que c'est vous qui le dites. Je vous conjure donc de garder le silence. » À peine ai-je reçu ce poulet que Pompidou me demande de passer le voir : « Votre déclaration me gêne. Ne dites rien, ne faites rien, je m'occupe de tout ! » Me voilà deux fois bâillonné : par celui qui s'est fait la caution des gauchistes et par celui qui s'est fait fort de les réduire en les amadouant. AP : « Vous voyez bien que vous auriez dû accepter la démission que je vous ai offerte dimanche. Vous m'auriez remplacé par quelqu'un qui n'aurait été pour rien dans ce qu'ils appellent " la répression policière". » Pompidou est lent à me répondre : « Ne vous tracassez pas. Dans quelques jours, cette énorme farce sera retombée d'elle-même, et vous reprendrez votre liberté de mouvement. Mais pendant ces quelques jours, je vous demande de vous en abstenir. Nous sommes sur le fil du rasoir. Toute initiative venant de vous sera automatiquement contrée. Quelques jours de silence, ce n'est quand même pas difficile ! Les choses vont si vite... AP. — Si je ne peux pas faire de déclaration publique dans les jours qui viennent, il y aura peut-être avantage à ce que je prépare discrètement ce qui se passera ensuite. J'ai préparé le décret créant un comité des Sages auprès du Premier ministre et du ministre de l'Éducation nationale. Il correspond à ce que vous avez annoncé hier. En voici le texte, que j'ai signé. Vous pourrez, si vous l'approuvez, le signer aussi et en donner la primeur à la presse, pour montrer que vous ne lancez pas des paroles en l'air et que vous donnez suite rapidement à vos annonces. » Pompidou saisit le texte, le lit lentement. Je vois qu'il hésite en voyant que ce comité sera placé aussi « auprès du ministre de l'Education nationale ». Je précise, avec un sourire qui a dû paraître triste : « Il y aura toujours quelqu'un qui en assumera les fonctions. » Pompidou se reprend vite, comme s'il avait été pris en faute : « Oui, oui, bien sûr », et il signe. AP : « J'ai réfléchi aux noms de ceux qui pourraient y figurer. Je laisse en blanc les délégués des étudiants, qui seront désignés par eux-mêmes. Mais j'ai retenu une vingtaine de noms, deux fois plus qu'il n'y aura de places. À vous de rayer les noms inutiles. Pompidou. — Laissez-moi cette liste, je vais y réfléchir. » Je reviens de Matignon perplexe. Dans ce palais de la République où tous les pouvoirs sont concentrés, on souhaite que, tout en gardant l'apparence de mes fonctions, je ne les exerce pas. Dans cet autre palais de la République, que je rejoins maintenant, comment me maintenir sans rien faire ? La Rue de Grenelle a besoin d'un chef. Ceux qui y travaillent ont besoin de le sentir présent et actif, veulent savoir qu'il s'occupe d'eux et qu'il les sortira de là. Si je n'ai aucun moyen d'affirmer ma présence, je vais apparaître comme l'oiseau hypnotisé par le serpent qui va l'avaler, et qui ne songe même plus à s'envoler. J'ai appris que les instructions écrites que j'avais envoyées hier aux recteurs pour leur demander d'affirmer leur présence auprès des doyens, inspecteurs d'académie, proviseurs, ont été bloquées par le cabinet du Premier ministre. La consigne de silence qui a été imposée par Pompidou est d'ores et déjà appliquée avec rigueur, même pour mes transmissions à mes subordonnés hiérarchiques ; bien plus, elle a été anticipée par la machinerie de Matignon. Pompidou : « Des groupes d'enragés se proposent de généraliser le désordre » Matignon, jeudi 16 mai 1968. La contagion atteint ce matin d'autres usines Renault : Sandouville, Le Mans, Flins, mais aussi Unilec à Orléans, Lockheed à Beauvais. Nous nous retrouvons à plusieurs, Frey, Guichard, Foccart, dans le bureau de Pompidou. L'avis général est de lui demander de dénoncer l'extension des désordres, qui dépassent de beaucoup l'Université. Le bon effet de son allocution de samedi s'est estompé en trois jours. Le public recommence à être désemparé. Le Premier ministre doute qu'il soit déjà temps pour lui de s'engager à nouveau. Il préfère confier à Gorse le soin de lire un communiqué. Avec un calme parfait, il écrit, pendant que nous parlons entre nous, un texte qui répond à nos objurgations : « Dès lors que la réforme universitaire ne serait plus qu'un prétexte pour plonger le pays dans le désordre, le gouvernement a le devoir de maintenir la paix publique et de protéger tous les citoyens, sans exception, contre les excès et la subversion. » Cela sonne vague, alors que la situation sociale s'aggrave nettement et que l'opposition avance ses pions. Le bureau de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste a demandé la démission du gouvernement et des élections. Le parti communiste a déclaré : « Les conditions mûrissent rapidement pour en finir avec le pouvoir gaulliste. » Du côté des étudiants, les activistes cherchent une relance. Les comités d'action annoncent une manifestation contre la télévision à Cognacq-Jay pour le lendemain à 20 heures 30. Frey, Foccart, Guichard pressent Pompidou : le communiqué ne suffit pas. Il se résout finalement à parler. Il garde toujours le même sang-froid et rédige instantanément son projet d'allocution, dont il nous donne lecture : « J'ai fait la preuve de ma volonté d'apaisement... J'ai rendu l'Université à ses maîtres et à ses étudiants... J'ai libéré les manifestants arrêtés... J'ai annoncé une amnistie totale... Des groupes d'enragés se proposent de généraliser le désordre, avec le but avoué de détruire la nation et les bases mêmes de notre société libre... Le gouvernement doit défendre la République. Il la défendra. » 110, rue de Grenelle, même jour, 15 heures. Voici la réunion des recteurs. Comme les choses ont changé depuis la dernière ! Ils sont venus de leurs académies où la contestation a établi ses quartiers aussi bien qu'à Paris. Il serait important que le ministre puisse leur donner des consignes pour l'immédiat et des perspectives pour en sortir ! Je fais ce que je peux pour donner l'impression que c'est le cas. Je m'échappe un moment, laissant la présidence à Laurent, pour aller à Matignon arrêter avec Pompidou le communiqué sur le comité des Sages et lui proposer un décret déléguant aux doyens le pouvoir de réglementation des examens, afin de leur permettre d'en négocier l'organisation dans de bonnes conditions. Le Premier ministre refuse de donner à cette délégation l'autorité d'un décret. Il ne veut pas qu'on reconnaisse, par un texte qui engage juridiquement le gouvernement, que les épreuves varieront d'une faculté à l'autre ; ni que l'on « découpe en rondelles » l'autorité ministérielle ; ni que l'on porte atteinte à un principe fondamental : les examens sont les mêmes partout, se passent partout selon les mêmes modalités, ont la même valeur partout. Il veut bien un communiqué, mais rien d'autre. Pense-t-il qu'il vaut mieux sacrifier la session d'examens plutôt que de sacrifier le principe, ou la fiction, de leur caractère national ? Je n'ose lui poser la question, et, sur le coin de la table, je transforme mon décret en communiqué. Je le lui tends. Pompidou le parcourt en diagonale : « Laissez-le-moi, c'est à Gorse de le lire à la télévision, pour qu'on comprenne bien que ça engage le gouvernement tout entier. » Ce ne sera donc pas un communiqué du ministre de l'Éducation nationale, mais du Premier ministre... Paris, même jour, 20 heures. L'intervention du Premier ministre, préalablement enregistrée, est diffusée après un débat où Cohn-Bendit, Geismar et Sauvageot ont mis à mal trois journalistes chevronnés1 qui leur étaient opposés. Leur style direct et leur expression désinvolte ont sûrement séduit. Le discours de Pompidou, venant ensuite, donne l'impression d'un langage conventionnel. Quand des étudiants voltigent en lançant des pavés sur la police lourdement casquée, c'est vers eux que va spontanément la sympathie. Quand ils envahissent le petit écran en face des figures habituelles, ils dominent aussitôt. Au jeu de l'espièglerie subversive, ils auront toujours le dessus. Dans la soirée, l'Odéon est occupé. 110, rue de Grenelle, vendredi 17 mai 1968. Encore une réunion où j'ai le sentiment étrange de jouer mon propre rôle. Ce matin, j'ouvre les journées d'information sur la réforme de l'orientation, auxquelles ont été conviés ceux qui seront, à partir de la rentrée prochaine, les responsables de l'orientation dans les deux académies pilotes de Reims et de Grenoble : chefs du nouveau service, directeurs de centres d'orientation, professeurs-conseillers. L'auditoire est tellement surpris de m'entendre prendre des dispositions sereines en vue de la rentrée, que je m'interromps un instant pour leur montrer qu'ils ne rêvent pas. Ils avaient cru que les événements allaient engloutir la réforme. Ils s'émerveillent qu'on leur parle bien du sujet auquel, leur volontariat le montre, ils sont attachés. Quand je me retire, des applaudissements nourris, de la part de ces fonctionnaires de l'Education nationale peu portés à aduler leur ministre, me redonnent quelque espoir. Il y a donc une contagion de la crânerie, comme il y a une contagion de la défaillance. Mais je me demande si ma crânerie pourra tenir longtemps. Vendredi 17 mai 1968. Parmi mes collègues, une fronde s'est élevée : « Ce n'est pas tolérable de voir des images folkloriques du voyage triomphal du Général en Roumanie, pendant qu'ici, l'insurrection déferle. » Debré, Fouchet et d'autres téléphonent à Bucarest pour supplier le Général de rentrer. Il décide finalement de revenir samedi soir au lieu de dimanche matin. De Gaulle : « Ils vous ont pris l'Odéon ? » Malraux : « Ça ne leur portera pas bonheur » Orly, samedi 18 mai 1968, 22 heures 30. L'un après l'autre, tous les ministres arrivent à l' « isba ». À 22 heures 30, le Général apparaît à l'échelle de coupée de sa Caravelle. Il rentre de Bucarest en aussi grande forme que, samedi dernier, Pompidou de Kaboul. Mais ses conclusions ne vont pas du tout dans le même sens. Nous nous rangeons par ordre protocolaire. Le Général a les oreilles encore bourdonnantes de l'enthousiasme qu'il a soulevé. Et nous voilà tous anxieux, à mille lieues de son rêve. Après avoir passé en revue le piquet d'honneur, il nous apostrophe l'un après l'autre. Même Pompidou, si entraîné à arborer la sérénité, a l'air un peu piteux quand le Général l'interpelle : « Alors, vous avez laissé prendre l'Odéon ? C'est partout la chienlit ? » Il lui fait perdre, comme il en a seul le pouvoir, son permanent sourire. Pompidou répond à voix basse une phrase que je n'entends pas ; mais il garde de longues minutes la mine d'un enfant grondé. À Malraux, le Général jette : « Ils vous ont pris l'Odéon ? Malraux. — Ça ne leur portera pas bonheur. » Quand vient mon tour, le Général me dit : « Alors, vos étudiants, ils cavalent toujours ? AP. — J'espère qu'ils finiront par se fatiguer. » Il passe au suivant. « Il faut reprendre d'abord l'Odéon, puis la Sorbonne » De son geste familier, il nous invite à nous disposer en cercle autour de lui. GdG : « J'ai décidé de revenir quelques heures plus tôt. Ça ne peut pas continuer. Il faut marquer le coup tout de suite. La Sorbonne, l'Odéon, c'est trop. Nous allons reprendre tout ça en main. Nous allons régler les problèmes comme nous les avons toujours réglés dans les moments difficiles. Nous allons en appeler au peuple. » Le Général nous parle ensuite de son voyage : « Il était très important. C'est extraordinaire comme on aime la France là-bas. La France, c'est la liberté, c'est l'indépendance du peuple. Et puis, dit-il en se tournant vers moi, les Roumains font la sélection ! Ils n'ont pas d'ennuis avec leurs étudiants. » Pendant que le Général s'en va, nous nous interrogeons sur ce qu'il a voulu dire en parlant de ses projets. Certains pensent que le Général a en tête l'article 16, mais Couve nous met sur la voie en nous parlant d'un référendum. Tous, en tout cas, sont frappés par sa détermination, qui prend un air de reproche envers ce qui s'est passé en son absence et, carrément, envers Pompidou. Depuis six ans, c'est la première fois que je le vois réprimander — indirectement, et sans le dire — son Premier ministre devant ses ministres. Pompidou s'engouffre dans la voiture du Général, l'air penaud. Grimaud a pris des dispositions pour que le cortège suive un itinéraire inhabituel. Quel contraste dérisoire ! De Gaulle vient de quitter les foules roumaines acclamant l'homme qui a su se glisser entre les deux supergrands pour proclamer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et il doit regagner l'Elysée par un trajet furtif. À l'isba d'Orly, Flohic m'a glissé : « Le Général n'a cessé d'être nerveux sur ce qui se passait à Paris. Nous téléphonions plusieurs fois par jour pour avoir les dernières nouvelles. Chaque fois, nous apprenions qu'une nouvelle usine, qu'une nouvelle faculté, que l'Odéon étaient occupés. Dans l'avion du retour, il a écrit un papier qu'il m'a montré : " Il faut reprendre d'abord l'Odéon, puis la Sorbonne." Ce sont les ordres stricts qu'il va donner au gouvernement. Il reproche à Pompidou d'avoir tout laissé aller. AP. — Ce qui se passe est dans la logique de la décision de samedi dernier. À partir du moment où on fait le pari de faire confiance aux révolutionnaires comme s'ils étaient de bons petits étudiants, on est obligé de laisser se dérouler l'expérience, c'est-à-dire qu'on ne peut pas réagir. Flohic. — C'est bien ce que voit le Général. On est sur la pente glissante. C'est pourquoi il a pris la décision de faire un référendum, seul capable à ses yeux d'arrêter la glissade, en prouvant que le peuple est derrière lui. » 1 Jean Ferniot, Pierre Charpy et Michel Bassi. Chapitre 18 « LA RÉFORME, OUI ; LA CHIENLIT, NON ! » Dimanche matin 19 mai 1968. Le Général a tenu une réunion sur le maintien de l'ordre ; à l'heure même où, dimanche dernier, il avait donné instruction à Tricot d'en organiser une pour adopter mon « plan équilibré ». Ce dimanche-ci, le débat a changé de nature. Il ne s'agit plus d'université ni d'étudiants, complètement dépassés. Il ne s'agit plus que de la lutte contre la subversion qui déferle. Ont été conviés seulement, outre Pompidou, Fouchet, Joxe, Messmer, Grimaud et Gorse — puisque tout est suspendu à l'Information. À la sortie, Gorse avec humour, puis Pompidou avec gourmandise, répètent le verdict de l'oracle : « La réforme, oui ; la chienlit, non. » J'essaie d'en savoir plus. Fouchet n'est pas dans son bureau, mais j'interroge Dannaud, qui vient de recevoir de lui le résumé succinct de la réunion. Chacun a reçu son paquet. Le Général a attaqué d'emblée : « La chienlit, ça a assez duré. J'ai pris mes résolutions. On évacue l'Odéon aujourd'hui et la Sorbonne demain. À l'ORTF, Gorse, vous flanquez les trublions à la porte. » Fouchet lui a objecté que la police est traumatisée. Le Général lui a demandé de s'expliquer sur le traumatisme. Fouchet répond qu'elle a le sentiment d'avoir été désavouée. Pompidou est d'accord pour évacuer l'Odéon, mais demande qu'on diffère pour la Sorbonne. Le Général y consent et, malgré les objections de Grimaud, maintient ses instructions pour l'Odéon, tout en laissant Grimaud maître de la manœuvre. Lundi 20 mai 1968. Comment l'instruction donnée hier matin par le Général à Pompidou, Fouchet et Grimaud d'évacuer l'Odéon dans la nuit a-t-elle été divulguée ? Comment a-t-elle pu se répandre dans Paris, si ce n'est par les soins de ceux qui ne voulaient pas l'exécuter ? Évidemment, il n'était plus question de faire une opération qui exigeait la surprise, dès lors que les radios l'annonçaient. Bien sûr, il ne s'agissait pas de prendre d'assaut le théâtre, fusil-mitrailleur au poing, quand il était plein de trois mille badauds en proie à leur psychodrame ; mais de se glisser aux petites heures du matin, quand il ne resterait plus sur les lieux que quelques dizaines d'occupants ensommeillés. Chaque soir, j'appelle mes correspondants de Seine-et-Marne. Non seulement la réprobation ne diminue pas, mais la surprise augmente devant la passivité des autorités. Ce que la presse fait connaître du déluge de verbalisme qui inonde les amphis de la Sorbonne et la scène de l'Odéon choque le bon peuple. La violence des gauchistes paraît de plus en plus gratuite, insurrectionnelle. Et on ne voit pas, du côté du gouvernement, le moindre signe de la réaction vigoureuse qu'on attend. On s'étonne qu'un coup d'arrêt brutal ne soit pas donné à ces violences. Palais-Bourbon, mardi 21 mai 1968, 10 heures. Je planche ce matin devant la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée nationale. Marie-Madeleine Dienesch me dit, en m'accueillant, qu'elle n'a jamais tant vu de monde depuis qu'elle préside la commission. Dupuy, au nom du groupe communiste, commence par expliquer qu'il refuse d'assister à cette séance par solidarité avec les étudiants. Les autres députés d'opposition (FGDS et centristes) haussent les épaules. Sans doute trouvent-ils que le PC pousse le cynisme un peu loin, si peu de temps après avoir stigmatisé les gauchistes. Les communistes une fois sortis, on me passe le micro1. « La crise de l'Université qui a éclaté est devenue aujourd'hui une crise de la société. Il ne faudrait pas en déduire que la crise de l'Université a disparu. Elle subsiste. Elle est profonde. Il est possible qu'elle soit salutaire. (...) « L'explosion à laquelle nous assistons a pour effet non seulement de déchirer les voiles qui masquaient la vérité, mais probablement de faire éclater les obstacles qui se dressaient devant les réformes. Plus personne n'ose dire que construire et recruter suffiront à régler tous les problèmes. Cette erreur, que nous dénoncions, est désormais liquidée. L'Université impériale est moribonde, comme le lycée-caserne impérial est moribond. » Je développe trois points : le manque de participation, l'irresponsabilité et l'éloignement de la vie. Puis je conclus : « Nous sommes ouverts à toutes les idées. Nous sommes décidés à faire aboutir celles qui seront raisonnables. Il est encore possible de tirer le bien du mal. » « Des atteintes inacceptables à la sûreté de l'État » Conseil du mardi 21 mai 1968, midi. Joxe a inscrit à l'ordre du jour un projet de loi portant amnistie, qui sera soumis dès le lendemain au vote des deux assemblées ; et Messmer deux décrets : appel de réservistes et réquisition des biens et des personnes en application d'une loi de 1938. GdG : « Ce Conseil n'a qu'un objet limité et précis. La séance qui comptera sera celle de jeudi. J'aurai à vous dire des choses essentiellement importantes, avant de m'adresser au pays vendredi. Bon. L'amnistie. Je la considère comme une affaire tout à fait secondaire. Mais enfin, ça avait été dit, alors, allons-y ! » Joxe se fait le plus concis qu'il peut, et le Général n'ajoute pas un mot de commentaire. Messmer n'est pas plus prolixe sur ses décrets qui, eux, donnent des moyens de résister. Le Général nous en traduit le mode d'emploi : « N'oubliez pas que les tentatives d'occupation des locaux ministériels constituent des atteintes inacceptables à la sûreté de l'État. Tout directeur, tout chef de service, qui s'y prêterait, serait immédiatement révoqué. » Palais-Bourbon, mardi 21 mai 1968, après-midi. Pendant que le débat sur la motion de censure se poursuit dans l'hémicycle, les députés arpentent les couloirs. Des gaullistes de vieille souche — Baumel, Fanton, Rey — s'interrogent, accablés : « Comment le Général, après avoir tonné comme Jupiter, dimanche matin à l'Élysée, et exigé l'évacuation de l'Odéon le soir et de la Sorbonne le lendemain, s'est-il laissé convaincre aussi vite qu'il fallait y renoncer ? » Pendant ce temps, de Gaulle reçoit Harriman, chef de la délégation américaine aux pourparlers de Paris, puis Xuan Thuy, chef de la délégation nord-vietnamienne. Comme il doit être bouleversé par le contraste entre la fierté que les Français, s'ils étaient patriotes, devraient ressentir d'accueillir les deux ennemis dans notre capitale... et la honte qu'ils s'infligent à eux-mêmes par leurs désordres. Jobert : « Le Premier ministre ne désire pas que vous fassiez des déclarations » Mardi 21 mai 1968, soir. J'ai fait une déclaration sur les examens, pour signifier qu'ils auront lieu de toute façon. Le soir, Jobert m'appelle : « Le Premier ministre ne désire pas que vous fassiez des déclarations. Ce souhait s'adresse aussi à vos collègues. Il considère que, dans cette période de crise, toutes les communications au public doivent être concentrées dans ses mains. » Pompidou avait déjà adopté la même attitude en mars 1963, pendant la grève des mineurs. Le ministre de l'Industrie n'existait plus, le ministre des Finances non plus — quelle que fût sa dimension. Il voulait être le seul à s'exprimer, sauf à déléguer à son ministre de l'Information le soin de faire en son nom une déclaration qu'il lui avait préalablement dictée. Pompidou ne se départ pas de cette ligne. Dans le débat sur la motion de censure de ce jour, il a retiré brusquement le micro à son ministre de l'Information, en direct sous les yeux de la France entière. Bien qu'il ait refusé ma démission, tout se passe comme s'il l'avait acceptée. Le ministre de l'Éducation, c'est lui. Mais le ministre de la Justice, c'est lui ; le ministre de l'Intérieur, le ministre des Finances, le ministre de l'Information, c'est lui. Le système a cependant ses limites ; il faudrait que d'autres porte-parole le relaient ; mais comme il s'est substitué à tous, plus personne ne peut se substituer à lui. Pompidou : « Il me plaît, ce Kaspereit, il a toujours le sourire » Matignon, mercredi 22 mai 1968. Pompidou, au centre d'une table recouverte de feutre gris, dans le grand salon blanc où il tient ses réunions, le dos au parc — comme pour ne pas se laisser distraire, ou pour mieux observer qui va entrer —, trône, tel un prince débonnaire. Il fait appel de temps à autre à des parlementaires « compagnons », qu'il mélange allégrement avec des hauts fonctionnaires, supposés « compagnons » eux aussi pour l'occasion. Pompidou : « Ah, Kaspereit ! Je vous attendais ! Il me plaît, Kaspereit, il a toujours le sourire. » J'ai l'impression que ce sourire ne se communique pas à quelques-uns des hauts fonctionnaires qui sont là. Ils trouvent naturel d'être mélangés à des ministres, mais non à des députés de base du parti majoritaire. Dans cette période où la situation est fluide, ils n'aiment pas être confondus avec des militants. Pompidou aussi a toujours le sourire. Il apprécie chez ses interlocuteurs la maîtrise de leurs inquiétudes, le détachement, la distance. Il allume parfois une cigarette avec la précédente ; mais souvent, il garde le mégot éteint au coin de sa bouche, comme pour s'interdire de recommencer. Son sourire en est accentué. « Vous voyez, nous dit-il, quand un enfant ou un adolescent a un accès de colère, c'est comme un coup de folie : il faut d'abord qu'on fasse baisser la fièvre et que la folie s'éloigne, avant qu'il ait le temps de contaminer les autres. Il faut lui tapoter la joue, s'il a dix ans, faire appel à son bon sens s'il en a dix-huit ; il ne faut pas risquer de faire remonter la fièvre. » Pompidou : « La préfecture de Nantes, tout le monde s'en fout » Fouchet dit drôlement : « Le 8 mai, quand les ouvriers et les paysans manifestaient ensemble dans les neuf départements de l'Ouest, nous avions complètement dégarni Paris, nous étions à la merci des enragés. Il ne faudra jamais recommencer cette imprudence. » Pompidou tranche : « Paris, c'est Paris. Si l'émeute se rend maîtresse de l'Hôtel de Ville, ou du Palais-Bourbon, ou de Matignon, ou à plus forte raison de l'Élysée, l'État et la France sont fichus en l'air. Si c'est la préfecture de Nantes, tout le monde s'en fout. Dites donc à Vie2 qu'il n'a qu'à se débrouiller. Si les gauchistes l'embêtent, il n'a qu'à faire appel au service d'ordre de la CGT, qui leur rentrera dans le lard. » Pompidou a commencé par se faire des illusions sur la nature des événements. Mais il a admirablement tenu le choc. S'il est angoissé, il garde son angoisse pour lui. Si certains membres de son entourage caressent l'idée de voir le Général s'effacer, il ne prête pas le flanc à l'accusation de déloyauté. Il a été depuis vingt-quatre ans trop lié à toutes les péripéties de l'aventure gaullienne pour ne pas « coller » à elle ; et le Général est nécessaire pour lui donner sa légitimité. Il a reçu dans son bureau plusieurs groupes de parlementaires gaullistes. Il ne leur donne ni assurance, ni promesse. Mais ils repartent rassérénés, de l'avoir vu si maître de lui, si souriant. Chaque jour, il va faire un tour dans la salle de presse de Matignon. La télévision donne de lui des images sereines. Le Général « n'est plus lui-même » ; mais Pompidou est là. 1 On trouvera le texte intégral de cette communication en annexe 2. 2 Préfet de Loire-Atlantique. Chapitre 19 « VOTRE PSYCHOLOGIE A ÉTÉ DE LAISSER VENIR » Élysée, jeudi 23 mai 1968. Flohic, avec lequel je bavarde un moment avant de rejoindre mes collègues qui arrivent l'un après l'autre dans la salle du Conseil, parle de « l'indulgence complice de certains à l'égard des manifestants. » Pense-t-il à Grimaud, ou à plus haut que lui ? En tout cas, avec son absolue fidélité au Général, nul doute qu'il a entendu celui-ci tenir des propos du même ordre. Avant l'arrivée du Général et de Pompidou, les ministres échangent leurs inquiétudes. Ils sont, me semble-t-il, une nette majorité à trouver que la politique d'apaisement inconditionnel a échoué : elle a embrasé toute la société. Missoffe : « Le système de Pompidou est épatant, mais il ne fonctionne pas. Tout le monde réclame : "Et moi, et moi" Guéna. — Les étudiants ont fait la preuve qu'il suffisait de tout casser pour obtenir tout. Pourquoi les jeunes ouvriers se gêneraient-ils ? Marcellin : « Il fallait fiche les meneurs en taule » Marcellin. — Comment se fait-il que le gouvernement fasse montre d'une telle faiblesse ? Mais qui donc, dans l'appareil de l'État, a une conception réfléchie du maintien de l'ordre ? Jamais d'initiatives pour reprendre les choses en main, pour mettre l'adversaire hors d'état de nuire ! On réplique au coup par coup, et toujours en reculant ! » Je lui réponds que je pense comme lui, mais que je comprends aussi la hantise de Pompidou, de Fouchet, de Grimaud : ils craignent que la fermeté ne conduise à faire couler le sang. Marcellin : « Mais c'est absurde ! Il n'est pas question de se servir d'armes à feu, puisque les émeutiers n'en emploient pas ! Il faut évidemment rester dans le même registre qu'eux. Mais surtout ce qu'il faut, c'est abandonner la défensive ; c'est frapper à la tête, emprisonner les meneurs, désorganiser le système d'attaque des groupes révolutionnaires. Quand il y a de l'agitation, c'est qu'il y a des agitateurs. Dès le début, il fallait fiche les meneurs en taule et dissoudre leurs mouvements. Et si les agitateurs les reconstituent, il faut les poursuivre pour reconstitution de ligues dissoutes. Je connais la musique. Je l'ai apprise avec Jules Moch. « En 52, les communistes, armés de barres de fer, ont fait une manifestation violente contre la venue à Paris du général Ridgway, vous vous souvenez 1. J'étais au gouvernement. On n'a pas molli. Huit cents arrestations, dont Jacques Duclos et André Stil. Cent cinquante inculpations pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, perquisitions au siège du PC. Les communistes ont compris alors que la violence se retournait contre eux. » Pourtant, Grimaud peut se prévaloir, depuis la nuit des barricades, d'une douzaine de jours calmes, pendant lesquels on a suivi sa tactique du non-agir. Et même il peut triompher en soulignant que c'est l'interdiction de séjour prononcée, malgré son avis, contre Cohn-Bendit, qui a relancé le désordre. Pour lui, on ne va pas assez loin dans le sens de la patience ; pour le Général, on y est allé beaucoup trop loin. Pompidou, tantôt suit sa pente qui est celle de Grimaud, tantôt fait une concession au Général qui va dans le sens inverse. Le résultat est un peu cahoteux. « Je ne crois pas que l'État puisse être emporté » Conseil du jeudi 23 mai 1968. Le silence se fait à l'arrivée du Général. Comme insensible à la pression des événements, le Conseil déroule son ordre du jour. On parle du régime fiscal de la Nouvelle-Calédonie, du développement du Nord. Le Général évoque, mais brièvement, son voyage en Roumanie. Son retour accéléré fait la transition : Fouchet puis Jeanneney font le point du désordre dans la rue et dans l'économie. Après leurs longues interventions, le Général se concentre un moment, puis : « Je vais demander à chacun de vous de s'exprimer. Je m'en vais vous dire d'abord ce que je pense de la situation. « Nous nous trouvons dans un certain pays, dans une certaine société, qui sont emportés par une transformation, avec une étendue et sur un rythme jamais connus. C'est un pays qui n'a peur ni de la guerre, ni de la misère. Il ne connaît ni angoisse intérieure, ni angoisse extérieure. Il assiste à un mouvement, à un progrès qui le dépassent, parce qu'ils tiennent à des causes qui le dépassent et qui tiennent en un mot : la civilisation technique et mécanique. Alors, il est troublé dans tous ses éléments, notamment dans sa jeunesse. « Il ne faut pas être étonné qu'à un moment ou à un autre, il y ait eu une manifestation nationale — et internationale, mais comme toujours nous montrons la voie. « Le trouble, on le ressent de haut en bas, et spécialement dans ce qui s'agite le plus, l'Université. « L'Université est mal organisée, pas du tout adaptée à son objet. Elle est depuis longtemps dans la pagaille. On aurait pu depuis longtemps faire un certain nombre de choses que l'on n'a pas faites. Je passe, mais tout le monde comprend ce que je veux dire. De même, pour l'ordre public. Il est possible que l'on aurait pu agir plus vite et plus fermement, dès le début des désordres dans la rue. » Le Général s'adresse directement au Premier ministre, qui lui fait face : « Votre psychologie a été de laisser faire, de laisser venir. Cela peut se concevoir, à condition de ne pas laisser franchir les bornes au-delà desquelles l'État aurait été atteint. « Mais à quoi bon épiloguer ? Le fait est que, sous l'effet du détonateur qu'a été le monde estudiantin, les manifestations de tous ceux qui ne sont pas contents pour une raison ou pour une autre se sont enchaînées. On a assisté à une entreprise d'occupation des usines et du pays. « Cette situation ne peut plus durer. Il faut y mettre un terme, en plaçant les Français en face des réalités. À moins que cela n'aboutisse à une révolution, à la volonté d'une partie du pays de s'emparer de la République et de renverser les institutions. Cette intention existe sûrement dans certaines équipes, dans certains organismes. Mais ce n'est pas l'intention généralisée du pays de faire la révolution. Et l'État est suffisamment établi sur ses bases, il a le ressort suffisant pour empêcher qu'on ne le renverse. Il suffit de vouloir, il suffit de tenir bon. Je ne crois pas que l'État puisse être emporté. « Ce désir d'élévation et de participation, il faut que l'État en fasse son affaire » « Il y a les causes. Il y a partout un désir de profiter du progrès, de prendre sa part du profit. Il y a un désir général, surtout de ceux qui ont l'habitude de revendiquer — les ouvriers, les paysans —, d'améliorer leur condition. C'est une impulsion de la société mécanique : gagner. Pourquoi ne gagneraient-ils pas quelque chose ? Ils voient que ça marche, que ça répond. Pourquoi ne pas en profiter ? On ne calcule guère quels déséquilibres cela peut entraîner. « Et puis il y a un autre élément, corrélatif au premier. C'est un désir généralisé de participer, comme on dit. Ne pas être entraîné par la mécanique, les organisations industrielles, les administrations, tous ces instruments qui font marcher la mécanique. Ça peut aboutir à un désir de contester sans mesure. « Le désir général de participer, il se manifeste particulièrement dans la jeunesse. Et le désir d'améliorer la condition matérielle, il ne se manifeste pas spécialement chez les plus défavorisés, mais plutôt chez les cadres, qui naturellement entraînent les autres. « Ainsi, tout le monde veut plus qu'il n'a. Et tout le monde " veut s'en mêler ", " être consulté ", " participer ". « D'autre part il y a une nécessité de la nation et une obligation de l'État. D'abord, de maintenir l'ordre public. D'assurer à la population les choses élémentaires : la vie, la santé, les communications, la liberté du travail partout où on le peut. « Corrélativement et dans l'immédiat, il faut garder le contact, causer, négocier, négocier en tout cas avec ceux qui ont les moyens de négocier. On devra donner des choses, et il vaudra mieux les donner volontiers, mais il ne faut pas que l'équilibre soit emporté. « Mais, au-delà, il faut que l'État, et pour commencer moi-même, fasse une opération d'ensemble, une opération nationale. « Ce qui est élémentaire, et même naturel, c'est ce désir d'élévation et de participation. Il faut que l'État le prenne en compte, le coiffe et en fasse son affaire ; et que le pays le mandate pour le faire. Il faut que le pays nous dise : "Nous vous faisons confiance, à vous tels que vous êtes, pour réformer l'Université de manière à l'adapter aux besoins modernes de la Nation ; pour que le rôle de la jeunesse soit établi et précisé ; pour que l'économie soit infléchie, afin d'améliorer le sort de tous et spécialement des moins favorisés ; pour que la participation soit étendue et qu'elle touche aux responsabilités, par l'association du personnel à la marche des entreprises ; pour développer la formation et assurer l'emploi ; pour définir l'organisation régionale." « L'opération qui est à faire, l'opération que je dois faire, c'est un référendum portant sur ces sujets-là ; c'est demander au peuple un mandat pour faire ces choses-là. « Si c'est non, ma tâche est terminée. « Si c'est oui, nous le ferons, avec cet appui formulé par le pays, s'il le veut. » Maurice Schumann : « Vous retournez l'événement. Bravo ! » Le « tour de table » annoncé commence. C'est Edgar Faure qui parle le premier. Edgar Faure : « La société ne dispose pas des ressorts et amortisseurs qui permettraient d'absorber les secousses. Les corps intermédiaires sont affaiblis, et il ne faut pas donner l'impression de trop de démocratie directe. GdG (prompt à comprendre la critique sous-jacente). — Le mandat sera donné aux pouvoirs publics, et non pas au seul Président de la République. Nous n'écartons ni le Parlement, ni les syndicats, et, vous avez raison, il ne faut pas en donner l'impression. Edgar Faure. — Trois causes se sont conjuguées, pour créer la crise : le malaise universitaire, la morosité de la situation économique en raison du défaut de relance, l'insuffisance de l'assiette politique pour la majorité. (Comme la presse et le Landerneau parisien, il fait l'impasse sur un autre facteur ou ne le voit pas : les groupes révolutionnaires.) Marcellin (reprenant à sa façon le problème des corps intermédiaires). — Il faut lutter contre la tendance de l'administration centrale à tout aspirer. Il ne faut pas seulement déconcentrer, comme le prévoit le texte du référendum, mais décentraliser, en donnant aux assemblées régionales un pouvoir de décision. » (Marcellin ne dit rien des idées fermes et sensées qu'il développe avant et après le Conseil.) Comme pour dissuader les autres ministres d'entrer dans les détails, de Gaulle précise : « Il n'est pas question de soumettre au référendum autre chose qu'un texte général. L'opération à réaliser est une opération de confiance, d'intention. Il ne faut pas expliciter les choses. » Michel Debré met l'accent sur la politique : « La crise a commencé lors de l'élection présidentielle ; une situation difficile s'est créée, qui a été aggravée par des élections législatives médiocres et par l'indiscipline d'une majorité faible. L'assise du pouvoir n'est plus assez solide. Dès que les difficultés apparaissent, tout s'effondre. « L'intérêt national réclame la rigueur et l'effort. Des raisons politiques poussent à reculer devant cet effort. Quant à décentraliser, on peut bien le faire, mais à condition que l'État s'appuie sur le suffrage universel. » De Gaulle approuve : « Oui, pour s'opposer au fédéralisme. Billotte. — Les jeunes ont l'impression que notre société demeure figée, alors que la révolution scientifique nous emporte à toute vitesse. Votre discours de demain doit mettre l'accent sur l'homme nouveau du XXe siècle, et faire comprendre que nous abattrons toutes les Bastilles du conservatisme, auxquelles nous nous heurtons depuis tant d'années. Il faut installer la participation à tous les échelons. Schumann. — Il s'agit d'un nouveau départ. Voilà ce que le pays attend de vous. Cela seul est digne de vous. Les élections de 1967 avaient entamé une certaine désagrégation. On avait interrompu les voies du gaullisme, c'est-à-dire de l'appel direct au pays. Aujourd'hui, vous saisissez l'occasion par les cheveux. Vous retournez l'événement. Bravo ! » Quand vient mon tour, je formule des objections : « Pour la forme, le référendum est-il adapté à une période de crise grave ? Il n'est pas familier aux Français. La gauche ne va pas manquer de parler de plébiscite bonapartiste. Le réflexe fondamental des Français, ça demeure les élections législatives. C'est la procédure qui me paraîtrait la plus appropriée pour un nouveau départ. « Pour ce qui concerne l'Université, dans le déluge de bavardage qui la submerge, deux mots surnagent : participation et autonomie, qui peuvent être la meilleure ou la pire des choses. On peut même soutenir que la crise est sortie à Nanterre d'un excès de participation et d'autonomie. Le doyen Grappin a souhaité faire l'université expérimentale de la participation. On a créé des commissions paritaires enseignants-étudiants, pour les programmes, pour les examens, pour la pédagogie... On a laissé aux étudiants la liberté de discussion politique. Le résultat ne s'est pas fait attendre. La faculté a été mise hors d'état de fonctionner. Le doyen Grappin est le premier à reconnaître que cette expérience a échoué. « Quant à l'autonomie, il faudrait préciser les choses. Chacune des universités devrait être plus autonome pour recruter ses étudiants et ses enseignants et pour se gérer. Mais l'autonomie de l'Université dans son ensemble est à certains égards trop grande : les sacro-saintes franchises universitaires ont favorisé l'extension des désordres. Ce sont ces traditions autonomistes qui empêchent le gouvernement de remettre lui-même de l'ordre et d'intervenir dans le fonctionnement d'un corps qui se retranche du reste de la nation. « Ce n'est pas n'importe quelle participation et n'importe quelle autonomie qui permettraient de résoudre la crise. Mais une brèche s'est ouverte. Il faut profiter de la crise pour faire passer des réformes profondes, dans les semaines qui viennent. » Pendant toute cette intervention, Pompidou n'a cessé d'opiner du chef, en accentuant son sourire quand je parlais des effets pervers de la participation, m'encourageant à développer mes remarques. Le Général, au contraire, avait l'air sombre et fermé. Michelet : « Avec les étudiants, il faut y aller mollo » Michelet a commencé par détendre l'atmosphère en lançant : « Mon général, il faut comprendre les étudiants. Avec eux, il faut y aller mollo. » Rires autour de la table. Le Général n'a pas l'air d'apprécier. Mais Michelet développe son idée et élargit le débat : « La crise de la jeunesse est une crise mondiale. Elle a été étouffée brutalement à Moscou, à Varsovie, à Madrid, en Amérique du Sud. À Paris, où on n'a pas enfermé les enragés de Nanterre, il n'y a pas eu de fusillades. La révolution a pu prendre son essor sans difficulté et se nourrir des précédents dont notre histoire est riche. Car c'est une révolution. « Le gaullisme, c'est le rajeunissement du pays. La France est rajeunie. Nous avons sans doute eu tort de ne pas donner le droit de vote à 18 ans. Il ne faudrait pas que les jeunes de moins de 21 ans s'opposent à une réforme qu'on va faire pour eux mais sans eux. » Pierre Dumas ne repousse pas l'idée de référendum, mais souhaite des élections le plus tôt possible. « Le fait que notre majorité était trop courte a aggravé le sentiment que le pouvoir n'était pas assis, et encouragé la volonté des forces d'opposition de le faire tomber. Ne pourrait-on faire voter dès 18 ans ? Ce serait un acte de confiance dans la jeunesse ; malgré les apparences, je crois qu'il y aurait beaucoup plus de jeunes favorables que défavorables. » Le Général se tait ; Fouchet écarte cette suggestion : « Nous n'avons pas le temps de modifier les dispositions légales. Chirac. — Le référendum est la seule réponse possible. Mais simultanément il faut que les négociations avec les syndicats avancent très vite. Il ne faut surtout pas miser sur un pourrissement. « Seul le référendum peut confirmer l'autorité de l'État » Gorse (revenant sur l'idée d'élections). — Le référendum ne suffira pas. Les élections sont plus conformes aux habitudes des Français. » Le Général, qui n'avait pas relevé mon propos, coupe sèchement : « Non, car l'opposition cherche à mettre en échec l'autorité de l'État et seul le référendum peut la confirmer. » (Le Général accorde un crédit total au référendum comme moyen d'affirmation de la confiance nationale. C'est oui, ou c'est non. C'est catégorique. Les élections, au contraire, sont biaisées, parce qu'on passe par un vote pour des individus, qui risquent de ne pas être de bons conducteurs de la volonté populaire.) Malraux. — Oui, c'est le référendum et rien d'autre qui s'impose. Le choix doit être fait par le pays : c'est ou bien la réforme, que vous seul avec votre gouvernement pouvez conduire, ou bien la révolution. C'est simple et le peuple comprendra. « La réforme ne doit en aucun cas être ordonnée par l'opposition. Il ne faut pas que le gouvernement danse sur les violons des grévistes. Ce qui suivra le référendum, ce sera la mise en place de quelque chose de fondamental, un new deal systématique. GdG. — C'est-à-dire qu'il faudra le faire spontanément (il souligne le mot de la voix). « Le référendum n'exclut pas les élections » Missoffe. — Vous voulez consulter le peuple en le faisant participer. La participation doit passer par des élections générales. Hier, je ne le cache pas, je souhaitais que l'Assemblée renverse le gouvernement. GdG. — Le référendum n'exclut pas les élections. » Devant cette ouverture inattendue du Général, Pompidou intervient avec vivacité : « Je supplie qu'on ne parle pas d'élections prochaines. Nous ne tiendrions plus l'Assemblée, dans les jours où on aurait particulièrement besoin d'elle. » Missoffe reprend : « On a ri du phénomène hippy, des beatniks, des provos. On a eu tort de ne pas attacher assez d'importance à ce phénomène. Ce besoin des jeunes de marquer leur différence, de s'évader, de se regrouper dans une action violente, ce sont des tendances qui avaient été soulignées dans le Livre blanc publié par mon ministère. « Les jeunes du baby-boom savent qu'ils sont une force. Ils ne peuvent plus supporter que les adultes se considèrent comme propriétaires de tous les leviers de commande. « Et puis, le transistor et la télévision ont provoqué l'information directe, sans intermédiaire. Les structures traditionnelles s'effacent ou s'effondrent. D'où la démission généralisée de l'autorité. Guéna. — La réponse au référendum sera le troisième tour de l'élection présidentielle. La victoire nous donnera une force accrue. GdG. — La victoire n'est pas assurée. Ortoli. — Nous ne devons pas demander les pleins pouvoirs, mais la confiance. Il faut engager ce référendum dans un esprit de dialogue. Couve. — La crise que nous traversons est révolutionnaire. La France ne change pas par évolution, mais par saccades. L'autorité de l'État est gravement atteinte. Ce qu'il faut d'abord, c'est la rétablir. Ensuite, il faudra prendre en main les transformations nécessaires, maintenant que le choc les a rendues possibles. » Guichard suggère d'organiser le même jour le référendum et les élections : « On ne peut pas conserver cette Assemblée. Pompidou. — Si on parle d'élections, nous allons nous mettre les parlementaires à dos. Guichard. — Le recours à des élections, c'est la seule soupape dans la vie politique en France. Les élections couplées avec un référendum sont payantes. L'expérience l'a montré. » Fouchet approuve. Pompidou : « Nous avons été fidèles à votre personne, et nous le resterons » Pompidou clôt le débat : « Le mouvement auquel nous assistons, vous l'avez analysé, mon général : il traduit un besoin matériel et un besoin plus moral que politique de se sentir responsable, associé aux décisions. Vis-à-vis d'une administration technocratique et centralisatrice, les hommes se sentent pareils à un troupeau et se révoltent contre le berger. « La jeunesse : son explosion nous aura permis de faire éclater une Université vieillie. Mais ça ne va pas sans inconvénients. « La France n'a plus de préoccupation fondamentale. L'Allemagne se débat dans son problème national ; la Belgique, dans son problème linguistique ; l'Angleterre, contre la décadence ; les États-Unis, dans le conflit racial. Paris s'ennuyait. D'où le goût de la destruction, pour que ça change. « Nous sommes revenus au Paris de la Révolution. En 1830, en 1848, en 1870, des mouvements parisiens ont suffi à faire tomber des régimes. La IIIe et la IVe s'en tiraient par des crises ministérielles. Mais aujourd'hui, l'autorité de l'État s'est maintenue, ce qui prouve que la Ve tient bon (c'est la réplique à Couve). « Tout finira par se tasser. Mais cette crise a fait apparaître des forces nouvelles : la jeunesse ; et aussi la CGT et le PC, qui ont pris le train en marche et qui ont montré qu'ils étaient les seules forces capables de paralyser l'État. Un seul appui existe : l'opinion. Il faut faire appel à elle. Il faut que le Président de la République, parce qu'il est aussi le général de Gaulle, trouve appui dans l'opinion. « Je ne suis pas favorable à des élections couplées avec le référendum. J'aurais plutôt tendance à souhaiter la dissolution. Mais il y a une chance que, sur le nom du général de Gaulle, le référendum soit positif, et un risque que les élections soient négatives, par réaction contre le gouvernement, contre les ministres, contre moi-même. Nous risquons de perdre les élections, alors que nous devons gagner le référendum. » (Surprenante déclaration, puisqu'il m'a confié à plusieurs reprises depuis l'élection présidentielle que la popularité du Général était usée par l'accumulation des catégories qui ne lui pardonnent pas d'avoir gagné contre elles un des combats du passé ; tandis que lui, il échappe à ces griefs. Découragement sincère, ou modeste et habile façon de combattre auprès du Général ceux qui lui chuchotent que son Premier ministre ne pense qu'à le remplacer ?) « Mon général, nous avons été fidèles à votre personne, et nous le resterons. GdG. — Je vous remercie. Je suis touché. « Il faut aller à l'essentiel. L'essentiel, c'est que le peuple, dans sa masse, se ressaisisse et impose un coup d'arrêt à une minorité violente qui ne le représente pas. L'essentiel, c'est donc de gagner le référendum et, dans la foulée, de faire de grandes réformes. » Joxe, à la sortie, nous déclare : « Et il ressuscita le troisième jour. » 1 Le général Ridgway, successeur du général Eisenhower comme commandant en chef des forces de l'OTAN. Chapitre 20 « UNE FOIS DE PLUS, LES ÉLITES S'EFFONDRENT » 110 rue de Grenelle, vendredi 24 mai 1968. Je sens que l'administration centrale est comme en apesanteur. Tout paraît en suspens. Pour ma part, au moment que choisira Pompidou, je quitterai cette maison. Je veux profiter de ce qu'elle peut encore me croire le ministre pour lui laisser un message. Ce matin, j'ai convoqué, pour une réunion de réflexion, tout ce qui compte au « 110 ». On s'y entasse dans la bibliothèque du cabinet et chacun sans doute a sa façon de percevoir l'événement. Chef de la plus nombreuse administration de l'État, je développe longuement ma critique de la centralisation administrative. Si la moindre secousse se propage dans toutes les structures de la machine ; si toute décision doit, soit remonter au ministère et même jusqu'au ministre, soit se tenir dans les étroites limites qu'a fixées la norme édictée d'en haut ; si cette centralisation traditionnelle a été encore renforcée dans les années récentes par l'organe nouveau du secrétariat général ; si ce renforcement a paru nécessaire pour réparer les désordres que l'usage introduit dans un agencement aussi complexe et aussi vaste ; bref, si l'Éducation nationale reste sous le signe de Colbert, il ne faut pas s'étonner qu'un jour cet absolutisme administratif s'effondre. J'invite donc tous les responsables de l'administration à tirer la leçon de cette crise. Les réformes nécessaires et déjà esquissées, dans le fonctionnement de l'Université et dans celui des établissements scolaires, supposent une réforme tout aussi profonde de l'administration centrale. À mesure que je parle, je sens Pierre Laurent, assis à côté de moi, se crisper. Quand j'ai fini, il prend brièvement la parole, pour aller vite à la formule qu'il a dû méditer : « Vous avez accusé Colbert, mais on n'a pas guillotiné Colbert, on a guillotiné Louis XVI. » Pourtant, lui aussi me suivra sur l'échafaud. Mais l'administration centrale a-t-elle changé ? N'a-t-elle pas continué, sous le signe de Colbert, et de réforme en réforme, d'empêcher le changement ? Pompidou : « Le PC et la CGT sont les derniers garants d'une solution pacifique » Matignon, vendredi 24 mai 1968, après-midi. Pompidou me reçoit le vendredi après-midi, à la veille de Grenelle : « Nous en sommes au point où la CGT et le parti communiste sont les derniers garants d'une solution pacifique. Nous allons nous mettre d'accord avec eux pour satisfaire les revendications salariales et catégorielles. Ça nous permettra d'étouffer les revendications qui cherchent à flanquer le pays par terre. » (Il semble attacher plus d'importance à la négociation de demain entre pouvoirs « responsables », au sommet, déjà amorcée dans les coulisses, qu'à l'annonce que le Général va faire ce soir d'un référendum sur la participation.) «Le plus important, ajoute-t-il, ça n'était pas de convaincre Debré de s'abstenir de venir demain s'asseoir à la table de négociation, c'était de convaincre le Général. Ça a été beaucoup plus facile que je ne pensais. Il a compris qu'avec Debré, on irait fatalement à la rupture, et qu'on ne pouvait aboutir que sans lui. » Je propose à Pompidou de tarir les sources ou plutôt les ressources du mouvement étudiant. On a ouvert les vannes en laissant occuper la Sorbonne, puis, de proche en proche, d'innombrables facultés, restaurants et résidences universitaires. « Les esprits sont mûrs pour qu'on leur coupe les vivres : pas d'électricité, pas de ravitaillement, traitement suspendu pour les enseignants qui participeront au mouvement. » Pompidou me répond : « Mais non, il n'y a qu'à attendre. » « C'est un torrent insaisissable » Rue de Grenelle, 24 mai 1968, 20 heures. Le Général parle. Les manifestants manifestent. Les manifestants s'attaquent à la police, à la Bourse, à l'ordre public, sans trop se soucier de De Gaulle. De Gaulle s'attaque aux causes profondes du désordre social, sans paraître se soucier du désordre public : « Crise de l'Université, provoquée par l'impuissance de ce grand corps à s'adapter aux nécessités modernes de la nation, en même temps qu'au rôle et à l'emploi des jeunes. Crise de la société, qui impose d'adapter notre économie non pas à telle ou telle catégorie d'intérêts particuliers, mais aux nécessités nationales et internationales du présent, en organisant la participation du personnel aux responsabilités professionnelles, en développant la formation des jeunes, en assurant leur emploi, en mettant en œuvre des activités industrielles et agricoles dans le cadre de nos régions. » Il a plongé au cœur de nos difficultés. Et pourtant, son discours n'a pas porté. Il n'a fait que confirmer l'organisation d'un référendum dont l'annonce était éventée depuis plusieurs jours. Dans l'heure qui suit, on constate que la déception est générale. La presse fera écho au seul chant des manifestants : « Adieu, de Gaulle, adieu ! » Le Général a commis la même erreur d'appréciation qu'il m'a justement reprochée pour mon intervention télévisée du 6 mai. Ce sermon froid n'est pas en phase avec la violence qui déborde au même moment dans les rues, cette violence qui ravit les uns et scandalise les autres. Dannaud me dit dans la soirée que les préfets sont accablés. Quand je rentre chez moi le soir, mon voisin, chef d'entreprise, me dit sur le palier : « Ce que Pompidou va faire avec les syndicats, c'est ce qu'il fallait faire. Ça, c'est un homme ! Ce que de Gaulle vient de dire, c'est zéro. Dans mon milieu, nous pensons tous la même chose. Il faut qu'il s'en aille. » Des coups de téléphone avec Foccart et Tricot me montrent que son entourage immédiat est atterré : « C'est un torrent insaisissable », leur a dit le Général. Il aurait lui-même tiré la leçon de cet échec : « J'ai mis à côté de la plaque ! » 110, rue de Grenelle, dimanche 26 mai 1968. Au moment où, au ministère du Travail, 127 rue de Grenelle, la négociation est menée tambour battant avec les partenaires sociaux, j'enrage, au 110, de ne pouvoir nouer le dialogue avec ceux qui, dans le bouillonnement ou l'effondrement universitaire et scolaire, détiennent une parcelle de responsabilité. Je rédige une lettre en ce sens à l'intention de Pompidou, et je lui soumets des projets de télex aux recteurs. Un premier télex tend à fixer la position de l'État face aux dérapages institutionnels qui s'observent dans les facultés : oui à des organes nouveaux qui s'ajoutent ou sont associés aux institutions de droit ; non aux organes qui prétendent s'y substituer, même avec l'accord des institutions de droit. Un second télex vise à organiser au plus vite la « participation des élèves à la vie des établissements du second degré » : élection d'un ou deux délégués de classe, réunion périodique de ces délégués, création d'une instance consultative comprenant à parité membres de l'administration et du corps professoral, et parents d'élèves et élèves. Cette instance représentative pouvant évoquer tous les problèmes de la vie scolaire (activités culturelles, foyers, coopératives, clubs, associations sportives, centres de documentation, etc.). Edgar Faure, dès son arrivée au ministère, mettra en place ces institutions, qui fonctionnent encore aujourd'hui. Au Premier ministre, j'écris : « Des appels du pied me sont faits de divers côtés pour réunir dès que possible une table ronde à laquelle pourraient participer, outre les délégués des grandes organisations syndicales de l'enseignement, certains représentants de l'UNEF et du SNESup. Il faudrait, à mon sens, pour désamorcer une reprise de la violence, appliquer de toute urgence une tactique positive dont j'aimerais vous exposer les grandes lignes dès que possible. Sinon, nous risquerions d'ajouter aux agitateurs les " desperados ". » Je fais porter ces textes à Matignon dans la soirée. Ils n'en sortiront pas. À la guerre de mouvement que je crois encore possible, tant sur le versant de l'ordre que sur le versant de la réforme, Pompidou préfère la guerre d'usure. Waldeck-Rochet : « Le Général n'a pas le droit de s'en aller » Lundi matin 27 mai 1968. Pompidou croyait que tout avait été réglé. Grâce à vingt-six heures de discussion, face à face avec les organisations ouvrières et patronales, les revendications catégorielles des travailleurs étaient satisfaites. Il va dormir deux heures, après une conférence de presse où il a exprimé son soulagement. À 10 heures, quand il se réveille, il apprend avec stupeur que les ouvriers de Renault à Billancourt ont décidé à l'unanimité de continuer la lutte. Un abattement saisit le gouvernement et les cabinets. Toute la stratégie de Pompidou était suspendue à cet accord. Il le considérait comme un grand succès et n'imaginait pas que Georges Séguy et Benoît Frachon n'allaient pas honorer leur signature. Double jeu de l'appareil communiste ? Sincérité de Séguy, pris à revers par un mouvement de foule ? Ou bien, le PC et la CGT, sur lesquels Pompidou s'appuyait pour défendre l'État, le régime, l'économie, en sont-ils arrivés à penser que le moment était venu de faire triompher la révolution ? L'échec, en tout cas, relance l'opposition politique, que le succès aurait privée d'aliment. La gauche non communiste, Mitterrand et Mendès France en tête, sont d'accord avec L'Humanité pour proclamer que le seul service que de Gaulle puisse désormais rendre à la France, c'est de s'en aller. Mais y a-t-il double jeu à l'envers, ou dissensions, dans ce que Waldeck-Rochet a dit, sur le ton d'une prière, à Jacques Vendroux1, qui s'est hâté de nous répercuter ce signal d'espoir dans les couloirs du Palais-Bourbon : « Dites bien au Général qu'il n'a pas le droit de s'en aller. » Missoffe : « La France est gouvernée par les deux Georges » Avant le Conseil du lundi 27 mai 1968, 14 heures 45. La plupart des ministres sont là avec un bon quart d'heure d'avance, comme s'ils voulaient se retrouver, au milieu du désarroi général, pour créer une bourse des informations et des analyses. Les visages sont graves ; certains, même, atterrés ou anxieux. Missoffe me dit : « De Gaulle doit se rappeler ce qu'il disait en mai 58, à la fin de la IVe : "Le pouvoir n'est plus à prendre, il est à ramasser." Nous en sommes de nouveau là. » La plupart de mes collègues pensent que le parti communiste s'apprête à être le ramasseur. Et pourtant, la stratégie de Pompidou est fondée sur le pari inverse : à savoir que le PC est le seul pilier sur lequel peuvent s'appuyer le gouvernement et l'État, puisqu'il est la seule force qui ne veuille à aucun prix de la révolution. Missoffe conclut par la formule : « La France est gouvernée par les deux Georges 2. » Debré partage le sentiment de Pompidou : « Le parti communiste est un stabilisateur, face à la folie des enragés : quand il s'est mêlé d'organiser un cortège, comme le 13 mai, les non-étudiants, encadrés surtout par la CGT, étaient à dix contre un, face aux étudiants excités par les gauchistes. Il les a fait tenir bien tranquilles. » Mais il commence à douter : « Que se passera-t-il, demain ou après-demain, lorsque le PC aura compris qu'il est désavoué par sa propre base ? Personne ne peut le prévoir à l'heure actuelle, même pas les communistes. » Couve rappelle que le même processus s'est produit dans toutes les démocraties populaires à l'Est : pour commencer, un gouvernement d'union nationale ; puis, quand les choses sont mûres, le gouvernement tombe comme une poire blette et est remplacé par un gouvernement communiste avec quelques faux nez. Pour une fois, Malraux nuance Couve : « À l'Est, les troupes soviétiques étaient présentes, ou toutes proches. Même si elles ne sont pas intervenues, on pouvait craindre qu'elles le fassent. Ici, nous savons bien qu'elles ne le feront pas. » Mais ce qui s'est passé ce matin à Billancourt change tout. La rébellion de la base contre ses caciques crée une situation révolutionnaire. Des actions qui étaient dénoncées comme l'aventurisme des gauchistes peuvent maintenant devenir du réalisme. « Que personne ne parle de dévaluation ! » Conseil du lundi 27 mai 1968, 15 heures. Pompidou rend compte des accords de Grenelle. Malgré le refus des ouvriers de Renault, il continue d'afficher son optimisme : « Nous venons de traverser une crise très sérieuse. » (Nous nous regardons, et nos yeux signifient : « Mais nous ne l'avons pas traversée du tout ! ») Pompidou poursuit : « Les ouvriers de Renault veulent obtenir une rallonge. Il va falloir recommencer, ça coûtera un peu plus cher, mais ils ne pourront pas toujours refuser. » Quand il a fini, le Général, visiblement de fort méchante humeur, se fait expéditif : « Inutile de discuter ce qui a été fait ni ce qui va en résulter. Y a-t-il des objections ? Il n'y en a pas. Alors, nous considérons ces accords comme acceptés par le Conseil des ministres. » Pompidou reste d'un flegme exemplaire, se contentant d'allumer une cigarette. En maîtrise de soi, l'élève a dépassé le maître. Michel Debré demande la parole. De Gaulle le bloque d'avance : « Je vous la donne, mais je vous demande de ne pas dire un mot en dehors de ce que je viens de dire. Debré. — On parle de dévaluation comme d'une façon d'éponger la note de Grenelle. C'est absurde ! La France possède des réserves de change considérables. C'est un mot à bannir. GdG. — Vous avez tout à fait raison. Que personne ne parle de dévaluation ! » De Gaulle se tourne alors vers le Premier ministre. Il doit prendre beaucoup sur lui-même pour continuer : « Monsieur le Premier ministre, vous avez conduit ces négociations le mieux qu'il était possible et nous vous autorisons à aller jusqu'au bout de l'accord. » Il félicite aussi Jeanneney et Chirac d'avoir participé à cette négociation. Jeanneney dit modestement : « Je n'ai pas ouvert la bouche, c'est le Premier ministre qui a tout conduit. » « Si la police ne stiffit pas, on fera appel à l'armée » La parole est à Fouchet, qui traite du maintien de l'ordre. Après son exposé, le Général reprend la parole avec vivacité : « Ces manifestations, c'est un éternel recommencement, c'est une chaîne sans fin. Il n'y a pas de raison que ça s'arrête, si on ne les arrête pas. Pourquoi diable ne les interdit-on pas ? Il y a eu assez de rassemblements et de défilés dans la rue, depuis trois semaines, pour défouler les gens ! Maintenant, s'ils veulent absolument faire des cortèges, ils n'ont qu'à en faire du côté de Chartres, mais pas dans Paris. » La transmutation des émeutiers en pèlerins de Chartres est si audacieuse qu'elle fait passer un sourire. Nous avions oublié que nous étions en plein mois de Marie ! Mais le Général ne sourit pas : « Ces rassemblements, ça suffit ! Ils ne doivent plus être tolérés ! Il est plus facile de les interdire que d'en éviter ensuite les débordements. Si la police ne suffit pas, on fera appel à l'armée. Jusqu'à maintenant, on s'en est abstenu, mais il ne faudra pas hésiter à en venir là. L'ordre public a toujours été une des missions essentielles de l'armée. « Il y a encore un rassemblement à Charléty ce soir, ce doit être le dernier ! Ce n'est plus acceptable ! On ne défile plus ! Qu'on se réunisse à la Mutualité si on veut, ou dans n'importe quel endroit clos, mais qu'on n'en sorte pas ! La rue appartient à la circulation, elle a suffisamment appartenu aux manifestants ! « On a eu grand tort de laisser ces manifestations se poursuivre et s'enchaîner. On a eu grand tort de libérer les quatre étudiants détenus. On a eu grand tort d'ouvrir la Sorbonne aux émeutiers. S'il y a encore des fauteurs de troubles, il faut les mettre hors d'état de nuire. Je vous ai dit et je vous répète : il aurait fallu en ramasser 500 tous les soirs. « Et puis, si la police faisait son travail, nous saurions exactement à quoi nous en tenir. Nous serions prévenus à l'avance des projets de tous ces meneurs. Or, la police est toujours surprise. Elle devrait avoir des moutons parmi tous ces enragés, qui nous tiendraient au courant heure par heure. Tout ça n'est pas difficile à monter ! C'est l'enfance de l'art ! « Et puis, je ne suis pas sûr que le concours de l'armée soit aussi étendu qu'il pourrait l'être. En province, la DOT 3 doit prendre toute sa part du maintien de l'ordre public. Cela aurait dû empêcher ce qui s'est passé à Toulouse 4. Il faut utiliser des forces militaires pour protéger les bâtiments publics. Il ne faut pas attendre pour intervenir. Frey (parlant en ancien responsable de l'ordre public). — Pareille insurrection n'a été possible que par un complot international. Plusieurs centaines d'étudiants gauchistes sont allés en février à Berlin, où ils ont suivi des cours de guérilla urbaine. Fouchet (agacé que son prédécesseur à la place Beauvau empiète sur son domaine). — C'est bien beau de dire que c'est un complot international, mais il faudrait le prouver ; nous n'avons pas de preuves. Frey. — Justement, il faudrait ouvrir une information judiciaire pour atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l'État. Ça n'aboutira sans doute pas tout de suite. Mais l'ouverture de l'information, en elle-même, aurait un effet psychologique décisif. Et ça permet de procéder à des gardes à vue. (Joxe et Gorse parlent dans le même sens.) GdG. — Il faut le faire, réunir les éléments et en parler au Premier ministre. Edgar Faure. — Je n'y suis pas favorable. Il faut faire attention à l'escalade, aux réflexes de solidarité entre les jeunes. Nous sommes dans l'irrationnel. Ce qui est le plus préoccupant, c'est le mélange détonant des comploteurs, des énervés et des moutons qui suivent aveuglément. Pompidou. — Je crois aussi que, actuellement, l'ouverture d'une information ne serait pas opportune. GdG. — On ne maintient pas l'ordre seulement avec des forces de l'ordre. » Mais il n'insiste pas. « Il est normal qu'il y ait des secousses » On en vient à examiner le projet de loi référendaire, sur lequel le Conseil d'État a émis un avis défavorable, dont on ne tient aucun compte. GdG : « Nous connaissons une secousse. Notre société est en mutation. Il est normal qu'il y ait des secousses. Ce qui n'était pas normal, c'est qu'il n'y en ait pas déjà eu de comparables. Il y en aura d'autres, beaucoup d'autres. « La vraie question est de savoir si la société va se réformer ou s'effondrer. Si elle s'effondre, ce serait pour tous un immense malheur. « Si elle s'engage franchement, carrément, dans la voie de la réforme, elle s'adaptera peu à peu à ses propres transformations. Le projet de loi est l'affirmation de ce fait. » Le Général reprend après un silence : « Une fois de plus, la société française se décompose, les élites s'effondrent, ceux qui devraient aider à tenir debout se couchent. Nous avons vu ça un autre mois de mai, il y a vingt-huit ans. Sous une forme ou sous une autre, ça réapparaît de temps en temps. Une proposition est faite à la nation. La nation dira si elle veut faire cette rénovation, et si c'est le régime actuel et son chef qui doivent la faire. » Le Général chausse ses lunettes, lit le texte phrase après phrase, accepte un amendement par-ci par-là. Le texte est court, simple et clair. Il est adopté. Messmer pose la question qui est sur beaucoup de lèvres : « Et si, le 16 juin, faute d'imprimeries, faute de transports, le référendum n'avait pas lieu ? » Pompidou sourit de l'audace. Personne ne répond. « J'insiste pour qu'on donne immédiatement des avantages matériels à la police » Le bruit a couru que la police, dont les syndicats sont majoritairement de gauche, s'apprêterait à passer du côté de la contestation. Mais ce n'est sans doute que de l'auto-intoxication. Le Général a-t-il entendu cette rumeur ? En tout cas, il a de la suite dans les idées. Ce qu'il a dit l'autre jour, en petit comité, dans un français de caserne — « Il faut leur donner de la gnôle 5 » —, il le répète à la fin du Conseil des ministres en termes choisis : « J'insiste pour qu'on donne immédiatement des avantages matériels à la police : dans ces périodes où on exige tant d'elle, c'est la moindre des choses. » S'il n'avait pas tapé du poing sur la table à son retour de Bucarest, les ministères concernés, Finances et Fonction publique, auraient sûrement continué à traîner les pieds selon leur habitude, c'est-à-dire à attendre que le moment utile soit passé. Et malgré le coup de poing, l'affaire n'est toujours pas réglée. Le Général l'a su. Il donne un nouveau coup de poing dans l'édredon. Joxe me tire en souriant par la manche : « Si le Général veut garder le Premier ministre, il faut qu'il change l'Assemblée. Mais s'il veut changer le Premier ministre, il faut qu'il garde l'Assemblée. Vous voyez bien qu'il veut garder l'Assemblée. Ça veut dire qu'il veut changer de Premier ministre. Il a fait venir Couve à l'Élysée hier dimanche, par une porte dérobée. Ce n'était pas pour enfiler des perles. » Cet enchaînement est séduisant. Si le Général se donnait cinq ou six semaines pour changer le Premier ministre, il pourrait en effet procéder à la dissolution, organiser des élections générales et nommer un nouveau gouvernement ensuite. Mais s'il veut changer le Premier ministre immédiatement, il est obligé de choisir une autre procédure pour consulter le peuple : il n'y a que le référendum. Marcellin et moi descendons ensemble l'escalier, nous arrêtant presque à chaque marche. Nous partageons les mêmes interrogations. Pourquoi le Général, toujours si imaginatif et si volontaire, donne-t-il le spectacle de cette passivité qu'il reproche à juste titre à son gouvernement ? Pourquoi ne recourt-il pas aux pouvoirs exceptionnels qu'appelle, dans toutes les démocraties, une situation exceptionnelle: état d'urgence, loi martiale... Pourquoi n'engage-t-il pas des poursuites pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État ? Pourquoi ne saisit-il pas cet article 16 qui, dans notre Constitution, semble avoir été rédigé précisément pour des circonstances de cet ordre ? Lui qui a réfléchi plus que quiconque aux devoirs et aux prérogatives du pouvoir envers la nation et la République, pourquoi reste-t-il désemparé devant ce déferlement ? Comment se fixe-t-il sur le seul objectif de la participation, que ses ministres, en commençant par le Premier, sont nombreux à considérer comme une chimère hors du temps ? 1 Jacques Vendroux, beau-frère du général de Gaulle. 2 Georges Pompidou, Georges Séguy, secrétaire général de la CGT. 3 Défense opérationnelle du territoire. 4 Il s'en est fallu de très peu que la préfecture soit envahie : le préfet, débordé, a dû s'humilier. 5 Voir supra, ch. 14, p. 500. Chapitre 21 « LA CERTITUDE QUE VOUS AVEZ SERVI AUSSI BIEN QUE POSSIBLE » Mardi 28 mai 1968. L'Humanité titre : « Vers un pouvoir populaire. » L'expression est claire : le parti communiste a décidé de prendre les commandes. La presse bruit d'une nouvelle : le Premier ministre s'apprêterait à nommer un « médiateur » pour prendre en main les affaires de l'Éducation nationale. Cette histoire farfelue de médiateur doit être tirée au clair. Je gribouille en rouge, sur une page et demie, le schéma de ce que je vais dire à Pompidou s'il me reçoit, ou, sinon, de ce que je lui écrirai. L'État ne peut renoncer à ses devoirs, ni, ce qui serait encore plus bête, à ses atouts, qui restent énormes malgré les échecs essuyés depuis quinze jours. Et je ne peux accepter plus longtemps de me laisser étouffer comme un pigeon. Obstiné, j'ai fait préparer un nouveau télex aux recteurs bien que les deux projets de dimanche aient été bloqués. Dans les débats qui s'instaurent spontanément dans les assemblées générales universitaires, deux mots s'imposent : cogestion et autonomie. Ces deux principes « sont acceptés par les pouvoirs publics ». L'autonomie sous ses deux aspects, financière et pédagogique. Et la cogestion, qui ne concerne pas seulement enseignants et étudiants, mais aussi les représentants de la société. J'indique que le cadre des facultés est trop étroit et qu'il faut concevoir la reconstruction au niveau de l'Université. Sur ces bases, on peut viser « le ralliement de tous les partisans d'une réforme profonde et ordonnée, l'isolement des révolutionnaires, et ainsi la tenue des examens ». En fin de matinée, Mme Dupuy me demande sur l'interministériel de venir voir le Premier ministre d'urgence. Non, elle ne sait pas si c'est à la suite de ma demande, réitérée plusieurs fois hier soir. Pompidou m'indique un fauteuil près de sa table ronde drapée, et vient s'asseoir à côté de moi. Il commence par me parler de la situation générale, en détaillant ce qu'il a dit hier devant le Conseil des ministres plus brièvement. Il est plus maître de lui que jamais. Pompidou : « Une dévaluation épongera tout ça » Pompidou : « Les accords de Grenelle avaient marché de façon inespérée, même si le patronat avait lâché beaucoup plus qu'il n'aurait été nécessaire. Il y avait une euphorie que personne n'arrivait à cacher. Malheureusement, à Billancourt, Séguy et Frachon ont oublié de faire la salle. Ils sont allés apporter la bonne nouvelle aux ouvriers de Renault. Ils ne doutaient pas d'être accueillis en triomphateurs. Mais des meneurs trotskistes (tiens, il y vient) avaient remonté la pendule de la base et Séguy a été accueilli par des sifflets. Il va donc falloir tout reprendre et leur lâcher encore un peu plus. De toute façon, une dévaluation épongera tout ça. «Mais déjà, tous les signes concordent. Partout, la lassitude monte. Le peuple est près de se retourner. Les préfets sentent ça aux quatre points cardinaux. Regardez ce garagiste du côté de chez vous qui a cassé la voiture de Geismar et dont tout le monde parle. AP (souriant modestement). — Je suis payé pour le savoir 1. Pompidou. — Nous tenons le bon bout. Le retournement est inévitable. C'est inscrit sur le mur (il reprend une expression favorite du Général). « Et vous, comment voyez-vous ça ? » Pompidou : « Vous savez, il y a des moments où il faut lâcher du lest » Je profite de la question pour lui demander d'éclaircir ma situation. AP : « Voici huit jours que mes initiatives sont paralysées, qu'il s'agisse d'entamer des discussions avec des personnalités universitaires ou étudiantes, ou simplement de donner des instructions aux recteurs. « Comment ne prêterais-je pas l'oreille aux bruits qui courent depuis deux jours sur le sort que vous me réservez, puisque mes télex sont bloqués par Matignon, puisque mon poste de commandement est déconnecté de ceux à qui je dois commander ? Il faut sortir de cette situation où je suis censé exercer des responsabilités que votre entourage m'interdit en fait d'exercer. Pompidou. — Vous savez, il y a des moments où il faut lâcher du lest. L'affaire sociale sera réglée avec deux ou trois avenants aux accords de Grenelle. Maintenant, nous allons pouvoir nous retourner vers ce qui a été à l'origine de la crise, c'est-à-dire l'Université, et dont je n'ai pas encore eu le temps de m'occuper. » Il s'arrête, reprend fortement son souffle, serre plus fort les mâchoires : « Je me rallie, et le Général aussi, à l'idée d'un médiateur qui renouerait les fils avec le monde universitaire, rompus depuis l'entrée de la police à la Sorbonne. « Ce médiateur, que je n'ai pas encore choisi, nous allons le trouver. Il nous faut un grand universitaire qui ne soit pas récusé par les professeurs, et qui d'autre part ait le sens de l'État. « Nous avions procédé de même pour la grève des mineurs. J'avais choisi Massé quand l'affaire est devenue mûre et il avait résolu le problème en quelques jours. « J'avais laissé Bokanowski dans son ministère pendant ce temps. Un tel arbitrage ne peut réussir qu'à condition que le ministère soit complètement court-circuité. Je sais bien que vous êtes trop volontaire et trop fier pour accepter cette situation. Je suis donc obligé de vous demander votre démission. » Pendant qu'il me parle, il tire sur sa cigarette, plantée à la commis-sure gauche de sa lèvre, ce qui lui fait fermer un œil ; l'autre suit en l'air les volutes de la fumée. Pour la dernière phrase, il a éteint sa cigarette et m'a planté droit son regard dans mes yeux. Je l'ai écouté sans ciller. Il écoute sans m'interrompre les réflexions que m'inspire cette démission — offerte le 12 mai et refusée, alors qu'elle avait un sens, imposée le 28 alors qu'elle devient inutile et injuste. AP : « Elle ne servira à rien, puisque cette crise est devenue sociale et politique. Ce départ sera injuste, parce que si quelqu'un vous a mis en garde contre la contagion qui suivrait inévitablement l'acceptation inconditionnelle des revendications des étudiants révolutionnaires, c'est bien moi, et je crois même moi seul. « Mais le sort d'un homme ne doit pas peser dans un moment aussi grave. « Laissez-moi seulement vous dire que c'est une illusion de croire qu'un grand universitaire très engagé à gauche, comme Laurent Schwartz, ou Kastler, ou Jacques Monod qu'a fait pressentir Debré — j'espère que vous en étiez prévenu — pourra être ce médiateur. Aucun n'acceptera de venir vous rendre compte de ses entretiens comme le faisait Massé pour les mineurs. Du moins tant que le Général sera là. Ils vous demandent son départ comme préalable. Je vous conseillerais plutôt de grands professeurs qui ont des amis dans tous les camps, mais qui ont aussi le sens de l'État, comme le recteur Antoine, ou Bataillon, ou le doyen Vedel 2. » Pompidou ne me répond que d'un « je verrai » évasif et, comme pour m'offrir un baume, me propose de rester avec mes collaborateurs dans nos bureaux jusqu'à nouvel ordre, puisque c'est lui qui va faire l'intérim. Je garderai donc la maison à la fois présent et absent. À vrai dire, ce ne sera pas un grand changement par rapport aux deux semaines précédentes, où Matignon avait concentré tous les pouvoirs en me privant des miens. Seul l'humour permet de surmonter l'émotion qui me serre la gorge. Quand Pompidou me raccompagne jusqu'à sa porte, je lui glisse : « Le maréchal de Villeroi disait qu'il fallait tenir le pot aux ministres en fonction, pour le leur renverser sur la tête le jour de leur disgrâce. C'est probablement ce qui va m'arriver. » Pompidou rit, plus fort que d'habitude, comme si cette plaisanterie mélancolique le libérait en même temps que moi. Lui est-elle restée à l'esprit quelques minutes ? C'est peut-être à cause d'elle que, descendant le grand escalier de Matignon après moi pour parler aux journalistes, il leur dit : « Alain Peyrefitte a toujours été pour moi un collaborateur ouvert, précieux et réformiste. » Pompidou ne m'a pas renversé le pot sur la tête. L'information passe instantanément sur les radios et les télés, avant que j'aie eu le temps de rejoindre mon bureau et de prévenir ni ma femme, ni mes enfants, ni mon cabinet, qui ignoraient tout de ma démission du 12 mai. Il ne me reste plus qu'à rédiger un dernier « message aux enseignants, étudiants et lycéens ». Je tiens à y évoquer, fût-ce à mots couverts, le paradoxe de ma situation : « L'Université nouvelle, nous la voyons s'esquisser aujourd'hui dans des discussions un peu désordonnées. Elle n'est guère différente de celle qu'après de nombreux contacts et des travaux préparatoires approfondis, nous tentions d'organiser progressivement. Car ces maux et ces abus, nous les avions dénoncés nous-mêmes. Mais nous constations qu'il faudrait des années pour atteindre nos objectifs, dans un domaine où il n'était possible d'avancer qu'à pas lents, puisqu'il était protégé par les franchises universitaires et qu'à peu près rien ne pouvait s'y faire sans l'accord des intéressés. Bien souvent, hélas, nous avions l'impression de nous engluer dans l'inertie, dans l'indifférence, dans le scepticisme. « Aujourd'hui, l'explosion à laquelle nous assistons a pour effet de déchirer les voiles qui masquaient l'état des choses. Puisse-t-elle aussi faire éclater les obstacles qui se dressaient devant les réformes ! Toutefois rien de constructif ne pourra se faire que si le calme revient. Mon départ de l'Éducation nationale devrait y contribuer. » Tricot : « Il est en train de vous écrire une lettre » En début d'après-midi, Tricot me prévient que le Général me recevra demain mercredi 29 mai à 16 heures : après les coups de fil de compassion, l'audience de compassion. Vers 20 heures 30, Tricot m'appelle sur l'interministériel, qui n'a guère cessé de sonner : « Vous êtes encore là ? C'était toujours occupé. Le Général s'excuse auprès de vous de ne pouvoir vous recevoir demain après-midi à l'heure dite. Mais il m'a chargé de vous prévenir qu'il vous recevra à la fin de la semaine. Il est en train de vous écrire une lettre que je vais vous faire porter par motard. Pouvez-vous l'attendre à votre bureau ? » Une demi-heure plus tard j'ouvre l'enveloppe : « 28 Mai 1968. « Mon cher Ministre, « Votre départ du Gouvernement n'est à aucun titre le signe que ma confiante amitié pour vous et la certitude que vous avez "servi" aussi bien qu'il était possible à votre poste de Ministre de l'Éducation Nationale soient le moins du monde altérées. « Je vous demande d'en être assuré et de croire à mes sentiments fidèles et dévoués. « C. de Gaulle » « Ma confiante amitié » : le Général non plus ne m'a pas renversé le pot sur la tête. Sur le moment, je m'interroge : ce mot aimable n'est-il pas fait pour remplacer une audience ? Pourtant, Tricot a été net : le Général me recevra « en fin de semaine ». Même par un intermédiaire, le Général ne s'engage pas sans avoir l'intention de tenir. Mais pourquoi renvoie-t-il à vendredi ou samedi ce qu'il avait prévu pour mercredi ? Ce report m'intrigue. Qu'est-ce qui peut l'empêcher de me recevoir demain ? A cette question, j'aurai la réponse demain. Mais déjà, à relire cette lettre, écrite de sa main la plus ferme, un soir où tout vacille, où le départ d'un ministre est pour lui un incident presque dérisoire, je retrouve le de Gaulle que je connais. « Il n'est plus le même », il « perd les pédales » : c'est ce que j'entends dire depuis quelques jours. Mais s'il n'était plus lui-même, s'il perdait les pédales, aurait-il pris la peine et même le temps de prendre sa plume pour un si mince motif — excuse pour un entretien retardé, viatique pour adoucir un chagrin ? Mercredi 29 mai, après-midi, quand j'apprends que le Général a disparu et que son Premier ministre ignore tout de sa destination, je ne doute pas qu'il soit en train de jouer un scénario arrêté dans ses moindres détails. Dès le mardi soir, il avait donc prévu de « faire un coup » qui le tiendrait absent un jour, peut-être deux ; de renvoyer le Conseil des ministres ; de n'en rien dire à personne, ni à Pompidou, ni à Tricot. C'est pour moi le signe que de Gaulle a pris les commandes. Je n'ai eu aucun mérite à le déchiffrer : je tenais une clé que d'autres n'avaient pas. 1 Mon fidèle électeur, Maurice Demange, garagiste à Sancy-lès-Provins, a reconnu Geismar un soir de mai, dans le conducteur du joli cabriolet de sport, rouge vermillon, qui s'arrête chez lui pour demander de l'essence. Une altercation s'en est suivie et, chassé par la colère populaire, le révolutionnaire a dû s'enfuir. 2 Gérald Antoine, professeur de littérature, recteur de l'académie d'Orléans. Marcel Bataillon, administrateur honoraire du Collège de France, président de « Défense de la jeunesse scolaire ». Georges Vedel, précédent doyen de la faculté de droit de Paris. VIII « POUR MOI, L'HORIZON EST TOUT PROCHE » 28 mai 1968 - 9 novembre 1970 Chapitre 1 « UN SILENCE EFFRAYANT » Mardi 28 mai 1968. Le premier coup de téléphone que je reçois, une fois revenu dans le bureau qui va cesser d'être le mien, est de Pierre-Charles Krieg : « Te voilà libéré ? Je te réquisitionne comme militant. » Il m'explique qu'il organise pour après-demain une manifestation sur la place de la Concorde : « Puisque tu n'es plus ministre mais que tu es toujours dans ton bureau de ministre, tu pourrais téléphoner partout où la grève nous en empêche. Un seul moyen de bloquer les gauchistes : faire un appel massif au peuple ! Téléphone, fais téléphoner par tes collaborateurs à tous ceux qu'ils connaissent, dans la région parisienne ou même en province, pourquoi pas, pour qu'ils se débrouillent pour venir jeudi ! Répète à tout le monde que la République est en danger ! Dis bien que la manifestation de soutien à de Gaulle doit être au moins égale en force aux manifestations de la gauche contre lui ! Et que chacun de tes interlocuteurs téléphone lui-même à dix compagnons, lesquels téléphoneront ensuite chacun à dix autres, et ainsi de suite. Tu vas voir Pompidou, puisque c'est lui qui doit te remplacer : essaie de le persuader que cette contre-manifestation est indispensable ! Qu'il cesse de s'y opposer ! Et passe aussi un coup de fil à Grimaud. Tâche de le convaincre que c'est la seule façon d'en finir, alors qu'il raconte partout que c'est une idée idiote !... Non, ne t'inquiète pas pour Foccart. C'est vrai qu'il songeait à organiser une manifestation pour vendredi. Mais il a compris que les heures comptent, il se rallie à la nôtre, nous conjuguons nos efforts. » Second coup de téléphone de Krieg, après l'explosion de la bombe qui a fait sauter les locaux de La Nation. Il est déchaîné : « Notre manif d'après-demain doit retourner la situation ! C'est ça, ou c'est la fin de la France ! » Poujade : « J'y suis allé d'autant plus fort que c'est le Général qui me l'a demandé » Mitterrand a déclaré à midi, dans une conférence de presse : « Il dépend de notre imagination et de notre volonté que la France soit la première parmi les grandes nations industrialisées à s'attaquer aux structures mêmes d'une société qu'elle a subie jusqu'ici comme les autres. » (Voilà le gage donné aux communistes.) « ...Le départ du général de Gaulle... provoquera naturellement la disparition du Premier ministre et de son gouvernement. » (Voilà le gage donné à la IVe République, c'est-à-dire à la classe politique.) Il veut confier à un gouvernement provisoire les conditions pratiques de l'élection présidentielle. « Qui formera le gouvernement provisoire ? S'il le faut, j'assumerai cette responsabilité. Mais d'autres que moi peuvent légitimement y prétendre. Je pense d'abord à M. Mendès France... » (Voilà le gage donné à la gauche non communiste, aux universitaires, aux intellectuels.) « Et qui sera le Président de la République ? Le suffrage universel le dira. Mais d'ores et déjà, je vous l'annonce... Je suis candidat. » Voilà l'erreur. Il est sorti du bois. On peut le tirer à vue. Candidat à un poste qui n'est pas vacant, il échafaude une transition qui est contraire à la Constitution : celle-ci dispose qu'en cas de retrait ou d'empêchement du Président, le gouvernement reste en place jusqu'à l'élection de son successeur, le président du Sénat assumant l'intérim. Robert Poujade est le premier à tirer et il vise bien. Il a aussitôt trouvé les formules assassines : «M. Mitterrand veut s'installer sans délai dans le mobilier national... Il fait à la France le don de sa personne. » Le « don de sa personne » : comme Pétain ! C'est du bon travail. Le Général ne peut pas s'abaisser à polémiquer : mais le chef de ses compagnons en découd avec le chef de l'opposition parlementaire. Comme je le félicite au téléphone, il me répond modestement : « J'y suis allé d'autant plus fort que c'est le Général qui me l'a demandé. » Il faut reconnaître pourtant que ce gouvernement qui vacille, le vide du pouvoir, le vertige qui s'empare de toute la classe politique, ne donnent pas beaucoup de crédit à l'idée que le Premier ministre et le gouvernement, qui émanent du chef de l'État, resteraient en place, si celui-ci s'en allait... Mitterrand le sait. Mais de Gaulle le sait aussi. Pompidou ne l'ignore pas ; il peut tenir si le Général tient. Tiendra-t-il ? Un membre du cabinet Pompidou : « Le Vieux au placard ! » Mercredi 29 mai 1968. L'Humanité titre, sur toute la largeur de la une : « Gouvernement populaire et d'union démocratique à participation communiste. » Mendès France se déclare prêt à diriger le gouvernement provisoire proposé par Mitterrand. Comme un seul homme, Jean Lecanuet, Antoine Pinay, Félix Gaillard, Max Lejeune, Jacques Isorni, indiquent qu'ils sont prêts à se rallier à cette initiative. La rumeur court dans Paris : « Il n'y a plus qu'une solution : le départ du Général. » Elle court dans l'opposition de gauche ; elle court dans la « classe jacassante ». Elle commence aussi à s'insinuer dans les rangs des gaullistes. Pompidou n'a-t-il pas fait la preuve éclatante, au cours de ces trois semaines, qu'il était l'homme fort ? À Matignon, certains membres du cabinet murmurent : « Notre problème, c'est de savoir comment on peut se débarrasser du Général. » L'un d'eux résume ces propos en une formule joyeuse : « Le Vieux au placard ! » Sans oser aller jusque-là, la plupart des fidèles se désolent : « La preuve est faite qu'il suffit de recourir à la violence pour obtenir satisfaction. On va de capitulation en capitulation », dit l'un. « Tout se paye, dit l'autre. Depuis dix ans, de Gaulle donne des leçons au monde, mais il s'est mis trop de gens à dos. Les partisans de l'Algérie française, les rapatriés, les syndicalistes, les paysans, les patrons, les notables, l'armée, les pro-Américains, les pro-Israéliens, les européistes, ça fait trop. » « Un crédit décisif» D'autres contre-attaquent, et d'autant plus vivement qu'ils ont, comme Capitant, de vieux comptes à régler avec Pompidou. « Celui qui a préservé l'âme de la France dispose toujours, en cas de tragédie, d'un crédit décisif dans le peuple », m'avait dit un jour le Général. Certains gaullistes misent tout sur ce crédit et veulent le départ du Premier ministre. Plus nombreux paraissent être ceux qui croient ce crédit épuisé ; ils poussent au départ du Général. Il me semble que tous ont tort : dans la traversée du gué, il faut qu'ils restent tous les deux. L'interministériel sonne ce matin plus que jamais : situation étrange de me trouver au bout de la ligne du ministre, tout en étant déchargé de ses fonctions. Dannaud soigne gentiment ma tristesse en m'informant, comme si de rien n'était. Il fait état de bruits alarmants, selon lesquels les militants de la CGT, mobilisés pour la manifestation de cet après-midi, auraient reçu des armes avec mission de s'emparer de l'Élysée. Auquel cas, on ne pourrait pas éviter de faire appel à un régiment de parachutistes pour en interdire l'accès. De toute façon, les unités blindées de la gendarmerie, ayant terminé leur temps d'entraînement au Larzac, ont regagné leur base de Satory. Certains y voient confirmation des bruits selon lesquels le gouvernement se disposerait à combattre l'émeute avec les chars. On apprend successivement, vers 9 heures que le Conseil des ministres de ce matin, prévu pour 10 heures, est reporté à demain après-midi ; puis que le Général, fatigué par tant de nuits d'insomnie et voulant dormir à la campagne, est parti pour Colombey en fin de matinée. C'est exactement ce qui va se passer : après une bonne nuit à Colombey, il présidera le Conseil le jeudi à 15 heures. Mais entre-temps ! Vers 2 heures, au moment où je reviens de la salle à manger du ministère, où on continue de nous servir des assiettes froides comme si de rien n'était, on apprend la stupéfiante nouvelle. Parti pour Colombey, le Général n'y est pas arrivé. Où est-il donc ? L'interministériel s'emballe. Nos interrogations s'y croisent vainement. Tricot me racontera : « Pompidou m'a appelé. Il était persuadé que je savais où le Général était passé. Il m'a dit : " Je comprends très bien que vous ne vouliez rien me dire si vous avez promis le secret au Général. Mais vous voyez la situation dans laquelle est la France, vous devez me dire au moins que vous savez où il est." Mais j'ai bien dû lui répondre que je n'en savais rien. » Les supputations fusent. Pour les uns, le Général a voulu donner à son départ une forme théâtrale. Il a voulu anticiper la chute, pour ne pas avoir à fuir lamentablement, comme Charles X, comme Louis-Philippe. Pour d'autres, il est allé s'enterrer au poste de commandement souterrain de Taverny, pour diriger la reprise en main du territoire. Ou il a rejoint son gendre auprès de sa division à Mulhouse, pour reconquérir la France à partir de l'Est. Prépare-t-il « un coup » ? Je n'arrive pas à imaginer d'autre hypothèse que celle-là. Qu'il ait envie de « prendre du champ », d'échapper à l'atmosphère survoltée de Paris, cela lui ressemble. Qu'il veuille semer la panique en faisant croire à son retrait, cela lui ressemble encore plus. Qu'il veuille baisser les bras définitivement, cela ne lui ressemble pas du tout. Autour de Pompidou, cet après-midi — crainte ou secret désir ? —, on se convainc que le Général est parti, écœuré de la veulerie générale ; il ne reviendra plus ; que c'est à Pompidou de s'affirmer maintenant comme le chef, pour faire barrage à la subversion. Un camion de la télévision est installé dans la cour de Matignon en vue d'une allocution que le Premier ministre pourrait prononcer d'un moment à l'autre. Mais qui peut savoir au juste ce que le Général a dans la tête, là où il est ? « Faire naître le doute » Je ne le sais pas plus qu'un autre, et cette disparition m'angoisse comme tout un chacun. Mais j'y reconnais deux traits de comportement si caractéristiques qu'ils me rassurent. Le premier c'est le silence : « Garder un silence effrayant. » Combien de fois ai-je entendu ce conseil ! À voir l'effroi qui saisit les cabinets ministériels, puis les radios, puis les gens de la rue, je lis la marque de cette méthode, et une fois de plus, elle se révèle payante. « La dissuasion, m'avait-il dit un jour, ne peut pas consister à proclamer : "Notre force atomique est faite pour ne pas s'en servir." La dissuasion exige qu'on fasse naître le doute, et même qu'on persuade l'agresseur éventuel de la probabilité qu'on ne laissera pas envahir le territoire national sans recourir à l'arme suprême. » Nous avons voulu les uns et les autres — moi le premier — rassurer les insurgés sur nos intentions pacifiques. « Jamais on ne donnera à la police l'ordre de tirer ! Jamais l'armée n'interviendra ! » Ce que le Général aurait voulu, c'est qu'au lieu de rassurer, nous nous employions à inquiéter. Nous avons tourné le dos à un de ses principes fondamentaux. Et si, une fois de plus, c'était lui qui avait raison ? « Ne pas se laisser faire aux pattes » Le second principe de son comportement de crise, il l'a mis en œuvre aussi : « Ne pas se laisser faire aux pattes. » Préserver en toute occasion les moyens d'une libre décision. Cette obsession, les membres de son entourage l'ont autant que lui, même à son insu. Desgrées du Lou 1 a pris des dispositions pour qu'un hélicoptère puisse atterrir sur la pelouse de l'Élysée et repartir avec le couple présidentiel, au cas où l'insurrection menacerait le palais présidentiel. Déjà, en juin 40, le Général avait fait porter à sa femme des passeports diplomatiques en Bretagne, pour qu'elle puisse le rejoindre avec ses enfants. Déjà, au moment du putsch d'avril 1961, il avait donné instruction à l'amiral Cabanier 2 de faire sortir de la rade de Mers-el-Kébir l'aviso commandé par Philippe de Gaulle, pour éviter que des officiers mutins ne le prennent en otage. C'est Philippe de Gaulle qui avait refusé de gagner le large, estimant que son devoir était de rester parmi ses camarades et de les conforter par sa présence. Vers 18 heures, on apprend que le Général a rejoint Colombey. Il aurait fait auparavant un crochet par Baden. Pompidou s'empresse de faire savoir que le fil qui le lie au Général est intact. Le Général l'a appelé de Colombey pour lui dire que tout allait bien ; sa voix était calme et rassurante. Pompidou ne lui a pas reproché les heures d'angoisse qu'il venait de vivre, mais lui a dit : « Vous avez gagné. » Il s'efforce d'être beau joueur et s'arrange pour qu'on le sache. Baden ! Le Général, en organisant sa fugue à Baden, savait que les Français seraient pendant quelques heures plongés dans l'inquiétude, puis apprendraient qu'il était allé rencontrer Massu. S'il s'était contenté d'aller passer la nuit à Colombey pour y retrouver le sommeil, l'effet eût été nul. Pour que l'électrochoc se produise, il fallait qu'on ait un moment perdu sa trace, qu'on s'interroge avec anxiété sur ce qui avait pu lui arriver. Il fallait que son entourage et son gouvernement ignorent tout de sa destination et que le public soit mis au courant de leur ignorance. Bref, il fallait créer du mystère pour y faire éclater un coup de théâtre. Mais n'a-t-il cherché qu'à produire un effet sur l'opinion ? À Baden, chez Massu, n'est-il pas allé chercher quelque chose pour lui-même ? A-t-il voulu se ressourcer auprès d'un soldat qui a été des premiers à le rejoindre en 40, et l'un de ceux qui ont fait appel à lui en mai 58 ? Il m'a dit un jour : « Les partisans de l'Algérie française, après tout, ce sont des patriotes. Ils le sont même tellement qu'ils se sont butés. Ils n'ont pas compris que la chance de la patrie, c'était de se retirer à temps. Quant à Massu, il n'a pas trempé dans l'OAS. Il est resté en deçà de la ligne interdite. » À quoi tiennent les destins pourtant ! Si Massu n'avait pas été expédié en métropole, fin 1959, il se serait sans doute empêtré comme son successeur, Gracieux, dans l'affaire des barricades de janvier 1960. Je me souviens de l'amusement du Général, lors d'un Conseil de 1963, qui donna sa quatrième étoile à Massu, et mit Gracieux à la retraite anticipée : « Quel service on a rendu à Massu en le faisant partir d'Alger3 ! » Un service que sur le moment Massu n'avait guère apprécié. Mais son amertume n'avait pas prévalu sur sa fidélité. On apprend que Mme de Gaulle a suivi le Général dans ce voyage. J'imagine ce qu'elle doit penser, elle qui, en 1964, me suppliait de ne pas le pousser à se présenter ; elle qui, en 1965, a espéré jusqu'au dernier moment que le Général allait choisir de partir en beauté, plutôt que de s'enfoncer dans les incertitudes d'une campagne et d'un deuxième septennat ; elle qui, pas plus tard qu'hier, a été insultée dans la rue... Comme elle doit souffrir, et comme elle doit souhaiter que son mari se retire ! Le Général est-il rentré à Colombey pour renoncer ? Ou pour rebondir ? 1 Lieutenant-colonel d'aviation, de l'état-major particulier du Président de la République. 2 Chef d'état-major de la Marine. 3 C'était de Gaulle, t. II, IIe partie, ch. 13. Chapitre 2 « LA RÉPUBLIQUE N'ABDIQUERA PAS. LE PEUPLE SE RESSAISIRA » Jeudi 30 mai 1968, à midi. À Matignon, on dit que le Premier ministre est profondément atteint par la défiance qu'a manifestée le Général en lui cachant le déplacement à Baden. Mais sa détermination et sa capacité d'analyse sont intactes. Il est maintenant convaincu que le référendum ne peut être gagné, ni même organisé. Les élections législatives, au contraire, sont faciles à mettre en place : quiconque s'opposerait à leur principe s'exclurait de la République. Et on a toutes les chances de les gagner, grâce à l'anxiété qu'a suscitée le mystérieux déplacement du Général et au reflux visible de l'opinion. Sur une photographie Pour toute cette journée, nous n'aurons eu du Général qu'une voix — son discours foudroyant — et une image : celle du photographe tombé par hasard sur la scène du retour à Issy-les-Moulineaux, avec Mme de Gaulle et l'aide de camp qui accompagnent le Général comme son ombre. Combien de fois est-il descendu d'hélicoptère avec la même suite discrète ? Combien de fois une voiture l'a-t-elle attendu, pour le ramener à l'Élysée ? La photo serait banale, si on ne connaissait sa date, le 30 mai 1968 ; si l'on n'avait appris que le photographe, circulant par hasard vers midi sur le périphérique, avait reconnu le chauffeur et la DS vide se rendant à Issy-les-Moulineaux ; et si l'on ne savait avec quelle vigilance le Général évitait que, justement, on ne puisse le surprendre dans les coulisses de sa propre représentation. Le photographe 1 a su, en se cachant, lui voler au téléobjectif cet instant, ce jour-là, dans ces circonstances-là. La photo la plus simplement anecdotique se charge ainsi de toutes nos émotions et du poids de l'Histoire. La DS, dans le coin, fait penser à la DS criblée de balles du Petit-Clamart. Les hélicoptères rappellent les allers et retours paisibles de Colombey, quand ce mode de transport remplaça, par souci de sécurité, les trajets en voiture. De Gaulle est seul. Dans quelques heures, un million de manifestants remonteront les Champs-Élysées en scandant « De Gaulle n'est pas seul ! ». Mais à l'heure de la photo, ni eux, ni lui n'en savent encore rien. Pour l'instant, il assume sa solitude, celle dont il est familier, celle des décisions dramatiques. De Gaulle est en civil. Il aurait pu revenir en militaire, s'il avait fallu impressionner ses concitoyens à la télévision par un retour en force. Mais il va parler seulement à la radio, comme il le faisait de Londres dans la nuit des brouillages. Il a retrouvé assez de confiance pour tenter de retourner la situation, avec les seules armes de la parole, à voix nue. L'hélicoptère, garant de secret, garant de liaisons rapides qui créent la surprise, a joué un grand rôle dans sa reconquête de lui-même. Il lui a rendu le sentiment de sa liberté, lui a donné de l'air, lui a fait survoler la France tranquille, lui a restitué le sens du mouvement, et lui a permis d'aller éprouver sur place la solidité de l'armée. Maintenant, le vieux chef tourne le dos à la « civilisation mécanique » ; il s'avance vers nous. De son discours, il rumine déjà les formules, comme quand il marche sous les frondaisons de la forêt des Dhuits, ou de long en large dans son bureau. La photo immobilise sa marche. Il est face à nous. Il nous appelle silencieusement. Pourtant, nous savons aussi que l'appel de mai 68 n'est pas celui de juin 40. Comment ne pas lire sur cette photo l'image d'un départ, solitaire aussi, résolu aussi ? Arriver, partir, ce sont les mêmes gestes. La photo est équivoque : il y a du départ dans ce retour ; quelque chose de sombre. Mais, départ ou retour, victoire ou défaite, foules ou désert, c'est le même homme : l'intensité faite homme. C'était de Gaulle. Giscard : « Le gouvernement doit s'en aller » Jeudi 30 mai 1968, 13 heures. Les radios annoncent que Valéry Giscard d'Estaing vient de réclamer le départ de Pompidou, tout en souhaitant le maintien du Général : « Le gouvernement a été dans l'incapacité de régler la crise. Il doit s'en aller ; en revanche, le Président de la République, qui incarne la légitimité nationale et républicaine, doit rester et c'est autour de lui que doit se rétablir l'État. » Certes, j'ai regretté de tout mon cœur le choix qu'a fait le Premier ministre le 11 mai, et qu'il a fait accepter aussitôt au Général, l'entraînant ainsi à se désavouer lui-même. Certes, j'ai trouvé qu'il était long à comprendre que le moteur de la fronde, ce n'était pas l'Université, c'étaient des groupuscules révolutionnaires. Certes, je lui en ai voulu de tenir secrète ma démission quand elle avait un sens, pour la rendre publique quand elle n'en avait plus. Mais pendant ces dix-huit jours qui ont suivi son retour, une seule image de l'État a surnagé : la sienne. Sa maîtrise, son bon sens, sa proximité de l'opinion, ont été les seuls éléments qui aient rassuré les Français. Les ministres et leurs ministères semblaient frappés d'impuissance. Les préfets, les recteurs, les procureurs de la République doutaient d'eux-mêmes et de l'État. Partout, la crainte d'agir se muait peu à peu en refus d'obéir. L'homme qui donnait cet exemple réconfortant, avec une ténacité pleine de modération, allait-il être remplacé en plein combat, sous la pression des candidats à cette succession ? Seul le chef de l'État avait le pouvoir de prendre librement cette décision. S'il le faisait contraint et forcé, il abandonnerait ce qui lui reste d'autorité. Les groupuscules révolutionnaires le feraient tomber sous leurs coups. Cohn-Bendit, nouveau David, aurait abattu le Goliath de Gaulle ! Comment l'homme le plus doué de sa génération ne voit-il pas que ce coup porté à Pompidou est un coup porté à de Gaulle ? Que, tant que la crise n'est pas surmontée, ils doivent absolument rester jointifs, pour que la clé de voûte qu'ils forment ensemble ne s'effondre pas et l'État avec eux ? Malgré les liens d'estime et de cordialité qui se sont tissés entre Giscard et moi au long des ans, mon sang n'a fait qu'un tour. J'écris à la hâte une lettre à Pompidou : « 9, rue Le Tasse « Ce jeudi 30 mai à 15 h. « Monsieur le Premier ministre, « Quelle que soit ma tristesse de ne plus partager vos responsabilités à l'heure où commence dans le drame le premier Conseil des ministres auquel je n'assiste pas, laissez-moi vous dire la fidélité du souvenir que, quoi qu'il advienne, je garderai de ces six années de travail continu à vos côtés, et l'indignation que j'ai éprouvée en entendant, tout à l'heure, un homme qui fut notre collègue et compagnon de travail vous porter ce coup de poignard dans le dos. « Veuillez me croire, Monsieur le Premier ministre, votre fidèlement dévoué. « Alain Peyrefitte. » Qu'au moins ce petit mot lui ménage quelque réconfort ! Je le lui fais porter par le motard dont, curieusement, j'ai toujours la disposition. De fait, comme si cette lettre le soulageait, il en fait état rapidement autour de lui. Il l'a même publiée dans son livre posthume Pour rétablir une vérité 2. Avec le recul, on peut être frappé que Giscard, six ans avant d'accéder à la charge suprême, obéisse déjà à un réflexe légitimiste à l'égard de la fonction. Il la protège d'avance, en montrant la prééminence du Président sur le Premier ministre, fusible qui doit sauter quand les circonstances l'exigent. Il défend la fonction qu'il occupera un jour. Krieg : « Les RG avancent le chiffre de 20 000, pour ne décourager personne » Nouveau coup de fil avec Krieg : « Je suis incapable de dire combien nous serons : 10 000, 30 000 ? J'espère 100 000. Les RG avancent le chiffre de 20 000, tout en précisant que c'est pour ne décourager personne d'y participer. » Je suis sûr que Krieg a fait le maximum, mais les dispositions pratiques — banderoles, mots d'ordre, slogans, chants, drapeaux —, si minutieusement prévues qu'elles soient, ne sont pas grand-chose : tout dépend du climat dans lequel le défilé va se dérouler. Qu'aura annoncé le Général au Conseil des ministres ? Que dira-t-il à la nation ? Après une prise de parole ratée, celle du 24 mai, va-t-il enfin trouver les mots magiques ? A 16 heures 30, nous nous rassemblons, mes collaborateurs et moi, anxieux, incertains, autour du transistor. Quatre minutes plus tard, nous savons que de Gaulle est toujours de Gaulle — le chef d'un combat. À l'intensité de notre confiance retrouvée, nous pressentons qu'il a gagné la partie. « Des groupes organisés de longue main » En une phrase, il a tout dit : « Les moyens qui pouvaient empêcher le peuple de s'exprimer sont l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie, exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence. » Il a parfaitement vu, et su faire comprendre, ce que presque personne ne voulait comprendre... et qui semblait lui échapper à lui-même jusque-là. Les salves que le Général a tirées ont été superbes de précision et d'efficacité. Sur les « politiciens au rancart ». Sur « ceux qui empêchent les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner et les travailleurs de travailler ». Et surtout sur les communistes, délibérément érigés en adversaires principaux. Pourtant, n'ont-ils pas fait preuve de réserve, voire de timidité ? N'ont-ils pas tenu les gauchistes à bout de gaffe, interdit les manifestations communes d'étudiants et d'ouvriers, orienté les revendications vers des exigences catégorielles ? Mais l'heure n'est plus aux nuances et aux arrangements. De Gaulle abandonne la stratégie de Pompidou, pour lequel la France tenait debout grâce à une entente implicite entre Séguy et lui — « les deux Georges ». Je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de regret en pensant à son discours du 24 mai, où s'exprimait le besoin de réformer à la fois cette société qui se dressait contre l'État et cet État qui se liquéfiait. Vendredi dernier, il avait délivré une parole juste qui sonnait faux, parce qu'elle ne correspondait pas à la situation du jour ni à l'attente des Français. Aujourd'hui, il a formulé des accusations peut-être fausses, mais qui sonnent juste et atteignent leur cible. Pourvu que, une fois le retournement effectué et les élections gagnées, « la grande peur des bien-pensants » ne devienne pas la grande revanche et ne s'oppose pas à l'essentiel : ce que le Général avait annoncé le 24 mai... Nous sommes une demi-douzaine à quitter à pied le ministère de l'Éducation, sous le regard narquois de ses rares habitants, pour passer la Seine. Qu'allons-nous trouver de l'autre côté ? À en juger par les rues désertes du Faubourg Saint-Germain, nous allons être ridicules. Aussi, quelle surprise, quelle émotion joyeuse, quand nous découvrons une place de la Concorde noire de monde et tout agitée de drapeaux — qui commence à déverser son trop-plein vers les Champs-Elysées... On me place d'autorité au premier rang d'une vague en formation, parmi quelques députés ceints de leur écharpe. À la hauteur du Rond-Point, nous voyons les journalistes du Figaro, massés aux fenêtres. Ils ont l'air encore plus ébahis que nous de constater notre nombre. Au premier étage, celui de la direction, où je reconnais Louis-Gabriel Robinet, on nous observe sans se découvrir ; au deuxième, sans doute des journalistes, quelques applaudissements ; au troisième, celui du « petit personnel » j'imagine, les vivats nous accompagnent. Mes cinq enfants, y compris Benoît, sept ans, m'ont supplié de les laisser m'accompagner. Comme je regrette maintenant de les avoir privés de ce moment de chaleur, après leur avoir fait partager tant d'angoisses ! Mais comment aurais-je pu exclure une riposte sévère dans la rue, de la part du PC et des gauchistes, cette fois unis ? C'est ce que Debré redoutait et qu'on pouvait craindre avec lui raisonnablement. Sur le terre-plein de l'Arc de triomphe, chaque vague qui arrive chante sa Marseillaise ; mais comme la précédente, en cours de dispersion, continue à chanter la sienne, et que celle qui suit en chante une autre, la cacophonie est complète. Peu importe : ce désordre contribue à l'enthousiasme. « La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira », a dit le Général. Et le coup d'audace de Krieg a marché, au-delà de toute espérance. L'enchaînement ne pouvait être meilleur : coup de théâtre de la disparition, inquiétude du pays, retour en fanfare du Général, appel en forme de fulmination, défilé presque aussitôt après, tandis que le Général consulte pour former son nouveau gouvernement 3... Certains de ceux qui remontaient les Champs-Élysées les avaient descendus le 25 août 1944 et disaient qu'entre les deux, on n'avait jamais rien vu de pareil. Pour le Général, c'était bien une seconde Libération. C'était aussi la revanche des simples soldats du gaullisme sur ses caciques. Dans ces épreuves, la fidélité ne se mesurait pas aux diplômes, aux corps de rattachement, au déroulement des carrières. Les plus fidèles étaient ceux qui ne devaient rien d'autre à de Gaulle que la fierté d'avoir reconnu et aimé sa grandeur. Une révolution forcenée, sans but, sans drames et sans victimes, commencée le 3 mai dans la rue, s'évanouissait le 30 mai dans la rue. Pompidou, Fouchet, Messmer, Grimaud, pouvaient être fiers d'avoir empêché que le pied de De Gaulle ne glissât dans le sang de jeunes Français. Mais c'est quand même de Gaulle qui avait, finalement, puisé la force de retourner la situation dans sa certitude retrouvée d'être comptable de l'âme de la France. 1 Henri Bureau, grand reporter à l'agence Gamma de 1966 à 1973. 2 Dans cet ouvrage posthume, le seul où il ait livré sa vérité sur Mai 68, il cite intégralement mes lettres du 13 mai (sans faire allusion à celle du 12) et du 30 mai. Il souligne (p. 184) que, malgré l'offre de ma démission, je lui ai témoigné ma fidélité. 3 Joxe, garde des Sceaux, Fouchet, ministre de l'Intérieur, Gorse, ministre de l'Information, quittent le gouvernement. Ils sont remplacés respectivement par Capitant, Marcellin et Guéna. Après un intérim de deux jours de Pompidou, le ministère de l'Éducation nationale est confié à Ortoli, jusque-là ministre de l'Équipement, qui est remplacé par Robert Galley. Debré et Couve permutent : le premier va aux Affaires étrangères, le second aux Finances. Chapitre 3 « C'EST LE SOIR OÙ POMPIDOU A ROUVERT LA SORBONNE QUE L'AUTORITÉ DE L'ÉTAT S'EST EFFONDRÉE » Provins, samedi 1er juin 1968. Quand Xavier de La Chevalerie me téléphone à Provins pour me demander de venir à l'Élysée, pour une « visite protocolaire d'adieu au Général », le dimanche après-midi de Pentecôte, je commence par décliner la convocation : « J'ai organisé pour la même heure une fête pour le garagiste de Sancy-lès-Provins, vous vous souvenez, celui qui a défoncé le cabriolet de Geismar 1. Il me déplaît vraiment d'y renoncer. Du reste, comment trouver assez d'essence pour faire l'aller et retour sur Paris ? Excusez-moi auprès du Général, mais je me heurte à une impossibilité matérielle. » La Chevalerie raccroche sans argumenter, mais sans me cacher sa surprise. Puis, réflexion faite, je me dis que je ne peux pas bouder une invitation du Général. Sa lettre de mardi m'a touché. Je ne peux y répondre d'une façon aussi cavalière. Je m'arrange pour avancer la fête de Maurice, pour dénicher de l'essence et pour demander à l'aide de camp d'ajouter mon quart d'heure à ceux des autres ministres remerciés... L'essence : j'appris plus tard que le Général, à la fin du Conseil du 30 mai, avait prononcé cette phrase sibylline : « Il faut faire l'opération essence. » L' « opération essence » avait été montée dans le plus rigoureux secret par Guichard, ministre de l' Industrie, et André Giraud, son directeur des carburants 2. Ils avaient concentré dans le bois de Boulogne d'importantes réserves du précieux liquide, afin de ne les libérer qu'au moment opportun. C'est donc le Général qui donna le feu vert, au moment précis qu'il fallait, pour que les Parisiens retrouvent le 31 mai la liberté de partir sur les routes d'une Pentecôte presque normale. Le Général, lui, avait retrouvé les réflexes du commandement. « Vous avez été relevé le premier parce que vous aviez été le premier sur la brèche » Salon doré, dimanche 2 juin 1968, 19 heures. Le Général doit être fatigué d'avoir consacré son week-end de Pentecôte à dix exécutions. Pourtant, il ne paraît pas pressé, les quatre « institutionnels » du soir 3 n'étant pas là le dimanche pour lui faire rapport. GdG (paternel) : « Dans une grande crise comme celle que nous venons de traverser, la bataille use vite les hommes. Il est normal, après une pareille secousse, qu'on relève les hommes qui ont été au feu. Je l'ai toujours fait, même pour des secousses bien moindres, depuis que je suis aux affaires. C'est comme au combat. Une unité qui a été durement engagée est ramenée à l'arrière, pendant que les réserves prennent sa place sur le front. Vous avez été relevé le premier parce que vous aviez été le premier sur la brèche ; c'était meilleur pour vous. (Il a dû servir le même raisonnement bienveillant à tous ceux qui viennent de me précéder, même si la dernière phrase est plus personnelle.) AP. — Je ne discute aucunement votre décision. Je vous ai spontanément proposé, après la première nuit des barricades, de remettre mon portefeuille à votre disposition, pour le cas où vous jugeriez qu'un changement d'homme à ce poste contribuerait à résoudre la crise. Après avoir entendu le soir même le discours du Premier ministre, je lui ai écrit pour lui donner carrément ma démission. Puisque la politique qu'il annonçait était contraire à celle que vous nous aviez prescrite, un nouveau ministre pourrait renouer les fils plus aisément, avec les universitaires comme avec les étudiants. Ce qui m'a surpris, c'est qu'on attende dix-sept jours pour donner suite à cette offre, et que mon départ soit détaché de celui des mes autres collègues relevés de leurs fonctions. GdG (un peu sec). — Votre démission a été rendue publique un peu plus tôt que les autres, parce que vous l'aviez offerte dès le début des événements, tandis qu'aucun des autres ne l'avait fait. Cette relève était indispensable, pour vous et pour tous ceux qui ont été engagés au plus fort de la bataille. Mais pour les autres, il fallait une occasion qui ne s'est présentée que le surlendemain. « Le Premier ministre me répétait qu'il fallait lâcher du lest » AP. — Ce qui m'a surpris, c'est qu'on ait choisi pour annoncer ma démission le jour où tout paraissait s'effondrer, où les accords de Grenelle étaient rejetés par la base, où le parti communiste exigeait un gouvernement populaire, où Mitterrand annonçait sa candidature à l'Élysée... Non seulement l'annonce de mon départ apparaissait comme un détail insignifiant au milieu d'une tragédie nationale, mais, dans le Landerneau politique, j'avais l'air d'être la cause de cet écroulement général. GdG (persuasif). — Le Premier ministre, depuis quelques jours, me répétait qu'il fallait lâcher du lest. Vous, c'était commode puisque vous aviez pris les devants ; les autres, c'était plus difficile, puisqu'ils n'en avaient pas pris l'initiative. Et puis, il voulait désigner un universitaire médiateur, pour renouer avec les universitaires rebelles. Vous n'auriez pu accepter d'être privé de vos prérogatives. Mais il ne faut pas attacher d'importance à ces quarante-huit heures. Les révolutions vont vite. Les événements se précipitent sans que personne s'y attende. Ce qui compte maintenant, c'est l'avenir. Avec l'âge que vous avez, les horizons sont larges ; alors que pour moi, l'horizon est tout proche. » « Il ne m'a pas laissé le choix » Je laisse passer un silence, puis je reprends doucement : AP : « Ce qui m'a surpris encore, c'est que le Premier ministre vous ait fait accepter, le soir de son retour, beaucoup plus que ce que je vous avais proposé. Il a donné droit à toutes les revendications des étudiants sans aucune contrepartie, alors que vous veniez de me donner votre accord pour un plan soigneusement équilibré. GdG (d'un geste las). — Il ne m'a pas laissé le choix, il a mis son mandat dans la balance. Si je n'acceptais pas son plan, c'était une crise de régime. » C'est la première fois que j'entends parler d'une menace de démission du Premier ministre le 11 mai, pour le cas où le Général ne se rallierait pas à sa stratégie. Autant Pompidou et ses proches ont fait connaître la démission offerte par le Premier ministre le 30 mai pour obtenir la dissolution de l'Assemblée, autant ils ont été muets sur la démission qu'il aurait offerte le 11 mai. Il reprend : GdG : « La crise de régime, nous l'avons quand même eue. Il aurait peut-être mieux valu l'avoir ce jour-là. C'est le soir où Pompidou a rouvert la Sorbonne que l'autorité de l'État s'est effondrée. » Pas plus aujourd'hui que je ne l'ai jamais fait depuis plus de six ans, je ne vais critiquer le Premier ministre devant le Général. Je reste silencieux, stupéfait de l'entendre porter un jugement aussi sévère sur celui qu'il garde comme Premier ministre, devant quelqu'un qu'il ne garde pas comme ministre. Il reprend, sur un ton bienveillant, presque affectueux : « Mais vous restez avec moi. Vous êtes jeune. Vous avez de la chance. Je suis vieux. L'avenir est de votre côté. Pensez à ce qui vous attend pour un peu plus tard. Préparez-vous. « Je ne peux pas tenir tout le temps les Français à bout de bras » AP (pour faire diversion). — Finalement, il a suffi que vous claquiez dans vos doigts pour que tout rentre dans l'ordre ! L'immense majorité des Français ne voulaient pas de ce bazar. GdG. — Ils n'en voulaient pas, mais ils n'osaient pas s'opposer à ceux qui flanquaient le bazar. Ils ne faisaient rien contre les piquets de grève qui empêchaient la reprise du travail. Ils sont prêts à laisser le pays dépérir, quand des équipes décidées font ce qu'il faut pour ça. «Les Français ont toujours la tentation de s'abandonner. Comment voulez-vous que je les en empêche ? Ça a marché quelquefois, en 40, en 58, en 61, l'autre jour. Mais ça ne pourra pas marcher toujours. Je ne peux pas tenir tout le temps les Français à bout de bras. Je ne peux pas me substituer à eux. Et il faudra bien que les Français se passent de moi. AP. — En tout cas, ils sont bien revenus de leurs délires, ils sont sortis de leur apathie. Ils attendaient d'être commandés. Ils vont avoir dans chaque circonscription le choix entre un candidat qui s'engagera à soutenir votre gouvernement et un candidat qui soutiendra ceux qui veulent reprendre l'action révolutionnaire. Il n'y a pas de souci à se faire. GdG. — On verra bien. » « Vous avez été pris dans une tempête » Il met fin à l'entretien : « Je ne vais pas vous garder plus longtemps. Je vous ai écrit que je n'avais rien à vous reprocher. Je vous le répète, vous avez été pris dans une tempête où vous ne pouviez plus rien faire, sinon vous faire rouler par la vague. Maintenant, ce qui importe pour le pays, c'est de gagner les élections ; et ce qui importe pour vous, c'est de gagner la vôtre. Une élection, c'est un procès. On ne vous couvrira pas de fleurs. Vous serez sûrement très attaqué. Vos adversaires vous reprocheront tout et le reste. D'avoir été trop dur et d'avoir été trop mou. Tâchez de vous en tirer. C'est comme les ordalies au Moyen ge. Venez dans quinze jours me raconter comment se passe votre campagne. « Si vous l'emportez, il faudra que vous preniez des responsabilités dans la prochaine Chambre, en attendant de revenir aux affaires. » La « Chambre », pour lui, ce ne sont pas les « affaires », ce sont les parlotes, les discutailleries, les combinaisons de couloirs. C'est le purgatoire. Les « affaires », c'est le gouvernement. Encore faut-il faire élire une bonne Chambre. Sans faire allusion à mon cas personnel, je le rassure sur l'ensemble. AP : « Je ne suis pas soucieux pour ces élections. Depuis le début, je sentais que le pays profond, en dehors des noyaux organisés, ne marchait pas pour la révolution. Vous avez donné le coup d'arrêt le 30 mai. Le peuple va donner le coup de grâce. » Il répète : « Nous verrons bien. » Superstition ? Humilité ? Il ne veut pas se laisser aller à des impressions optimistes, et laisse l'avenir à Dieu. Cette invitation à retourner le voir me réchauffe le cœur. Sa lettre de consolation, il était bien dans sa manière de l'envoyer à un de ses ministres un jour où il le savait peiné. Mais l'invitation à lui « raconter ma campagne », je ne m'y attendais pas. 1 Voir supra, ch. 21, p. 551. 2 Qui sera ministre des Armées sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. 3 Le chef d'état-major particulier ; Foccart ; le directeur de cabinet, La Chevalerie. Le secrétaire général, Tricot, passe toujours le dernier.. Chapitre 4 « IL FALLAIT AUSSI QUE JE M'ASSURE DE MOI-MÊME » Élysée, vendredi 14 juin 1968. La campagne bat son plein 1 et je viens raconter la mienne au Général qui n'a pas oublié sa promesse. L'Odéon a été évacué au petit matin, sans aucune résistance. Le Général sera de bonne humeur. En voiture, je repasse ma leçon. J'aimerais bien le questionner sur la mystérieuse journée du 29. Mais il n'est pas commode, avec lui, de forcer la confidence. Joxe m'a raconté qu'il a voulu le « cuisiner », lors de son audience de congé : « Il m'a envoyé sur les roses. » Le faire parler si vite sur un sujet aussi secret, c'était évidemment une fausse manoeuvre. Après quinze jours, s'ouvrira-t-il plus facilement ? « Je vous interdis de dire quoi que ce soit même à Pompidou et à Messmer » Salon des aides de camp. Arrivant de Provins, je suis largement en avance, ce qui me laisse le temps d'échanger quelques propos avec Flohic. AP : « Astoux2, qui est venu prendre l'enregistrement de l'allocution du Général sur magnétophone, me dit que le Général était si fatigué, avait les traits si creusés, qu'il avait vieilli de vingt ans : il était affreux à voir. C'est la raison pour laquelle, selon lui, le Général ne voulait pas se montrer à la télévision. Flohic. — Mais non ! C'était sûrement parce qu'il n'avait pas eu le temps d'apprendre par cœur son texte : il avait besoin de le lire. En fait, il n'était pas si fatigué que ça. Il avait bien dormi à Colombey. Il était reposé, bien dans sa peau. C'est en arrivant à Baden qu'il avait une tête épouvantable. Il n'avait pas dormi depuis au moins une semaine, avec en plus la fatigue du voyage. Massu a dû croire que le Général était au trente-sixième dessous. Ça servait d'ailleurs le Général. Il arrivait harassé en disant: "Tout est foutu ! ", de manière à susciter la réaction : "Mais non, mon général, avec votre prestige, vous pouvez retourner la situation." « Je vous dis tout ça sous le sceau du secret, bien qu'il soit éventé — mais de travers — par certains qui veulent faire croire que le Général avait tout simplement pris la fuite. Le Général m'a recommandé à notre retour le secret absolu et je l'ai gardé depuis lors, bien que mes supérieurs aient cherché à me faire parler. En rentrant de Baden, le Général m'a dit : "Je vous interdis de dire quoi que ce soit à qui que ce soit, même à Pompidou et à Messmer. Le chef des armées, c'est moi !" C'est une prérogative à laquelle il tient absolument. Il peut donner des ordres à n'importe quel militaire en court-circuitant toute la hiérarchie. Il aime dire que Louis XVI fut le premier souverain à avoir renoncé à être le chef des armées et que ça a causé sa perte. » Je raconte à Flohic que le Général a pris la peine de m'écrire le mardi soir 28 mai, alors qu'on le supposait être dans tous ses états. Aucun détail ne lui échappait : il savait ce qu'il ferait le mercredi, qu'il reviendrait le jeudi et qu'il me verrait en fin de semaine. Ce n'était pas le fait d'un homme qui va à vau-l'eau, mais d'un chef qui a tout prévu. Flohic abonde dans ce sens : « Mercredi matin, d'Escrienne, qui était de service, m'a téléphoné vers 10 heures : "Le Général vous demande d'arriver en uniforme avec un bagage de campagne." Bizarre, puisque nous étions toujours en civil pour aller à Colombey. Il voulait que, atterrissant sur un terrain militaire parmi des militaires, je sois aussitôt reconnu par mon uniforme et en mesure de donner des ordres. De fait, c'est ce qui m'a permis, à l'aérodrome de Baden-Oos, de demander à un sous-off de me laisser téléphoner au commandant en chef : si j'avais été en civil, il aurait pu m'envoyer promener. « Quand je suis arrivé au bureau en uniforme, le Général m'a dit : "Procurez-vous des cartes de navigation au-delà de Colombey." Je lui ai demandé : " Dans quelle direction ? " Il a répondu : " Vers l'est, mais qu'on ne vous voie pas les prendre." Quand nous sommes partis pour Issy-les-Moulineaux, vers 11 heures 30, le Général me dit : "Il ne faut pas passer par le quai de Javel, prenez un autre itinéraire." Je me suis concerté avec les officiers de sécurité. Il disait ça à cause des grévistes de Citroën. Il fallait donc passer par la rive droite. De Gaulle avait pensé à ces piquets de grève, et nous pas. « Dès qu'on a pris l'air, le Général m'a donné des précisions au fur et à mesure : " Direction Colombey ", puis "Nous n'allons pas à Colombey, nous ferons du kérosène à Saint-Dizier", et ainsi de suite jusqu'à Baden. » Cette fugue du 29 mai a donc été entièrement pensée, prévue dans ses moindres détails, entourée d'un secret total. C'est la mise en œuvre ponctuelle du précepte du Fil de l'épée sur le mystère qui doit surprendre l'adversaire. « L'Odéon ? Ça aurait dû être fait depuis un mois » Flohic m'ouvre la porte du Salon doré. Le Général se lève, vient vers moi, me tend la main. La bonté de son sourire me met à l'aise, la fatigue qui transparaît encore m'inquiète. Ses rides se sont creusées. Deux semaines après le miracle du 30 mai, il n'a pas surmonté sa lassitude. Il parle à voix plus basse, au point que certains de ses mots m'échapperaient si le reste de la phrase n'en indiquait le sens. Il est comme épuisé, mais en même temps détendu, à cause sans doute de l'événement du matin. Je le félicite pour l'évacuation de l'Odéon. GdG : « Ce qui devait être fait a été fait. Ou plutôt, a fini par être fait... Ça aurait dû être fait depuis un mois, mais Pompidou a tout laissé filer. Il a tout lâché. Il a lâché en ouvrant la Sorbonne sans conditions, ce qui a provoqué une contagion d'occupations dans tout le pays. Il a lâché à Grenelle en acceptant que le SMIC soit remonté de 25 %, sans même demander que ça se fasse par étapes. Il a porté un coup terrible à l'économie, aux finances, à la monnaie. « Oui, Pompidou est resté bien souvent passif. Ce n'est pas la première fois. C'est dans son caractère. Mais je m'en accommodais. C'est un arrangeur. Il faisait baisser les tensions. Tandis que Debré provoquait des tensions permanentes : il avait le tracassin. Avec Pompidou, j'étais gardé du côté des ennuis quotidiens ; je pouvais m'occuper des grandes affaires et de la France dans le monde. » Je l'écoute, éberlué. À nouveau, le Général porte une terrible accusation contre le Premier ministre qu'il a maintenu à la tête de son gouvernement. Depuis quatre ans, j'avais relevé maints signes de mauvaise humeur, et même maintes piques, contre Pompidou. Depuis 1964, je devinais qu'il était bien décidé à ne pas laisser celui-ci se présenter à l'Élysée, mais à s'y présenter lui-même*. Depuis 1965, je savais qu'il avait imaginé de remplacer Pompidou par Couve de lVlurville3. Mais jamais je n'avais entendu un propos aussi sévère. Pourtant, comment pourra-t-il remplacer Pompidou si, comme tout le laisse supposer, les élections sont un succès, dès lors que Pompidou apparaît aux Français comme celui qui a le mieux compris la situation et le mieux agi pour la maîtriser ? Il serait déplaisant de poursuivre, ou même de le laisser poursuivre, sur ce thème. J'ai d'autres questions. « Avec les communistes, c'est le coup de Prague qui aurait recommencé » AP : « J'ai été étonné, le 30 mai, que vous tiriez à coups de canon sur le parti communiste alors que, pendant la plus grande partie du mois, il avait été la seule protection de l'État contre les débordements gauchistes. GdG. — Enfin, ça, c'était l'idée de Pompidou... Bien sûr, les communistes n'avaient aucune envie de faire la révolution jusqu'à ce qu'elle se soit déclenchée. Ils n'avaient même pas envie de faire grève. Mais quand on s'est mis à jouer à l'émeute sans eux, ils ont voulu la déborder. Ils ont mis en place des piquets entraînés à paralyser les entreprises ; ça a paralysé tout le pays. « Quand ils ont vu que ça prenait si bien, que les partis d'opposition se précipitaient dans la brèche pour amplifier ce mouvement, que le gouvernement réagissait de plus en plus mollement, alors les cocos ont changé de registre, ils se sont mis à exiger un gouvernement populaire. (Il rit.) On sait ce que ça veut dire, les démocraties populaires. (Il rit encore.) « Quand ils ont constaté que tout s'écroulait, que les journaux, les radios, la télé étaient complices, et que l'opinion restait amorphe, ce qu'ils voulaient, c'était que j'abdique au profit d'un régime dit "de gauche". Dans un premier temps, ils se seraient contentés d'en faire partie. Dans un second temps, ils auraient pris les commandes, tout en gardant quelques figurants non communistes. Vous pensez bien qu'ils ne voulaient pas se laisser coiffer par Mendès. AP. — Parce qu'ils ne lui pardonnent pas d'avoir récusé leurs votes, pour son investiture après Dien Bien Phu, comme s'ils n'étaient pas français ? GdG. — Naturellement ! Et ce n'est pas Mitterrand qui aurait empêché que tout bascule entre leurs mains ! Ils tenaient la rue, les usines et les services publics. Avec eux, c'est le coup de Prague qui aurait recommencé. Et, croyez-moi, ça aurait très bien pu marcher, comme ça a marché dans tous les pays où ils se sont installés. D'abord Kerensky, ensuite Lénine. Le nouveau gouvernement n'aurait dû son existence qu'à la puissance de la CGT, c'est-à-dire des communistes. AP. — Mais à Prague, les Soviétiques étaient à côté. Ici, ils sont loin. GdG. — Pas si loin que ça. Ne vous y trompez pas. Le parti communiste a été bien près de basculer dans l'insurrection. Il n'y avait pas pensé à l'avance, il a été surpris par la violence des gauchistes, qu'il méprisait jusque-là, et surtout par la faiblesse du gouvernement. Depuis les grèves insurrectionnelles de 47 et 48, il avait renoncé à la violence, parce qu'il constatait qu'elle se retournait contre lui. Quand il a vu le mois dernier que les gauchistes bénéficiaient de l'impunité, il a changé complètement de stratégie. Ce que les gauchistes réussissaient, il a compris qu'il avait les moyens de le réussir beaucoup mieux encore. AP. — Vous avez vraiment craint que les communistes attaquent l'Élysée ? GdG. — Les communistes et la CGT préparaient une grande manifestation, la première qui leur soit propre. Elle convergeait sur Saint-Lazare, à deux pas de l'Élysée. Depuis deux jours, ils réclamaient un gouvernement "populaire". Il y avait un risque sérieux que la manifestation veuille prendre l'Élysée d'assaut. La première chose à faire était d'éviter de nous laisser faire aux pattes. « J'étais parti en laissant toutes les possibilités ouvertes » AP. — C'est pour ça que vous avez fait venir votre fils et sa famille ? Vous ne vouliez ni les laisser prendre, ni vous laisser prendre, en otages ? GdG. — Évidemment ! Mon fils était enfermé chez lui avec les siens, et des grévistes de la CGT montaient la garde sous ses fenêtres. Mais surtout, il fallait que je m'assure de la loyauté de nos troupes stationnées en Allemagne. Il fallait que je m'assure de celle de Massu et de son état-major. Il fallait que je connaisse l'état d'esprit du contingent. (Un silence.) Il fallait aussi que je m'assure de moi-même. Et il y avait bien d'autres enjeux. AP (timidement). — Lesquels ? GdG (un peu bourru). — J'ai déjà tout dit à Michel Droit. AP. — Nous sommes restés sur notre faim... Quand vous êtes monté en hélicoptère à Issy, étiez-vous décidé à revenir le lendemain, ou à partir sans retour ? GdG. — Il fallait que je prenne du champ. J'étais parti en laissant toutes les possibilités ouvertes. J'ai bien dit toutes, y compris mon départ. J'étais assailli par le doute, comme ça m'est arrivé plusieurs fois dans le passé. (Que de fois, en effet ! Pour ne pas remonter à ses tentations de "tout laisser tomber" pendant et après la guerre, qui ont fini par aboutir à son retrait du 20 janvier 1946, j'ai été témoin de deux accès de dépression : après le résultat, jugé par lui mauvais, du référendum d'octobre 1962 4 ; et après le ballottage du 5 décembre 1965 5.) « Je prévoyais de rentrer le lendemain à Paris après avoir passé une bonne nuit. Mais je n'excluais pas de m'en aller définitivement. J'aurais lancé un dernier appel et on aurait bien vu. Ça aurait été un référendum instantané. Si les Français ne voulaient pas de moi, eh bien, ils se passeraient de moi. Tant pis pour eux. Vous savez, ils n'en loupent pas une. J'en ai fait assez pour eux. Alors voilà, je serais allé en Irlande, où je serais resté tranquille. Au contraire, s'ils acceptaient de se secouer, je revenais prendre les commandes. Bon, mais, entre les deux éventualités, je n'excluais pas d'installer le gouvernement à Strasbourg, ou à Metz. J'y aurais fait venir mon gouvernement ; j'aurais dit aux Français : "J'ai quitté la capitale où, dans quelques hectares, on a perdu son bon sens. Je suis venu dans cette province où l'on reste raisonnable et patriote. C'est de là que nous rétablirons ensemble l'État et les institutions." (Ainsi, il aurait repris sa technique du Rocher Noir : pour faire échapper l'administration de l'Algérie à la fournaise d'Alger, il avait installé le délégué général et les chefs de service à distance, loin de la " boîte à mouches" où la rue s'agite, où on se monte la tête, où les rumeurs folles se propagent.) « J'aurais appliqué la Constitution. (C'est sa façon de désigner l'article 16.) De toute façon, je pensais lancer un appel solennel aux Français, s'il paraissait pouvoir être entendu. » En somme, trois solutions : ou bien recommencer la « France libre » à partir de l'Est ; ou bien... ce qu'il a fait effectivement le 30 mai ; ou bien l'exil, comme Charles X, Louis-Philippe ou Napoléon III. Il suffit d'évoquer ces souverains en fuite, pour penser que les deux autres hypothèses avaient toutes leurs chances. « Ça m'a fait du bien de quitter la fournaise » GdG : « Déjà, ça m'a fait du bien de quitter la fournaise. Quand j'ai survolé l'Est de la France, le courage m'est revenu. Il a suffi que je voie Massu, son état-major, leur sang-froid. Le décalage entre l'agitation de la cage aux bourdons et la résolution de l'armée sautait aux yeux. Certains chefs militaires m'avaient fait savoir qu'ils étaient déterminés à briser la subversion si je le leur demandais. Mais leurs messages m'étaient transmis par des proches 6 ; je ne les avais pas entendus directement. Massu, lui, ne m'avait pas fait signe. Nous nous sommes parlé. Il a été celui qu'il devait être. AP. — Mais alors, mon général, vous vouliez vous appuyer sur l'armée pour reconquérir le territoire national ? GdG. — Évidemment pas pour reconquérir ! C'était plutôt le contraire ! Il ne fallait surtout pas que l'armée d'Allemagne fasse des bêtises. « En mai 58, j'avais interdit à l'armée de bouger : si les paras se mettaient en route vers Paris, on risquait le pire : déclencher une guerre civile. Il ne fallait pas plus le faire en 68 qu'en 58. Il fallait donc m'assurer que l'armée était prête à intervenir si je le lui demandais, mais qu'elle ne le ferait pas sans que je le lui demande. « J'étais prêt à partir, mais prêt à rester. Je voulais voir comment l'armée répondrait à mon appel, si je faisais appel à elle. Je voulais être sûr d'elle et je n'en étais pas tout à fait sûr, étant donné la manière dont elle s'était conduite quelques années plus tôt. « Il fallait interroger les Français tout de suite » AP. — Et Massu a répondu à votre attente. GdG. — Massu a été Massu. Il m'a fait sentir que l'armée n'était pas contaminée, qu'elle m'obéirait, qu'elle ferait ce que je lui demanderais, mais pas plus, qu'elle ne prendrait pas d'initiative intempestive contre la chienlit. Elle pourrait faire partout des gardes statiques, protéger les ministères, les préfectures, les gares, les bâtiments publics. Elle pourrait reconquérir le territoire sur les piquets de grève. Massu m'a rendu confiance en elle et en moi. Je n'avais même pas besoin de rester à Baden pour attendre la réponse des Français. Une inspection avait suffi. Je pouvais attendre à Colombey ou à Paris que les Français me répondent. AP. — La réponse est venue le jour même. Pompidou vous a dit, quand vous l'avez appelé : "Vous avez gagné." GdG. — Surtout, la réponse a été confirmée, après mon appel, par le cortège des Champs-Élysées. » Un silence, puis il reprend : « Comprenez-vous, les choses allaient si vite qu'on ne pouvait pas attendre le référendum du 16 juin pour les dénouer. Il fallait accélérer, il fallait interroger les Français tout de suite : " Voulez-vous que je reste à mon poste, ou que je m'en aille ?" C'était un référendum immédiat. Le référendum formel, s'il avait pu se faire, quinze jours plus tard, n'aurait eu qu'à ratifier le sursaut. » « Organiser l'action civique partout et tout de suite » : c'était le message essentiel de son allocution — appeler les citoyens à se manifester. Le référendum, et à défaut les élections législatives, c'était pour après, comme une confirmation. Mais il lui fallait la manifestation immédiate que le pays lui faisait confiance, comme il se faisait confiance à lui-même. Le Général aurait parlé à certains — pas à moi — de « défaillance ». Comme on comprend qu'il se soit laissé aller au découragement et qu'il en porte encore les traces ! Il sait que, parmi les plus fidèles des fidèles, beaucoup l'ont lâché. Il a senti son isolement comme il ne l'avait sans doute jamais senti : ni à Carlton Gardens face aux Anglais, ni au large de Dakar, ni à la villa des Oliviers, ni même au Palais-Bourbon, où tous votaient pour lui à la fin de 1945 sans même cacher qu'ils ne pensaient qu'à se débarrasser de lui. Rarement il a été aussi écœuré par le comportement des hommes. Quinze jours après, il paraît encore blessé au fond de lui-même, refusant de se réjouir d'un retournement dont les signes sont pourtant partout si visibles. Et puis, « il ne peut pas cacher qu'il a l'âge qu'il a ». Le référendum instantané du 30 mai n'a pas tout effacé. « À Baden, nous sommes chez nous » AP : « Ça n'était pas gênant que cette entrevue se passe en Allemagne ? » Le Général relève le menton : « À Baden, nous sommes chez nous. C'est notre Quartier général. Quand les troupes d'un pays stationnent à l'étranger, les chefs militaires et à plus forte raison le chef des armées peuvent les inspecter quand ils veulent, sans avoir besoin d'alerter qui que ce soit. » De fait, au cours de sa visite d'État en Allemagne en septembre 1962, le Général était allé inspecter, dans le camp de Münzgen au sud de Stuttgart, la 3e division d'infanterie mécanisée en manœuvre. Aucune troupe allemande ne participait à la démonstration. La musique militaire jouait La Marseillaise et La Marche lorraine. Des Mirages passaient au-dessus des têtes. C'était une affaire française. Il ajoute : « Il fallait que l'armée d'Allemagne soit une carte maîtresse, mais il valait mieux ne pas avoir à s'en servir. » « Si on les gagne, ces élections, qu'est-ce qu'il faudra faire après ? » Puis il change brusquement de sujet : comme s'il ne voulait pas s'appesantir sur la mystérieuse journée : GdG : « Alors, comment ça se présente, ces élections ? AP. — Je n'en ai jamais vu d'aussi faciles. GdG. — Vous croyez vraiment ? Enfin, on verra. » J'étais sûr qu'il me dirait : « On verra. » Il n'a jamais aimé les pronostics optimistes. Ne serait-ce que pour conjurer le sort, il les nuance toujours de scepticisme. Mais il a dit : « Vous croyez vraiment ? » comme s'il n'y croyait pas lui-même. Il est plus pessimiste que je ne le pensais. GdG : « Alors, si on les gagne, ces élections, qu'est-ce qu'il faudra faire après, selon vous ? AP. — Bien sûr, il faut d'abord remettre de l'ordre, puisque les élections vont se faire contre le désordre. Mais il faudra ensuite annoncer des réformes généreuses, faire comprendre aux naïfs qui ont cru changer la société qu'on ne va pas les écraser pour revenir en arrière, mais qu'on va les faire participer aux choix dont dépend leur vie. Cette campagne se fait sur la lancée de votre appel du 30 mai ; mais après les élections, il faudrait qu'on se place sur la lancée de votre allocution du 24. » Il ne répond pas, mais hoche la tête, avec satisfaction me semble-t-il. Je reprends. « Ce mois de mai ne s'effacera pas si tôt que ça de l'histoire de France » AP: « Maintenant que la fracture est réduite, l'État va se remettre en marche. La confiance va revenir. GdG. — Il ne faut pas se faire d'illusions. Beaucoup de choses que nous avons entreprises sont remises en cause. En ce mois de mai, se déroulait à Paris un événement planétaire : les pourparlers entre les États-Unis et le Vietnam. C'était le couronnement de notre politique de paix. Ça aurait dû remplir de fierté tous les Français. Ça a été gâché par la chienlit. « Dans le pays, l'ordre va sans doute être rétabli, puisque maintenant on fait ce qu'il faut pour ça 7. Mais il ne faudra pas refuser d'entendre ce qui a pu s'exprimer au cours de ce mois. Il y a quand même eu le refus d'un système qui ne respecte pas la dignité des gens. Il faudra faire la participation. Si on l'avait faite, en tout cas si on l'avait engagée avec suffisamment d'énergie, je crois bien que nous aurions évité cette foire... Sinon, un jour, tout finira par basculer et nous n'aurons gagné qu'une victoire à la Pyrrhus. « Vous pensez bien que ce mois de mai ne s'effacera pas si tôt que ça de l'histoire de France. » Ni de sa mémoire. Je crois bien deviner qu'il a perdu quelque chose de sa confiance en lui-même. 1 Le premier tour est fixé au 23 juin, le second au 30. 2 André Astoux est alors directeur général adjoint de l'ORTF. * C'était de Gaulle, t. II, VIe partie, ch. 6. 3 C'était de Gaulle, t. II, VIe partie, ch. 10. 4 C'était de Gaulle, t. I, IIe partie, ch. 28. 5 C'était de Gaulle, t. II, VIe partie, ch. 15. 6 Sans doute est-ce une allusion au message oral que le général Hublot, commandant le corps d'armée de Metz, lui avait fait passer par le général de Boissieu, commandant à Mulhouse et son subordonné. Boissieu avait fait la commission quand il vint voir de Gaulle le mercredi 29 au matin. Peut-être y a-t-il eu d'autres communications de ce genre. 7 La Sorbonne sera évacuée le surlendemain. Chapitre 5 « VOUS PENSEZ BIEN... » En route vers Provins, 14 juin 1968. Tandis que je roule vers Provins, je rumine ces étonnantes demi-confidences. « Vous pensez bien... » En tout cas, lui, il a beaucoup pensé ! Depuis le 3 mai, où il estimait suffisant de mettre quelques centaines d'étudiants « au clou » et de disperser les autres à coups de pèlerines et de bâtons blancs. Depuis le 5 mai, où il disait à Fouchet qu'un ministre de l'Intérieur doit savoir donner l'ordre de tirer, et où il prescrivait à Joxe de requérir la prison à tour de bras. Depuis le 9 mai, où il était fâché de mon geste d'apaisement, pourtant si précautionneusement entouré de conditions. Depuis le 11 mai, où il acceptait que le geste d'apaisement de Pompidou ne soit accompagné d'aucune condition. Depuis le 19 mai, où il exigeait l'évacuation de la Sorbonne et de l'Odéon dans les vingt-quatre heures. Depuis le 24 mai, où son discours avait « mis à côté de la plaque ». Depuis le 29 mai, où il envisageait, entre autres hypothèses, de rester à Baden, le temps que les Français choisissent entre son retour au pouvoir et son départ à l'étranger... Quel chemin parcouru ! Il a revu de près la chronologie exacte de ce mois fou. Pour son entretien télévisé du 7 juin avec Michel Droit, il avait dû s'imposer de reconstituer la séquence exacte des événements, jour par jour, heure par heure. Il avait pris de la hauteur. Il avait dit l'essentiel, en excluant tout ce qui pouvait porter atteinte à l'image de Pompidou, ou faire perdre une voix aux élections. Et il vient d'assener devant moi sur son Premier ministre des propos sans indulgence. Ces demi-confidences, je les ai souvent méditées depuis. Sur cette journée mystérieuse de Baden, deux thèses contradictoires ont été émises. Une thèse, confortée par le témoignage du général Massu et de ses deux plus proches collaborateurs1, par Pompidou et par Foccart, voudrait que le Général ait « perdu les pédales ». Terrassé par une crise de doute, il aurait pris la fuite, tel Achille poursuivi par Hector sous les murs de Troie. Ses forces l'auraient abandonné. Mais le général Massu l'aurait « ramassé à la cuillère », lui aurait « remonté les bretelles » et l'aurait renvoyé vers Paris et vers son devoir. L'autre thèse, soutenue par le témoignage du général de Boissieu, veut que de Gaulle a délibérément plongé les Français dans l'inquiétude pour les soumettre à l'électrochoc de son absence, et qu'il a su de lui-même ressaisir la situation insaisissable. Il aurait ainsi accompli une des plus extraordinaires prouesses de l'art politique. La journée du 29 mai s'est-elle déroulée comme une fuite éperdue magistralement retournée par Massu, ou comme une impeccable manœuvre militaire, toute de mouvement et de surprise ? Faut-il choisir entre une version lèse-de Gaulle et une version hagiographique ? Le Général n'est pas bâti d'une pièce : « Je sens deux hommes en moi. » L'un de ces deux hommes croyait en l'État, en la France, en sa propre capacité de faire appel aux Français pour qu'une fois de plus, ils échappent au désastre. L'autre homme doutait de lui-même, des Français, de l'État, de l'armée, qui aurait dû être la « colonne vertébrale de la nation ». Le premier, au nom de la France et de l'amour qu'il lui portait, exigeait de lui-même un constant effort pour se mettre à la hauteur des circonstances et pour écarter les démons. Le second était tenté de laisser les Français aller au pire, puisque c'est le pire qu'ils voulaient. Il faut se replonger dans l'eau glaciale de la crise, et essayer d'observer les ressorts qui tour à tour se tendent et se détendent chez de Gaulle, pour comprendre que les deux thèses ne sont pas incompatibles ; à condition seulement de leur enlever leurs outrances. La journée du mardi 28 avait apporté des éléments nouveaux. François Mitterrand a posé sa candidature à une succession qui n'est pas ouverte, et selon des modalités contraires à la Constitution. Séguy et Waldeck-Rochet ont parlé publiquement de « l'exigence des travailleurs : un gouvernement populaire, à participation communiste ». Le parti communiste a organisé une marche, pour mercredi 29 après-midi, de la Bastille à Saint-Lazare. Après le retour de Pompidou, la lutte s'était déplacée de la Sorbonne aux usines. Après le retour du Général, le pouvoir glisse vers la rue et vers les « comités ouvriers ». Des autorités de fait se substituent ou prétendent se substituer à celles de l'État. Il ne s'agit donc plus d'une grève, si générale soit-elle, mais d'une subversion. Le parti communiste a-t-il décidé de saisir l'occasion ? Ou risque-t-il d'être amené à le faire sans l'avoir voulu ? Peu importe. La marche sur Saint-Lazare, c'est une marche en direction de l'Élysée. Qu'au terminus annoncé, des groupuscules révolutionnaires crient « À l'Élysée ! » — et la foule risque de suivre. Faudrait-il que l'Élysée soit protégé par une fusillade ? En quittant Paris, le Général rendait l'assaut sans objet. C'est une première raison de s'éloigner de Paris, non par panique, mais par prudence. Colombey aurait suffi pour cet éloignement. Pourquoi Baden ? La réponse ne peut que donner l'impression d'une action réfléchie : si l'affrontement devait avoir lieu, de Gaulle devait s'assurer, lui-même et directement, de l'état d'esprit de l'armée. Or le Général l'a fait deux fois dans la même journée, auprès des deux témoins que, justement, on se plaît à opposer : Boissieu et Massu. Tout le débat roule sur la façon dont il s'y est pris. Curieusement ce fut, les deux fois, la même : il n'y a que l'interprétation qui diffère. Quand Boissieu pénètre dans le bureau du Général vers 10 heures 30, son beau-père lui dit : « Tout s'écroule, le gouvernement s'effondre, il n'y a plus d'État, on cherche à me trahir, les communistes vont prendre le pouvoir. Tout est foutu ! » En arrivant à Baden, le Général tient exactement le même langage à Massu : « Tout est foutu. » Au lieu d'interroger froidement, rationnellement, il dévoile son incertitude sur lui-même, et sa certitude de la catastrophe, son immense lassitude, son dégoût. Il donne le contraire de l'image d'un chef. Ruse ? Le Général n'en est pas à vouloir éprouver la fidélité de son gendre, ni d'un vieux compagnon. Il la sait inébranlable. Comédie ? Mais le meilleur comédien n'est pas insincère. Il se laisse envahir par son rôle. Quand de Gaulle donne l'impression de la défaillance, de l'effondrement, il en vit effectivement, émotionnellement, toutes les affres. En un sens, c'est avec lui-même qu'il joue, et il joue gros. Le témoignage de Tricot est intéressant. À 9 heures 30, le Général l'appelle brusquement pour décommander le Conseil. « Je suis fatigué, je ne suis pas en état de conduire le Conseil des ministres, et cela se verra. » Il est dans un état physique et psychique dont il est lui-même humilié et dont il éprouve le besoin de s'excuser. Mais quand Tricot le revoit vers 11 heures 30, avant son départ pour Issy-les-Moulineaux, il n'a plus l'air fatigué du tout. Il paraît en bonne forme ; l'état dépressif dans lequel il était plongé au début de la matinée semble s'être dissipé. Avait-il joué la comédie pour justifier aux yeux de Tricot le report du Conseil ? Ou son ton guilleret, deux heures plus tard, vient-il de ce que son gendre l'a réconforté ? L'un et l'autre. La comédie n'est pas feinte. Il se met lui-même à l'épreuve : aurait-il l'envie et la force de surmonter son accablement ? Pour en être sûr, il fallait aller au bout de l'accablement. La différence d'interprétation entre Boissieu et Massu tient au fait que l'un a une pratique fréquente et intime de Charles de Gaulle, et que l'autre l'a toujours servi de loin. À ces témoignages, il faudrait ajouter celui de Philippe de Gaulle, qu'il n'a pas encore publié. Il m'a raconté la scène — décidément répétitive — de son entretien le lundi 27 avec son père. Elle s'était déroulée selon le même scénario provocateur : « Tout fout le camp. Rien ne tient. Je ne peux pas rester ici. Il faut que je m'en aille. » Son fils lui répond : « Si vous allez à Colombey, cela ne servira à rien. Les Français croiront que vous allez y passer un week-end, cela ne leur fera aucun effet. Si vous voulez ressaisir cette situation insaisissable, il vous faut aller ailleurs qu'à Colombey. » Philippe de Gaulle sait depuis longtemps que, pour faire barrage à la « déprime », il faut nourrir d'action l'imagination de son père, évoquer un combat. Il a lancé une idée. Elle fera son chemin... Certes, après quelque trois heures de voyage inconfortable en hélicoptère, où il n'a dû cesser de ressasser les plus et les moins de la situation, le Général n'a pas à se forcer pour bien jouer la tirade du « tout est foutu ». Il y a mis sa fatigue, sa mauvaise humeur, son écœurement, et peut-être jusqu'à son humiliation de devoir être là — quémandant un avis. Il reste que le Général est entré dans la maison de Massu à 14 heures 50, et qu'il a donné à 16 heures l'ordre de préparer l'hélicoptère pour Colombey. Soixante-dix minutes, dont une grosse moitié a été utilisée à se restaurer et une petite à un entretien suivi avec son hôte : s'il a suffi d'une demi-heure de conversation pour lui rendre le nord, c'est qu'il n'était pas vraiment déboussolé. Flohic, resté avec Mme de Gaulle et Mme Massu, raconte que celle-ci dit, non sans aplomb : « On ne refait pas un 18 Juin à 78 ans. » C'est bien le signe qu'elle au moins n'avait pas douté de l'esprit combatif du Général 2. Massu n'a pas eu la même impression. Mais il rejoint Boissieu dans une même réponse : « L'armée est composée d'officiers qui ont voué leur vie au service de la patrie et sont prêts à combattre tous ceux qui la menacent à l'extérieur ou à l'intérieur. Elle est composée aussi de soldats du contingent qui considèrent les étudiants révolutionnaires comme des planqués, des sursitaires qui profitent du fait qu'ils n'ont pas à faire de service pour semer le désordre. Si vous donnez ordre aux troupes de faire mouvement, elles vous obéiront sans la moindre hésitation. » Entre sa conversation du matin et celle de l'après-midi, il s'est passé un voyage exténuant dans les trépidations d'un hélicoptère ; mais sûrement rien qui ait troublé ses deux convictions permanentes : 1. L'État et la France se trouvaient là où il se trouvait lui-même. 2. Il fallait qu'il ait la certitude de pouvoir s'appuyer le cas échéant sur l'armée pour reprendre la situation en main. Passer la nuit à Baden, ou à Mulhouse chez son gendre, ou à Strasbourg à la préfecture, ou à Colombey, peu importait. L'essentiel était d'être loin de Paris, de bien dormir et de préparer tranquillement le bref appel nécessaire pour retourner la situation, gonflé des sous-entendus que lui permettait son déplacement. L'exil en Irlande, un séjour à Baden, le gouvernement à Metz : oui, il a tout envisagé — mais ce qui me frappe le plus, c'est que, tout bien pesé, c'est le scénario qu'il avait, selon moi, programmé dès le mardi, qui s'est déroulé sans la moindre modification. Mardi 28 au soir, il me fait avertir qu'il ne me recevra pas mercredi après-midi comme prévu, mais en fin de semaine : il avait donc déjà décidé de faire sa fugue. Mercredi matin, il annonce que le Conseil des ministres n'aura pas lieu, mais est reporté au lendemain à 15 heures. Pourquoi se lier les mains, s'exposer à devoir annoncer un nouveau report, s'il pense à faire sa demeure à Baden ? Le Conseil a bien lieu à l'heure prévue. Il avait mis au point mardi un scénario minimum, dont le dénouement se ferait à Paris et en deux jours. Il était certainement ouvert à toutes les autres « éventualités », prêt à toutes les improvisations. Mais il avait son programme, et il n'était pas dicté par la panique. En insistant pour que de Gaulle quitte son environnement militaire et rejoigne Paris au plus tôt, Massu n'a fait que souffler à l'acteur un moment troublé le texte dont il était aussi l'auteur. Leur entretien a été décisif pour que le Général confirme le point de départ de l'offensive : non pas Baden, mais Paris. Mais il n'aurait jamais suffi à transformer un homme réellement vidé de toute énergie en un chef résolu à subjuguer les Français. Cette mue, c'est en de Gaulle lui-même qu'elle avait son secret. « Il fallait que l'armée d'Allemagne soit une carte maîtresse » Je me répète sa phrase : « Il fallait que l'armée d'Allemagne soit une carte maîtresse, mais il valait mieux ne pas avoir à s'en servir. » L'armée d'Allemagne : un ensemble solidement organisé, conçu pour le mouvement, commandé par un soldat équilibré, un bon chef, un homme sûr. Mais face à un déchaînement de violence, la meilleure des armées ne sait faire qu'une chose : tirer. Comme en 1795, quand Bonaparte canonne les royalistes sur les marches de Saint-Roch. Comme en juin 1848, quand Cavaignac mitraille les ouvriers. Comme en 1871, quand Galliffet reconquiert Paris contre les communards. De Gaulle savait ce que ces fractures avaient d'irréparable. Mais il ne fallait pas dire d'avance qu'elle ne tirerait en aucun cas. Et il fallait être sûr que, l'ordre de tirer venant, elle l'exécuterait « sans hésitation ni murmure ». Et que personne ne puisse en douter. Il voulait que l'on sût que l'armée était prête à intervenir si la rue voulait s'emparer du pouvoir hors des règles de la Constitution, qui donne la souveraineté au peuple tout entier et non à une fraction du peuple, si audacieuse soit-elle. De cela, le Général voulait s'assurer auprès d'un vieux compagnon, éloigné de lui depuis huit ans, qui lui parlerait sans malice ni prudence. D'ailleurs, le message décisif de Massu ne fut pas militaire, mais politique. Des exhortations qu'il a pu lui adresser, aucune ne pouvait être plus forte que celle-ci : « Le peuple vous a donné sa confiance. Vous ne pouvez pas la trahir. » Il le renvoyait à son honneur. « Je pourrais signer des décrets à Baden » Me revient à l'esprit ce que le Général m'avait dit le 9 septembre 1964, en partant pour l'Amérique du Sud : « Je pourrais signer des décrets à bord du Colbert, comme je pourrais le faire là où une force française est stationnée ; je pourrais en signer à Dakar ou à Baden. » Comme Napoléon réformant la Comédie-Française à Moscou, de Gaulle aurait pu gouverner la France depuis Baden ? Il n'est pas étonnant qu'il y ait pensé. Mais cette position était-elle tenable au-delà de quelques heures ? Une invasion justifiait que, en 1940, la légitimité se réfugie à Londres. En 1968, où était l'invasion ? Elle était interne, et la légitimité ne pouvait pas se reconstruire de l'étranger. Mais de Gaulle pouvait avoir cette idée bizarre : reconquérir la France à partir de Strasbourg ou de Metz. Metz, dans cette Lorraine que voulait rejoindre Louis XVI en 1791, et à partir de laquelle celui-ci comptait reconquérir le pays en isolant la capitale et en s'appuyant sur la province. Quel symbole : réussir la « fuite à Varennes » ! Toujours cette obsession de reprendre l'histoire de France aux aiguillages où elle s'est fourvoyée. Pourtant, ce ne fut pas son choix. Il connaissait cette constante de notre histoire : les régimes se font et se défont à Paris : 14 Juillet, 10 Août, Thermidor, Brumaire, les Trois Glorieuses, Février 48, 2 Décembre, 4 Septembre. Et les révoltes de province ne se sont jamais communiquées au reste du pays. Celles de Toulon, de Lyon, de la Vendée, après tant de jacqueries ou de révoltes de villes, n'ont pas entraîné de contagion, mais ont été écrasées. Henri IV n'a gagné que quand il s'ouvre Paris ; et c'est la descente des Champs-Elysées d'août 1944 qui sacre l'appel du 18 Juin. C'est à Paris, par Paris, que le pays est menacé de dissolution. C'est à Paris, par Paris, qu'il doit retrouver confiance. Le Général avait d'autant plus besoin de sentir le pouls de l'armée, que Messmer, appuyé par Pompidou, s'était employé à écarter toute éventualité d'intervention militaire. L'armée avait été sortie de la fournaise algérienne ; Messmer avait organisé cette sortie ; il avait ordonné l'armée sur l'axe de la dissuasion. Il redoutait de voir jeter ce bel instrument technique dans une nouvelle fournaise politique. Cette préoccupation l'avait poussé à soutenir la stratégie de Pompidou, de Fouchet et de Grimaud : il fallait à tout prix éviter de faire couler le sang, éviter l'affrontement, chercher l'apaisement. Non seulement l'armée ne devait pas se mêler de cette crise, mais on devait éviter de parler d'elle comme recours, même éventuel. Dannaud m'écrit, dix ans plus tard : « Je me souviens du jour où, affolé d'être obligé de dégarnir la province de tous les escadrons de gendarmerie mobile et des compagnies de CRS, pour les jeter à la demande de Grimaud dans le gouffre parisien, et conscient de la tâche surhumaine que nous donnions aux préfets de tenir la province avec leurs mains nues, je demandai au ministre des Armées de placer au moins une section d'infanterie à l'intérieur des grilles des préfectures et aux points sensibles, sans aucune mission opérationnelle, mais pour affirmer statiquement une présence de l'État. Le ministre des Armées refusa catégoriquement de "mouiller le contingent". » Je rumine aussi ces phrases terribles sur Pompidou. Ne sont-elles pas injustes ? Pompidou, Fouchet, Grimaud, les trois hommes sur lesquels reposait l'ordre public, ont-ils vraiment fait le contraire de ce qu'il fallait ? Si les fusils avaient envoyé d'autres projectiles que d'inoffensifs engins lacrymogènes, la foule, après avoir formé un cortège derrière des dizaines de cadavres, aurait sans doute tout saccagé, tout renversé, comme elle l'avait fait en 1830, en 1848 et en 1871. Mais si de Gaulle n'avait pas inquiété les Français par sa disparition et ne les avait pas galvanisés par sa brève harangue, qui peut dire que la révolution n'allait pas l'emporter ? Ensemble, ils avaient évité le pire. 1 Le général Mathon, son chef d'état-major, et le commandant Delclève, son aide de camp. J'ai recueilli directement leur témoignage, le premier étant venu me retrouver à Provins, où le second poursuivait sa carrière dans notre régiment de hussards. 2 On a glosé sur les « volumineux bagages » apportés à Baden. Philippe de Gaulle, témoin direct, m'a assuré peu de temps après qu'il n'y en avait pas. Comment les aurait-on transportés ? Les cinq places du premier hélicoptère étaient occupées par le pilote, le copilote, le général de Gaulle et Mme de Gaulle, Flohic ; quatre places du second hélicoptère par le pilote, le copilote, le médecin et l'officier de sécurité ; il ne restait que la cinquième place pour y entasser les bagages de tout le monde, cela ne pouvait pas aller très loin. Chapitre 6 POMPIDOU : « TOUT CE QUE LE GÉNÉRAL A VOULU FAIRE S'EST ÉCROULÉ » Au début de septembre 1968, aux journées parlementaires de La Baule, Pompidou est venu, tout sourire, vers Fouchet et moi, qui bavardions. Il nous invite à déjeuner dans la deuxième quinzaine du mois. « Il vaut mieux deux déjeuners en tête à tête ; à trois, on ne se dit rien. » Dès qu'il s'est éloigné, Fouchet me souffle : « Je suis sûr qu'il veut nous parler de Mai. Il est inquiet de ce que nous pouvons en dire. Il veut nous séduire et nous mettre dans son camp, de peur que nous ne ratifiions le jugement sévère que porte sur lui le château. Vous savez bien ce que dit le Général à qui veut l'entendre : que l'inondation est venue du fait qu'il a ouvert toutes grandes les vannes à son retour d'Afghanistan, et qu'il a de nouveau tout lâché à Grenelle. » Pompidou : « Pourquoi la France a-t-elle fait exception ? » Maison de l'Amérique latine, 27 septembre 1968. Étrange déjeuner qui réunit le député du Cantal, ancien Premier ministre 1, et le nouveau président de la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée, qui fut son ministre pendant six ans. Nous avons enfin la conversation sur le fond devant laquelle nous nous sommes dérobés — quand elle aurait été utile. Pompidou s'ingénie d'abord à me faire parler. Pompidou : « Quelle est votre explication de ce phénomène étrange : pourquoi les mêmes drames ont-ils éclaté pour ainsi dire en même temps dans les universités, aux États-Unis et en Allemagne, en Italie et en Espagne, en Tunisie et en Égypte, à Alger et à Varsovie, à Prague et à Tokyo, à Rio et à Amsterdam ? Alors que ce sont des régimes politiques et même des civilisations tellement différents ? AP. — Partout dans le monde, il y a une croissance rapide des effectifs scolaires et universitaires. Partout, se pose un problème d'adaptation à une société en mutation. Partout, un fossé se creuse entre les générations nouvelles et celles qui les ont précédées. Cela fait un terrain de frustrations, de doute, d'incertitudes. Et là-dessus, il y a eu une contagion, qui s'est répandue d'est en ouest et du nord au sud, grâce à des groupuscules révolutionnaires très peu nombreux mais très actifs et en relations étroites entre eux ; notamment entre Allemagne, France, Pays-Bas, Italie. Pompidou. — Mais chez nous la contagion s'est étendue jusqu'à la société. Partout ailleurs, elle s'est arrêtée aux portes des facultés. Comment vous expliquez-vous que, dans un mouvement aussi général, la France fasse exception — c'est-à-dire qu'elle se comporte beaucoup plus mal ? AP. — C'est notre extrême centralisation qu'il faut incriminer, ne croyez-vous pas ? Notre système n'a pas assez de souplesse. Sous la IIIe et la IVe, le gouvernement sautait. Sous la Ve, tout remonte au sommet. Tocqueville disait : "Il n'y a que Dieu qui puisse, sans danger pour lui, être tout-puissant." Une émeute d'étudiants à Berkeley ou Columbia, c'est le président de l'université qui gère la situation, qui fait appel ou non à la police. Nul ne songe à s'en prendre au gouvernement américain, encore moins au Président. En France, un chahut à Nanterre ou l'invasion de la Sorbonne par des extrémistes armés, et le gouvernement est en première ligne, l'Élysée est ébranlé sur ses bases. C'est si vrai que nous n'en avons même pas été étonnés. « Et puis, je vous l'ai dit quand vous nous avez réunis à votre retour de Kaboul : le pari que vous avez fait, celui de permettre à des révolutionnaires d'occuper la Sorbonne sans contrepartie, nous exposait au risque de contagion. » Pompidou : « L'effet de surprise a joué en faveur des étudiants » Pompidou fait de la main le mouvement de chasser négligemment une mouche : « L'effet de surprise a joué en faveur des étudiants. Ni les Français, ni nous-mêmes ne nous attendions à ce déferlement. Il fallait que le peuple se rende compte par lui-même que ces révolutionnaires étaient cinglés et qu'on devait les mettre hors d'état de nuire. C'est ce qui s'est fait. On ne pouvait pas faire l'économie de cette prise de conscience. On ne pouvait pas se passer de l'éducation du public, et elle ne pouvait pas mieux se faire. (Il dit "les étudiants" — pas les "gauchistes". Je ne relève pas ; je ne réponds pas non plus que l'effet de surprise n'aurait pas dû jouer sur nous, puisque les notes quotidiennes de la préfecture de police nous indiquaient clairement que des révolutionnaires préparaient la révolution. Nous savions tout à l'avance. Nous n'aurions pas dû confondre les révolutionnaires et les étudiants, ni répandre cette confusion par notre propre langage.) Pompidou : « J'ai mis les Français de mon côté » AP. — Aujourd'hui, avec le recul, il me semble qu'on peut établir sans se tromper la séquence suivante : « 1. Les groupuscules gauchistes issus des Jeunesses communistes malheureusement éclatées, ont infiltré le milieu étudiant entre 1966 et 1968. Ils prennent la révolution au sérieux, ils s'y entraînent. « 2. Cohn-Bendit, à partir de janvier 1968, les coiffe, les galvanise ; il leur donne une vedette, qui entraîne les uns et amuse les autres. « 3. La semaine d'émeutes, du 3 au 10 mai, montre que Cohn-Bendit et ses "enragés" ne sont prêts à aucun compromis, ne se prêtent à aucune désescalade. Ils veulent la déroute et la déconsidération du pouvoir. « 4. Dans ce climat, la réouverture de la Sorbonne est interprétée par les meneurs, et ceux qui regardaient depuis la ligne de touche, comme une capitulation sans condition. « 5. Les jours suivants, les jeunes gauchistes de Renault-Cléon, de Sud-Aviation et de l'Odéon font de même. La tache d'huile se répand. « 6. Le PC et la CGT, n'ayant pas réussi à éliminer les gauchistes, comprennent qu'il ne leur reste plus qu'à monter dans le train en marche pour leur en arracher le contrôle. Ils y réussissent. Les quelques centaines de meneurs gauchistes sont exclus du jeu. « 7. Grenelle a failli réussir, mais, ayant échoué, conduisait tout droit à la fin du régime ; le retournement du 30 mai nous en préserve et les élections législatives, que vous avez imposées, assurent le triomphe. Pompidou. — Bien sûr, le secteur social s'est enflammé. C'était forcé. Mais il se serait enflammé plus encore si on avait voulu camper sur une position de force. « Il y a un moment très important que vous ne mentionnez pas : c'est la manifestation du 13 mai. Elle a prouvé par son ampleur que la classe ouvrière se solidarisait avec les étudiants. Mais aussi elle les noyait dans sa masse. Elle les marginalisait. On retombait sur des problèmes classiques. Si cette manifestation a été pacifique, c'est parce que j'avais démontré que le gouvernement n'était pas l'agresseur, mais qu'il était raisonnable. J'ai mis les Français de mon côté. Croyez-moi, c'est mon geste d'apaisement qui a sauvé la République, et le Général par-dessus le marché. « Le samedi soir, en revenant de Kaboul, je lui ai dit : "Pour votre figure historique, vous ne pouvez pas avoir du sang sur les mains, le sang des étudiants, le sang de la jeunesse. Vous avez été malheureusement engagé en première ligne par mon absence. Maintenant que me voici, laissez-moi agir. Reprenez de la hauteur. Restez à l'abri de tous les troubles." C'est ce qu'il fallait faire, la suite l'a prouvé. AP. — Entre une répression sanglante et ce qui a été interprété comme la victoire de la violence révolutionnaire, je pense qu'il fallait trouver un moyen terme. Vous avez évité le pire, quand la crise a explosé. Mais, avant la crise, il me semble qu'on aurait pu, si la Justice et l'Intérieur avaient été moins timorés, mettre rapidement les meneurs hors d'état de nuire. On se serait épargné des semaines de grands troubles, dont nous serons bien longs à nous remettre et dont peut-être le Général ne se remettra jamais. » Pompidou, avec un geste un peu agacé et sur un ton un peu dédaigneux : « On peut toujours refaire l'histoire. AP. — Tout de même si c'était à refaire, que souhaiteriez-vous que je fasse — alors que je ne l'ai pas fait ; ou que je ne fasse pas, alors que je l'ai fait ? Pompidou (il réfléchit un moment, sans me quitter des yeux). — Une seule chose. Quand vous avez demandé que Fouchet expulse Cohn-Bendit et qu'il vous l'a refusé 2, vous auriez dû faire appel à mon arbitrage, car je ne l'ai su qu'après. » Mais il a raison : l'écriture conditionnelle de l'histoire est vaine. Il secoue la tête : « Il y a une telle disproportion entre l'insignifiance des causes et l'ampleur des conséquences, qu'aucune analyse intellectuelle n'est satisfaisante pour l'esprit. J'ai entendu une seule explication rationnelle de ces événements irrationnels. Un astronome m'a démontré qu'au cours de ce printemps, il y avait eu des éruptions solaires très puissantes, d'où des radiations qui tapaient sur le système des gens les plus fragiles, c'est-à-dire les jeunes. Ça expliquerait cette simultanéité dans tant de pays. » Il dit cela en ayant l'air d'y croire. Je suis si saisi que je préfère ne pas approfondir. Mais ce doit être sa façon de dévaloriser les explications qui se veulent rationnelles. Il choisit la plus délirante pour les récuser toutes. Il s'en tient à l'irrationnel — vaincu par le bon sens. Pompidou : « Il partait à Baden pour ne plus revenir » Je change de sujet. AP : « Comment interprétez-vous l'équipée de Baden ? Pompidou. — C'est tout simple : il partait pour ne plus revenir. (Je garde pour moi, évidemment, l'explication que m'a donnée le Général le 14 juin.) AP. — Mais quand il est revenu l'après-midi à Colombey et qu'il vous a appelé, vous lui avez bien dit : "Vous avez gagné." Vous pensiez donc que l'inquiétude dans laquelle il avait plongé les Français avait été efficace. Pompidou. — Elle n'a été efficace que parce qu'il voulait vraiment partir. AP. — N'était-ce pas justement son jeu ? Depuis 40, combien de fois il l'a joué : "C'est fini, je m'en vais !" Il a fait semblant de partir dix fois, mais il n'est parti qu'une fois, en 46, et il a vu ce qu'il lui en coûtait. Vous ne croyez pas qu'une fois de plus, c'était : "Retiens-moi ou je fais un malheur" ? Pompidou. — Je crois bien que, cette fois, c'était pour de vrai... À en croire Massu, en tout cas, qui est le mieux placé pour en parler. Et aussi à la façon qu'il a eue de me laisser dans le pétrin sans avoir mis personne au courant... Vous vous rendez compte de la situation où je me trouvais ? AP. — Mais quelques heures plus tard, vous étiez rassuré. Pompidou. — J'étais rassuré pour la France. Mais mettez-vous à ma place ! Imaginez les heures que j'ai passées ! Le matin, il me téléphone en me disant : "Je vais me reposer à Colombey. Vous représentez l'avenir. Je vous embrasse." Et là-dessus, il file chez Massu ! Vous trouvez que c'est acceptable ? J'étais décidé à lui donner ma démission. Je ne pouvais pas accepter qu'il me mette devant le fait accompli... Quant au bruit qu'on a fait courir le 29 mai, selon lequel j'aurais souhaité le départ du Général, c'est absurde ! Je ne pouvais agir que sous son couvert. Il était indispensable qu'il me donne, en restant en fonction, les moyens de reprendre la situation en main. Sinon, tout s'effondrait, c'était la rue qui gagnait. » Pompidou : « Mitterrand avait commis la faute irrattrapable » Il mastique quelques instants en silence entre ses puissantes mâchoires, avant de poursuivre : Pompidou : « J'ai senti que les choses tournaient quand Mitterrand a annoncé sa candidature, selon une procédure qui était un coup d'État. Il avait commis la faute irrattrapable. J'ai dit le soir même au Général : "La partie est gagnée." Il m'a répondu : "Vous êtes bien optimiste depuis le début." Je lui ai dit : "Mon optimisme était justifié ! Je vous avais annoncé que l'opinion allait se retourner en notre faveur. Elle s'est retournée. Je vous avais annoncé que nous aboutirions à un accord avec les syndicats. Je l'ai obtenu. Séguy et Frachon ont fait l'erreur de ne pas préparer la foule chez Renault, mais je n'y peux rien." Le Général a bien dû le reconnaître. AP. — Quand même, la frousse qu'il a communiquée aux Français par sa disparition le 29, puis son allocution le 30, ont bien contribué à retourner la situation. Pompidou. — Évidemment. Mais le Général n'a fait que prendre acte du retournement qui se produisait déjà. De Gaulle à Pompidou : « Alors, vous êtes content ? » « Quand j'ai mis le marché en main à de Gaulle pour qu'il renonce au référendum et le change en élections législatives, le Général a corrigé le brouillon de son allocution, puis il me l'a tendu et me l'a fait lire : " Alors, vous êtes content ? " J'ai répondu : "Oui, je suis content", et nous avons souri tous les deux. J'ai le sentiment d'avoir, ce jour-là, sauvé la République. Nous allions vers un désastre au référendum, sur le thème : "Plébiscite bonapartiste !" Et nous sommes allés à un triomphe avec les élections, contre lesquelles personne ne pouvait s'élever. AP. — Sauf les révolutionnaires, avec leurs slogans : "élections-trahison", "élections-piège à cons". » Curieux : le Général ne m'a jamais parlé depuis lors, ni n'a jamais parlé à personne à ma connaissance, d'une pression que Pompidou aurait exercée sur lui le 30 mai en le menaçant de sa démission. Mais il a fortement insisté devant moi sur la pression que Pompidou avait exercée sur lui le 11 mai, en le menaçant de démissionner s'il n'acceptait pas la « capitulation sans condition ». Inversement, Pompidou ne m'a jamais parlé — et je ne crois pas qu'il en ait parlé à son cabinet — d'une menace de démission qu'il aurait proférée auprès du Général le 11 mai, mais il a insisté sur celle qui lui avait permis de faire prévaloir le 30 mai son souhait d'élections. Qui croire ? Tous les deux, chacun insistant, comme il est naturel, sur ce qui le valorisait davantage et évitant de souligner ce qui pouvait valoriser son partenaire. Pompidou : « On continue à parler de participation sans savoir ce que ça signifie » La conversation se tourne vers le présent. On sent Pompidou à l'affût des erreurs et des difficultés. S'il est sans pitié pour Couve, ce n'est pas pour épargner le Général. Pompidou : « La politique n'est pas conduite. On a diminué les exonérations de droits fiscaux sur les successions, tout en supprimant le contrôle des changes. Et on continue à parler de participation, sans savoir ce que ça signifie, ce qui sème la panique. On va tout droit à une dévaluation, qui de toute façon était inévitable 3. « Et puis, les gauchistes ne s'avouent pas vaincus. Leurs nouveaux slogans ont du succès : "Ce n'est qu'un début, continuons le combat." "Le pouvoir ne se donne pas, il se prend." Ils annoncent même un "octobre rouge". Ils recommencent leurs actions violentes. « Vous savez, tout ce qu'a entrepris le Général reposait sur l'idée que la patrie réconciliait les Français, au-delà de leurs dissensions pathologiques. Mais aujourd'hui, il faut bien reconnaître que les jeunes se fichent de la patrie. Jusqu'à la Première Guerre, à cause de la ligne bleue des Vosges, tout le monde était patriote. Entre les deux guerres, il restait encore la rivalité de la France et de l'Allemagne. Aujourd'hui, la réconciliation franco-allemande a retiré au patriotisme son levain. Pompidou : « Un compromis entre de Gaulle et la IIIe » « Ne vous faites pas d'illusion, tout ce que le Général a voulu faire s'est écroulé... » Je ne peux m'empêcher de sursauter : « Oh ! Vous croyez ? Pompidou. — Ou en tout cas, tout est ébranlé. Jamais il n'avait porté plus haut le prestige de la France qu'en ce mois de mai où les Américains et le Vietminh venaient discuter à Paris. Aujourd'hui, les leçons qu'il donnait au monde apparaissent à l'opinion internationale comme des rodomontades. Ses attaques contre le dollar sont devenues dérisoires. Pour le dixième anniversaire de sa prise de pouvoir, le bilan aurait été célébré dans le monde entier. Aujourd'hui, on présente partout ce bilan comme désastreux. « Ce qu'il nous faudra faire quand le Général ne sera plus là, c'est un compromis entre la République du Général, dans ce qu'elle eut de dur et de pur, et la IIIe et la IVe, en ce qu'elles eurent de bon. Comme Napoléon avait établi un compromis entre l'Ancien Régime et la Révolution, ce qui a permis de sauver les acquis de la Révolution tout en mettant fin au désordre. » Au long du mois de mai, je n'ai cessé d'admirer l'habileté avec laquelle Pompidou conciliait la loyauté envers le Général et son souci de ménager les chances de la Ve République, si celui-ci venait à disparaître. Mais, trois mois après le triomphe électoral que les Français lui ont attribué, et après une éviction du gouvernement qui lui a été pénible, comme son ton a changé ! Dannaud m'écrira, dix ans plus tard : « Sans doute Pompidou, comme d'autres avant lui et après lui, découvrit en mai l'ivresse suprême de l'exercice solitaire du pouvoir. » 1 Il a été remplacé à Matignon, le 10 juillet 1968, par Maurice Couve de Murville. 2 Le 23 mars 1968. Voir VIIe partie, ch. 6, p. 433. 3 Voir VIIe partie, ch. 21, p. 551. Le contrôle des changes a été supprimé le 4 septembre 1968. La spéculation affaiblit la position du franc. Chacun s'attend à la dévaluation — que le Général refuse avec éclat le 23 novembre. Chapitre 7 « JE NE DISSOUDRAI PAS... JE DISSOUS » Je ne suis pas le seul devant qui Pompidou se soit flatté d'avoir fait renoncer le Général à un référendum qu'il allait perdre, pour y substituer des élections qu'il allait gagner. Cette version de leur entretien, à force d'être répétée et colportée, est devenue comme une vérité officielle. Elle s'agrémente d'une indication d'ambiance. Entre eux deux, il n'aurait pas été échangé que des arguments rationnels. « Je lui ai mis le marché en main... » L'expression me frappe d'autant plus que le Général, en juin, l'a utilisée devant moi, mais à propos du 11 mai, pas du 30 mai. Il avait gardé un très mauvais souvenir de la façon dont Pompidou lui avait imposé la réouverture de la Sorbonne, nullement de la façon dont Pompidou l'avait convaincu de dissoudre. De ces versions ou impressions contradictoires de la conversation du 30 mai, laquelle retenir ? Il se trouve que les papiers du Général déposés aux Archives nationales détiennent l'essentiel de la réponse, sous la forme des deux brouillons successifs de son allocution1. « J'ai pris mes résolutions » Les deux pages du premier document sont couvertes de l'écriture du Général. Les deux pages du second sont dactylographiées avec des corrections de sa main. Dans le premier document, on distingue assez facilement un premier jet. L'écriture est large, les lignes sont régulièrement espacées. Quelques corrections ont été faites au fil de la plume, presque toutes avant même que la phrase commencée soit achevée. Voici cette version primitive, dont je respecte la disposition sur la page, ligne après ligne, et les mots rayés. 1. Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai examiné toutes les hypothèses qui me permettraient de la maintenir. J'ai pris mes résolutions. 2. Dans les circonstances présentes, je ne changerai pas le gouvernement. Il est capable, cohérent, dévoué à l'intérêt public. Je ne dissoudrai pas le Parlement. Il n'a pas voté la censure. J'ai proposé au pays un référendum. Il est possible que le maintien de la situation présente empêche matériellement d'y procéder. Ce serait la même chose pour des élections législatives. Autrement dit, on entend bâillonner le peuple français tout entier l'empêchant de vivre par les mêmes moyens qu'on empêche les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs de travailler, je veux dire par l'intimidation opérée par des groupes organisés de longue main en conséquence. 3. La France est donc menacée Après avoir commencé ainsi le point 3, il s'arrête. Il revient sur le point 2, afin de le conclure par une phrase essentielle, qui dévoile son intention d'utiliser l'article 16. Si cette situation de force se maintient, je prendrai d'autres moyens que le scrutin immédiat du pays pour maintenir la République. Pour écrire cette phrase, il doit enjamber le début du point 3. Il le raye soigneusement, et en reporte plus loin le début, qui n'est plus tout à fait le même. 3. Car la France est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir issu du désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement on le colorerait au départ d'une apparence moins affirmée, en utilisant la frénésie de portefeuilles et la haine portée au régime par des politiciens d'autrefois. Eh bien ! non ! La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l'indépendance et la paix l'emporteront avec la liberté. Ce premier jet a fixé une structure, une progression, sur laquelle le Général ne reviendra pas, et que souligne le numérotage. La démarche est claire : je maintiens tels quels les pouvoirs publics, qui ont tenu bon ; mais les issues sont bloquées, les Français sont bâillonnés, on veut les empêcher de s'exprimer démocratiquement, par le référendum ou législatives. Le pays doit donc se ressaisir, sinon ce sera bientôt la dictature du parti communiste. « Le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la capacité... » Sur ce canevas, de Gaulle a procédé ensuite par corrections, et surtout par ajouts, dans les marges et entre les lignes. Le manuscrit en devient presque illisible, mais, une fois déchiffré, les enrichissements sautent aux yeux. Le Général précise qu'il ne démissionne pas. Cela allait sans dire. Cela ira beaucoup mieux en le disant. Il adresse un hommage appuyé à Pompidou, pour personnaliser ce gouvernement maintenu, et marquer l'unité de l'exécutif. Le Général a compris que la personnalité de Pompidou est devenue un atout décisif. Il le joue. Des compliments qu'il lui fait (« valeur », « solidité 2 », « capacité »), il n'aura rien à changer. Il développe l'objectif du référendum, ne voulant pas l'abandonner sans le défendre : il veut faire prendre acte à l'opinion que c'était à la fois une réforme et une voie démocratique pour exprimer le soutien à de Gaulle ou son désaveu. Hélas, le blocage du référendum par la force était possible ; il devient probable. Enfin, l'appel à l'action civique apparaît, ainsi que la mission donnée aux préfets, commissaires de la République. « Je ne dissoudrai aujourd'hui » C'est dans la tranquillité de Colombey, mercredi soir 29 mai, que le Général a rédigé ce premier jet, puis l'a développé. Le message qu'il veut faire passer est lumineux : nous sommes dans un combat, et ce combat, de Gaulle le conduira. Puisque le recours régulier au peuple est impossible pour cause d'obstruction, il faut que le peuple s'exprime, se manifeste, se mobilise. De Gaulle est prêt à le conduire à la bataille. Quand le Général arrive à l'Élysée, jeudi à midi et demi, il appelle sa secrétaire et lui donne son texte à taper. Le résultat de cette dactylographie, nous le connaissons : c'est la base du second document. Or, surprise, le texte dactylographié n'est pas tout à fait identique au brouillon du Général : une dizaine de modifications, qui ne changent rien au fond, mais peaufinent le style. Que s'est-il passé ? Le Général a dû récrire son premier brouillon fort peu déchiffrable (encore que la secrétaire soit capable de prouesses), et au fil de cette mise au net, qui a disparu, il aura introduit ces corrections d'écrivain attentif, perfectionniste. Le Général déjeune rapidement. Quand Pompidou arrive à l'Élysée, à 14 heures 30, une demi-heure avant le début du Conseil, on n'a pas encore fait passer au Général le texte dactylographié. Mais il a conservé son premier brouillon. Et c'est sur ce brouillon qu'il consigne, sous les yeux de Pompidou, les deux modifications majeures que leur conversation va entraîner. La première concerne la dissolution ; la seconde, le remaniement gouvernemental. Le Général cherche des yeux l'endroit où il a écrit : « Je ne dissoudrai pas le Parlement qui n'a pas voté la censure. » Au-dessus de la ligne, en pattes de mouche, il écrit : « dissoudrai aujourd'hui l'Ass. Nle » ; puis il barre la ligne en dessous, oubliant au passage de rayer la négation ne. Dans la conversation, il s'est aperçu enfin d'une impropriété : ce n'est pas le Parlement, bien sûr, qu'il va ou ne va pas dissoudre, c'est seulement l'Assemblée nationale. Le Sénat est indissoluble... Pompidou a en outre obtenu de remanier le gouvernement. Le Général rature son texte en conséquence, barrant d'un trait net ce qui concerne le gouvernement et ne laissant intact que son hommage au Premier ministre, déjà si éloquent qu'il n'a pas besoin de le renforcer : « Je ne changerai pas le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la capacité méritent l'hommage de tous. » Mais il s'arrête là dans les corrections. Ce texte est déjà trop embrouillé pour le regraticuler. D'ailleurs, c'est le moment de descendre au Conseil. Quand il en sort, une demi-heure plus tard, le texte dactylographié est disponible. Il lui reste une heure pour y mettre la dernière main. Il y porte d'abord les deux corrections essentielles, celles qu'il avait déjà consignées sur le brouillon. Puis il ajuste tout le texte aux nouvelles dispositions. L'allusion à « un autre gouvernement qui sortirait de la panique » disparaît, et fait place à « Il (le Premier ministre) me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement. » Sur le référendum, déjà abandonné, il n'y a pas grand-chose à changer, sauf à être plus net encore. On sort du possible ou du probable : « Je constate que la situation actuelle empêche matériellement qu'il y soit procédé. » Mais justement parce qu'on y renonce dans le moment, il importe de préciser qu'on n'y renonce pas dans le principe ; donc : « C'est pourquoi j'en diffère la date. » Les rédactions précédentes comportaient un certain flou : cette fois, c'est clair, le référendum n'encombrera pas le dénouement de la crise. Mais il demeure dans la perspective, pour traiter le mal français au fond. La phrase sur les élections législatives (« Ce serait d'ailleurs la même chose pour des élections législatives ») pourrait purement et simplement passer à la trappe. Mais le Général a le souci d'enchaîner avec ce qui suit, c'est-à-dire l'évocation du peuple français bâillonné. Magistralement, il rebondit sur la question du délai : « Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu'on entende bâillonner le peuple français, etc. » « Un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national » Le Général a encore un peu de temps pour améliorer son texte. Il aime écrire. Il a beaucoup écrit. Il est un homme de l'écrit. Et pourtant, il peine. « Je me donne un mal de chien. » Il recherche sans cesse la propriété et la concision de l'expression. C'est une souffrance et une jouissance. Pouvait-il dire que le parti communiste n'était qu'une entreprise totalitaire ? Il est bien d'autres choses encore. Le ne que est de trop : « un parti qui est une entreprise totalitaire ». Cela suffit bien. Le Général revient sur l'aide qu'apportera l' « action civique ». Aide aux préfets ? Cela ne suffit pas. Il rajoute : « pour aider le gouvernement d'abord, puis localement les préfets... ». Le gouvernement demeure l'impulsion première, et c'est le sommet d'abord que la base doit conforter. Au fil des versions, il a tourné autour de la relation à exprimer entre le pouvoir qui se substituerait au sien et le désespoir. Sa première rédaction a été la plus simple : « se résigner à un pouvoir issu du désespoir national ». A-t-il pensé que ce désespoir conférait une sorte de légitimité ? Le texte dactylographié cherche au contraire à les opposer : « un pouvoir qui abuserait du désespoir national ». Mais c'est obscur : il en abuserait pour quoi faire ? Ce n'est qu'au dernier moment que de Gaulle trouve l'expression juste : « un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national ». Pouvoir d'usurpation, dont la source ne serait que l'usurpation, et auquel le désespoir national ferait cortège. De Gaulle sent maintenant son texte. Il l'a rendu toujours plus incisif. Il repense à Mitterrand, à Mendès, à Lecanuet qui s'apprêtent déjà à la curée. « Politiciens au rancart », oui, bien sûr. Cela portera. Mais il faut enfoncer le clou : ces politiciens, masque du communisme, en seraient bientôt les victimes : « Après quoi ces personnages ne pèseraient plus que leur poids qui ne serait pas lourd. » Ce qui frappe, c'est la continuité de la réflexion. L'objectif premier reste le premier : que le peuple se ressaisisse et se manifeste, sans délai. Toute la réflexion sort du constat que le recours classique au scrutin, référendaire ou électoral, est bouché par la situation révolutionnaire. Son référendum ne pourra pas dénouer la crise, il le sait. Il n'a aucune prévention contre l'idée de recourir à des élections législatives. S'il écarte cette éventualité, ce n'est évidemment pas parce que l'Assemblée n'a pas voté la censure, argument de façade. Ce n'est pas non plus parce qu'il se méfierait des législatives par principe. C'est parce qu'il ne les croit pas davantage matériellement organisables que le référendum. Mais quand Pompidou lui explique que ni les tenants de la IVe ni les communistes ne peuvent faire obstacle à des élections législatives, qu'ils les ont réclamées, qu'ils les sacralisent, qu'ils ne peuvent donc s'y dérober, le Général se laisse aisément convaincre. Il est prompt à saisir que les élections législatives sont un piège que les opposants ont bâti de leurs mains et qu'il peut les y enfermer. Il est heureux de voir s'ouvrir une possibilité de recours au peuple. L'analyse aux rayons X des textes le montre lumineusement, comme elle peut montrer la patte d'un maître sur un tableau obscurci. Pompidou n'a pas eu à faire changer d'avis le Général sur le référendum. Ce qui n'a pas empêché le Général de l'écouter attentivement, comme si sa décision n'était pas prise. C'était bien dans sa manière et cela a pu laisser dans l'esprit de Pompidou l'impression et l'illusion qu'il l'avait emporté sur ce point aussi. En revanche, c'est bien lui et lui seul qui a fait comprendre au Général que le sabotage redouté pour le référendum n'était pas à craindre pour les législatives. Je doute que pour le convaincre il ait eu à « lui mettre le marché en main ». Le recours aux législatives s'inscrivait tout naturellement dans le schéma du Général, tel qu'il l'avait dessiné de premier jet à Colombey. C'est une modification facile et utile du dispositif tactique, une manœuvre habile qu'il fait sienne. Mais la stratégie reste la même, celle d'un combat pour reconquérir dans le moment la confiance du pays. Sans attendre les échéances électorales, que les délais constitutionnels renvoient à plusieurs semaines. Avec les atouts dont il dispose immédiatement : son charisme de chef, qu'il sent revivre en lui ; son Premier ministre, dont il découvre qu'il a un charisme propre et qu'il associe spectaculairement au combat à mener ; la Constitution, dont les ressources sont inépuisables ; des adversaires, qui ont commis l'erreur de se montrer et évoquent une alternative médiocre ou inquiétante ; une armée sans états d'âme ; des Français atteints dans leur vie quotidienne par un désordre qu'ils refusent de tout leur instinct. Cette stratégie est celle du «référendum» immédiat. Deux heures plus tard, la manifestation des Champs-Élysées, en lui offrant la plus belle et la plus décisive des victoires, confirmera que cette stratégie visait juste. Sur ces quatre feuilles de papier s'inscrivent pour l'Histoire la résolution du Général, l'affinement de sa démarche, la place spontanément donnée à Pompidou et la contribution que celui-ci lui apporte. Au Général, le mérite d'avoir créé les conditions d'une peur et d'une attente, d'avoir écrit ce texte qui ressemble à une rafale de mitrailleuse, et de l'avoir prononcé en tonnant, dans le mystère d'un message sans visage. A Georges Pompidou, le mérite d'avoir obtenu la dissolution et conduit à la bataille un gouvernement revigoré. Une fois de plus, la réussite sortait de la conjonction des deux hommes et de leur génie propre : le flair tactique et le réalisme de l'un, l'inextinguible ardeur de l'autre. Une fois de plus, le verbe était action. 1 On trouvera en annexe 3 la transcription intégrale des versions successives de ce texte. 2 « Solidité », et non « solidarité » comme on le voit écrit dans trop d'ouvrages. Chapitre 8 « LE SENS DE L'ÉTAT, JE L'AI ; ENFIN, JE L'AI DE TEMPS EN TEMPS » Salon doré, 9 janvier 1969. Six mois déjà que je n'ai vu le Général. Il donne audience au président de la commission des Affaires culturelles que je suis. Va-t-il prendre des distances, maintenant que je ne suis plus de ses familiers ? Introduit dans ce bureau qui est comme imprégné d'or vieilli, je ressens une bouffée de joie en le voyant s'avancer vers moi avec un visage amical. « Ce corps enseignant, il faut lui mettre l'épée dans les reins » GdG: « Alors, que se passe-t-il ? AP. — Je souhaitais vous voir pour faire un tour d'horizon et vous parler des problèmes pour lesquels ma commission est compétente, et d'abord de l'Education nationale. Il y a un mouvement de réforme qui a commencé et qui est fondamentalement bon. Il fallait l'immense talent d'Edgar Faure, plus l'appui que vous lui avez accordé, pour imposer tout cela. GdG. — Edgar Faure a vaincu le problème en luttant contre la routine, le conservatisme, la sclérose d'un corps enseignant hors du monde, hors du temps. Ce corps, n'est-ce pas, il faut lui mettre l'épée dans les reins, c'est le meilleur système. Il a bien dégagé l'essentiel. La participation, c'est essentiel. L'autonomie, c'est essentiel. Et puis la responsabilité, c'est la clé de tout. AP. — Les principes sont les bons. Mais on peut faire trois réserves sur l'application. La première réserve a trait à la responsabilité justement, à l'autorité. Il faut créer de vraies chaînes de commandement, encourager les responsables qui ont été à la hauteur de leur tâche, faire des exemples pour ceux qui ne l'ont pas été. Ceux qui se sont bien conduits ne se sont pas sentis suffisamment soutenus dans leur autorité. « Deuxième réserve : l'orientation. Si on ne fait pas l'orientation, la machine va exploser dans quelque temps. Je regrette de ne pas voir appliquer les textes mis au point il y a un an et qui devaient entrer en application à la dernière rentrée. « Troisième réserve : la sélection. Il faudra la faire, pas d'une façon malthusienne, mais par l'autonomie des établissements. Il est nécessaire de faire un pacte entre des étudiants choisis et l'établissement qui les choisit. La sélection n'est pas la fin de la croissance, mais la condition d'une croissance équilibrée. « La loi est bonne, puisqu'elle décentralise » GdG. — Totalement d'accord ! Vous savez, cette loi n'est pas mauvaise en elle-même. D'ailleurs, je l'ai beaucoup améliorée. Elle est bien différente de ce qu'elle était lorsqu'elle est sortie des officines de l'Éducation nationale ! Telle quelle, elle est convenable. Mais ce corps enseignant est composé de rêveurs, d'utopistes, de farfelus qui se croient très forts et qui ne voient pas les réalités. Ils baignent dans le SNESup, dans l'UNEF. Ils ne vivent que dans cela. Ils en font partie. « Quant à Edgar Faure, nous savons ce qu'il vaut. Il est intelligent, brillant, mais il ne fiche rien. (J'ai un geste de surprise et de dénégation, car je le sais débordant d'activité au contraire.) Vous comprenez, il ne travaille pas ses dossiers. Il se laisse entraîner par son entourage et il est très mal entouré. Alors c'est le règne de la facilité, de la démagogie. On fait ce qui fait plaisir, on laisse de côté ce qui coûterait de la peine et qui irait à l'encontre du sentiment de l'entourage. « Pour l'autorité, c'est évident, il faudrait donner aux recteurs, aux chefs d'établissement, le sens et les moyens de l'autorité. On n'en prend pas le chemin. On les décourage. Pourtant la loi est bonne, puisqu'elle décentralise. Il faudra créer des moyens d'autorité sur le terrain, et peut-être la loi produira-t-elle son effet. On verra bien à l'expérience. « Pour l'orientation : il faudrait la faire, je l'ai assez dit depuis assez longtemps, mais pour cela il faut que les professeurs veuillent la faire. Or ils ont peur des responsabilités, ils en ont horreur. Ils n'aiment pas faire passer des examens, ils n'aiment pas faire de la peine à quelqu'un. C'est une lâcheté de tous les instants. Alors, comment voulez-vous orienter avec des cocos pareils ? Pour orienter, il faut du caractère. C'est ce dont ils manquent absolument. « Pour la sélection : c'est la même chose. Je suis bien d'accord qu'il faut en venir là, je suis bien d'accord que c'est là le grand problème. Mais comment l'imposer si le corps enseignant n'en veut pas et recule devant l'obstacle ? « La loi est ce qu'elle est. Tout est dans l'application maintenant. Et pour l'application, votre commission peut faire beaucoup. Elle a déjà fait beaucoup pour la mise au point du texte. Elle est très bien informée. Elle sait ce qui se passe sur le terrain. Elle doit peser de tout son poids sur la marche des affaires et sur Edgar Faure lui-même. Il faut qu'elle lui mène la vie dure, l'oblige à aller de l'avant, à appliquer la loi dans l'esprit dans lequel elle a été votée. AP. — C'est d'autant plus facile que, pour la première fois dans notre histoire parlementaire, la majorité absolue est détenue par un seul groupe. Ce groupe peut travailler sans démagogie. Bien sûr, il y a dans cette majorité des conservateurs, mais il faut aussi tenir compte de ce point de vue. Un équilibrage raisonnable des points de vue peut s'opérer. GdG (songeur). — On va voir tout ce que cela donne. J'ai été favorable à la loi d'orientation car elle décentralise. Elle fait régler les problèmes sur le terrain par ceux qui les connaissent. C'est un bon principe. Il reste à savoir comment on l'appliquera ; et puis c'est nécessaire mais pas suffisant ; nous verrons bien, nous aurons l'œil. « Nous sommes emprisonnés dans l'Histoire » AP (encouragé par cette relance). — Mais au fond, il n'y a pas trente-six systèmes. Si on veut que l'État exerce une autorité centralisée, hiérarchisée, ça peut marcher dans l'armée ou ça peut marcher dans une dictature, mais ça ne peut pas marcher dans un système comme le nôtre, dans un pays individualiste comme le nôtre, avec un corps indiscipliné comme notre corps enseignant. Alors je ne vois qu'un système : celui des Américains ; concurrentiel, autonome. Car la loi de la compétition et de la survie par la lutte pour la vie, c'est une loi naturelle plus rigoureuse, plus inexorable que les commandements de l'État ne sauraient l'être. GdG. — Je suis bien d'accord avec vous, mais comment faire ? AP. — Il faut déléguer et privatiser au maximum. L'État est trop impuissant car il est trop puissant. Il veut tout faire, se mêler de tout, gérer directement, alors qu'il en est incapable. Il devrait se contenter de définir les grandes options, d'assurer une régulation, de faire face aux urgences. Tout ce que le secteur privé peut faire, il faut le lui laisser faire puisqu'il le fait mieux que l'État. « Daniel Johnson, quand je suis allé le voir au Québec, m'a dit : " Vous avez beaucoup de choses à nous apprendre, mais il y en a une que nous pouvons vous apprendre, c'est le téléphone. Au Québec, on n'attend pas le branchement d'une ligne pendant deux ans, ni pendant deux heures une communication comme chez vous où en plus on entend mal. Laissez-nous faire nos preuves dans un département. Et trois mois plus tard votre problème du téléphone sera réglé. De même pour les autoroutes et les entreprises nationalisées ; il faut sous-traiter au secteur privé tout ce qui peut l'être " 1. GdG. — Oui sans doute. Mais nous sommes emprisonnés dans l'Histoire. Pour que cela marche, il nous faudrait des industriels qui acceptent de mettre leurs capitaux en jeu. Nous ne les avons pas, ces capitalistes-là ! Rappelez-vous : les Chemins de fer de l'Ouest ont été nationalisés dès avant la guerre de 14, parce qu'aucune compagnie privée ne voulait s'en occuper. On a nationalisé l'EDF car il fallait faire d'énormes investissements : des usines, des barrages, etc. L'État s'est substitué au secteur privé, parce que le secteur privé est défaillant, parce que les responsables de la vie économique ne sont pas à la hauteur. Ils veulent le profit sans le risque. Nous touchons là le fond du problème. AP. — C'est un cercle vicieux. Nous y tournons en rond depuis Colbert. L'État se substitue à l'industrie privée. Mais du coup, l'industrie est restée faible puisque l'État se substitue à elle. On l'a protégée de telle manière qu'elle n'avait plus à lutter. Elle est restée à l'état infantile. GdG. — Mais nous sommes comme nous sommes et il faut bien en tenir compte. En France, l'État doit se substituer au citoyen. Il fallait bien que l'État prenne les choses en main puisque personne ne les aurait prises à sa place. Si nous avions confié le téléphone au privé, les Américains nous auraient colonisés. AP. — Que l'État intervienne pour donner l'impulsion, c'est très bien. Mais que l'État ne se substitue pas au privé. Qu'il donne des commandes, des subventions, mais qu'il ne fasse pas les choses lui-même, il en est incapable. GdG. — Voyez la sidérurgie pourtant. Si l'État ne s'était pas saisi de l'affaire, elle aurait continué à végéter. AP. — Pour la sidérurgie, la méthode était la bonne. L'État n'a pas nationalisé la sidérurgie. De même pour le plan Calcul, l'État a donné l'impulsion. Il faudrait suivre cette méthode dans tous les domaines. « De même qu'il y a un délégué à l'informatique plus quelques collaborateurs, il faudrait un délégué aux PTT avec quelques collaborateurs, un délégué aux chemins de fer avec quelques collaborateurs, un délégué aux autoroutes avec quelques collaborateurs. Et tout le travail serait fait par des entreprises privées. Cela marcherait et ne coûterait rien. GdG. — Hélas, on en est loin. On ne remonte pas l'Histoire aussi aisément. » Est-ce parce que je lui parle en volontariste qu'il inverse les rôles et me parle en fataliste ? Je sens que l'entretien se bloque et change de sujet. Depuis six mois, j'ai commencé de réfléchir aux thèmes de ce qui deviendra Le Mal français2. Qu'en aurait-il pensé ? Que « nous sommes emprisonnés dans l'Histoire » ? Qu' « on ne remonte pas l'Histoire aussi aisément » ? « Pompidou a tout lâché » AP : « Puis-je vous poser une question que je me suis souvent posée depuis six mois que je ne vous ai pas vu ? Pendant les huit premiers jours des troubles universitaires de Mai, nous avons lutté pied à pied, nous avons cherché à contenir le feu et à le faire reculer. Je suis persuadé que si nous avions continué, cela aurait fini par s'éteindre. En tout cas, ce serait resté dans le ghetto étudiant comme dans tous les pays du monde. Ça ne se serait pas étendu aux adultes. Or, le samedi 11 après-midi, vous avez reçu le recteur Roche et moi-même. Nous vous avons exposé un plan : trois concessions, trois exigences. Vous l'avez accepté. Ensuite le Premier ministre est revenu d'Afghanistan. Il nous a dit qu'il fallait ouvrir la Sorbonne sans condition. C'était en contradiction avec toute la politique menée depuis huit jours. Je lui ai dit mon désaccord. Il m'a dit : "La confiance doit être entière." Il a balayé mes objections, mais je ne me faisais pas trop de souci car je me suis dit que vous alliez faire barrage. Il a tout de même fait son discours et je me suis dit que tout était perdu. GdG. — Je suis totalement d'accord avec vous. C'est ce jour-là que tout a été perdu, il fallait tenir bon, il fallait réagir fermement, plus fermement qu'on ne le faisait. J'aurais voulu qu'on arrête 500 étudiants au moins dans toutes les universités. Cela leur aurait fait du bien. Ils n'auraient compris que comme cela. Mais j'avais des scrupules, et puis j'étais moins près des réalités que Fouchet et vous, et que ce brave Joxe. Vous aviez tous peur de faire des drames. Alors je me suis laissé faire, mais j'ai toujours pensé qu'il fallait être implacable dès le début pour réprimer les désordres dans la rue ou à la Sorbonne, et même encore plus tôt, à Nanterre. Il ne fallait pas mollir, il ne fallait pas lâcher. « Pompidou a tout lâché, et de nouveau il a tout lâché à Grenelle. Il n'était pas nécessaire de tout lâcher. Les syndicats se seraient contentés de la moitié ou du quart. L'économie a été flanquée par terre pour des années. Il est des circonstances où il faut savoir endurer, tenir bon. On ne l'a pas fait. « Pompidou a fait de ce lâchage une condition sine qua non » « Écoutez, je vais vous dire le fond de ma pensée : Pompidou est arrivé d'Afghanistan, il a fait de ce lâchage une condition sine qua non. Il a mis sa position en balance ; il a absolument exigé cette ouverture de la Sorbonne. Il est évident qu'une fois la Sorbonne occupée, les usines et les administrations n'allaient pas tarder à l'être. Pourquoi les étudiants auraient-ils été les seuls à obtenir des avantages du gouvernement ? Le gouvernement était en difficulté, il le prouvait en capitulant, il fallait en profiter pour se ruer sur lui. « Je vais vous dire le fond de ma pensée (il se répète, parlant avec gravité et lenteur) : le sens de l'État, personne en France ne l'a. Moi, je l'ai ; enfin, je l'ai de temps en temps. Je le manifeste de temps en temps, quand cela va trop mal, mais en dehors de moi personne n'essaie, et c'est bien là le problème ! » Que les plaies sont vives encore ! J'essaie de l'entraîner sur un terrain moins personnel, et de lui soumettre les convictions que la crise de Mai n'a pu que faire mûrir en moi. AP : « Mais il n'est pas possible de laisser les choses dans un état tel que vous soyez le seul à pouvoir les maîtriser. Il faudrait que la France devienne majeure, de manière à ne plus avoir besoin d'un tuteur de votre taille. Il faudrait donner aux Français de plus en plus de responsabilités, en les enlevant de plus en plus à l'Etat qui n'a pas la force de les porter, et alors le meilleur pourrait sortir du pire. L'essentiel maintenant, ce sont les réformes que vous pourrez faire grâce à la secousse de Mai et que vous n'auriez pas pu faire à cause de la coalition des conservatismes. Sans cette secousse, la participation... GdG (m'interrompant). — Ouais, ouais, mais cela ne réglera pas tout. AP. — Nous avons procédé, dans ma commission, à de nombreuses auditions. Patrons et ouvriers ne veulent pas de la participation, mais... GdG. — Les ouvriers, si. Ce sont les syndicats qui ne veulent pas. AP. — Oui, c'est ce que je voulais dire. Tout ce qui est organisé n'en veut pas, mais les hommes de la base en voudraient bien. (Je le sens las, tout à coup. Il se lève sans répondre et me raccompagne lentement.) GdG. — Je suis content de vous avoir vu, il faudra que je vous revoie bientôt et de temps en temps. Entre-temps, faites-moi donc des notes pour me tenir au courant de ce que vous pensez. » 1 Je lui répète ce message que j'ai déjà tenté de faire passer (voir supra, Ire partie, ch. 7, p. 66). La réaction est toute semblable. 2 Cette réflexion sera interrompue par le travail sur Quand la Chine s'éveillera (1973) et reprise ensuite (Le Mal français, 1976). Chapitre 9 « LE SÉNAT, C'EST LA FRANCE DU SEIGLE ET DE LA CHTAIGNE » De Gaulle a lancé son référendum sur les régions et sur la réforme du Sénat qui en est la conséquence, ou plutôt l'occasion 1. Car cette réforme, combien de fois m'a-t-il dit qu'il la ferait ! J'ai le temps, pendant que roulent les dés, de consulter mes notes. Salon doré, après le Conseil du 4 septembre 1963. GdG : « Il faut que le Conseil économique et social croisse et que le Sénat décroisse, c'est dans l'ordre des choses. Le Conseil économique et social doit éclairer l'action en matière d'économie et de progrès social. C'est à la lumière de ses discussions que le gouvernement doit prendre ses décisions, l'Assemblée voter ses lois, le commissariat au Plan fixer ses plans. Il faut d'autre part qu'il s'articule sur les comités régionaux et qu'il contribue ainsi à la grande tâche de l'aménagement du territoire. Les régions sont la grande collectivité territoriale de demain. C'est le Conseil économique et social qui va fédérer leurs aspirations. « On m'aurait jeté dans la Seine » « Mais il faut éviter soigneusement qu'il ne se politise. C'est pourquoi il n'est pas souhaitable que le Sénat absorbe ce Conseil économique et social : il le corromprait, il lui donnerait les vices parlementaires. Il vaudrait mieux mettre fin au Sénat. Ce n'est pas pressé : nous avons pris les moyens nécessaires pour le rendre inutile. L'opinion s'habitue à ce qu'on ne parle plus du Sénat et c'est ce qui peut arriver de mieux. AP. — En somme, vous pensez que le Conseil économique et social et les comités régionaux doivent se substituer au Sénat et aux conseils généraux ? GdG. — Le Sénat et les conseils généraux auraient pu, s'ils s'en étaient montrés dignes, constituer ce qui va devenir la moitié régionale du Conseil économique et social. Mais leur mode d'élection respectif n'en fait que des organes sans rapport avec la France moderne. Ils représentent la France rurale du XIXe siècle, celle du seigle et de la châtaigne. Notre grande affaire est d'épouser notre siècle. Ce ne sont pas eux qui nous permettent de rattraper notre retard, puisqu'ils font tout pour l'accentuer. Vous pensez bien que je ne peux pas laisser tout ça comme ça. J'ai promis en 1958 de renouveler l'État. Je ne pouvais pas tout faire du premier coup, on m'aurait jeté dans la Seine. Il a fallu procéder par étapes. C'est bien avancé, mais cette tâche-là reste encore à accomplir. Je manquerais à mon devoir si je ne le faisais pas. » « Nous n'avons que faire d'une seconde assemblée politique » Trois semaines plus tard, à la suite du Conseil du 25 septembre 1963, je lui demande : « La réforme constitutionnelle dont vous m'avez parlé, pour la suppression du Sénat, la réorganisation du Conseil économique et social et l'aménagement des pouvoirs présidentiels, vous n'envisagez de la faire que par référendum ? GdG. — Évidemment ! Comment voulez-vous faire autrement ? Une réforme constitutionnelle ne peut être menée à bien que par un référendum selon l'article 11. Surtout s'il s'agit du Sénat, vous pensez bien ! On ne pouvait pas obtenir qu'il vote une réforme constitutionnelle entraînant l'élection du Président de la République au suffrage universel, et vous voudriez qu'on lui fasse voter une réforme mettant fin à sa propre existence ? AP. — Vous pensez toujours au Conseil à trois têtes dont vous aviez parlé à Bayeux2 ? GdG. — Non, la troisième ne se justifierait guère, les rapports avec l'Outre-Mer ne peuvent plus faire l'objet des délibérations d'une assemblée plénière et permanente. « Quant aux collectivités locales, dont la représentation est maintenant la seule justification du Sénat, il n'est pas souhaitable qu'elles soient représentées par le Sénat tel qu'il est, ni par les conseils généraux tels qu'ils sont. On peut prévoir une représentation sur un autre modèle, par l'intermédiaire des comités d'expansion régionale que l'on est en train de mettre sur pied. On peut articuler le Conseil économique et social sur ces comités d'expansion régionale, de manière à lui faire représenter les forces économiques et sociales à la fois sur le plan national — comme c'est le cas maintenant — et sur le plan régional, par ces comités d'expansion. » J'avais déjà entendu le Général me dire qu'il ne maintiendrait pas la section Outre-Mer dans le Conseil rénové, mais l'idée des comités d'expansion régionale est nouvelle : j'ai l'impression qu'elle est la conséquence de la lecture d'une note qu'Olivier Guichard lui a remise et qui l'a suffisamment intéressé pour qu'il y fasse allusion dans sa dernière conférence de presse 3. AP : « Comment pourra-t-on éviter de donner l'impression que nous cherchons seulement à supprimer une institution composée essentiellement d'opposants ? GdG. — Il nous suffira de faire apparaître cette réforme comme un complément de la Constitution. Avant de partir, je veux laisser derrière moi une Constitution qui fonctionne vraiment bien. Le Sénat tel qu'il est, j'avais été obligé de l'accepter en 1958 parce que c'était inévitable dans le contexte de 1958. Mais maintenant, les choses ont évolué. Nous n'avons que faire d'une seconde assemblée politique. Du temps où le gouvernement était parlementaire, il fallait bien un contrepoids au pouvoir de l'Assemblée ; ce contrepoids, c'était le Sénat. Maintenant, le gouvernement n'est pas parlementaire, il dépend du Président élu au suffrage universel. C'est l'Assemblée qui maintenant fait contrepoids au Président. Mais un contrepoids n'a pas besoin de contrepoids. Le Conseil économique et social doit être rehaussé. Le Sénat, en tant que seconde assemblée politique, doit disparaître. Cette réforme est importante. Il faut donc un référendum pour l'accomplir. » « Il faut bien que les revendications puissent s'engouffrer quelque part » Deux mois ont passé. Je reviens sur le sujet, à l'issue du Conseil du 18 décembre 1963. AP : « Pour transformer le Sénat, vous pensez toujours à un référendum ? GdG. — Évidemment ! Et même s'il était d'accord pour voter sa propre mort, ce qui n'arrivera jamais, je n'en voudrais pas. Il faudrait saisir le peuple. AP. — Croyez-vous que le peuple soit passionné par le sujet ? Les gens resteront chez eux. GdG. — C'est bien ce qui m'embête. C'est pour ça que je ne suis pas pressé, j'attends que les choses mûrissent, qu'une occasion soit propice. AP. — N'est-il pas dangereux de substituer au Sénat, qui en fait ne nous gêne en rien, un Conseil économique et social qui va faire de la surenchère, et dans lequel toutes les revendications vont s'engouffrer ? GdG. — Dans un pays, et surtout dans un pays comme la France, il faut bien que les revendications puissent s'engouffrer quelque part. Pour le moment, elles s'engouffrent dans les grèves. Elles pourraient un jour s'engouffrer dans la rue. Il vaut peut-être mieux qu'elles s'engouffrent dans le Conseil économique et social. AP. — Mais n'est-il pas dangereux de donner des pouvoirs étendus à des représentants qui vont vouloir siéger sans arrêt, pérorer continuellement et faire de la démagogie à tour de bras ? GdG. — Le propre du Conseil économique et social est de réunir les intérêts des différentes catégories sociales et professionnelles. Ces intérêts sont rivaux. Ils s'opposent. C'est là que peut s'effectuer, dans le travail d'une assemblée, cet effort indispensable de mise en commun et d'explication. Les intérêts des patrons et des ouvriers ne sont évidemment pas les mêmes. Mais leur intérêt commun est qu'il y ait l'ordre, le progrès, l'expansion modérée et sans inflation. Le fait de vider leur sac en commun devrait les rapprocher et les amener à comprendre ce qu'il y a de commun dans leurs intérêts, et qui est l'intérêt même de la nation. C'est ainsi que pourraient s'élaborer des compromis, grâce à l'habitude de travailler ensemble. Je ne dis pas que ce soit facile, mais je dis que ça doit pouvoir se faire. «Les gens du Conseil économique et social ne seront pas toujours de bons garçons. Ils ne diront pas toujours "O.K. !" Mais il faut quand même les consulter, et si on fait un effort pour établir un bon climat avec eux, on devrait pouvoir aboutir à un résultat. » « Tout le monde trouvera naturel que la Ve se complète » Salon doré, après le Conseil du 17 juin 1964. AP : « On dit au Sénat que Monnerville ne sera pas réélu président4. GdG. — Bon. Je laisse cet état d'esprit se développer ; il apparaît déjà, l'année prochaine ça sera encore plus évident ; et dans deux ans, ce sera éclatant que le Sénat ne sert à rien. Et qu'au contraire le Conseil économique et social sert à quelque chose. Nous allons avoir le Ve Plan, auquel il va prendre part beaucoup plus activement qu'aux Plans précédents. Nous avons maintenant les comités d'expansion régionale, qui lui sont plus ou moins rattachés. Enfin, il y a toute une évolution de la démocratie vers le social et l'économique, voyez-vous, qui implique l'apparition d'un corps, non pas législatif, mais représentatif au point de vue social et économique. AP. — La commission Vallon pour réformer le Conseil économique et social a tourné court. GdG. — Oui, le secrétaire général du Conseil économique5, qui avait peur de perdre son poste, a tout fait pour la saboter. Mais on la remettra en route le jour où l'on voudra... Il ne faut pas faire de référendum avant l'élection présidentielle. Tandis qu'après, le régime étant définitivement établi par l'élection du Président de la République dans le même sens qu'actuellement, tout le monde trouvera naturel que la Ve se complète, dans le sens où j'ai toujours dit qu'elle devrait se compléter. » « Il n'y a rien à en tirer » Au Conseil du 8 septembre 1965, Roger Frey commente l'élection des délégués sénatoriaux à la veille des prochaines élections sénatoriales. Il m'a précisé qu'il n'avait nulle intention de faire une communication sur un sujet aussi mince. C'est l'Élysée qui a « absolument voulu » qu'il fasse état de ces désignations. Il désire que je ne fasse aucun commentaire sur sa communication, et même qu'elle ne soit pas mentionnée dans le communiqué du Conseil. Après le Conseil, je fais confirmer par le Général cette consigne de silence : « Vous n'en dites rien. Je n'attache aucune importance à ces élections-là, ni à celles des sénateurs eux-mêmes, qui vont suivre. Ça ne compte pas. Pas plus que les élections cantonales. Le Sénat est à moitié mort, les conseils généraux sont assoupis. Tout ça, ce sont de vieux kroumirs racornis. Il n'y a rien à en tirer. » Mais alors, pourquoi a-t-il fait demander à Roger Frey de faire cette communication ? C'est que la question du Sénat ne cesse de le préoccuper, même s'il le considère comme « à moitié mort ». Pompidou-Sancho Pança, comme de Gaulle-Don Quichotte, observent que le Sénat ne sert à rien. Mais, de cette prémisse identique, le premier déduit qu'il est « inutile de le supprimer », et le second que c'est au contraire « indispensable ». Voilà trois ans que le Général se prépare à franchir l'obstacle — mais il ne le saute toujours pas. Il craignait sans doute de renouveler sa déception du référendum constitutionnel d'octobre 1962, qui n'avait pas obtenu la majorité des inscrits. Il ne cessa de guetter «l'occasion propice ». Après sept ans de patience, et avec un certain sentiment d'impatience, il crut l'avoir trouvée en 1969. Après son échec et son départ, il dut voir un symbole dans le fait que celui que la Constitution installait par intérim à l'Élysée demandait aux Français de l'y maintenir pour de bon. Il dut être soulagé de la défaite d'Alain Poher. Mais il ne put que conserver jusqu'à sa mort le regret de cette République incomplète — privée, non pas d'une assemblée nationale bis, non pas d'une autre scène pour le ballet des partis, mais du grand forum représentatif de sa diversité et de sa modernité. 1 Le 2 février 1969, à Quimper, de Gaulle expose la réforme des régions et du Sénat et confirme qu'elle sera soumise à référendum. La date du référendum est fixée au 27 avril par le Conseil des ministres du 19 février. 2 Dans son discours de Bayeux (juin 1946), le Général avait proposé un Conseil composé de trois sections distinctes, l'une pour la représentation des collectivités locales, une autre pour celle des intérêts économiques et sociaux, la troisième pour celle des territoires de l'Union française. 3 Conférence de presse du 29 juillet 1963, Discours et Messages, t. IV, p. 116. 4 Il le sera pourtant : Alain Poher ne lui succédera qu'en octobre 1968. 5 Jean Mamert, maître des requêtes au Conseil d'État, secrétaire général du Conseil économique et social de 1959 à 1972. Chapitre 10 RETOUR À COLOMBEY 9 novembre 1970. Le Général est mort. Surprise, douleur, houle des souvenirs. Puis, sentiment d'un accomplissement — une mort simple et forte, à sa mesure. Plus tard Philippe de Gaulle et Alain de Boissieu me diront l'un et l'autre qu'en janvier 1966, après sa réélection,,il leur avait annoncé son intention de partir le jour de ses 80 ans. À son étrange façon, l'intention s'est réalisée. Colombey, 12 novembre 1970. Je me demandais comment j'allais me rendre aux obsèques, quand Hettier de Boislambert 1 me téléphone: « J'ai organisé un train spécial et des autocars pour conduire les compagnons de la Libération à Colombey. Je vous invite, ainsi que Couve, Joxe et Gorse, à vous joindre à nous ; je sais que le Général vous aimait bien. » Le grand portail de l'église est fermé. À la porte de gauche, un filtrage. Boislambert se présente le premier et veut nous faire passer tous quatre avant lui. Couve, Joxe et Gorse pénètrent dans l'église. Boislambert me pousse gentiment. Je m'efface : « Non. Il a dit : les compagnons de la Libération**. Je ne le suis pas. Non sum dignus. » Il fait mine d'insister, puis s'incline : « Comme vous voulez. » Sa cohorte s'engouffre derrière lui. Mes trois collègues ne sont pas plus compagnons que moi ; mais ils ont été ses familiers depuis au moins 1943 ; je ne suis arrivé que quinze ans plus tard. Je m'adosse, dehors, au grand portail fermé, entre deux soldats l'arme au pied. Une immense foule est déjà massée autour de l'église. Quand les battants se rouvrent, Jacques Vendroux, un des premiers à sortir, m'aperçoit. Il me dit gentiment à voix basse : « Mais pourquoi n' êtes-vous pas entré ? AP. — Le Général a dit : la famille, le village, les compagnons. Je n'en suis pas. Vendroux. — Vous êtes trop scrupuleux. » Derrière le cercueil porté par dix garçons du village, suivi par la famille, je me joins au cortège. Par respect pour la foule immense qui attend de passer, nous ne nous attardons pas devant le caveau béant où le cercueil vient d'être descendu à côté d'un autre cercueil, celui d'Anne de Gaulle. Le plus illustre des Français repose à côté d'une petite handicapée tendrement aimée, sa fille. D'anciens proches collaborateurs du Général, Gilbert Pérol, Pierre-Louis Blanc sont là. Puisqu'ils étaient ses familiers, ils auraient pu dire qu'ils étaient de sa famille. Mais un respect des dernières volontés du Général les a retenus, eux aussi, d'entrer dans l'église. A la sortie du cimetière, je retrouve Jacques et Cada Vendroux. À côté d'eux, l'évêque de Langres, Mgr Atton, qui vient d'officier. Nous faisons quelques pas pour nous dégager de la foule, puis Jacques Vendroux me prend le bras : « Venez avec nous à la Boisserie. Je ne peux pas faire venir tous les compagnons de la Libération, mais je suis sûr que ma sœur sera heureuse de vous voir, et ses enfants aussi. » Il emmène aussi l'évêque, qui va faire ses adieux à la famille. Nous marchons tous quatre sans nous hâter sur la petite route. Étrangement, il flotte dans l'air comme une sérénité qui n'est pas loin de la joie. Parce que mes trois compagnons de route croient à l'éternité de l'âme, sans se poser des questions qui sont pour eux résolues ? Parce qu'ils ont le sentiment d'un extraordinaire parcours sans faute ? Ou qu'ils sont soulagés de savoir que le Général a cessé de souffrir ? Vendroux : « On ne pourra sans doute jamais le démontrer, mais j'ai l'intime conviction que le chagrin a eu raison de lui. Cet anévrisme, il l'avait depuis toujours. Ça tenait bon quand il était porté par sa tâche, quand il savait que les Français comptaient sur lui. Quand il a vu qu'ils le rejetaient, il ne l'a pas supporté. Le professeur... (je n'ai pas retenu le nom) me le disait ce matin : "C'est une mort psychosomatique. Une petite malformation dont son organisme s'accommodait très bien, il a fini par ne plus la supporter quand ce chagrin lancinant l'a envahi." » On entrouvre pour nous la grille de la Boisserie, dont avait surgi, une heure plus tôt, l'engin blindé de reconnaissance portant le cercueil recouvert d'un simple drapeau tricolore. Mme de Gaulle et ses enfants sont déjà arrivés, ramenés en voiture. Dans la salle de séjour de la Boisserie, il y a encore les tréteaux sur lesquels reposait le cercueil. Alentour, comme si le Général était toujours là, Mme de Gaulle, Philippe et sa femme, Elisabeth et son mari, restent figés dans le silence. Mme de Gaulle me dit simplement : « Il vous aimait bien, il m'a parlé de vous l'autre jour, il venait de recevoir votre lettre. » La lettre par laquelle je le remerciais des Mémoires d'espoir qu'il m'avait offerts. Je m'efface devant l'évêque de Langres qui prend congé. Mme de Gaulle fait un pas vers moi : « Il a été miné par le chagrin, me dit-elle. Vous n'imaginez pas à quel point il a souffert. » Je proteste qu'il ne pouvait pas trouver de plus belle fin ; que les Français commençaient à se repentir de leur vote ; que la légende de cet homme, si contesté de son vivant à cause des décisions courageuses qu'il avait dû prendre, prenait déjà son essor. Rien n'y fait. Elle s'obstine à répéter : « Il a tant souffert. Cette mort est pour lui une délivrance. » Le capitaine de vaisseau Philippe de Gaulle me dit des mots amicaux : « Il vous aimait bien. Il appréciait la façon dont vous traduisiez sa pensée. » Il ne faut pas que je m'incruste. Je retiens mes larmes jusqu'au seuil de la maison. 1 Chancelier de l'ordre de la Libération. ** Dans un texte rédigé le 15 janvier 1952, le Général a indiqué ses volontés pour ses obsèques: « Je veux que mes obsèques aient lieu à Colombey-les-Deux-Églises. Si je meurs ailleurs, il faudra transporter mon corps chez moi, sans la moindre cérémonie publique. « Ma tombe sera celle où repose déjà ma fille Anne et où, un jour, reposera ma femme. Inscription : Charles de Gaulle (1890-...). Rien d'autre. « La cérémonie sera réglée par mon fils, ma fille, mon gendre, ma belle-fille, aidés par mon cabinet, de telle sorte qu'elle soit extrêmement simple. Je ne veux pas d'obsèques nationales. Ni président, ni ministres, ni bureaux d'assemblées, ni corps constitués. Seules les Armées françaises pourront participer officiellement, en tant que telles ; mais leur participation devra être de dimension très modeste, sans musiques, ni fanfares, ni sonneries. « Aucun discours ne devra être prononcé, ni à l'église ni ailleurs. Pas d'oraison funèbre au Parlement. Aucun emplacement réservé pendant la cérémonie, sinon à ma famille, à mes Compagnons membres de l'ordre de la Libération, au Conseil municipal de Colombey. Les hommes et femmes de France et d'autres pays du monde pourront, s'ils le désirent, faire à ma mémoire l'honneur d'accompagner mon corps jusqu'à sa dernière demeure. Mais c'est dans le silence que je souhaite qu'il y soit conduit. « Je déclare refuser d'avance toute distinction, promotion, dignité, citation, décoration, qu'elle soit française ou étrangère. Si l'une quelconque m'était décernée, ce serait en violation de mes dernières volontés. » ÉPILOGUE DIALOGUE DES VIVANTS Dans l'église de Colombey, de Gaulle s'asseyait toujours au dixième rang. Il suffit d'aller s'y asseoir à sa place pour comprendre. Plus près ou plus loin de l'autel, le regard rencontre des vitraux dont le sujet est simplement religieux. Mais dans l'axe du dixième rang, se faisant vis-à-vis, Saint Louis et Jeanne d'Arc. Ces deux vitraux-là parlaient à de Gaulle de l'histoire de France. Ils émouvaient le patriote en même temps que le chrétien. Ils inscrivaient dans la prière l'amour du pays. Pour Bossuet, l'Histoire est écrite par la Providence. Pour Thiers ou Michelet, elle résulte de grandes forces collectives : la bourgeoisie, le peuple. Pour Marx, elle n'est que le produit de la lutte des classes. Pour Braudel, elle est le développement de longs et complexes mouvements économiques et sociaux... Les grandes figures n' ont-elles donc pas plus de prise sur le destin des peuples qu'un bouchon de liège sur les vagues qui le portent ? Selon de Gaulle, au contraire, les grands hommes ressemblent au navigateur qui non seulement affronte les tempêtes, mais tire parti des vents et des vagues pour aller de l'avant. L' Histoire, c'est une suite de chefs qui ont su lui imposer leur marque. L'histoire de France imprégnait son esprit des figures célèbres qui exaltaient son patriotisme. Il ressentait leurs hésitations, leurs affres, leurs choix douloureux, comme personne sans doute ne les a ressentis. Ces grands personnages avaient écrit les épreuves d'un livre qu'il lui appartenait de corriger et de récrire, tant pour renouveler les prouesses qu'ils avaient réussies, que pour éviter les erreurs qu'ils avaient commises. Il entendait tirer les leçons des batailles perdues et prolonger l'effet des batailles gagnées. Un jour, je lui demandais : « Pourquoi parlez-vous de la France comme si elle comptait tantôt vingt siècles, tantôt quinze, tantôt dix ? » Il me répondit, comme allant de soi, avec cette clarté aveuglante qui vous faisait comprendre que votre question était stupide, mais si courtoisement qu'on ne songeait pas à s'en offusquer : « Vingt siècles, c'est Vercingétorix : il a été le premier résistant de notre race. Quinze siècles, c'est Clovis : en mariant la Gaule romaine et le christianisme, le roi des Francs a vraiment créé la France. Dix siècles, c'est Hugues Capet : il a installé la dynastie qui a étendu le pré carré jusqu'à l'hexagone. » Vers l'armée de métier présente le petit groupe des personnages qui ont arrêté la France au bord de l'abîme1 : Jeanne d'Arc, Du Guesclin, le Grand Ferré, Louis XIV qui, au pire moment de sa fin de règne, en appelle au sursaut national pour « l'honneur du nom français ». D'autres encore : Coligny ; Dumouriez ; Faidherbe et Gambetta ; Joffre. Nul doute que de Gaulle s'imagine au milieu de ces personnages héroïques. Mais c'est comme s'il voulait exorciser leur attraction fatale. Il ne donne pas dans le mythe du sauveur. Ce romantisme n'est pas pour lui. Il en pressent le risque. Il ne veut pas faire fond sur une sorte de droit au miracle que notre insouciance nous réserverait, comme la nourriture aux oiseaux des champs et aux cigales. S'arracher au pire, c'est bien ; l'éviter, c'est mieux. Il écrit pour mobiliser l'intelligence, la prudence et l'action. Les « retours du bord de l'abîme» ne réparent jamais complètement « les erreurs initiales ». Voici encore, comme pour se rendre espoir, une photo de groupe composée par un de Gaulle pince-sans-rire. On pourrait l'appeler le groupe des « malgré nous » : la « dure loi », qui veut que la France « doive être armée ou bien n'être pas », « contraint Mazarin, dédaigneux des soldats, à créer la grande armée royale, mène Saint-Just à la stratégie, Gambetta au ministère de la Guerre, Rochefort au boulangisme et réserve à Clemenceau, comme fin de carrière, l'enthousiasme des généraux » 2. Dans les années 30, la IIIe République n'aura pas eu cette chance d'avoir des héros, même « malgré eux ». Comment de Gaulle jugeait-il Albert Lebrun ? Albert Sarraut ? Édouard Herriot ? Edouard Daladier ? Dramatiquement inférieurs aux responsabilités de leur poste, incapables de se conduire en chefs, quand il faut un chef. Ils furent les preuves que la fonction ne crée pas toujours l'organe, et que de Gaulle ne disait pas tout à fait vrai quand il prétendait ne pas mettre en cause les hommes du « système », mais seulement le système. Il savait trop bien que le système décourageait les hommes faits pour les grandes circonstances. Pourtant, de bonnes institutions ne dispensent pas de la nécessité de chefs qui soient dignes de ce nom. Le Fil de l'épée dit tout sur l'école de grandeur intime sans laquelle il ne se forme pas de chef, pas d'histoire. Cette école, nous savons combien Charles de Gaulle y fut assidu, et qu'il y fut son propre maître. Mais nous sentons aussi combien ses prédécesseurs en grands destins l'ont soutenu, encouragé. Ce n'est pas avec eux un nouveau Dialogue des morts. C'est le dialogue des vivants, des vivants de l'Histoire. Nous sommes à sa bonne école si nous savons surprendre ces échanges mystérieux d'un siècle à l'autre, entre ces âmes qui ont tissé la France, comme d'autres âmes tissent chaque peuple — pour en faire une nation. De même qu'il a dialogué toute sa vie avec les grands personnages de notre histoire, nous pouvons, nous aussi, continuer de dialoguer avec lui. Les figures de proue nous mettent à l'abri de la médiocrité. Elles fendent les flots incertains. Elles nous élèvent au-dessus de nous-mêmes. L'incompréhension si constante entre cet homme qui faisait l'Histoire et ceux qui la commentaient, ne vient-elle pas tout simplement de ce que le temps de Charles de Gaulle n'est pas celui des calendriers, encore moins celui des quotidiens ? Il a traversé notre époque avec des yeux de prophète de l'Ancien Testament. Le pont de Dinant, le fort d'Ingolstadt, la campagne de Pologne, l'antichambre de Léon Blum, la percée de Sedan, Montcornet, Bordeaux, Londres, Alger, Strasbourg, Moscou, l'Elysée, Baden-Baden, ne sont que les étapes d'un voyage éternel qui relie l'exil et la Terre promise. FIN 1 Vers l'armée de métier (1934), ch. III. 2 Vers l'armée de métier, ch. IV. ANNEXES ANNEXE 1 LES VINGT-SEPT POINTS On trouvera ici l'essentiel du plan de réforme élaboré par Alain Peyrefitte, dans un groupe de travail réuni chaque semaine sous sa présidence de mai 1967 à janvier 19681. Cette ébauche théorique devait être mise à l'épreuve des réalités, dans des établissements témoins. Point 1- Priorité à l'éducation sur l'instruction Substituer à un système d'enseignement qui vise l'acquisition illusoire d'un bagage encyclopédique par l'entraînement exclusif de l'intellect et de la mémoire, un système assurant l'équilibre d'une éducation non seulement intellectuelle mais morale et civique, la formation du caractère, l'éducation de la volonté, le sens de l'équipe, l'apprentissage de la liberté, la découverte de soi, l' adaptation de la société, la participation au monde, le sens du réel, le goût des responsabilités. Point 2 - Priorité à l'orientation Si elle est restée statistiquement lettre morte, si elle coûte budgétairement cher pour des effets presque nuls, ce n'est pas uniquement parce que les moyens sont insuffisants : le système n'est ni persuasif, ni contraignant. Il convient d'assurer aux différents paliers une orientation effective par une observation prolongée et précise et par un va-et-vient constant entre les conseillers d'orientation et les parents, de manière à mûrir progressivement les intentions des parents et des enfants au contact des réalités (aptitudes estimées par les maîtres, débouchés connus et exposés par des spécialistes). Elle ne doit pas tomber comme le couperet d'une guillotine, mais faire l'objet d'un dialogue prolongé pendant plusieurs années (et surtout dans les classes de 3e et terminale) entre parents, enfants, maîtres, orienteurs, psychologues, sous la conduite du professeur-conseiller (entièrement déchargé de cours, et chargé notamment de conduire l'opération pendant toute la durée de la classe de 3e). Les canaux de dérivation (fin de 3e : lycées techniques, collèges d'enseignement technique ; classes pratiques) doivent être mis en place préalablement à toute orientation, de manière à supprimer les impasses. Quatre instances se superposeront, étapes entre lesquelles l'effort de rapprochement et de persuasion devra être effectué par le professeur-conseiller : conseil de classe, conseil d'établissement, conseil de district scolaire, conseil académique ; chaque instance servira d'appel à la précédente ; au bout de cette série d'appels, une directive d'orientation sera donnée, comportant, en cas de poursuite des études au-delà de la 3e (75 % des cas), un ticket d'entrée dans un établissement donné. L'orientation sera facilitée par l'établissement d'un tronc commun en 6e et 5e sans latin et avec 4 matières de base communes à tous les élèves de la 6e à la 3e (expression française, langue vivante, technologie, mathématiques). Point 3 - Priorité à la formation professionnelle Les études doivent préparer à la vie professionnelle, qui sera la grande affaire de chaque enfant devenu adulte. Il ne s'agit pas de transformer l'enseignement en cours professionnels, mais la perspective d'un certain type de profession doit être présente à tous les niveaux de l'enseignement secondaire et supérieur, et un enseignement pré-professionnel doit être donné avant toute entrée dans la vie active. • Pour ceux qui entreront dans la vie active à la fin de la 3e (25 % des élèves de 3e) : formation pré-professionnelle (4e et 3e pratiques). • Pour ceux qui feront le 2e cycle long, classique ou moderne : promouvoir la connaissance des diverses carrières et des qualifications requises par chacune, au niveau des terminales classiques ou modernes (connaissance à organiser systématiquement : éventuellement, matière obligatoire avec sanction au baccalauréat). • Pour les étudiants : les établissements d'enseignement supérieur doivent avoir une motivation professionnelle beaucoup plus précise, faute de laquelle ils tendront de plus en plus à former des chômeurs intellectuels ; le curriculum et les programmes doivent être entièrement revus en fonction de cette finalité qui a été souvent oubliée, notamment pour les facultés des sciences et des lettres. Pour les IUT, les instituts d'études politiques, les grandes écoles, pareille motivation est présente de manière satisfaisante : c'est cet exemple qu'il s'agit de généraliser. Un contrat moral doit être passé entre tout établissement d'enseignement supérieur et les étudiants qu'il prend en charge : une fois qu'ils ont été admis, une très forte proportion d'entre eux, de l'ordre de 80 %, doit réussir, c'est-à-dire obtenir un des débouchés auxquels prépare normalement cet établissement, à condition de se soumettre aux exigences de la formation spécifique qu'il fournit. Point 4 - Rénovation de la pédagogie Substituer à la pratique du monologue du maître, celle du dialogue avec les élèves. Le cours magistral doit disparaître presque complètement à tous les niveaux (remplacé par le film éducatif). Le maître doit devenir un animateur, un interpellateur, un éveilleur, abandonner toute attitude dogmatique, procéder par questions, par suggestions : la maïeutique socratique appliquée aux programmes scolaires. L'élève, l' étudiant doit être considéré comme une personne à qui il faut faire confiance et donner confiance en elle-même. On généralisera l'adoption des méthodes actives, qui ont largement fait leurs preuves (...). Substituer à la leçon apprise par cœur l'effort pour faire comprendre et deviner par l'élève. Développer sa curiosité, son goût de la recherche, sa capacité d'invention, sa créativité. Que l'enseignement soit dans la vie : actualiser toute matière par des exemples pris dans le concret ou dans l'actualité. Développement des études du milieu et de l'observation des faits, des plantes, des êtres vivants ou des objets inanimés environnants. Disparition des « devoirs à la maison », à remplacer par des interrogations écrites et orales donnant aux élèves l'occasion de s'extérioriser, d'améliorer leur capacité d'expression, et de s'évaluer eux-mêmes (auto-correction, auto-appréciation). Point 5 - Création pour chaque groupe d'élèves ou d'étudiants d'une équipe d'enseignants animée par un coordonnateur Ce principe doit s'appliquer dans le premier degré (un maître par classe), mais aussi dans le secondaire et le supérieur. Dans les deux cycles du secondaire, des « directeurs pédagogiques » ou « professeurs coordonnateurs », analogues au système britannique (block heads) ou à celui des établissements religieux (préfets de division des jésuites, maîtresses de division dans certaines institutions libres de jeunes filles), seront responsables horizontalement d'une certaine quantité d'élèves du même niveau (d'une centaine à 150). Ces maîtres coordonnateurs se substitueront aux « professeurs principaux » en renforçant le rôle qui était en principe dévolu à ceux-ci, de manière à surmonter le caractère kaléidoscopique d'un enseignement trop fractionnel. Ayant une connaissance globale de l'élève, ils pourront lui servir de « tuteur », assurer l'unité des observations le concernant, contrôler les méthodes pédagogiques de leurs collègues, assurer l'homogénéité de l'équipe enseignante. Ils pourront en même temps avoir la responsabilité directe des matières plus synthétiques (éducation civique ou morale, formation socioculturelle, visites guidées, loisirs dirigés), mais sans assurer d'enseignement proprement dit et en bénéficiant d'une large décharge horaire. Pour le surplus, ils recevront les parents, auront des entretiens réguliers avec chacun de leurs collègues et avec chaque élève. Ils prépareront et animeront les conseils de classe. Ils formeront le maillon intermédiaire de la chaîne, entre le professeur spécialisé, qui ne connaît qu'un fragment de la personnalité de l'enfant, et le chef d'établissement, empêché par la multiplicité de ses tâches d'opérer sur chaque enfant la synthèse des observations et des actions éducatives. Ils prépareront la maturation de l'orientation. Le « professeur-coordonnateur » ou « directeur pédagogique » de la classe de 3e pourra se confondre avec le « professeur-conseiller » chargé de l'orientation. Ces principes seront adaptés pour le premier et le second cycle de l'enseignement supérieur. Point 6 — Contenu des programmes Trois disciplines de base, constantes de l'école primaire au lycée : • Expression française : l'enseignement du français ne sera conçu ni comme l'étude technique de la grammaire, ni comme l'enseignement de la littérature, mais principalement comme l'art de s'exprimer avec aisance, avec précision, avec nuance, avec correction, oralement autant que par écrit (...). • Mathématiques: obligatoires de la maternelle aux diverses terminales. Effort pour les rendre attractives (...). • Technologie (absente actuellement de tout ce qui n'est pas l'enseignement technique) : obligatoire dans l'enseignement général, classique et moderne, du premier degré comme du second degré (premier cycle) ; si l'on veut que l'orientation vers le technique se fasse par attraction positive et non par déchet des sections classiques et modernes. Quatrième discipline de base à partir de la 6e • Langue vivante : chaque jeune Français doit parler couramment au moins une langue vivante, ce qui est un moyen de mieux connaître la sienne (thème et version). Comme pour le français, l'enseignement de la langue vivante doit être tourné vers l'acquisition des réflexes d'élocution et non en priorité vers la philologie et la culture littéraire. Ces quatre disciplines devront former un enseignement commun pour les quatre années du premier cycle. Parmi elles, seule la technologie pourra disparaître dans le second cycle classique et moderne : le français, les mathématiques et la langue vivante étant poursuivis dans tous les types d'enseignement du second cycle (mathématiques même en terminale A, français même en sections C, D ou E). • Éducation sexuelle : une éducation sexuelle très progressive devra être organisée dès l'école maternelle. Elle comportera des films documentaires sonores (bandes dessinées, images, etc.) gradués, ainsi que des séances consacrées à des réponses aux questions des enfants (posées par billets écrits anonymes) et précédées d'une information des parents. Elle pourra revêtir un caractère facultatif. • Discipline d'éveil et matières à option : À ces disciplines de base (4 dans le 1er cycle, 3 dans le second) s'ajouteront des disciplines d'éveil et matières à option, dont l'importance pourra varier suivant la force des élèves (répartis au début de chaque année en groupes « fort », « moyen » et « faible »). En fonction de leurs goûts, la composition des groupes pourrait changer suivant les matières (comme c'est déjà le cas pour les langues vivantes). Il est essentiel qu'à la notion de « bon élève », décourageante pour la plupart (qui ne le seront jamais en tout), soit substituée la notion « d'élève bon en... » qui donne à chacun ses chances (d'où orientation facilitée). • Le latin et le grec : (...) le latin devra être supprimé en 6e et en 5e. H ne devra commencer qu'en 4e, en faisant l'objet d'un choix concurrentiel avec une seconde langue vivante. Le grec ne devra être commencé qu'en 2de, en concurrence avec une troisième langue vivante pour les non-latinistes, ou une seconde langue vivante pour les latinistes. • L'histoire et la géographie : devront être fécondées par les méthodes audiovisuelles et les références constantes à l'actualité. • Les sciences naturelles : devront être essentiellement une occasion d'exercer moins la mémoire que le sens de l'observation. • Revoir les manuels beaucoup trop ambitieux (détails érudits, termes techniques, sans commune mesure avec les capacités réelles d'assimilation des élèves). Ce ne sont pas les programmes qui sont vraiment mauvais, c'est la façon indigeste et exagérément encyclopédique de les suivre qui est à redresser. (...) Point 7 - Développement de l'audiovisuel 1° L'audiovisuel statique (diapositives) est depuis longtemps utilisé : intéressant mais à effet limité. 2° L'audiovisuel par télévision suppose : a) soit que les émissions nationales s'adressent à des publics extra-scolaires (coûteux pour effet limité) ; b) soit que l'enseignement scolaire et universitaire tout entier soit structuré en fonction des émissions nationales de télévision scolaire, comme c'est le cas au Japon (non plausible en France) ; c) soit qu'on enregistre les émissions nationales par magnétoscope (très coûteux) ; d) soit circuits internes (vidéo, point à point : coûteux et limité). 3° Seul le film éducatif peut entraîner une véritable révolution pédagogique, en mettant l'école à l'heure de la « civilisation audiovisuelle ». Il paraît en mesure de provoquer des transformations aussi profondes dans l'enseignement que l'introduction du livre en a provoqué à partir du XVIe siècle. Le film éducatif ou scientifique présente quatre avantages essentiels : a) Il a une « force de frappe » beaucoup plus pénétrante que les cours les plus brillants. b) Il permet le développement des méthodes actives. À l'heure consacrée au cours magistral, l'audiovisuel peut substituer : — 20 minutes consacrées à la projection du film didactique ; — une demi-heure de « maïeutique » à propos du film. c) Le film économise le temps du professeur en classe. Il est souhaitable de rassembler tous les élèves d'un même niveau dans une salle de projection unique. (...) d) Le film économise le temps du professeur hors de la classe. Le professeur n' a plus de cours magistral à préparer. Il n' a plus qu' à exploiter le film. Les questions qu'il posera, les exercices qu'il donnera pour animer sa classe, doivent être prévus dans un véritable « livre du maître » accompagnant le film. La salle de projection doit être le foyer de l'établissement. Elle peut fonctionner toute la journée pour des usages divers (salle de projections aux heures de classe, salle de restaurant, pour le déjeuner libre-service, salle de théâtre et salle des fêtes, le soir ou les dimanches). Point 8 - Mi-temps pédagogique et aménagement de la semaine de travail — De nombreuses expériences ont montré que la capacité d'attention d'un enfant ne dépassait pas 3 ou 4 heures par jour avant sa seizième année. L'éducation physique et surtout le sport sont fâcheusement négligés dans les enseignements primaire, secondaire et supérieur. En moyenne, 10 à 15 % des élèves, moins de 5 % des étudiants, se livrent à des activités sportives ; le boycott de l'éducation physique à l'école primaire dépasse 90 % des cas. — Les expériences de mi-temps (demi-journée consacrée aux matières scolaires, demi-journée consacrée aux sports ou aux loisirs éducatifs) ont réussi partout où elles ont été poursuivies suffisamment longtemps (public schools anglaises ; école Gambetta à Vanves, etc.) ; tant au point de vue physique (au bout de quelques années, progrès en taille, poids, santé et résistance aux épidémies) qu'au point de vue scolaire (goût pour le travail, éveil de l'intelligence) et moral (sociabilité, volonté), elles donnent des résultats très supérieurs aux classes à temps plein. Objectif final: 5 demi-journées de cours ; 5 demi-journées de sport, de loisirs éducatifs et d'occupations socioculturelles. (...) Les dépenses nouvelles devraient être gagées par l'allégement des horaires scolaires, une meilleure utilisation des locaux (alternance chaque semaine des classes qui ont cours le matin et sport l' après-midi, et inversement). Remodelage consécutif de la semaine : libérer le samedi après-midi sauf à organiser des garderies ou études ; en revanche occuper le jeudi après-midi, mais laisser si possible le jeudi matin pour couper la semaine par un sommeil plus long. Point 9 - Remodelage des classes — Fixer la classe à 25 élèves en moyenne en gageant cet effort par la réduction du nombre des heures, le rassemblement de toutes les classes d'un même niveau pour les projections audiovisuelles et la réduction de l'heure professorale à 30 minutes d'exercice en cas de projection d'un film, et, sinon, à 40 minutes jusqu' à la 4e et à 45 minutes au-delà (système anglais ou allemand). — Donner aux classes un contenu homogène : exemples russe ou anglais (classes fortes, moyennes et faibles) avec pédagogie de soutien et matières renforcées pour les faibles, matières à option supplémentaires pour les forts. — Structurer les classes comme de petites républiques : un chef de classe et des chefs d'équipe (de 6 ou 8 élèves, à élire à bulletins secrets et responsables de l' ordre et de la discipline, renouvelables chaque trimestre et assistant au conseil de classe). — Introduction de nouvelles méthodes d'encadrement et d'animation : des « tuteurs » provenant d'une classe de « grands » pourront être appelés à encadrer la classe pour les demi-journées sportives ou socioculturelles (...). Point 10 - La condition étudiante Les étudiants se plaignent souvent de l'isolement dans lequel ils se trouvent. Ils se connaissent mal entre eux, connaissent mal leurs maîtres et surtout sont mal connus d'eux. Ils ne ressentent pas comme un bienfait la relative autonomie de l'étudiant. L'enseignement universitaire est un enseignement léger qui laisse une très large place au travail personnel ; mais sans doute ce travail personnel n'est-il pas assez guidé. Question d'encadrement ? Cela n'est vrai qu'en partie : la multiplication par 2 du taux d'encadrement en 10 ans n'a nullement résolu ce problème, et son amélioration ne le résoudra pas. Certains problèmes tiennent aux caractères mêmes de l'enseignement supérieur français. L'enseignement d'un universitaire est intimement lié à sa réflexion personnelle : le souci pédagogique ne lui est pas essentiel. Aussi bien, le professeur de faculté n'est-il pas un enseignant à temps plein : recherches, activités extra-pédagogiques. Le problème naît quand l'enseignement personnel ne peut être en quelque sorte prolongé par des contacts personnels permanents et nombreux, par lesquels le professeur puisse s'assurer que son enseignement est bien reçu. Que peut-on faire ? a — rendre obligatoire, sauf dérogation expresse, la résidence de tout enseignant dans la ville de son université et encourager la résidence des universitaires dans les campus ; b — généraliser le dialogue en limitant les cours (avantageusement remplacés par polycopiés et films scientifiques) et en y substituant exercices, « méthodes des cas », travaux pratiques ; c — ajouter au « service d'enseignement » un « service de tutelle ». Tout enseignant devrait être désigné comme « tuteur » d'une quinzaine d'étudiants (sciences) ou d'une quarantaine (lettres) (en fonction du taux d'encadrement). L'étudiant doit chaque jour pouvoir recevoir un conseil. Il doit être accueilli, suivi et guidé ; d — cela suppose une sorte de contrat, d'engagement mutuel entre l'étudiant et l' établissement — que le système actuel de leur recrutement interdit, mais que l' autonomie de recrutement permettra ; e — donner une âme aux universités par l'organisation des loisirs, des sports (piscines, stades), l'animation culturelle (cinéma, théâtre, club, conférences, projections, etc.) ; f — les activités sportives ne doivent pas être facultatives, c'est-à-dire nulles à l'exception de l'association sportive qui ne réunit que les plus doués, mais être obligatoires au moins pour le premier cycle. Prise en compte des performances sportives dans les examens d'enseignement supérieur (cf. système de points en supplément au baccalauréat) ; g — création d'une commission nationale permanente de la condition étudiante comprenant ; - 1/3 étudiants élus ; - 1/3 enseignants et administration ; - 1/3 personnalités extérieures (architectes, médecins, hygiénistes). Création d'instances semblables dans chaque université. Point 11 -Aménagement de l'année scolaire et universitaire (son découpage actuel et surtout la durée des vacances d'été sont aberrants) Se rapprocher de l'exemple anglais (3 semaines à Noël et Pâques, 40 jours en été) ou de préférence de l'exemple allemand (15 jours à Noël et Pâques, 45 jours en été, 4 jours au milieu des 3 trimestres). Même durée des congés pour l'enseignement primaire et secondaire, et pour les petits établissements d'enseignement supérieur (IUT, grandes écoles). Pour les grands établissements d'enseignement supérieur, dont les effectifs de professeurs et d'étudiants permettent des roulements (facultés), généraliser l'année continue : le programme annuel sera partagé en 3 ou 4 périodes qui pourront s'enchaîner indépendamment, pendant lesquelles sera effectué un bilan permanent des connaissances et aptitudes des étudiants, et au terme desquelles les examens de contrôle seront réduits à une semaine au maximum : 3 quadrimestres ; les professeurs et étudiants pouvant travailler 2 (ou 3) périodes consécutives et pouvant disposer de 3 (ou 4) mois de congés pour voyages d'études, séjour dans une autre université. Les coûteuses installations de l'enseignement supérieur doivent pouvoir fonctionner 12 mois sur 12 et les étudiants désireux de faire leurs études plus vite ou ceux qui ont à redoubler un trimestre se contenter des petites vacances. Point 12 - Développement des classes d'air pur pour élèves et étudiants L'expérience des classes de neige ou de forêt, bien que limitée à quelques dizaines de milliers d'élèves, montre les effets bénéfiques du changement d'air, du dépaysement, du sport collectif, de la vie en commun avec les professeurs et entre élèves, pour les enfants et adolescents de tous âges. Les hôtels, chalets, châteaux, auberges de la jeunesse, etc., inoccupés pendant l'année scolaire seront recensés ; l'inventaire des possibilités dans les régions touristiques sera dressé. Développer ces séjours au fur et à mesure des disponibilités financières, le but étant en quelques années que l'ensemble des élèves et étudiants, de l'école primaire au supérieur, effectue un séjour de neige, de montagne, de campagne, de forêt, de lac ou de mer pendant un mois chaque année (12 millions de mois de classes d'air pur par an). Développer les « internats climatiques » pour enfants des villes éprouvant des difficultés scolaires (avec bourses d'internat adéquates) et supprimer progressivement les internats dans les grandes villes. Point 13 - Réforme du baccalauréat et des examens a — Substitution d'un bilan scolaire continuel, avec épreuves écrites et orales hebdomadaires, à l'examen ponctuel de fin d'année, de manière à éviter le traumatisme collectif des élèves et de leurs parents et la mobilisation générale des maîtres ainsi que le bachotage, le psittacisme et les accidents dus aux erreurs d'appréciation. b — Rétablissement de la première partie du baccalauréat (certificat de fin d'études secondaires) et éventuellement, établissement de 3 parties (fin de seconde, de première et de terminale). c — Maintien d'un écrit et d'un oral de contrôle seulement pour les élèves de l'enseignement privé, ainsi que pour les élèves de l' enseignement public n'ayant pas obtenu la moyenne (mais dans ces deux cas, rôle accru du livret scolaire). d — Transformation de la terminale en une classe d'orientation préparatoire à l'enseignement supérieur. Point 14 - Régulation des effectifs à l'entrée de l'enseignement supérieur a — Diversification des voies à l'entrée de l'enseignement supérieur en dehors des facultés traditionnelles. • Bacc. + 2 : développement des instituts universitaires technologiques (2 ans d'études) de manière qu'ils puissent absorber en 1972 de 40 à 50 % des bacheliers. Développement des écoles professionnelles post-secondaires. • Bacc. + 1 : développement d'un enseignement théorique pré-professionnel de complément pour les bacheliers, couplé avec des stages dans des entreprises (conventions avec les professions). • Création d'enseignements à temps partiel pour les étudiants ayant une activité professionnelle (croissance du Centre national de télé-enseignement de Vanves, avec création d'un centre régional d'une spécialité donnée auprès de chaque université, comportant enseignement par correspondance en cours de trimestre, stage trimestriel et recyclage pendant les week-ends et les vacances, et enseignement audiovisuel de complément). Au terme de cette diversification, 60 à 70 % des bacheliers doivent trouver place dans un enseignement post-secondaire, à finalité professionnelle précise, en dehors des facultés. b — L'ensemble des places (soit dans une voie courte, soit dans une voie longue) offertes aux bacheliers, doit correspondre chaque année au total prévisible de bacheliers reçus. Mais la répartition entre les diverses places offertes dans les différentes voies et disciplines dans chaque académie, sera faite en fonction d'une planification nationale souple, tenant compte des besoins de la société et des débouchés prévisibles des différents secteurs professionnels. Chaque établissement d'enseignement post-secondaire sera libre de son recrutement dans les limites des places dont il dispose et pour lesquelles son budget est établi : le système existant déjà pour les classes préparatoires aux grandes écoles et pour les IUT sera étendu à tous les établissements d'enseignement supérieur. Pratiquement, les élèves reçus à la deuxième partie du baccalauréat avec mention, ou ayant moins de dix-neuf ans à la fin de l'année, ou ayant obtenu une note supérieure à 12 dans les disciplines correspondant à la voie choisie (c'est-à-dire au total environ un bachelier sur deux) pourront entrer automatiquement dans un établissement d'enseignement post-secondaire de leur choix (premier cycle de faculté, ou IUT, ou classe préparatoire). Les autres pourront poser leur candidature à plusieurs établissements (éventuellement, enseignement à temps partiel couplé avec une activité professionnelle). Conformément au système britannique, ils rempliront un triptyque où figureront les données de leur livret scolaire, curriculum, notes obtenues pendant la scolarité, vœux formulés. Les établissements les accepteront ou les refuseront en fonction des places disponibles et finalement les derniers n'auront plus que les places qui resteront. Point 15 - Revalorisation de la fonction enseignante a — Redonner par des initiatives spectaculaires du prestige à un métier déprécié (par exemple, appeler « professeurs » — du premier degré — les instituteurs à partir du moment où ils auront été recyclés en vue de la rénovation pédagogique). b — Relever le traitement en contrepartie du relèvement au niveau européen des horaires hebdomadaires et de la durée de l'année scolaire. La croissance budgétaire devra moins porter, au cours des prochaines années, sur une croissance des effectifs d'enseignants (économisés par l'audiovisuel et par l'augmentation du nombre des heures de service) que sur le traitement des enseignements. c — Organiser systématiquement la promotion interne par des procédures comparables à celles de certaines administrations ou au concours « fonctionnaires » de l'ENA. (...) Point 16 - Formation des maîtres de l'enseignement primaire a — Donner une importance accrue à l'enseignement de la psychopédagogie et de la pédagogie pratique. b — Substituer aux écoles normales primaires départementales (assurant 3 années de préparation au baccalauréat et seulement une année de préparation professionnelle), des instituts universitaires de pédagogie, situés au chef-lieu d'académie près de l'université, ouverts par concours ou sur dossier à tous les bacheliers, et comportant deux années de préparation professionnelle et d'enseignement de la pédagogie. c — Substituer à l'actuel concours d'entrée dans les écoles normales (en fin de 3e), un concours de bourses dans les lycées analogue au concours d'IPES (avec engagement de rester dans l' enseignement). Point 17 - Formation des maîtres de l'enseignement secondaire — Renforcement de l'enseignement, théorique et pratique, de la pédagogie et de la psychopédagogie. — Allongement de la préparation du certificat d'aptitude pédagogique au CEG (au lieu de deux ans, trois ans de préparation professionnelle : deux années théoriques avec équivalence à court terme du diplôme universitaire d'études littéraires ou du diplôme universitaire d'études scientifiques et une année de stage professionnel). — Par contre, stabilisation de la préparation du certificat d'aptitude pédagogique à l' enseignement secondaire à quatre ans, le CAPES théorique venant au bout de trois ans avec le même programme que la licence ; la quatrième année (préparation du CAPES pratique) étant consacrée à des stages sous le contrôle de conseillers pédagogiques et dans le cadre des centres pédagogiques régionaux. — Suppression de l'agrégation comme concours de recrutement de l'enseignement secondaire. Point 18 - Formation des maîtres de l'enseignement supérieur a — Dans toutes les disciplines, enseignement obligatoire de la pédagogie, psychopédagogie, dynamique des groupes, etc., de niveau comparable à celui du certificat de la licence de psychologie, avec adaptation à la discipline considérée. b — Transformation des agrégations d'enseignement secondaire en concours d'enseignement supérieur du niveau de l'agrégation de droit et de l'agrégation de médecine et devant sélectionner à la fois les qualités de recherche, d'exposition et de pédagogie. (...) Les reçus à ce concours auront la qualité de maître de conférences agrégé. c — Les thèses d'État de lettres et de sciences seront supprimées comme condition d'inscription à la liste d'aptitude aux fonctions de maître de conférences (sauf pour thèses en cours de préparation). Elles pourront être (sans thèse complémentaire) maintenues, concurremment avec d'autres publications ou ouvrages de recherche individuels ou collectifs, comme condition d'inscription des maîtres de conférences agrégés à la liste d'aptitude aux fonctions de professeur. d — Commencer cette réforme par la création d'agrégations de l'enseignement supérieur spécialisées dans les différentes sciences humaines (psychologie, sociologie, ethnologie, sciences de l'éducation) auxquelles ne correspond aucune agrégation de l'enseignement secondaire. (...) Point 19 - Création d'une année sabbatique dans l'enseignement supérieur puis dans l'enseignement secondaire Tous les sept ans (ou cinq ou six suivant les niveaux), octroi à chaque enseignant, en contrepartie de l'augmentation substantielle de ses horaires de service, d'une année pendant laquelle il sera entièrement déchargé de cours et libre soit de préparer un concours de promotion interne, soit de poursuivre des recherches dans le cadre du CNRS, soit d'effectuer un séjour d'études à l'étranger. Point 20 - Relèvement des horaires (et allongement de l'année de travail) des maîtres des différents degrés Il est indispensable que la durée des horaires de service et le nombre des semaines de travail scolaire et universitaire se rapproche des normes allemandes, anglaises et américaines (25 à 30 heures dans le secondaire et 6 à 12 heures hebdomadaires dans le supérieur, au lieu de 12 à 21 heures dans le secondaire et de 2 à 3 heures dans le supérieur en France). Identité des horaires des maîtres suivant les classes (à classe égale, nombre d'heures égal) et suppression des privilèges de caste (agrégés, certifiés) (avec compensation financière). Cette évolution devra être progressive et compensée : — par une introduction massive de films éducatifs (accompagnés de manuels de l'élève et de livres du maître comportant des questionnaires, exercices, idées de travaux pratiques, etc.) dispensant les maîtres de la préparation des cours magistraux ; — par l'institution de l'année sabbatique ; — par la diminution des corrections à domicile (suppression du devoir à la maison, remplacement des interrogations orales ou exercices écrits avec auto-correction par les élèves) ; — dans l' enseignement secondaire, par la diminution de la durée de la classe (18 heures de service statutaires correspondent à 36 périodes d'une demi-heure après projection d'un film, ou à 27 périodes de 40 minutes dans le premier cycle ou à 24 périodes de 45 minutes dans le second cycle). Point 21- Statut du corps enseignant et fonctions d'autorité — Il n'est pas possible de laisser se perpétuer une absence de statut, qui fait en pratique de la fonction enseignante une fonction sans obligations ni sanctions, où la carrière est faite par les syndicats. — Adopter un statut proche de celui de la fonction publique, avec respect des franchises universitaires et clause de conscience. — Renforcer l'autorité des recteurs : • par la transformation des conditions de leur carrière : les recteurs seront choisis parmi les doyens ou directeurs d'établissement supérieur (de préférence de quarante à cinquante ans), et nommés pour une durée de cinq ans renouvelable une fois ; ils seront ensuite rendus à leur enseignement, au lieu de rester recteurs jusqu'à 70 ans selon la pratique actuelle ; • et par la décentralisation (octroi d' importants moyens de gestion aux rectorats ; affectation d'élèves de l'ENA ; ordinateurs ; gestion décentralisée à chaque rectorat, pour les trois degrés de tout le personnel d'enseignement de l'académie et de la comptabilité ainsi e des bourses d'études). Augmentation des pouvoirs de nomination, de notation et de discipline des recteurs, des inspecteurs d'académie et des chefs d'établissement de tous les degrés (doyens, directeurs d'établissements de l'enseignement supérieur, proviseurs, principaux et directeurs de collèges, directeurs d'écoles primaires). Point 22 - Réforme des grandes écoles Adaptation de la scolarité des grandes écoles aux réformes de l'enseignement supérieur (développement des IUT, réforme du cursus des professeurs, professionnalisation des enseignements, régulation des effectifs des facultés, etc.). Augmentation aussi rapide que le permettra le niveau des candidats, des effectifs des écoles scientifiques, écoles d'ingénieurs, instituts nationaux des sciences appliquées. Augmentation des effectifs des écoles normales supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay, qui devront former l'élite des professeurs de lycée. Les écoles normales supérieures de la rue d'Ulm et de Sèvres devront préparer à l'enseignement supérieur et à la recherche (recrutement après licence, préparation à la recherche du 3e cycle et aux agrégations de l'enseignement supérieur des facultés des lettres et des sciences). (...) Point 23 - Création et généralisation du prêt-salaire et du pré-recrutement Les frais d'études (scolarité, subsistance) devraient faire l'objet de prêts remboursables en dix ou vingt ans (système américain) et consentis tantôt par l'État, tantôt par des entreprises (ou groupements d'entreprises ou fédérations d'industries), moyennant l'engagement de demeurer dix ans soit au service de l'État, soit dans la branche considérée. Il s'agit de diversifier et d'étendre au secteur privé le système qui a généralement donné satisfaction sous le nom d'IPES (Institut de préparation à l'enseignement supérieur). Tout étudiant, sans distinction d'origine sociale, devra pouvoir acquérir une profession à tempérament comme on acquiert une voiture ou un appartement. L'octroi et le renouvellement de ces prêts-salaires seront fonction des résultats obtenus. Suppression des aides indirectes aux étudiants (repas à 1,50 F, chambre de résidence à 80 F, frais d'inscription symboliques, exonération fiscale pour les parents, etc.) qui passent inaperçues des étudiants, auxquels elles apparaissent comme un dû, et engendrent l'irresponsabilité. Politique de vérité des prix, qui seront établis en tenant compte de tous les frais de fonctionnement, de services et d'amortissement : tickets de restaurant de 6 à 8 F ; chambres de 150 à 200 F par mois ; les frais annuels d'inscription, sans atteindre le taux pratiqué aux États-Unis et au Canada qui va de 5 000 à 40 000 F, devraient être élevés au moins à 1 000 F. Transformation des crédits ainsi dégagés (de l'ordre d'un milliard NF) en bourses attribuées selon des critères à la fois sociaux et de mérite (mais suspendues ou supprimées en cas de scolarité insuffisante ou de sanction disciplinaire). Point 24 - Autonomie des universités les unes par rapport aux autres et de chaque établissement d'enseignement supérieur au sein de ces universités Chaque établissement doit disposer de la liberté totale de recrutement de ses étudiants (tous choisis ou agréés) et de ses enseignants (qui, s'ils sont fonctionnaires, doivent avoir la garantie d'un traitement et d'un emploi, mais non d'une fonction dans tel ou tel établissement, où ils doivent d'abord être désignés ou élus). Aucun élève du second cycle du secondaire (c'est-à-dire au-delà de la scolarité obligatoire), aucun étudiant dans le supérieur, n'aura un droit ou une obligation d'aller dans tel ou tel établissement en fonction de critères géographiques. L'entrée dans un établissement sera le résultat d'un double choix de l'établissement par l'élève (candidature en fonction de la spécialisation souhaitée, du niveau, de la réputation) et de l'élève par l'établissement (examen, essentiellement sur dossier, de sa scolarité et de ses capacités). Géographie volontaire : aménagement du territoire par répartition des spécialisations (surtout pour les IUT et les centres spécialisés d'enseignement à temps partiel, ainsi que pour le 2e et le 3e cycle de l'enseignement supérieur long) et prévision par arbitrage national des crédits et des effectifs souhaitables. Le ministère veillera à l'institution et au développement d'une concurrence entre les établissements d'enseignement supérieur analogue à celle qui existe entre les grandes écoles françaises ou entre les universités anglo-saxonnes. Point 25 - Généralisation de l'éducation permanente et des stages de recyclage Chaque Français, quels que soient sa profession et son niveau d'instruction, devra s'habituer à l'idée que l'évolution des techniques lui fait obligation— s'il ne veut pas voir son efficacité diminuer et son activité se scléroser — de suivre un stage de recyclage au moins tous les cinq ans. Chaque établissement d'enseignement supérieur pour commencer, puis chaque lycée, puis chaque collège, devra organiser à l'intention des adultes des séances de recyclage à base audiovisuelle (films documentaires et scientifiques de différents niveaux) consacrées par des diplômes appropriés. Des facilités d'emploi du temps et des perspectives systématiques de promotion devront être organisées dans l'ensemble du secteur public et privé, en association avec les administrations, les organisations professionnelles, les syndicats. Dans certaines professions, ce stage devra être plus fréquent. Exemple : médecine : au moins annuel et ayant un caractère de contrainte directe ou indirecte (jusqu' à l'interdiction d'exercer si l'intéressé n' a pas suivi le stage). L'organisation rationnelle de cette éducation permanente devrait rendre : — plus faciles les orientations à l'entrée du second cycle du secondaire et dans le supérieur, puisqu'elles n'auront pas un caractère définitif et que la promotion par recyclages donnera plus de flexibilité aux carrières ; — plus courtes les études supérieures, qui ne devront plus être considérées comme l'acquisition définitive des connaissances nécessaires et suffisantes à une profession donnée, mais comme l'acquisition provisoire des bases et des méthodes permettant de poursuivre ou de reprendre les études pendant toute la durée de l'activité professionnelle en vue d'une adaptation continue. Point 26 - Désenclaver l'université L'Université fonctionne en vase clos. Ex. : Les facultés des lettres et des sciences ont pour principale mission de former des universitaires qui feront fonctionner l'université sans être jamais sortis de celle-ci. Le système universitaire a tendance à s'organiser, consciemment ou inconsciemment, en fonction des intérêts des enseignants (allongement constant des congés scolaires depuis vingt ans ; diminution progressive des maxima de service à un niveau très inférieur à celui des enseignants des pays concurrents ; groupement — fâcheusement antipédagogique — des heures de cours en fonction des désirs des enseignants, allant jusqu'au blocage des heures de cours dans une seule demi-journée hebdomadaire pour permettre aux universitaires — voire aux doyens — de province de résider à Paris ; enseignement dispensé dans une langue de plus en plus ésotérique, qui n'est accessible qu'à la classe intellectuelle et favorise les enfants des enseignants ; système d'examens conçu selon des critères qui tendent à éliminer les enfants des milieux n'ayant pas effectué d'études supérieures théoriques ; perpétuation du mandarinat par cooptation, népotisme et consanguinité, etc.). Les structures universitaires et les syndicats exercent une pression constante en ce sens. L'État, qui est censé représenter la société, est impuissant à exercer un contrepoids, dans un milieu où son autorité est récusée (par l'individualisme et l'esprit de fronde d'universitaires alliant un esprit aussi résolument novateur pour tout ce qui ne les touche pas que conservateur pour ce qui les concerne). Au surplus, alors que les parents d'élèves pourraient, s'ils étaient puissamment organisés, contrebalancer l'influence des syndicats d'enseignants, la plus puissante association de parents d'élèves (Fédération des conseils de parents d'élèves) est affiliée au plus puissant des syndicats (Fédération de l'Éducation nationale). Ce système est à peu près imperméable aux intérêts des usagers : ni les élèves ou les étudiants d'un enseignement de masse en voie de rapide démocratisation, ni les parents de ces élèves et étudiants, ni les utilisateurs (responsables des administrations et des professions) n'ont pratiquement voix au chapitre. Il faut restituer ses équilibres fondamentaux à ce système cybernétique déréglé. Toutes méthodes devront être favorisées, qui permettront d'aérer le ghetto universitaire : — constitution, à la tête de chaque établissement d'enseignement supérieur et secondaire, d'un conseil d'administration, sur le mode des conseils d'administration des IUT récents, ou des sénats des universités américaines, où la représentation des enseignants de carrière sera minoritaire et où des non-enseignants (personnalités du monde économique, forces spirituelles, parents non enseignants, élèves et étudiants) seront largement majoritaires : — présence dans les conseils de classes d'une délégation de la majorité non enseignante des conseils d'administration ; — généralisation, dans l'enseignement supérieur et dans l'enseignement technique, du système naissant des professeurs-associés, ou de celui, qui a fait ses preuves aux Sciences politiques, des maîtres de conférences provenant du secteur privé ou de l'administration (ingénieurs, chefs de service, grands corps de l'État, etc.). Le corps enseignant de l'enseignement supérieur ne devrait pas être composé pour plus de moitié d'enseignants de carrière ; — en sens inverse, des stages prolongés d'enseignants de carrière dans le secteur privé ou dans les administrations devraient non freiner, mais favoriser l'avancement dans la carrière universitaire. La mobilité (géographique et sectorielle) devra être encouragée ; — développement d'une politique conventionnelle favorisant l'osmose entre l'université et le secteur privé. Des stages pré-professionnels devront être systématiquement organisés : étudiants en médecine auprès d'un hôpital ou d'une clinique ou d'un médecin praticien, qu'ils soient ou non reçus à l'externat ; de même pour les professions judiciaires, etc. Point 27 - Désenclaver la recherche Trop de chercheurs font carrière dans la recherche, même s'ils ne découvrent rien. Le CNRS doit prendre en charge toute la recherche lourde effectuée par les facultés et contrôler l'ensemble des recherches effectuées dans les laboratoires de chaires ; il doit gérer les années sabbatiques des enseignants ; en revanche, sauf dans certains secteurs de sciences expérimentales, nul ne doit rester chercheur plus de 4 à 5 années, sauf s'il a effectué pendant ce délai des découvertes particulièrement prometteuses. L'Agence nationale de valorisation de la recherche, en cours de création, devra systématiquement veiller à l'exploitation des recherches fondamentales et à leur passage au stade de la recherche de développement ou de la recherche appliquée, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les primes de recherche, qui sont distribuées sans tenir compte du succès des recherches entreprises et constituent un véritable supplément de traitement, seront remplacées par des primes de découverte, beaucoup plus fortes, mais délivrées au compte-gouttes en fonction des résultats obtenus. Développer une politique conventionnelle : les textes paralysant la symbiose entre les laboratoires universitaires et le secteur privé seront révisés ; des commandes directes devront pouvoir être passées par des entreprises à des laboratoires universitaires, organisant l'intéressement individuel des chercheurs universitaires aux résultats de leurs recherches. Inversement, des recherches subventionnées sur crédits budgétaires devront être effectuées pour le compte de l'État dans des laboratoires d'entreprises privées, chaque fois que cela sera possible (recherche extra muros). N.B. - État de ce plan de réformes au mois d'avril 1968 — Les points 2 et 3 (orientation et formation professionnelle) devaient entrer en vigueur à la rentrée de septembre 1968 et s'appliquer intégralement dans les deux académies de Grenoble et de Reims (textes prêts, organismes créés et crédits prévus). Ils devaient ensuite s'étendre progressivement à toute la France de 1968 à 1971. — Les points 1, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 12, groupés sous le nom de « rénovation pédagogique », avaient fait l'objet d'études préparatoires entre septembre 1967 et février 1968 ; depuis la fin de février jusqu'en mai, la « Commission de la rénovation pédagogique », présidée par le recteur Gauthier, en préparait la mise en œuvre à la rentrée 1968 par des établissements-témoins (100 écoles primaires et 30 collèges), qui devaient s'étendre de 1968 à 1972 à l'ensemble des établissements primaires et secondaires. — Les points 13, 14 et 24 (examens et entrée dans le supérieur), après études préparatoires entre septembre 1967 et février 1968, après délibérations de la « Commission de réflexion sur les examens dans les enseignements secondaire et supérieur » présidée par le recteur Capelle, après décisions en Conseil restreint à l'Élysée le 4 avril et en Conseil des ministres le 24 avril, devaient être mis en place à compter de la rentrée 1968 (baccalauréat 1969). — L'ensemble des points ci-dessus devaient, en vue de leur application à la rentrée, faire l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale prévu pour les 14, 15 et 16 mai 1968. — Les points 16, 17, 21 et 27 faisaient l'objet de textes en préparation. — Les autres points (10, 11, 15, 18, 19, 20, 22, 23, 25, 26) étaient encore à l'étude. 1 Voir VIIe partie, ch. 4, p. 402. ANNEXE 2 CRISE DE L'UNIVERSITÉ Texte intégral de la communication d'Alain Peyrefitte devant la commission des Affaires culturelles de l'Assemblée nationale, le mardi 21 mai 1968. La crise de l'Université qui a éclaté est devenue aujourd'hui une crise de la société. Il ne faudrait pas en déduire que la crise de l'Université a disparu. Elle subsiste. Elle est profonde. Il est possible qu'elle soit salutaire. Transformer radicalement l'enseignement et l'Université, c'est l'objectif, qu'en accord avec les éléments les plus dynamiques de l'Université, nous nous sommes donné. Mais nous pensions qu'il faudrait de longues années pour atteindre ces objectifs, dans un domaine où l'on ne peut avancer qu'à pas prudents, puisqu'il est protégé par les franchises universitaires et qu'en pratique à peu près rien ne peut s'y faire sans l'accord des intéressés. L'explosion à laquelle nous assistons a pour effet non seulement de déchirer les voiles qui masquaient la vérité, mais probablement de faire éclater les obstacles qui se dressaient devant les réformes. Plus personne n'ose dire que construire et recruter suffiront à régler tous les problèmes. Cette erreur, que nous dénoncions, est désormais liquidée. L'Université impériale est moribonde, comme le lycée-caserne impérial est moribond. La prise de conscience foudroyante dont nous sommes témoins accélérera peut-être un mouvement de réformes que beaucoup trouvaient jusque-là trop rapide, et auquel on reproche, aujourd'hui, d'avoir été trop lent. Le mouvement qui anime l'Université en ce moment peut donc se révéler positif. Il a dépassé ses causes immédiates. L'intense travail de réflexion auquel participent, dans beaucoup de facultés et d'écoles, les étudiants et leurs maîtres, dépasse en de nombreux cas le langage utopique ou délibérément anarchiste des « enragés » qui furent la cause occasionnelle de cette crise. Aujourd'hui, une immense cristallisation est en train de se faire. Cette réflexion paraît s'attaquer aux trois maux profonds de l'Université : le manque de participation, l'irresponsabilité et l'éloignement de la vie. D'abord les étudiants revendiquent leur juste part dans des universités dont ils sont, eux aussi, les membres. Ils ont soif de dialogue, de ce dialogue qui a du mal à s'instituer entre professeurs et étudiants, quand la distance qui les sépare paraît infranchissable, quand certains professeurs ont l'air de se tenir pour quittes avec quelques heures d'enseignement, et que, trop souvent, ces heures ne sont qu'un épisode dans la vie de maîtres qui ne résident pas dans leur université, au milieu de leurs étudiants. Les universités doivent devenir, ou redevenir, le lieu d'une rencontre entre partenaires, le lieu qui appartient en commun à ces partenaires. Ensuite, les enseignants et les étudiants revendiquent que chaque faculté, que chaque université de telle ou telle ville puisse, quant à son administration, quant à ses finances, quant à son recrutement, quant à son enseignement, quant au contrôle de cet enseignement, disposer d'une véritable responsabilité. Nous ne sommes nullement fermés à ces perspectives. Voici les principes sur lesquels le Gouvernement estime raisonnable de s'entendre avec tous ceux que l'Université concerne : - Les universités sont le lieu où s'élabore et se transmet le savoir, et où se forment les cadres de la société. Elles ont donc deux fonctions — l'une proprement universitaire, au sens traditionnel du mot, l'autre sociale. - Actuellement, ni l'Université de France ni les universitaires n'existent comme corps. L'Etat, représentant la société, tient les établissements et les professeurs de l'Université en régie directe. L'État commande aux professeurs, qui cherchent leur liberté dans l'individualisme, la méfiance ou la fronde. Les professeurs commandent aux étudiants, qui réagissent à leur égard comme les professeurs à l'égard de l'État. Demain, chaque université, dans chaque région, devrait être constituée comme corps ; corps autonome et responsable : mais non pas corps isolé et en sécession par rapport à l'ensemble de la société. Cette reconstitution des universités exige donc une nouvelle définition des rapports entre la société, l'État, les professeurs et les étudiants. Chaque université, chaque faculté, doit rassembler dans ses instances de réflexion et de décision les trois pôles : société, professeurs, étudiants. La nature de ces rapports est complexe à définir et à préciser en institutions viables. Rien n'interdit d'ailleurs qu'ils varient selon les universités ou les facultés. À chaque faculté ou université, il appartient de préciser les objectifs, le contenu et les méthodes de son enseignement. Cette autonomie pédagogique va de pair avec une autonomie quant au recrutement — recrutement des étudiants et recrutement des enseignants : car étudiants et enseignants doivent correspondre aux types de formation offerts par l'université ou la faculté. Dès lors, est posé le problème de l'accès aux facultés mais aussi le problème de l'unité du cadre des enseignants, voire peut-être celui de leur appartenance à la fonction publique. Enfin, cette autonomie de l'enseignement et du recrutement doit s'accompagner d'une certaine liberté de gestion et d'administration, qui fasse de chaque faculté, de chaque université, un organisme pleinement responsable. Ces deux fonctions de l'État—harmonisation des modes de fonctionnement et planification des objectifs et des ressources — il ne peut les assumer que dans un cadre nouveau, avec l'aide d'une instance nationale qui associe elle aussi les représentants des forces économiques, sociales et spirituelles de la société, les représentants de l'université enseignante et ceux de l'université étudiante. Qui ne voit qu'une telle révolution pose d'immenses problèmes ? Chacun en prend conscience dans les débats qui se sont ouverts, partout, depuis quelques jours. Il nous faut trouver une méthode pour tirer des idées claires de cette immense éclosion d'idées nouvelles — ou d'idées anciennes. Nous souhaitons donc qu'au niveau de chaque faculté et de chaque université, la réflexion se poursuive et aboutisse à des propositions concrètes. Nous souhaitons qu'elle se poursuive entre tous les étudiants et tous les professeurs, organiquement, et qu'elle ne se fasse pas en vase clos, qu'y participent aussi les forces organisées de la société. Au niveau de l'État, nous avons institué un comité de réflexion, qui peut être le modèle provisoire de cette instance nationale des universités dont je parlais à l'instant. Notre désir est que ce comité, qui sera composé d'hommes neufs et ouverts, recueille les suggestions et les propositions des facultés et des universités de chaque région, pose aux facultés et aux universités les problèmes que ces suggestions et ces propositions soulèvent, et que s'institue un dialogue qui débouche rapidement sur la définition des nouvelles structures de l'Université. Cet objectif a souvent été désigné par le Gouvernement. Compte tenu des habitudes, il nous paraissait rester un objectif lointain, à atteindre progressivement. La crise actuelle ouvre les conditions d'une réforme profonde et rapide. Nous sommes résolus, si l'Assemblée nous en donne le moyen, à la surmonter, sans nous laisser intimider par les extravagances, par la démagogie, par la passion politique, par l'aventurisme intellectuel. Le problème de l'Université est un problème national, qui ne peut être réglé dans l'anarchie et la confusion, mais dans une action organique et dynamique. Nous sommes ouverts à toutes les idées. Nous sommes décidés à faire aboutir celles qui seront raisonnables. Il est encore possible de tirer le bien du mal. ANNEXE 3 LES VERSIONS SUCCESSIVES DE L'ALLOCUTION DU 30 MAI 1968 On a lu, au chapitre 7de la VIIIe partie, p. 599, le premier état du texte manuscrit. 2e état : le texte manuscrit complet, rédigé le mercredi 29, à Colombey. Les ajouts au texte du premier état sont imprimés en italique. Les deux corrections portées sur ce manuscrit devant Georges Pompidou ont été omises (voir p. 602). 1. Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé depuis 24 heures toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J'ai pris mes résolutions. 2. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le Gouvernement. Il est capable, cohérent, dévoué à l'intérêt public. Il comporte un Premier Ministre dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l'hommage de tous. Au surplus, un autre gouvernement qui sortirait de la panique ne vaudrait rien dès le départ. Je ne dissoudrai pas en ce moment le Parlement, qui n'a pas voté la censure. J'ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l'occasion de prescrire une réforme profonde de l'économie et de l'Université, mais aussi de dire s'ils me gardaient ou non leur confiance, par la seule voie acceptable, celle de la démocratie. Il est probable que la situation présente empêchera matériellement d'y procéder. Ce serait d'ailleurs la même chose pour des élections législatives. Autrement dit, on entend bâillonner le peuple français tout entier en l'empêchant de vivre, par les mêmes moyens qu'on empêche les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs de travailler, je veux dire par l'intimidation, l'auto-intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui n'est qu'une entreprise totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard. Si donc cette situation de force se maintient, je prendrai, conformément à la Constitution, d'autres moyens que le scrutin immédiat du pays pour maintenir la République. En tous cas, il faut tout de suite que s'organise partout l'action civique. Cela doit se faire pour aider les préfets, devenus une fois de plus les commissaires de la République, dans leur tâche qui consiste à assurer autant que possible l'existence de la population et à empêcher la subversion. 3. Car la France est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir issu du désespoir national, lequel pouvoir serait alors Première page du brouillon manuscrit rédigé à Colombey le 29 mai 1968. évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement on le colorerait au départ d'une apparence moins affirmée, en utilisant l'ambition éhontée et la haine portée au régime par des politiciens au rancart. Eh bien ! non ! La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l'indépendance et la paix l'emporteront avec la liberté. 3e état : le texte dactylographié jeudi 30 mai, tel qu'il était avant l'entretien avec Georges Pompidou. Ce qui diffère du 2e état est imprimé en italique. Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé depuis 24 heures toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J'ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le Gouvernement. Il est capable, cohérent, dévoué à l'intérêt public. Il comporte un Premier Ministre dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l'hommage de tous. Au surplus, un autre gouvernement qui sortirait de la panique ne vaudrait rien dès le départ. Je ne dissoudrai pas en ce moment le Parlement qui n'a pas voté la censure. J'ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l'occasion de prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre Université, et en même temps de me dire qu'ils me gardaient leur confiance, ou non, par la seule voie acceptable, celle de la démocratie. Il est probable que la situation actuelle empêchera matériellement d'y procéder. Ce serait d'ailleurs la même chose pour des élections législatives. Autrement dit, on entend bâillonner le peuple français tout entier en l'empêchant de s'exprimer et aussi de vivre, par les mêmes moyens qu'on empêche les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs de travailler. Ces moyens ce sont l' intimidation, l'intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui n'est qu'une entreprise totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard. Si donc cette situation de force se maintient, je devrai prendre, conformément à la Constitution, d'autres voies que le scrutin immédiat du pays pour maintenir la République. D'autre part, il faut que s'organise, partout et tout de suite, l'action civique. Cela doit se faire pour aider les préfets, devenus ou redevenus commissaires de la République dans leur tâche qui consiste à assurer autant que possible l'existence de la population et à empêcher la subversion à tout moment et en tous lieux. La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui abuserait du désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement on le colorerait pour commencer d'une apparence moins affirmée, en utilisant l'ambition et la haine de politiciens au rancart. Eh bien ! non ! La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l'indépendance et la paix l'emporteront avec la liberté. Première page du texte dactylographié et corrigé à l'Élysée le 30 mai 1968. 4e état : le texte définitif, tel que modifié après l'entretien avec Georges Pompidou. Les ajouts et modifications portés à la main sur la dactylographie sont imprimés en italique. Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J'ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le Premier Ministre dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l'hommage de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement. Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale. J'ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l'occasion de prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre Université, et en même temps de dire s'ils me gardaient leur confiance, ou non, par la seule voie acceptable, celle de la démocratie. Je constate que la situation actuelle empêche matériellement qu'il y soit procédé. C'est pourquoi j'en diffère la date. Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu'on entende bâillonner le peuple français tout entier en l'empêchant de s'exprimer en même temps qu'on l'empêche de vivre, par les mêmes moyens qu' on empêche les étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs de travailler. Ces moyens ce sont l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui est une entreprise totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard. Si donc cette situation de force se maintient, je devrai pour maintenir la République, prendre, conformément à la Constitution, d'autres voies que le scrutin immédiat du pays En tout cas, partout et tout de suite, il faut que s'organise, l'action civique. Cela doit se faire pour aider le gouvernement d'abord, puis localement les préfets, devenus ou redevenus commissaires de la République, dans leur tâche qui consiste à assurer autant que possible l'existence de la population et à empêcher la subversion à tout moment et en tous lieux. La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement on le colorerait pour commencer d'une apparence trompeuse, en utilisant l'ambition [disparition de « éhontée »] et la haine [disparition de « portée au régime »] de politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient plus que leur poids qui ne serait pas lourd. Eh bien ! non ! La République n'abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le progrès, l'indépendance et la paix l'emporteront avec la liberté. LISTE DES SIGLES AFGEN : Association fédérative des groupes d'études de Nanterre. ANVAR : Agence nationale de valorisation de la recherche. CAL : Comité d'action lycéen. CAPES : Certificat d'aptitude pédagogique à l'enseignement secondaire. CDU : Christlich Demokratische Union, Union chrétienne démocrate. CEA : Commissariat à l'énergie atomique. CECLES : Centre européen de construction et de lancement d'engins spatiaux, cf. ELDO. CED : Communauté européenne de défense. CEG : Collège d'enseignement secondaire. CERN : Centre européen pour la recherche nucléaire. CES : Collège d'enseignement secondaire. CFDT : Confédération française démocratique du travail. CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens. CGT : Confédération générale du travail. CIA : Central Intelligence Agency, services secrets américains. CLER : Comité de liaison des étudiants révolutionnaires. CLU : Collège littéraire universitaire. CNES : Centre national d'études spatiales. CNEXO : Centre national d'exploitation des océans. CNIT : Centre national des industries et techniques. CNPF : Centre national du patronat français. CNRS : Centre national de la recherche scientifique. COMSAT : Communications Satellite Corporation, Organisation internationale de communication par satellite. CRS : Compagnie républicaine de sécurité. CSU : Christlich Soziale Union, Union sociale chrétienne. CSU : Collège scientifique universitaire. DATAR : Délégation à l' aménagement du territoire et à l'action régionale. DJS : Défense de la jeunesse scolaire. DOT : Défense opérationnelle du territoire. DST : Direction de la surveillance du territoire. ELDO : European Launcher Development Organisation, cf. CECLES. ESRO : European Space Research Organisation, Organisation européenne de recherches spatiales. FEN : Fédération de l'éducation nationale. FER : Fédération des étudiants révolutionnaires. FGDS : Fédération de la gauche démocrate socialiste. FGEL : Fédération des groupes d'études de lettres. FLQ : Front de libération du Québec. FMI : Fonds monétaire international. FNEF : Fédération nationale des étudiants de France. FRUF : Fédération des résidents universitaires de France. GATT : General Agreement on Tariffs and Trade, Organisation mondiale du commerce. GLAM : Groupe de liaisons aériennes ministérielles. INSA : Instituts nationaux des sciences appliquées. IPES : Institut de préparation à l'enseignement supérieur. IRIA : Institut de recherches d'informatique et d'automatique. IUT : Institut universitaire de technologie. JCR : Jeunesses communistes révolutionnaires. MNEF : Mutuelle nationale des étudiants de France. MRP : Mouvement républicain populaire. MS BS : Mer-sol balistique-stratégique. OAS : Organisation armée secrète. OCDE : Organisation de coopération et de développement économique. ONERA : Office national d'études et de recherches aérospatiales. ONIOP : Office national d'information et d'orientation professionnelle. ORTF : Office de radiodiffusion télévision française. OTAN : Organisation du traité de l'Atlantique Nord. PC : Parti communiste. PJ : Police judiciaire. PNB : Produit national brut. PP : Préfecture de police. PSU : Parti socialiste unifié. P et T : Postes et téléphone. RDA : République démocratique allemande RFA : République fédérale allemande. RG : Service des renseignements généraux. RPF : Rassemblement du peuple français. RTF : Radio-télévision française. SAROS : Satellite de radio-diffusion. SDECE : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage. SDS : Sozialisticher Deutscher Studenbund, Fédération des étudiants socialistes allemands. SECAM : Séquentiel couleur à mémoire. SFIO : Section française de l'Internationale ouvrière. SGEN : Syndicat général de l'Éducation nationale. SHAPE : Supreme Headquarters of the Allied Powers in Europe, Haut commandement des forces alliées en Europe. SMIC : Salaire minimum interprofessionnel de croissance. SNECMA : Société nationale d'études et de construction de moteurs d'avions. SNESup : Syndicat national de l'enseignement supérieur. SNCF : Société nationale des chemins de fer français. SNI : Syndicat national des instituteurs. SS BS : Sol-sol balistique-stratégique. UDR : Union pour la défense de la république. UEC : Union des étudiants communistes. UNEF : Union nationale des étudiants de France. INDEX DES PRINCIPAUX NOMS CITÉS1 ABBAS, Ferhat : I, 112. ABETZ, Otto : : II, 52, 53. ACHESON, Dean : II, 21, 23. ADENAUER, Konrad : I, 41, 61, 68, 108, 152-157, 160,162, 249, 254, 261, 312, 317, 326, 346, 355, 365, 366, 369, 376, 388 II, 27, 41, 46, 62, 215, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 225, 227, 228, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 247, 257, 258, 263, 275, 287, 295, 304, 479 ; III, 192, 209, 261, 380. AIGRAIN, Pierre : III, 389, 411. AILLERET, général Charles : I, 105, 118, 290 ; II, 115, 196. ALPHAND, Hervé : II, 70, 158 ; III, 295. ALSOP, Joseph :I, 71, 341, 359, 360, 418. ALTMAYER, François II, 245. AMAURY, Émilien : II, 194. ANDERSON, Robert : II, 52. ANTOINE, Gérald III, 552. ARGOUD, colonel Antoine : I, 123, 127, 223 ; II, 135, 136, 137, 138, 452. ARMAND, Louis : II, 568. ARON, Raymond :1, 37, 418, 437 II, 82, 503 ; III, 21, 117, 156, 462. ASTIER DE LA VIGERIE, Emmanuel d' : II, 182. Astoux, André : II, 604. AURIOL, Vincent : I, 36, 44, 141. BACON, Paul : :I, 129, 513 ; III, 33, 34. BADIE, Vincent : II, 534. BALL, George : I, 355 ; II, 36, 52, 72, 497, 502 ; III, 189. BALLADUR, Édouard : I, 572; III, 92, 311, 511. BALMIGÈRE, Paul : II, 169, 526. BAO DAï : II, 475. BARANGÉ, Charles : II, 202. BARBU, Marcel II, 586, 603, 605. BARRE, Raymond : III, 80, 262. BARRÈRE, Alain : III, 510. BARRÈS, Maurice : I, 279 ; I, 25. BARTHOU, Jean : I, 210. BARZEL, Rainer II,283. BASSI, Michel : III, 523. BASTIÉ, Jean: III, 31. BASTIEN-THIRY, Jean : II, 133. BATAILLON, Marcel III, 393, 552. BATISTA, Fulgencio Batista y Zaldivar : II, 34. BAUDET, Philippe : II, 313, 390. BAUMEL, Jacques : III, 529. BAUMGARTNER, Wilfrid : I, 75, 76, 78, 92, 221,455,516. BEAUJEU, Jean : III, 457. Beaumarchais, Jacques de : I, 69, 79 ; III, 372. BELIN, Roger : I, 104, 115 ; III, 20, 80. BEN BARKA, el-Mehdi : II, 138, 451, 452, 453,454 ; III, 42, 43, 45, 48. BEN BELLA, Ahmed: I, 112, 122, 175, 201, 250, 254, 394, 398, 400-406 ; II, 430, 436, 437, 438, 439, 441, 442, 443, 444, 445, 447, 448, 44.9. BEN GOURION, David : II, 178. BEN KHEDDA, Youssef : I, 112, 172, 175. BÉNOUVILLE, Pierre de : :I, 186. BERGERON, André : II, 16, 416. BERTIN, Jean : III, 162, 163. BERTRAND, Jean-Jacques : III, 360. BETTENCOURT, André : III, 176, 245, 271, 373. BEUVE-MÉRY, Hubert : I, 81, 82. BIDAULT, Georges : I, 49, 63, 126, 127, 281 II, 88, 138 III, 268, 338. BILLOTTE, Pierre : I, 556 ; II, 52 ; III, 141, 142, 212, 214-216, 227, 245, 269, 288, 536. BISMARCK, Otto von : II, 33. BLANC, Pierre-Louis III, 618. BLANC-Lapierre, André III, 158. BOEGNER, Jean-Marc : II, 156, 282. BOEYNANTS, Paul Vanden : II, 511. BOHLEN, Charles : :1, 355, 422 II, 23,25, 53,66, 70, 480 ; III, 186. BOISSIEU DEAN DE LUIGNÉ, général Alain de : I, 81, 208, 209, 212 ; II, 133, 601; III, 581, 586-588, 617. BOISSON, Pierre : I, 146. BOITEUX, Marcel III, 136. BOKANOWSKI: voir MAURICE-BOKANOWSKI. BONGO, Omar : III, 376. BONNEVAL, colonel Gaston de : I, 16, 53, 81, 84, 133, 142, 232. BONNIER DE LA CHAPELLE, Fernand: II, 134. BORD, André: III, 245. BORDAZ, Pierre : III, 311. BORDAZ, Robert : II, 170. BORGEAUD : II, 437. BOSCH, Juan II, 71, 522. BOUlSSET : III, 411. BOULIN, Robert : I, 136-138, 171-173, 192, 195, 196, 202, 204, 205, 221, 227, 252, 357, 481, 483, 523; II, 463; III, 226, 246, 271. BOULLOCHE, André : I, 42 ; III, 405. BOUMAZA, Béchir : II, 440. BOUMEDIENE, Houari : I, 405; II, 437, 447, 448, 449. BOURDEAU DE FONTENAY, Henri : II, 156. BOURGES, Yvon : I, 209 II, 124; III, 47, 105, 176, 271. BOURGÈS-MAUNOURY, Maurice : I, 346 ; II, 114; III, 112. BOURGUIBA, Habib ibn Ali : I, 326, 327, 406, 415 ; II, 115, 116, 441 ; III, 373. BOURRICAUD, François : III, 410, 424, 431, 451, 481. BOUSCH, Jean-Éric :I, 559. BRANDT, Willy : II, 108, 258, 288, 300 ; III, 193, 194, 263, 264, 274. BRASILLACH, Robert : II, 133, 186 ; III, 21, 51. BREJNEV, Leonid: II, 312, 315, 391 ; III, 150, 153, 196, 198-200. BRENAS, Jean : II, 155. BRESSON, Jean-Jacques de : II, 575, 597 ; III, 18. BRIAND, Aristide :I, 230. BROGLIE, Jean de : :I, 72-74, 90, 115, 131, 162, 230, 234, 244, 249, 394, 395, 397-401, 403, 405, 502 ; II, 156, 436, 437, 441, 448, 449, 463. BROMBERGER, Merry : II, 576. BROUILLET, René : I, 16, 42, 44, 48, 53, 60, 61, 64, 65, 66, 76, 78, 81, 84, 140, 285, 477, 507 ; II, 156. BROWN, George III, 266, 276. BRUYÈRE, André III, 445. BUREAU, Henri :III, 565. Burin DES ROZIERS, Étienne : I, 14, 16, 97, 104, 128, 133, 183, 209, 265, 305, 306, 4.75, 477, 478, 529 ; II, 40, 74, 156, 163, 191, 199, 274, 341, 432, 549, 606, 607, 609, 610, 611 ; III, 18, 39, 40, 41, 330, 334. BURON, Robert : I, 17, 31, 90, 113, 123, 129, 329. CABANIER, amiral Georges : III, 563. CANAL, André :1, 127 : II, 161. CAPELLE, Jean : III, 396, 410, 411, 413, 415,416,445,446,513,642. CAPITANT, René: I, 35, 442; II, 141, 404 ; III, 232, 492, 561, 570. CARDINAL, Jean-Guy III, 372, 373, 376, 379. CAROUS, Pierre : :I, 559. CARRÉ, R.P. Ambroise-Marie : II, 535, 537. CARTIER, Jacques : :I, 55. CARTIER, Raymond : I, 55. CASTRO, Fidel : II, 35, 509 ;III, 74, 432. CASSIN, René : :III, 162. CATROUX, Diomède :I, 556. CATROUX, général Georges : I, 147, 322 ; III, 306. CATTANI, Georges : II, 586. CHABAN-DELMAS, Jacques : :I, 36, 40, 41, 179, 236, 345, 346, 439 ; II, 114, 177, 531 ; III, 18, 76, 444. CHALANDON, Albin : I, 446, 447; II, 401, 403, 404. CHALIN, Claude III, 495. CHAMANT, Jean : III, 176, 245. CHAMSON, André : II, 184. CHARBONNEL, Jean : :I, 44 ;III, 225, 228, 353. CHARLOTTE DE BELGIQUE : II, 511. CHARPY, Pierre : III, 523. CHAUTEMPS, Camille II, 53. CHAUVEAU, Jean (Xavier de LIGNAC, dit) : I, 13, 128, 182, 183. CHAVANON, Christian : :I, 129. CHEVALERIE, Xavier de la : :I, 16. CHEVALLIER (ingénieur) : III, 177. CHEVALLIER, Jacques : I, 138. CHEVIGNÉ, Pierre de : II, 88. CHIANG KAI-SHEK, maréchal : II, 424, 479,486,489,491,493. CHIRAC, Jacques : III, 92, 121, 241, 245, 258,271,404,538,546. CHOU EN-LAI : II, 195, 196, 485, 492, 495; III, 219. CHURCHILL, Sir Winston : I, 41,145,146, 299,307,308,335,370,371 ; II, 41, 52, 53, 54, 84, 87, 300, 424 ; III, 38, 145,209. CLEMENCEAU: I, 12, 219, 230, 413; II, 92, 153 ; III, 85. COHEN, Albert : III,283. COHN-BENDIT, Daniel: III, 422-424, 428-430,432-434,437,449-459,461-464, 469, 474, 479, 484, 485, 487, 489, 493-497, 501, 502, 523, 533, 567,594,595. COLONEL PASSY, André Dewavrin, dit : III, 369. CORBIN, Charles : I, 147 ; I, 184. CORNEC, Me Jean : III, 446, 492. COSTE-FLORET, Paul : I, 245. COT, Pierre: I, 143. COTY, René : I, 44, 141, 185, 231, 295, 433. COUDENHOVE-KALERGI, Richard : I, 60. COURCEL, Geoffroy Chodron de : I, 11, 16, 48, 65, 79, 80, 83, 84, 97, 437, 477,478; II,156; III,304. COUVE DE MURVILLE, Maurice : I, 16, 46, 79,80,95,96,102,106,107,110,133, 150,157,161,200,229,236,239,268, 281,287,292,293,295,298,299,303, 315,316,318,326,332,333,338,339, 349,369,375,377,381,382,384,385, 387, 391, 401, 407, 418, 426, 463, 476 ; II,19,21,22,23.24,26,29,31, 32, 35, 36, 37, 41, 42, 54, 57, 68, 69, 78,121,136,156,164,180,198,199, 201,204,212,216,219,224,226,228, 230,238,247,250,254,258,271,272, 275,276,278,279,281,288,291,292, 295,302,303,304,309,326,329,389, 422,425,447,452,459,463,464,467, 473,474,475,476,480,485,486,490, 491,495,496,497,498,502,505,508, 519,521,522,539,562,573,574,582, 585, 594 ; III, 34, 36, 38, 46, 88, 130-132,160,165,166,172,173,181-186, 188-190,192-194,196,201,206,210, 216,218,219,224,225,227,246,248, 262-264,266,268,272-274,276-280, 286,288,290,291,293,295,297,299, 300,305,309,319-321,323,326,327, 332,339,346,350,355-357,366,372, 376,378,516,525,539,540,545,549, 570,578,592,617. CURUTCHET : II, 133. CYRANKIEWICZ, Josef : II, 302 ; III, 293, 295. DAIGLE, Euclide : III, 361. DALADIER, Édouard. : I, 146, 412 ; III, 624.. DAMPIERRE, Eric de : III,431. DANNAUD, Jean-Pierre : III, 94, 224, 421, 423, 428, 429, 474, 498, 527, 543, 561,591,598. DARLAN, amiral François : I, 148, 175, 362, 437, 438 ; II, 107, 134; III, 141. DARNAND, Joseph : II, 186. DAUBARD, Jean : III, 473, 494, 499. DAURE, Pierre: II, 158. DAUTRAY, Robert III, 171, 172. DÉAT, Marcel II, 186; III, 21. DEBRÉ, Michel : I, 16, 56, 72, 79, 82, 91, 92, 95, 96, 101, 103, 118, 133, 179, 186, 266, 272, 322, 433, 445, 449, 451, 452, 454, 466, 472-474, 482, 483, 490, 499 ; II, 11, 48, 123, 145, 146, 150, 152, 156, 202, 376, 440, 531,565,593,620 ; III, 15, 18,35,38, 39, 45, 52-56, 59-61, 67-71, 73, 76, 78-80, 100, 107, 117, 118, 128, 129, 137, 160, 161, 177, 185, 188, 224, 227,234-236,240,245-247,250,251, 254, 255, 258, 264, 267, 268, 273, 274, 284, 285, 287, 360, 391, 395, 431, 439, 440, 442, 444, 446, 498, 514, 524, 536, 542, 545, 546, 569, 570,578. DEFFERRE, Gaston : I, 99 ; II, 111, 165, 170, 291, 427, 531, 543, 544, 547, 548,559,575,578,581,591. DELAUNEY, Maurice III, 372. DELBECQUE, Léon: I, 40, 186. DELOUVRIER, Paul : I, 433 ; III, 33, 70. DENIAU, Jean-François : III, 262. DENIAU, Xavier : III, 321, 331. DENISSE, Jean François : III, 411. DESCAMPS, Eugène : III, 491. DESCHANEL, Paul : I, 219. DESGRAUPES, Pierre : II, 591. DESGRÉES DU Lou, Emmanuel : I, 16. DESGRÉES DU Lou, lieutenant-colonel Etienne : III,563. DESMARET, Raymond : III, 492. DIA, Mamadou : II, 459, 460, 467. DIALLO : II, 460. DIEM : voir NGO DINH DIEM. DILIGENT, André : I,492 ; III, 251. DIORI, Hamani : II, 466. DOMERG, Henri : III, 453, 457. DONNEDIEU DE VABRES, Jean : II, 16, 156; III, 15, 297, 401. DORGELÈS, Roland II, 183. DORIN, Bernard : III, 331, 351, 353, 361, 372,376,512. DRAPEAU, Jean : III, 315, 332, 365, 366. DREYFUS, capitaine Alfred : II, 129, 130, 152. DROIT, Michel : I, 10, 494, 582 ; II, 54, 609, 610, 616, 617 ; III, 580, 585. DRUTO, Jan : III, 293. DUBREUIL, André :III, 492. DUCLOS, Jacques : III, 533. DUHAMEL, Jacques : I, 521. DUHOT, Nicole III, 456. DULAC, général André : I, 187. DULLES, Allen II, 53. DULLES, John Foster : II, 26, 52, 73, 240. DUMAS, Pierre : I, 198, 222, 238, 272, 443, 444, 481, 483, 484 ; II, 96, 143, 150, 487, 550 ; III, 37, 93, 226, 250, 271,405,537. DUMAYET, Pierre : II, 591. DUPLESSIS, Maurice Le Noblet : III, 330, 363. DUPUY, Anne-Marie : I, 103 ; II, 605 ; III, 161, 550. DUPUY, François : III, 528. DUPUY, Pierre : III, 320. DURAND, Bernard : III, 333. DURRY, Marcel : III, 510. DUTSCHKE, Rudi : III, 426, 430, 453, 462. DUVERGER, Maurice : I, 446. DUVERNET : III, 411. DUVILLARD, Henri III, 246. EBAN, Abba : III, 279. EDEN, Sir Anthony : I, 299, 371 ; III, 276. EISENHOWER, Dwight : I, 41, 291, 305-313, 341, 370, 374 ; II, 41, 70, 86, 87, 240 ; III, 148, 150, 209, 533. ENGELS, Friedrich : II, 391. ERHARD, Ludwig : I,376,384 ; II, 46,65, 136, 137, 138, 215, 220, 222, 233, 247, 248, 249, 250, 251, 253, 256, 257, 258, 260, 263, 264, 276, 278, 279, 283, 284, 285, 286, 287, 294, 296, 300, 302, 303, 304, 305, 309, 386,493,510 ; III, 181, 182, 184, 192, 193, 198, 206, 262. ERLANDER, Tage :I, 353. ERLER, Fritz : II, 288. ESCRIENNE, lieutenant-colonel Jean Martin d' : III, 577. FABRE-LUCE, Alfred : I, 68, 83. FAIZANT, Jacques : II, 102. FALKENBURGER, Paul : II, 138. FANFANI, Amintore : II, 289, 300. FANON, Frantz : II, 429. FANTON, Amintore : I, 108, 349. FANTON, André : III, 529. FARÈS, Abderrahmane : I, 81, 88, 139, 172, 175, 199, 203, 204, 394. FARRAN, Jean : III, 18. FAURE, Edgar : I, 49, 108, 133, 479 ; II, 99, 481, 482, 483, 484, 490, 544 ; III, 32, 34, 37, 45, 49, 54, 69, 79, 84, 89, 184, 185, 187, 226, 230, 234, 236, 240, 254, 255, 258, 261, 262, 265-268, 285, 338, 351, 445, 535, 543, 548, 606, 607. FAURE, Félix :I, 71, 312. FAURE, Maurice : I, 70, 233, 276, 332, 428 ; II, 53, 263, 291, 575 ; III, 94, 224. FAUVET, Jacques : I, 104, 267 ; III, 223. FERNIOT, Jean : I, 104 ; II, 532 ; III, 523. FERRY, Jules :I, 231. FINN, Gilbert : III, 361. FLACELIÈRE, Robert : III, 461, 462, 471. FLOHIC, François : I, 16 ; III, 506, 526, 532, 576, 577, 578, 588. FOCCART, Jacques : I, 16, 79, 82, 186, 267, 476 ;II, 432, 463, 469, 471, 472 ; III, 18, 498, 522, 523, 543, 559, 572, 585. FONTAINE, André : I, 356. FONTANET, Joseph :I, 105, 129. FOUCHET, Christian : I, 13, 69, 70, 106, 111, 128, 132, 151, 159, 169, 170, 221, 222, 231, 234, 272, 288, 291, 300, 302, 334, 394, 395, 458, 500, 501, 543, 583 ; II, 58, 157, 202, 215, 216, 217, 219, 226, 247, 258, 277, 278, 284, 285, 295, 325, 343, 354, 408, 487, 509, 540 ; III, 18, 49, 60, 61, 70, 76, 83, 144, 207, 226, 245, 252, 257, 271, 321, 322, 333, 334, 383, 384, 386, 388, 389, 391, 392, 394, 395, 405, 415-418, 421, 422, 424, 427, 430, 432, 433, 434, 436, 437,457-459, 461, 462, 467-470, 474, 477, 479-483, 489, 496-501, 506-508, 516, 517, 519, 524, 527, 531-533, 538, 539, 546, 547, 570, 585, 591, 592, 595, 610. FOUCHET, Max-Pol : II, 181, 545. FOURASTIÉ, Jean :III, 411. FOURQUET, général Michel : I,105,191 ; FOUCHET, Max-Pol : II, 181, 545. FOWLER, Henry : II, 82, 83. FOYER,Jean : I, 113, 114, 126, 131, 170, 171, 226, 227, 235, 239, 243, 457, 536 ; II, 129, 141, 209, 210, 322, 323, 325, 334, 340, 354, 552, 597 ; III, 42, 43, 50, 81, 226. FRACHON, Benoît : III, 544, 551, 596. FRANCE, Henri de : II, 385, 395, 398, 399. FRANCO, Francisco : III, 208-211. François-Poncet, André : I, 42, 43. FRENAY, Henri :II, 579. FREY, Roger : I, 13, 16, 38, 113, 122, 123, 127, 131, 141, 147, 149, 186, 205, 208-212, 232, 236, 247, 259, 263, 264, 267, 269, 271, 291, 403, 445, 450, 463, 471, 476, 477, 502, 507, 535, 561, 565, 569 ; II, 92, 99, 130, 141, 151, 154, 155, 157, 158, 160, 164, 323, 361, 412, 447, 451, 452, 471, 486, 527, 574, 583, 601, 602, 614 III, 18, 37, 38, 40, 42, 45, 48, 69, 70, 73, 82, 86, 208, 209, 223, 225, 231, 234, 235, 245, 506, 522, 523, 547, 616. GAILLARD, Félix : I, 32, 185, 444 ; II, 18, 66, 80, 291, 499 ; III, 109, 112, 560. GAITSKELL, Hugh :I, 364, 365. GALICHON, Georges : I, 16, 128, 140, 183,475,477,507,510 ; II, 156, 238, 244,593,610,611 ; III, 18. GALLEY, Robert : III, 570. GALLOIS, Pierre : I, 422. GALLOT, Didier III, 450, 452. GAMBETTA, Léon : I, 231. GAMBIEZ, Claude : III, 456. GAMELIN, général Maurice : I, 412, 413. GANDHI, Indira : II, 496. GANDHI, Mohandas Karamchand : II, 496. GAULLE, Henri de : II, 26. GAULLE, amiral Philippe de : I, 9, 599 ; II, 93, 243 ; III, 563, 588, 617, 619. GAULLE, Pierre de : II, 93. GAULLE, Yvonne de : II, 94, 99, 133, 238, 240, 241, 242, 556 ; III, 248, 334, 336, 564, 565, 588, 619. GAUTHIER, Henri : III, 408, 418, 642. GAVOURY, commissaire : II, 141. GEISMAR, Alain : III, 432, 471, 474, 475, 484, 495, 499, 500, 523, 551, 571. GÉMINARD, Lucien III, 411. GENEVOIX, Maurice : I, 10, 12, 42, 43, 435. GENNES, Pierre-Gilles de : III, 21. GENSOUL, amiral Marcel :I, 145. GÉRIN-LAJOIE, Paul : III, 305, 322-324. GERLIER, Mgr Pierre-Marie : II, 201 ; III, 283. GHEORGHIU-DEJ, Gheorghe : II, 317, 318. GILLET, Robert : I, 79. GIRAUD, André : III, 571. GIRAUD, général Henri : I, 12, 143, 175, 322, 362, 438 ; II, 30, 52, 54, 107 ; III, 261. GIRAUDON : III, 411. GIRAUDOUX, Jean : II, 170. GISCARD D'ESTAING, Valéry : I, 48, 106, 110, 174, 195, 199, 201, 221, 240-242, 244, 245, 263, 327, 343, 397, 403, 443, 444, 461-465, 487, 488, 514-518, 521-525, 529, 531-534, 537, 549, 552, 561, 564, 566, 569, 570, 575, 579, 580 ; II, 15, 29, 75, 76, 78, 79, 82, 158, 162, 164, 165, 166, 192, 216, 258, 269, 272, 273, 274, 288, 289, 295, 306, 310, 321, 322, 324, 326, 328, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 337, 338, 339, 340, 341, 342, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 354, 355, 360, 361, 362, 363, 365, 366, 372, 403, 406, 418, 426, 427, 436, 438, 456, 463, 487, 521, 541, 542, 553, 554, 563, 568, 569, 585 ; III, 32, 52, 57, 209, 233, 235, 253, 254, 288, 310, 311, 379, 391, 566-568, 571. GLAOUI (Al Hadj Thami-L Glawi, dit le) : I, 362. GOGUEL, François : II, 161, 606, 607 ; III, 12, 228. GOLDWATER, Barry : II, 36, 47, 55. GORSE, Georges : I, 44, 228, 237, 238, 398 ; II, 455, 456 III, 244, 246, 251, 270, 272, 278, 339, 379, 469, 498, 506, 516, 522, 523, 527, 538, 547, 570, 617. GOUIN, Félix : I, 475, 478. GOULART, João : II, 510. GOUPIL, Romain : III, 465, 466. GRACIEUX, général Jean : II, 159, 160. GRANDVAL, Gilbert : I, 96, 114, 115, 131, 245, 247, 263, 264, 395, 403, 464, 489, 520, 529, 535, 542, 546, 549, 551, 563, 564, 569, 575 ; II, 323, 325, 338, 350, 353, 371, 403, 405, 406, 407, 408, 418, 438, 599 ; III, 34. GRAPPIN, Jean : III, 422, 424, 428, 430, 431, 434, 451-453, 455, 457, 459, 460, 463, 510, 536, 537. GRÉGOIRE, Roger : III, 72. GRÉVY, Jules : I, 179. GRIMAUD, Maurice : III, 431, 436, 462, 474, 490, 495-498, 501, 506, 517, 525, 527, 532, 533, 559, 570, 591. GROLLEMUND, Michel : II, 160. GROMYKO, Andréi : II, 303, 318, 571. GRUNITZKY, Nicolas : II, 461, 472. GUÉNA, Yves : III, 66, 246, 270, 532, 539, 570. GUICHARD, Olivier : I, 16, 32, 40, 79, 82, 95, 96, 185, 186, 187, 208, 224, 267, 337, 476, 477, 493 ; II, 16, 17, 176, 471, 591 ; III, 18, 163, 234, 242, 246, 258, 271, 442, 445, 506, 522, 523, 539,571,614. GUILLAUMAT, Pierre : I, 384. ; III, 88, 405. GUY, capitaine Claude :II, 88. GUYON, Etienne : III, 21, 22. HABIB-DELONCLE, Michel : II, 20, 460, 462, 463, 464, 465, 466, 467, 468, 486. HAILÉ SÉLASSIÉ Ier : II, 442 ; III, 217. HALLSTEIN, Walter : I, 365, 369 ; II, 220, 281, 286, 288, 291, 297, 298, 300, 620 ; III, 182, 193. HAMMARSKJÖLD, Dag : II, 421, 424. HARMEL, Pierre : III, 105. HARRIMAN, VVilliam Averell : III, 529. HASE, Karl-Günther von : II, 242, 247, 257, 258, 264, 287, 386, 387, 493. HASSAN II : I, 407, 410, 436 ; II, 441, 442,443,446,451,453. HASSEL, Kai-Uwe von : II, 258. HEATH, Edward : I, 106, 349, 356, 369. HENRIOT, Philippe : II, 186. HERRIOT, Édouard : I, 231 ; II, 52, 53, 107 ; III, 21, 624. HERSANT, Robert : II, 193, 194. HERZOG, Maurice: II, 100, 102, 103, 123, 245, 258. HETTIER DE BOISLAMBERT, Claude : III, 617. HIMMLER : II, 93. HIRSCH, Robert : III, 109, 115, 123, 157, 170-172. HITLER, Adolf : II, 53, 87, 210, 211, 297, 304,308,473,478,534,602 ; III, 193, 205, 209, 348, 449. Ho CHI MINH : II, 481, 494 ; III, 450. HOME, Sir Alec Douglas : I, 424 ; II, 46, 308. HOUPHOUËT-BOIGNY, Félix : II, 458, 462 ; III, 308. HUBLOT, général Emmanuel : III, 581. HUMPHREY, Hubert : II, 71, 504. HUVELIN, Paul : III, 57, 160. IMBERT BARRERAS, Antonio : II, 71, 522. ISORNI, Jacques : I, 463,464 ; III, 560. JABLONSKI, Henryk : III, 290. JACOB, François : III, 161, 479. JACQUET, Marc : I, 25, 26, 38, 39, 443, 512,518,551,569,580 ; II, 306, 376, 379, 380, 381, 383, 410, 514, 551, 569,571,616. JACQUIER, général Paul : III, 43. JACQUINOT, Louis : I, 105, 173, 236, 478 ; II, 325, 427, 430, 432, 433, 513, 514,541. JACSON, William : I, 556. JARROT, André : I, 556. JEAN XXIII (Angelo RONCALLI) : II, 198, 199,200,201. JEANNENEY, Jean-Marcel : I, 175, 199, 206, 268, 476 ; III, 34, 55, 74, 75, 78, 79, 227, 234, 237-239, 241, 243-246, 248, 251, 252, 255, 258, 262, 269, 286, 403, 533, 546. JEANNENEY, Jules : I, 34 ;II, 598. JEAN-PAUL II (Karol WOJTYLA) : II, 204 ; III, 290, 296, 298. JEANSON, Francis : II, 141, 142. JEBB, Gladwyn : I, 372. JOBERT, Michel: II, 16, 590, 605 ; III, 338, 417, 418, 442, 444, 447, 457, 511,512,515,517,529. JOFFRE, Joseph : I, 102, 412, 413. JOHNSON, Daniel : III, 66, 288, 330, 332-335, 341, 346, 354-356, 358-360, 362-365, 367-373, 376, 379, 608. JOHNSON, Lyndon B. : II, 41, 42, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 61, 64, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 82, 86, 490, 495, 499, 502,503 ; III, 189, 261, 280, 281, 299, 300, 449. JOLIOT-CURIE, Frédéric: III, 101, 111, 123, 159. JOUHAUD, général Edmond :I, 113, 127, 169, 170, 171, 172 ; II, 129 ; III, 49. JOXE, Louis : I, 79-82, 105, 112, 115, 121, 123, 125, 126, 131, 135, 138, 172, 174, 175, 191-194, 199, 201, 203, 231, 234, 246, 249, 250, 254, 262, 268, 397, 403, 404, 426, 463, 476,486,487,522 ; II, 34, 156, 161, 207, 209, 216, 238, 332, 410, 463, 486, 487, 496, 497, 521, 525, 571, 605, 606 ; III, 50, 70, 74, 76, 84, 226, 233, 234, 236, 245, 269, 304, 326, 332-334, 405, 457-459, 462, 467-470, 476, 479-481, 483, 484, 489, 492, 493-499, 501, 506-508, 512, 514, 519, 527, 529, 540, 547, 549, 570, 576, 585, 610, 617. JUILLET, Pierre : II, 16. JUIN, Alphonse : I, 322, 323. JUQUIN, Pierre : III, 456, 461, 473, 487. JURGENSEN, Jean-Daniel III, 331, 340. KASAVUBU, Joseph : :II, 424. KASPEREIT, Gabriel : III, 530. KASTLER, Alfred :III, 479, 487, 498, 520, 552. KEITA, Modibo : II, 456. KENNEDY, Jacky : II, 42. KENNEDY, John F. : I, 210, 227, 261, 290, 292, 308, 313, 332, 338, 339, 342, 346, 351, 357-359, 374, 377, 418, 501 ; II, 18, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 36, 38, 40, 41, 42, 43, 44, 46, 47, 48, 50, 61, 68, 222, 230, 235, 236, 237, 249, 250, 253, 263, 265, 266, 271, 308, 326, 369, 476, 477, 499, 507, 510, 522 ; III, 38, 209, 270, 315. KENNEDY, Robert, dit Bob : II, 44, 48. KHANH, général : voir Nguyen Khanh. KHIDER, Mohamed: I, 173, 394, 401, 403, 404 II, 437. KHROUCHTCHEV, Nikita : I, 41, 261, 306, 307, 315, 319, 346, 413, 528 II, 22, 23, 31, 51, 117, 207, 226, 233, 276, 312, 314, 388, 391, 422, 448, 546 ; III, 150, 151, 177, 209. KIESINGER, Kurt Georg : III, 193, 194, 261, 263. KIR, chanoine Félix : I, 41. KOSSYGUINE, Alexeï : II, 312, 313, 314, 315, 390, 391, 392 ;III,129, 150,153, 154, 167, 196, 198, 200-206, 278, 280-282. KREISKY, Bruno : II, 20. KRIEG, Pierre-Charles :III, 559, 568, 569. KRIEGEL, Annie :III, 431. KRIVINE, Alain :III, 26, 454, 455, 484. LA CHEVALERIE, Xavier de : III, 467, 487, 501, 571, 572. LA FOURNIÈRE, Martial de : III, 331. LA LOYÈRE, Arlette BEUVERAND de : II, 575. LA MALÈNE, Christian de : I, 95, 186. LA MONTAGNE, Gilles : III, 335. LA TOURNELLE, Guy LE ROY de : II, 199. LABOULAYE, François de : II, 389, 393. LABOURET, Vincent :I, 80, 81, 83. LAGHZAOUI, Mohammed :II, 451. LAMBERT, Pierre : III, 455. LAMICQ, Bernard : III, 492. LANIEL, Joseph : II, 546. LASRY, Claude : III, 53. LATTRE DE TASSIGNY, Jean-Marie de : I, 305, 341. LAUDRIN, abbé Hervé :I, 556. LAURENT, Pierre : III, 392, 452, 523, 541. LAURIN, Camille : III, 380. LAUTMAN, Jacques : III, 22. LAVAL, Pierre : I, 148 ; II, 52, 53, 107. LAZAREFF, Pierre : II, 591. LE BRUN, Pierre : I, 575. LEBRUN, Albert : I, 231. LECANUET, Jean : I, 582 ; II, 568, 584, 586, 595, 596, 603, 605, 606, 608, 611, 616, 618 III, 15, 148, 254, 560, 604. LECLERC (Philippe de HAUTECLOCQUE, dit) : I, 305,474,475 ; II, 87, 92. LECOIN, Louis : I, 329. LEDDY, John : II, 70. LEDUC, François : III, 321, 331, 372. LEFEBVRE, Henri : III, 430, 431. LEFORT, Bernard : II, 582. LEFRANC, Pierre : I, 16, 476, 493, 498, 501. LEGENDRE, Jean : I, 70. LÉGER, Alexis : II, 53, 183. LÉGER, Jules : III, 320, 321, 376, 378. LEJEUNE, Max : III, 560. LELONG, Pierre : I, 536. LEMAIRE, Maurice : I, 583. LEMNITZER, général : I, 290, 291, 374 ; II, 63. LÉNINE: II, 234, 391 ; III, 196, 292, 579. LENORMAND, Maurice-Henry :II, 427. LEPRETTE, Jacques : II, 575. LEROY, Gustave III, 44, 45. LESAGE, Jean: III, 303-305, 307, 310, 314, 315, 319, 321, 325, 330, 333, 342, 343, 369, 370. LEUSSE, Bruno de : I, 80, 83. LÉVÊQUE, Jean-Maxime : I, 477, 526, 536 ; II, 74, 336. LÉVESQUE, René : III, 305, 365, 370, 380. LÉVI-STRAUSS, Claude : III, 117. LÉVIS-MIREPOIX, Antoine duc de : II, 185. LICHNEROWICZ, André : III, 411, 492. LIPPMANN, Walter : I, 341, 418 ; II, 63, 477. LOICHOT, Marcel : III, 78. LOPEZ MATEOS, Adolfo : II, 506, 509, 514. LORENZI, Stellio : II, 181. LOUBET, Emile : II, 26. LÜBKE, Heinrich : III, 261. LUNS, Joseph : I, 61, 106, 107, 119, 159, 291, 335, 390 ; II, 294, 300. Lux, Guy : II, 243. LWOFF, André : III, 479. LYAUTEY, maréchal Louis : II, 158. M'BA, Léon : II, 458, 468, 471. MACARTHUR, général Douglas : II, 474. MACMILLAN, Harold : I, 41, 109, 117, 151, 261, 299-302, 304, 306, 314, 332-336,338,346-349,355,356,361, 363-366, 372 ; II, 17, 23, 222, 308, 379 ; III, 128. MCNAMARA, Robert : II, 36, 70 ; III, 59. MAGA, Hubert : II, 466, 467, 469. MAILLARD, Pierre : II, 156, 195 ; III, 18. MAILLOT, aspirant : II, 141. MALLEN, Pierre-Louis : III, 311. MAMERT, Jean : III, 615. MALRAUX, André : I, 10-12, 19, 23, 24, 42, 64, 79, 80, 81, 89, 92, 105, 106, 162, 229, 236, 268, 316, 329, 357, 358, 359, 361, 479, 487, 501, 502, 522, 523 ; II, 8, 9, 10, 11, 18, 92, 170, 183, 188, 244, 405, 487, 521, 540, 566, 593, 620 ; III, 8, 15, 16, 38, 39, 133, 207, 227, 244, 245, 268, 275, 276, 311, 313, 314, 316-318, 321, 371, 525, 538, 545. MANAC'H, Étienne : I, 81, 438. MANSHOLT, Sicco : II, 249, 288, 291, 297, 300 ; III, 182, 265. MARANGÉ, James : III, 403, 473, 494-496, 499, 500. MARCELLIN, Raymond : I, 192, 235 ; II, 353, 463, 487 ; III, 73, 228, 234, 244, 258, 269, 532, 536, 549, 570. MARCHAIS, Georges : III, 462, 464, 473. MARCILHACY, Pierre : II, 575, 584, 586, 602, 605. MARETTE, Jacques: I, 228, 237, 294, 395, 476, 519, 541 ;II, 318, 463, 551 ; III, 63-66, 70, 74, 84, 188, 249, 250. MARGERIE, Roland Jacquin de : II, 136. MARIN, Jean : I, 492. MARJOLIN, obert :I, 577 ; II, 288, 291 ; III, 262. MARKOVIC, Stephan : II, 454. MARQUE, Henri :I, 19. MARSHALL, George I, 515 ; III, 104, 105. MARTIN, Paul : III, 337, 354, 360. MARTY, Mgr : I, 156. MARX, Karl : II, 391 ; III, 623. MASSE, Marcel : III, 358-361, 363. MASSÉ, Pierre: I, 527, 566, 568-570, 573, 575, 579-581, 584, 589 ; II, 403 ; III, 162, 513, 552. MASSU, général Jacques : I, 433 ; II, 159, 160 ; III, 564, 576, 580-582, 585-590, 596. MATHEY, Raymond : III, 80, 232, 240. MAURIAC, Claude : I, 10-12. MAURIAC, François : I, 284, 435 ; II, 174, 175, 184, 186 ; III, 437, 479. MAURIAC, Jean : I, 19, 284 ; II, 585. MAURICE-BOKANOWSKI, Michel : I, 141, 149, 383, 384, 488, 502, 514, 518, 541-545, 547, 548, 550, 558, 561, 564, 569, 573, 575, 579, 580 ; II, 77, 154, 375, 376, 377, 410, 411, 412 ; III, 552. MAUROIS, André : II, 183, 307. MAURRAS, Charles : II, 467. MAXIMILIEN D'AUTRICHE, archiduc : II, 511. MAZIOL, Jacques : I, 240, 519, 527 ; II, 376, 463. MENDE, Erich : II, 234. MENDÈS FRANCE, Pierre : I,32, 49, 55, 146, 268, 453, 454; II, 114, 485 ; III, 112, 170, 229, 230, 285, 519, 544, 560, 579, 604. MERLE, Robert III, 431. MESSMER, Pierre : I, 105, 113, 135, 137, 164, 171, 191, 196, 208, 210, 268, 287,290,291,322-324,327-331,343, 358, 463 ; II, 112, 115, 116, 120, 121, 123, 125, 127, 159, 162, 196, 258, 426, 463, 466, 483, 485, 490, 511, 554 ; III, 45, 46, 59, 61, 84, 86, 122, 139-141, 146, 150, 164, 170, 174, 176, 177, 188, 190, 216, 225, 245, 249, 269, 309, 332, 499, 506, 527, 529, 548, 570, 576, 577, 591. MEUNIER Du HOUSSOYE, Robert : II, 194. MEYER, Jean : II, 240. MICHELET, Edmond : II, 185 ; III, 38, 50, 51, 234, 246, 247, 249, 252, 269, 344, 537. MIHAJLOVIC, colonel Draza : II, 209, 210. MILLERAND, Alexandre : II, 189. MINH, général Tran Van : II, 498. MIRIBEL, Élisabeth de : II, 184. MISSOFFE, François : I, 105, 131, 230, 236, 258, 263, 301, 403 ; II, 43, 139, 140, 338, 485, 514 ; III, 75, 227, 241, 244, 250, 252, 270, 317, 362, 422, 423, 428, 429,431,532,538,539,545. MISTLER, Jean : II, 185. MITTERRAND, François : I, 48, 492 ; II, 15,41,53,88,106,107,158,170, 303, 531, 564, 579, 580, 581, 582, 584, 586, 590, 597, 599, 601, 602, 605, 606, 608, 614, 616, 618, 619 ; III, 14, 15, 26, 43, 86, 90, 92, 140, 148, 230, 380, 518, 519, 544, 559, 560, 573, 579, 586, 596, 604. MOCH, Jules : I, 559 ; III, 84, 532. MOHAMMED V : II, 451. MOLLET, Guy : I, 81, 266, 295, 390, 428, 444, 505 ; II, 18, 66, 106, 107, 114, 150, 167, 252, 290, 427, 527 ; III, 88, 112, 187, 230, 235, 275, 276, 279, 423. MONNET, Jean :I, 67, 68, 309, 362, 366, 390,541 ; II, 119, 214, 217, 218, 263 ; III, 148, 191. MONNERVILLE, Gaston : I, 218, 233, 234, 236, 248, 331, 337, 453, 465, 479, 480, 481 ; II,106,107,149,558 ; III, 615. MONOD, Jacques : III, 413, 479, 552. MONROE, doctrine de : II, 22, 510. MONTALEMBERT, Geoffroy de : II, 66. MONTGOMERY OF ALAMEIN, maréchal Bernard Law :II, 86. MORAND, Paul : I,148 ; II, 184, 185. MORAS, Max : II, 243. MORAZÉ, Charles : I, 583. MORET, Philippe : III, 410. MORIN, Claude : III, 358, 360. MORIN, Jacques-Yvan : III, 370. MORO, Aldo : II, 108. MOSTEFAÏ: I, 172, 199, 394. MOTCHANE, Didier : III, 496. MOULIN, Arthur : I, 556. MOULIN, Jean : I,143,144 ; II, 109, 566 ; III, 227, 369. MOUNBATTEN OF BURMA, Lord Louis : II, 496. MOUROUSI, Yves : III, 462, 472, 473. MOUSSA, Pierre : I, 31. MUSSOLINI, Benito : III, 209. N'DIALO, capitaine II, 466, 469. N'DYOYE, Valdiodio :11, 460. N'KRUMAH, Kwame: II, 464. NARBONNE, Jacques: III, 384, 396, 464, 465. NASSER, Gamal Abdel : I, 371, 405, 406 ; II, 436, 437, 449, 453 ; III, 275, 276, 308, 310. NÉGUS : voir HAILÉ SÉLASSIÉ. NEHRU, Jawäharläl : I, 315, 318, 319 ; II, 473, 482, 496. NEMO, général: II, 127, 128. NENNI, Pietro: II, 108. NEUWIRTH, Lucien: I, 186 ; II, 600 ; III, 27, 243, 244, 245, 247, 248. NGO DINH DIEM : II, 474, 475, 477, 480, 481,495. NGO DINH NHU : II, 480. NGUYEN KHANH, général: II, 495, 498. NHU : voir Ngo Dinh Nhu. NIVEAU, Maurice: III, 411. NIXON, Richard: II, 47, 51, 83; III, 285. NOËL, Léon: I, 35, 265 ; II, 172, 579 ; III, 162. NOGUÈS, général Charles: I, 147, 374, 411. NORA, Simon : III, 52, 76. NORODOM SIHANOUK, prince: II, 482, 483; III, 218. NORSTADT, général Lauris : II, 63, 268. NUNGESSER, Roland : III, 226, 246, 257. O'CONNELL, Daniel: II, 212. OFFROY, Raymond II, 506. OLMER, Philippe: III, 411, 452, 463, 499. OLYMPIO, Sylvanus: II, 460, 461, 462, 464, 470. ORENGO, Charles: II, 576. ORMESSON, Wladimir d' : II, 175, 199 ; III, 437. ORTOLI, François-Xavier: II, 16, 590, 605 ; III, 52, 137, 246, 258, 270, 539, 570. OSWALD, Lee Harvey: II, 44. OUFKIR, général Mohammed: II, 451-453 ; III, 43, 46, 47. PAINLEVÉ, Paul: I, 230. PALEWSKI, Gaston : :1, 105, 151, 158, 164, 167, 168, 226, 232, 343, 370, 401, 408; II, 12, 25, 103, 120, 124, 545, 593 ; III, 19, 104, 108, 127, 208. PAMS, Jules: II, 92. PQUES, Georges: II, 98. PARIS, Henri d'Orléans, comte de: I, 188-190; II, 532, 533, 534, 535, 536, 537, 538. PARIZEAU, Jacques : III, 370. PARODI, Alexandre : I, 487 ; II, 584. PASTEUR VALLERY-RADOT, Louis: II, 184. PAUL VI (Giovanni Battista MONTINI): II, 201, 203, 425 ; III, 296. PAYE, Lucien: II, 459; III, 405. PEARSON, Lester: III, 312, 319, 320, 330, 346, 373, 378. PECHKOFF, Zinovi : II,491. PÉGUY, Charles: II, 187, 188, 189; III, 21, 22. PELLETIER, Pierre: III, 389, 453, 457, 465, 484, 499. PÉROL, Gilbert: I, 46, 182, 599 ; II, 610, 611 ; III, 18,331,618. PERRIN, Francis: III, 109, 117, 123, 150. PERRIN, Jacques: III, 465. PERRIN, Jean: III, 109. PÉTAIN, maréchal Philippe: I, 43, 142, 146, 147, 231, 362, 388, 437, 463 ; II, 52, 53, 107, 153, 534 ; III, 24, 209, 348, 560. PEYREFITTE, Christel: III, 283. PFLIMLIN, Pierre: I, 32, 61, 97, 105, 108, 110,128-130, 132-134, 185, 299, 430, 444 ; II, 150, 167,527 ; III, 88. PHILIP, André :I, 34, 147. PHILIPPON, vice-amiral Jean: III, 340. PICARD (SAUNIER-SEÏTÉ), Alice : III, 411. PIE XII (Eugenio PACELLI) : II, 201 PILSUDSKI, Josef III, 291, 292. PINAY, Antoine :I, 75, 233 ; II, 577, 578, 581 III, 88, 560. PISANI, Edgard: I, 110, 121, 123, 124, 131, 157,171, 227, 240, 242, 245, 324, 404, 407, 419, 441, 486, 517, 543, 562, 583 ; II, 30, 32, 37, 156, 158, 166, 192, 202, 216, 219, 248, 250, 251, 258, 265, 266, 272, 288, 289, 322, 323, 342, 345, 349, 353, 354, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 362, 363, 364, 365, 366, 367, 369, 370, 371, 372, 373, 435, 463, 464, 540, 585, 591 III, 18,32,33,59,60,69,70, 73, 83, 162, 163, 227, 233-235. PLEVEN, René : I, 32, 49, 68, 70, 146, 390. POHER, Alain: I, 48 II, 15 ;III,375,615, 616. POINCARÉ, Raymond :I, 179, 231, 519. POITOU, Georges: III, 510. POMPIDOU, Georges: passim. PONTE, Maurice : II, 398, 399. Pottoï, Alfred: II, 121. POUJADE, Pierre: I, 235, 260 ; II, 577. POUJADE, Robert: I, 44 ; III, 69, 559, 560. POUTHIER, Pierre : III, 498. PRELOT, recteur: II, 531. PRITCHARD, George : II, 123. PROFUMO (Affaire John) : II, 96, 98. PROUVOST, Jean: II, 194. PUCHEU, Pierre: II, 158, 186 ; III, 51. PUGET, général André : I, 322. RACINE, Pierre: II, 376. RAMADIER, Paul : I, 99, 475, 496, 497 ; III, 101. RAPHAËL-LEYGUES, Jacques: II, 617 ; III, 308. REINERS, Mme: II, 238, 240, 241, 242, 243, 244. RÉMOND, René: III, 431, 463. REY, Henri: III, 529. REYNAUD, Paul: I, 40, 49, 390, 412; II, 53. REYNAUD, Roger: III, 262. RIBEYRE, René: I, 487, 566. RICHARD, Léon: III, 361. RICHARD, Robert: III, 219. RICŒUR, Paul : III, 431. ROBERT, Jacques: III, 109, 110, 115, 171. ROCARD, Michel: III, 495. ROCHE, Jean : III, 434, 436, 452, 457, 463, 465, 489, 494, 496, 500-503, 510, 610. ROCHEREAU, Henri III, 262. ROCKEFELLER, Nelson: II, 47. ROMAINS, Jules: II, 183. ROOSEVELT, Franklin D. : I, 41, 281, 299, 370 ; II, 26, 30, 52, 53, 54, 62, 84, 261, 300, 424, 609 ; III, 261. ROSSILLON, Philippe III, 321, 331, 349, 350, 368, 373. ROUDNIEV : II, 545. RUDI LE ROUGE: voir DUTSCHKE, Rudi. RUEFF, Jacques: I, 526, 535, 536, 560 ; II, 74, 75, 81. RUSK, Dean: I, 424 ; II, 36, 484. SABLIER, Édouard: II, 170, 171. SADOUN, Roland: III, 12. SAINT-JOHN PERSE: voir LÉGER (Alexis). SAINT-LÉGIER, René de: III, 18, 312, 331,332,341,345,368,372. SAINTENY, Jean : II, 84, 86, 87, 88, 447, 486. SALAN, général Raoul: I, 32, 121, 126, 127, 169, 170, 171, 172, 185, 187, 322, 463, 494, 585 ; III, 49, 501. SALIÈGE, Mgr Jules : III, 283. SANGUINETTI, Alexandre: I, 208, 209, 556 ; III, 61, 70, 84, 99, 225, 226. SARAGAT, Giuseppe :II, 108. SARDA, Me François: III, 428, 494-496. SARTRE, Jean-Paul : III, 21. SAUNIER-SEÏTÉ, Alice : voir PICARD, Alice. SAUVAGEOT, Jacques: III, 454, 484, 485, 487, 491, 495, 499, 500, 501, 523. SAVOIE, Adélard: III, 361. SCHEEL, Walter: II, 258. SCHOENBRUNN, David: II, 45. SCHRÖDER, Gerhard: I, 161, 163, 349, 390 II, 237, 249, 258, 264, 275, 287, 294, 296, 300, 304, 309 ; III, 193. SCHUMAN, Robert: I,49,153. SCHUMANN, Maurice: I, 96, 97, 107, 129, 130, 133, 134, 392, 479 ; II, 99, 191, 301 ; III, 172, 234, 246, 262, 269, 351, 535, 536. SCHWARTZ, Laurent: III, 161, 413, 456, 461, 487, 552. SCHWEITZER, docteur Albert: II, 457. SÉGUY, Georges: III, 491, 544, 545, 551, 586, 596. SENGHOR, Léopold Sédar: II, 458, 459, 460, 462, 467 ; III, 308, 349, 373. SERGENT, capitaine Pierre: II, 138. SERVAN-SCHREIBER, Jean-Jacques : III,223. SEYDOUX DE CLAUSONNE, Roger: II,421, 422,461. SHASTRI, Lal Bagaddir: II, 496. SIHANOUK: voir NORODOM SIHANOUK. SOUSTELLE, Jacques: I,44,52,186,473 ; II, 138, 170; III, 16. SPAAK, Paul-Henri: I, 61, 106, 107, 110, 119, 157, 159, 291, 335, 375, 378, 390, 430 ; II, 58, 119, 214, 262, 270, 294, 301 ; III, 209. STALINE : II, 62, 73, 114, 211, 223, 261, 314, 315, 391, 424, 477, 502, 534 ;III, 21, 28, 207, 305, 449. STANFIELD, Robert: III, 346. STRAUSS, Franz-Josef: I, 161, 163, 345, 346 ; II, 114, 263 ; III, 64, 66. SUDREAU, Pierre : I, 123, 126, 137, 192, 203, 205, 229, 232, 236, 237 ; II, 463 ; III, 32, 33, 405, 482, 519. SULZBERGER, Cyrus: II, 63. SUSINI, Jean-Jacques : I, 172, 199, 433. TABARLY, Éric: II, 162, 395 ; III, 419. TEITGEN, Pierre-Henri : II, 170. TERRENOIRE, Louis: I, 60, 95, 266. TERRY, Belaunde II, 509. THANT, Sithu U: II, 421, 423, 424; III, 276, 299. THATCHER, Margaret : II, 311. THIBAU, Jacques: II, 393. THOMSON, George: III, 276. THOREZ, Maurice: I, 143, 235, 295, 346, 588. TISSERANT, cardinal Eugène: II, 200. TITO, maréchal (Josip Broz, dit) : II, 209, 210,211. TIXIER-VIGNANCOUR, Jean-Louis: II,106,543,547,575,577,584,586, 602, 605, 608 ; III, 229. TOCQUEVILLE, Alexis de : III, 82, 593. TOMASINI, René: I, 556. TOURAINE, Alain: III, 411, 430, 446, 496, 497, 502. TOURÉ, Sékou : II, 456, 464. TOUTÉE, Jean: III, 72, 73. TRIBOULET, Raymond : I, 39, 40, 125, 195, 227, 238, 239, 240, 263, 329, 403, 405, 412, 476, 541, 551, 561, 562, 564-566, 580 ; II, 86, 121, 216, 230, 258, 335, 347, 357, 436, 460, 462, 463, 466, 467. TRICOT, Bernard: I, 16, 46, 79, 328; III, 18, 297, 339, 401, 413, 444, 445, 498, 499, 506, 508, 527, 543, 553, 554, 562, 572, 587. TREMBLAY, Jean-Noël : III, 360. TRUDEAU, Pierre Elliott: III, 370, 373, 378, 379. TRUMAN, Harry : 7,165 ; II, 21, 114, 474. TSCHOMBÉ, Moïse: II, 459. TSIRANANA, Philibert: II, 463. ULBRICHT, Walter : II, 32, 276. VALABRÈGUE, André : II, 526. VALLON, Louis: I, 247, 442, 575 ; II, 403 ; III, 78,80,232,240,406,615. VAN DER MEERSCH, Eugène: I, 469. VANIER, général Georges: III, 332, 334. VANIER, Pauline: III, 334, 348. VEDEL, Georges: III, 552. VEIL, Simone: II, 521. VENDROUX, Jacques: II, 15 ; III, 544, 618. VERMOT-GAUCHY : III, 411. VIARD, Jean: III, 171. VIENOT, André: I, 370, 509, 511. VILLIERS, Georges: III, 57. VINOGRADOV, Sergeï: I, 376, 379; II, 226, 312, 384, 388, 390, 500, 545, 546, 560 III, 153. WALDECK-ROCHET (Waldeck ROCHET, dit) : III, 544, 586. WALTER, François: III,393. WEYGAND, général Maxime: I, 412, 413, 437; II, 129, 511 ; III, 291. WILSON, Harold: II, 57, 62, 86, 279, 309, 311, 379 ; III, 132,261,266,268. WOJTYLA, Karol : voir JEAN-PAUL II. WORMSER, Olivier: I, 433 ; II, 449. WYSZYNSKI, cardinal Stefan : III, 290, 293, 294, 298. YOULOU, abbé Fulbert: II, 465, 469, 470, 471. ZAMANSKY, Marc: III, 413, 415, 416, 492, 510. ZORINE, Valerian: II, 315 ; III, 153. 1 Cet index couvre les trois tomes de C'était de Gaulle (désignés en chiffres romains I, II, III). Dans les pages signalées en gras, le lecteur trouvera les indications biographiques nécessaires à la compréhension. CHRONOLOGIE 18 juin 1940-1944, la France libre. 8 mai 1945, capitulation allemande. 20 janvier 1946, de Gaulle démissionne de la présidence du Gouvernement provisoire. 16 juin 1946, à Bayeux, de Gaulle expose ses idées constitutionnelles. 7 avril 1947, de Gaulle lance le Rassemblement du peuple français (RPF). 13 mai 1958, insurrection d'Alger. 1er juin 1958, de Gaulle est investi par l'Assemblée comme président du Conseil. 8 janvier 1959, de Gaulle Président de la Ve République. 21 avril 1961, putsch des généraux. 19 mars 1962, fin de la guerre d'Algérie. 14 avril 1962, Georges Pompidou est nommé Premier ministre, succédant à Michel Debré. 28 octobre 1962, référendum sur l'élection du Président au suffrage universel. 18-25 novembre 1962, élections législatives. 22 janvier 1963, de Gaulle et Adenauer signent le traité franco-allemand. 16 octobre 1963, Erhard succède à Adenauer comme Chancelier fédéral. 22 novembre 1963, assassinat de Kennedy; Lyndon Johnson lui succède. 27 janvier 1964, la France reconnaît la Chine populaire. 5 août 1964, premiers bombardements américains au Nord-Vietnam. Septembre-octobre 1964, voyage de De Gaulle en Amérique latine. 15 octobre 1964, URSS: Brejnev et Kossyguine évincent Khrouchtchev. 12 novembre 1964, de Gaulle reçoit Lesage, Premier ministre du Québec. Mars 1965, signature d'une « entente » franco-québécoise sur l'enseignement. 1er juillet 1965, Marché commun: en désaccord sur le fonctionnement du Marché commun, la France cesse de participer aux réunions des Six (la « chaise vide»). 5-19 décembre 1965, de Gaulle est élu Président au second tour. 8 janvier 1966, commencement du second septennat, nouveau gouvernement Pompidou; Giscard quitte le gouvernement et Michel Debré le remplace aux Finances. Alain Peyrefitte ministre de la Recherche scientifique. 30 janvier 1966, le « compromis de Luxembourg » met fin à la crise de la « chaise vide». 7 mars 1966, la France quitte l'OTAN. 20 juin-1er juillet 1966, voyage de De Gaulle en URSS. Signature d'un accord de coopération scientifique, technique et économique, et d'un accord de coopération sur l'exploration de l'espace. Création d'une commission permanente franco-soviétique. 22 juin 1966, décret réorganisant les études dans les facultés des lettres et des sciences (réforme Fouchet). 25 août-12 septembre 1966, voyage en Côte française des Somalis, Éthiopie, Cambodge (discours de Phnom Penh sur la guerre du Vietnam le 30 août), Nouvelle-Calédonie, Nouvelles Hébrides, Polynésie française (le 5 septembre 1966, de Gaulle assiste à une explosion nucléaire à Mururoa), Guadeloupe. 8 novembre 1966, chute du gouvernement Erhard, remplacé par un gouvernement de coalition (Kiesinger chancelier, Brandt ministre des Affaires étrangères). 1er-9 décembre 1966, visite de Kossyguine en France. 21 décembre 1966, traité franco-allemand sur le maintien des forces françaises en Allemagne. 10 janvier 1967, Giscard prend des distances (le « oui mais »). 5 et 12 mars 1967, élections législatives; la majorité est réduite à 244 sièges sur 487. 29 mars 1967, lancement à Cherbourg du premier sous-marin atomique, le Redoutable. 6 avril 1967, Georges Pompidou renommé Premier ministre. Alain Peyrefitte ministre de l'Éducation nationale. 19 avril 1967, mort d'Adenauer; le Général assiste à ses obsèques. 6 mai 1967, le gouvernement demande à l'Assemblée une délégation de pouvoirs spéciaux, permettant de légiférer par ordonnances en matière économique et sociale. 10 mai 1967, la Grande-Bretagne demande à nouveau à entrer dans le Marché commun. 18-21 mai 1967, le Premier ministre du Québec, Daniel Johnson, en visite officielle à Paris. 22 mai 1967, le Président Nasser décide le blocus du golfe d'Akaba. 2 juin 1967, de Gaulle condamne par avance tout pays recourant à la force dans la crise israélo-arabe. 5 juin 1967, fin du procès de l'affaire Ben Barka: Oufkir condamné par contumace à la réclusion à perpétuité. 5-10 juin 1967, guerre des Six Jours. 21 juin 1967, déclaration en Conseil des ministres condamnant l'attaque israélienne. 30 juin 1967, adoption du projet de loi foncière. 1er juillet 1967, le Parlement vote le projet de loi sur la « pilule ». 15-26 juillet 1967, voyage à Saint-Pierre-et-Miquelon et au Québec. 18 août 1967, ordonnance sur la participation des salariés aux fruits des entreprises. 22 août 1967, ordonnance sur la réforme de la Sécurité sociale. 6-12 septembre 1967, voyage du Général en Pologne. Alain Peyrefitte l'accompagne du 6 au 10, avant d'effectuer une mission au Québec, du 10 au 15 (signature d'un accord franco-québécois de coopération). 6 novembre 1967, de Gaulle inspecte les installations nucléaires de Pierrelatte et de Cadarache. 18 novembre 1967, dévaluation de la livre sterling. 19 décembre 1967, les Six constatent que la Grande-Bretagne ne remplit pas les conditions d'une adhésion à la Communauté. 27 janvier 1968, de Gaulle développe le concept de la stratégie «tous azimuts » devant les officiers des écoles militaires supérieures. Février-mars 1968, incidents dans les résidences universitaires. 3 février 1968, à Libreville (Gabon), participation du Québec à la conférence des ministres de l'Éducation francophone, malgré les protestations d'Ottawa. 13 mars 1968, début de la crise de l'or. 22 mars 1968, occupation de la tour administrative de Nanterre par les enragés et naissance du « Mouvement du 22 mars ». 4 avril 1968, Conseil restreint sur la sélection à l'entrée des facultés. 24 avril 1968, examen par le Conseil des ministres des textes sur la sélection. 2-11 mai 1968, Pompidou en voyage officiel en Iran et en Afghanistan ; Louis Joxe assure l'intérim. 2 mai 1968, à la suite d'incidents graves et répétés, suspension des cours à la faculté des lettres de Nanterre. 3 mai 1968, requise par le recteur, la police expulse les militants gauchistes réunis dans la cour de la Sorbonne; émeutes au Quartier latin. 4 mai 1968, fermeture de la Sorbonne. 10 mai 1968, « nuit des barricades ». 11 mai 1968, Pompidou, retour d'Afghanistan, décide la réouverture de la Sorbonne, sans conditions. Démission d'Alain Peyrefitte, refusée. 13 mai 1968, grande manifestation syndicale; occupation de la Sorbonne. Ouverture à Paris des négociations entre Américains et Nord-Vietnamiens. 14-18 mai 1968, voyage de De Gaulle en Roumanie. 15 mai 1968 et jours suivants, extension de la grève générale, occupations d'usines. 15 mai 1968, occupation de l'Odéon. 24 mai 1968, discours du Général annonçant un référendum sur la participation ; émeutes à Paris. 25-26 mai 1968, négociations de Grenelle (gouvernement, patronat, syndicats). 27 mai 1968, les grévistes de Renault refusent les accords de Grenelle; les grèves continuent. 28 mai 1968, Mitterrand annonce qu'il est prêt à remplacer le général de Gaulle. Démission acceptée d'Alain Peyrefitte. 29 mai 1968, le Général décommande le Conseil des ministres, se rend secrètement à Baden et rentre à Colombey. 30 mai 1968, le Général parle à la radio: dissolution de l'Assemblée, élections législatives, report du référendum, appel à l'action civique. Grande manifestation de soutien à de Gaulle sur les Champs-Elysées. 4-6 juin 1968, reprise du travail dans les services publics. 11 juin 1968, dernière grande nuit d'émeutes à Paris. 16 juin 1968, la Sorbonne est évacuée par la police. 23 et 30 juin 1968, élections législatives: la formation gaulliste (UDR) obtient à elle seule la majorité absolue des sièges. 10 juillet 1968, Couve de Murville remplace Pompidou à la tête du gouvernement. 24 août 1968, explosion à Fangataufa de la première bombe H. 11 octobre 1968, l'Assemblée nationale adopte à l'unanimité la loi Faure sur la réforme de l'Université. 23 novembre 1968, le Général refuse la dévaluation du franc, attaqué depuis plusieurs semaines par la spéculation. 2 février 1969, le Général expose à Quimper son projet de référendum sur la réforme des régions et du Sénat. 27 avril 1969, le non l'emporte au référendum, par 52,4 % des voix. 28 avril 1969, le Général fait savoir qu'il «cesse d'exercer ses fonctions à partir de midi ». 10 mai-19 juin 1969, séjour en Irlande. 3-27 juin 1970, séjour en Espagne et rencontre avec le général Franco. 9 novembre 1970, mort du général de Gaulle, dans sa maison de Colombey. 12 novembre 1970, obsèques à Colombey ; dans le même temps, une messe solennelle est célébrée à Notre-Dame devant le Président de la République, le gouvernement et plus de quatre-vingts chefs d'État. REMERCIEMENTS Je tiens à exprimer ma très vive reconnaissance: - aux déposants des Archives nationales qui m'ont permis d'effectuer les vérifications d'archives souhaitées, avec le concours de Rozenn Le Corre. - à Madame Paule René-Bazin, conservateur général aux Archives nationales, section du XXe siècle, et à Mademoiselle Monique Constant, conservateur en chef aux Archives du ministère des Affaires étrangères, division historique, ainsi qu'à leurs équipes respectives, qui se sont prêtées à ces investigations multiples; - à Isabelle Gobron, qui a rassemblé l'ensemble de ma documentation et l'a contrôlée avec Marialys Bertault et Michelle Levieil ; - à Natalie Brochado et Françoise Auger qui ont assumé avec patience et bonne humeur les tâches de secrétariat et de dactylographie; - à Arlette de La Loyère qui m'a aidé à conduire cette entreprise à son terme; - à ceux de mes amis et proches, lecteurs attentifs, qui m'ont fait bénéficier de leurs critiques et de leurs conseils. Que tous trouvent ici l'assurance de ma gratitude. Ce livre, cependant, n'engage évidemment que son auteur.